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France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C – DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0 L 13888 - 433 H - F: 4,90 € - RD N°433 - OCTOBRE 2022 KENYA L’irrésistible ascension de WILLIAM RUTO AMBITION ONS JABEUR, la championne en attente INTERVIEW PHILIPPE FAUCON « Le piège s’est refermé sur les harkis » L’AFRIQUE AU CŒUR DE LA BATAILLE DU GAZ PERSPECTIVES LA COMPÉTITION PLANÉTAIRE COMMENCE LE 20 NOVEMBRE DANS UN CONTEXTE GLOBAL TENDU. LE MOMENT DE VÉRITÉ POUR LE RICHISSIME ÉMIRAT. COUPE DU MONDE 2022 LE QATAR FACE AU BUT Le stade Lusail, qui accueillera la finale du Mondial.

LA FIN DU SAHEL ?

Au moment où ces lignes sont écrites, le Burkina Faso vit son second coup d’État en huit mois (et le neuvième depuis l’indépendance…). Un officier, le capitaine Ibrahim Traoré, en remplace un autre, le lieutenant-colonel Damiba. Pendant ce temps, l’offensive coordonnée des groupes djihadistes s’amplifie. 40 % du territoire échappe au contrôle des autorités. Et les services de base, comme l’école ou la santé, sont profondément impactés. La situation humanitaire s’aggrave chaque jour un peu plus, avec son lot de réfugiés, de déplacés.

Au moment où ces lignes sont écrites, la ville de Djibo, au nord du pays, est sous blocus djihadiste. Nous ne sommes qu’à 200 km de la capitale. Plus rien ne rentre : ni nourriture, ni eau, ni produits de première nécessité, ni médicaments. Plus personne ne sort depuis la mi-février. Presque huit mois… La ville est menacée par la famine. Le 26 septembre, un convoi de ravitaillement, avec plusieurs dizaines de poids lourds, a été annihilé par les djihadistes. Au moins 11 soldats ont été tués. Et 50 civils sont portés disparus.

Dans un pays longtemps considéré comme un exemple de vivre-ensemble, le conflit fait sauter les digues. Les Peuls, soupçonnés d’être la cinquième colonne du terrorisme, sont stigmatisés. Les discours de haine se multiplient, traversant les frontières. Sur les réseaux sociaux, sur les pages Facebook, certains n’hésitent pas à appeler à « l’épuration ethnique ».

Au Mali voisin, la situation n’est guère plus enviable. Le régime militaire dirigé par Assimi Goïta paraît incapable de faire face à l’offensive de l’organisation État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), en particulier dans le nord-est du pays. Les offensives s’accentuent depuis mars dernier. Et le retrait de la force Barkhane a fragilisé un peu plus les lignes de défense. Les troupes du groupe de sécurité privée russe Wagner ne semblent pas en mesure d’inverser la tendance, et encore moins d’assurer une meilleure protection des civils. À Bamako, le pouvoir paraît surtout concentré à ouvrir des fronts aussi inutiles que contre-productifs. Contre la société civile, contre ce qui reste de démocratie, contre le Niger, son voisin historique, en insultant son président à la tribune des Nations unies. Contre la Côte d’Ivoire, son principal partenaire, son voisin au sud, là où vivent près de 3 millions de Maliens, en instrumentalisant ad nauseam la crise des 46 soldats ivoiriens détenus. Seul le Niger semble tenir, pour le moment, malgré ses fragilités immenses, ses frontières quasi incontrôlables. Peut-être parce que le pacte social est plus ancré. Et que la gouvernance est mieux structurée.

édito

Si les militaires savaient gérer (mieux que les civils), s’ils avaient cette fameuse recette magique pour gouverner et sauver un pays, ça se saurait. Les statistiques ne jouent pas en leur faveur. Sur le plan de la gouvernance, mais aussi sur le plan de la sécurité. Les militaires n’ont pas les moyens, la logistique qu’ils demandent à l’État. Mais l’État est pauvre, souvent faillible, corrompu. Être au pouvoir ne fera pas apparaître, par miracle, plus d’armes, plus de logistique, plus de moyens… Évidemment, on peut critiquer la France, faire indéfiniment le procès du néocolonialisme. Faire de Paris la cible expiatoire de toutes les douleurs, à Dakar, à Bamako, à Ouagadougou. On peut continuer à se tromper d’époque pour nourrir la foule. Alors que l’enjeu, c’est la gouvernance, ses propres forces. Oui, la France perd son influence. Mais on peut difficilement lui reprocher l’effondrement sécuritaire de la région. C’est le seul pays qui a réellement mis ses hommes sur le terrain. Et si Paris intervient, ce n’est pas pour l’argent, les ressources, les mines, ou quelque autre improbable trésor. Tout cela est marginal pour la septième puissance économique mondiale.

Dans le même registre, on peut faire croire que la grande Russie viendra sauver le Sahel. Qu’elle incarne le nouvel étendard anticolonial, au moment même où elle s’attaque, sans provocation, à son voisin, l’Ukraine, dans un pur moment d’impérialisme. On peut faire croire que la Russie n’utilise pas l’Afrique pour monter les enchères dans cette nouvelle guerre froide, semi-chaude, qui s’installe, pour contrer la France justement. On peut faire croire au peuple qu’une société de sécurité privée viendra résoudre les problèmes et les impuissances des armées nationales. On peut faire même croire qu’elle s’intéresse au développement des « frères africains ».

On peut nous faire croire tout cela. Mais la vraie question, c’est l’incapacité des États concernés de faire face à la menace, à mieux combattre. La vraie question, c’est de faire nation, de rassembler. La vraie question, c’est de rétablir des institutions civiles viables, promouvoir la gouvernance, la démocratie interne. La vraie question, c’est d’investir, même le peu, qu’il y a dans le développement économique, dans le désenclavement. La vraie question, c’est de promouvoir la solidarité régionale, s’appuyer sur les institutions ouestafricaines, sur les alliances entre États de la région pour faire front ensemble, pour s’entraider.

Bien sûr, les cyniques répondront : on peut rêver. Mais tout le reste n’est que propagande illusoire et suicidaire. Dont le coût sera immense pour des dizaines de millions d’Africains sahéliens.

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 3

3 ÉDITO

La fin du Sahel ? par Zyad Limam

6 ON EN PARLE

C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN Black Power

26 CE QUE J’AI APPRIS

Souad Asla par Astrid Krivian

29 C’EST COMMENT ?

Pas de rentrée pour tous par Emmanuelle Pontié

80 VIVRE MIEUX

Prenons soin de nous ! par Annick Beaucousin

90 VINGT QUESTIONS À… Philomé Robert par Astrid Krivian

TEMPS FORTS

Le Qatar face au but par Zyad Limam et Thibaut Cabrera

Kenya : L’irrésistible

ascension de William Ruto par Cédric Gouverneur

L’Afrique au cœur de la bataille du gaz par Cédric Gouverneur

Philippe Faucon :

« Le piège s’est refermé sur les harkis » par Astrid Krivian

Pierre Audin :

Au nom du Père par Luisa Nannipieri

Olivette Otele : « Il n’y a pas à se justifier » par Astrid Krivian

Ons Jabeur, la championne en attente par Frida Dahmani

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4 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com France 4,90 Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) Algérie 320 DA Allemagne 6,90 Autriche 6,90 Belgique 6,90 Canada 9,99 $C DOM 6,90 Espagne 6,90 États-Unis 8,99 Grèce 6,90 Italie 6,90 Luxembourg 6,90 Maroc 39 DH Pays-Bas 6,90 Portugal cont. 6,90 Royaume-Uni5,50 Suisse8,90FS TOM990 CFP Tunisie7,50DT ZoneCFA 000FCFA 13888 433 H F: 4,90 € RD N°433 OCTOBRE 2022 KENYA L’irrésistible ascension de WILLIAM RUTO AMBITION ONS JABEUR, la championne en attente INTERVIEW PHILIPPE FAUCON « Le piège s’est refermé sur les harkis » L’AFRIQUE AU CŒUR DE LA BATAILLE DU GAZ PERSPECTIVES LA COMPÉTITION PLANÉTAIRE COMMENCE LE 20 NOVEMBRE DANS UN CONTEXTE GLOBAL TENDU. LE MOMENT DE VÉRITÉ POUR LE RICHISSIME ÉMIRAT. COUPE DU MONDE 2022 LE QATAR FACE AU BUT Le stade Lusail, qui accueillera du Mondial. AM 433 COUV NEW.indd 03/10/2022 22:14PHOTOS DE COUVERTURE : FRANCK FAUGÈRE/PRESSE SPORTS - SHUTTERSTOCK - FLORIAN PLAUCHEUR/AFP
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N°433 OCTOBRE 2022 GORDON PARKSTONY KARUMBA/AFP

La course à l’hydrogène vert

Cédric Philibert : « Nous en sommes encore aux prémices »

Flutterwave dans la tempête

Des appels d’offres pour le pétrole et le gaz de RDC par Cédric Gouverneur

P.68

FONDÉ EN 1983 (38e ANNÉE)

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P.50 MICHAEL KAPPELER/DPA/DPA PICTURESADRIAN SHERRATTFRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS

ON EN PARLE

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

BLACK POWER

La PUISSANCE DES IMAGES de Gordon Parks témoigne de la lutte de Stokely Carmichael pour la justice raciale et les droits civiques.

EN 1967, le magazine américain Life publie un profil révolutionnaire de l’activiste controversé du Black Power, Stokely Carmichael (plus tard, Kwame Ture), avec des images et des reportages de l’une des figures les plus influentes de la photographie du XXe siècle, Gordon Parks. Centrée sur les cinq clichés emblématiques du jeune leader tirés de l’article, cette exposition au musée des Beaux-Arts de Houston fait écho aux complexités et aux tensions inhérentes à la lutte pour les droits civiques. Parks a rencontré Carmichael alors que celui-ci appelait à rallier le Black Power dans un discours donné dans le Mississippi en juin 1966, attirant l’attention nationale.

Plus radical que le mouvement américain des droits civiques – représenté entre autres par Martin Luther King –, le Black Power revendiquait une affirmation de l'identité noire, avant toute éventuelle intégration à une société dominée par le « pouvoir blanc ». L’expo met en lumière des dizaines d'autres photographies et planches de contacts de la série de Parks, jamais publiées ou exposées auparavant, ainsi que des images des discours et des interviews de Carmichael. ■ Catherine Faye

« GORDON PARKS: STOKELY CARMICHAEL AND BLACK POWER », The Museum of Fine Arts, Houston (États-Unis), du 16 octobre 2022 au 16 janvier 2023. mfah.org

6 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
PHOTOGRAPHIES
GORDON PARKS
Des membres de l'organisation américaine à Los Angeles, en 1966.
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GORDON
PARKS
L'activiste photographié en Alabama, en 1966.

THRILLER

L’ESPION QUI PRIAIT

SEUL UN ÉGYPTIEN vivant en Suède et tournant en Turquie pouvait réaliser ce tour de force : mettre en scène la corruption politique et l’hypocrisie de certains dignitaires religieux dans son pays d’origine (où il est interdit de séjour). Au Caire, l’université al-Azhar est une référence pour les sunnites du monde entier, et ses fatwas influencent les lois nationales. Lorsque le film commence, son grand imam est mourant et sa succession ouverte. Les cheikhs, extrémistes comme progressistes, ont leurs candidats, mais le gouvernement veut placer son homme. Un vieil officier de la sûreté de l’État va se servir d’un jeune novice, débarqué de sa campagne des bords du Nil, pour tenter d’infiltrer l’université et sa mosquée… Ruses, doubles jeux, retournements de situation, autant de ficelles d’un bon thriller qui tissent ici un récit passionnant, porté par une mise en scène très graphique : la reconstitution de ces lieux mythiques (réalisée dans la mosquée Süleymaniye, à Istanbul) est spectaculaire. Le jeune étudiant modeste est joué avec talent par l’Israëlo-Palestinien Tawfeek Barhom – découvert dans Le Chanteur de Gaza, d’Hany Abu-Assad, il sera à l’affiche du prochain Terrence Malick –, et l’homme d’Al-Sissi est interprété par Fares Fares, comédien libano-suédois qui incarnait le héros du gros succès de Tarik Saleh en 2017, Le Caire confidentiel. Récompensé au Festival de Cannes d’un prix du scénario mérité, son nouvel opus nous fait pénétrer au cœur d’une institution mythique et fermée, tout en faisant clairement apparaître les enjeux politiques, religieux et personnels qui s’y jouent. Le résultat est saisissant.

■ Jean-Marie Chazeau

LA CONSPIRATION DU CAIRE (Suède-France-Finlande), de Tarik Saleh. Avec Tawfeek Barhom, Fares Fares, Mohammad Bakri. En salles.

SOUNDS

À écouter maintenant !

Liraz

Roya, Glitterbeat/ Modulor Records

« Roya » signifie « fantaisie » en farsi et, effectivement, avec ce troisième album, Liraz apporte un peu plus de joie de vivre au patrimoine musical iranien. Née en Israël, la chanteuse n’a pas oublié les chansons qu’elle écoutait, enfant, grâce à ses aïeux. Roya a été enregistré en catimini à Istanbul, avec son sextet de Tel Aviv mais aussi des musiciens iraniens… Y résonne la magie du tar, accompagné par le violon et des rythmes ultra-dansants.

❷ Montparnasse Musique

Archeology, Real World Records

C’est de la rencontre entre le Franco-Algérien Nadjib Ben Bella et le DJ sud-africain Aero Manyelo, dans la gare parisienne de Montparnasse, qu’est né ce duo décapant : sur un terreau traditionnel et organique se mêlent house, kwaito, techno et gqom. Après un premier EP prometteur en 2021, signé sur le prestigieux label de Peter Gabriel, ils présentent aujourd’hui (toujours chez Real World Records) leur album Archeology, un récit dansant qui parcourt le continent du nord au sud, avec une pause à Kinshasa, centre névralgique de leurs beats.

Bibi Tanga &The Selenites

The Same Tree, L’Inlassable Disque/Baco Distribution

Depuis 2008, le bassiste et chanteur originaire de Bangui, Bibi Tanga, fédère ses Sélénites, les « habitants de la Lune » (Eric Kerridge, Arthur Simonini et Arnaud Biscay), autour d’un son funky et rétrofuturiste. Fruit de deux ans de sessions enfiévrées et insomniaques en studio, leur quatrième album, The Same Tree, explore plusieurs versants du groove, du plus conscient au plus hédoniste, sous la houlette du DJ français Professeur inlassable. Et un peu plus haut, la bénédiction de feu Fela Kuti… ■ Sophie Rosemont

8 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 ON EN PARLE
ATMODR (4)
Un fils de pêcheur admis à la prestigieuse université cairote al-Azhar se retrouve mêlé à une LUTTE DE POUVOIR entre religieux sunnites et politiques.
Le jeune étudiant est joué par l’Israëlo-Palestinien Tawfeek Barhom.

FUSION

KUTU GROUPE OVNI

Formé par deux chanteuses éthiopiennes et un jazzman français, ce projet est AUSSI SURPRENANT que captivant.

UN SOIR DE 2019, le violoniste français Théo Ceccaldi – l’une des grandes révélations jazz des dernières années – assiste à un concert du Jano Band à Addis-Abeba, sur les traces des merveilles sonores ethio-jazz. Dans cet orchestre officient deux chanteuses qui le subjuguent : Haleluya Tekletsadik et Hewan Gebrewold. Le groupe Kutu voit alors le jour, l’homme à la composition, et les deux femmes à l’écriture. En résulte aujourd’hui ce premier disque, Guramayle, où le violon rencontre des effluves électroniques, dub et rock, et où se fait entendre la poésie des ballades tezeta, jadis sublimée par le roi de l’éthio-jazz Mulatu Astatke. Ces multiples variations font de Kutu un projet ovniesque, qui met (enfin !) en valeur le talent de songwriting d’artistes féminines. De quoi enthousiasmer au-delà des frontières éthiopiennes. ■ S.R. KUTU, Guramayle, Brouhaha/Bigwax.

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AURORE FOUCHEZ

YISSY GARCÍA LA LUMIÈRE CUBAINE

Officiant depuis de longues années, cette BRILLANTE BATTEUSE présente son premier album, le bien nommé Light.

