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Comment enseigner aujourd’hui pour permettre aux futurs architectes, au-delà des réponses techniques, d’aborder la question complexe des transitions ? François Nowakowski, architecte et enseignant à l’ENSAS, plaide pour de nouveaux modes de transmission, qui correspondent aussi à une conception différente du métier d’architecte… et de la place de l’école dans la Cité.

Pédagogies en transition

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Propos recueillis par Sylvia Dubost

Comment comprenez-vous le terme de « transition » ?

La transition renvoie à un processus de transformation, que j’envisage d’un point de vue économique, politique, social et environnemental. Une des origines de la crise écologique, qui nous amène à parler de transition, c’est l’essor du capitalisme, de l’industrialisation, de l’économie financiarisée. « L’écologie sans luttes des classes, c’est du jardinage », disait le syndicaliste brésilien Chico Mendes (19441988) : je suis convaincu qu’on ne peut pas déconnecter ces différentes dimensions.

Quelle est la position des étudiants par rapport à ces questions ?

Beaucoup d’étudiantes et étudiants entrant en première année sont nés en 2003-2004. Le sommet de Copenhague, qui a commencé à politiser les questions climatiques, a eu lieu en 2009. Le rapport du GIEC démontrant que les activités humaines sont à la source du dérèglement climatique, date de 2014. Elles et ils ont grandi avec ces questions. Ce qui m’a frappé lors de leurs entretiens d’admission à l’ENSAS, c’est que neuf sur dix les ont mentionnées comme motivation. Cela nous oblige à répondre à leurs attentes, et à celles de la société vis-à-vis des architectes pour contribuer à améliorer la vie des humains et de toute la biosphère.

Comment sont-elles d’ores et déjà intégrées dans les enseignements ?

Je peux en tout cas parler des miens. Dans l’atelier de 3e année [Lisières métropolitaines en projet(s), NDLR], nous travaillons sur les notions d’adaptation et d’atténuation, à partir des rapports du GIEC. Il s’agit à la fois d’atténuer le dérèglement climatique et de s’adapter à ses conséquences. L’une d’elles, c’est que certaines permanences sur lesquelles on pouvait s’appuyer dans la conception d’un projet urbain, comme le climat, n’en sont plus forcément. Par exemple, les paramètres pour concevoir une architecture ou un urbanisme bioclimatique vont se modifier. Un des changements absolument nécessaires, c’est de réussir à envisager que chaque édifice ou quartier puisse évoluer, de penser en termes de processus et non plus en termes d’objet fini. Or, on constate que ce sont d’abord les objets ultra-finis qui produisent de la valeur immobilière. Le risque, c’est une dérive vers la technicisation accrue des bâtiments qui dépossède les habitantes et habitants, et tous les acteurs du cadre bâti, de leur capacité à les faire évoluer, à se les approprier. Il y a là une dimension politique et démocratique : selon moi, la transition ne peut se faire qu’en retrouvant du pouvoir d’agir.

Quels seraient selon vous les principaux changements à apporter à l’enseignement ?

Une des dimensions essentielles est le contact avec le terrain, de manière complexe : le sol, le bâti existant, les habitants... Je ne conçois pas la pédagogie sans interaction avec une situation concrète. L’immersion dans un lieu de vie met les étudiantes et étudiants en situation de comprendre qu’ils et elles ne sont jamais tout seuls à agir quelque part. Cela les met en situation d’interagir, de comprendre qu’il y a des demandes, pas forcément d’architecture d’ailleurs, de les transposer en espaces, de confronter leur vision théorique à une complexité. Les enseignements en immersion que je pratique nécessitent que les écoles soient en capacité d’entrer en contact avec les territoires. C’est en train de se structurer : des CAUE [Conseils d’architecture, d’urbanisme et d’environnement, NDLR], comme celui d’Ardèche, ou la fédération des Parcs naturels régionaux s’efforcent de faciliter la rencontre entre établissements d’enseignements supérieurs et territoires. Cela demande beaucoup d’implication des enseignants, pour prendre contact, comprendre les attentes, voir celles auxquelles on peut répondre. En Ardèche, nous avons réfléchi durant trois ans

