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Les L du Désir par Benjamin Kiffel & L&L Products
En collaboration avec L&L Products, Benjamin Kiffel installe ses L du désir place d’Austerlitz. Le plasticien strasbourgeois décrit le minutieux processus de création de cette sculpture en forme d’ange qui se veut un hommage posthume à l’acteur allemand Bruno Ganz.
Par Pierre Cribeillet Photos Benjamin Kiffel et Nicolas Rosès
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Comme un ange tombé du ciel
Les L du Désir BENJAMIN KIFFEL L&L PRODUCTS Place d’Austerlitz
Benjamin Kiffel et le prototype de sa statue.
Cinéma et berlinophilie
« Le point de départ est un jeu de mots sémantique. Mon mécène est L&L Products, j’ai tout de suite pensé à deux ailes et donc à un ange. Ce projet est né en 2019, l’année où Bruno Ganz est décédé. Depuis, ça me trottait un peu dans la tête. Je l’ai beaucoup aimé dans Les Ailes du désir, le film de Wim Wenders, notamment ce passage du noir et blanc à la couleur (lorsque l’ange rejoint les humains pour découvrir l’amour), donc il y avait une forme d’hommage. Puis ça se passe à Berlin qui est une de mes villes favorites et où je suis allé très, très souvent. J’aime ces figures pop, un peu baroques, ça me permet d’interroger des phénomènes culturels. Le détournement est une thématique assez récurrente de mon travail. Qu’est-ce qui fait que dans une société il y a dans une époque donnée des mythes qui se construisent, des personnages et figures qui deviennent légendaires ? Jouer sur les codes et les symboles c’est aussi les interroger, mettre un peu d’humour, prendre une distance. Ce questionnement est facilement compréhensible parce que les gens ont déjà une partie des clefs de ce que vous détournez. Dans le cas des L du désir, le lien vient aussi du fait qu’il s’agisse d’un groupe américain, implanté en Alsace, et que ça pouvait être sympa de faire un symbole cinématographique. »
Un symbole pour L&L
« J’ai senti très vite que c’était une entreprise pour moi, il y avait de l’énergie. Ils m’ont présenté leurs matériaux, j’ai présenté un projet. J’ai senti de la surprise mais l’idée a séduit. Le travail de cette entreprise est de faire de l’isolation phonique, des pièces techniques pour l’industrie aéronautique et automobile, donc je trouvais que c’était une très belle métaphore de poser un ange qui va devenir un peu leur symbole, puisqu’il retournera chez eux ensuite. C’est une vision de la sérénité, de la bienveillance, des valeurs qui font partie des vleurs de l’entreprise. Au lieu d’être dans une image primaire et de travailler seulement sur leurs matériaux, j’avais vraiment envie de bosser sur quelque chose de métaphorique. J’ai amené l’idée de départ et après on a tout fait ensemble. Il y a beaucoup d’étapes entre les différents services d’ingénierie, d’usinage, etc. J’ai pu utiliser leurs compétences et leur savoir-faire dans un projet transversal qui allait lier l’ensemble des équipes de l’entreprise. C’est comme si j’étais en résidence chez eux pendant un an. L’expérience est très riche parce que c’est une autre façon de construire des choses. Ils ont des compétences exceptionnelles et cette collaboration les fait sortir de leur quotidien et de leur métier habituel. C’est aussi une autre façon pour l’entreprise de communiquer, de parler à un public qui ne les connaît pas forcément. Ils sont très connus par leurs clients dans un domaine très pointu, mais pas vraiment par le grand public. »
Ne rien laisser au hasard
« Il s’agit de sculpture en 3D. On part du modèle de Wenders, mais comme il ne m’appartient pas, j’ai construit un ange avec un ami architecte [Grégory Hebert, ndlr]. Ensuite, on fait des allers-retours avec l’entreprise. Tous les salariés étaient au courant du projet et j’avais une équipe dédiée de 16 personnes. Au début ils le trouvaient trop triste, avec la tête trop penchée vers le bas, ensuite trop gros, il fallait l’affiner, puis l’« androgyniser » car il était trop masculin, alors que l’idée d’ange doit être plus neutre. En fonction de leurs remarques, à chaque fois je revoyais ma copie. Ensuite, il a fallu le découper car une machine qui sort en impression 3D une pièce de trois mètres de haut en un seul bloc, ça n’existe pas. Il y a 21 pièces au total, avec les socles en plus ça pèse une tonne environ. Forcément quand vous mettez une pièce comme ça dans l’espace public, il faut faire des études de renversement. Il a donc fallu lester la sculpture et la fixer de façon solide. À l’intérieur même, il y a une structure en forme de porte-manteau vissée sur le socle
pour que ça ne bouge pas. Les 21 pièces de l’ange ont été soudées par de la colle maison de L&L, elle permet par exemple de coller des pales d’éoliennes. Enfin, on a trouvé des matières plastiques particulières qui soient biodégradables. »
Le choix de la place d’Austerlitz
« En 2018, j’étais place Broglie [où il avait exposé Perspectives poétiques N:21, ndlr]. J’avais envie d’avoir cette fois une place un peu différente. C’était intéressant d’être dans un espace un peu plus petit, où il y avait eu le taureau de Stephan Balkenhol lors de la première édition. Habiller la place publique n’est pas anodin et je ne voulais pas montrer mon ange n’importe où, il faut qu’il y ait un lien avec l’espace. Travailler dehors est compliqué pour la taille mais aussi pour le sens de l’œuvre. Or sur cette place, il y a le café Berlin. Je voulais mettre l’ange près d’un lieu où les gens passent, où il y a des terrasses, des enfants qui jouent et courent, de la vie quoi. J’aime bien poser une œuvre dans un endroit où les gens ne s’y attendent pas. Surprendre, créer une émotion inattendue, ça permet de toucher le public autrement. La statue sera donc à la place de la fontaine. Son dimensionnement a été pensé en fonction de l’espace public, si on est trop petit on n’existe pas. L’ange fait quatre mètres, il faut un endroit d’où on puisse le contempler. »
Brume et clarté
« Il a fallu creuser l’intérieur de la sculpture afin qu’on puisse placer la structure en forme de porte-manteau et la lumière. Dans un socle, on a mis une machine à fumée avec des trous pour qu’elle puisse sortir. Ça va créer un effet cinématographique régulier au pied de l’ange. Le but n’est pas de faire un spectacle mais de créer une petite rupture, donner une temporalité, qu’il se produise quelque chose à un moment donné. En plus, ce sera très photogénique. Je voulais que l’ange soit rétroéclairé, donc il y avait la contrainte de la transparence pour laisser passer la lumière, tout en gardant de l’opacité afin de ne pas voir la structure porteuse - un ingénieur en recherche et développement de l’entreprise a suggéré de rajouter du blanc dans la formule du fil, pour lui donner davantage de solidité aussi. L’intérêt du rétroéclairage sera qu’il va être éclairé 24h sur 24. Cette lumière à l’intérieur de l’ange a aussi pour vocation de mettre en valeur la matière, qui est marbrée. Enfin, au pied de l’œuvre, un jeu de lumière avec un néon bleu posé au sol va donner l’illusion de l’immatérialité. On a de la chance parce qu’il y a un peu plus de liberté en ce moment mais jusqu’au 9 juin, les gens ne verront pas trop qu’il est rétroéclairé parce que le couvre-feu tombe à 21h Mais avec toutes les galères qu’on a vécues depuis un an, ça va être une belle fête. »