ELLE A JOUÉ pour les plus grands, d’Esperanza Spalding à Dave Matthews, mais Yissy García s’est très tôt, et tout naturellement, imposée dans la cour des grands. Fille du batteur et percussionniste cubain Bernardo García, fondateur du groupe Irakere, elle n’a cessé d’explorer des territoires musicaux a priori aux antipodes : funk, jazz, folklore cubain… Tout est possible pour la musicienne qui, à 35 ans, s’illustre dans plusieurs projets : « Dans mon pays, j'ai eu la chance que les gens s'intéressent à ma musique, même si elle n’est pas commerciale à proprement parler, confie-t-elle. Beaucoup de personnes s'identifient à différentes chansons, ce qui me réjouit : l'objectif est d'atteindre le cœur des gens, au-delà même des frontières. » Parce que la sororité n’est pas un vain mot, l’artiste officie aussi dans un collectif 100 % féminin, Maqueque. « Je pense avoir beaucoup contribué au son du groupe, à la fois en tant qu’instrumentiste et compositrice », commente-t-elle sobrement. Celle qui aime voir son « empreinte incarnée » sur sillon a aussi beaucoup tourné avec Bandancha. D’où ce premier album, Light, compilation de toutes ces scènes partagées avec les quatre instrumentistes qui complètent cette autre formation : « Je voulais

rassembler tous les sons que le groupe a traversés depuis sa création, des ambitions d’abord électroniques jusqu'à aujourd'hui, où je travaille sur un format plus acoustique. Cet album est destiné au public européen, qui ne connaît pas encore très bien ma musique… » Avec Light, les présentations sont faites : en six morceaux chaloupés et à la structure parfois complexe sans être aride, le disque nous transporte à La Havane. Tantôt agité, tantôt tendre, mué par une facilité d’improvisation et le talent virtuose de Yissy García, il confirme l’importance de celle-ci au sein de ce que le jazz peut proposer de plus chaleureux… sans oublier ce je-ne-sais-quoi de viscéralement rebelle. ■ S.R.

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YISSY GARCÍA & BANDANCHA, Light, Laborie Jazz.
JAZZ
ON EN PARLE LARISA LOPEZDR

AFFAIRES EN OR

Près de 1 100 DINARS

racontent l’histoire complexe de la civilisation de l’islam.

FAÇONNÉES DANS LE MONDE arabo-musulman entre

les VIIIe et XIXe siècles, ces pièces de monnaie en or constituent un trésor miniature des écritures en alphabet arabe et de la diversité de la calligraphie. La remarquable collection qui est actuellement exposée à l’Institut du monde arabe – présentée pour la première fois au grand public – se compose exclusivement de dinars, dont de nombreuses frappes sont rares, voire uniques. C’est le calife omeyyade Abd al-Malik (685-705) qui a promulgué l’arabe comme langue de l’administration et instauré un monnayage dépourvu de représentations figurées, avec uniquement des inscriptions proclamant la croyance en un Dieu unique et la date de la frappe. En 1258, après la chute du califat abbasside, le principe est demeuré en usage, et de la Turquie à l’Inde, en passant par l’Iran, sultans, chahs et empereurs ajoutaient parfois sur leurs dinars le portrait du souverain ou l’emblème figuratif de leur pouvoir. ■ C.F.

HISTOIRE(S) NOSTALGIE LIBANAISE

Un triptyque littéraire, où imagination et faits réels témoignent des ambivalences d’un pays.

Cette collection de pièces de monnaie provenant des quatre coins du monde arabo-musulman est présentée pour la première fois au grand public.

« UN TRÉSOR

EN OR :

LE DINAR DANS TOUS SES ÉTATS », Institut du monde arabe, Paris (France), jusqu’au 26 mars 2023. imarabe.org

«

C’EST COMME SI le vrai monde était ailleurs et que j’étais condamné à vivre ici, c’est-à-dire nulle part, ou alors seulement dans ma tête. » Entre évocation poétique de l'enfance, éveil à la sexualité, nostalgie, tonalité ouvertement politique et absurdité de la guerre, ce roman explore les remous de destins individuels façonnés par la violence du monde. Largement autobiographique, il couvre ainsi trente années d’un Liban laminé par les tensions et les ruptures, à travers trois épisodes de la vie du narrateur et de sa famille juive d’origine syrienne, exilés à Beyrouth. Trois moments clés de l’histoire de leur pays : la crise de Suez (1956), l’espoir d’un changement révolutionnaire (1968), la guerre civile et l’invasion israélienne (1982). Youssef Hosni, jeune homme épris de justice, devenu journaliste en France, y incarne l’auteur, envoyé spécial du quotidien Libération pendant la guerre du Liban. Au fil des péripéties de sa vie se dessinent peu à peu les contradictions fascinantes d’un pays et de sa capitale mythique. ■ C.F. SÉLIM NASSIB, Le Tumulte,Éditions de l’Olivier, 416 pages, 21,50 €.

ROMAN

ICI ET LÀ

Avec fantaisie et humour, Alain Mabanckou envisage la mort comme un éclat de rire dans son dernier ouvrage. ICI, LA FRONTIÈRE EST ÉTROITE entre les vivants et ceux qui ne le sont plus. Là, ce n'est pas le moindre talent de l’auteur de Petit Piment et de Mémoires de porc-épic (pour lequel il a reçu le prix Renaudot 2006) que de nous promener dans cet entre-deux équivoque. Dans ce grand roman social, politique et visionnaire, son héros, Liwa, nouveau locataire du cimetière de Frère-Lachaise, brûle de revenir auprès des vivants pour venger sa mort qu’il juge injuste. Illusion ? « Tu éprouves un immense bonheur, rien ne te résiste, aucun obstacle ne se dresse sur ton chemin. » Ou réalité ? « À peine leur as-tu dit bonjour qu’ils poussent des cris d’épouvante. » L’un et l’autre, très certainement. D’ailleurs, à Pointe-Noire, en République du Congo, où l’écrivain a grandi et puise ses souvenirs, les conversations entre défunts vont bon train. Et la lutte des classes se poursuit jusque dans le royaume des morts, où ceux-ci sont étrangement vivants. Un texte vibrionnant et inspiré. ■ C.F. ALAIN MABANCKOU, Le Commerce des allongés, Le Seuil, 304 pages, 19,50 €.

ON EN PARLE 12 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 DRIMA/DR (4)DR (2)
EXPOSITION
n monnaie É

Ses interprètes, Joely Mbundu et Pablo Schils, sont touchants de justesse.

DRAME

UNE VIE MEILLEURE ?

Primé à Cannes, le nouveau film des frères Dardenne est illuminé par deux jeunes acteurs africains incarnant des MIGRANTS EN SURSIS au cœur de l’Europe.

UN PETIT GARÇON et une adolescente venus seuls du continent sont hébergés dans un centre d’accueil en Belgique. Les conditions sont bonnes, mais la méfiance est grande. Tori est considéré comme un enfant sorcier dans son pays, le Bénin, et coche la case « réfugié » sans problème, mais Lokita n’a qu’une crainte : être renvoyée au Cameroun, où sa famille compte sur elle pour lui envoyer de l’argent… Tous deux se font passer pour frère et sœur afin de pouvoir rester en Europe. Leur amitié va les aider à affronter de nombreuses situations difficiles – exploités par un restaurateur pour des petits boulots mal payés, et bientôt un trafic de drogue, ou par des passeurs qui exigent leur dû. Les frères Dardenne ne sont pas réputés pour être de joyeux drilles – leurs

longs-métrages décrivent toujours les difficultés des plus mal lotis dans les sociétés occidentales –, mais ils font souvent mouche, en touchant le spectateur sans aucun effet (pas de musique) et par la justesse de leurs interprètes. Ici, le jeune Pablo Schils crève l’écran aux côtés de Joely Mbundu, tout en retenue, et que la maman originaire de Kinshasa accompagnait avec fierté au dernier Festival de Cannes, où le film a obtenu le Prix du 75e anniversaire. ■ J.-M.C. TORI ET LOKITA (Belgique), de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Avec Pablo Schils, Joely Mbundu, Nadège Ouedraogo. En salles.

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 13
CHRISTINE PLENUSDR

1-54 À LONDRES 10 ANS, DÉJÀ !

La foire internationale dédiée à l’art contemporain africainFÊTERA SA DÉCENNIE à la Somerset House.

PLUS DE 50 GALERIES en provenance de 21 pays présenteront, du 13 au 16 octobre, les créations d’au moins 130 artistes, qu’ils soient connus, comme Ibrahim El-Salahi, Hassan Hajjaj et Zanele Muholi, ou émergents, tels Sola Olulode, Pedro Neves ou encore Jewel Ham. La Portugaise Grada Kilomba, connue pour son travail sur le racisme, la mémoire et le postcolonialisme, commence à cette occasion sa carrière au Royaume-Uni : son installation, O Barco/The Boat, une œuvre puissante qui sera animée par les créations musicales du compositeur Kalaf Epalanga, occupera jusqu’au 20 octobre la cour de la Somerset House. Au-delà des projets spéciaux, conférences, workshops, performances et projections qui animeront la célèbre foire internationale dédiée à l'art contemporain d'Afrique et de sa diaspora, des ventes spéciales seront proposées sur la plate-forme Artsy (artsy.net) jusqu’à la fin du mois. ■ Luisa Nannipieri

1-54, Somerset House, Londres (RoyaumeUni), du 13 au 16 octobre. 1-54.com

ON EN PARLE 14 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 ÉVÉNEMENT
BRUNO SIMÃO/COURTESY OF THE ARTISTUTE LANGKAFELDR (2) L'installation de la Portugaise Grada Kilomba (ci-contre), O Barco/The Boat (ci-dessus, exposée dans le MAAT de Lisbonne, en 2021), occupera la cour du bâtiment. Ci-dessous, Encantada, Pedro Neves, 2022.

FOIRE

AKAA

LE TEMPS ET LE MOUVEMENT

Bonne nouvelle pour les AMATEURS

D’ART : la 7e édition d’Also Known As Africa aura également lieu ce mois-ci !

ALSO KNOWN AS AFRICA, l’une des plus importantes foires d’art et design africain contemporain en France, revient au Carreau du Temple, à Paris, du 21 au 23 octobre avec une sélection de 129 artistes internationaux, représentés par 38 galeries : on retrouvera les habituées, telles Anne de Villepoix (France), l’October Gallery (Royaume-Uni) – avec entre autres l’Australo-Nigériane Nnenna Okore, invitée pour une carte blanche – ou Véronique Rieffel (Côte d’Ivoire), mais également de nouvelles arrivantes, comme Soview Gallery (Ghana) et Foreign Agent (Suisse). Cette dernière représente les quatre designers de renom (Ousmane Mbaye, Bibi Seck, Jean Servais Somian et Jomo Tariku) qui ont habillé l’espace VIP. La Galerie 38 présentera, elle, les œuvres du maître malien Abdoulaye Konaté, qui a créé une installation monumentale sous les verrières du Carreau du Temple sur le thème du temps et du mouvement. Fil rouge de la manifestation, cette thématique sera au cœur des expositions, des rencontres culturelles, des performances et des colloques à suivre intra et hors les murs, ainsi que du beau livre Quantité.s de mouvement, spécialement conçu et édité par AKAA. ■ L.N.

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 15
ALSO KNOWN AS AFRICA, Carreau du Temple, Paris (France), du 21 au 23 octobre. akaafair.com
FOUAD MAAZOUZ/COURTESY GALERIE 38DR
Le vent (fié), Abdoulaye Konaté, 2020.

EYE HAÏDARA

L A T O U C H E -LA TOUCHEÀ - T O U T À-TOUT

Entre théâtre, série et cinéma, cette comédienne française d’origine malienne fait valoir son JEU TOUT-TERRAIN.

SI LE GRAND PUBLIC l’a découverte grâce à la série En thérapie, où elle fait partie des grandes figures de la deuxième saison, Eye Haïdara témoigne déjà d’un riche parcours de comédienne. Après un cursus d’études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle, à Paris, elle s’est formée à l’Académie internationale de théâtre de Lorient. Depuis, elle s’illustre sur petit et grand écrans comme sur scène. Cet automne, elle joue en alternance avec d’autres actrices une adaptation de Sorcières, l’essai de Mona Chollet, au théâtre de l’Atelier, à Paris, et tient le premier rôle de la comédie sociale Les Femmes du square, de Julien Rambaldi (qui sortira en salles le 16 novembre) : « J’aime me lancer des défis et je n’ai jamais voulu m’installer dans un registre particulier. Il en va de même avec les formats. Aujourd’hui, on a une manière différente de consommer l’audiovisuel, les arts vivants ou le spectacle. Ce serait dommage de ne pas s’y adapter. Mais il faut que le projet me parle ! » L’exigence d’une écriture, la force de caractère d’un personnage, la beauté d’une mise en scène… C’est ce qui compte pour Eye, née à Boulogne-Billancourt de parents maliens et très attachée à ses racines : « Ils vivent dans le sud de Bamako, entourés d’hectares de plantations, d’animaux… Il y a des chevaux, une superbe nature. Je vais régulièrement les voir avec mon fils, et c’est avant tout là-bas que je me ressource. » ■ S.R. SORCIÈRES, théâtre de l’Atelier, Paris (France), jusqu'au 9 novembre. theatre-atelier.com

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PORTRAIT HENRI COUTANT

LES JEUNES ÉTOILES

STAR FEMININE BAND

Après le succès de leur premier disque, le groupe béninois confirmeson ÉNERGIQUE

dans ce nouvel opus.

EN 2020, on voyait débarquer le Star Feminine Band avec un premier album écrit par André Balaguemon, et joué par sept musiciennes originaires du Bénin. L’année suivante, après moult péripéties administratives, elles se produisaient sur scène en France. La plus jeune avait 12 ans, la plus âgée venait de fêter ses 18 ans. Tant qu’à faire, autant enregistrer un album ! Le résultat, sorti en septembre, nous enchante : aux rythmiques peuls ou waama se mêlent des sonorités plus pop, sans oublier le message féministe

que veulent faire passer ces jeunes filles à forte personnalité, comme dans « Le Mariage forcé », « Les Filles à l’école » ou « L’Excision ». Sur l’anglophone « Woman Stand Up », ces ambassadrices investies de l’Unicef appellent à la sororité et à la persévérance face à une société toujours soumise au bon vouloir patriarcal et qui ne donne aucune chance, ou presque, à la professionnalisation des jeunes femmes. ■ S.R.

STAR FEMININE BAND, In Paris, Born Bad Records/L’Autre Distribution.

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DE
ENGAGEMENT
RYTHMES
ANDRÉ BALAGUEMONDR

INTERVIEW

Mia Couto, contrebandier de l’invisible

Passeur d’une culture multiforme, le Mozambicain lusophone est aujourd’hui l’un des écrivains les plus inventifs du continent. L’œuvre foisonnante de ce poète engagé, également biologiste, puise aux racines de l’imaginaire et de la tradition orale de son Afrique natale.

AM : Vous vous définissez comme étant à la fois un Blanc et un Africain. Comment naviguez-vous entre ces mondes ? Mia Couto : Je ne sais pas vraiment ce que c'est que d'être un « Blanc », un « Africain » et je ne sais pas si l'une de ces catégories peut définir l'identité de quelqu'un. Ce que je peux dire, c'est qu'en raison de circonstances presque toujours accidentelles, il m'est arrivé d'être un être des frontières : le fils d'Européens, né et vivant en Afrique, un athée qui se laisse prendre par les croyances et les mythes, un scientifique sensible à des raisons qui ne se révèlent que dans la poésie, un écrivain obsédé par le démantèlement de la logique de l'écriture pour faire de la place à l'oralité, quelqu'un qui n'a de mémoire que si le passé est inventé. Quelle légitimité vous donne cette double appartenance ?

Nous avons tous des appartenances multiples, personne ne peut revendiquer une identité unique et « pure ». La construction des clichés sur l'autre n'est pas l'apanage d'une culture, d'une race, d'une religion. Je suis bien conscient des stéréotypes créés pour annuler l'histoire et la culture des Africains. Mais il est aussi vrai que le regard de ces derniers sur l'Europe est chargé de stéréotypes et, curieusement, nombre d'entre eux sont des héritages de la domination coloniale. La méconnaissance se développe à l'intérieur du continent africain lui-même. Nous, les Mozambicains, ne savons pas ce qu'il se passe juste à côté de chez nous en Afrique du Sud. À l’inverse, voyez la manière déformée dont nous y sommes perçus et les vagues de xénophobie contre nos émigrés. Pourtant, nous sommes des pays-frères, des peuples qui ont combattu ensemble contre des régimes racistes. Votre dernier ouvrage interroge les absences. Pensez-vous jouer un rôle de passeur ?

