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yes:no, perhaps
Partner in crime régulier d’Ososphère, le collectif LAb[au] s’est acoquiné avec Hager, entreprise spécialisée dans les installations électriques, pour créer une œuvre imposante, bardée d’afficheurs alphanumériques. Reflétant son environnement direct, yes:no, perhaps montre de manière aléatoire des symboles, puis des mots et des phrases : un dialogue s’installe nous interrogeant sur le pouvoir du langage et de l’information.
Par Cécile Becker Photos Adäle Boterf
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Converser avec la ville
yes:no, perhaps LAB[AU] HAGER GROUP Terrasse Rohan
C’est une œuvre à tiroirs. À multiples réflexions. Une œuvre qui invite à nous questionner sur les multiples rapports qui traversent la ville, cet espace où tout circule : les habitantes, les habitants et une foultitude d’informations et de connexions invisibles. Une œuvre symbolique de tout le travail du collectif belge LAb[au] particulièrement intéressé par les systèmes d’information – plus nombreux aujourd’hui, évidemment – et la sémiotique. On avait déjà pu le constater à plusieurs reprises à Strasbourg où Manuel Abendroth, Jérôme Decock et Els Vermang ont déjà sévi. Régulièrement invités par l’Ososphère, ils ont exposé pas loin d’une dizaine d’œuvres, dans le cadre d’événements organisés au Môle Seegmuller, à La Coop ou en plein cœur de la cité universitaire. Le fait que LAb[au] se retrouve cette fois invité par L’Industrie Magnifique n’est pas un hasard : Thierry Danet, directeur d’Ososphère, a cette année intégré le comité de sélection de L’Industrie Magnifique et irradié la programmation de son expertise numérique. Alors, quand il s’est agi de trouver le binôme à associer à Hager, il a fait quelques propositions et LAb[au] est arrivé presque comme une évidence. « C’est même peut-être trop évident », plaisante Manuel Abendroth qui témoigne avoir déjà utilisé des produits de l’entreprise. Et puis l’évidence, en l’occurrence, n’avait pas seulement à voir avec la technicité que requièrent leurs installations : « Je suis Allemand et mes parents ont une maison en Alsace, je suis quelque part typiquement un transfrontalier, raconte notre interlocuteur, Manuel Abendroth. Le collectif LAb[au] porte en son nom une double identité germanophone et française avec ce jeu de mots qui évoque à la fois la construction et le laboratoire. » Une double identité qui rappelle celle d’Hager dont le siège social est situé à Blieskastel en Allemagne (que l’œuvre rejoindra une fois l’événement terminé), et le plus grand site de production, à Obernai. Strasbourg, à la croisée des influences et origines, parait être l’endroit idoine pour incarner leurs réflexions protéiformes particulièrement portées sur les croisements. « Depuis 1997, avec LAb[au], nous travaillons à une question principale : comment la technologie influence l’art, l’espace ou l’architecture », poursuit-il. L’architecture s’appliquant pour nos artistes belges et pour L’Ososphère à une certaine vision de l’espace public, l’amitié qui a suivi semblait naturelle. À chaque fois chez LAb[au], la pensée algorithmique et conceptuelle prend forme par la géométrie, le mouvement, la couleur et la lumière et vient souvent, de manière monumentale, se frotter à l’espace dans lequel nous vivons.
Peut-être ben qu’oui, peut-être ben qu’non
La ville, saturée d’images et de données, concentre tout, parfois de manière chaotique. Ainsi, si la ville pouvait parler et traduire toutes les relations qu’elle porte, que nous dirait-elle ? Serait-elle le porte-voix de nos errements ? Chercherait-elle à nous dire quelque chose ? C’est à se demander : serions-nous seulement capables de la comprendre tant notre environnement déborde d’informations et de canaux pour les diffuser ? C’est en quelque sorte toutes ces questions que porte yes:no, perhaps, à nous d’y trouver les réponses et d’imaginer ce que cette œuvre a à nous dire. Et autant dire qu’il y a du boulot : sur un mur de 7 mètres de long et de 3 mètres de hauts, deux faces. L’une portant des miroirs sans tain « pour refléter la ville et le public », dans lesquels sont insérés des afficheurs alphanumériques à 16 segments capables d’afficher 80 symboles. Un seul afficheur porte 1 000 combinaisons possibles. L’autre face révèle, elle, les dispositifs électroniques qui envoient l’information de manière aléatoire, une transparence symbolique de la société de l’information dans laquelle nous vivons. Sur un autre mur, des mots sont envoyés, somme des symboles affichés sur le premier. Sans logique syntaxique, ces mots vont venir former des phrases « un texte dont personne n’est auteur, une pure logique mathématique et binaire (...)Peut-être qu’il y aura du sens ou peut-être pas. Ça a à voir avec la sérendipité. Peut-être que l’œuvre nous racontera quelque chose ou peut-être que son langage sera vide de sens. C’est au public de projeter ce qu’il souhaite, de compléter l’incomplet ou d’y voir ce qu’il souhaite. » En transparence, le collectif pose une question : les algorithmes font-ils sens à notre vie ? Et puis, quelle est la place du hasard dans tout ça : à être trop conduite par des intelligences artificielles, la technologie ne nous invite plus sur des chemins inexplorés. « Comme les GPS, qui nous font tous emprunter les mêmes routes. » LAb[au] cherche d’une certaine manière à sortir de cette logique absolue et à réintégrer l’humain au chaos technologique.
