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La Mission Photographique Grand Est

MISSION PHOTOGRAPHIQUE GRAND EST De la Place de la République au parvis de la Région Grand Est

LIONEL BAYO BERTRAND STOFLETH OLIVIA GAY BEATRIX VON CONTA ERIC TABUCHI

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Lionel Bayo Thémines Canopée, Strasbourg Mission Photo – Grand Est Difficile de dresser un portrait, forcément kaléidoscopique, de la Région Grand Est qui a cependant mandaté cinq photographes pour livrer des instantanés décrivant un territoire, témoignant de ses transformations urbanistiques et mutations sociales. Focus sur le projet Grand Est – Une Mission photographique. Par Emmanuel Dosda

La carte et le territoire

Il y a plus de 35 ans, la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) sollicite Raymond Depardon, Robert Doisneau et Lewis Baltz pour parcourir l’Hexagone, de 1984 à 1989, appareil photo sous le bras, afin de « représenter le paysage français des années 1980 ». La maitresse de conférence et historienne de la photographie Raphaële Bertho (par ailleurs membre du jury de Grand Est – Une Mission photographique) résume ainsi le projet consistant à « rendre intelligible une expérience sensible tout en renouvelant la perception du territoire ». Sur ce modèle, la commande de la Région Grand Est, pilotée par La Chambre de Strasbourg avec le CRI des Lumières à Lunéville, a pour but de tenter de définir ce qui compose cette zone “fusionnée”, entité regroupant depuis 2016 l’Alsace, la Lorraine et Champagne-Ardennes.

5,6 millions d’habitants. 57 000 km2 . 10 départements. 5 121 communes. Des frontières avec l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse. D’importantes diversités de paysages, de populations, d’architectures et d’urbanismes.Ce qui a motivé cette carte blanche laissée à des photographes pour livrer, sans enjoliver, le “portrait robot” d’un territoire aux 1000 visages ? Président de la commission Culture de la Région Grand Est, Pascal Mangin évoque cinq regards posés à un « moment zéro » et insiste sur l’importance, pour une collectivité, de s’investir dans la commande publique auprès de créateurs : « Je ne parlerais pas de portrait de la région, mais plutôt d’un ensemble d’évocations, de ressentis, qu’ils soient analytiques, répondant à des thématiques précises ou résultant d’approches très sensibles et humaines. » Un appel à projets est lancé début 2019 : 840 réponses sont envoyées. Dix, puis cinq photographes ont été sélectionnés par le jury et invités à sillonner la région de septembre 2019 à décembre 2020. Chacun avec son regard. Lionel Bayol-Thémines a poussé la porte (pourtant fermée à double tour) du laboratoire d’images de surveillance et d’analyse SERTIT à Illkirch-Graffenstaden. Assis parmi les chercheurs dans la salle de contrôle, il prend des photographies aériennes, les trafique parfois, les confronte pour cartographier la région à l’ère de Google Earth et des drones. En résulte la série After Nadar, mettant en exergue – grâce à des mises en perspective avant / après 1950 – ces villes gloutonnes qui grignotent de plus en plus la nature, l’inexorable expansion démographique et économique. Olivia Gay, avec son « corpus socio-iconique » nommé Origines, s’est concentrée sur l’histoire des gens en lien avec leur environnement. Elle prend les chemins de traverse et enchaîne les rencontres, loin des mégalopoles, demandant aux personnes croisées de poser sur leur lieu de prédilection ou simplement de travail et ainsi de se raconter : Hélène, en route vers un marché mulhousien à 5 h 30 ou des chasseurs aux canards au bord de l’étang du Chardonnay à Rouilly-Sacey. Parfois, elle accompagne ses images de textes. Son portrait d’Hervé Drière, maire de Nogent-sur-Aube et agriculteur à la retraite pris dans la salle communale, prend une autre dimension avec ces mots : « Il démissionne, trop de pression de la part des habitants, pas assez de considération de la part des politiques. “La CDC et la centralisation nous a tué. On n’existe plus, on est devenus des pions qu’on déplace.”Le soir, en plein discours, il ne retient pas ses larmes. »

De gauche à droite et de haut en bas :

Bertrand Stofleth – Staffelfelden, Haut-Rhin Olivia Gay – Soumy et Safa, Cité des Côteaux, Mulhouse Beatrix Von Conta – Lac Pierre Percée, Vosges Eric Tabuchi – Rimogne, Crête pré-ardenaise © Mission Photo – Grand Est Éric Tabuchi (lire entretien) poursuit son Atlas du territoire français en se focalisant sur les 45 régions naturelles du Grand Est (Outre-Forêt, Kochersberg, Saulnois…). Ce découpage lui permet de souligner bâtiments vernaculaires, bâtisses traditionnelles, constructions déterminées par la géologie du lieu et autres « incongruités architecturales » dont il raffole. Beatrix Von Conta nous invite quant à elle à regarder la région Dans le miroir des sources grâce à un ensemble d’images d’un « territoire veiné de bleu, avec un réseau aquatique, en surface et en souterrain, aux multiples connexions ». Elle questionne la place de l’or bleu, ses usages et son impact sur le paysage (stations thermales de Vittel ou Contrexéville, lacs artificiels…) via un corpus photographique pris durant une période de sécheresse, puis de confinement. Une étrange atmosphère se dégage de cette série aux allures de mise en garde. Enfin, Bertrand Stofleth a posé sa chambre au beau milieu de paysages, n’hésitant pas à monter sur le capot de sa voiture pour le bon cadrage, la parfaite composition, quasiment picturale. Des personnes habitent les champs de betteraves ou prairies d’élevage, témoins d’une activité agricole en pleine mutation aujourd’hui. Ses clichés remplis de vestiges d’une époque révolue désignent un monde en transition et montrent « comment la modernité se déplace, revenant parfois sur ses pas », selon Catherine Merckling, co-directrice de La Chambre qui, depuis le début, a suivi cet imposant travail de terrain en cinq chapitres. Ce « point de repère visuel », précise Pascal Mangin, avec une multitude d’intérêts « artistiques ou socio-économiques. Cette tension nous intéresse ! Les images mettent en relief l’artificialisation des sols, la présence de bâtisses abandonnées, comme les cinémas photographiés par Éric Tabuchi… Comment agir au niveau de l’aménagement du territoire, que faire de ces “traces”, des nombreuses friches ? Les différents regards composant cet inventaire émotionnel peuvent être utilisés comme un “outil” » permettant, pourquoi pas, de guider de futurs choix politiques tenant compte de cet état des lieux personnel et sensible.