Si une identité peut m'être donnée, c'est celle d'un contrebandier entre cultures et identités. Je suis

né dans une ville métisse dans sa géographie humaine et, à l’adolescence, j'ai fait partie du mouvement de libération nationale. Je me suis battu et j'ai rêvé d'un pays dirigé par des Mozambicains. Ce qui veut dire : dirigé par l'immense majorité noire. Je vis dans un pays où plus de 95 % des citoyens sont noirs, mes voisins, mes collègues, mes dirigeants sont noirs. Quand j'invente un personnage, il m'apparaît comme un Noir. Ce n'est que plus tard, dans des cas particuliers, que je pense qu'ils peuvent avoir une autre race. Je ne découvre que je suis blanc que lorsque je sors du Mozambique. Dans un poème du Portugais Fernando Pessoa, la nature nous est présentée comme une abstraction. Vous inscrivez-vous dans cette pensée ?

Le Cartographe

Je suis d'accord avec ce point de vue. Dans aucune des langues du Mozambique, il n'y a de mot pour dire « nature ». Cette distinction entre le naturel et le social n'a été construite dans aucune des sagesses présentes dans le pays. De même, il n'y a pas de séparation claire entre le monde des vivants et celui des morts. Il n'y a pas non plus de mot pour dire « mort ». Cela m’intéresse de connaître l'existence de termes qui semblent n'avoir aucune équivalence entre le portugais et nos autres langues. On apprend beaucoup sur la pensée dominante au Mozambique à travers cet inventaire des absences. C’est aussi dans ce sens que je suis un cartographe des absences. La poésie peut-elle tout investir ?

Elle est plus qu'un genre littéraire. C'est une façon de comprendre le monde. Un moyen de se rendre compte des dimensions non visibles de la soi-disant réalité. D'une certaine manière, il n'y a personne qui ne soit pas poète, même si la poésie a été dévalorisée ou entourée de préjugés. J'ai choisi d'être biologiste pour cela. Pour rester proche des voix et des créatures qui ne semblent en apparence n'exister qu'en dehors de nous. [Retrouvez la version longue de cette interview sur notre site Internet : afriquemagazine.com .] ■ Propos recueillis par Catherine Faye

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des absences, Métailié, 352 pages, 22,80 €. PHILIPPE MATSAS/OPALE.PHOTODR

UNE LÂCHETÉ NATIONALE

Les SUPPLÉTIFS ALGÉRIENS de l’armée française abandonnés à l’heure de l’indépendance…

LES TROIS DERNIÈRES ANNÉES de la guerre d’Algérie vécues aux côtés des harkis, ceux qui ont rejoint l’armée française par conviction ou pour nourrir leur famille, comme ceux qui entendent bien se venger des moudjahidines qui s’en sont pris aux leurs… Face à eux, une hiérarchie militaire méfiante à laquelle Paris demande de ne pas charger la barque des rapatriés, mais aussi des appelés fraternels. À l’heure où se négociait la fin de l’Algérie française, ces soldats ont été désarmés et, pour beaucoup, abandonnés à la bonne volonté des vainqueurs : plus de 70 000 hommes auraient ainsi été tués après le cessez-le-feu de mars 1962. Philippe Faucon [voir son interview pages 56-61], réalisateur subtil de Fatima et de La Trahison, a vécu cette guerre durant son enfance. Devant sa caméra, les comédiens algériens et marocains qu’il a choisis sont d’une puissante sobriété, au service d’un film qui raconte avec une grande clarté un impensable abandon. ■ J.-M.C. LES HARKIS (France), de Philippe Faucon. Avec Théo Cholbi, Mohamed Mouffok, Omar Boulakirba. En salles.

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MÉMOIRE JACQUES REBOUDDR

MODE

Sa collection « Morphism » valorise les formes avec des volants aux couleurs et aux tailles audacieuses.

Le grand prix a été décerné au Sud-Africain Jacques Bam… AFRICA FASHION UP

UN RENDEZ-VOUS INCONTOURNABLE

Un parterre enthousiastea célébré la DEUXIÈME ÉDITION de cette vitrine parisienne de la créativité du continent, où se mélangent qualité et passion.

PROMOUVOIR LE SAVOIR-FAIRE africain en Europe tout en accompagnant les jeunes designers de talent. C’est le but du programme Africa Fashion Up, imaginé par l’ancienne mannequin ivoirienne Valérie Ka et son association Share Africa, qui avait déjà fait parler de lui lors de son lancement en 2021. Cette deuxième édition, clôturée par un défilé à l’hôtel parisien Salomon de Rothschild le 16 septembre dernier, confirme son statut de rendez-vous incontournable pour les

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MATTHIEU
WADELL (2) -
JACQUES BAM

passionnés de mode africaine contemporaine. Les cinq créateurs sélectionnés, sur une centaine de candidatures, ont offert un spectacle de grande qualité, couronné par la présentation des nouvelles collections du Nigérian Emmanuel Okoro, le grand gagnant de la première édition, et de la créatrice guadeloupéenne ultra-chic Clarisse Hieraix. Les pièces ont tellement plu au jury que le prix Designer Africa Fashion Up a été décerné à deux lauréats : le Sud-Africain Jacques Bam et le Rwandais Muyishime Edi Patrick auront accès à une plate-forme internationale pour présenter leurs créations, en plus de pouvoir profiter, avec leurs collègues, d’une formation en management et d’un programme de mentorat avec Balenciaga. De nombreux fashionistas et influenceurs, des collectionneurs d’art, des artistes afro-urbains et même l’ex-ministre de l'Égalité Élisabeth

Le créateur a remporté l’adhésion du jury avec ses robes envoûtantes et ses pièces maxi.

Moreno, étaient présents. Le défilé a été inauguré par les tenues à l’allure afro-punk du Congolais Jean-Cédric Sow, fabriquées à partir de nguiri, de grands sacs en plastique. Jacques Bam a étonné avec une preview de sa collection « Morphism », qui valorise les formes avec des inserts psychédéliques et des volants aux couleurs et aux tailles audacieuses. Les tailleurs finement décorés de milliers de boutons argentés et dorés de la Marocaine Mina Binebine, la collection tout en légèreté de l’Ivoirien Ibrahim Fernandez ou encore les robes envoûtantes signées Muyishime ont montré toute la diversité qui anime l’univers effervescent de la jeune mode du continent. On attend avec impatience la troisième édition. ■ L.N.

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… mais aussi au Rwandais Muyishime Edi Patrick. MATTHIEU
WADELL (2)MUYISHIME EDI PATRICK

ATELIER LILIKPÓ

Imaginer des MULTIMATIÈRESMOSAÏQUES pour des intérieurs d’exception.

AUJOURD’HUI, ses travaux décorent les boutiques de Cartier à travers le monde. Mais c’est un peu par hasard que Sika Viagbo, 43 ans, a découvert la mosaïque dans les années 2000. Prise d’une passion presque obsessionnelle, l’étudiante en musicologie recouvre de tesselles tout ce qui lui passe sous les mains : murs, éviers, tables… Tant de projets qui poussent une amie à lui passer sa première commande. Autodidacte de talent, elle entame un parcours d’apprentissage dans un atelier et suit une courte formation d’architecture, avant de se mettre à son compte à Paris en 2006. Des expériences qui lui « ouvrent un champ de possibilités en dehors de la mosaïque traditionnelle » : inspirée par la mode et l’architecture d’intérieur, elle travaille avec le verre, le laiton ou le bois et dessine des créations qui ont fait de l’Atelier Lilikpó un ovni artisanal de succès. Le nom de la marque (« nuage » en éwé, la créatrice étant d'origine togolaise) renvoie à sa capacité de passer son temps la tête dans les nuages, à imaginer de nouvelles œuvres. Comme les deux cabinets qu’elle a présentés au salon parisien « Révélations », en juin dernier : Transitio, en dalles de verre noir et bambou, s’inspire d’une technique de vitraillistes qui consiste à éclater le verre pour obtenir des effets de lumière spectaculaires, tandis qu’Amazonia reprend la technique de la marqueterie pour créer un contraste fascinant entre le bois foncé et les nuances vertes du décor. Sublimes. ■ L.N. atelierlilikpo.com

Autodidacte de talent, Sika Viagbo a découvert cette technique dans les années 2000.

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DESIGN
ATELIER
LILIKPÓANTOINE LIPPENS

ALHAJI WAZIRI OSHOMAH, OU L A TR ANSELA TRANSE SPIRITUELLE

Le label de David Byrne (Talking Heads) réédite des morceaux de l’artiste en anglais comme en etsako. DIVIN !

«

LE MONDE dans lequel nous vivons est basé sur les contributions de chacun / Nous avons besoin de nous tous pour faire une société meilleure, car c’est lorsque deux mains se lavent qu’elles se purifient. » C’est de la transe hautement spirituelle, fédératrice, hypnotique et profondément musulmane que l’on entend dans les (longs) morceaux d’Alhaji Waziri Oshomah, alias l’Etsako Super Star. Né à Afenmailand, au sud du Nigeria, dans une région où les différentes religions cohabitent paisiblement, il lance son propre groupe en 1970, en pleine guerre civile. Prédicateur façon highlife, l’artiste puise son inspiration dans la pop, le folk, et chante inlassablement la foi et sa reconnaissance d’être au monde. Sa musique étrangement new age sonne toujours aussi fort aujourd’hui. Le musicien David Byrne ne s’y est pas trompé et a réuni sept titres dans une nouvelle compilation de son label Luaka Bop, qui rejoint celle d’Alice Coltrane dans la série World Spirituality Classics

ALHAJI WAZIRI OSHOMAH, The Muslim Highlife of Alhaji Waziri Oshomah, Luaka Bop.

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Inspirée par la mode et l’architecture d’intérieur, elle travaille avec le verre, le laiton ou le bois. Ci-dessus, un zoom sur le cabinet Amazonia.
. ■ S.R.
HIGHLIFE
ATELIER LILIKPÓ (2)ERIC WELLES-NYSTRÖM

COFFEE LOVERS

The Cube Café, à Abuja, est un hub culturel qui attire un public jeune et cosmopolite.

C’EST L’UN DES PETITS PLAISIRS de la vie pour beaucoup d’entre nous. À Marrakech, chez Bacha Coffee, c’est autour de tasses fumantes de café d’Arabie, les yeux rivés sur les anciennes boiseries, que l’on se retrouve. Spécialisé dans les cafés 100 % arabica, ce salon-boutique historique se niche dans une cour du somptueux palais Dar el Bacha (aujourd’hui le musée des Confluences). Il en propose plus de 200 variétés, sourcées dans 33 pays. Certains crus, comme le Zanzibar Gold, sont des appellations à origine unique, inimitables. D’autres sont des mélanges élaborés par les maîtres de la maison. Et tous sont torréfiés et préparés à la main, pour sublimer les arômes de chaque graine. À déguster avec des gourmandises, salées ou sucrées, plongés dans une atmosphère Belle Époque. bachacoffee.com

À ABUJA, The Cube Café propose également de l’arabica : la variété sélectionnée par les propriétaires, Dante et Khenye, est cultivée traditionnellement dans l’État de Taraba,

au nord-est du pays. Ouvert en 2016 et installé depuis deux ans dans les locaux de l’Institut français du Nigeria, ce café est devenu un hub artistique et culturel qui attire un public jeune et cosmopolite. Une véritable communauté, qui se retrouve pendant la journée pour chiller, siroter une tasse, grignoter un sandwich ou une pâtisserie (au basilic !), ou encore profiter d’une exposition ou des événements organisés par Khenye, artiste professionnelle et âme créative du lieu. Le soir, place à un effervescent resto-pub, parce que les amoureux de café savent aussi faire la fête… ■ L.N. instagram.com/thecubecafe

ON EN PARLE 24 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Un salon marocain historique ou un bar nigérian artistique ? Même si l’ambiance change,la QUALITÉ DU CAFÉ est toujours au rendez-vous.
SPOTS ADRIAN KOHDRCAPTURE D’ÉCRAN
Le Bacha Coffee se niche dans une cour du somptueux palais Dar el Bacha, à Marrakech.

ARCHI

LA RENAISSANCELA DE NGARANNAMDE Tosin Oshinowo a RECONSTRUIT

UN VILLAGE nigérian détruit par Boko Haram : un projet imaginé avec la communauté, qui veut retourner y vivre.

LE PROGRAMME des Nations unies pour le développement (PNUD) et le gouvernement nigérian ont identifié la reconstruction du village de Ngarannam, dans le nord du pays, comme le pivot du projet de repeuplement d’une région dévastée par les attaques de Boko Haram en 2015. Le plan de réédification de plus de 500 maisons, d’une école, d’un marché et d’une clinique a été confié à la Nigériane Tosin Oshinowo, récemment nommée curatrice de la triennale d’architecture de Sharjah 2023. Partisane d’un design durable et adaptable, elle a travaillé avec les communautés locales pour

proposer des bâtiments qui respectent la culture du peuple Kanouri. Construites suivant un schéma radial autour des bâtiments publics, les maisons individuelles ont été dotées d’une zaure, une pièce qui sépare les espaces privés et publics de l’habitation. Les toits sont un mélange de terre, pour réduire les coûts et assurer une meilleure maintenance par les habitants. La palette du projet, des murs ocre aux toits verts et jaunes du futur marché et agora, a été convenue avec les locaux, afin de le rendre le plus accueillant possible aux yeux des déplacés, qui souhaitent retourner dans la région. ■ L.N.

DR

CE QUE J’AI APPRIS

Souad Asla

POUR LA CHANTEUSE ALGÉRIENNE,

la musique est un art d’émancipation et de liberté. Avec son groupe 100 % féminin Lemma, elle fait vibrer les chants ancestraux de la région désertique de la Saoura et célèbre un patrimoine menacé. propos recueillis par Astrid Krivian

J’ai grandi à Béchar, aux portes du désert. J’ai eu une enfance joyeuse. Je rêvais de danse, de théâtre, de cinéma. Comme il n’y avait pas de conservatoire, j’ai appris à créer mes spectacles avec mes nièces et mes cousins. J’étais la cheffe ! Je sentais qu’il y avait une puissance, un monde à découvrir. J’étais très curieuse des autres pays, des différents styles musicaux, d’ici et d’ailleurs.

Je voulais aussi être photographe de guerre. Mon père, politicien, me parlait des actualités du monde. J’avais envie de voyager, de couvrir les conflits. Mais mon père jugeait que ce n’était pas un métier pour moi. C’est là que s’est produit un déclic en moi : pourquoi me le refuse-t-on ? Dès l’adolescence, les interdits commençaient à tomber, ça me dérangeait beaucoup. J’ai d’abord mis de l’eau dans mon vin. Je n’avais pas le choix, j’étais très jeune. J’ai suivi des études scientifiques selon le souhait de mon père. Puis, je suis tombée amoureuse d’un Français. On se voyait en cachette. Il a demandé ma main, mais mes parents ont refusé. Mon père m’a expliqué : ce n’était pas une décision personnelle qui lui appartenait, il fallait l’accord des frères, des oncles, tout ce poids de la société.

À 20 ans, j’ai tout quitté. Même si je voulais construire dans mon pays, mes rêves étaient plus grands que ma vie quotidienne. C’était un choix déchirant, mais je tenais à ma liberté. Mes parents n’étaient pas d’accord, je suis donc partie sans prévenir. Trouver ma place en France, m’habituer à l’éloignement, c’était difficile au début. J’ai fait les vendanges, ça m’a plu cette responsabilité, de travailler pour gagner son argent. Et j’ai intégré une école de théâtre. J’étais très bonne en improvisation. Mais le milieu du cinéma m’a déçue. Je voulais jouer tous les rôles, or on ne me proposait que des personnages caricaturaux.

La musique est arrivée par hasard. La grande musicienne Hasna El Bacharia recrutait des chanteuses et m’a proposé de devenir choriste. J’ai d’abord refusé, je n’avais pas confiance en ma voix. Mais quand elle m’a présenté la feuille de route de la tournée, je me suis dit : quel moyen de voyager ! J’ai compris que nos musiques traditionnelles étaient un vrai trésor. Je l’ai accompagné pendant dix-sept ans, tout en initiant mes projets à côté.

