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Sur le métier

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Dans l’atelier

Dans l’atelier

Remployer les matériaux dans la construction et la rénovation : oui, mais comment ? Même si l’on adhère au principe, sa mise en œuvre reste complexe. ZAP a invité deux étudiants de l’ENSAS à interroger deux professionnels engagés dans cette pratique émergente d’économie circulaire.

Réemploi, mode d’emploi

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Propos recueillis par Corinne Maix

Les participants

Xavier Nachbrand, architecte et enseignant à l’ENSAS en sciences et techniques pour l’architecture Agnieszka Koziol, cofondatrice et cogérante de BOMA, les Bonnes Matières Théo Baranoff, étudiant en Master 2 à l’ENSAS Armand Rambaud, diplômé de l’ENSAS en 2021, en formation HMONP (habilitation à la maîtrise d’œuvre) Sur une proposition de Xavier Nachbrand

Théo Baranoff et Arthur Rambaud : Pourquoi la question du réemploi dans le bâtiment est-elle aujourd’hui si urgente ?

Agnieszka Koziol : Chaque année, en France, le secteur du bâtiment (hors travaux publics) génère 42 millions de tonnes de déchets ! C’est plus que l’ensemble des déchets ménagers. C’est l’équivalent d’une rame entière de TGV, motrices comprises, qui est jetée chaque minute ! Il s’agit essentiellement de béton, mais quand on déconstruit, on arrache tout, même des matériaux en bon état. Il faut que le réemploi sorte de son état expérimental, seulement pratiqué par des gens engagés ! Xavier Nachbrand : En tant qu’architectes, nous devons appuyer nos pratiques futures sur les questions de réemploi et de cycle de vie des bâtiments. L’enseignement doit former à ces questions les générations d’étudiants qui entrent à l’école et qui sortiront diplômés d’ici cinq ou six ans. Le nouveau programme de l’ENSAS, prévu en 2023, s’orientera encore davantage vers les questions écologiques.

T.B et A.R. : Les étudiants veulent travailler différemment, ils sont plus dans l’expérimentation, mais il reste des barrières au réemploi en architecture. Que penser de la thèse de Marie de Guillebon qui pose comme postulat préalable le développement simultané de l’opérationnel, de la pédagogie et de la recherche sur le réemploi ?

X.N. : C’est vrai qu’il faut de la pédagogie pour former les entreprises et les professionnels. Il faut aussi de la recherche et que tous les acteurs collaborent pour trouver de nouvelles techniques. Pour y parvenir, il faut d’abord y trouver du sens. A.K. : En effet, il faut réussir à emporter tout le monde : les ingénieurs, l’architecte, le

Construction d’un bar extérieur à l’Orée 85, à partir de matériaux récupérés dans des bureaux à Illkirch-Graffenstaden – Photo : Abdesslam Mirdass

bureau de contrôle, le maitre d’ouvrage et les entreprises. Il faut que tous soient sensibilisés, formés et convaincus de l’intérêt du réemploi. X.N. : Sur le plan opérationnel, tous les acteurs doivent connaître la règle du jeu, car pratiquer de façon plus éthique et plus écologique, c’est plus compliqué, moins rentable. Le réemploi doit être une composante dès la phase projet : comment prélever et comment réintégrer ? A.K. : D’un point de vue économique, le meilleur réemploi, c’est le réemploi sur ses propres chantiers. C’est de l’économie maline, mais on n’a pas encore tout à fait inventé le modèle.

T.B et A.R. : Que dit la réglementation en matière de réemploi ?

A.K. : Elle rend certaines choses impossibles. Par exemple, un opérateur public ne peut revendre ses matériaux, car il deviendrait « fournisseur ». Nous travaillons avec eux pour qu’ils se constituent des stocks de matériaux réemployables. Mais la loi peut aussi être un levier : depuis le 1er janvier 2022, elle impose aux bâtiments de plus de 1000 m2, démolis ou rénovés de façon significative, un diagnostic Produit, Matériaux, Équipements, Déchets (PMED). Cet inventaire crée une vraie porte d’entrée au réemploi. X.N. : Cela m’évoque les débuts de la rénovation énergétique, qui est aujourd’hui devenu la norme… La réglementation et les labels vont transformer de la même façon le réemploi, jusqu’à devenir la norme. Autant y aller de façon volontaire, plutôt que subie ! A.K. : Avec la RE 2020 [règlementation environnementale, NDLR], chaque bâtiment est analysé selon son cycle de vie : sa naissance, sa vie et sa déconstruction. Elle comporte un levier très porteur pour le réemploi, puisque tous les matériaux réutilisés valent zéro* ! * La RE comptabilise les déchets produits au cours de la vie du bâtiments, et les matériaux réemployés ne sont pas comptabilisés.

