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Focus
from Zut Hors-série — L'artisanat dans l'Eurométropole de Strasbourg et en Alsace #3
by Zut Magazine
FOCUS LES TRADITIONS EN QUESTION
Par Cécile Becker Photos Christophe Urbain
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Régulièrement mis en danger par l’industrie s’emparant de ses codes, par la globalisation et le tourisme l’enfermant parfois dans des pratiques; l’artisanat se remet en question. Pour tirer son épingle du jeu, il prône un retour aux origines et lorgne parfois du côté du design.
« Fait maison », « produit artisanal », « de tradition»… Les mentions faisant référence à l’artisanat assaisonnent allègrement les discours marketing des grands groupes, comme ceux des jeunes marques branchées qui se lancent – la crise sanitaire ayant renforcé ce phénomène. Si le discours traduit un retour à l’authenticité et un besoin de valeurs chevillées à l’humain (la proximité, la rencontre, l’échange), il est parfois trompeur. Jean-Louis Ernewein-Haas, potier à Soufflenheim, sorte de gardien de la mémoire artisanale du village, décrit un changement de paradigme : « Dans les années 70, tout le monde voulait acheter du moderne et l’industrie s’est fait sa place. C’était le règne du formica. Tout d’un coup, les gens s’étonnaient qu’on fasse encore du traditionnel… Aujourd’hui, c’est l’inverse, même les industriels disent faire de l’artisanat. Forcément, les gens se méfient. On trouve du Soufflenheim à la Farfouille, ça me révolte !» Intarissable, il a décidé de remettre «l’argile au milieu du village» en revenant à l’histoire et aux vertus de cette matière. L’argile de Soufflenheim, plus robuste, et aussi plus poreuse, a une vraie incidence sur le goût et la texture des mets cuisinés ; bref, elle incarne le terroir. « Dans le village, on trouve des poteries qui utilisent l’argile de Limoges, ce n’est pas du tout la même qualité. On se plaint que des artisans mettent la clé sous la porte, mais il faut aussi regarder les manières de faire. Ici trois potiers ont fermé, ils utilisaient… de l’argile de Limoges.» De quoi déplacer le débat et pourquoi pas vers la transparence: c’est en révélant ses secrets de fabrication et en invitant les visiteurs en coulisses qu’il élève les consciences. «Je garde juste notre patrimoine en vie, je dis les choses parce qu’elles sont justes. Ça, c’est de la culture.» Et mine de rien, ça marche: depuis 1168, la poterie familiale – le fils, Jonathan, est déjà inscrit dans la lignée – n’a pas bougé, ni dérogé à sa réputation. La qualité, ça ne se discute pas, ça se voit. Mais ce dont on peut discuter, c’est peut-être la perte d’une culture de l’objet : le temps où chaque maison alsacienne avait son baeckeoffe, où l’on se passait son moule à kouglof de génération en génération, où l’on s’offrait de la poterie pour les grandes occasions, est révolu. L’objet est tombé en désuétude, entraînant avec lui tout un pan de l’économie locale. De fait, le tourisme a pris le relai enfermant le milieu dans des pratiques difficilement changeables: tant au niveau de la forme que des motifs ou des couleurs, les poteries n’ont (presque) pas évolué. En d’autres termes, la globalisation a entraîné une uniformisation des goûts et des couleurs. Et ça, Jean-Louis le reconnaît: «C’est compliqué parce que les gens sont compliqués. 99% des clients qui passent ici veulent acheter de la poterie et du décor traditionnels.» Grégoire Ruault, designer et président d’IDeE, association qui s’emploie depuis 14 ans à dresser des ponts entre l’artisanat et le design, abonde: «À Soufflenheim, vous avez des cars entiers de touristes qui débarquent pour le folklore, ce n’est pas facile de faire bouger les lignes.» Mais certains artisans acceptent.