Pendant longtemps, je refusais de jouer en Algérie, ou je me cachais derrière une percussion pour ne pas être filmée. C’était très dur de me libérer. J’ai fini par me réconcilier avec ma famille. Ils ont compris ma démarche. Et monter le groupe Lemma, avec des femmes de la Saoura, de toutes générations, a été une libération [spectacle notamment présenté au festival Les Suds, à Arles, ndlr]. Libres, elles affrontent la société, elles jouent sur scène. Elles m’ont libérée de mes peurs, donné de la force. Aujourd’hui, j’adore jouer dans mon pays. En revenant des années après dans ma région natale, j’ai compris la grandeur de ce désert, sa spiritualité. Et pourquoi nous sommes plutôt calmes, taciturnes. Avant, ça m’énervait, je trouvais les gens lents, pour moi, il fallait parler, vivre ! Pour me ressourcer, je pars dans mon désert. Je remercie l’Univers d’être née là-bas. J’y ai appris l’importance de la famille, des racines. Quand on est bien enracinés, on peut s’élever après. ■

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«Pour
me ressourcer, je pars dans mon désert. Je remercie l’Univers d’être née là-bas.»
MOHAMMED MENNI

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PAS DE RENTRÉE POUR TOUS

Le saviez-vous ? Dans le monde, 244 millions d’enfants de 6 à 18 ans ne sont pas scolarisés. Et la plus grande partie d’entre eux (98 millions) réside en Afrique subsaharienne. Un bien triste record. La principale raison, c’est le nombre important de zones d’insécurité. Au Burkina Faso, 2,6 millions d’écoliers seront privés de rentrée, notamment dans six régions en proie à des crises sociales, des tensions ou autres trafics. Pas d’école non plus au Nord-Kivu, ravagé par la guerre en République démocratique du Congo. La région séparatiste anglophone du Nord-Ouest au Cameroun a aussi vu de nombreux élèves rester chez eux lors de la rentrée scolaire le 5 septembre dernier… Etc., etc.

Il faut également compter avec les grèves récurrentes d’enseignants, qui ont souvent des arriérés de salaires abyssaux et profitent des débuts d’année académique pour faire pression sur leur gouvernement, tel au Congo. Sans oublier les zones où il n’y a pas d’écoles, comme dans la plus grande partie du Tibesti au Tchad, et les autres, trop reculées, dans lesquelles les enseignants refusent de s’installer. Là-bas, comme dans certains villages maliens, les arbres poussent dans les établissements abandonnés, avec quelques ânes qui parfois viennent s’y abriter de la chaleur…

Ajoutons à cela la question cruciale des moyens insuffisants pour envoyer ses enfants à l’école pour nombre de ménages du continent. Alors, on en choisit un sur la fratrie, en oubliant les filles évidemment, bien plus utiles pour les corvées domestiques ou le travail dans les champs. Parce que les fournitures sont trop chères, les livres pas toujours subventionnés par les gouvernements. Il faut parfois apporter son banc en classe, car l’État ne les fournit pas, comme dans certains villages nigériens. Et cette année, la crise mondiale de l’énergie, du transport, du prix du papier a fait flamber encore davantage les tarifs. Le paquet de cahiers est passé de 1 000 à 1 500 francs CFA à Lomé, au Togo.

Bref, chaque rentrée scolaire laisse sur le bord de la route des millions d’enfants, qui partent mal pour jouir d’une bonne intégration sociale. Et la situation ne s’améliore pas. Alors, que faire ? Contre l’insécurité, sûrement pas grandchose. Mais les gouvernements, dont le portefeuille de l’enseignement est souvent le mieux loti côté budget, pourraient faire une priorité absolue de payer les professeurs, de les déployer sur tout le territoire, de subventionner les livres ou les bancs d’école. Et surtout, se creuser globalement les méninges pour que cette situation insupportable s’améliore au lieu de s’aggraver d’année en année… ■

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PAR EMMANUELLE PONTIÉ C’EST COMMENT ? DOM

LE QATAR FACE AU BUT

COUPE DU MONDE 2022 SHUTTERSTOCK

Pour le richissime émirat du Golfe, c’est le moment de vérité. La compétition démarre le 20 novembre. Il faudra être à la hauteur d’un événement planétaire. Au moment où les déclarations de boycott se multiplient. Et dans un contexte géopolitique, sécuritaire et sanitaire plus que complexe.

Le stade Lusail, qui accueillera la finale du Mondial, à la périphérie de Doha.

FRANCK FAUGÈRE/PRESSE SPORTS

C’est ici, dans quelques semaines, dans cette petite presqu’île accrochée à la péninsule arabique, à la frontière de l’Arabie saoudite, que se jouera la 22e Coupe du monde de football. Une première pour le monde arabe, une première dans le monde musulman. Une Coupe du monde dans un pays de 11 000 km2, un peu plus « grand » que le Liban ou que la Gambie. Une Coupe du monde qui se jouera du 20 novembre au 18 décembre, avec une finale une semaine avant Noël, et le jour de la fête nationale du Qatar. Le résultat d’une politique délibérée de la FIFA de faire « tourner » la plus prestigieuse des compétitions aux quatre coins du monde, hors de ses territoires de prédilection naturelle, comme l’Europe ou l’Amérique du Sud. On se rappelle ainsi avec une certaine émotion la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud, avec cette image inoubliable, émouvante d’un Nelson Mandela frêle, emmitouflé, arrivant en voiturette sur la pelouse, le jour du match d’ouverture…

Le Qatar, un choix tout de même particulier, osé, acté il y a douze ans (aux dépens des États-Unis) et qui aura donné lieu à une litanie de procès, d’enquêtes pour corruption, de polémiques, à l’implication de personnalités politiques de haut rang (comme l’ex-président français Nicolas Sarkozy)… Une compétition qui se jouera pour la première fois en hiver occidental, l’été étant injouable avec les chaleurs du golfe Persique… Une compétition à 32 équipes, qui devrait attirer plus de 3 milliards de téléspectateurs, le Qatar étant relativement bien placé, à « équidistance », sur la carte des fuseaux horaires du globe.

Une Coupe du monde dans un microÉtat, richissime, sans grande tradition de football, qui sera marquée par la menace du Covid-19, cette pandémie qui n’en finit pas de finir. Une Coupe du monde dans un pays stratégique, premier exportateur – avec l’Australie – de gaz naturel liquéfié (GNL) au monde, qui prend un relief tout à fait particulier avec la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Une Coupe du monde en pleine tourmente climatique, géopolitique, militaire, économique, avec une inflation record, des pénuries de blé et

de gaz, une tension sociale à l’échelle de l’humanité, une grande fête au moment où n’importe quelle étincelle pourrait mettre le feu aux poudres…

LE MONDIAL DE LA HONTE ?

À cette ambiance particulièrement lourde de menaces s’ajoute un véritable procès en légitimité. Une vague de critiques en coupe réglée. Et en particulier l’apparition d’une campagne active de boycott. Essentiellement en Europe, en France, dans les pays nordiques, via les ONG aussi, des éléments de la société civile, on incite fortement les politiques, les joueurs à ne pas faire le voyage à Doha, ou à protester d’une manière ou d’une autre, les téléspectateurs à ne pas allumer leur TV… Quelques médias annoncent qu’ils ne couvriront pas, d’autres parlent sans nuances d’un « Mondial de la honte ».

Le « dossier d’accusation » est lourd. Il y a d’abord le coût écologique, environnemental, énergétique, après un été particulièrement difficile dans l’hémisphère Nord, de grandes chaleurs, une multiplication des incendies. Une Coupe du monde « carbonée » en cette période soudaine de grande sobriété, avec

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ces huit stades climatisés de 40 000 à 80 000 places, dont sept nouveaux. Autre point d’accusation majeur, le chiffre des ouvriers qui auraient perdu la vie lors des chantiers de construction des stades.

L’écart va de 3, selon les sources qataries officielles, à près de 3000, voire 6 500 selon les ONG… Évidemment, enfin, il y a la question de la démocratie, des droits de l’homme. Le supposé militantisme religieux, le wahhabisme doctrinal. On s’inquiète aussi sur les libertés individuelles pendant la compétition, les règles pénalisant l’homosexualité, les démonstrations d’affectivité ou la consommation d’alcool en public…

UN PASSIF DÉJÀ PROBLÉMATIQUE

Tout cela mériterait, pour le moins, des nuances. Oui, sur le plan environnemental, la Coupe du monde au Qatar pose question. Mais il fallait sûrement y penser avant. Reste d’ailleurs à savoir si les climatiseurs seront réellement utilisés… Les Qataris annoncent avoir fait le maximum pour mener la compétition avec le minimum d’impact en termes écologiques. Et au fond, tous les méga- événements de ce type « posent question » dans l’ère de

sobriété énergétique où nous entrons de gré ou de force. Que cela soit les Jeux olympiques d’été ou d’hiver, et même le Tour de France (avec son immense caravane qui le suit…). La Coupe du monde suivante, la 23e, doit se tenir dans trois pays, aux États-Unis, au Mexique et au Canada, avec des déplacements insensés de plusieurs milliers de kilomètres, une compétition étalée sur trois ou quatre fuseaux horaires, avec des heures d’avion à la clé… Et un tableau d’équipes qui passera de 32 à 48. Mais pour le moment, personne ne parle de reprofiler, de revoir ce projet gigantesque… La Russie, hôte de la Coupe en 2018, fut aussi menacée de boycott actif, en particulier par le Royaume-Uni, en pleine affaire Skripal (la tentative d’assassinat d’un ex-agent double russe et de sa fille à Salisbury, en Angleterre). Moscou avait aussi annexé la Crimée en 2014 et menait une guerre de bombardement sans pitié en Syrie. Le bilan en matière de droits de l’homme, hier comme aujourd’hui, n’était pas particulièrement enviable. La fête fut pourtant bien « sympathique », avec de nombreux chefs d’État présents (dont Emmanuelle Macron et la présidente

Les tours iconiques de West Bay, quartier d’affaires de la capitale.

croate Kolinda Grabar-Kitarovi lors de la finale). On pourrait remonter un peu plus loin, citer évidemment la Coupe du monde dans l’Argentine des généraux et de la répression (1978). Ou les deux éditions mexicaines (1970 et 1986), qui se sont jouées à des altitudes défiant la condition physique humaine… La question de la corruption, de l’« influence »

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Une première pour le monde arabe, une première dans le monde musulman.
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dans les procédures d’attribution, elle n’est certainement pas propre au Qatar, certainement pas nouvelle ni à la FIFA, ni au Comité international olympique (CIO)… Il y a même eu des enquêtes pour la Coupe du monde 2006, attribuée à la vertueuse Allemagne.

La question des travailleurs est sensible au Qatar, comme dans tout le golfe Arabo-Persique. La Coupe du monde aura quand même permis à l’organisateur de se mettre partiellement « à niveau », de réformer une partie de son « Code du travail » : introduction d’un salaire minimum, d’avantages garantis, démantèlement du système de la kafala… Idem sur le plan politique où la compétition a forcé l’émirat à se découvrir, à se montrer. Les autorités ont laissé circuler et enquêter avec une relative liberté les journalistes et les ONG. Les questions qui interpellent, comme celle de la représentation nationale, du pouvoir électif des citoyens, de la liberté d’expression sont posées sur la table.

Dans ces critiques sans concessions, il y a une part de vérité et de vraies questions. Mais certainement aussi une part de clichés et de préjugés sur une monarchie du Golfe, un pays arabe, un pays musulman, « rétrograde », « qui financerait les islamistes du monde entier ». Pourtant, même si l’on est loin du libéralisme sociétal et politique de l’Occident, des démocraties « matures »,

l’émirat vit depuis plusieurs années une modernisation réelle de la société. Accentué ajustement par la perspective de la Coupe du monde.

Et si les critiques sont souvent vives en Europe, ce n’est pas forcément le cas ailleurs dans le reste du « Sud » et dans les mondes émergents. Où les attaques paraissent souvent injustes. Que devrait-on faire pour être climatiquement et politiquement correct ? Qu’est-ce qu’une démocratie parfaite ? Si la Chine a pu faire les JO d’hiver, le Qatar peut bien faire une Coupe du monde, non ? Et faudrait-il ne jouer que dans les climats tempérés, et qu’en été occidental (en espérant qu’il ne fasse pas trop chaud) ?

UN PAYS COFFRE-FORT

Au fond, le Qatar pose question. Il est devenu l’un des États les plus riches du monde. Avec un produit national brut de plus de 150 milliards de dollars pour 3 millions d’habitants, dont un peu plus de 300 000 citoyens privilégiés. Un véritable coffre-fort qui a investi aux quatre coins de la planète dans l’immobilier, le sport (le club de Paris Saint-Germain, entre autres), le tourisme, l’industrie…

Le fonds souverain (Qatar Investment Authority) pèse près de 450 milliards de dollars d’actifs en gestion. L’émirat, cinquième producteur mondial de gaz naturel, est aussi une puissance

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Le stade Education City, à Al Rayyan, doté d’un système complet de climatisation. Le président de la FIFA Gianni Infantino et l’émir Tamim ben Hamad Al Thani durant le tirage au sort des huit groupes, le 1er avril dernier, à Doha.
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L’objectif central reste de protéger sa souveraineté des appétits des uns et des autres.

incontournable au moment où l’énergie se fait rare, où la Russie « sort » partiellement du marché, où l’Europe cherche par tous les moyens à diversifier son approvisionnement. Et qui vient de signer avec le géant français Total un méga deal pour augmenter sa production avec de nouveaux gisements off-shore (projets North Field East et North Field South). Le Qatar est, à son corps défendant, l’incarnation d’une économie entièrement carbonée. Mais il est incontournable dans cette période de pénurie, et même dans le processus de transition énergétique.

UNE CAPITALE SORTIE DES SABLES

Doha, fondée en 1850, fut longtemps un petit village de pêcheurs et d’exploitation de perles. Aujourd’hui, la capitale n’a pas tout à fait le look stupéfiant et démesuré de Dubaï, mais une « city » est tout de même littéralement sortie des sables en moins de trente ans, avec les tours iconiques de West Bay. En face, de l’autre côté de la baie, l’archipel habituel d’îles artificielles, The Pearl, impressionnant ensemble résidentiel d’immeubles et de villas de luxe. Et le développement de la nouvelle ville spectaculaire de Lusail, où se trouve le stade qui accueillera la finale de la Coupe du monde. Education City aligne avec fierté ses grandes écoles et universités internationales, avec les plus grandes « marques » éducatives américaines (Georgetown, Cornell, Texas A&M, Northwestern…). Le pays a investi dans des chefs-d’œuvre architecturaux majeurs, comme le musée d’Art islamique (le MIA, signé Ieoh Ming Pei) ou la bibliothèque nationale (Rem Koolhaas).

Doha, c’est également un hub international, une ville de transit, soutenu par Qatar Airways, l’une des toutes premières compagnies au monde, et son gigantesque aéroport international Hamad. Au décollage ou à l’atterrissage, les contrastes sont saisissants. Une vue sur les immenses usines de liquéfaction de gaz. Et une vue sur le bleu du golfe Persique, sur The Pearl et les îlots privés, au large de la capitale, avec des villas palatiales.

Paradoxalement, malgré les moyens, l’imperfection n’a pas totalement déserté les lieux. Le pays est peu peuplé. Les ressources humaines sont limitées. On fait et on refait beaucoup. Le pays avance, la capitale grandit, mais il y a cette sensation de surchauffe, d’atteindre souvent les limites de ce qui est faisable. À la périphérie, villas modestes, « quartiers populaires », petits commerces n’ont pas disparu, donnant parfois la sensation de gros villages à l’ombre de tours.

L’ambiance est certes bien moins festive qu’a Dubaï, un certain rigorisme s’impose, mais ici et là, dans les hôtels en particulier se trouvent des espaces où l’on peut faire décemment la fête (en tout cas, les étrangers)…

LA RELANCE DE L’ÉCONOMIE

Depuis le début des années 1940, le Qatar (alors colonie britannique) est producteur de pétrole. On sait aussi qu’il y a des ressources de gaz. Le pays, indépendant en 1971, sort de la précarité, rentre rapidement dans le club des pays émergents. À partir des années 1980 pourtant, le vent tourne. L’économie se contacte. Les quotas de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) sur la production, la baisse du prix de l’or noir, les perspectives généralement peu prometteuses sur les marchés internationaux ont drastiquement asséché les revenus pétroliers. Les réserves prouvées elles-mêmes ne sont pas suffisantes pour bâtir un plan de développement ambitieux. On estime que les puits seront épuisés à l’horizon 2030.

