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Focus
from Zut Hors-série — L'artisanat dans l'Eurométropole de Strasbourg et en Alsace #3
by Zut Magazine
FOCUS TRANSITION ÉCOLOGIQUE ET ARTISANAT
Par Déborah Liss
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Experts du fait-main, de la lenteur et parfois de la pièce unique, la plupart des artisanes et artisans exerce déjà à sa manière une activité écolo. Certains d’entre eux allant même plus loin en pratiquant la réparation, l’upcycling. Le chemin est long pour réduire ses déchets et se fournir en matières premières moins polluantes, mais la dynamique est bien en marche.
« On retrouve les artisans à tous les niveaux de la transition écologique : mobilité, rénovation, zéro déchet ou encore végétalisation », détaille MarieChristelle Haubensack, responsable du Pôle Territoires de la Chambre de métiers d’Alsace (CMA). La question d’un artisanat durable traverse toutes les professions, du bâtiment au travail du bois, en passant par les fleuristes et les pros de la couture. C’est que chaque étape de la production a un impact sur l’environnement : les matières premières, l’outillage, l’énergie utilisée, les déchets produits… «Les artisans sont poussés par les consommateurs, mais aussi par la volonté de faire des économies d’énergie», explique Lucile Geyl-Hutschka, chargée du développement durable à la CMA. «Sans oublier les cas où ils n’ont plus le choix, renchérit Marie-Christelle. Le cadre réglementaire et la commande publique tendent vers la notion de développement durable, ainsi que des politiques, comme la zone à faible émission dans l’Eurométropole.» Mais même les artisans les plus motivés peuvent se perdre dans les nouvelles normes ou les techniques plus écologiques, et manquent de temps pour entamer cette transition.
Se faire aider
Alors, la CMA répond à toutes les questions et propose aussi des diagnostics d’entreprise, dans le cadre du « Pass Durable » de la CRMA Grand Est, un dispositif d’accompagnement gratuit, rendu possible par les 15 millions d’euros du plan de relance du gouvernement pour 2021. «On rencontre les chefs d’entreprise, on fait un état des lieux sur la consommation d’énergie, d’eau, la matière, les déchets. Avec l’accompagnement “TPE/PME gagnantes sur tous les coûts”, on fait des préconisations et on est à leurs côtés pendant une année, à l’issue de laquelle on fait un bilan», explique Lucile Geyl-Hutschka. Benjamin Pastwa, de la brasserie Bendorf, a ainsi pu investir dans une cuve de récupération des eaux, et Bernard Schmidt de l’entreprise Microjet, spécialisée dans la découpe au jet d’eau, a pu installer des panneaux photovoltaïques pour sa consommation d’électricité. C’est la même démarche qui anime le label éco-défi, que la CRMA Grand Est vient de lancer en Alsace : il distingue des chefs d’entreprise qui se sont engagés à mettre en place plusieurs actions respectueuses de l’environnement. «Ainsi, les consommateurs peuvent faire le choix d’artisans qui ont entamé leur virage écologique», explique Lucile Geyl-Hutschka. Le label Répar’acteurs, lui, valorise les petites entreprises qui ont choisi la réparation, comme la bijouterie Greulich à Strasbourg, qui transforme les bijoux des clients depuis 1948. Une quinzaine de Répar’Acteurs sont recensés dans l’Eurométropole. Par ailleurs, la CMA propose des webinaires (Les jeudis du développement durable), conseille sur des points réglementaires et fournit une liste de prestataires plus respectueux de l’environnement.
Le cas des néo-artisans
Car il est difficile d’entamer ce virage tout seul, pointe Marie-Christelle Haubensack: «Il n’est pas toujours possible pour tout le monde de s’approvisionner localement, par exemple pour les fleuristes ou les professionnels du bâtiment, soulève-t-elle. « Mais les choses s’améliorent quand même », nuance Arnaud Trollé, directeur de l’organisme de formation Savoir-Faire & Découverte. Avec le think-tank La Fabrique écologique, il a étudié le phénomène des néo-artisans, d’anciens salariés ou entrepreneurs devenus artisans. Ces reconvertis entraînent une dynamique vertueuse sur les territoires: «Par exemple, grâce à l’explosion des brasseries artisanales (de 200 en 2009 à 1600 en 2019), on observe des installations de malteries locales. Avant, les brasseurs devaient se fournir à l’étranger.» D’après son étude, les néo-artisans ont tendance à vouloir mettre en cohérence leur activité et leurs convictions: «Entre les matières premières locales, les livraisons groupées, la vente en vrac et les énergies vertes, c’est toute la conception du projet qui contribue à une économie artisanale plus résiliente », explique Arnaud Trollé. Dans son organisme de formation orienté sur les activités écolo, les demandes ont doublé en quelques années. Elles viennent en majorité de femmes mais aussi de gens de tout âge, « qui cherchent un métier-passion».
