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Perspectives
Le Port de Strasbourg : ici se croisent des enjeux majeurs pour l’avenir de la ville. Ici, ils pourraient aussi se dénouer. C’est ce que révèle « Strasbourg, métropole portuaire : interfaces et interactions territoriales », programme de recherche POPSU Métropoles* mené par une équipe pluridisciplinaire qui en a tiré un portulan destiné notamment aux élus et au Port Autonome de Strasbourg. À sa tête, Frédéric Rossano, paysagiste, urbaniste, enseignant-chercheur à l’ENSAS. L’avenir par le Port
Propos recueillis par Sylvia Dubost
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Le portique du terminal conteneur nord des Ports de Strasbourg Photo Pascal Bastien
Pourquoi vous être intéressés au port ?
POPSU est un programme national, qui s’associe à une métropole pour financer en partie le programme de recherche que cette ville choisit. Celle de Strasbourg a demandé à des chercheurs de faire des propositions sur le thème du port, un sujet qui nous intéressait beaucoup car il pose des questions de logistique, d’environnement, d’économie, d’architecture et de paysage. L’eau est un sujet sur lequel je travaille depuis longtemps, pas seulement comme élément naturel et décor, aussi comme structure du territoire et support d’une activité économique. Le grand chantier de Strasbourg depuis 20 ans, c’est d’aller vers le Rhin, or 60% des berges rhénanes sont occupée par le port. À Strasbourg, le Rhin, c’est le port. Aussi, dans cette logique de reconnecter la ville au fleuve, c’est lui qui a les clés.
Quelle est la nature du portulan que vous avez réalisé ?
On ne fait pas de projets. Il s’agit de révéler les enjeux, les ponts cruciaux pour le futur, les leviers d’action, les tournants à ne pas louper. Un portulan était un guide de navigation pour les marins de la Renaissance. Pas juste une carte mais aussi des textes, des dessins et des annotations. On voulait une publication qui ne soit pas juste un gros rapport de recherche, mais qui regroupe différents supports : un livre, une série d’interviews et un atlas. C’est un guide, un révélateur, pour naviguer dans cette question complexe.
La ville-port de Strasbourg est-elle singulière ?
On a observé une quinzaine de métropoles rhénanes, de Bâle à Rotterdam, et la grande particularité de Strasbourg, si on regarde l’aire urbaine en incluant Kehl, c’est que le port est au centre et non à la marge comme souvent. Cela met une pression sur le port : c’est là que passent tous les réseaux et c’est là qu’on veut construire.
*POPSU
La Plateforme d’Observation des Projets et Stratégies Urbaines croise scientifiques et acteurs de terrain pour mieux comprendre les enjeux et les évolutions des villes et territoires. Elle produit et regroupe des savoirs sur ces sujets toujours complexes et les diffuse, à des fins d’action. Le POPSU Métropoles examine l’inscription territoriale des métropoles et les liens qu’elles tissent à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières, dans un contexte de transitions, à travers le fil rouge « la métropole et les autres » .
Le port dans la ville Photo Frantisek Zvardon
Par ailleurs, le port est ouvert, ce qui est très rare. Ils sont souvent fermés par des barrières. À Strasbourg, presque toutes les voies du port sont des voies publiques, cela implique qu’il est visible pour les habitants, et que cela pose en permanence la question de la cohabitation. La 3e particularité, c’est qu’il est très réticulé. Ce n’est pas juste une zone industrielle accrochée à un fleuve, mais tout un système hydrique, relié au canal de la Marne au Rhin et à un réseau de rivières, soit 400km de cours d’eau dans l’Eurométropole. Autre atout très fort, même si ce n’est pas une particularité : c’est un port multimodal [il connecte plusieurs modes de transport : fluvial, ferré, routier, NDLR].
Quels sont les enjeux qui se nouent ici ?
