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Perpiba par Christine Colin & Groupe Colin
La plasticienne Christine Colin s’est replongée dans sa propre histoire par l’entremise de L’Industrie Magnifique. En travaillant avec le Groupe Colin, l’entreprise fondée par son père où elle avait effectué son premier job et désormais dirigée par Éric, son frère, avec qui elle a élaboré Perpiba. Une épice « transgenre » sous la forme d’une sculpture inédite, installée Quai des Bateliers et qui interroge sur nos propres origines.
Par Fabrice Voné Photos Christoph de Barry
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Bilan de compétences
« Tu me fais un truc chouette et pas trop clinquant, hein ? » Voilà, en substance, le cahier des charges établi, à l’été 2019, par Éric Colin à sa sœur au moment de se lancer dans l’aventure de L’Industrie Magnifique. « Il voulait une sculpture pour le nouveau bâtiment de recherche culinaire en construction. Je ne me sentais pas compétente car je travaille essentiellement le dessin et la peinture sur papier », se souvient Christine. Avant de se raviser face à l’insistance de Carole Pey. La directrice marketing l’a convaincue de rejoindre le mouvement auquel participe le Groupe Colin, entreprise spécialisée dans les épices et les légumes déshydratés fondée par le père, il y a une cinquantaine d’années, et aujourd’hui dirigée par Éric, à la tête de plus de 300 collaborateurs. Quasiment rien à voir avec ce que Christine, fraîchement titulaire d’un BTS Action Commerciale, avait connu lorsqu’elle secondait son père dans l'entreprise qui ne comptait que 30 personnes, tandis que la maman gérait la comptabilité et que les grands-parents préparaient les échantillonnages. L’expérience dure neuf ans – « heureusement, mon frère a repris la suite car je n'aurais jamais su développer l'entreprise comme lui » – avant qu’elle n'entame, à 29 ans, une maîtrise d’arts plastiques. Sur les bancs de l'université, on incite Christine à formaliser l’idée avant le geste. « Je ne suis pas une intello. Je suis dans le faire et dans l'observation. Ce sont mes mains qui trouvent le chemin et qui expriment l'émotion », arguet-elle encore aujourd’hui. Enfant, dans la ferme familiale de Mittelhausen où le grand-père, ancien houblonnier décide de faire sécher du persil dans les séchoirs à houblon, elle parlait peu mais dessinait et découpait beaucoup. Avec une préférence pour la végétation avoisinante. Des racines à la vigne, en passant par les feuilles et les ombres, qu’elle déclinera plus tard en série sous forme de monotypes, à première vue abstraits mais toujours liés à l'humain. La plasticienne expose dans le monde entier : de Tokyo à Helsinki, de Genève à Ille-sur-Têt dans les Pyrénées-Orientales. En Alsace, elle réalise les étiquettes des bouteilles du Domaine Ostertag à Epfig, dont s’occupe désormais son fils Arthur. Après avoir longtemps occupé un espace situé rue Thiergarten à Strasbourg, elle dispose depuis trois ans d’un atelier lumineux – « où il n’y a pas de montre » – en contrebas des 400 ceps plantés de ses mains et en forme de yin et de yang, il y a une vingtaine d’années. « Le week-end, j’ai le domaine pour moi toute seule avec mon chien », apprécie-t-elle. La semaine, elle déjeune avec l’équipe du Domaine qu’elle rejoint de temps en temps pour « donner un coup de main à la vigne » et lors des vendanges. « C’est mon équilibre », révèle-t-elle même si, de retour dans son atelier, elle se dépêche de reproduire les nœuds des tuyaux de la cave dans lesquels il lui arrive de s’emmêler les bottes.