Quand la sobriété pousse à la créativité
C’est ce qui a animé la reconversion de Laurie Boulard, créatrice de Limyla, une marque strasbourgeoise de luminaires en papier. Cette ancienne professeure d’anglais « admirative du travail fait main» a toujours aimé bricoler. En 2016, elle se professionnalise pour «être en cohérence avec [s]es valeurs»: «Je voulais pouvoir communiquer sur mes créations avec les clients. C’est dans l’air du temps de se renseigner sur ce qu’on consomme.» Ainsi, elle travaille avec «le papier le plus éthique possible», fabriqué à Strasbourg par l’entreprise Lana, ou recycle du papier trouvé dans les brocantes, notamment des cartes géographiques, sa passion du moment. Cette démarche de sobriété n’est pour elle pas contraignante : « Les idées viennent de la matière, ça permet d’aller vers la surprise. Et ça crée des modèles uniques ! » Elle constate que « le gros vivier d’artisans strasbourgeois» est plutôt dans la même démarche, notamment celles et ceux de la boutique du Générateur, rue SainteMadeleine. Mais elle estime qu’il faudrait un système de soutien plus élaboré pour valoriser une économie circulaire à l’échelle micro-locale: «Par exemple, je donne mes chutes de papier à une autre créatrice. Il faudrait une charte pour valoriser ces échanges, et pourquoi pas une plateforme pour mettre en lien les créateurs, comme les groupes Facebook de partage entre particuliers !»
Chambre de Métiers d’Alsace: cm-alsace.fr Savoir-Faire & Découverte: lesavoirfaire.fr Limyla: etsy.com/fr/shop/Limyla
Tendance réparation
La réparation et le recyclage n’ont pas toujours eu le vent en poupe. Qui ramène encore sa semelle cassée chez le cordonnier ou prend le temps de démonter son petit électroménager? Pourtant, aujourd’hui, les repair cafés fleurissent, profitant d’une conscience accrue de la nécessité de réduire ses déchets (pour 50% des Français, selon une étude YouGov sur le zéro déchet publiée en mars 2020). Surtout, on veut davantage réparer soi-même, s’essayer à être artisan ou mécano d’un jour, le tout, au sein d’un collectif. Par exemple en réparant son vélo avec un expert. À Strasbourg, l’association Bretz’selle a vu le jour à la fin des années 2000. Elle propose des ateliers d’auto-réparation avec l’aide de bénévoles (et quelques salariés). L’association Vélostation propose la même chose depuis 1996 à Neudorf et à Montagne Verte. À Schiltigheim, la toute jeune “Schilcyclette” offre un atelier, du matériel et des conseils tous les vendredis de 18h à 20h dans la Cour Elmia à Schiltigheim. Ce partage d’expertise, c’est aussi l’idée des accorderies. À Strasbourg, c’est d’abord une association, Zamma d’acc, qui porte dès 2013 l’idée d’échanger des services et savoirs entre particuliers. Puis, l’association s’est fondue dans le réseau des accorderies de France, qui aiment se désigner comme des «banques de temps» : une heure consacrée à un autre membre donne la possibilité de bénéficier d’une heure à son tour. Si certaines demandes consistent à un coup de main pour garder ses enfants, le système permet aussi à certains de réparer des mobylettes des années 70 ou de poncer une bibliothèque, grâce au savoir précieux d’un autre camarade. Ainsi, la réparation devient utile, mais surtout créatrice de lien social, voire «un
Dans l’atelier de Bretz’selle où l’on répare son vélo soimême en apprenant la mécanique. Photo: Simon Pagès Une des créations de Sandrine Knobloch (Art et Carton). Photo: Simon Pagès
formidable outil de lutte contre la précarité tout comme pour le développement du pouvoir d’agir », indiquait Myriam Niss, membre de l’Accorderie, dans les pages des DNA en décembre 2020.