T.B et A.R. : Comment intégrer les questions de traçabilité et d’assurance

avec des matériaux sans DTU* ? A.K. : BOMA est très vigilant sur cette question et nous avons une assurance responsabilité civile sur nos matériaux. Ensuite, un

chantier avec du réemploi, c’est beaucoup de réunions et de discussions avec les bureaux de contrôle… Sur le second œuvre, les verrous se lèvent sur quelques catégories de matériaux, comme les briques et le bois. L’idéal est de structurer de petits protocoles : avec l’ADEME [Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie , NDLR] par exemple, nous avons testé les possibilités de réemploi des six à huit portes d’un appartement dans le cas d’une déconstruction. Sur les projets privés, la plupart du temps il n’y a pas de bureau de contrôle, c’est alors au maître d’ouvrage de négocier avec son assurance, de lui prouver que réutiliser une faïence ne présente aucun danger pour les futurs usagers du bâtiment. X.N. : En réemployant un ou deux matériaux par chantier, on crée un « précédent ». Par exemple, si des portes coupefeu sont déposées dans un hôpital pour être reposées dans un lycée, cela pourra servir de référence à d’autres projets similaires. * Document technique unifié, qui précise les conditions techniques de bonne exécution des ouvrages.

T.B et A.R. : Quelles sont les conditions de réussite du réemploi dans l’architecture ?

X.N. : L’agence Encore Heureux, qui a travaillé sur la restructuration de la grande Halle de Colombelles avec un réemploi massif de matériaux, a créé un lot Zéro* de fournitures pour répondre à cet appel d’offre. A.K. : Le lot Zéro est une bonne idée, si on a tous les acteurs sur place. Ça veut dire que dans les cinq ans à venir, il faut que des filières spécialisées de réemploi soient structurées dans le bois, la céramique… * Les appels d’offres sont découpés en lots, ici l’agence a créé un lot spécifique au réemploi, qui n’existait pas jusqu’alors.

T.B et A.R. : Quels sont actuellement les acteurs et les ressources du réemploi ?

A.K. : Le syndicat du réemploi des matériaux de construction vient de se créer pour fédérer les acteurs d’un tout petit réseau. Sur le Grand Est, BOMA est le premier bureau d’études en économie circulaire appliqué au bâtiment. Nous pouvons agir en maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. Nous vendons une prestation clé en main qui facilite l’ensemble du processus de réemploi, en dépassant le rôle classique de l’assistance à maitrise d’ouvrage. Quand on sait par exemple que le bureau d’études Elan a estimé que le Nouveau Programme de Renouvellement Urbain à Strasbourg allait générer l’équivalent de 2,5 fois le stade de la Meinau rempli de déchets. Comment les villes vontelle organiser leurs infrastructures pour traiter cette masse de déchets ? NB : la ville de Strasbourg a créé un poste de Chargé de mission Bâtiment circulaire. Il n’a pas répondu à nos sollicitations pour participer à cet échange.

T.B et A.R. : Est-ce qu’on n’a pas perdu

le savoir-faire de « décortiquer » ces

matériaux ?

A.K. : Non, mais ça demande des petites mains. Ça revient, notamment grâce à des entreprises d’insertion ! Aujourd’hui, le plus vertueux à Strasbourg, c’est d’envoyer ses fenêtres au Réseau Origami, une entreprise adaptée, qui garantit 90 % de recyclage de chaque élément ! La Brocante du Bâtiment le fait aussi depuis 20 ans, essentiellement sur ses propres chantiers. Des choses existent à petite échelle, il faut les systématiser.

T.B et A.R. : Doit-on encore construire avec du neuf, alors que les matériaux sont là et que ce qui a été construit par l’homme dépasse ce que la nature a produit ?

X.N. : Depuis les Trente Glorieuses, on a pris l’habitude de produire en masse et on a perdu l’habitude du réemploi car notre société est

Prototypes de construction, à partir de terres excavées sur différents chantiers de constructions neuves – Photo : BOMA

dopée aux hydrocarbures. Or, il faut prendre conscience que dans un futur proche, nous allons regretter tous les matériaux mis à la benne. Une mesure visionnaire serait de taxer les matériaux et détaxer la main d’œuvre.

T.B et A.R. : En tant qu’étudiants, on croit que tout est tracé dans ce métier, mais on se rend vite compte qu’il va falloir improviser et expérimenter…

A.K. : Je dirais plutôt anticiper... C’est une condition de réussite du réemploi : ne pas perdre de temps et trouver les bons schémas d’organisation. On peut aussi s’inspirer de la pyramide des modes de traitement de déchets : d’abord la prévention (ne pas détruire ce bâtiment, ne pas changer ces toilettes), puis le réemploi, la réutilisation (en détournant l’usage du produit) enfin le recyclage et la valorisation. X.N. : L’expérimentation est indispensable. Il faut tester le réemploi sur vos propres projets, travailler sur des chantiers collectifs et participatifs. Et avant toute chose, il y a la question de l’écoconception. Travailler le plus possible avec des matériaux biosourcés, penser dès le départ au démontage. Plusieurs laboratoires de recherche travaillent sur la démontabilité des matériaux et des projets.

T.B et A.R. : En tant que praticiens du réemploi, quel est votre sentiment sur cette pratique émergente ?

X.N. : Quand un garde-corps devient une boule de Noël et une paroi de cabine acoustique, c’est génial et c’est une vraie fierté, cela donne du sens et une valeur ajoutée à notre pratique. Mais ce sont des chantiers chronophages, qui nous obligent à mener en

Construction d’un bar extérieur à l’Orée 85, à partir de matériaux récupérés dans des bureaux à Illkirch-Graffenstaden – Photo : Abdesslam Mirdass

parallèle des chantiers conventionnels. Je ressens une frustration de ne pas faire plus de réemploi, que le changement n’aille pas assez vite. C’est pourquoi je pense qu’il faut s’engager et militer dans les instances professionnelles. Christine Leconte, présidente du Conseil national de l’Ordre des architectes, milite d’ailleurs fortement pour arrêter de construire du neuf, pour réparer la ville. Le réemploi fournit du boulot dans toutes les filières, des emplois non délocalisables, y compris pour des entreprises d’insertion. En plus de sa valeur écologique, il a une valeur sociale. A.K. : Les projets conventionnels qu’on mène avec Vinci, Eiffage ou Bouygues – plus éloignés de nos convictions – nous permettent de faire exister les chantiers plus vertueux, plus expérimentaux et de faire avancer les mentalités. Il faut faire avancer tout le monde en même temps. Le réemploi est un sport de combat, ça fait du bien de voir d’autres personnes convaincues et engagées dans la même voie !

Pour aller plus loin

Dans sa thèse Vers une pratique du réemploi en architecture : expérimentations, outils, approches, cité par les deux étudiants, Marie de Guillebon définit le réemploi comme « une opération de prévention contre l’extraction massive de matière ou le gaspillage de biens encore en état d’usage. Au-delà d’une seule opération technique, elle relève d’une pratique autant citoyenne que professionnelle de gestion et de (re)connaissance de la matière. » Elle relève que cette pratique, « moins développée que le recyclage […] s’émancipe à grande vitesse et peine à s’insérer dans le système de production normalisé et standardisé imputé par le système industriel et socio-technique actuel. » Et livre l’analyse suivante : « Cette notion de frugalité matérielle, imputée par le réemploi, suppose de changer le moteur de l’économie matérielle et intellectuelle : le moteur serait celui de l’échange de connaissances partagées à l’échelle locale et globale. Ce moteur est celui de la coopération. »

Marie de Guillebon, Vers une pratique du réemploi en architecture : expérimentations, outils, approches, Université de Grenoble, 2019

« La pénurie est la mère de l’innovation sociale et technique. »

Yona Friedman, L’architecture de survie. Une philosophie de la pauvreté , 1978

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