Vous travaillez sur votre Atlas des Régions Naturelles (ARN) depuis plus de dix ans. La Mission Grand Est entre dans le cadre de cette initiative au long cours ?

Oui, je considère cette commande spécifique comme faisant partie de mon projet personnel plus vaste d’ARN qui comptera 450 régions naturelles en tout. Cet inventaire est répertorié sur un site internet dédié. Cette reconnaissance institutionnelle de la Région Grand Est a permis de me faciliter la tâche et d’accélérer le process. Avec Nelly Monnier, ma partenaire, nous avons appliqué le même protocole que pour les autres zones géographiques, à l’affût de typologies architecturales remarquables. Durant deux ans, nous avons fait une douzaine de voyages dans la région : nous roulions en voiture, parcourant le territoire, par zones délimitées – les régions naturelles – en se fiant au hasard des rencontres.

Pas de parcours prédéfinis, de buts fixés ?

Nos satisfactions premières viennent du plaisir de la surprise : c’est un carburant pour travailler sur un temps si long. Lorsque nous étions aux alentours de l’étrange monument commémoratif de la Première Guerre mondiale à Mondement-en-Champagne, celui-ci était d’abord masqué par les bosquets, puis cet immense monolithe rose nous est tout à coup apparu ! À Saint-Dizier, nous cherchions la grande tour Miko, mais c’est une petite synagogue placée de manière presque incongrue dans le paysage urbain qui s’est imposée. Dans la campagne alsacienne, à Dettwiller, nous avons photographié un atelier Adidas qui s’avère être le lieu où a été conçu l’iconique Stan Smith… Tout l’ARN résulte d’une heureuse conjoncture de hasards.

L’exhaustivité est-elle un objectif… impossible à atteindre ?

Bien sûr : ma démarche est scientifique, sociologique, géographique, mais surtout artistique. Depuis une vingtaine d’années, je photographie exclusivement la France, mon terrain d’exploration. Le paysage français est une succession de transitions douces, sans ruptures franches, avec des dégradés, comme pour les couleurs.

Quelles sont les spécificités du Grand Est ?

L’idée est d’essayer de définir une région patchwork qui rassemble des réalités

Nelly Monnier Éric Tabuchi Photo : Atlas des Régions Naturelles

différentes. Contrairement à la Bretagne ou la Normandie par exemple, il s’agit d’une mosaïque qui va du calcaire blanc champenois au grès rose vosgien. Il n’y a pas d’unité et notre vocation est plutôt de pointer les particularismes de cette région somme toute très modelée par l’annexion allemande, qu’il s’agisse des villes de Strasbourg ou de Metz. Les deux guerres ont profondément inscrit leurs marques dans l’urbanisme alsacien et lorrain.

Êtes-vous un collectionneur d’images ?

Les objets sont inquiétants car envahissants, alors je collecte des choses que je ne peux pas posséder, moins encombrants. Bien sûr, ma démarche demeure compulsive, voire pathologique…

Vos séries modifient la façon de percevoir notre environnement : stations services à l’abandon, silos à grains, vestiges industriels, barstabacs, enseignes publicitaires désuètes…

Tant mieux car je cherche à faire l’éloge de la diversité, à sortir des catégories du beau ou du moche. Selon moi, le Grand Est est beau de par son hétérogénéité, sa richesse architecturale, son histoire…

Le grand test

Pour la Région Grand Est, il était important de se focaliser sur les espaces éloignés des grandes villes, de s’approcher de personnes moins “visibles” que les habitants des cités. Dans le cadre de la restitution devant le siège du Conseil Régional durant le temps de L’Industrie Magnifique, cinq panneaux présentant chacun une image d’un photographe de la Mission créent un parcours allant de la Place de la République au Wacken. Sur le parvis du siège, cinq vélos-remorques équipés d’un dispositif vidéo montrent l’intégralité des images de chaque photographe. Designés par le studio V8, ces “véhicules de diffusion” devraient prochainement sillonner les routes de campagne pour aller à la rencontre des habitants. Un ouvrage regroupant ces cinq regards croisés sur la région, édité par la maison arlésienne Poursuite, rassemblera également des contributions écrites de Raphaëlle Bertho, de l’auteur Philippe Claudel et d’Étienne Hatt d’artpress.

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