5 minute read
Le Serpent 2021
Le Serpent, 2021 BERTRAND GADENNE ARTE Place Kléber
Un serpent démesuré, enfermé dans un container posé sur la place Kléber : mauvais tour joué par notre esprit, réalité d’une ville menacée par une attaque reptilienne ou tournage d’un film dont le “spectateur” serait le héros ? Suite à la commande de la chaîne Arte, Bertrand Gadenne livre une œuvre qui projète de l’indomptable beauté au centre de la cité.
Advertisement
Par Emmanuel Dosda Photo Christoph de Barry
Snake Eyes
Imposant renard aux aguets faisant les cent pas, hibou gigantissime tournant sa tête de gauche à droite comme pour épier le va-etvient des passants, rat disproportionné plaquant ses pattes sur les parois l’entourant afin de trouver une issue de secours, poisson rouge de la taille d’un requin ondulant inlassablement… D’où vient le bestiaire fantastique et monumental qui peuple les travaux plastiques de Bertrand Gadenne ? Ce disciple de Lewis Carroll s’intéresse depuis toujours aux éléments naturels, aux végétaux, minéraux et animaux, qu’il se met à filmer en vue d’utiliser leur image. « La faune interroge notre rapport au règne animal », nous lance tout simplement l’artiste né en 1951 pour lequel tout semble être une évidence. Épaulé par réalisateurs et équipes de cinéma, il capte les mouvements des bêtes en studio, sur fond uni noir dans le but de les recontextualiser en les projetant version XXL sur des façades en milieu urbain, en salles d’exposition ou dans les vitrines de boutiques. Bertrand Gadenne nous confie sa passion pour L’Homme qui rétrécit, génial film de SF qui a presque son âge mettant en scène la malheureuse victime d’un nuage radioactif devenant riquiqui et donc proie des insectes et félins : « J’aime cet inversement d’échelle et de rapport de domination. »
De la sauvagerie
Il choisit des bestioles de petite taille pour les agrandir et ainsi créer l’effet de surprise. Mais pas n’importe lesquelles : comme en amont de productions cinématographiques, il organise « des casting d’animaux » pour repérer leurs regards, attitudes et déplacements. Des critères très précis pour ensuite les transformer en stars poilues, plumées ou à écailles. Place Kléber, badauds et curieux deviennent figurants ou comédiens lorsqu’ils se trouvent face au container au fond duquel est projetée l’image en mouvement d’un reptile géant. Tapi dans son caisson, il se meut, menaçant de glisser hors de sa cage de tôle, de zigzaguer à travers les rues, de slalomer dans les ruelles, voire de cracher son venin au pied de Notre-Dame : on trouve d’ailleurs certains de ses congénères taillés sur sa façade. Le serpent est symbolique, figure biblique devenant élément central d’un plateau de cinéma imaginé par Gadenne qui considère que les immeubles aux alentours ou la Cathédrale, dont on voit poindre la flèche, font partie du décor. « C’est le début d’une narration », affirme l’artiste. La boîte métallique est la première phrase d’une « fable onirique » qu’on se raconte, « qu’on tisse et qui va circuler. On
navigue entre réalité et fiction. Je cherche à créer l’étonnement, quel que soit l’âge ou le bagage culturel des personnes qui vont découvrir mon travail au caractère surréaliste. J’aime aussi l’idée que certains animaux réagissent aux œuvres : j’ai déjà pu observer des chiens tenus en laisse par leurs maîtres se mettre à aboyer face à mes bêtes projetées », s’enthousiasme-t-il. Avec son installation, l’animal plus grand que nature nous guette, comme si nous étions des menus intrus. Son irruption incongrue permet d’injecter un peu de vie sauvage dans la cité. « Mon rêve secret est de lâcher un troupeau d’animaux réels dans une ville, comme s’ils étaient descendus de leur montagne pour la visiter et rencontrer sa population », songe-t-il.
De la fragilité
Apparitions, fantasmagories, hallucinations… Bertrand Gadenne parvient à insuffler magie et enchantement avec des vidéoprojections. Un dispositif somme toute, assez sommaire, alors que notre quotidien est saturé d’images. « Notre monde est plongé dans un flux sonore et visuel continue », acquiesce-t-il. « Comme l’eau qui coule, ce flot se déverse et il est impossible de lutter contre. Par contre, on peut dire beaucoup avec peu et interpeller le plus grand nombre de personnes avec une simple lumière projetée. » La Bougie, vidéo de 2006, montre une petite fille éclairée par une flamme qu’elle souffle pour se retrouver dans l’obscurité. Cette œuvre en clair-obscur à dimension picturale – hommage à Georges de La Tour ou clin d’œil au Caravage – “s’éteint” en même temps que la mèche, « dans un anéantissement du monde », une plongée ténébreuse. Il s’agit là aussi « d’une réflexion sur la lumière, physique ou spirituelle, sur sa capacité à révéler ». Le face-à-face frontal qu’il nous propose avec le serpent à l’incroyable présence est une nouvelle vanité, « miroir de la condition humaine ». Pour lui, « tout ne tient qu’à un fil » : avec une technologie simple, il touche du doigt l’éphémère et dit la fragilité de l’existence à la semblance d’une bulle de savon. Bel exemple avec son œuvre de 1988 plaçant le spectateur sous la projection d’une diapositive de Papillons. Pour les faire exister et voleter, le regardeur doit transformer ses mains en écran : les insectes deviennent palpables, vivants, grâce à l’action du public. Lorsqu’il quitte l’espace, les papillons redeviennent faisceaux lumineux. « Derrière chacune de mes œuvres, il y a un drame sous-jacent. »
Emmanuel Suard, directeur de gestion de la chaîne Arte.
Arte dans la place
Devant le siège de la chaîne francoallemande, Emmanuel Suard, directeur de la gestion, nous reçoit au pied de l’Homme-girafe de Stephan Balkenhol. Cette œuvre devenue iconique, installée depuis 2006 sur le parvis, est un marqueur de l’engagement d’Arte pour la culture en général et l’art contemporain en particulier. Notre hôte cite la mini-série humoristique À Musée Vous, À Musée Moi, les pastilles pop au rythme sportif Gymnastique ou les coquines leçons artistico-érotiques Merci de ne pas toucher ! Autant de propositions venant compléter une très large palette de programmes dédiés à l’actualité culturelle. Dès 2007, Arte accueille des expositions temporaires, en ses murs, à destination de ses quelque 500 employés. Guidée dans ses choix par des structures partenaires (le ZKM, le FRAC ou le CEAAC), la chaîne convie La Tour de Babel constituée de 14 000 livres en toutes langues signée Jakob Gautel (2008) ou encore Traces, ensemble de sculptures aux formes architecturales de Katsuhito Nishikawa (2012). De par son rapport à l’image projetée, à son travail qui use de techniques propres au cinéma, Bertrand Gadenne est, selon Emmanuel Suard, un artiste qui fait pleinement écho aux préoccupations d’un média se déployant de plus en plus sur le numérique… et le terrain : « Avec son installation place Kléber, lieu de passage obligé, il va susciter une réelle fascination auprès du public. Voire une possible répulsion : le serpent, symbole de la sagesse ou de la malfaisance, a ce pouvoir. Cet animal m’évoque surtout le cinéma, du péplum à Harry Potter. Il exerce un magnétisme absolu. » Cette participation à l’Industrie Magnifique va contribuer à assoir encore la place d’Arte comme acteur culturel de sa ville, présent aux côtés d’événements strasbourgeois comme le marché de Noël Off, les festivals Augenblick ou Musica. Arte ? Assurément sur et dans la place.