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Eros et Tétanos
Sa pratique à cheval entre art et industrie l’a fait connaître en métropole et au-delà. Mais c’est une facette plus intime de lui qu’il nous propose de découvrir. Comme installé sur un divan, Daniel Depoutot se confie sur l’enfant qui sommeille en lui.
Par Lucie Chevron Photos Pascal Bastien
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L’enfance de l’art
Eros et Tétanos DANIEL DEPOUTOT LADECMETAL, ACTE 5, SIGMA SOLUTIONS MODULAIRES Parvis du Palais de Justice
Vous êtes connu pour être un plasticien au carrefour entre art, artisanat et industrie. En un sens, vous êtes aussi ferrailleur, ingénieur parfois musicien. Qui est l’homme derrière le masque ?
Je me considère aussi comme un enfant qui joue. Gauguin disait : « Il faut retrouver le dada de son enfance », et Picasso : « J’ai mis quinze ans à dessiner comme Raphaël et soixante comme un enfant. » Les enfants ont une plus grande facilité et moins d’appréhension à pratiquer. Ils ont une créativité tous azimuts. Cette liberté leur permet de tendre vers une grande qualité artistique qui laisse s’exprimer cette pulsion créative spontanée. On parle du « paradis de l’enfance », cette période où tout semble plus facile. C’est en grandissant qu’arrivent les problèmes. Je m’efforce de pratiquer mon art avec liberté et plaisir, et de conjuguer créativité, expressivité et qualités plastiques.
À quoi ressemble cette idée de liberté et de plaisir dans votre esprit ?
Petit, j’adorais fabriquer des maquettes d’avions, mais j’aimais surtout les finir à toute vitesse pour pouvoir jouer avec. Mon grandpère maternel, très habile de ses mains, était un grand technicien, très minutieux et donc un peu lent. Ça m’horripilait. Même si avec le temps je me mets à lui ressembler, cette idée de plaisir et de liberté, je la retrouve lorsque je résous différents problèmes qui nécessitent souplesse et adaptabilité, dans l’urgence. Et c’est aussi dans les moments d’inspiration, quand je suis complètement absorbé par le travail. C’est une sorte d’addiction dont il est difficile de se détacher.
Vous aimez travailler dans l’urgence du moment, qu’est-ce que cela implique dans votre geste créatif ?
J’aime que les choses poussent, se développent vite dans ce dialogue immédiat entre la main et le cerveau. Si je dessine à l’avance ce que je veux faire, je perds ce plaisir de la pratique de la sculpture. Et l’œuvre n’aura pas la même forme, la même force, si elle est trop préparée en amont. Bien sûr, à 60 ans, je commence à avoir un peu de bouteille et d’expérience. Je sais un peu mieux ce que je dois faire. Comme pour les musiciens, cela implique une longue pratique, des exercices quotidiens. Le chemin se fait en marchant. Aujourd’hui, puisque je maîtrise mieux les problèmes techniques, je peux me consacrer à la création pure et dure, avec cette part d’improvisation qui me donne du plaisir et sans laquelle il n’y a pas d’invention.
La création artistique, c’est quoi pour vous ?
Si le plaisir est un bon moteur pour la création, l’énergie est celle du désespoir. Créer me procure un grand plaisir, mais fondamentalement, je crois que si on est artiste, c’est parce qu’il y a quelque chose qui déconne, et c’est aussi dans cela qu’on puise notre énergie. Il y a un besoin d’évacuer. L’art nous permet de nous en sortir. C’est une catharsis.
Ce « quelque chose qui déconne », on le ressent forcément dans votre œuvre. Pourquoi vous tournez-vous plutôt vers ces automates bruyants, parfois lugubres, plutôt que vers autre chose ?
L’art doit être beau, digne de l’acte créateur, digne aussi du Créateur avec un grand C. C’est un jeu entre le fond et la forme, le médium et le média. J’essaie de trouver un équilibre dans la composition, de proposer des choses qui soient belles, j’ajuste sans cesse. Quant au bruit, j’aime l’idée de « faire du bruit pour réveiller les morts ».
