13 minute read

Focus

Next Article
DU GRAIN À MOUDRE

DU GRAIN À MOUDRE

FOCUS L’AMOUR EST DANS LE PRÉ

Par Cécile Becker

Advertisement

Celles et ceux qui désirent se rapprocher de la nature sont partout dans les médias. Et les produits du terroir, dans toutes les cuisines et émissions. Assiste-t-on à un retour en grâce des campagnes?

«Tout plaquer pour élever des chèvres dans le Larzac», il y a encore dix ans, ça nous paraissait loufoque : qu’est-ce que ces hurluberlus en sarouels allaient bien pouvoir faire à la lisière d’un monde qui, lui, continuait à tourner et à tourner fort? En 2021, l’expression revêt une tout autre signification. C’est attirant. Désirable. Une enquête Ifop publiée en 2019 faisait le point: un urbain sur deux souhaite quitter la ville, deux sur trois chez les moins de 35 ans. 100 000 citadins par an franchissent le pas – ceux qu’on appelle désormais les néo-ruraux. Depuis le mois d’avril, un magazine, Néoruro, leur est même entièrement dédié. 81% des Français érigent la vie à la campagne comme idéale... La crise sanitaire n’était pas encore passée par là, renforçant les relations conflictuelles entretenues avec la ville: les nuisances, le rythme haletant, le lien social s’effritant… Le regard sur le monde rural s’est métamorphosé, rendant du même coup ses lettres de noblesses au travail de la terre et aux agricultrices et agriculteurs trop longtemps méprisés. Depuis, les discours écologistes ont été diffusés à plus grande échelle. Et puis, Karine Le Marchand est passée par là. Son émission, L’amour est dans le pré, a presque glamourisé la campagne. Tant mieux si la prise de conscience s’opère. Elle s’observe d’autant plus dans nos manières de consommer. La crise sanitaire a semble-t-il renforcé nos désirs de donner du sens à nos achats et a rapproché les campagnes des villes. Les produits fermiers sont partout, même dans les grandes enseignes. L’avènement du bio, des circuits courts, des supermarchés de producteurs annonce un retour en grâce des campagnes. Audrey Nonnenmacher, agricultrice à Woellenheim (Le Gaveur du Kochersberg) élue à la Chambre d’Agriculture et vice-présidente du réseau Bienvenue à la Ferme le confirme : «Il y a eu un énorme boom lors du premier confinement avec une clientèle qu’on n’avait jamais vue à la ferme du fait de la fermeture des marchés. » Après des hauts et des bas, et parfois, le sentiment d’avoir été la cinquième roue du carrosse, les ventes se stabilisent: «En ce début d’année, on est sur un rythme plus soutenu que les années précédentes », constate Audrey Nonnenmacher. Pour elle, le fait que les consommateurs se soient déplacés à la ferme a tout changé. C’est d’ailleurs pour cette raison que le réseau Bienvenue à la Ferme a été créé : rassembler les agriculteurs et producteurs qui travaillent de manière responsable et proposent leurs produits en vente directe. Cette marque de la Chambre d’agriculture rassemble désormais 230 adhérents en Alsace. La crise a été l’ocassion d’enfoncer le clou côté communication (création d’une page Facebook notamment): «Tout le monde parle des circuits courts, constate Jean-Louis Parthonneau, conseiller circuits courts à la Chambre d’agriculture et en charge de l’animation du réseau. Mais nous, nous cherchons à montrer les producteurs qui sont derrière les produits.» Révéler l’humain et relocaliser. Et ça marche. Sa collègue, Aude Forget, responsable d’équipe circuits courts confirme : «Il y a eu une prise de conscience, les achats à la ferme se sont développés. Et quand on regarde les quelques enquêtes qui existent, c’est le fait de voir le producteur que les gens cherchent. La question de la souveraineté alimentaire est très vite apparue. »