À l’orée des années 1990, le Qatar est à court de revenus, en récession. « Il faut emprunter pour payer les salaires », souligne un ministre de l’époque. Le pays est politiquement immobile, encadré par le conservatisme religieux et social. Les Qataris sont de culture wahhabite, cette branche rigoriste de l’islam qu’ils partagent avec leur puissant voisin saoudien. Le chef de l’État, l’émir Khalifa ben Hamad Al Thani, est de la vieille école. Il installe le pouvoir de sa famille aux dépens des autres tribus et branches

cousines. En 1995, Cheikh Hamad, le fils ambitieux, dépose son père parti pour un énième voyage à l’étranger. Khalifa s’opposait, semble-t-il, à son deuxième mariage avec Cheikha Moza. Et l’émirat n’avait pas véritablement de stratégie économique de long terme.

Cheikh Hamad, lui, a un projet. Il veut moderniser le pays à marche forcée, garantir son indépendance, en particulier vis-à-vis du puissant voisin saoudien. Relancer l’économie en shiftant vers le gaz. Avec l’exploitation de North Dome, dans les eaux territoriales, le plus grand gisement naturel au monde, découvert par Shell au début des années 1970. L’objectif central, le changement de paradigme, c’est de trouver la solution pour transporter ce gaz en dehors des pipelines. Ce sera le gaz naturel liquéfié qui nécessite de lourds investissements de départ. Hamad cherche des partenaires et des financements. Certains pays, soucieux de diversifier leurs ressources énergétiques, parient sur le projet. Japonais et Français en particulier. La multinationale Total s’engage. Le succès est assez spectaculaire. Le Qatar devient le premier exportateur mondial de gaz liquide. Et le cinquième producteur de gaz naturel (après les États-Unis, la Russie, l’Iran, qui partage avec Doha l’exploitation de North Dome, et la Chine). Et donc l’un des pays les plus riches du monde. La boucle est bouclée.

CRÉER DU SOFT POWER

Le miracle économique s’accompagne d’une volonté de desserrer l’étau du conservatisme, sans vraiment renoncer officiellement au dogme wahhabite. Ni au contrôle politique. Le terme « monarchie absolue constitutionnelle héréditaire » reste essentiel. L’émir règne et gouverne. Il est chef d’État et chef de gouvernement. Et il est difficile par définition de s’opposer politiquement au système. Mais même dans le domaine de l’expression publique, les Al Thani sont prêts à prendre quelques risques. Le système justement cherche à contenir les conflits, les dissidences par des arbitrages intérieurs,

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à éviter la répression. Une relative possibilité de « discussions » existe. Prudemment, en jouant sur le temps long, le Qatar cherche à se donner une image de monarchie certes absolue, mais… raisonnablement moderne et ouverte.

L’émirat s’investit dans le monde, multiplie les alliances stratégiques et les assurances. Il s’agit de prendre une place dans le monde, de créer de l’influence, du soft power, de se poser en médiateur, de mener une diplomatie de l’équilibre, de se créer des marges de manœuvre et d’influence dont l’objectif premier, essentiel, reste d’assurer la protection et l’indépendance du Qatar. C’est l’approche qui préside certainement à la création de

la chaîne Al Jazeera en novembre 1996, véritable révolution dans le monde alors particulièrement « langue de béton » des médias arabes. La chaîne jouera, on le sait, un rôle déterminant lors du Printemps arabe.

Les États-Unis disposent d’une immense base aérienne à Al-Udeid, la plus grande hors de ses frontières. En même temps, le Qatar maintient des liens jugés naturels avec l’Iran voisin. Les liens entre ces deux cultures remontent à la nuit des temps, et les deux pays partagent l’exploitation du fameux gisement de North Dome. Le Qatar intervient en tant que médiateur dans de nombreux conflits, se créant une multitude d’obligés et d’amis

Le boom économique s’accompagne d’une volonté de desserrer l’étau du conservatisme.

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Le Père Émir, Hamad ben Khalifa Al Thani, et sa deuxième épouse, Moza bint Nasser Al Missned, en mai 2008, devant le musée d’Art islamique.
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dans le monde entier… Exemples les plus récents, l’accord entre les États-Unis et les Talibans en Afghanistan (sous l’ère Trump, et avant le retrait chaotique de l’armée américaine sous Biden). Ou la toute récente médiation entre les factions tchadiennes. Le pays se lance aussi dans une politique d‘aide au développement assez active, par le biais du Qatar Fund for Development.

CHEIKHA MOZA, UN EXEMPLE

L’épouse de l’émir Hamad joue un rôle essentiel. La célèbre Cheikha Moza bint Nasser Al Missned, fille d’une grande famille réformatrice, prend sa part dans l’immense chantier de modernisation. En 1995, Cheikha Moza est à l’origine de la Qatar Foundation. Elle en fait l’épicentre et le laboratoire des projets réformistes. L’éducation devient le palier nécessaire au changement sociétal. C’est sous sa direction de la fondation que naît et grandit Education City. Elle porte souvent des caftans, avec des couleurs et de l’audace. Elle apparaît en public. Elle s’exprime, elle voyage. Elle fait

reculer les tabous, « décoince » la société. Et du coup, elle entraîne avec elle une bonne partie des Qataries, portées par son exemple. Le Qatar wahhabite est un espace étonnamment féminin. Elles sont présentes dans les écoles, les universités, les entreprises, les bureaux, au gouvernement, mais aussi dans les lieux publics… On peut voir des couples le soir, dans les restaurants, ou des assemblées d’amies qui se retrouvent. Le voile prend alors des tonalités moins austères. La plupart des Qataries ont fait des études, elles sont indépendantes financièrement et ne sont pas soumises au carcan des règles rétrogrades que l’on retrouve ailleurs, comme encore en Arabie saoudite. Un mariage sur trois aujourd’hui se conclut par un divorce, un véritable phénomène de société. Cette émancipation ne fait pas que des mâles heureux dans une société qui reste dominée par de puissants codes tribaux et patriarcaux. Mais personne ne souhaite vraiment contredire l’exemple donné par Cheikha Moza et le Father Emir (« Père Émir ») Hamad… Father Emir parce que, à la surprise de tous, il

renonce au trône en 2013 et transmet le pouvoir à l’un des fils issus de son deuxième mariage, Tamim, alors âgé de 33 ans.

La transmission tranquille, sans turbulences familiales, souligne le rôle prééminent pris par Cheikha Moza dans le processus de consolidation politique. Mais aussi la volonté d’une transition générationnelle. Le jeune Tamim se glisse assez facilement dans le costume du père, les équilibres sont préservés. Le programme ne change pas : développement économique, soft power, indépendance politique, équilibrisme diplomatique… L’objectif supérieur, transcendant, c’est de protéger l’indépendance, la souveraineté du pays, des appétits des uns et des autres. Ils ne veulent pas être prisonniers de leur situation géographique, l’Arabie saoudite dans le dos et l’Iran en face. Ils cherchent des marges de manœuvre. En multipliant les passerelles politiques et les stratégies sécuritaires. Mais aussi en investissant massivement dans les amitiés aux quatre coins du monde. Au fond, il s’agit autant de survie que d’ambition.

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Le Villaggio Mall, centre commercial de la démesure situé dans la capitale.
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Le siège de la société de gaz naturel liquéfié Qatargas, à Doha. Le pays est le premier exportateur mondial – avec l’Australie –de GNL.

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Aujourd’hui, l’émirat est incontournable dans cette période de pénurie d’énergie.
FADI AL-ASSAAD/REUTERS

L’OPÉRATION BLOCUS

5 juin 2017. C’est le choc. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn, l’Égypte (et d’autres) décrètent la rupture des relations diplomatiques et la mise en place d’un blocus de fait. Les frontières se ferment, dont celle entre l’Arabie saoudite et le Qatar (la seule terrestre dont dispose Doha). Les liaisons aériennes sont arrêtées du jour au lendemain, les espaces aériens fermés à Qatar Airways. Étudiants, visiteurs et expatriés qataris sont sommés de rentrer chez eux manu militari. Le traumatisme est intense. Sur le plan économique, mais aussi sur le plan intime, humain. Les mariages et les liens traversent les frontières depuis bien longtemps. Les cousinages sont nombreux et naturels. Les relations entre tribus, ancestrales.

Officiellement, Doha est alors accusé de soutenir les mouvements religieux islamistes, de semer le désordre, en particulier avec la chaîne Al Jazeera, d’être trop proche de l’Iran, du Hamas à Gaza, des Frères musulmans au Caire… Pour les Qataris, le dossier d’accusation est porté essentiellement par Riyad et Abou Dhabi. Dans les salons, on rappelle les vieux contentieux, le fait que pour l’Arabie saoudite et Bahreïn, le Qatar reste une « fiction », un « hasard » sans légitimité historique. On rappelle aussi que dans les années 1970, Doha a refusé de se joindre à la fédération des Émirats pour jouer la carte solo de l’indépendance. Et que depuis, le Qatar et les Émirats n’ont jamais vraiment cessé d’être en rivalité. Les liens avec la nébuleuse islamiste sont considérés un argument « facile », « efficace », utilisé par les Saoudiens et les Émiratis pour faire bouger les opinions des pays occidentaux, et surtout celles des États-Unis. Et de souligner le rôle pour le moins ambigu de l’Arabie saoudite elle-même dans la propagation mondiale d’un islam rigoriste… Quant à l’argument iranien, la position qatarie est connue : les Iraniens sont leurs voisins, les cousinages historiques remontent à la nuit des temps, ils sont partenaires dans l’exploitation du gaz. Au fond, il

s’agirait donc avant tout d’une opération de vassalisation, de neutralisation d’une monarchie trop riche et trop puissante, d’un contre-pouvoir régional. Qui aurait en plus l’outrecuidance d’accueillir une Coupe du monde…

Reste que l’opération blocus ne sera pas une réussite. Le Qatar s’est montré beaucoup plus résistant et résilient que prévu, même si la facture a été lourde. La crise a surtout agi comme un douloureux révélateur des faiblesses et des dépendances. Une prise de conscience brutale. Le pays a pris de multiples mesures pour diversifier son économie, accroître son autosuffisance, et surtout maintenir son attractivité vis-à-vis du monde extérieur. Malgré les pressions multiples, le Qatar n’a pas été isolé, et la plupart des amis sont restés fidèles. Donald Trump aura certainement fait monter les enchères, mais sans jamais verser dans le camp du blocus. Le blocus aura même généré une passion, un phénomène inédit de « nation building ». Citoyens, expatriés, travailleurs étrangers, tout le monde a sorti le drapeau, s’est découvert une fibre nationaliste face aux dangers. Une société assez diverse est née, une mixité relative entre citoyens, résidents, expatriés. Et tout le monde a serré les rangs autour d’un jeune émir, chef d’État, Tamim, sorti renforcé par l’épreuve. Sa popularité explose, et sa fameuse effigie dessinée apparaît sur les tours de la capitale.

À partir de 2020, le Koweït mène la médiation, les États-Unis se préoccupent avant tout du front anti-Téhéran. Et d’unifier le camp sunnite. Des concessions sont faites de part et d’autre. En décembre, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, se rend au Qatar. Le 4 janvier 2021, c’est la fin de la crise. Et du blocus. Chacun passe à autre chose, presque comme si de rien n’était, et le monde est devenu trop dangereux pour que les pays du Golfe ne trouvent pas un minimum de terrain d’entente.

Avec le blocus, après le blocus, avec la Coupe du monde, les Qataris sont en tous les cas bien décidés à faire « nation »,

quitte pour certains à masquer leur malaise devant les évolutions, l’émancipation relative des femmes, la démocratisation de l’éducation, les manifestations culturelles, l’ouverture du pays vers l’extérieur, les investissements dans le tourisme, le business, les marges de liberté. Une dialectique permanente entre tradition, modernité, religion.

CREDIBILITY IS ON THE LINE

Et puis, maintenant, enfin, il y a cette Coupe du monde.

Le 20 novembre prochain, ce sera le match inaugural : Qatar-Équateur. Il faudra gagner ou, au minimum, ne pas perdre, faire bonne figure dans la compétition, aussi pour sortir du groupe. Mais pour le pays, ses 3 millions d’habitants, citoyens ou résidents, ce sera le moment de vérité, le moment de relever un défi véritablement historique. Un défi organisationnel pour un petit État, un défi sécuritaire (attentas, violence, hooligans…), un défi logistique, avec des centaines de milliers de visiteurs, des centaines de vols quotidiens avec les pays voisins (devenus eux-mêmes objets de polémique écologique), des transports dont il faudra mesurer l’efficacité, pour éviter les embouteillages majeurs. Des stades flambant neuf qui restent à tester grandeur nature. Des visiteurs dont il faudra plus ou moins tolérer les excès… Le code moral que le Qatar tente d’imposer sera mis à rude épreuve. Un choc également pour la bureaucratie, face aux sponsors, aux invités, aux exigences de la FIFA, des uns et des autres, des VIP, des chefs d’État qui seront là finalement, des amis qui voudront absolument venir… Un choc culturel réel, entre cette nation quasiment insulaire, héritière du désert, qui va voir littéralement débarquer le monde chez elle.

À la fin des fins, il y a aura un vainqueur sur le terrain.

Mais pour le Qatar, l’enjeu est colossal. Reputation and credibility are on the line. Il s’agit de réussir, de mener à terme une Coupe du monde, le plus grand événement sportif de la planète. ■

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L’Afrique peut-elle faire mieux ?

(2010) –, mais aucune n’a jamais réussi à atteindre le dernier carré. En 2018, en Russie, elles passent à côté de la compétition et sont toutes éliminées dès la phase de poule.

Ce sera donc une édition historique qui se déroulera en hiver et dans un pays du golfe. Cinq sélections y représenteront l’Afrique : le Cameroun, le Sénégal, le Ghana, le Maroc et la Tunisie. Lors de sa première édition en Uruguay, en 1930, le Mondial ne compte que 13 nations participantes, dont quatre européennes, sept sud-américaines, ainsi que les États-Unis et le Mexique. Quatre ans plus tard, l’Égypte devient la première sélection africaine à y participer. Mais pendant longtemps, plus aucune sélection du continent n’est qualifiée. En 1966, les pays

africains s’accordent alors sur le boycott de l’édition organisée en Angleterre, ce qui portera ses fruits. Avec la présence du Maroc en 1970, du Zaïre en 1974, de la Tunisie en 1978... Au fil des décennies, le nombre de sélections du continent s’accroît, parallèlement à l’élargissement de la compétition.

Depuis 1998 et la Coupe du monde en France, cinq places leur sont désormais réservées. En 2010, la compétition se tient en Afrique du Sud, et ils sont donc six à jouer.

À trois reprises dans l’histoire, une équipe africaine s’est hissée jusqu’en quart de finale – le Cameroun (1990), le Sénégal (2002) et le Ghana

La préparation pour la Coupe du monde au Qatar sera extrêmement courte. Les cinq qualifiés peuvent-ils en profiter et briser le plafond de verre pour créer la surprise ? Pour Samuel Eto’o, président de la fédération camerounaise, l’objectif est d’atteindre la finale. Pourtant, les performances des Lions indomptables lors des derniers matchs de préparation ont été décevantes. Même chose pour la Tunisie, qui s’est vue infliger une lourde défaite face au Brésil (5-1) en amical à Paris. Le Maroc et le Ghana composeront respectivement avec un nouvel entraîneur privilégiant le jeu vers l’avant et une liberté technique accrue. Enfin, les Lions du Sénégal, qui restent sur six matchs sans défaite, se déplaceront avec l’étiquette de champion d’Afrique en titre. Solides en défense, ils devront redoubler d’effort offensivement pour affirmer leur statut. L’issue de ce Mondial est donc très incertaine. La courte période de préparation en amont et le bouleversement du calendrier des championnats nationaux auront un impact sur les joueurs. C’est le bon moment pour que l’une des cinq sélections se propulse plus loin que d’habitude. Quant aux équipes qui n’ont pas leur billet pour Doha, elles peuvent déjà rêver de 2026 et du passage de la compétition à 48 équipes. Le continent passera alors de cinq à neuf places réservées.