« L’art doit être beau », mais qu’est-ce que le « beau » ?
Pour les surréalistes, le beau c’était « la rencontre fortuite entre un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection ». J’aime bien aussi « la Beauté convulsive » d’André Breton. Il y a de multiples définitions. Je suis le produit d’une éducation, d’une culture, d’une époque, je me dépatouille avec tout ça. J’ai cette chance en tant qu’artiste de pouvoir exprimer individualité et personnalité. Et je me dois, là encore, d’en être digne.
Justement, vous avez choisi de travailler à partir de rebuts, pour quelles raisons ?
Initialement, ce sont des raisons économiques qui me font acheter le métal au kilo chez les ferrailleurs. Mais je « vois » la beauté des squelettes de découpe, et mon travail d’artiste consiste à la montrer. Tel Richard Baquié, je m’emploie à (mal)traiter tous les matériaux, neufs, usagés, récupérés, ce qui n’exclut ni amour, ni douceur, à l’occasion.
Qu’aimez-vous dans ces objets ?
Par essence, l’artiste s’intéresse à ce que d’autres ne regardent pas. Le rebut, le rebutant, le déchet, le détritus, l’insignifiant, je fais feu de tout bois. Toulouse-Lautrec, Degas, les écrivains « réalistes » trouvent l’inspiration, la grâce et la beauté dans les bas-fonds. Quand les expressionnistes et les cubistes découvrent l’art nègre, cette forme d’expression est considérée comme du « sous-art ». Picasso révolutionne la sculpture occidentale avec ses Guitares de tôle et de carton, « bricolées » à partir de trois bouts de ficelle. Un bon dépôt Emmaüs est un appel à la créativité, un répertoire de formes, une caverne d’Ali Baba pour sculpter, assembler, construire, dessiner.
Et le métal dans tout ça ?
Je l’ai découvert relativement tard. J’ai appris à souder à l’arc à la trentaine passée. Le métal est un matériau extraordinaire. Il se prête à toutes les transformations et fabrications. Il réagit à la chaleur, se soude, se découpe. Il faut dialoguer avec lui, l’apprivoiser, être à l’écoute. Quand je suis tombé dedans, j’ai eu tendance à devenir monomaniaque, à ne travailler que sur cette matière. En travaillant que d’une seule façon, on néglige forcément le reste. Je m’applique à remédier à mes lacunes.
Pour L’Industrie Magnifique, vous allez ériger une tour dans l’espace public, qu’est-ce qui vous plait dans cette idée ?
Dès la fin du XIXe, on a fait se rencontrer avec l’Art Nouveau par exemple, art et industrie, dans une volonté d’embellir la vie. Robert Filliou disait : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » C’est dans ce sens-là que je veux travailler. L’œuvre sera présentée sur le parvis du Tribunal. Confrontée à l’espace public, avec cette architecture environnante, c’est une école de modestie. Il y a un enjeu de monumentalité qui est pour moi une leçon de sculpture. Qui dit érection d’une tour et ingénieur-artiste, dit forcément Tatline et sa fameuse tour de 400 m de haut de la TroisièmeInternationale, restée à l’état de projet. À double spirale, ce monument proposait un mouvement très élégant. L’art, c’est aussi donner de la vie, et la vie est dans le mouvement. Ma référence en tout cas, elle est là, chez Tatline.
Comment la relation avec vos mécènes s’est-elle instaurée ?
Sans mes trois mécènes, Ladecmetal, Sigma Solutions Modulaires et Acte 5, jamais je n’aurais pu faire aboutir ce projet. Ladecmetal m’a fourni les squelettes de découpes, des plaques dans lesquelles ont été prélevées au laser les pièces qui deviendront des outils, des éléments de moteurs, etc. Ce sont des compositions magnifiques. Je vais aussi travailler sur les matières. J’ai laissé quelques pièces rouiller pour qu’elles deviennent ocres, certaines sont plus récentes, brutes. D’autres encore sont en inox et vont réfléchir la lumière. À partir de ces éléments, je vais composer ma tour dans l’espace, tel un patchwork.