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Lectures d’espaces

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Tribune

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Quelles « transitions » notre ville a-t-elle déjà connu au fil de son histoire, et quelles traces ont-elles laissé ? Pour cette lecture d’espace, histoire de prendre de la hauteur, nous sommes montés sur la plateforme de la Cathédrale pour observer la ville de Strasbourg, son inscription dans le paysage et son évolution dans le temps.

Voir loin

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Par Sylvia Dubost — Photos Pascal Bastien

Observateurs

Philippe Cieren, architecte du patrimoine, directeur de l’ENSAS Gauthier Bolle, architecte, maître de conférences en histoire et culture architecturale à l’ENSAS

Prendre de la hauteur, c’est voir plus loin dans l’espace et le temps. Appréhender les transformations de la ville au fil des décennies et des siècles, voir comment la ville se reconstruit sur elle-même, selon des logiques différentes voire opposées suivant les époques. C’est aussi changer de point de vue et de regard. Vue d’ici, à 66m au-dessus du cœur de la ville médiévale, Strasbourg dévoile plus clairement son dessin et laisse supposer les desseins de ceux qui l’ont construite.

Repérages

66m, ce n’est pas si haut, mais cela suffit pour bousculer les repères. La pratique quotidienne de la ville altère manifestement la perception de la situation des bâtiments et de leurs dimensions. (À noter que d’ici, on ne peut regarder que vers le nord-est et le sud-ouest, les autres angles, vers la place de Haguenau ou la Médiathèque Malraux, étant « empêchées » par la maison des gardiens et la tour.) « Une des premières choses que je fais à chaque fois que je visite une ville, c’est de monter sur une tour », rapporte Philippe Cieren. Son dessin général apparait en effet avec une clarté inédite. Il commente : « D’ici, je vois d’abord des couvertures en tuiles : c’est la ville d’avant le 19e siècle. Puis une bande d’ardoise : ce sont les toits de la ville allemande. Et entre les tuiles et l’ardoise, je vois les bandes d’arbres qui laissent deviner les bandes d’eau. » « Cela nous conduit à nous demander quelles interactions, quelles frictions existent entre ces bandes. », enchaîne Gauthier Bolle. De manière générale, « ce qui [le] frappe, c’est la continuité visuelle dans la variété ». Philippe Cieren retient « une variété assez fondue ».

La rue de la Division Leclerc (bâtiments blancs) entoure et souligne la ville médiévale

La ville médiévale et allemande

Dans la partie médiévale, particulièrement dense, on est frappé par « l’orientation identique des bâtiments », que relève Philippe Cieren, surtout entre la cathédrale et la place Gutenberg - rue du Vieux-Marchéaux-Poissons. Ce n’est plus le cas dans certains quartiers plus tardifs, notamment au-delà de l’île centrale. D’ici, on remarque immédiatement les bâtiments de la rue de la Division Leclerc, qui se détachent par leur couleur et leurs dimensions. « Ces bâtiments sociaux des années 30 soulignent la structure de la ville médiévale », explique Gauthier Bolle. Ils l’épousent, pour ainsi dire. Cette artère s’inscrit dans le projet de modernisation du centre historique, entre 1910 et 1960, où des logements insalubres sont détruits pour laisser place à de grands axes. Les habitants sont relogés, notamment dans la cité-jardin du Stockfeld, et ici, donc. « La rue de la Division Leclerc fait partie de la « GrandePercée », dans la continuité de la Rue du 22-Novembre, et sera prolongée jusqu’à la place de la Bourse dans les années 60. Elle démontre une vision urbaine globale et intéressante, qui relie la cité du Stockfeld, où les habitants sont relogés, au centre-ville par le tramway [qui suit le même trajet qu’aujourd’hui, NDLR]. » Gauthier Bolle relève ici la finesse de la couture entre le tissu ancien et récent, qui sera selon lui moins finement travaillée dans la dernière partie, rue de la 1ére Armée. « Pendant longtemps, il y a eu un architecte en chef à la ville, en l’occurrence Paul Dopff pour la rue de la Division Leclerc, qui veillait à l’harmonie, à la qualité des transitions avec les bâtiments de la Renaissance. » Cette fonction n’existe plus à partir des années 1970. « À partir de là, le tempo de l’urbanisation devient plus politique. » Philippe Cieren désigne quant à lui des bâtiments des années 50, insérés dans le tissu médiéval, qui remplacent ceux détruits pendant la 2e Guerre Mondiale, et note à quel point ces raccommodages sont discrets. Au nord, côté Homme de fer, où l’on est plus loin de cathédrale, la municipalité a adopté