Le kouglof, c’est cool
«La preuve par le faire» (le credo de l’association) avec IDeE, justement, dont le premier workshop sur le (mini) moule à kouglof a fait date: 10 versions ont été imaginées par des designers, une commande a été passée aux potiers qui ont été rémunérés en amont (ce qui aurait été impossible sans une subvention de la Région et vient interroger ce modèle de collaboration hors financement des institutions ou commande publique). Ils espéraient en vendre 300, 10 000 ont été écoulés rien que la première année. Même Pierre Hermé en a acheté. Sonia Verguet, membre de l’association et designer, très intéressée elle aussi par ces questions (et qui nous a inspiré cet article) nous confiait il y a quelques mois : « Il faut questionner les usages. Si on mettait autre chose que le kouglof dans ce moule, peut-être que les clients en rachèteraient et auraient plusieurs modèles chez eux?» Alors elle s’est amusée et sort ce printemps Coolglof, un livre comme un manifeste pour démystifier et réhabiliter cet emblème alsacien. On y croise des kouglofs complètement azimutés et colorés, des kouglofs sushi ou houmous. Car le design «permet de faire évoluer beaucoup de questions, explique Grégoire Ruault. On n’est pas seulement sur la forme, mais sur l’esthétique, l’ergonomie, l’usage, l’économie, l’éthique et l’émotion – proposer des objets qui correspondent à notre temps. » Tout en précisant que «les traditions façonnent et nous permettent de comprendre d’où l’on vient. C’est le partage, c’est ce qui lie les Hommes». IDeE a réitéré ces expériences, bien évidemment transposables à d’autres univers que la poterie: la bougie ou la boulangerie-pâtisserie par exemple. Pour Noël dernier, cinq designers se sont associés à des artisans pour créer Br’ideele, une série de bredele se jouant des formes classiques, dont certains ont été commercialisés. Une approche qui prouve que le design n’existe pas sans l’artisanat. L’artisanat, lui, peut exister sans le design, l’artisan étant aussi créateur. Et c’est là toute la difficulté qu’Harmonie Begon, designer passionnée par les sciences sociales, a mis en lumière dans son mémoire de fin d’études explorant les rapports entre les deux disciplines. Le design arrive bien trop souvent dans une démarche descendante, «sans prendre en compte l’artisan». Le tableau est d’ailleurs familier: une marque d’aménagement intérieur commande des tapis tissés par des femmes marocaines, se targue d’avoir contribué à l’économie locale, estampille sa production “artisanale” et le tour est joué, le consommateur ayant en plus la sensation d’avoir fait une bonne action. Oui mais. « Cette vision segmente les choses: le designer pense et l’artisan fait. Son savoir-faire est exploité et son nom, souvent, n’est pas cité. Le designer arrive et repart, imagine un objet en petite série qui ne sera pas ou peu vendu, ou alors à un prix injuste ne tenant pas compte des contraintes de coûts et de production.»
Pour une éthique de la collaboration
À ce prix-là, justement, qu’est-ce que les artisans auraient à retirer d’une collaboration avec un designer? Pas grandchose. Dans les écoles de design où elle intervient, Harmonie tente de démonter la posture démiurgique que peut adopter le design. Elle a imaginé et éprouvé toute une éthique de la collaboration en se basant notamment sur une expérience vécue avec Assia Yazghi, potière du village de Timiel, dans une région rurale du nord du Maroc. «C’est sur le terrain qu’on a co-construit. Tout part des interactions sociales – ce que le design permet, d’ailleurs – et ça a fait émerger beaucoup de problématiques: la condition de ces femmes potières qui, pour certaines, se font exploiter, sont très isolées, le manque de ressources et, en l’occurrence, d’électricité… Un objet ne sort pas de rien, il y a tout un contexte historique et social qu’on ne peut pas ignorer.» Elle développe une méthode de travail principalement basée sur l’humain, n’arrive jamais avec un projet préconçu et passe par une période de recherche, d’observation et de stage, les mains dans la matière, pour mieux comprendre. Une manière de montrer patte blanche mais aussi de nourrir sa réflexion sur l’objet en tant que tel, qui, profondément lié à l’endroit où il a été fabriqué, vient servir sa vision de designer. En plus de ce travail déjà riche, elle valorise les artisanes et artisans et leur renvoie l’ascenseur, notamment en termes de communication. Son souci de la collaboration bien faite a même parfois tendance à déborder sur sa propre pratique. S’investir autant demande du temps, beaucoup de temps. Comme si on en revenait à l’essentiel et au geste même de l’artisan qui prend le temps. Comme si, dans la tradition, il y avait peut-être autre chose que le savoir-faire à puiser. Une véritable philosophie…
Association IDeE: designers.alsace Sonia Verguet: soniaverguet.com
En immersion
Harmonie Begon et la poterie Ernewein-Haas