Passer le pas

Mais de là à partir vivre à la campagne, voire à travailler les mains dans la terre, il y a un pas. L’antenne régionale de l’association Terre de liens qui accompagne les néo-paysans, mais aussi les agriculteurs cherchant à revendre ou louer leur terre, rachète également à travers La Foncière (un fonds alimenté par les actions de personnes morales ou physiques) des fermes pour y installer de nouveaux locataires. Le but étant de préserver les terres agricoles et de développer l’agriculture biologique et paysanne. Alors que l’association craignait une baisse drastique de l’achat d’actions (tout un chacun peut investir à partir de 104€ et décider quelle ferme il soutiendra) du fait de la crise, 2020 a été une année record. La preuve que la campagne attire, de plus en plus. Côté néo-paysans, c’est une autre paire de manches. Pauline Thomann, chargée de mission à Terre de liens, raconte : «Chaque année en Alsace, on a à peu près le même chiffre: entre 40 et 60 personnes nous contactent pour trouver des terres. Entre deux et quatre s’installent réellement. Il y a trois typologies. D’abord, les curieux, qui viennent simplement à nos réunions d’informations. Ensuite, les rêveurs : celles et ceux qui ont vu un documentaire, veulent aller faire du woofing mais ne dépassent pas la vision carte postale. Enfin, les explorateurs qui vont réfléchir très sérieusement après une phase de formation et enchaîner les stages. Ce qu’il faut savoir c’est que trouver une terre prend entre trois et cinq ans, ça peut être décourageant. » D’autant qu’en Alsace, le prix du foncier peut être astronomique. « Entre les survivalistes qui viennent nous voir pour trouver une autonomie alimentaire, les projets collectifs mêlant un graphiste, une thérapeute et un maraîcher par exemple ou les jeunes parents diplômés qui rêvent d’une autre vie », les profils sont variés mais la viabilité économique des projets et la transmission des savoir-faire ne sont malheureusement pas les critères premiers. Terre de liens s’emploie donc aussi à sensibiliser sur ces questions. Pour Pauline Thomann, la transmission des fermes sur le territoire est une des plus grosses problématiques : « Ça fait 10 ans qu’on alerte sur la question. Avec la moitié des agriculteurs qui ont plus de 50 ans, la question devient urgente. Ce qu’on souhaite, c’est qu’une ferme perdure et que les terres continuent à nous nourrir. » On se lance quand?

alsace.chambre-agriculture.fr terredeliens.org

Vincent Desprez maraîcher

Photos Pascal Bastien

Mi-mars. Les fameuses giboulées après des journées chaudes et ensoleillées, on ne s’y attendait pas, nous, pauvres urbains. Vincent Desprez, évidemment, n’est pas choqué. Bien équipé, il nous fait visiter une partie de ses parcelles : un peu plus de 50 ares, 100% bio. Tout au bout des parcelles aménagées façon JeanMartin Fortier (l’agriculteur-enseignant québécois propose un modèle de polyculture basé sur des jardins thématiques – verdures et racines par exemple – divisés par planches et par culture en rotation), une caravane s’est mise sur son 31. Vincent l’a réaménagée pour accueillir ce jour-là des poules qui lui permettront de gérer ses déchets organiques et de vendre des œufs. En attendant, on traverse huit jardins découvrant radis et carottes sous leur voile de forçage, un petit tunnel maraîcher improvisé. Même s’il a été formé au Lycée agricole d’Obernai et que l’association Terre de liens a pris la suite pour le mettre en contact avec d’autres professionnels et se créer un réseau, ce reconverti de l’industrie pharmaceutique ne cesse jamais de découvrir. «J’ai compris qu’il n’y avait pas de recettes, ni de vérités absolues, quand je fais un choix, il aura une conséquence. Par exemple, si je paille pour garder l’humidité de la terre, j’aurai plus de rongeurs qui peuvent faire beaucoup de dégâts, donc il faut installer des filets. Comme je suis seul, je bâche un certain nombre de mes sols pour éviter de biner.» D’un tempérament prudent, Vincent n’entend pas brûler les étapes, parce que son but, c’est d’être viable. «Dès les premiers jours de la formation, on nous a dit: “Vous êtes là parce que vous voulez retrouver le lien à la nature, mettre les mains dans la terre? C’est bien, mais la finalité ce n’est pas de produire, c’est de vendre”. » On ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche. Alors tout ce qui peut lui assurer une production, et donc des revenus, il le fait, jusqu’au moment où il aura maîtrisé la technique et pourra pousser le bouchon. Rétroplanning, schémas pour ses jardins et planches, un itinéraire de culture «le plus préventif possible»; il anticipe tout. Cette tendance à prévoir au plus juste, il l’a sans doute héritée de son passé en laboratoire pharmaceutique dont il s’est détaché pour plusieurs raisons. « Je ne m’y retrouvais plus, il fallait que je fasse autre chose, et plutôt que de produire des médicaments pour les gens qui tombent malades, j’ai voulu produire pour qu’ils ne tombent pas malades.» En 2007, cet originaire de la Sarthe tombé amoureux de l’Alsace, décide de s’acheter une maison à Bischoffsheim. Ça n’a l’air de rien comme ça, mais il veut avoir «son bout de terrain», son potager, son verger. Il développe toute une réflexion sur la relocalisation du travail et de la production: «Je ne comprends pas pourquoi certains font le choix d’habiter à 40 bornes de leur boulot, ou de faire appel à des artisans qui ne sont pas proches de chez eux. À nous de changer notre consommation pour éviter les coûts de transport. Être militant, ça passe d’abord par ça. »

