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GRAND ENTRETIEN
from Zut Esch 2022
by Zut Magazine
Le territoire d�Esch2022 Capitale européenne de la culture concerne deux pays, le Luxembourg (Esch-sur-Alzette et dix communes aux alentours) et la France (huit communes de la Communauté de communes du Pays Haut Val d’Alzette - CCPHVA)… qui ont une histoire commune et bien des points de convergence ! Entretien croisé entre Nancy Braun, directeur général d’Esch2022, et Frédérique Neau-Dufour, cheffe de projet pour Esch2022, côté français.
Par Emmanuel Dosda
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Un destin partagé
Un événement comme celui-ci permet-il de lier deux régions transfrontalières ? Nancy Braun : Oui, absolument : l’idée est de célébrer la culture et la diversité européennes, tout en montrant l’identité de la région. La coopération transfrontalière dans le cadre d’Esch2022 est née des liens qui ont été noués par notre histoire industrielle commune et le fait que nous vivons l’Europe au quotidien. Chaque jour, des centaines de milliers de personnes traversent les frontières de la Grande Région dans le cadre de leur travail. Des Luxembourgeois et expatriés vivent également en France. De nombreux aspects nous lient les uns aux autres, ce qui rapproche encore plus la population. Les onze communes luxembourgeoises et huit communes françaises qui constituent Esch2022 forment un ensemble à part entière, ce qui a été un des arguments qui a convaincu le comité de la Commission européenne. Frédérique Neau-Dufour : Les liens entre le Sud du Luxembourg et le Nord de la Lorraine n’ont pas attendu Esch2022 pour exister ! Ils se sont noués il y a plus d’un siècle et sont d’autant plus profonds qu’ils s’enracinent dans le sol : des deux côtés de la frontière, la présence souterraine du minerai de fer a engendré un destin partagé. Pour les besoins de la sidérurgie, des travailleurs sont venus de toute l’Europe, des mines ont été creusées, d’immenses usines ont surgi de terre. Cette vie vouée à la production a créé une culture et une sociabilité communes, des modes de vie et des préoccupations quotidiennes similaires. Finalement, Esch2022 ne fait que magnifier une réalité que chaque habitant ressent intimement : celle d’appartenir à un même écosystème où la culture industrielle et la diversité humaine restent prégnantes.
Pourquoi avoir retenu la notion de « remix » comme thématique à cette manifestation ? Pour mettre en relief la requalification d’un espace autrefois dédié à l’industrie, le caractère multiculturel du territoire concerné ? Nancy Braun : Sous la devise «Remix culture », le connu est mis en réseau avec l’inconnu, la haute culture avec la culture quotidienne et l’idée est de les associer pour créer quelque chose de nouveau et permettre ainsi une transformation. Le « Remix » a également l’ambition de favoriser, de stimuler l’accès à la culture. Les citoyens sont invités à participer à cette mission en tant que partenaires de projet, en tant que bénévoles ou comme spectateurs « participants » – et c’est aussi un message central : « Participez, façonnez activement l’avenir de votre région, et le tout, bien sûr, avec beaucoup d’amusement ! » Plus de 120 nationalités vivent à Esch-sur-Alzette et la diversité multiculturelle est passionnante, ceci aussi bien dans la partie francophone du territoire Esch2022 que du côté luxembourgeois. Esch2022, une région haute en couleurs… Frédérique Neau-Dufour : La notion de « remix » reflète la réalité d’un territoire en pleine reconfiguration, en pleine redéfinition, que cela soit du côté français ou
Frédérique Neau-Dufour, cheffe de projet pour Esch2022 côté français © Christoph de Barry
du côté luxembourgeois. Quand je suis sur place, je reste frappée par la façon dont l’héritage patrimonial s’imbrique avec l’avenir architectural, mais aussi par le dynamisme des cultures musicales, chorégraphiques ou culinaires héritées de toute l’Europe. C’est cette vitalité sans frontières que la Capitale européenne de la culture met en exergue.
Avec sa population d’origines diverses, peut-on voir cette région comme un véritable laboratoire européen ? Nancy Braun : Nous sommes effectivement un «petit» laboratoire européen qui sert d’exemple. Nous vivons l’Europe au quotidien, puisque nos frontières dans la région sont perméables, la multiculturalité fait partie de notre ADN. Aussi, la coopération entre les trois Capitales européennes de la culture est très importante à soulever, une coopération qui jette une sorte de “filet” culturel sur une partie de l’Europe, rapprochant ainsi les gens, les villes et les pays. Environ un tiers de nos projets sont développés conjointement avec Kaunas en Lituanie et / ou Novi Sad en Serbie, les deux autres Capitales européenne de la culture. Il est particulièrement important de soulever cette dimension européenne en ces temps et de vivre la culture européenne, de la montrer et de créer des synergies. À grande échelle, c’est-à-dire au niveau international, mais aussi à petite échelle, au niveau local et régional. Grâce à des projets transfrontaliers et transnationaux, des communes, des institutions, des associations, des artistes qui ne se seraient probablement pas rencontrés, travaillent ensemble dans le cadre d’Esch2022. L’objectif est que ces liens puissent perdurer et se développer au-delà et créer un impact à long terme. Frédérique Neau-Dufour : Oui, c’est le cas. Ce n’est pas pour rien que ce territoire fut au cœur de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, première organisation européenne née en 1951 avec six pays membres. Aujourd’hui, l’Europe est fortement perceptible sur place, ne serait-ce que dans les rues des villes: on entend parler luxembourgeois, français, allemand, portugais, italien…
Les différents partenaires sont l’État, la Communauté de communes du Pays Val d’Alzette, la Région Grand Est, le Conseil départemental de la Moselle et le Conseil départemental de la Meurthe-et-Moselle
Nancy Braun, directeur général d’Esch2022 © Jessica Theis
Esch-sur-Alzette profite d’un « nouveau souffle » post-industriel. À quoi le doit-on ? La culture est-elle synonyme d’espoir et de seconde respiration, pour une région un temps sinistrée ? Nancy Braun : Esch-sur-Alzette et le Sud sont au cœur de la transformation. Le quartier universitaire d’Esch-Belval et d’autres lieux qui abritent aujourd’hui d’importantes institutions de recherche ont pris le relais de l’industrie sidérurgique traditionnelle et permettent à une autre génération de construire son avenir. On peut donc déjà voir ici comment la société industrielle s’est transformée en société de la connaissance. Esch2022 est un élément très important dans cette évolution. Ce qui vaut pour la partie luxembourgeoise du territoire, le vaut aussi pour la partie francophone Esch2022. Les nombreuses synergies nouvellement créées et la créativité libérée doivent aider à renforcer l’identité et à encourager les gens à participer activement à la construction de leur avenir. Frédérique Neau-Dufour : La disparition de l’industrie sidérurgique dans les années 1970-1980 a durement frappé le Sud-Luxembourg et le Nord-lorrain. Mais l’image de déclin qu’on accole souvent à cette région est dépassée. Une véritable énergie est déployée de part et d’autre de la frontière pour réinventer la société sur de nouvelles bases. Bien sûr, les moyens sont beaucoup plus importants au Luxembourg, comme le prouve l’émergence éclatante de Belval. Mais des deux côtés, on a fait le pari de la culture pour créer du lien social, donner du sens à la vie et doper l’économie. La CCPHVA, par exemple, mise sur la Smart City, le spectacle vivant, le cinéma et la création numérique, notamment au travers de L’Arche, son équipement phare inauguré en mars dernier.