Un peu moins de 5 000 habitants et peutêtre autant de symboles et décorations potières ornant les rues, les vitrines et enseignes. Traverser Soufflenheim nous donne une drôle d’impression: la tradition est devenue une attraction entièrement tournée vers le tourisme. Quelque part entre un bonhomme en pots de terre cuite et un sapin en ferraille orné de plats typiques, le sens s’est perdu. Pour le retrouver, il nous aura fallu être invités par Harmonie Begon dans l’atelier de la famille Ernewein-Haas, et que Jean-Louis, le père, nous déroule l’histoire de l’argile de Soufflenheim et son utilisation, notre regard attiré par les gestes consciencieux de Jonathan œuvrant discrètement au tour. Derrière l’attraction, il y a le travail bien fait, il y a des savoirs se passant de génération en génération, avec lesquels on ne devrait peut-être pas badiner. Alors quand des designers et les belles intentions arrivent, pardon, mais Jean-Louis et Jonathan ne s’en laissent pas conter. La création, ils ont les pattes dedans depuis belle lurette et ils n’ont pas eu besoin de designers pour inventer leur pot «poulet à bière» dont ils ont déposé le brevet. Et les pots, cassés ceux-là, Harmonie Begon en a essuyé: «La première fois que je suis arrivée ici, raconte-t-elle. Jean-Louis m’a envoyé paître en me disant que lui aussi était designer... » Intimidée, elle leur a expliqué sa démarche: se documenter, s’immerger, regarder, son envie de «valoriser celles et ceux qui font, concrètement». Les trois premières semaines, elle les a passées à être ouvrière et à découvrir toute l’histoire de la maison entreposée là, sur les étagères. « Il a fallu que je lui apprenne, nous raconte de son côté Jean-Louis. Et notamment la partie décor: on prend les objets et on les décore un à un, à la poire.» Cette attention, objet par objet, a mis la puce à l’oreille d’Harmonie. Leur première collaboration prendra forme sur La Dînée, un événement organisé par Accélérateur de particules. Durant une de ces soirées, Harmonie cuisine et sert son menu dans les poteries réalisées avec Jean-Louis et Jonathan. « C’était un travail en petite série, je me suis dit que si déjà on manipulait une à une les pièces, on pourrait proposer des anses et une décoration différentes sur chacune.» Elle découvre aussi que l’argile de Soufflenheim prend une teinte jaune après la cuisson et décide de ne pas tout «engober» (l’engobe est un revêtement) pour retrouver la couleur d’origine. Au cours de ses recherches, elle constate aussi que les motifs de la poterie alsacienne ont été métamorphosés par le folklore. En fait, au départ, ils étaient réalisés au doigt: pas de cigognes, pas de fleurs, pas de fioritures. Ses réflexions, elle les partage, et ils ont travaillé, ensemble. « Harmonie, elle a des idées, elle est perspicace. J’ai vu l’engagement qu’elle avait à défendre notre maison… Trouver des gens comme ça, c’est rare. Elle s’est proposée de travailler avec nous, on fait ce qu’il faut pour elle aussi. C’est donnant-donnant, nous confie JeanLouis, qui a pu être surpris par les propositions de la designer. Elle change de déco mais aussi de système, ça m’a apporté de nouvelles idées.»
Dans l’atelier de la poterie Ernewein-Haas. Un pichet parlant. Photo: Harmonie Begon
Harmonie Begon, Jean-Louis et Jonathan Ernewein-Haas.
En découvrant sur une brocante de vieux pichets ornés d’expressions alsaciennes un peu lourdingues, elle échange avec Jean-Louis, et paf: les pichets parlants étaient nés. Aux formes gourmandes et aux couleurs sobres, les pichets et leurs phrases débordent de malice. 20 pièces ont été produites ; toutes vendues. Puis vient une période de doutes avant qu’elle ne réalise qu’elle n’a jamais été aussi accomplie que lors de son travail à la poterie. Elle monte un dossier Tango & Scan (dispositif lancé par l’Eurométrople de Strasbourg et porté par Accro) pour valoriser leur collaboration : 15 000 € pour aller plus loin. « Parce qu’il faut aussi parler de viabilité économique. » Pour elle, c’est important de prouver que les collaborations peuvent aussi déboucher sur des succès commerciaux (aussi étonnant que cela puisse paraître, les designers et artisans ne travaillent pas que pour la beauté du geste…) Ils planchent sur une collection d’objets et, en parallèle, elle cherche des points de vente en cohérence avec leur démarche. Les concept-stores: non merci. Elle souhaite célébrer l’artisanat populaire et la simplicité. Leurs créations trouveront leur place à la Droguerie du Cygne, au musée Alsacien, à la Nouvelle Douane et, durant les confinements, au restaurant Au pont Corbeau, à la ferme l’Îlot de la Meinau, au café Omnino, ou encore dans la boutique du parc naturel régional des Vosges du Nord : proches des gens. Désormais sûre d’elle, elle a créé À demain Maurice, une entreprise de design qui se met au service des artisanes et artisans et «qui considère les pratiques locales comme les modèles d’un futur désirable ». «À demain», parce que c’est sûr, elle reviendra. Classe.