Le changement

Trouver son chemin lui aura pris presque 8 ans et un passage par la Ferme Durr. « À 40 ans, c’était le moment ou jamais pour bouger. » Il négocie une rupture conventionnelle et trouve les financements pour se former au Lycée agricole. Il en sort en juin 2018 sans terrain pour se lancer. C’est alors qu’un petit maraîcher du coin lui propose de reprendre ses parcelles. « Elles étaient petites, je savais que ce serait compliqué en termes de viabilité. J’avais mon allocation chômage mais je me suis dit : “Dans quoi je m’engage là ?” » Des nuits sans sommeil, il en a eues : le chômage, d’accord, mais il s’agit d’assurer son avenir. Mi-2019, son projet était sur les rails. Pour diversifier ses ventes, il fait le choix des magasins bio et de la vente directe. Un choix qui s’avérera judicieux alors que la crise sanitaire avance au galop : « Pendant le premier confinement, j’ai eu 5 clients sur ma première vente, 30 pour la deuxième. Pour moi, c’était un nouveau métier, je n’étais pas prêt. » Mais il s’adapte. Aujourd’hui, la vente directe représente 60% de son chiffre d’affaires, une belle performance qui lui assure un peu de sérénité. L’échéance de la fin de ses droits au chômage en tête (en décembre 2021), il développe. Il vient de louer 1 hectare supplémentaire, en pleine conversion bio. Mais il y tient : « Je ne veux pas utiliser de machines. Faire petit mais bien faire. » Et surtout faire, c’est comme ça qu’on apprend. « Être salarié, c’est être une roue de l’engrenage. Là, je suis tout seul au sourcing, à la production, à la maintenance, à la préparation de commandes. J’ai tout à faire. » Mais pour rien au monde, il ne regrette son choix : « Je n’ai pas l’impression de déconnecter, la pression est là, mais je n’ai pas non plus l’impression de travailler. Ce que je fais, j’aime le faire. » Voilà.

Les Jardins du Bischenberg Magasin de vente directe 12, route d’Obernai à Bischoffsheim 06 14 60 26 42

Carole K. céramiste

Les bols, cache-pots, chopes et coupelles de Carole K. sont comme ses bébés. Elle met beaucoup dans ses créations à la fois poétiques et ludiques. Il y a dans ses objets de l’intimité et de l’engagement. Et lorsqu’on la rencontre, on se demande comment il pourrait en être autrement. Chaque chose qu’elle entreprend, elle le fait à fond. Comme cette maison qu’elle et son compagnon rénovent à Pfettisheim – l’ancien restaurant L’Oncle Georges. Ce jour-là, il nous faut nous projeter un peu pour imaginer le lieu d’habitation et l’atelier de Carole, un peu plus avancé. Tout a été désossé pour retrouver l’origine: «Dans la charpente, on a retrouvé une carte postale datant de 1901. » Lire dans le bois, les murs et la pierre pour revenir aux origines de cette maison alsacienne, ils y tiennent dur comme fer. Ils font beaucoup eux-mêmes – sauf le gros œuvre – entourés de leur famille: le père aide à la rénovation, le parrain est électricien. C’est précieux. Carole cherche à comprendre et maîtrise, elle peut vous parler de la charpente comme de l’isolation thermique. Et elle partait de loin. Il y a deux ans, le couple commence ses recherches: «Avoir un bout de jardin, c’est le grand truc à Strasbourg et c’est un peu la cata: on se retrouve avec de petits espaces et des bouts de jardin de 3m2 . » Ils élargissent leur périmètre de recherche, Carole décidant d’implanter aussi son lieu de travail. Jusqu’à présent, elle travaillait à Schiltigheim : « C’est aussi un argument financier : 600€ de budget en moins à investir dans l’achat, ce n’est pas rien. Et c’est une autre qualité de vie. » Ils tombent sur cet espace : une maison biscornue au charme fou, une grange, un jardin. « On est tombé amoureux tout de suite. Les défauts, même si quatre architectes nous ont déconseillé d’acheter, ont vite été balayés.» Le 4 août 2020, ils signent en plein Covid et la réalité la rattrape. « Bien sûr que je flippe, je suis consciente que je casse tout ce que j’ai construit avant.» Ses fonctionnements, sa clientèle. Tout sera à reconstruire. Comme la maison. Mais ce qui la tient, c’est l’accueil: «Les gens d’ici me demandent: c’est vous qui allez ouvrir un atelier de poterie? Ça rassure. Et puis, je sais qu’il va falloir que j’aille plus à la rencontre des gens : organiser des ateliers, des événements, multiplier les solutions de ventes : mon e-shop, les marchés de Noël, les boutiques en centre-ville comme le Générateur à Strasbourg où je suis. J’espère que les gens me suivront.» Inch’allah.