Bienvenue dans la matrice
Le lien avec Hager ? Il est évident. L’entreprise fabricant notamment des interrupteurs et disjoncteurs, réfléchit à la transition énergétique, à la domotique qui intègre forcément
Un des murs de l'installation durant sa phase de construction.
les réseaux. C’est la gestion de l’information au quotidien. 0 1 0 1 0 1 : Hager participe à ces échanges. Nadja Hoffmann, responsable de la communication pour le groupe précise : « La digitalisation est liée à une transformation que l’entreprise traverse. D’un fournisseur électrique nous sommes devenus fournisseur de stockage et nous penchons sur la gestion intelligente de l’énergie dans la maison. L’œuvre symbolise tout ça : une sorte de philosophie qui se dégage du digital et de l’évolution de l’industrie en général qui s’aventure davantage vers la gestion des données. » Comme Nadja Hoffmann le dit si bien : avec LAb[au], « le courant est passé ». Et puis, ce qui a séduit LAb[au], c’est aussi les conditions de la rencontre avec Hager, qui, toute assise qu’elle est dans le milieu des installations électriques, a toujours considéré l’art comme un vecteur d’échanges. « Daniel Hager a toujours eu une sensibilité pour l’art, notre fondation soutient régulièrement des projets. À Obernai, nous accueillons par exemple la sculpture de Stephan Balkenhol. Faire venir l’art chez nous c’est continuer à faire vivre l’approche créative, créer des ponts entre deux mondes qui ne se connaissent pas. » Le tout en appliquant strictement le principe du mécénat : mis à part l’échange humain et les regards sur la technologie, Hager n’est pas intervenu. « Ils nous ont vraiment donné carte blanche, tout en nous accueillant régulièrement dans l’entreprise. Nous qui sommes particulièrement intéressés par l’échange avons été servis. Je vais faire un parallèle, mais cette collaboration a été magnifique. » La responsable de la communication qui s’est occupée de toute la logistique et s’est attachée à faire le lien, revient sur la construction de cette relation : « D’abord, on a adhéré à l’univers de LAb[au], pas à une œuvre. Manuel a visité le siège, il est venu à Obernai, il a vu les usines et comment la production de nos armoires électriques et interrupteurs différentiels fonctionnaient. Il a rencontré le service innovation, les ressources humaines, le design, l’informatique et le digital… Nous avons aussi organisé une exposition dans les murs de l’entreprise en 2020 et fait venir cinq œuvres du collectif. L’idée pour moi était de faire adhérer tous les collaborateurs au projet : faire découvrir notre travail à un artiste et l’art autrement à nos collaborateurs, se connaître, discuter. Une collaboration, pour moi, ça commence par là. » L’art et l’industrie, davantage une question d’humains ? C’est en tout cas ce que Franck Houdebert, directeur des ressources humaines chez Hager, pense : « L’art nous interpelle sur ce que nous faisons, ce que nous sommes et ce que nous produisons. C’est aussi quelque chose qui peut stimuler notre imagination, nous pousser à la conversation et nous sortir de nos manières habituelles de fonctionner. Cette relation entre art et industrie sans hiérarchie me parait être complètement vertueuse car les valeurs qu’elle porte sont essentielles. » Le dialogue. La conversation. Le langage. La boucle est bouclée. Et pour couronner le tout, LAb[au] présentera par ailleurs deux œuvres dans le cadre du Cosmos District porté par l'Ososphère et Vivialys. L’occasion de découvrir leur travail et de se plonger dans cette fascinante pensée meta.