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Le quart de finale entre l’Uruguay et le Ghana, lors de la Coupe du monde 2010, en Afrique du Sud.
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Kenya

L’irrésistible ascension de William Ruto

Le nouveau président du Kenya se présente comme un homme neuf, candidat face aux « dynasties » de politiciens. Certes issu d’une famille pauvre, le self-made-man navigue pourtant dans les eaux troubles de la politique depuis trois décennies… Avec pour unique cap sur sa boussole, l’ambition. par Cédric Gouverneur

portrait

Après l’annonce de sa victoire par la Cour suprême, à sa résidence officielle, le 5 septembre dernier.

DANIEL IRUNGU/EPA-EFE

C

haque Kenyan a entendu maintes fois cette anecdote : au début des années 1980, William Samoei arap Ruto allait à l’école pieds nus, à l’exemple de beaucoup d’Africains défavorisés. C’est en vendant du poulet aux chauffeurs routiers que le garçon, Kalenjin de la vallée du Rift (ouest du pays), a réussi à mettre suffisamment d’argent de côté pour, à l’âge de 15 ans, acquérir sa première paire de chaussures. Dès lors, assénait Ruto aux foules rassemblées à ses meetings électoraux, n’est-il pas le mieux placé pour comprendre les « petites gens » ? Lui aussi, répétait-il durant la campagne présidentielle, est un « débrouillard » : l’un de ces Africains entrepreneurs dans l’âme, contraints à l’inventivité et à la créativité en raison des soubresauts des prix du marché et de l’impitoyable univers de l’économie informelle. Comme tous les pays du continent, le Kenya a souffert des impacts cumulés de la pandémie de Covid-19 (notamment dans les secteurs du tourisme et de l’horticulture), puis des conséquences de l’invasion de l’Ukraine (il exporte du thé aux deux belligérants, qui lui fournissaient avant-guerre la majeure partie de son blé) : dans un tel contexte, le discours de Ruto est porteur. D’autant que, contrairement à ses adversaires, il peut se présenter comme un self-made-man, se targuer de ne pas être le rejeton de l’une des « dynasties politiques » interchangeables qui dominent le pays depuis l’indépendance en 1963. Le dirigeant sortant, Uhuru Kenyatta, est en effet le fils du premier chef d’État, Jomo Kenyatta… dont le viceprésident n’était autre que le père de Raila Odinga ! Battu par Ruto lors du scrutin du 9 août, Odinga, 77 ans, se présentait pour la cinquième fois, toujours sans succès et en dénonçant à chaque reprise des fraudes électorales. Surnommé « le tracteur », il avait cette fois été adoubé par son vieil ennemi Kenyatta, au cours de l’un de ces improbables retournements d’alliance constituant l’un des principaux ingrédients de la cuisine politique kenyane depuis l’introduction du multipartisme en 1992. Mais ce soutien opportuniste s’est retourné contre Odinga, le faisant passer du statut d’éternel opposant à celui de faux nez du pouvoir, et permettant à Ruto – vice-président depuis dix ans ! – d’endosser le costume d’homme neuf, de challenger, alors qu’il manœuvre au cœur de la vie politique depuis trois décennies… « Son élection est en partie due à son discours sur les débrouillards, et au rejet de cette alliance bancale entre Kenyatta et Odinga », nous explique Nicholas Cheeseman, professeur de démocratie à l’université de Birmingham (Angleterre) et connaisseur de l’Afrique orientale.

ACCUSATION DE CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ

Le jeune William Ruto n’est pas resté longtemps au bord de la route à vendre du poulet : fervent chrétien, il a développé à l’église évangélique un certain talent oratoire. Une qualité indispensable en politique, qui le fait remarquer par le parti au pouvoir, l’Union nationale africaine du Kenya (KANU). À 25 ans, professeur fraîchement diplômé en mathématiques, il participe à la fondation de la Youth for Kanu ’92 (YK 92), une organisation de jeunes militants, pour appuyer le président sortant, Daniel arap Moi : cet ex-vice-président de Jomo Kenyatta est aux commandes depuis la mort de ce dernier en 1978. En 1992, l’autoritaire dirigeant affronte, à contrecœur, ses premières élections libres. Comme Ruto, c’est un Kalenjin. La jeune organisation acquiert vite la sulfureuse réputation d’intimider les Kikuyus (qui soutiennent généralement le candidat d’opposition, Mwai Kibaki) et de littéralement acheter des électeurs avec des billets

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de banque fraîchement imprimés. Au point que les coupures de 500 shillings sont alors surnommées les « Jirongo », du nom du chef de la YK 92 !

Brillant orateur, le jeune William commence quasiment toutes ses phrases par « my friend », ce qui a le don de déstabiliser ses interlocuteurs. Les médias apprécient ce garçon intelligent, habile à répondre aux interviews, et contribuent à sa notoriété. Ruto s’impose également comme trésorier de l’organisation : ses détracteurs y voient l’origine du capital lui ayant permis de démarrer sa carrière d’entrepreneur à succès… Lui dément toute malversation et remercie la divine providence : « Dieu a été bon avec moi, et grâce au travail acharné et à la détermination, j’ai obtenu quelque chose. » Quoi qu’il en soit, ses affaires prospèrent : l’ancien vendeur informel de poulet se lance dans l’élevage de volailles à grande échelle. En 1997, il est élu député de la circonscription d’Eldoret, dans la vallée

Lorsque la Cour suprême a confirmé sa victoire, l’homme s’est mis à pleurer et est tombé à genoux.

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Le nouveau dirigeant a prêté serment le 13 septembre 2022, aux côtés du chef d’État sortant, Uhuru Kenyatta (à gauche).
TONY KARUMBA/AFP

du Rift. Ce chrétien évangélique, buveur de thé, marié à une pasteure et père de six enfants, cite volontiers la Bible dans ses discours. Ambitieux, pragmatique, il n’est guère attaché aux idéologies ou aux hommes : pendant une décennie, il porte les couleurs de la KANU, puis à partir de 2007, se tourne vers le Mouvement démocratique orange de… Raila Odinga. Lorsque le 5 septembre dernier, la Cour suprême a confirmé sa victoire sur le fil contre l’insubmersible Odinga (50,49 %, soit environ 230 000 voix d’avance), William Ruto, 55 ans, s’est mis à pleurer et est tombé à genoux. Et il a bien entendu remercié Dieu. Les magistrats de la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye, ont néanmoins dû s’étrangler en apprenant le nom du nouveau président du Kenya : ils connaissent bien l’homme, qu’ils ont poursuivi pour son rôle présumé dans les violences postélectorales de 2007-2008. À l’époque, la donne politique est diamétralement différente : William Ruto soutient alors le candidat Odinga, contre le président élu Mwai Kibaki… qui est appuyé par l’ex-chef d’État Daniel arap Moi et le futur, Uhuru Kenyatta ! Cyniques et éphémères, ces alliances entre politiciens seraient presque risibles si elles n’avaient pas des conséquences mortelles : en 2007, la machine politique s’emballe et embrase le pays. Entre décembre 2007 et février 2008, 1 000 à 1 500 personnes sont tuées. Des gens sont même brûlés vifs dans l’incendie terroriste de l’église où ils se sont réfugiés. Et 600 000 personnes doivent fuir leur domicile pour rejoindre des quartiers ethniquement homogènes. La démocratie kenyane, somme toute assez stable depuis les années 1990 malgré le recours des politiciens à l’ethnicité, manque alors de sombrer dans la guerre civile. Après avoir soufflé sur les braises pendant des mois pour rafler la mise, les leaders politiques prennent conscience qu’ils peuvent tout perdre : en avril 2008, un gouvernement d’union nationale est donc formé entre les partisans de Kibaki et ceux d’Odinga. Ruto y est nommé ministre de l’Agriculture. On efface et on oublie tout…

L’IMPROBABLE TANDEM « UHURUTO »

Mais l’affaire ne s’arrête pas là : la communauté internationale refuse de passer l’éponge. Dans les années qui suivent ce bain de sang, la CPI s’en mêle. Uhuru Kenyatta, William Ruto et Joshua arap Sang, à l’époque animateur radio, sont poursuivis pour « crimes contre l’humanité ». La procureure gambienne de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda, accuse Ruto d’avoir utilisé son pouvoir « pour fournir des armes, assurer des fonds et coordonner la violence » contre les Kikuyus, Sang d’avoir propagé sur les ondes des appels à la haine ethnique contre ces derniers, et Kenyatta d’avoir orchestré des représailles à l’encontre de ceux perçus comme étant des partisans de l’opposition. En mars 2013, les deux anciens ennemis, Kenyatta et Ruto, décident de s’allier contre l’adversaire commun judiciaire, présentant leur improbable tandem – surnommé « UhuRuto » (!) – comme « un exemple de réconciliation » interethnique, brocardant les poursuites de la CPI,

qui siège en Europe, comme d’insupportables « ingérences étrangères dans les affaires kenyanes ». En avril, Kenyatta est élu président, et son colistier Ruto vice-président. Kofi Annan, ex-secrétaire général des Nations unies (1997-2006), explique alors dans une interview au New York Times que ces poursuites judiciaires ne constituent nullement, comme l’ont prétendu les coaccusés, « une attaque contre la souveraineté du Kenya ». Amer, le diplomate ghanéen dénonce les « décennies d’utilisation de la violence à des fins politiciennes par les élites politiques kenyanes ».

Lors d’une première audience à La Haye en septembre, Ruto plaide non coupable, son avocat Karim Khan arguant maladroitement que son client « ne peut être motivé par la haine ethnique, deux de ses sœurs ayant épousé des Kikuyus »… La CPI prononcera finalement, en avril 2016, un non-lieu faute de preuves, tout en déplorant « des pressions exercées sur des témoins », qui ont changé leur version des faits ou se sont retirés. En juin 2013, la Cour suprême du Kenya a tout de même contraint le politicien à restituer un terrain de 40 hectares à un fermier qui l’accusait de se l’être approprié durant les violences.

Élus en 2013 puis réélus en 2017, les deux hommes mettent volontiers en scène leur complicité, portant des costumes et des cravates assortis, riant ensemble, s’amusant chacun à terminer les phrases de l’autre, tel un duo d’acteurs de théâtre. C’est au cours du second mandat que leur relation se dégrade : Kenyatta – que la Constitution empêche de briguer un troisième mandat – est supposé faire de Ruto son dauphin. Mais quelques mois après la victoire d’octobre 2017, le président effectue un rapprochement spectaculaire avec son rival malheureux, Raila Odinga. Leur poignée de main est d’autant plus inattendue que « le tracteur » refuse de reconnaître sa défaite dans les urnes, dénonçant des fraudes, s’autoproclamant « président du peuple », et menaçant d’appeler à la désobéissance civile. Ruto comprend qu’il a été doublé et que Kenyatta soutiendra désormais Odinga. Le président lance ensuite une féroce

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« Ce sont tous des escrocs : je choisis celui qui a un projet », a confié une électrice de Ruto au New York Times

campagne anticorruption qui cible une vingtaine de responsables politiques et de hauts fonctionnaires. Il n’échappe à personne que tous sont des proches de Ruto, et notamment des élus de son fief, la vallée du Rift. Ce qui a le mérite de décimer ses rangs et de dissuader les transfuges potentiels…

La rupture est dès lors consommée. Et à chaque apparition des deux hommes, leur animosité saute aux yeux. Ainsi, le 1er juin dernier, lors de la cérémonie célébrant l’indépendance (« Madaraka Day »), le vice-président n’a même pas eu la parole, comme l’exigeait pourtant la tradition depuis 1963. Ulcérés, ses partisans ont quitté la cérémonie, laissant Kenyatta devant un auditoire clairsemé, dans une ambiance funèbre.

AUCUN CHOIX « PROPRE »

Tout au long de la campagne, l’appareil d’État s’est mobilisé contre Ruto : en septembre 2021, pour décrédibiliser le candidat autoproclamé des « petites gens », le ministère de l’Intérieur rend public son patrimoine. Habilement, il retourne la situation en sa faveur : « Le bureau du président a raison à 70 %, mais ils ont ajouté des propriétés qui ne sont pas à moi », ironise-t-il. William Ruto admet alors « gagner chaque jour 1,5 million

de shillings » (plus de 12 700 euros) rien que par la vente des 150 000 œufs pondus quotidiennement dans son élevage de volailles du comté d’Uasin Gishu, dans la vallée du Rift. En bon chrétien évangélique, il considère la richesse et la réussite matérielle comme des signes de la faveur divine. Et le candidat d’embrayer (encore une fois…) sur sa modeste extraction : « Un homme comme moi… qui s’est élevé jusqu’à devenir vice-président et voit son patrimoine publié dans les journaux, c’est une bonne chose pour tous les débrouillards ! » Lassés de l’entendre rabâcher sur ses origines sociales, ses détracteurs répliquent que les présidents Jomo Kenyatta, Daniel arap Moi et Mwai Kibaki étaient, eux aussi, issus de milieux populaires…

La justice réclame également à son colistier, Rigathi Gachagua, de rembourser à l’État pas moins de 1,6 million de dollars qui seraient issus de la corruption. Mais ce genre d’accusations a peu de poids dans un pays où la corruption s’avère, hélas, répandue : « Ce sont tous des escrocs : je choisis celui qui a un projet », a même confié une électrice de Ruto au New York Times, le 10 septembre ! En outre, les paysans n’oublient pas que le candidat est lui-même fermier et qu’il a été ministre de l’Agriculture. « Les deux coalitions n’offraient

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Avec près de 4,4 millions d’habitants, Nairobi est l’une des capitales dynamiques d’Afrique.
BONIFACE MUTHONI/SOPA IMAGES/ZUMA/RÉA

aux Kenyans aucun choix “propre”, nous explique le professeur Nicholas Cheeseman. Donc beaucoup d’électeurs ont soutenu le candidat qui leur promettait les meilleures perspectives de changement. » Les médias de Nairobi pointent aujourd’hui des promesses non tenues par Ruto : en 2017, à Iten, petite ville réputée pour ses coureurs qui trustent les podiums internationaux, les athlètes se plaignent de l’état pitoyable du stade local. Le vice-président s’engage alors à ce que le stade Kamariny soit rénové de fond en comble en six mois ! Cinq ans plus tard, les travaux promis n’ont quasiment pas été effectués…

ENTORSES À LA DÉMOCRATIE

Personnage complexe et ambigu, William Ruto, que tous les sondages préélectoraux annonçaient comme perdant, a le mérite de bousculer la vie politique kenyane. Son discours plébéien sur les gens « humbles », les « débrouillards », fait quant à lui appel aux appartenances de classes, ce qui transcende les clivages ethniques et fortifie le sentiment national. Autour du Mont Kenya, les paysans kikuyus, en difficulté à cause de la hausse du prix des engrais, ont voté massivement pour le Kalenjin Ruto, qui promet d’investir massivement dans l’agriculture.

Mais la violence politique, qui avait failli emporter le pays en 2007-2008, n’a pas totalement disparu : lorsque la commission électorale a prononcé, le 15 août dernier, sa victoire sur le fil, les partisans d’Odinga (et de Kenyatta…) ont envahi l’estrade et bousculé les commissaires. Le président de l’organisme, Wafula Chebukati, a dénoncé aux juges de la Cour suprême des « pressions » de la part de l’entourage de Kenyatta, de responsables de la police et de l’armée.

Évoquant l’ex-chef d’État, Ruto a admis qu’il n’avait « pas parlé depuis des mois » à son « bon ami ». Et après l’annonce de la victoire de son vice-président, Uhuru Kenyatta a réalisé le tour de force de prononcer un discours sans jamais citer son nom ! La passation de pouvoir entre les deux hommes, le 13 septembre au stade Kasarani de Nairobi, s’est cependant bien déroulée : tous deux ont fait prévaloir l’intérêt supérieur de la nation et de l’alternance démocratique, en se serrant – enfin –la main, tout sourire, devant une foule en liesse, habillée de jaune, couleur du parti de Ruto. Kenyatta, 60 ans, pourrait bien poursuivre sa carrière à l’international : médiateur de la Communauté d’Afrique de l’Est (CEA), il a ainsi rencontré à plusieurs reprises les protagonistes de la guerre civile éthiopienne dans

PORTRAIT
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Devant le tribunal de la Cour pénale internationale, à La Haye, le 10 septembre 2013, qui l’accusait d’avoir utilisé son pouvoir « pour fournir des armes, assurer des fonds et coordonner la violence » après la présidentielle de 2007. MICHAEL
KOOREN/NEW YORK TIMES/REDUX/RÉA

le but d’obtenir un cessez-le-feu. Lors de son investiture, Ruto a d’ailleurs invité son prédécesseur à œuvrer pour la paix dans la Corne de l’Afrique et dans la région des Grands Lacs.