carolekceramique.com

Bertrand Magar relieur

Bertrand, il les aime les Vosges. Et comment! Ce sont elles qui l’ont fait revenir en Alsace après son CAP reliure à Nantes et installer son atelier à Strasbourg en 1984. Ce sont elles à nouveau qui l’ont attiré sur les hauteurs de Bourg-Bruche dix ans plus tard pour y vivre et y travailler. 1994. Bien avant l’exode urbain dont tout le monde parle. « J’aimais bien Strasbourg, il y a beaucoup à faire. Mon atelier, relativement petit, était installé dans un immeuble bourgeois, dès que j’achetais une machine, c’était un psychodrame. Et puis les habitants avaient un peu de mal avec le fait que des clients entrent et sortent… Ici, c’est la liberté. Entre midi et deux, je me balade en forêt.» Ça fait envie, n’est-ce pas? Un peu comme son atelier enrobé de baies vitrées ouvrant sur la verdure et les montagnes. Mais Bertrand et sa femme ont dû faire preuve de persévérance, notamment parce que cette maison-atelier, ils l’ont rénovée seuls – le point commun de toutes celles et ceux que nous avons interrogés. La liberté a un prix, celui de la débrouille. « Les gens d’ici pensaient qu’on ne passerait pas l’hiver, on a montré patte blanche, en souriant, en disant bonjour; c’est aussi simple que ça. » Son travail de relieur a été impacté, mais pas tant que ça «De toute façon, les professionnels avec lesquels je travaille, ce n’est pas la peine qu’ils se déplacent: ils demandent des devis et on fonctionne en livraison. Sinon, c’est moi qui me déplace, chaque semaine, je fais la navette en ville: j’ai réussi à les dresser les clients », répond-il, malicieux. Ce qui a changé, c’est le livre: «Ce n’est plus la référence, c’est une référence. » Il le savait et avait anticipé. De peur de se retrouver à ne travailler qu’avec des bibliothèques ou à restaurer des livres de prestige, il s’était diversifié et tourné vers les agences de communication ou les entreprises. Cartonnage d’objets, impression à chaud, dorure à la presse, fabrication d’étuis, de classeurs ou de carnets, papiers marbrés ; finalement Bertrand Magar sort du carcan dans lequel beaucoup d’artisans relieurs se sont enfermés. La reliure, c’est aussi autre chose que les livres. Mais pour pouvoir tout faire, il faut avoir les machines, qu’il collectionne justement. Un peu trop. «C’est sûr que c’est une passion qui pèse lourd!» De fait, quoi qu’il fasse, Bertrand se sent un peu à l’étroit. Une chance qu’il puisse se ressourcer au grand air quotidiennement.

reliure-magar.com

Carole K. dans sa maison-atelier en chantier à Pfettisheim. Photo : Christophe Urbain Adossé à sa maison de Bourg-Bruche, l’atelier de Bertrand Magar est ouvert sur la nature. Photo : Dorian Rollin

Ici, c’est la liberté. Entre midi et deux, je me balade en forêt.

Bertrand Magar Relieur

This article is from: