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INTERVIEW
from Zut Hors-série — L'artisanat dans l'Eurométropole de Strasbourg et en Alsace #3
by Zut Magazine
Sociologue et enseignante-chercheuse, Florence Cognie travaille sur l’artisanat, les très petites entreprises et leurs transformations. Sa thèse, intitulée La Métamorphose de l’artisanat et soutenue en 2015, revient sur l’identité des artisanes et artisans et leur survie dans un environnement capitaliste. Pour elle, la proximité joue un rôle fondamental.
Au plus près
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Propos recueillis par Cécile Becker Illustration Nadia Diz Grana
Comment définiriez-vous l’artisanat?
Il y a une définition juridique – qui fait débat soit dit en passant –, mais je me reposerais sur le sens que les artisans donnent au mot « artisan ». C’est celui qui détient une petite entreprise, en proximité de ses clients et de son marché, il se définit par « le faire », qui n’est plus du tout le même qu’autrefois. Ils précisent souvent qu’ils ne sont pas des commerçants même si, au final, ils vendent leurs prestations ou productions. Les artisans se référent très souvent à la liberté pour notamment justifier leur choix d’installation. L’indépendance est selon eux ce qui permet d’exercer son métier librement. Cette autonomie, fondée sur leur connaissance du métier, l’art de faire, est la garantie de la qualité du travail. Néanmoins, autonomie et indépendance ne sont plus les mêmes qu’autrefois, et les artisans doivent faire des arbitrages, dans un environnement économique transformé, pour conserver ces valeurs. La dépendance au fournisseur, à la concession, à la franchise est jugée acceptable à partir du moment où l’artisan peut encore faire le choix de sa clientèle, maîtriser son process de production, réaliser une prestation dans les règles de l’art et rester maître du diagnostic, des prestations et des produits qu’il propose à ses clients. Les artisans refusent pour la plupart de s’inscrire dans des réseaux de sous-traitance, mais intègrent des réseaux informels avec d’autres artisans et soignent les relations avec les fournisseurs. Ce fonctionnement est identitaire: ils l’ont appris lors de leur formation, et lors de leurs expériences professionnelles.
On découvre dans votre thèse que le regard sur l’artisanat n’a pas tant changé depuis les années 80.
Dans les années 1980, l’artisanat est l’objet d’une attention particulière, d’une part parce qu’il est perçu comme une solution au chômage, d’autre part parce que les deux chocs pétroliers remettent en cause l’idée de croissance économique continue et mettent l’accent sur les limites des réserves naturelles. C’est à cette époque que, face à la montée du chômage et à l’externalisation de certains emplois, l’artisanat, et plus généralement les petites entreprises, deviennent pour les pouvoirs publics « des zones d’emploi à exploiter».
Les travaux des sociologues des années 80 sur l’artisanat s’attardaient sur les valeurs. Vous écrivez dans votre thèse que l’artisan est alors représenté comme un entrepreneur non capitaliste, pourquoi?
Il est un «complément mutuel» des entreprises capitalistes, car il exerce dans des secteurs non rentables, laissés vacants par la grande industrie ou la grande entreprise. Non maximisant, il ne s’inscrit pas dans une recherche d’accumulation continue du profit.
Comment et pourquoi l’artisanat a-t-il survécu dans un environnement capitaliste, alors même que les penseurs envisageaient sa disparition ?
Dans les années 80, on pensait que la grande entreprise avait toutes les armes, qu’elle était plus capable de gérer les économies d’échelle, d’être mondialisée. Pour faire bref, la petite entreprise n’avait pas ces armes-là : elle ne pouvait pas dominer son marché, ni même d’en faire des analyses ou de générer de marges en misant sur les économies d’échelle. L’idée, c’était : qu’est-ce que l’artisan, avec sa petite camionnette, allait faire dans une économie mondialisée et avec des systèmes financiers qui se dérégulaient ? Mais l’artisanat a survécu en se métamorphosant. Certaines de ses caractéristiques jugées obsolètes,
Dans les années 80, l’artisanat est valorisé, on pense au Small is beautiful de Schumacher qui date de 1978 et que vous citez dans votre thèse. Vous dites en revanche que la proximité était considérée comme archaïque, comment expliquez-vous que cette notion, qu’on peut considérer comme anti-capitaliste, soit aujourd’hui à ce point mise en valeur ?