Le quartier de l’Esplanade rompt avec les gabarits des bâtiments de la ville ancienne.

une autre attitude, « car on estimait que le bâti avait moins d’intérêt ici ». Difficile de manquer la Tour Valentin-Sorg place de l’Homme de fer, construite en 1955 par Charles-Gustave Stoskopf, à qui l’on doit aussi le quartier de l’Esplanade et du Neuhof. Y sont relogés des habitants dont les logements avaient été endommagés pendant la guerre. On fait remarquer le désamour dont elle est parfois l’objet, et Gauthier Bolle de rappeler que Stoskopf avait justifié son geste par la présence d’une tour médiévale à cet endroit, et que son projet ouvrait ici la possibilité d’un axe nord-sud (vers les Halles et au-delà) qui prolonge la Grande-Percée.

La ceinture verte et au-delà

« Après la 1ère Guerre Mondiale, les terrains militaires ont été déclassés », rappelle Gauthier Bolle. La ville peut ainsi s’étendre au-delà du glacis militaire, cette large bande non construite qui entourait la Citadelle de Vauban, démantelée à partir de 1870. Le glacis bien visible : il est désormais Ceinture verte, et entoure la ville ancienne –médiévale et allemande. D’ici, on peut suivre son tracé très peu interrompu : de l’Orangerie au Heyritz et au Parc de la Citadelle en passant par les remparts derrière la gare. « C’était presque une politique écologique à l’avance, note Gauthier Bolle. On y a construit quelques logements des équipements, mais on a essayé de la conserver telle quelle. À cela s’ajoute une politique très ambitieuse sur les jardins ouvriers, amplifiée par Jacques Peirotes. » « On voit très bien d’ici à quel point la ville est verte, remarque Philippe Cieren, au-delà du centre très dense où il y a très peu d’îlots verts. » Au-delà, la ville a progressivement intégré les faubourgs. « Il y a vingt ans, on voyait beaucoup plus la coupure avec Neudorf, se souvient Gauthier Bolle. Le pont Wilson marquait vraiment une rupture, on passait au-dessus d’une ville qu’on ne voyait pas. Aujourd’hui, on ne ressent plus la limite, alors qu’au nord [de la place de Haguenau à l’Orangerie, NDLR], le glacis joue encore son rôle. »

L’entrée dans Strasbourg par la M351, dans l’axe de la Cathédrale. À droite, le Zénith, au premier plan, l’ancien glacis militaire.

D’ici, on voit nettement qu’à partir des années 60, les dimensions des nouvelles constructions contrastent fortement avec celles de la ville ancienne. On a explosé les gabarits : le quartier de l’Esplanade et le centre commercial des Halles semblent, vu d’ici, totalement démesurés et sans lien avec le bâti ancien. Juste à côté, on aperçoit l’alignements des logements construits au début années 50 rue du Jura, entre la Krutenau et l’Esplanade, « qui sont encore en continuité avec la ville ».

La ville de demain

Dès lors, comment envisager la ville de demain ? « Strasbourg est clairement une ville de plaine, observe Philippe Cieren, dont on voit nettement les contours. Il n’y a pas de limite physique à son extension, sauf le Rhin. Or, la raison commande de densifier : c’est très contradictoire. L’une des qualités de Strasbourg, c’est justement qu’elle n’est pas trop dense. Mais il faut malheureusement constater que tout espace non bâti est affectable… » Pour Gauthier Bolle, « il faut développer la ville en conservant ces qualités, notamment ce lien avec la nature, qui fait partie d’un mode de vie. » « Il faut rétablir la continuité verte, confirme Philippe Cieren, et inventorier les délaissés. Bout à bout, cela fait beaucoup. Ce sont souvent de petits espaces, et cela demande une autre culture de construction. » Dès lors, que retirer de tout cela ? « Je vois l’intelligence du passé, commente Gauthier Bolle, et je voudrais qu’on ait la même. » Et Philippe Cieren de conclure « Entre ici et le bout de la ville, il y a 600 à 700 ans. Sans doute qu’on fera un peu de bêtises, mais ça ira ! Ce qui se passera dans les cinquante prochaines années est finalement assez mineur… »

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