« L’architecte doit répondre à une demande ou être en capacité de poser des questions ? »

au devenir d’une vallée à partir de la notion de biorégion*. Et face à des élus en attente d’un projet de salle des fêtes, nous avons dû sans cesse réexpliquer qu’on n’est pas là pour faire le travail des architectes mais pour apporter de la matière grise, en bousculant parfois les idées reçues, en posant des questions qui peuvent déranger. J’ajouterais qu’il est essentiel de rappeler aux étudiantes et étudiants qu’ils feront partie d’un système où il existe des rapports de pouvoir et d’argent. La production immobilière, parfois totalement déconnectée des besoins des gens, est centrale dans le capitalisme financiarisé, comme l’a notamment démontré le géographe marxiste David Harvey. Ceci nécessite d’intégrer davantage les questions économiques et politiques dans l’enseignement pour avoir conscience des leviers d’action qu’on a et qu’on n’a pas. Une fois qu’on sait que le secteur est la 1ère source de déchets en France, cela doit nous alerter sur notre rôle mais aussi sur celui des donneurs d’ordre, promoteurs, ingénieurs, etc. *Le biorégionalisme est une approche écologique, sociale, économique et culturelle qui propose de repenser les établissements humains à partir des caractéristiques écologiques d’un territoire.

Quelle est la place du projet* dans cette transition des enseignements ?

L’interdisciplinarité, autour, avec, en lien avec la conception reste un impensé. Après 1968, les écoles ont intégré beaucoup de nouvelles disciplines, conduisant à un morcellement des enseignements. Les étudiants en Licence 3 doivent ainsi valider plus d’une quinzaine d’enseignements. L’un des enjeux est de penser les articulations, par situation pédagogique (cours, atelier, travail d’immersion, etc.), en croisant expérimentation et apports théoriques. Ma vision est celle d’un enseignement qui ne sépare pas la théorie de l’expérimentation : l’expérimentation peut être source de connaissances. * On appelle « enseignement de projet » la conception complète par les étudiants d’un édifice ou d’un quartier, à partir d’un existant ou pas. Cela implique la prise en compte d’un nombre important de paramètres et la mobilisation d’un grand nombre de connaissances et/ou de compétences.

Quelles compétences faudrait-il développer ?

Travailler en groupe, et avec d’autres, en dehors de l’école. Il faut être conscient de ses compétences mais aussi de ses incompétences. On a beaucoup reproché aux architectes d’être trop sûr d’euxmêmes. Aujourd’hui, on voit aussi chez les jeunes le désir d’être au contact avec les habitants. Cela nécessite d’être en capacité d’échanger, de comprendre les milieux de vie, et de trouver une réponse juste. Le but n’est pas de faire des architectes uniquement sachants, mais aussi, et avant

Des étudiants de l’ENSA Lyon ont travaillé en immersion pendant trois ans dans la vallée de la Ligne en Ardèche.

tout peut-être, « entendants ». À la sortie des écoles, on constate que près de la moitié des étudiants exercent dans d’autres domaines que ceux de l’architecture. Notre enseignement permet ainsi d’amener d’autres métiers à se poser ces questions. Si le diplômé exerce dans une collectivité, il les intègrera en amont de la commande. Cela fait partie des grands débats dans les écoles d’architecture. À quels métiers forme-t-on ? Est-ce qu’on élargit consciemment notre enseignement à d’autres métiers que celui d’architecte ?

Quels sont les principaux freins à ces changements ? les écueils ?

Il y a là un débat sous-jacent, qui constitue un frein, sur la manière d’envisager le métier. Est-ce que l’architecte doit répondre de manière stricte à une demande, ou doit-il être en capacité de poser des questions, mettant en cause ce qu’on attend de lui ? On met en avant le fait que les étudiants doivent trouver un métier en sortant de l’école. Mais la question est celle de notre rôle social, pour apporter des réponses aux enjeux écologiques en prise avec les milieux de vie.

Quel serait alors le cœur du métier

d’architecte ? L’exercice de la conception : la capacité à comprendre une situation, et à proposer une intervention en relation avec un milieu dans un espace-temps, c’est-à-dire capable ensuite de se transformer, de s’ajuster, d’être approprié et réapproprié.

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