L’environnement économique, productif et managérial n’est plus le même que dans les années 70-80, et les évolutions de l’environnement social et culturel sont indissociables d’une nouvelle perception de la proximité. Pour parler rapidement, le développement de la proximité devient aussi un impératif stratégique pour les grandes entreprises. Le capitalisme change de forme : la consommation de masse laisse place à l’économie de la variété et de la qualité. L’entreprise doit fournir des produits authentiques, ou tout au moins de plus en plus personnalisés, et s’efforce de réduire la distance sociale qui la sépare de son client pour mieux en saisir les demandes. Pour ce faire, elle développe un marketing et une communication personnalisés. Aujourd’hui, nous sommes dans une économie de la demande, les entreprises doivent tenir compte des attentes des clients qui veulent un produit différencié, de qualité, authentique, personnalisé, respectueux de l’environnement, une production à la commande, un service associé au produit et une exigence d’immédiateté. La proximité s’immisce aussi dans les nouvelles pratiques de gestion des ressources humaines. Jusque dans les années 80, l’artisan avait l’exclusivité de ces pratiques, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et puis, il y a autre chose qui renvoie à la perte de sens dans le travail. Alors, c’est une tarte à la crème, mais les artisans font rêver. Il y a un attrait pour le «faire» en ce moment : avoir un impact sur sa production, voir la réalité de son travail, notamment chez les jeunes. Mais ça ne reste qu’un attrait parce que, ce que j’ai étudié dans les chiffres, c’est que la majorité des artisans installés sont des artisans qui ont suivi une formation. Ce n’est pas encore, contrairement à ce qu’on croit, une terre de reconversion pour des gens qui n’auraient rien à voir avec l’artisanat. Il y a des reconvertis, mais ce n’est pas une vague de fond.
«L’artisanat a survécu en se métamorphosant car certaines de ses caractéristiques jugées obsolètes, archaïques ont été valorisées, notamment la proximité.»
archaïques, ont été valorisées, notamment la proximité. L’artisan a toujours produit à la commande ou en petites séries. La co-production et la co-conception avec le client caractérisent son mode de production, et la proximité sociale, spatiale et temporelle que l’artisan entretient avec son client lui donnent un avantage. Sa relation au métier est associée au travail bien fait, à la qualité. Ces conditions de réalisation des produits et des services donnent des garanties d’authenticité et de service personnalisé. À la différence de ce que l’on peut voir dans les grandes entreprises, ces valeurs ne s’instrumentalisent pas dans des process complexes. Elles se fondent sur la confiance et les relations interpersonnelles. La survie de l’artisanat a aussi été conditionnée par l’apparition d’institutions de l’artisanat qui défendent ses intérêts.
«Aujourd’hui, nous sommes dans une économie de la demande, les entreprises doivent tenir compte des attentes des clients qui se caractérisent par un produit différencié, de qualité, authentique, personnalisé…»
Quelles sont les grandes lignes de la transformation de l’artisanat dont vous parlez ?
Ce n’est pas une vraie transformation, c’est pour cette raison que je parle de « métamorphose ». Les artisans ne sont plus les mêmes que ceux des années 7080, mais leurs profils ne se confondent pas avec ceux des entrepreneurs en général. Les artisans sont aujourd’hui les petits patrons les plus nombreux. Leur nombre a sensiblement diminué, mais ils sont majoritairement devenus de petits employeurs, avec un apprenti, parfois un ou plusieurs salariés. Leur survie dépend d’une densité suffisante de consommateurs particuliers, leur trajectoire suit donc les migrations sur le territoire français. Cela inscrit l’artisanat dans une relation particulière au territoire. Ils sont aussi implantés dans les zones rurales et n’ont pas tous migré vers les villes. L’artisan, dans les années 80, se caractérisait par des origines sociales – plus fréquemment issu des classes populaires ou «héritier» –, un parcours et une formation spécifiques. Ces caractéristiques sociales sont toujours distinctives mais elles ne sont plus tout à fait les mêmes qu’hier. Elles s’inscrivent dans les transformations de la société, tout en permettant à l’artisanat d’y tenir une place toujours singulière. On a assisté à la chute des «héritiers», des transmissions familiales du métier ou de l’entreprise. C’est une des transformations majeures à laquelle l’artisanat a été confronté. Cette chute a posé la question de la survie de l’artisanat, car le capital se transmettait de génération en génération, tout comme les savoir-faire et les compétences entrepreneuriales.
Cela veut aussi dire, j’imagine, qu’une partie de la transmission ne se fait plus, que certains gestes et techniques pourraient se perdre ?
Les artisans le craignent. L’acquisition du geste est une chose à laquelle ils accordent le plus d’importance. Dans la pâtisserie, par exemple, un apprenti rentre et doit savoir faire certains entremets, idem dans la coiffure. En effet, certains gestes auraient pu se perdre, mais la proximité entre entreprises et organismes de formation a permis à la transmission de perdurer, notamment à travers l’apprentissage ou les stages. La maîtrise du geste est encore une des dimensions des compétences acquises lors de la formation et du parcours en entreprise. Le plus étonnant, c’est que les cadres reconvertis ou diplômés de l’université non héritiers que nous avons rencontrés sont passés par une formation au métier, accélérée ou non. C’est quelque chose qui reste ancré.
