5 minute read
DU GRAIN À MOUDRE
from Zut Hors-série — L'artisanat dans l'Eurométropole de Strasbourg et en Alsace #3
by Zut Magazine
Par Sylvia Dubost Quelques lectures pour aller plus loin. Où il est beaucoup question de reconversion, de néo-artisans, de valeurs éthiques et écologiques, de rapport au travail et au monde, de quête existentielle. Un argumentaire pour changer de vie?
L’entrée en matière
Advertisement
Comme une bonne intro dans une dissertation, cette note rédigée par le think tank La Fabrique écologique pose parfaitement les enjeux du sujet. Plutôt destinée à celles et ceux qui veulent se lancer dans une reconversion et celles et ceux qui les accompagnent, elle revient sur les chiffres, les motivations, les aspects économiques, écologiques, sociétaux de ces reconversions professionnelles, et rappelle quelques bases. « Le mouvement lui-même s’inscrit dans la continuité du courant de pensée américain Arts and Crafts qui pose la réhabilitation du travail artisanal comme un nouveau modèle pour la société, mettant en œuvre une intelligence pratique (la « mètis » grecque) capable de redonner du sens à l’organisation sociale du travail, qui ne cesse d’en perdre. Ce constat a été porté à la connaissance d’un large public et à une échelle internationale au travers des récents ouvrages de Richard Sennett (Ce que sait la main, 2008), de Matthew B. Crawford (Éloge du carburateur, 2010) et plus récemment encore par Arthur Lochmann (La Vie solide: La charpente comme éthique du faire, 2019) qui ont tous rencontré un réel succès d’édition.»
Développer les métiers de l’artisanat local et écologique, La Fabrique écologique. Disponible sur lafabriqueecologique.fr
Le récit
Cité dans la note ci-dessus, ce récit est un peu l’alter ego français d’Éloge du carburateur. Étudiant en philo et en droit, Arthur Lochmann choisit un CAP charpentier non par désir, mais pour gagner sa vie. Son nouveau métier finit par prendre une place qu’il n’attendait pas, et lui ouvre une manière inédite d’aborder et de comprendre le monde. « En développant un rapport productif à la matière, en apprenant à inscrire mes actions dans la durée, en adoptant l’éthique artisanale du bien faire, j’ai trouvé des clés pour m’orienter dans notre époque frénétique. Au fil des ans et des chantiers, j’ai acquis cette conviction: l’apprentissage et la pratique d’un artisanat sont un ensemble d’expériences, de méthodes et de valeurs adaptées aux défis individuels et collectifs de la modernité.»
Arthur Lochmann, La vie solide. La charpente comme éthique du faire Éd. Payot, 2019
La mise en perspective
La comparaison entre le mouvement actuel et celui des années 70 est inévitable. Et la lecture de cet ouvrage publié en 1977 la rend encore plus pertinente, tant les parcours et les motivations sont similaires, mus par «une certaine idée du loisir et labeur, cette volonté d’une existence moins dévorée, de rythmes plus paisibles, mieux accordés au jour, à la nuit, aux saisons. » Pierre Barnley et Paule Paillet débarrassent cet exode urbain du folklore dont il se pare et du mépris qui l’accompagne. « Dès que l’on amorce le dialogue avec tous ces gens, jeunes pour la plupart, qui délibérément ont rompu les amarres qui les enchaînaient à un travail, un style de vie, un habitat de grande ville, reviennent avec insistance, formulés ou implicites, les thèmes de rapports neufs à redécouvrir, à réinventer, entre l’homme et la nature, l’homme et l’outil, l’homme et la matière qu’il travaille, la quête d’une identité perdue…»
Pierre Barnley et Paule Paillet, Les néo-artisans, Éd. Stock, 1977 Disponible en PDF sur Place des libraires
L’indispensable
Difficile de ne pas citer cet ouvrage qu’on peut qualifier de culte, en tout cas de classique sur le sujet. Économiste et anthropologue David Graeber, anarchiste et figure du mouvement Occupy Wall Street en 2008 (quand on avait le droit de se rassembler dans l’espace public…) observe ici les boulots à la con auquel nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à être réduits, et auquel les
« néo-artisans » se refusent. Des boulots non seulement aliénants et inégalitaires (comme de tout temps), mais désormais aussi inefficaces. Graeber, décédé en septembre 2020, les définit ainsi: «Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est tellement inutile, superflu ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat de faire croire qu’il n’en est rien.» Et de préciser: «Ces métiers très divers ont en commun d’être de plus en plus pollués par tout un tas de tâches administratives imposées par leurs hiérarchies et qui les détournent de leur fonction première…» Ça vous parle ?
David Graeber, Bullshit jobs, Éd. Les liens qui libèrent, 2018
Le volet urbain
Journaliste sur slate.fr, spécialisé dans les modes de vie et les valeurs des classes supérieures urbaines, Jean-Laurent Cassely s’est justement intéressé à ces jeunes (sur)diplômés qui fuient leur bullshit job. Et plus précisément à ceux qui aspirent à un retour au concret tout en restant en ville, créant une nouvelle catégorie sociale. Il explore notamment l’aspect économique, et les compare volontiers avec des startuppers, explorant un nouveau marché et de nouvelles aspirations des consommateurs. On écoutera aussi son interview dans l’émission Culture Monde de France Culture. «Les individus amorcent une réécriture des codes de la réussite sociale et de l’épanouissement au travail. Il y a un désenchantement de l’imaginaire du cadre supérieur conquérant des années 90.»
– Jean-Laurent Cassely, La révolte des premiers de la classe, Éd. Arkhé, 2017 – Des bullshit jobs au néo-artisanat: une génération en quête de sens, émission Culture Monde de Florian Delorme, 06.09.2017 On avait adoré Éloge du carburateur, ode à l’intelligence que requiert l’activité manuelle mêlant anecdotes et réflexions philosophiques, historiques et économiques. Le philosophe-mécanicien déplace ici la focale et se penche sur notre rapport au monde, qui a sans doute provoqué sa reconversion et tant d’autres. Notre société occidentale se caractérise pour lui par une crise de l’attention accompagnée d’une perte de contact avec ce qui nous entoure. Sur le même mode que pour son livre précédent, Crawford observe avec beaucoup de hauteur de vue notre vie désincarnée où se creuse le fossé entre l’esprit et la chair, et où les «domaines de compétences pratiques fonctionnent comme des points d’ancrage de notre rapport au réel». Autrement dit, l’attention est un muscle, l’activité manuelle sa gymnastique.
Matthew Crawford, Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, Éd. La Découverte, 2016
L’inattendu
Le philosophe pose ici les hackers en pionniers d’un nouveau rapport au travail. Hacker, c’est pirater, c’est-à-dire prendre une autre voie, détourner, en l’occurrence adapter et transformer son outil et sa méthode de travail, en redevenir le maître pour échapper à l’aliénation. Himanen développe ici une théorie intéressante. La démarche s’inscrit à l’encontre de l’éthique protestante du travail, telle que définie par Max Weber, très prégnante dans le monde anglo-saxon (et aussi alsacien), où le travail est une fin en soi. Pour lui, le hacker est au contraire prêt à s’investir s’il y trouve un intérêt, si cela le passionne et s’il peut exercer sa créativité. Comme les artisanes et artisans, en somme.
Pekka Himanen, L’éthique Hacker et l’esprit à l’ère de l’information, Éd. Exils, 2001