De la carte des vins aux cahiers des charges
Arrive alors le gigantesque barnum que peut représenter L’Industrie Magnifique. Avec un challenge de taille pour Christine Colin chez qui la notion de volume se limitait jusque-là à des structures en fil de fer et papier et que l’idée même de commande se cantonnait à illustrer la nouvelle carte des vins d’un restaurant étoilé. Là, il s’agit de sculpture et
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d’envergure avec la réalisation d’une œuvre totem amenée à trôner devant le siège du groupe familial. « Je ne faisais pas la maline. À la première réunion, j’étais dans mes petits souliers », concède-t-elle. On l’a compris, elle finira par dire oui. Sous une relative pression, qu’on devine bienveillante, mais sans doute aussi par défi. Ne serait-ce que pour sortir de sa « zone de confort » comme elle l’évoque du bout des lèvres et comme on dit de nos jours dans le langage plus ou moins châtié de l’entreprise. Face à elle donc, des cahiers des charges qui s’empilent avec toujours plus de contraintes qu’elle avait toujours réussi à maintenir à distance. Mine de rien, cette histoire commence à épouser la sienne. Toujours en forme de boucles, plus ou moins répétitives comme celles qui illustrent certaines de ses créations, générant son lot de questionnements, plus ou moins métaphysiques. Les premiers brouillons sont jetés à la corbeille. Tel ce projet de Rubik’s Cube® géant composé de cases remplies d’épices colorées. Trop complexe et trop gadget. Sans compter que les épices, matériau suggéré par un énième cahier des charges, n’offrent aucune garantie pour la constitution d’une œuvre résistante en extérieur et sur la durée... « Les choses se sont faites par élimination. Il y a eu une phase un peu déprimante puis je me suis replongée dans ce que je connaissais de l’entreprise et de l'histoire de la famille. » Les souvenirs remontent rapidement à la surface. Cette fois, avant le geste et comme une évidence. Elle imagine une épice qui serait née en Alsace, terre de passages, riche et généreuse. « Sur cette route, il y a forcément eu des croisements d'épices, de noces savoureuses à l'image de la cuisine alsacienne qui en utilise beaucoup. En visitant l'usine et ses ateliers, il y avait forcément de quoi faire. »
Persil, piment, badiane et fromage blanc À commencer par les tamis ayant contribué à la réussite de la société familiale en permettant de calibrer et trier les épices arrivant du monde entier. À l’époque où Christine travaillait chez Colin, ces machines « ressemblaient à des flippers » par leurs formes et leurs vibrations. Sous le prisme de l’artiste, ces patterns s’avèrent de fantastiques générateurs d’ombres diverses et variées. Problème : les “flippers” en question ne sont plus utilisés, ni fabriqués en interne comme ce fut le cas au siècle d’avant. Depuis, c’est EGW-Maintenance qui fabrique à façon le matériel à Duppigheim. Notre « hyper solitaire » prend rendez-vous à Duppigheim où elle collabore avec Grégory, un chaudronnier
Éric Colin et sa grande sœur Christine à côté du premier tracteur famillial exposé au siège de l'entreprise.
du genre taiseux et bienveillant. Ensemble, ils tordent la matière, en l’occurrence de l’inox, comme pour en extraire une substantifique moelle. D’abord le geste, ensuite l’idée. Qui repose finalement sur la création d’une épice « transgenre » malaxant les origines et répondant au doux nom de Perpiba, contraction de “persil”, “piment” et “badiane”. Au sein du groupe Colin, on se pique au jeu. Dans l’entreprise, l’émulsion devient émulation. Des ateliers maquettes proposés au personnel voient le jour. Chaque participant laisse parler son imagination. Le secteur recherche et développement concocte la recette de Perpiba. Validée en interne et goûtée sur du fromage blanc, technique habituelle de dégustation des épices. À la grande surprise de Christine Colin, peu au fait de composer en équipe, l’implication est totale. « Quand je suis rentrée chez moi, je trouvais que mon idée avait pris tout son sens. » Il n’y a que le premier confinement, instauré en mars 2020, en mesure de réfréner cet engouement. Finalement, L’Industrie Magnifique est la première à réactionner la pompe alors que ses quatre expositions prévues l'an passé avaient été reportées ou annulées « Jean [Hansmaennel, président de l’association Industrie & Territoires, ndlr] était vraiment convaincant. Lui et son équipe n’ont pas lâché », salue-t-elle. « Il a fallu se remettre dedans en janvier 2021, on n’avait plus les idées très claires. » Suffisamment toutefois pour une introspection, voire un bilan de compétences, alors que Perpiba sort tout juste de l’atelier de la carrosserie Matthaey à Schiltigheim en charge de la peinture de l'œuvre. « Cela m’a aidé à savoir un peu mieux qui je suis et quels sont les domaines dans lesquels je suis bien. » Avec, forcément, son lot de découvertes. « Maintenant, je n’ai plus peur de bosser avec d’autres personnes. Cela m’a fait franchir la porte de mon atelier. C’est ma petite réussite sur moi-même, exprime la plasticienne. Pendant des années, j’ai toujours pensé que j’avais le cul entre deux chaises, entre mon côté paysanne et mon côté artiste. En fait, je me suis rendue compte, avec L’Industrie Magnifique, que j’ai le cul sur les deux chaises et ça me plait beaucoup. » Et, à « 55 piges », Christine Colin n’a plus peur du vide.