Comment les artistes peuvent-ils s’emparer de l’histoire, remixer le patrimoine industriel ? Nancy Braun : Dans notre région, la culture et l’industrie vont de pair. Cette interaction se manifeste de manière naturelle et variée dans de nombreux projets comme nos grandes expositions à Esch-Belval, où l’art médiatique numérique s’installe dans d’anciens bâtiments industriels – la Möllerei et la Massenoire. Citons encore une mine désaffectée à Audun-le-Tiche : des bénévoles de la région ont relevé le défi pour ouvrir cette mine aux visiteurs et la rendre accessible de manière captivante, avec des escape games ou de la restauration pop-up. Ils ne sont pas seulement fiers
de leur histoire industrielle, mais veulent aussi participer activement à la manière dont elle peut poursuivre son parcours. La raconter pour honorer notre passé. Mine d’Umbau montre que le mélange a donc de nombreuses facettes et les porteurs de projet ont fait preuve d’une grande créativité dans l’accomplissement de leur tâche. Frédérique Neau-Dufour : Si le monde a une âme, les artistes sont ses sentinelles. Je veux dire par là qu’ils ont la capacité inouïe de percevoir de quoi nos vies sont faites, ils savent nommer les éléments sous-jacents qui les composent, déceler les forces qui les tiraillent. Très logiquement, beaucoup d’entre eux ont conçu leur œuvre dans un étroit dialogue avec le passé du territoire. Le passé industriel, bien sûr, comme dans le projet À l’aplomb du vide de la compagnie Chor’À Corps. Les danseurs apprennent depuis des mois à évoluer en apesanteur pour produire leur chorégraphie dans un ancien bâtiment industriel. C’est une façon de rendre hommage aux ouvriers dont les corps ont souffert dans la chaleur et le bruit des usines. Plusieurs documentaires interrogent l’industrie d’hier – L’Usine secrète – et l’activité économique d’aujourd’hui. Le documentaire Frontaliers donne par exemple la parole aux travailleurs qui font quotidiennement la navette vers le Luxembourg. Le passé, c’est aussi le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement à Thil où se trouvent un ancien camp de concentration et une mine réservée aux travailleurs forcés. Le Musée national de la Résistance et des Droits humains d’Esch-sur-Alzette rend à tous les persécutés de la terre un magnifique hommage avec Ecce homo: l’artiste Bruce Clarke va composer une fresque originale dans l’entrée de la mine du syndicat de Tiercelet. Esch2022 représente 130 projets et 2 000 événements : comment expliquez-vous l’engouement des créateurs pour cette manifestation ? Nancy Braun : L’engouement est là et c’est impressionnant de voir comment et sous quelle forme le thème « Remix culture » a pris vie. Il est très difficile de mettre en avant certains aspects et projets… C’est passionnant : le projet est si varié qu’il a vraiment quelque chose à offrir à chacun. Le territoire d’Esch2022 a un charme particulier et mérite une visite. Cela commence par une nature magnifique dans d’anciennes mines à ciel ouvert devenues aujourd’hui des réserves naturelles que l’on peut parcourir à pied sur le Minett Trail ou à vélo sur le nouveau Minett Cycle. On y découvre un orgue célèbre à Dudelange ou un village pop-up sur le thème de la durabilité que la commune de Monnerich installera fin août, des expositions d’art, des spectacles de danse et des installations dans d’anciens hangars industriels et bien plus encore. Il faut également mentionner les projets et spectacles qui se présentent dans le nouveau centre culturel de Micheville, L’Arche. L’un des temps forts sera un concert de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg (le 29 octobre) dans le cadre du Festival du Film Italien de Villerupt : le Cinéma italien et ses musiques. Mais dès le printemps, il faudra se rendre à Villerupt : le 7 mai, on dansera au Bal Pop et tout le monde est le bienvenu ! La culture pensée au sens large du terme, accessible à tous ! Le mieux est de s’inscrire à notre newsletter via notre site esch2022.lu, de recevoir chaque semaine des conseils sur les événements et chaque mois des informations plus détaillées sur les nombreux projets passionnants. Frédérique Neau-Dufour : Après deux ans de pandémie, le désir d’expression est plus fort que jamais. Tant d’occasions de rencontres ont été manquées ! Il y a une folle volonté d’échanger, de discuter, de coopérer, de construire des projets qui donnent du sens à nos vies. Reste à espérer que le public soit au rendez-vous. Et que la guerre qui frappe de nouveau notre continent ne vienne pas mettre un coup d’arrêt à cette liberté retrouvée, que l’on pressent si fragile.
C’est mon choix
Ecce homo L’artiste plasticien Bruce Clarke investit la mine du syndicat de Tiercelet à Thil. Dans ce lieu où les nazis forcèrent des prisonniers et des déportés à travailler, il crée une fresque sur la Résistance et les droits humains. Ce projet porté par le Musée national de la Résistance et des Droits humains d’Esch-sur-Alzette sera magnifié par les interventions du performeur Tebby Ramasike. Création fresque 2, 9 et 16 juin (inauguration le 23 juin) Performances du 4 au 6 octobre à Thil
Sonomaton, le banquet des utopistes La compagnie Mirelaridaine recueille les souvenirs culinaires des habitants du territoire pour préparer un banquet. Quelle belle idée ! Plusieurs dates permettront au public de participer à ce moment de convivialité mais aussi de débats. J’aime le côté généreux du projet dans lequel ont été impliqués les élèves du lycée hôtelier d’Ottange. Le 8 mai à Boulange, et le 25 juin à Audun-Le-Tiche On pourrait faire le tour du monde Une écrivaine, un photographe français et un photographe luxembourgeois croisent leurs regards sur ce territoire frontière. De leurs rencontres avec les habitants naît une exposition profondément incarnée, qui révèle les paysages et les âmes, au fil de textes et de photographies inspirées par les hasards du terrain. Juin et juillet Lieu à venir
Les Frontaliers, « des vies en stéréo » Ce film documentaire s’intéresse à la vie quotidienne de ceux que l’on a coutume de surnommer les frontaliers. Depuis deux ans, les réalisateurs suivent les femmes et les hommes qui traversent quotidiennement la frontière pour aller travailler. À partir de leurs témoignages, ils donnent à voir la réalité mouvante de leur existence entre la France et le Luxembourg. 21 octobre L’Arche à Villerupt À l’aplomb du vide J’ai un coup de cœur pour ce projet porté par l’association Chor’À Corps, basée à Audun-le-Tiche, avec l’appui d’un chorégraphe professionnel. Cette création originale offre un spectacle suspendu dans le temps et l’espace. Grâce à des baudriers, les danseurs évoluent dans les airs sur le Plancher des Coulées du Haut Fourneau à Belval. Une manière poétique et légère de revisiter les lieux de l’industrie lourde. Du 24 au 26 juin Le Plancher des Coulées à Esch-Belval
Et aussi…
Earthbound – In Dialogue with Nature Dans le cadre impressionnant de la Möllerei (Esch-Belval, Luxembourg), cette exposition menée en collaboration avec la HEK (Maison des Arts électroniques) présente 19 œuvres d’artistes de renommée internationale. Chacun d’entre eux se confronte à la relation complexe entre l’homme et l’écosystème pour faire ressentir l’urgence des enjeux environnementaux. 4 juin - 14 août La Nuit de la Culture Un événement de voisinage à Esch-surAlzette au cœur de paysages insolites. Trois temps de fêtes, de rencontres, de découvertes, de souvenirs qui accompagnent la ville dans sa métamorphose. 13-15 mai
JazzXchange Les trois Capitales européennes de la culture 2022, Kaunas, Novi Sad et Esch s’associent pour le jazz. Sept musiciens venus des trois pays seront présents sur la scène du festival de jazz à Dudelange, pour un moment de liberté. 12-15 mai, Dudelange Le Cinéma italien et ses musiques Depuis 45 ans, le Festival du Film italien de Villerupt est un événement culturel majeur. Pour Esch2022, il a choisi de mettre en valeur les grandes musiques du cinéma italien au cours d’une séquence exceptionnelle à L’Arche : l’Orchestre philharmonique du Luxembourg interprètera les bandes originales correspondant aux images sur grand écran. 29 octobre
Minett Trail et Minett Cycle Le Minett Trail et le Minett Cycle relient toutes les communes d’Esch2022 au Luxembourg. Le long du chemin, il est possible de découvrir des projets culturels et de passer la nuit dans des gîtes.