Le pouvoir d’agir
C’est ce que remarque Delphine, chargée de projet et animatrice de l’association Tadâm, qui organise des ateliers pour promouvoir «l’éco-couture». Si l’association souhaite sensibiliser sur le recyclage textile, les ateliers sont aussi des lieux de vivre-ensemble et de transmission. Surtout auprès des enfants. Tadâm mène des séances en classe pour les initier à la couture, leur faire connaître les matières… Les adultes, eux, se retrouvent lors d’ateliers de sept à huit personnes et peuvent venir avec les pièces qu’ils souhaitent réparer ou customiser. «Ou utiliser les tissus proposés par l’association, récupérés chez nos grands-mères ou d’anciennes couturières», indique Delphine. «Nos participantes viennent dans une optique de recyclage, puis elles découvrent des astuces. Elles acceptent de se laisser porter par le tissu, de renoncer à un motif particulier qu’elles avaient en tête, et découvrent ce qu’on peut faire avec de la récup’. Nous avions par exemple utilisé des collants pour remplacer les élastiques de masques.» Delphine assure qu’il y a une conscientisation grandissante des bienfaits de l’éco-création : « Depuis la création de l’association il y a 10 ans, nous avons moins besoin d’argumenter sur le recyclage, la récup… Et les participantes prennent vraiment conscience de la valeur du produit.» À l’image de l’upcycling (lire notre horssérie précédent), c’est donc le fait même d’avoir réparé, customisé, qui ajoute de la valeur à l’objet. C’est l’idée de la tendance visible mending, ou «réparation visible », qui est apparue ces derniers mois sur les réseaux sociaux. Le hashtag donne à voir de multiples jeans, chemises et pulls, dont les «cicatrices» sont bien visibles, faites de couleurs vives ou de motifs (fleurs, toiles d’araignée, étoiles…). Les bricoleurs du textile deviennent alors véritables artistes…
Panser ses blessures ?
On trouve aussi sous ce hashtag des tasses et autres objets en céramique réparés de manière visible… C’est la méthode du kintsugi, qui fait de la mise en valeur des brèches sa philosophie. Cet art japonais consiste à rassembler les morceaux d’une porcelaine ou céramique cassée grâce à de la peinture d’or et à lui redonner ainsi sa forme initiale… mais embellie. Si cette technique permet de prolonger la vie des objets, elle s’inscrit dans un acte presque thérapeutique, plus personnel et introspectif. Chaque pièce demande un mois de travail, du nettoyage au lissage, avant de panser les plaies. C’est un art volontairement lent, qui favorise la pleine conscience, d’après Céline Santini, autrice du livre Kintsugi, l’art de la résilience. Finalement, quels que soient les objets qui demandent une seconde vie, il y a forcément une technique ou un collectif qui vous attendent pour vous aider à la concrétiser!
L’arbre et la manière
Peu de gens le savent: on peut fabriquer à peu près tout et n’importe quoi à partir du carton. Dans le Bas-Rhin, deux artisanes fabriquent de la décoration et des meubles en carton 100% recyclé. Sandrine Knobloch, basée à Eschau, est intarissable sur les avantages d’une matière première injustement considérée comme moins noble : « C’est léger, écologique, isolant et hyper solide. Je fais des lits, des tabourets qui supportent plus de 200 kilos. Les meubles résistent aux secousses sismiques, et tiennent dans la durée pendant des dizaines d’années. » En plus du mobilier, Sandrine fait des bateaux, des accessoires pour pièces de théâtre et des activités de team building, des sculptures, des petits luminaires… Elle a décidé de se lancer il y a une quinzaine d’années, après avoir donné naissance à sa première fille. Elle-même a grandi avec un père bricoleur, entourée d’outils et de pinceaux. «Du coup, j’étais bricoleuse, et c’était naturel pour moi de fabriquer avec des matières qu’on trouvait dans la nature», raconte-t-elle. Elle narre aussi des parents «hyper écolos», attentifs à leur consommation d’eau et adeptes du compost. Après dix ans de travail en entreprise dans le secteur commercial/marketing, il est devenu «évident» pour elle de trouver une activité dans la même veine, et qui était aussi «originale».
Pour trouver sa matière première, elle écume les entreprises du coin et recycle aussi des boîtes d’œufs, du carton de calendrier… L’essentiel, c’est de ne pas chercher trop loin. Le local, elle y tient: ses peintures aussi sont fabriquées dans la région, et elle a obtenu le label Marque Alsace. Si elle n’a pas réussi à réaliser son souhait de replanter des arbres dans la forêt d’Eschau, elle soutient maintenant l’association Reforest’action et la Ligue de protection des oiseaux.