Poterie Ernewein-Haas: alsace-poterie.fr harmoniebegon.com ademainmaurice.fr
La feuille d’automne / Sébastien Gillmann
Tout pour le goût
Sébastien Gillmann pâtissier
On entre ici comme dans un nougat. Obnubilés par la brioche feuilletée, on n’avait pas remarqué l’analogie de ce décor terrazzo avec cette confiserie. On peut aussi ignorer que la boutique, qui a changé de nom (de Gillmann à Sébastien) et fait valser son décor boisé, est restée dans la famille. Et oublier que s’il y a bien un métier où les traditions et recettes pèsent lourd (et au gramme près), c’est la pâtisserie. Ajoutez à cela l’héritage familial et vous obtenez un mille-feuilles de contraintes avec lesquelles Sébastien Gillmann a dû composer. Si aujourd’hui le pâtissier du quai des Bateliers tartine nos aspirations culinaires les plus pointues, tout n’a pas toujours été si simple. À l’époque de la pâtisserie de ses parents, Sébastien était déjà là à «équeuter les fraises » et franchement, regarder son père enchaîner les horaires éprouvants, ça lui a un peu coupé l’envie. Mais voilà, il a réfléchi, et le choix s’est imposé. Un CAP, une mention complémentaire, un Brevet technique des métiers et un Brevet de maîtrise plus tard, il sort major de promo et, comme la tradition le veut, est invité à prendre la direction du Pôle pâtisserie du CFA. Déjà «monomaniaque», il passe son temps à se documenter: bouquins, émissions, Internet, réseaux sociaux, presse. Une addiction qui va l’amener à confronter deux visions: «En France, on est peu sclérosé par un certain classicisme, mais il y a des personnes qui n’ont pas de bagages techniques, qui ont des visions et des idées et ça marche! La tradition amène de très belles choses, mais je voulais que ça vive.» Guider la nouvelle génération vers d’autres possibles l’enchante: «La transmission, j’adorais ça.
J’ai pensé que je pourrais tout exploser: dépasser la pratique et la théorie, parler de comment on tient une boutique, de communication, oublier cette vision très verticale du management qui est souvent synonyme de violences. J’y suis allé comme un sauvage.» Résultat: il est invité à passer son chemin par le CFA. «Une claque» qu’il semble encore digérer aujourd’hui mais qui lui a aussi appris à prendre son mal en patience. Et ce n’est pas fini… Il cherche alors un travail et patine. Ici, on le refuse parce qu’on craint qu’il ne vienne en espion pour tirer vers le haut la pâtisserie familiale, làbas parce qu’il est “trop” compétent. Des poids plein les bottes, il se résout: «Je me suis dit, ici c’est mort. J’ai envoyé des CV jusqu’en Égypte. Mais ma femme kiné a installé son cabinet, on est resté. Mes parents cherchaient à vendre…» La logique a fait le reste. Quelques «années de pénitence» plus tard, Sébastien a bien compris la leçon et s’entoure désormais de personnalités qui partagent avec lui une exigence et une vision, et d’une certaine façon, le libèrent. Il raconte que la rencontre avec les designers V8 – ce sont eux qui, avec l’Atelier Poste 4, ont commis ce décor léché et cette charte graphique minimaliste – a été déterminante. «Début 2016, je me suis bien rendu compte que le lieu n’allait pas. Je voulais me démarquer de mes parents et faire autrement. V8 et Poste 4 sont allés dans les moindres détails: rien que le nom a suscité 6 mois de discussion. Ils ont tout calculé, recalculé, essayé, tout a été discuté.» Entre-temps, la Ville annonce la piétonnisation des quais. Une chance: «Je n’imaginais pas que ça allait être aussi bien. Avant, nous n’étions pas visibles et puis, il y a eu le marché de Noël, et une file interminable devant la boutique. On n’avait jamais vu ça.» La première année, le chiffre d’affaires est multiplié par quatre. Mais il faut le dire, la qualité de ses pâtisseries y est pour beaucoup. Il y a ce je-ne-saisquoi, un jeu sur les textures, un assaisonnement, une association étonnante, des goûts qui pètent… Oui la tarte au citron ou l’éclair sont bien là, mais il y a autre chose. «Le plaisir. C’est ça mon moteur, en plus de vouloir aller au bout. Il faut se dépasser. Le retour des gens, c’est essentiel.» L’escargot est cuit sur du beurre et de la cassonade pour un effet caramélisé, le marbré enrobé d’un glaçage pour éviter le côté trop sec. C’est généreux et ça change tout. Et surtout, il ne s’interdit pas de bousculer ses recettes d’années en années (l’antithèse de la rigueur de la pâtisserie) parce qu’il cherche toujours le meilleur produit, la meilleure manière de faire, la machine adaptée pour obtenir ce qu’il souhaite. Il désucre, mais trouve d’autres trucs pour apporter le plaisir. Sa manière d’envisager le travail est aussi plus saine: «Quand c’est une passion, ce n’est jamais pénible. Par contre, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas s’organiser pour travailler différemment: s’aérer, se ressourcer, se marrer, c’est important.» Ah, dernier truc: goûtez sa focaccia élaborée en complicité avec le restaurant 1741 voisin: du délire.
Sébastien 20, quai des Bateliers à Strasbourg patisserie-sebastien.com