11 minute read
L’ARTISANAT VU PAR
from Zut Hors-série — L'artisanat dans l'Eurométropole de Strasbourg et en Alsace #3
by Zut Magazine
Elles et ils accompagnent, éprouvent, portent ou pensent l’artisanat. Florilège.
Propos recueillis par Cécile Becker
Advertisement
L’artisanat, c’est quoi pour vous? Un mélange d’art, de savoir-faire et de rêve. Votre objet artisanal fétiche Un « ferme ta gueule » [gri-gri de décoration proposé par le Musée Vodou. Une tête de canard fermée par un cadenas destiné à faire taire une ou des personnes, ndlr] Création : Sined Yorel / Moulage : JeanPierre Sittler / Fabrication : Association des Aveugles d’Alsace / Décoration : Geneviève Aïssi. Pensez-vous que nos rapports à l’artisanat ont changé ces derniers mois? Les artisans se sont rendus indispensables et ont gagné en visibilité.
Isabelle Lustig Directrice du CARSAT, caisse d’assurance retraite Quels sont vos gestes «artisanat» au quotidien? N’étant malheureusement pas artisan, mon métier de directeur d’école d’enseignement supérieur artistique ne sollicite pas directement de gestes du «métier». Je suis cependant attaché, comme un artisan, à remettre sur le bureau plusieurs fois le travail, à réfléchir à ce que mes prédécesseurs ont pu imaginer dans le passé, à partager avec des pairs avant de prendre une décision importante et, bien sûr, considérer les bâtiments et les outils (instruments de musique, matériel de gravure, de photographie, de sculpture, etc.) que nous employons dans nos trois sites à Mulhouse et à Strasbourg comme des éléments essentiels de notre travail. Le mot de la fin? Ralentir pour donner plus de sens à notre travail.
David Cascaro Directeur de la HEAR, Haute école des arts du Rhin Quels sont vos gestes « artisanat » au quotidien? Je cuisine quasiment tout avec des produits bruts, je trouve que cuisiner sa nourriture est très important. Même simple, il est préférable de se préparer un casse-croute à midi que de consommer un plat tout fait livré à la porte. Tout ce système est ridicule et dangereux. Savoir ce qu’on mange et prendre le temps de se préparer son repas est la base même du simple savoir vivre au monde. Au travail, étant peintre/photographe, je prends très au sérieux le rapport artisanal à mon «art». Il est vital pour moi de comprendre par la main ce que j’essaye d’exprimer mentalement, je pense même que c’est la base de mon étude.
Ayline Olukman Artiste peintre et photographe
«Se tourner vers un artisan est une manière de nous reconnecter au “faiseur” de l’objet que nous utilisons parfois tous les jours.»
Thierry Kuhn
Vos gestes « artisanat » au quotidien? Gabrielle Être en contact avec l’artisanat par le toucher, les matières, les formes, les couleurs… J’ai conscience du travail accompli, de la beauté des objets du quotidien ou décoratifs. Pensez-vous que nos rapports à l’artisanat ont changé ces derniers mois? Marie-Thérèse Il y a sans doute une prise de conscience de la nécessité de se tourner vers des produits plus locaux, plus écologiques et éthiques. Si vous deviez (encore) faire évoluer vos manières de consommer, jusqu’où iriez-vous idéalement? Marie-Thérèse Consommer uniquement des produits authentiques, biologiques et équitables réalisés dans le respect de l’environnement et de leurs créateurs. Éviter le plus possible le « made in China », être attentif à l’origine des produits et aux conditions de vie des ouvriers qui les fabriquent (notamment pour les vêtements). Le mot de la fin? Gabrielle Soyons artisans d’un autre monde, plus juste et plus durable.
Gabrielle et Marie-Thérèse Bénévoles de la boutique Artisans du Monde
L’artisanat, c’est quoi pour vous ? C’est d’abord une question de langue : comment artisan et artiste se sont-ils distingués? Et l’artisan et l’ouvrier? Il y a là une histoire de la langue – des langues romanes en tout cas – qui mériterait un travail. C’est intriqué dans des processus très importants de l’histoire des représentations, des distinctions sociales, techniques et économiques. Il y a un texte très célèbre d’Alain [philosophe, dans Système des beaux-arts, ndlr] dans lequel il écrit entre autres ceci : «Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore estil vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires.» Se tourner vers une artisane ou un artisan, pourquoi? Je le fais lorsque les conditions le rendent souhaitable et possible. Mais un plombier peut être plutôt ingénieur ou technicien, plutôt artisan, aimant la « belle ouvrage»… S’il en a le loisir! Autrement, je pourrais faire des choix pour mes meubles, mes habits, que sais-je? mais je n’en ai ni le temps ni les moyens. On ne se «tourne» pas comme ça vers un artisan ! C’est devenu souvent un luxe, ou une affaire de possibilités. Et ce qui complique tout est le fait que « artisan » ou « fabrication artisanale » est devenu un critère de qualité, voire de raffinement, ce qui n’est pas bon pour le mot car il risque de devenir comme «bio», une sorte de repère obligé…
David Le Breton Sociologue
Se tourner vers une artisane ou un artisan, pourquoi? Nous débordons d’objets dont nous ne connaissons plus la provenance et encore moins le travail, voire la souffrance, des personnes qui ont travaillé à la réalisation de ces objets du quotidien, quand ils ne sont pas réalisés par des machines. Se tourner vers une artisane ou un artisan est une manière de nous reconnecter au « faiseur » de l’objet que nous utilisons parfois tous les jours. Une manière de nous reconnecter les uns aux autres, nous en avons tant besoin actuellement. L’artisanat, c’est une passerelle entre les humains.
Quels sont vos gestes « artisanat » au quotidien? Dans le travail, nous essayons de développer des activités de restauration d’objets de seconde vie, des activités qui demandent une intervention humaine de qualité. Valoriser les objets pour valoriser les hommes et les femmes. Dans ma vie personnelle, j’évite les objets industriels neufs, en achetant quasi exclusivement de l’artisanal et/ou du seconde main. De manière générale, j’essaye humblement d’être un artisan de justice sociale et écologique. Le monde de demain demande une vision du monde proche de celle que porte l’artisan sur l’œuvre qu’il a à réaliser.
Thierry Kuhn Directeur d’Emmaüs Mundolsheim
L’artisanat, c’est quoi pour vous? Un exercice professionnel fondé sur un ensemble de techniques du corps reliées à des outils. C’est une intelligence pratique diluée dans l’évidence des choses, même si parfois un faux mouvement, une mauvaise appréciation, peut survenir. Le corps n’est pas différent de la pensée, il est la personne même avec ses perceptions, ses émotions, sa connaissance du monde, son habileté acquise… S’il est un outil, le corps est surtout la personne. La pensée n’est pas hors du corps, elle est le corps. L’apprentissage informe le corps et donc le forme, le façonne en vue de la meilleure efficacité. Il inscrit une mémoire des gestes dans la chair même, pour transformer le plus possible la réflexion en réflexe. L’artisanat n’est pas seulement une technicité mais aussi bien entendu un art immergé dans la vie quotidienne, ce qui reste encore de la manufacture du monde (un monde fait à la main, à la mesure du corps). Nos rapports à l’artisanat ont-ils changé ces derniers mois? Sans doute, on sait que le bricolage a pris une ampleur saisissante, de même que le jardinage. Le bricolage est la voie qui mène à un artisanat du quotidien et qui alimente aussi l’autonomie. Les magasins de bricolage sont pris d’assaut. Certes, le bricolage n’est pas encore tout à fait l’artisanat mais il en est la première étape, le retour à l’intelligence pratique, à la main, à l’intuition, à un art du quotidien pour ceux ou celles qui s’appliquent dans ces taches.
Jean-Luc Nancy Philosophe
Nos rapports à l’artisanat ont-ils changé ces derniers mois? Une partie de la population n’a pas attendu la crise actuelle pour se poser la question de la relocalisation, de l’impact environnemental et social de nos productions. La crise a accéléré cette tendance. On voit à travers l’organisation du Marché de Noël OFF depuis 2016 que l’artisanat local a le vent en poupe. On y accueille des visiteurs à la recherche de produits non formatés. Ces consommateurs sont vigilants aux matières premières utilisées, à la juste rémunération des producteurs et artisans, bref à l’impact social et environnemental de leurs achats. Pour aller plus loin? Au-delà de la consommation bio, équitable, locale et seconde main quand c’est possible, je dirais qu’il faudrait consommer moins ! Au quotidien, on voit bien que c’est possible mais difficile dans une société consumériste où on est en permanence stimulé par la publicité. Le mot de la fin? Small is beautiful!
Agathe Guillet Chargée de mission à la CRESS, Chambre régionale de l’économie sociale et solidaire Pour les collectivités, la crise sanitaire est l’occasion de mettre d’autres systèmes en place. Comment voyez-vous cette crise sanitaire du point de vue de la production et de la consommation? Jeanne Barseghian À Strasbourg, on a pu constater des changements de modes de consommation dès le premier confinement. La contrainte du kilomètre a incité beaucoup d’habitantes et d’habitants à se tourner vers le local. Les maraîchers ont constaté un boom et un réel engouement, mais on a aussi pu observer un intérêt redoublé pour tout ce qui concerne la réparation ou la restauration. Ce changement va dans le sens de ce que souhaitent porter la Ville et l’Eurométropole : valoriser le circuit court, l’économie locale et durable. Il ne faut pas oublier que la crise a fragilisé un certain nombre de très petites structures, d’indépendantes et d’indépendants… Pia Imbs Ce que je constate, c’est que les artisanes et artisans se sont réinventés, réorganisés et ont pu trouver des solutions et de nouveaux modes de contact pour répondre à la situation, que ce soit avec leurs fournisseurs ou leurs clients. Il nous a fallu être à l’écoute, à travers la Chambre de métiers d’Alsace (CMA) ou les corporations pour déterminer les aides les plus adéquates.
Quelles sont-elles? P.I. Beecome par exemple, un dispositif que l’Eurométropole a lancé avec d’autres partenaires qui a été mis en place en 2020 (300 000 €) et a augmenté en 2021 (500 000 €) pour mettre en place un accompagnement à la digitalisation. Le numérique s’est imposé c’est une transformation profonde de notre société. Mais aussi l’aide aux loyers ou le Fonds Résistance abondé par l’Eurométropole, une aide de dernier recours pour maintenir le tissu économique.
Comment imaginez-vous les rapports entre le centre-ville et les communes alentour? P.I. Il y a un énorme travail à faire sur les loyers, en dehors de l’urgence de la crise… J.B. Oui, cette problématique touche les artisanes et artisans, les commerçantes et commerçants, les habitantes et habitants. De la même manière que nous avons mis en place un observatoire
Jeanne Barseghian Pia Imbs
des loyers pour le logement, nous souhaitons développer un observatoire des loyers commerciaux et des outils juridiques qui nous permettent d’être informées en tant que collectivités le plus en amont possible de la vente d’un fonds de commerce. L’objectif est bien de travailler avec les bailleurs privés pour favoriser les installations de commerce et de service de proximité. Nous tendons vers une solidarité en intégrant les diversités de nos territoires : un artisan peut être intéressé par un local éloigné du centre-ville pour fabriquer, créer ou transformer et pourra bénéficier d’une vitrine en centre-ville. Là, nos territoires peuvent coopérer. Nous travaillons à des usages éphémères de locaux, des occupations temporaires qui pourront permettre ce genre d’opérations. P.I. En plus de travailler à une coopération plus vaste avec d’autres collectivités. Nous avons mis en place un contrat avec le Pays des Vosges pour valoriser réciproquement nos économies, donc les artisans. nous voulons plus résiliente, l’artisanat – sous toutes ses formes – a vraiment un rôle central. Par essence, il est ancré sur le territoire et appelle d’autres usages et d’autres relations au territoire. Si on lui fait plus de place dans nos vies et dans nos villes, il nous rend moins dépendant. D’un point de vue écologique, l’artisanat est l’antithèse du tout jetable : on parle là d’objets uniques, de qualité, de savoir-faire, d’une logique durable très inspirante. Dans un moment où nous sommes en pleine quête de sens et de concret, l’artisanat incarne un modèle de production et de consommation remarquable, résolument et généreusement tourné vers l’autre.
Qu’est-ce que le Pacte pour une économie locale et durable? P.I. Ce pacte met en évidence la nécessité de travailler à l’échelle locale. Les entreprises ne se connaissent pas assez. L’idée est de créer un réseau des entreprises locales, de les mettre en contact entre elles mais aussi avec des fournisseurs locaux (la plateforme Business sourcing mise en place par la CCI). Il est aussi question de déterminer de nouveaux objectifs communs. Des aides seront également mises en place dans le cadre de la rénovation énergétique.
Cette crise a aussi prouvé que l’artisanat est porteur de valeurs plus humaines. En quoi est-il un modèle? Peut-il être un moteur de changement? J.B. Cette crise sanitaire a révélé les fragilités de notre économie locale qui repose énormément sur le tourisme. On a constaté une sur-offre en matière de restauration et d’hôtellerie d’autant plus flagrante qu’il n’y avait plus de touristes. Dans cette économie locale que Jeanne Barseghian, maire de Strasbourg Pia Imbs, présidente de l’Eurométropole