Toutes ces particularités sont des questions cruciales, où on est à un moment-pivot. Sur la question de la cohabitation ville-port, la ZAC des Deux-Rives [les quartiers Citadelle, Starlette, Coop et Port du Rhin, NDLR] a créé une brèche urbaine dans le cordon industriel et les restrictions de transport [pour les camions et les trains, NDLR] sont mal vécues par le port. Si le port veut assurer son accessibilité, et l’utilisation du transport fluvial, chaque décision doit être pesée et un rapport de force s’installe avec les habitants. On est aussi à un pivot d’un point de vue environnemental : le port est l’un des grands îlots de chaleur car c’est une surface minéralisée gigantesque. Sur 400km de forêt rhénane, il y a une coupure : c’est le port de Strasbourg, qui dissocie la forêt de la Robertsau et celle du Neuhof. Ensuite, les transitions se jouent sur les sources d’énergie. Il y avait le port au charbon, aujourd’hui port aux pétroles, qui alimente toute l’Alsace : ces grandes surfaces pourraient stocker voire produire de nouvelles énergies. L’autre transition, c’est le train. Il y a beaucoup de connexions eau-route, pas assez vers le fer. Beaucoup d’industries installées sur le port n’utilisent ni eau ni fer. Or les infrastructures existent. Le PAS loue les terrains mais n’impose rien. Il doit peut-être devenir contraignant… Le port est un creuset de solutions possibles aux enjeux actuels.
Vous parlez dans le livre d’imaginaire commun autour du port : quel est-il ? quel est son rôle ?
Dans les interviews, ce qui est ressorti, c’est que les Strasbourgeois connaissent trop peu leur port. Beaucoup disent aussi qu’ils ne savent pas ce qui est rivière, canal, quels sont les risques d’inondation, etc. Cette connaissance assez faible fait qu’on ne s’identifie pas comme ville-port. Du côté du PAS, il faut trouver une manière de mettre le port sur la carte mentale. Aujourd’hui, il y a une signalétique unifiée, des bateaux de Batorama font le tour du port : ça marche très bien mais c’est encore confidentiel. Ce qui manque, c’est une vision de Strasbourg comme ville d’eau.
En quoi l’avenir de la ville se joue-t-il ici ?
En termes d’économie, c’est clairement là que ça se joue. Le scénario du pire serait que l’industrie se délocalise le long du GCO, on aurait à nouveau des industries le long d’une autoroute. Cela irait contre le sens de l’histoire même si la route est le moyen de transport favori des industries. Il faut résoudre ces questions logistiques dans les dix ans qui viennent. Pour cela, il faut montrer que la cohabitation est possible.
Le port peut-il être un accélérateur de transition ?
Complètement. Il est mieux armé qu’une zone industrielle lambda, a de l’espace pour accueillir de nouvelles formes d’énergie voire en produire. Pour faire de l’écologie urbaine aussi. L’agence TER étudie s’il est possible de recréer le corridor forestier via l’ancien lit du petit Rhin [entre le bassin Vauban et la Coop. L’agence d’urbanisme et de paysage TER a redessiné le plan général du projet urbain Deux-Rives, notamment les espaces verts et/ou publics, NDLR].
Au fil de vos recherches, quelles politiques portuaires avez-vous trouvé particulièrement inspirantes ?
Le port de Rotterdam est très en avance sur le multimodal, mais c’est une exception car c’est aussi un port maritime et le plus grand port d’Europe. Il impose aux entreprises un ratio de transport fluvial et ferré pour diminuer la part des poids lourds. Il y a déjà quinze ans, il a créé une voie de fret dédiée parallèle au Rhin, ce qui lui donne une capacité de transport ferroviaire décuplée. Elle leur donne aussi une voie de secours en période d’étiage (basses eaux) ou de crue, or on sait que le régime des rivières sera de plus en plus extrême, en hautes et basses eaux. Il y a des périodes où le Rhin n’est pas navigable car les bateaux raclent le fond ou touchent les ponts. À Strasbourg, le fret ferroviaire partage la voie avec le TER et TGV. À Rotterdam, le port est plus résilient face à ces situations. Strasbourg va probablement essayer d’aller vers ce modèle, plus flexible et plus écologique.
Dans ce numéro, l’idée de frugalité revient à plusieurs reprises. Qu’en est-il dans vos recherches ?
La frugalité, on ne l’a pas envisagée. Mais ce qui est intéressant, c’est la question des courtes distances. On commence à l’expérimenter à Strasbourg avec l’acheminement de marchandises du port à la plateforme quai des Pêcheurs puis au vélo, plutôt que directement du port à la ville via des poids lourds. Le port en tant que système de distribution pourrait améliorer la vie des Strasbourgeois, même si cela ne dépend pas que de lui.
— À lire
Antoine Beyer, Jean-Alain Héraud, Frédéric Rossano, Bruno Steiner, De la ville-port à la métropole fluviale. Un portulan pour Strasbourg, les Cahiers POPSU, éditions Autrement
Frédéric Rossano, La Part de l’eau. Vivre avec les crues en temps de changement climatique, éditions La Villette