Un engouement grandissant
On retrouve la même démarche du côté de Camille Renton-Epinette, qui «baignait dans l’écologie et la récup’ depuis l’enfance». La créatrice de la jeune entreprise Ma maison est en carton s’est lancée fin 2019, après s’être fait la main en amateure pendant huit ans. La jeune femme a toujours été « crafty », de ses propres mots, et tient cette fibre artistique de son grand-père, dont les tableaux ornent les murs de son appartement. C’est quand elle a emménagé dans son premier logement, vide, qu’elle a commencé à fabriquer ses meubles en utilisant du carton issu de la cartonnerie où elle travaillait. Depuis, elle ne travaille qu’avec des cartons recyclés, récupérés dans des boutiques strasbourgeoises, souvent des magasins de vélos. Elle s’y rend d’ailleurs avec son vélo électrique et sa remorque, achetés grâce à un crowdfunding, preuve que le grand public adhère à ce qu’elle fait. Sa sensibilité écolo la pousse à acheter ses colles et vernis (à base d’eau) chez Erika, entreprise familiale dans la vallée de la Bruche. Pour elle, la création va de pair avec le respect de l’environnement, le circuit court et le temps long. «Toutes mes créations sont faites sur-mesure, après une demande de particuliers ou de professionnels », précise-t-elle. Dans la pièce de son appartement qui lui sert d’atelier, elle s’applique à bâtir les commodes, armoires, meubles TV ou même bibliothèques qui habilleront l’intérieur de ses clients, qui apprécient le modèle unique. De là à tourner progressivement le dos à la production industrielle? «En tout cas, de plus en plus d’entreprises et de particuliers viennent me voir, ce qui est peut-être un indicateur », suppose Sandrine. «C’était moins facile pour moi au début, les gens ne comprenaient pas l’intérêt, raconte-t-elle. J’étais peut-être un peu en avance. Mais maintenant, les artisans font attention à ces questions, et de grandes entreprises se lancent sur le créneau du carton, ce qui normalise ce matériau écolo.»
Du neuf avec du vieux
Pourtant, il est encore dur de sensibiliser le secteur de la fabrication sur les déchets qu’il produit. Élodie Contino en sait quelque chose. La jeune femme était chargée de développement commercial pour des marques de vêtements et de mobilier quand elle a pris conscience de la production astronomique de déchets de production qui filaient directement à la poubelle. Après s’être entendue dire qu’on ne «pouvait pas faire autrement dans la production industrielle », elle a décidé de créer sa propre entreprise, qui favorise l’artisanat et les circuits courts. Ainsi naît le concept de Roses & Aléas au printemps 2020: de beaux objets neufs pour décorer et meubler son chez-soi, faits exclusivement de chutes industrielles. Le rembourrage des coussins tout ronds? Il s’agit de fils de chaussettes Labonal. Les bougeoirs? Ils sont faits des bouts de poutres créés par l’activité de charpentiers de la région. «Ma démarche est d’assurer le circuit le plus court possible », explique Élodie. Elle identifie les déchets industriels et les livre à un artisan ou acteur local (un ébéniste par exemple, comme Sébastien Kuhn de l’atelier Jon Wood, un fabricant textile des Vosges ou encore l’ESAT du Neuhof…) pour ensuite arriver au produit fini. « J’ai conscience depuis toute petite que chaque action a un impact, indique-t-elle. Et maintenant que je suis enceinte, je ne veux pas laisser l’addition à mes enfants.»
De la création à la sensibilisation
Armée de ses convictions, Élodie Contino négocie auprès des entreprises pour les débarrasser de leurs rebuts industriels, en leur expliquant qu’elles feront des économies (les entreprises doivent s’acquitter d’une participation financière à la gestion de leurs déchets). En revanche, les artisans avec qui elle travaille ne sont « pas du tout surpris par la démarche», et sont la plupart du temps « dans une dynamique similaire de réduire leurs coûts». Les clients, eux, sont d’abord séduits par le produit : « L’idée est vraiment de faire du beau, toujours du beau. Que les gens trouvent nos objets jolis.» Puis, «on leur raconte l’histoire des objets, et ils adhèrent à la démarche », assure Élodie, qui précise que Roses & Aléas propose quatre collections par an sur sa boutique en ligne et principalement en pré-commande. « Ça permet de centraliser la production, détaille-t-elle. L’artisan peut tout lancer d’un coup, et cela utilise beaucoup moins d’énergie. » C’est là la particularité du travail de ces créatrices «écolo-friendly»: la nécessité d’informer et de sensibiliser tous les acteurs. Sandrine Knobloch aime ce volet transmission: elle intervient très régulièrement dans les écoles et propose des activités pour les anniversaires. « Les enfants sont très réceptifs, assure-t-elle. Surtout les tout petits. Ils ne remettent pas en question le matériau, ils s’en emparent, et ça les marque sur la durée. Finalement, nos grands-parents rapiéçaient, réutilisaient… C’est la société de consommation qui a perverti nos usages. Maintenant, il faut qu’on y revienne. C’est pour ça qu’aller dans les écoles, c’est indispensable. » Elle a confiance en ces nouvelles générations de bricoleurs sensibles à l’environnement: « Les mentalités changent. On ne reviendra pas en arrière.»
1 + 2 Maquettes en 3D des bancs «Ernest» (blanc) et «Maurice» (kaki). Les portes d’un établissement médico-social récupérées auprès de l’association BoMa (voir page 84) ont servi à créer les assises. Du tissu revalorisé a été utilisé pour les dossiers.
3 Les patères «Alexter» en chêne massif d’une forêt vosgienne.
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