3 minute read

Sans faire de vagues

Sans faire de Vagues GAËTAN GROMER DQE SOFTWARE Place du Marché-aux-poissons

Sans faire de Vagues, sculpture numérique monumentale, est emblématique du travail de Gaëtan Gromer, artiste sonore strasbourgeois. Évoquant l’impact des activités humaines sur l’environnement, elle témoigne d’une autre obsession : la data et la fabrique

Advertisement

de l’information. Par Déborah Liss Photo Christoph de Barry

Faire sonner la donnée

Pour L’Industrie Magnifique, Gaëtan Gromer expose trois sculptures de requins de 3 à 4 mètres chacune. Des requins que l’on risque de ne pas reconnaître tout de suite : le grand public les imagine plutôt gris, ici, ils sont blancs. Et surtout, ils n’ont plus d’ailerons. Après le choc visuel vient le son : trois bips par seconde. Chaque son représente la pêche d’un requin dans le monde. « Tous les ans, c’est environ 76 millions de requins qu’on tue pour leur aileron, et qu’on relâche, souligne Gaëtan Gromer. Surtout à cause d’une vieille croyance selon laquelle ils confèrent une toute-puissance. C’est un pur marché de spéculation. » Un bien étrange marché aux poissons donc, pour reprendre le nom de la place où l’œuvre sera exposée. Car rien n’est laissé au hasard chez le jeune quadra, qui n’en est pas à son coup d’essai pour figer le spectateur sur place : le concept de son œuvre Scintillements était de faire entendre les craquements de glaciers alpins et islandais et d’émettre 14 flashs par seconde, soit le rythme auquel fond un volume de glace, identique à celui de la pièce où se trouve le spectateur. Avec Loretta, en 2018, l’espace où se circonscrit l’œuvre est en fait le temps : les millions d’impacts sonores de l’installation correspondent exactement aux millions de morts de la Première Guerre mondiale, et durent, à la seconde près, le temps de l’exposition. C’est à partir des années 2010 que celui qui était principalement compositeur de musique électronique cherche à donner corps à des chiffres qui dépassent l’entendement, qu’on ne peut pas comprendre en tant que tels : « Par exemple, 400 000 morts dans tel ou tel conflit, ça représente quoi ? » Pour chaque projet, Gaëtan se plonge dans les données pour interpeller sur « l’impact social et environnemental de nos pratiques ». « Le son est le meilleur outil pour somatiser la donnée », estime-t-il. Selon lui, l’art peut toucher là où échouent les canaux d’informations habituels : « Cela peut avoir un impact plus fort qu’un chiffre perdu dans un fil Facebook. » C’est parce que les dirigeants de DQE Software (éditeur de solutions logicielles d’optimisation de la qualité des données clients) ont été intrigués par son utilisation de la data que leur collaboration est née. Alors que l’entreprise vise à apporter l’information aux bonnes personnes et au bon moment, le travail de Gaëtan Gromer interroge aussi dans quelle mesure la technologie peut rendre service à l’humanité : « Le problème du big data, c’est qu’il sert à vendre des choses, essentiellement. S’il était utilisé pour gérer les surplus alimentaires, il n’y aurait plus de faim dans le monde. » Finalement, sa réflexion porte sur le comportement humain : « Que l’outil soit un téléphone portable ou un harpon, ça m’intéresse. » Lui-même imprime l’information chez l’autre, mais « (s)on travail s’arrête là ». « Je n’ai pas l’ambition d’expliquer aux gens ce qu’ils doivent faire. J’ai un chiffre, j’en fais une œuvre d’art et le public en fait ce qu’il veut. » Après L’Industrie Magnifique, il projette d’interpeller sur la déforestation en pointant la vitesse à laquelle l’équivalent du parc où se trouvera la sculpture disparaît de la surface de la Terre.

Un absurde marché aux poissons

« J’ai voulu parler des ailerons de requins parce que je trouve cela tellement absurde d’aller jusqu’à l’extinction de sa propre espèce pour faire prospérer un marché », explique l’artiste. Les requins sont principalement pêchés pour les soi-disant vertus de leurs ailerons, qui finiront en bouillon, très chère payée : une centaine d’euros pour une banale soupe – les ailerons sont filandreux et n’ont aucun goût. Ce qui démontre encore plus le non-sens de cette pêche dont l’impact est terrible : par pure superstition encore, ce sont les plus grands requins qui sont recherchés. Quand ces super-prédateurs meurent, leurs proies prospèrent, et mangent tout le phytoplancton. « Et ce plancton, souligne Gaëtan Gromer, il produit 90 % de l’oxygène que nous respirons. »

This article is from: