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Dans l’atelier
Depuis la crise sanitaire, les petites villes et villages ont le vent en poupe. Si cette dynamique offre une solution bienvenue à l’étalement urbain, les communes ne sont pas toujours armées pour y faire face. Pratiquer le métier d’architecte en milieu rural, c’est justement l’objet de l’atelier Rural Studio de l’ENSAS, dirigé par Emmanuelle Rombach. L’an passé, les élèves y ont planché sur le dipôle Bouxwiller-Ingwiller, et ont présenté aux représentants des pistes pour redynamiser les centre-bourgs.
En campagne
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Par Emmanuel Dosda Photo Jésus s.Baptista
Emmanuel Rombach présente aux élus des villes de Bouxwiller, Ingwiller et à l’équipe du Parc naturel régional des Vosges du nord les intentions d’action des élèves à Bouxwiller et Ingwiller.
Il fait très chaud ce jeudi 19 mai dans la salle et dans les têtes des onze étudiants de première année de Master. À l’occasion d’un rendu intermédiaire, elles et ils présentent leurs projets à l’équipe du Parc naturel régional des Vosges du nord et aux équipes techniques de Bouxwiller et Ingwiller. Ces deux communes ont été retenues dans le programme national « de revitalisation locale » Petites villes de demain, conduit par l’Agence nationale de la cohésion des territoires et lancé fin 2020 dans un contexte d’exode urbain lié à la crise sanitaire. Un des objectifs est d’aider des communes de moins de 20 000 habitants à améliorer les conditions de vie des habitants et, dixit le texte de présentation du programme, à « répondre aux enjeux actuels et futurs, en faire des territoires démonstrateurs des solutions inventées au niveau local contribuant aux objectifs de développement durable ». En clair revitaliser les centres-bourgs, « conforter leur statut de villes dynamiques, où il fait bon vivre et respectueuses de l’environnement ». Voilà qui recoupe exactement les objectifs de l’atelier Rural Studio, initié il y a cinq ans par l’architecte Emmanuelle Rombach, qui propose de confronter les étudiants à la question de la ruralité aujourd’hui. Et à la pratique de l’architecture en milieu rural : « À l’image du médecin de campagne, explique-t-elle, l’architecte s’y fait tout terrain, à la fois bâtisseur, designer, urbaniste, conseiller pour des sujets à différentes échelles et pour des programmes variés. » Les ingénieurs Estelle Witt et Emmanuel Ballot sensibilisent les étudiants aux matériaux et techniques constructives, leur intégration harmonieuse à l’existant et leurs performances techniques et environnementales.
Se frotter à la réalité de terrain et contrer le périurbain
Dans un premier temps, les élèves de l’ENSAS ont arpenté le dipôle Bouxwiller avec des étudiants de Master de la Faculté de Géographie de Strasbourg afin de dresser un diagnostic complet du territoire : architecture, urbanisme, paysage, sociologie, économie, agronomie, environnement, aménagement du territoire… Elles et ils ont ensuite rencontré des responsables locaux pour pouvoir, ensemble, faire émerger des problématiques et objectifs. L’idée n’est pas d’apporter des réponses à des « commandes » d’élus : « Nous ne faisons pas concurrence aux bureaux d’études », insiste Emmanuelle Rombach. L’exercice impose néanmoins de se frotter à la réalité de terrain et aux volontés politiques tout en gardant un nécessaire recul et un regard frais. « L’atelier offre la possibilité d’expérimenter le lien entre recherche et terrain », résume l’enseignante.
Composer avec l’humain et construire pour demain
Ce jeudi, donc, ce sont justement leurs diagnostics et leurs pistes que présentent les élèves, pour les tester avant de passer au dessin des projets. L’exercice est ardu. Jennifer Casagrande (chargée de mission Petites Villes de demain pour le dipôle), Jean-Christophe Brua (architecte responsable du patrimoine remarquable à Bouxwiller), Jérôme Thien (responsable pôle technique de Bouxwiller) et Pascal Demoulin (architecte, chargé de mission architecture et espaces publics du Parc naturel régional des Vosges du nord) ne manquent pas de les
déstabiliser avec questions et observations. Les vues aériennes, maquettes numériques et autres croquis défilent à l’écran et les remarques fusent. « Vous réinterrogez la manière de vivre dans une ville moyenne ! », lance, enthousiaste, Pascal Demoulin quand les élèves évoquent la revalorisation de l’artisanat à Ingwiller comme moteur de projet. Ils s’inspirent et développent ici la démarche de Jacky Keiff, serrurier et métallurgiste de la ville. L’évocation d’un cas similaire d’artisan de Bouxwiller amène de l’eau au moulin des jeunes architectes qui imaginent réhabiliter des espaces en friche en intégrant des ateliers à l’habitat. Avec toujours à l’esprit l’utilisation des matériaux locaux (pierre, torchis, bois…), dans un souci d’harmonie et de soutien des filières locales. Jessica Grail et Charles Héraude se sont ainsi concentrées sur la rue Schuler de Bouxwiller, perpendiculaire aux remparts de la ville. Il s’agit ici de revaloriser des parcelles de petits gabarits, des habitations de taille modeste disposant, de l’autre côté de la rue, de granges de 40 m2 qui pourraient être restaurées pour créer des ateliers. Les dents creuses seraient utilisées pour créer des espaces verts, avec arbres fruitiers et plantes grimpantes. Si Pascal Demoulin se réjouit – « C’est un vrai combat que de revaloriser un quartier paupérisé ! » –, Jean-Christophe Brua (Bouxwiller) s’interroge : « Ce projet risque d’être complexe car il imbrique espaces publics et privés. »
Deux communes, une entité
Dans leurs analyses détaillées, les élèves ont pris en compte la réalité de Bouxwiller, très bien équipée en écoles, gymnase, musée ou même théâtre, mais peu dotée de transports en commun, contrairement à Ingwiller, bien desservie. Elles et ils ont imaginé des flux, des connections, notamment en s’appuyant sur la piste cyclable entre les deux communes. Peu empruntée, elle permettrait pourtant de diminuer la circulation automobile et d’accéder aux transports en commun pour les plus longs trajets. Le projet d’Ariane Rochette et de Tania Aoun cherche lui aussi à rapprocher les deux communes en créant un espace commun. L’usine Staat de Bouxwiller, ancienne visserie / boulonnerie de 2 300 m2 qui sert actuellement de lieu de stockage, est transformée en marché couvert. L’idée séduit les partenaires, même si Jean-Christophe Brua demande des précisions : « Il faudra se questionner sur la qualité de ces bâtiments. »« Il va falloir définir les parties bâties que l’on garde ou non, répond Ariane Rochette, préciser ce programme que l’on souhaiterait modulable, pour y vendre des produits artisanaux ou organiser des événements festifs. Il faudra voir comment intégrer la Maison intergénérationnelle à proximité. Il faut que la halle s’ouvre à toutes et tous. » « Je les encourage à se battre pour leurs idées, confiera plus tard Emmanuelle Rombach. Les élèves doivent faire preuve de pragmatisme, être attentifs aux contraintes, mais suivre leurs intuitions. »
En haut : Détail des intentions d’action des élèves à Bouxwiller : mobilité, équipements, commerce, espaces publics En bas : Présentation intermédiaire du travail des élèves aux élus des villes de Bouxwiller, Ingwiller et à l’équipe du Parc naturel régional des Vosges du nord.
Imaginer un horizon rural
Une fois finalisés, les projets des étudiants seront présentés sur place, sous forme d’une exposition ouverte à tous. Ils seront matière à réflexion et discussion. L’objectif de cet atelier est avant tout d’imaginer un horizon rural pour des d’habitants sur un territoire qui manque parfois de lieux de vie. Et de donner quelques pistes pour, peut-être, résister aux centres commerciaux périphériques et au « tout voiture » ! Pour Emmanuelle Rombach, l’atelier Rural Studio permet de se projeter et de « réfléchir à l’émergence de nouvelles formes de ruralités, créatrices de désir d’embrasser une vie à la campagne, d’opérer un retour à l’artisanat ou à l’agriculture compatible avec une existence connectée. » En les mettant en lien direct avec le terrain et ses acteurs, il interroge aussi leur métier. « Il faut arrêter avec l’idée de l’architecte roi du monde ou artiste : il doit composer avec l’humain, ne pas être seulement maître d’œuvre, mais force de proposition pour dessiner le monde rural de demain. »
Les élèves du Rural Studio : Tania Aoun, Hélène Bisch, Tiffany Bricout, Léa Camp, Jessica Grail, Hanine Hassan Mohamed Hassib, Charles Héraude, Sophie Herque, Élodie Meyer, Ariane Rochette, Léa Schmitt Les élèves présentent leurs projets finaux aux élus des villes de Bouxwiller, Ingwiller et à l’équipe du Parc naturel régional des Vosges du nord.
055« Il me semble que dans les Arts qui ne sont pas purement mécaniques, il ne suffit pas que l’on sache travailler, il importe surtout que l’on apprenne à penser. »
Abbé Laugier, Essai sur l’architecture, 1753