Quelle est selon vous le rapport au travail qu’entretiennent les artisanes et artisans ?
Ces nouveaux profils auraient dû conduire à une rupture, d’un côté des entreprises dirigées par des gens de métiers et de l’autre, celles dirigées par des managers investisseurs. Pourtant, l’arrivée de ces nouveaux profils n’a pas remis en cause la relation au métier et à l’entreprise qu’entretient l’artisan. Ils se dirigent vers l’artisanat parce qu’il représente à leurs yeux la valorisation du «faire». Comme tous les artisans, ces nouveaux arrivants mobilisent le modèle de la vocation pour justifier leur choix d’installation. Leur choix n’est pas motivé par une opportunité sur un marché et le développement de l’entreprise.
La vocation, c’est aussi le travail qui prend le pas sur la vie privée, ce qu’on pourrait reprocher au capitalisme…
C’est un des problèmes qu’ils n’ont pas totalement résolu. Même si les sphères privées et professionnelles se sont scindées – l’atelier se trouve moins souvent dans l’espace familial – la séparation n’est pas totale. Dans certains métiers, comme la coiffure ou la rénovation dans le bâtiment, la relation client est fondée sur l’intimité : on touche le corps du client, on entre dans sa maison, et donc, dans sa vie privée, ce qui induit une relation de proximité.
Cette relation très personnalisée est un avantage pour l’artisanat mais peut générer du stress et rend l’organisation du travail complexe. Une fois que le client a été en lien avec l’artisan, il a du mal à accepter les rotations de salariés par exemple.
Socialement et écologiquement, il me semble que les artisanes et artisans ont aussi une carte à jouer…
L’entreprise doit aujourd’hui être socialement responsable. Entretenant une relation de proximité avec ses clients et ses salariés, l’artisan est contraint à une certaine forme de responsabilité sociale. On sait qu’il pratique traditionnellement une gestion économe des ressources, marquée par la prudence en matière de dépenses car il porte le risque sur ses biens personnels. Cette gestion, considérée comme peu adaptée au développement économique dans les années 70-80, est reconnue aujourd’hui comme efficace. De plus, la redistribution d’une partie de ses revenus sur son territoire, à travers les salaires de ses ouvriers ou employés, font de lui un acteur socialement responsable.
Que peut-on dire, statutairement, de l’accès à l’auto-entreprise pour les artisanes et artisans qui y ont de plus en plus recours ? Qu’est-ce que cela change ?
Quand j’ai étudié les statistiques de l’URSSAF il y a 3 ans, l’auto-entreprenariat restait encore un revenu complémentaire au salariat, c’était plus rarement le moyen de tester son projet pour ensuite passer à un statut qui permette un chiffre d’affaires plus conséquent. Il aurait pu permettre d’externaliser certaines des activités et certains des salariés mais je ne suis pas certaine que ce soit le cas. Lors du l’instauration de ce statut, les artisans se sont mobilisés pour défendre leur cause, le considérant comme une concurrence déloyale. Mais surtout, selon eux, il «déqualifiait» le statut d’artisan et leur faisant courir le risque de diluer leur identité, en quelque sorte le risque de perdre la relation au métier.
Les artisanes et artisans disent-ils se construire aujourd’hui encore contre le capitalisme ?
Ils ne disent pas se construire contre le capitalisme mais étant donné que leur
motivation n’est pas de conquérir des marchés ou de transformer leur entreprise en PME ou grande entreprise, ils mobilisent le modèle de la vocation.
L’artisanat et ses valeurs pourrait-il devenir la norme ?
Je ne crois pas. Ce n’est pas faisable. Ces modes de production, tout simplement, ne pourraient pas servir le monde entier. Rationaliser la production alimentaire permet de nourrir les masses...
Pensez-vous que la crise sanitaire va renforcer les valeurs que porte l’artisanat ?
J’aurais dit oui au début, dans le cadre du premier confinement. Maintenant, je ne sais pas. Les boulangeries et services de proximité ont globalement fonctionné, mais ce n’est pas le cas de tous les secteurs de l’artisanat. Je crois que ces effets n’ont été que temporaires. Ce qui est clair, c’est qu’il y a une tendance vers l’économie circulaire, le circuit court et l’écologie, mais cela ne concerne qu’une partie de la population. Tout le monde n’y est pas sensible, tout le monde ne peut pas se le permettre…