Le nouveau président a du pain sur la planche. Le Covid-19 puis la guerre en Ukraine ont fait exploser le coût de la vie : selon le bureau des statistiques kenyan, le prix du panier de courses a grimpé de 23 % entre 2021 et 2022… Conséquence du réchauffement climatique, le nord du pays est ravagé par la sécheresse. L’homme politique – qui n’est pas à une contradiction près – a promis des « investissements massifs » afin d’aider notamment les paysans et les PME, mais a aussi précisé que le pays vivait « au-dessus de ces moyens », l’endettement ayant quasiment doublé en une décennie (38 % du PIB en 2013, 68 % aujourd’hui). Pendant la campagne, il a également parlé de sévir contre les travailleurs clandestins chinois, accusés de « prendre le travail des Kenyans » : « Ils grillent du maïs et vendent des téléphones… Nous avons assez d’avions pour les expulser », a-t-il annoncé. Un discours xénophobe populaire dans un pays sévèrement endetté auprès de l’Empire du Milieu, qui a, entre autres, financé la voie ferrée reliant Mombasa à Nairobi et Naivasha, pour plus de 3 milliards de dollars.

Selon le bureau des statistiques, le prix du panier de courses a grimpé de 23 % entre

et

« Ce qui rend Ruto singulier, expliquait en août à l’AFP l’analyste politique kenyane Nerima Wako-Ojiwa, c’est la rapidité de son ascension. » Nombre de Kenyans redoutent qu’une fois au pouvoir, « il soit impossible à déloger ». Nicholas Cheeseman se montre lui aussi vigilant : « Les électeurs sont bien conscients que Ruto a longtemps été membre du gouvernement. Beaucoup de personnes avec lesquelles j’ai discuté sont inquiètes des entorses à la démocratie commises pendant qu’il était vice-président. Lors de la campagne électorale, il a prêché la “bonne gouvernance”, mais peu de gens croient que cet engagement va durer… » ■

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2021
2022…
Le coût de la vie a explosé ces derniers mois. Un véritable défi pour la nouvelle équipe.
DANIEL IRUNGU/EPA-EFE

L’AFRIQUE AU CŒUR DE LA BATAILLE DU GAZ

Sénégal, Mauritanie, Mozambique, Algérie, Nigeria… Depuis la guerre en Ukraine, le potentiel gazier du continent se retrouve au centre des enjeux. Face à l’urgence de la crise énergétique, en particulier en Europe, le gaz naturel liquéfié (GNL) est en passe de devenir le nouvel or noir. Enquête sur une course contre la montre stratégique. par Cédric Gouverneur

perspectives

La Pologne n’est pas vraiment un partenaire historique de l’Afrique : dirigé depuis sept ans par Droit et justice (PiS), un parti ultraconservateur, ce pays s’est plutôt fait remarquer par une politique migratoire hermétique, d’ailleurs critiquée par le reste de l’Europe… Pourtant, son président, Andrzej Duda, a effectué sa première tournée sur le continent le mois dernier. Après s’être rendu au Nigeria et en Côte d’Ivoire, il était à Dakar les 8 et 9 septembre. Accompagné d’une délégation d’industriels, il a jugé les perspectives de coopération dans le secteur gazier avec le Sénégal « très prometteuses ». Et n’a pas manqué d’égratigner au passage la propagande de Moscou en Afrique. La Pologne – en première ligne face à la Russie, avec laquelle elle entretient des relations exécrables – se montre en effet vivement intéressée par le gaz naturel liquéfié (GNL) sénégalais. Et elle n’est pas la seule : selon Adama Diallo, directeur général de la société publique Petrosen, l’Italie, le Portugal et la République tchèque sont également sur les rangs. Berlin serait aussi prêt, selon nos confrères du Monde, à payer trois fois plus cher que les prix proposés au Sénégal

par le pétrolier britannique BP ! Dès le début de l’invasion en Ukraine, le ministre de l’Économie (et du Climat…), l’écologiste Robert Habeck, avait fait la tournée des pays africains producteurs de gaz, anxieux d’affranchir l’Allemagne de sa dépendance au Kremlin [voir notre rubrique Business dans AM 429]. En 2021, l’Union européenne a importé environ 45 % de son gaz de Russie, contre 21 % d’Afrique (18 % d’Algérie, 2 % de Libye et le reste d’Égypte). En raison de la guerre en Ukraine, Bruxelles entend diminuer de deux tiers ses importations de gaz russe à la fin de cette année, et s’en débarrasser d’ici 2027 !

Cette dernière décennie, un tiers des nouveaux gisements ont été découverts sur le continent, du Sénégal au Mozambique, en passant par le Cameroun. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), sa production de gaz devrait atteindre 290 milliards de m3 en 2025. Et à la fin de la décennie, l’Afrique pourrait être en mesure de consacrer 60 milliards de m3 annuels à sa

Un navire de transport de GNL amarré au large de Dakar, en mai 2022.

MICHAEL KAPPELER/DPA PICTURE-ALLIANCE/A AFP

consommation domestique. Ce qui pourrait permettre l’accès à une énergie abordable, avec des conséquences en cascade pour le bien-être des Africains, ainsi que pour l’environnement (le ramassage de bois pour cuisiner étant l’une des raisons de la déforestation). Le continent devrait aussi exporter environ 30 milliards de m3 chaque année vers l’Europe : en février dernier, Bruxelles a opportunément labellisé le gaz et le nucléaire dans sa liste des « énergies vertes » – au grand dam de nombreux écologistes. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), lui, met dans le même sac pétrole et gaz, appelant l’Afrique, en avril dernier, à ne pas exploiter ces ressources afin de limiter le réchauffement. John Kerry, envoyé spécial de Washington pour le climat, a déclaré le 18 septembre qu’elle « ne devait pas trop se reposer sur le gaz » pour faire accéder sa population à l’énergie. Des commentaires qui exaspèrent sur le continent : « Les Africains sont les moins pollueurs de la planète ! » rappelle souvent le président sénégalais Macky Sall.

RÉSOUDRE LA QUESTION DE LA SÉCURITÉ

Reste à exporter ce gaz en Europe… Rappelons que son transport peut s’effectuer de deux manières : par gazoduc ou par liquéfaction. Cette dernière permet de convertir pas moins de 600 litres de gaz en 1 kilo de GNL, beaucoup moins encombrant, puis de l’exporter par voie maritime. Ce procédé est cependant fort gourmand en énergie comme en rejets carbonés : cela implique de refroidir le gaz à une température de -162 C° ! Mais le GNL permet de s’affranchir de la construction de milliers de kilomètres de gazoducs. Des ouvrages titanesques, exigeant une bonne décennie de travaux, et dont la pérennité s’avère soumise aux aléas géopolitiques. En témoigne la déconvenue de Nord Stream 2 (1 230 kilomètres entre la Russie et l’Allemagne), dont la construction s’est achevée quelques mois avant la guerre en Ukraine et la subséquente glaciation des relations entre Berlin et le Kremlin. Mi-septembre, l’Office national des hydrocarbures et des mines du Maroc et la Nigerian National Petroleum Corporation ont signé un accord avec la sénégalaise Petrosen et la Société mauritanienne des hydrocarbures et de patrimoine minier (SMHPM) pour développer le Nigeria Morocco Gas Pipeline, long de 5 600 kilomètres, qui devrait relier le sud du Nigeria au nord du Maroc et être connecté au gazoduc Maghreb-Europe.

Gourmand en énergie, le GNL permet néanmoins de s’affranchir de la construction de milliers de kilomètres de gazoducs.

Mais face à la démesure du projet, certains experts se montrent circonspects : Othmane Anice, du Center for Energy, Petroleum and Mineral Law and Policy (Écosse), estimait en juin qu’il existe « davantage de chance de voir naître un gazoduc entre le Sénégal, la Mauritanie et le sud du Maroc ». L’insécurité engendrée par les djihadistes au Sahel compromet également la concrétisation du Trans-Saharan Gas-Pipeline (TSGP) : dans les limbes depuis 2009, cet ouvrage de plus de 4 000 kilomètres devrait acheminer 30 milliards de m3 par an, depuis les producteurs nigérians jusqu’aux consommateurs européens en… 2027. En attendant ces jours lointains, l’Europe a donc tout intérêt à miser sur le GNL, transportable par bateaux. Les ports du Vieux Continent développent en urgence des terminaux : l’Allemagne planche sur pas moins de six projets le long de sa côte pour accueillir notamment le GNL séné-mauritanien, et en 2023, la France devrait inaugurer un cinquième terminal gazier au Havre, ainsi que l’Espagne rénover un septième complexe à Gijón.

Le comble est qu’à l’origine, les exportations de GNL africain étaient destinées au marché asiatique, l’européen étant, jusqu’au 24 février dernier, la chasse gardée du gaz russe… Principal importateur de GNL à travers le monde, la Chine a cependant revendu ces derniers mois plusieurs millions de tonnes aux Européens. Jamais les gisements gaziers n’auront été aussi convoités.

PRINCIPAUX

LES

PRINCIPAUX

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PERSPECTIVES 52 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Source : Connaissances des énergies, mai 2022.
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EXPORTATEURS DE GNL EN 2021 (en pourcentage des exportations) AUSTRALIE 21 % QATAR 20,7 % ÉTATS-UNIS 18 % RUSSIE 7,9 % MALAISIE 6,7 % Source : Connaissances des énergies, mai 2022. LES 5
PRODUCTEURS DE GAZ NATUREL EN 2021 (en milliards de m3) ÉTATS-UNIS 934 RUSSIE 702 IRAN 256 CHINE 209 QATAR 177 Source : Statista.com, août 2022.
IMPORTATEURS DE GNL EN 2021 (en pourcentage des importations) CHINE 21,3 % JAPON 20 % CORÉE DU SUD 12,6 % INDE 6,5 % TAÏWAN 5,2 % SHUTTERSTOCK

Ci-dessus, la centrale Afam VI, située à Port Harcourt, au Nigeria. Le pays est le premier producteur de gaz du continent. Ci-dessous, le projet Grand-Tortue Ahmeyim (GTA), à la frontière maritime entre la Mauritanie et le Sénégal, et dont l’exploitation devrait démarrer dès le second semestre 2023.

FLORIAN
PLAUCHEUR/AFPCAPTURE D’ÉCRAN YOUTUBE

L’ampleur de la crise énergétique implique des bouleversements géopolitiques inattendus : en Méditerranée, Israël et le Liban cherchent à exploiter le gisement off-shore de Karish, situé sur leur frontière maritime contestée. Début septembre, l’envoyé spécial américain Amos Hochstein était à Beyrouth afin de trouver un compromis entre les deux voisins, théoriquement en guerre depuis 1948 ! Mais nécessité fait loi : selon les experts, même le Hezbollah – le parti et groupe islamiste chiite libanais –aurait tout intérêt à parvenir à un accord avec l’État hébreu.

PROFITER AU CONTINENT

«

Près de la moitié des pays du continent disposent de réserves prouvées de gaz naturel », pour un total d’environ 22 650 milliards de m3, estime la plate-forme d’investissement sud-africaine Energy Capital and Power. Elle évalue qu’elles sont de 3 400 milliards de m3 au Sénégal, ce qui en fait les troisièmes en volume du continent, derrière celles du Nigeria et de l’Algérie. Dakar est même en discussion pour rejoindre le Forum des pays exportateurs de gaz. L’exploitation conjointe du gisement off-shore de Grand-Tortue Ahmeyim (GTA) et de celui de Sangomar par le Sénégal et la Mauritanie devrait démarrer dès le second semestre 2023. Et celle du gisement de Yakaar-Teranga (situé un peu au sud de GTA) en 2025. Petrosen, la SMHPM, leur partenaire BP et l’américain Kosmos Energy estiment les réserves à 1 400 milliards de m3. Ce qui pourrait générer 90 milliards de dollars de recettes pour les deux États, selon BP. Environ 2,5 millions de tonnes de GNL devraient en être extraites chaque année, et jusqu’à 10 millions de tonnes à l’horizon 20302032, a promis Macky Sall lors d’un sommet consacré au secteur des hydrocarbures à Dakar, les 1er et 2 septembre derniers.

Le Sénégal bénéficie d’une position géographique avantageuse pour ses futurs clients européens : un navire méthanier

« Les Africains sont les moins pollueurs de la planète ! » rappelle régulièrement le président sénégalais Macky Sall.

ne mettra que quatre à cinq jours pour rallier le golfe de Guinée, contre une douzaine depuis les États-Unis. Qui plus est, le gaz sénégalais serait moins polluant que ses concurrents : « Son intensité carbone est 40 % plus faible que le gaz de schiste américain et 25 % que celui du Qatar », twittait en juin dernier Mamadou Fall Kane, conseiller de Macky Sall en matière d’énergie. Fort de ses atouts, le pays entend donc « devenir un géant » du secteur, confirme Adama Diallo, président de Petrosen. La production sera « destinée en priorité à la consommation locale, notamment d’électricité », précisait-il dans une interview à Jeune Afrique le 19 septembre. L’objectif est que 100 % des Sénégalais aient accès à l’électricité en 2025, contre 65 % aujourd’hui.

La manne du GNL doit profiter au continent, et non être simplement exportée : pas question de réitérer les erreurs trop souvent commises avec le pétrole. « L’Afrique ne peut pas être un objet de la géopolitique internationale. Elle doit être un acteur conscient, un concurrent et un collaborateur avec des partenariats gagnant-gagnant qui font avancer le secteur », a insisté le chef d’État sénégalais, également président en exercice de l’Union africaine. D’où « la nécessité pour les Africains d’être unis et l’importance de créer des partenariats solides sur le continent et dans le monde », a-t-il ajouté. « Le marché le plus sûr pour l’Afrique est l’Afrique », a fait remarquer Rita Madeira, responsable du programme Afrique à l’AIE, lors du sommet à Dakar. Le poids lourd industriel du continent, l’Afrique du Sud, embarrassée par sa dépendance envers ses vieilles centrales à charbon (polluantes et peu fiables), pourrait ainsi se tourner vers les producteurs africains de GNL. La Guinée, l’un des principaux producteurs mondiaux de bauxite, cherche, elle, à améliorer sa mise en valeur du minerai au moyen du gaz naturel liquéfié : en août, la société américaine West Africa LNG Group a annoncé avoir obtenu de la part d’investisseurs des financements pour installer un complexe de transformation de GNL dans le pays, au bénéfice des usines d’extraction de bauxite de Boké, Bel Air et Boffa,

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Macky Sall au sommet sur l’adaptation climatique, à Rotterdam, en mai 2022.
AFP FORUM/ANP MAG/ANP VIA AFP

dont la productivité se trouve souvent ralentie par un manque d’accès à l’énergie. Par ailleurs, deux futurs producteurs de gaz d’Afrique australe, la Tanzanie et le Mozambique, viennent de conclure un pacte de coopération sécuritaire : le 21 septembre à Maputo, la présidente tanzanienne Samia Suluhu Hassan et son homologue mozambicain Filipe Nyusi ont signé un accord de défense et de sécurité visant à lutter conjointement contre le terrorisme le long de leur frontière commune. Et pour cause : ces cinq dernières années, les attaques djihadistes dans le nord du Mozambique ont provoqué la mort de plus de 4 000 personnes et le déplacement de centaines de milliers d’autres. Cette insécurité est catastrophique pour le développement du pays, potentiel eldorado gazier africain avec des capacités évaluées à 75 % de celles du Qatar ! L’an dernier, le groupe français TotalEnergies a dû renoncer au gigantesque complexe de GNL de Cabo Delgado, estimé à 20 milliards de dollars. Or, la Tanzanie développe au large de Lindi, une ville située dans le sud du pays, près de la frontière mozambicaine, un projet de production et d’exportation de GNL, estimé à 30 milliards de dollars, avec l’anglonéerlandaise Shell et la norvégienne Equinor : sécuriser la région permettrait aux deux producteurs de rassurer les investisseurs.

DEVENIR L’ALLIÉ D’UNE EUROPE EN QUÊTE DE SÉCURITÉ

« Le gaz va façonner l’Afrique. Nous voyons déjà le marché changer mois après mois », s’est enthousiasmé NJ Ayuk, président exécutif de la Chambre africaine de l’énergie, lors du sommet de Dakar début septembre. Dans une tribune publiée

en juillet dernier, l’avocat d’affaires camerounais a cependant plaidé pour des « contrats de vente de gaz à long terme », une garantie qui permettraient de minimiser les risques pour les investisseurs : « Agissez maintenant pour conclure des accords de vente à long terme pour le gaz et le GNL », demande-t-il aux compagnies du secteur œuvrant sur le continent. « Faites ce qu’il faut pour parvenir à un accord gagnant-gagnant qui pourrait être bénéfique pour vous, tout en ouvrant la voie à un avenir plus prospère pour les communautés locales, les entreprises et les particuliers. »

« L’Afrique peut devenir l’alliée d’une Europe en quête de sécurité pour ses approvisionnements », avance Wilfrid Lauriano Do Rego, coordinateur du Conseil présidentiel pour l’Afrique, dans une tribune parue en septembre dans Le Point Le Franco-Béninois plaide pour un « pacte énergétique » entre les deux continents, une « opportunité fantastique pour donner un contenu stratégique au partenariat rénové que l’Europe et l’Afrique appellent de leurs vœux ».

Car sans contrats à long terme, le risque demeure que les clients européens cessent de s’approvisionner en gaz africain dans le cas – certes, pour le moment fort improbable – de réchauffement diplomatique avec l’imprévisible puissance russe. C’est l’autre inconnue de l’équation : comment réagira le Kremlin si le gaz africain sape son épreuve de force avec les Occidentaux ? Certains observateurs pointent le risque de déstabilisation… notamment au Sénégal où la campagne présidentielle a déjà commencé. ■

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Le chef d’État français Emmanuel Macron a rencontré son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune, le 27 août dernier. La question du gaz a été au centre des discussions.
AFP FORUM/APP/NURPHOTO/NURPHOTO VIA AFP

Philippe Faucon

« Le s’estpiègerefermé sur les harkis »

Le nouveau long-métrage de ce cinéaste engagé raconte les trajectoires et le combat des soldats autochtones au sein de l’armée française, pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie. Une œuvre forte sur le sort complexe et douloureux de ces supplétifs, aujourd’hui encore marginalisés. propos recueillis par Astrid Krivian

Pendant la guerre d’indépendance algérienne, l’armée française a recruté environ 200 000 supplétifs au sein des autochtones pour combattre le Front de libération nationale (FLN). Membres d’unités militaires nommées « harkas » (signifiant « mouvements » en français), ces hommes se sont engagés pour diverses raisons aux côtés des colons. Lorsque l’Algérie obtient l’indépendance en 1962, les harkis voient leur destin pris en étau : menacés de sanglantes représailles dans leur pays, car considérés comme traîtres, ils sont abandonnés par l’État français, qui refuse un rapatriement massif. Quelque 42 000 soldats (et leurs familles) sont évacués officiellement, et 40 000 autres le seront par des filières clandestines. Pour ceux restés en Algérie, marginalisés, certains seront massacrés : entre 10 000 et 25 000 morts selon l’historien Benjamin Stora, et entre 55 000 et 75 000 selon le général et politologue Maurice Faivre. C’est cette histoire complexe, douloureuse, aujourd’hui encore épineuse, que relate le nouveau film de Philippe Faucon, Les Harkis, présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Suivant quatre personnages, depuis leur enrôlement en 1959 jusqu’à la fin du conflit, il plonge au cœur des opérations militaires menées par un groupe de harkis, sous les ordres d’un lieutenant. Interprété avec justesse et

interview
PHILIPPE LEBRUMAN

profondeur par des acteurs non professionnels pour la plupart, le long-métrage montre les diverses facettes de cette histoire, le sort tragique de ces soldats. Né à Oujda, le cinéaste a passé sa petite enfance au Maroc et en Algérie. Sa filmographie dépeint les réalités de personnages issus de l’immigration postcoloniale en France. Rencontre avec celui qui donne un visage aux invisibilisés (Samia, Amin, le multicésarisé Fatima…).

AM : Quel est votre lien avec la guerre d’Algérie ?

Philippe Faucon : Je suis né pendant, de parents qui en ont été profondément marqués. Des silences recouvraient quelque chose de douloureux. Puis, j’ai grandi et rencontré d’autres jeunes de mon âge : eux aussi étaient héritiers de quelque chose qui s’était transmis, sans avoir été exprimé, et qui restait très à vif, et très antagoniste, autour de la mémoire de la guerre. Que ce soit chez les enfants d’anciens harkis ou ceux marqués par les souffrances subies pour la cause de l’indépendance de l’Algérie. Pourquoi les harkis s’engagent-ils dans l’armée française ?

Pour certains, ce sont avant tout pour des raisons de survie. Du fait de la guerre, ils ne peuvent plus vivre du travail de la terre. Et sans avoir forcément de convictions pro-françaises très ancrées, la nécessité de faire vivre leurs familles fait qu’ils anesthésient toute autre considération. Pour d’autres, il y a au contraire des raisons d’adhésion réelles, en tout cas de tradition familiale : les pères ont fait les guerres de la France, donc ils portent une confiance davantage vers elle que vers la perspective indépendantiste – laquelle, à travers ses dissensions, ou telle qu’elle est présentée par la propagande de l’armée, paraît être celle d’une aventure. Pour d’autres encore, ce sont des raisons de contrainte, soit parce qu’ils ont parlé ou trahi, et sont donc condamnés côté indépendantiste, soit parce qu’on leur a forcé la main, d’une façon ou d’une autre. Enfin, la cause certainement très importante (d’après certains auteurs, c’est même l’une des principales) a été les violences de certains éléments du FLN, qui ont poussé beaucoup d’Algériens à rejoindre les harkas après l’assassinat de proches. Comme le dit la mère de l’un de vos personnages, les harkis ont-ils été utilisés par l’armée française en première ligne pour préserver ses soldats ?

certains cadres de l’armée (et je précise bien « pour certains »), les harkis ont sans doute été des soldats dont la perte comptait moins que d’autres. J’ai le souvenir d’une lecture où un officier qui réclame un moyen d’évacuer des blessés s’indigne et doit insister. On lui demande de préciser s’il s’agit de militaires français ou de harkis, car on ne veut pas risquer la perte d’un hélicoptère ou d’un équipage pour évacuer des supplétifs. Pourquoi avez-vous bâti votre film comme une tragédie, depuis l’année 1959 jusqu’à la fin de la guerre ?

Le récit est construit en trois périodes, comme trois actes en effet d’une tragédie qui se met en place. Il commence en septembre 1959. Les personnages intègrent une harka. On les arme. Le 16 septembre, le général de Gaulle fait un discours dans lequel, si l’on est attentif, on entend énoncer pour la première fois le principe de l’autodétermination. Mais en même temps, on continue de recruter des harkis, car on veut gagner militairement sur le terrain pour négocier en position de force avec le FLN. Dans la deuxième partie, on est en juin 1960. Pour la première fois, des émissaires français rencontrent à Melun des représentants du FLN pour des tentatives de pourparlers. Dans le film, c’est caché aux harkis, que l’on envoie sur le terrain pour les soustraire aux rumeurs qui circulent. Dans la troisième, on est en 1962. Le cessez-le-feu a été signé. Les harkis sont désarmés. Un piège se referme sur les personnages que l’on a vu intégrer une harka au début de l’histoire. Avez-vous recueilli des témoignages d’anciens harkis ?

Les Harkis sortira dans les salles françaises le 12 octobre prochain.

Oui, j’en ai rencontré – davantage d’ailleurs en travaillant sur un film précédent, La Trahison, en 2005, qui abordait aussi la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, ceux encore en vie sont très âgés. Leurs récits différaient d’un individu à l’autre, mais l’amertume, le reproche, la colère revenaient souvent. Et quelquefois, un sentiment d’identité perdue est transmis aux générations suivantes. J’ai entendu une descendante dire cette phrase très significative : « On ne sait plus à qui on en veut ». Où avez-vous tourné le film, et pourquoi ?

Lorsque la mère de Salah lui dit : « Ils envoient nos hommes les premiers, parce qu’ils cherchent à épargner les leurs », il y a sans doute aussi, s’ajoutant à sa perception de la guerre en cours, le souvenir des guerres précédentes de la France. De fait, pour

Au Maroc. J’ai un temps envisagé de tourner en Algérie, même si j’étais conscient que le sujet est sensible là-bas. Mais l’idée a très vite été abandonnée : en raison de la situation sanitaire, le pays a totalement fermé ses frontières pendant plus d’un an et demi. Le Maroc a, lui, plusieurs fois fermé et rouvert ses frontières au cours des repérages et de la préparation du film. Tout a donc été extrêmement compliqué et incertain jusqu’au bout. Des recherches de casting ont été commencées en Algérie

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DR

(car évidemment, je voulais tourner avec des interprètes algériens), mais tout se faisait à distance : je recevais des essais par le Net, on se parlait en visioconférence avec le directeur de casting Fouad Trifi et les comédiens. Mais malgré les annonces régulières de réouverture, les frontières restaient fermées. Le début du tournage approchait, et nous n’étions pas certains que les acteurs pourraient nous rejoindre au Maroc. J’ai donc dû doubler les recherches de casting et les mener en France et au Maroc, dans la région frontalière de Oujda, où les gens ont un accent proche de celui de l’ouest algérien. Finalement, trois ou quatre semaines avant le début du tournage, le pays a rouvert, et les quatre comédiens, interprètes principaux, ont pu intégrer le film. Comment s’est déroulé le tournage ?

C’était compliqué jusqu’à la fin. À une époque où il était très difficile d’obtenir des rendez-vous, il fallait faire vacciner tous les participants au tournage – français, belges, algériens. Sans cela, ils n’auraient pas pu entrer au Maroc. Des incertitudes ont persisté jusqu’au dernier moment concernant les armes ou les

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« Ceux qui sont encore en vie sont très âgés. Leurs récits différaient d’un individu à l’autre, mais l’amertume, le reproche, la colère revenaient souvent. »
Le tournage a eu lieu au Maroc, l’Algérie ayant totalement fermé ses frontières pendant plus d’un an et demi, à cause de la crise sanitaire.
DR

véhicules d’époque qui venaient de France. Mais une fois le tournage commencé, toute l’équipe a porté le film. On tournait dans des endroits assez isolés, pas toujours très simples d’accès, il fallait rentrer tôt pour respecter le couvre-feu le soir. Mais la logistique – assez lourde au niveau des décors, costumes, accessoires, véhicules, figuration, etc. – a été formidablement organisée par la production exécutive marocaine. Je tire mon chapeau à Saïd Hamich, Hajar Madad, à toute l’équipe. Et bien sûr au directeur de casting Amine Louadni et à ceux qui ont travaillé avec lui. Les acteurs sont particulièrement justes et expressifs.

En effet, il y a chez ces comédiens une présence physique, une expressivité des visages. C’était un critère de choix, car ils interprètent des personnages qui sont peu dans la parole, qui vivent des situations qui les enferment, voire les dépassent. À la guerre, on ne s’étend pas sur soi, on ne disserte pas, on est concentrés sur sa survie. C’est encore plus vrai pour les harkis, qui sont dans un repli intérieur au fur et à mesure que la perspective du cessez-le-feu leur apparaît porteuse d’une issue néfaste. Qu’est-ce que cela a représenté pour eux d’incarner cette histoire ?

Les comédiens algériens m’ont confié : « C’est un rôle. Et il m’intéresse, parce que je peux comprendre quelque chose de ce personnage. Donc je peux le jouer. » Mohamed Mouffok, qui joue Salah, est petit-fils de moudjahid [combattant pour l’indépendance de l’Algérie, ndlr]. Il a parlé de ce projet avec son père. Sa première réaction a été de lui dire : « Pourquoi tu veux faire ce film ? Pourquoi c’est un Français qui le réalise ? Pourquoi il ne se tourne pas en Algérie ? » Mohamed lui a demandé de lire le scénario, et son père lui a finalement dit qu’il pouvait y participer. Craignez-vous que le long-métrage suscite des réactions virulentes ?

Il a été montré devant des publics de descendants de harkis, et jusqu’à présent, il trouve chaque fois ses défenseurs, et d’autres qui lui reprochent des manques. Les discussions sont parfois vives, mais ni dans la virulence ni dans la vindicte. Les gens s’écoutent. L’une des choses les plus difficiles pour eux, c’est d’être mis en face d’une représentation d’un harki tortionnaire. Certains l’ont pourtant été (j’insiste sur « certains »), c’est indéniable, et ces spectateurs le savent. Mais là s’exprime sans doute une douleur, davantage exacerbée par la stigmatisation qu’a subie cette communauté. Je leur réponds que l’on peut voir le film de deux façons, suivant son ressenti, sa subjectivité : il montre un supplétif tortionnaire, mais également que tous ne l’ont pas été. Vient aussi inévitablement le reproche de ne pas montrer à égalité la violence du FLN. De mon point de vue, cette violence est pourtant présente. Elle n’est pas niée, le film commence même par une séquence de tête coupée d’un harki. Et elle est encore évoquée ensuite, par exemple quand un supplétif la donne comme raison de son engagement côté français, sa sœur et son beau-frère ayant été égorgés par le FLN. Mais ce n’est pas jugé suffisant. Beaucoup insistent sur le fait que cette violence a été l’une des principales raisons de l’enrôlement des harkis.

Comment avez-vous abordé la question de la représentation de la violence, de la torture ?

Cette représentation à l’écran pose la question du sens. Par les moyens et les savoir-faire techniques actuels, on peut parvenir à un réalisme très poussé. Mais pour dire quoi ? Il ne s’agit pas d’occulter ni de minimiser les violences durant la guerre d’Algérie. Elles ont été très présentes et ont profondément marqué bon nombre d’hommes et de femmes qui ont vécu ce conflit. Mais il s’agit encore moins d’en faire un spectacle ou une démonstration d’effets spéciaux – qui serait de l’ordre de la fascination trouble ou de l’hypnose vaine. Il s’agit au contraire d’évoquer des comportements générés par une guerre contemporaine, laquelle fût particulièrement révélatrice de multiples parts sombres de l’humain.

Le film montre l’abandon de ces soldats par l’État

français une fois l’indépendance de l’Algérie acquise.

En réalité, en raison peut-être du précédent indochinois, un plan de rapatriement des Algériens menacés du fait de leur implication côté français avait été prévu. Mais d’une façon très restrictive, pour ne pas dire très velléitaire. Les instructions gouvernementales contenaient des contradictions et n’étaient pas toujours aisément applicables concrètement. D’un côté, on affirmait que les personnes réellement menacées seront évacuées. Mais comment évalue-t-on avec certitude sur le terrain

Des harkis en opération militaire, en 1959.

INTERVIEW 60
JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO

qui est réellement menacé ? Tous les harkis l’étaient potentiellement… De l’autre, on demandait de façon très affirmée de maintenir le plus possible de personnes sur place, par crainte d’un trop grand nombre à réinstaller en métropole, et en supposant leur inadaptabilité à une vie en France. En outre, les accords d’Évian étaient censés garantir la sécurité des anciens harkis maintenus en Algérie. Pour certains militaires, peutêtre plus soucieux d’avancement que d’autres considérations, cette demande à double donnée a été résolue dans l’abrupt : « On m’a demandé de ramener le moins de monde possible, et je ferai ce qu’on me demande. » Pour d’autres, plus préoccupés du sort de leurs hommes et des engagements contractés envers eux, prendre à la lettre de rapatrier les supplétifs menacés s’est révélé être un parcours d’obstacles et d’attentes. Quelques-uns enfin, doutant de la volonté du gouvernement ou craignant pour la vie de leurs hommes, ont fait le choix de rapatriements clandestins. Les autorités françaises demandaient aux candidats au départ de constituer des dossiers administratifs, alors que beaucoup d’entre eux étaient analphabètes…

Ce fait est rapporté par le général François Meyer dans son livre Pour l’honneur… avec les harkis : De 1958 à nos jours. Il raconte qu’à l’époque, ce piège qui s’est refermé sur ces hommes, en grande majorité analphabètes, semble ne pas avoir été très mesuré (on ne voudrait pas avancer autre chose). Une fois désarmés, démobilisés et renvoyés dans leurs villages, ils se sont trouvés en grand nombre dans l’incapacité de répondre par eux-mêmes aux exigences administratives du plan de rapatriement, après avoir été séparés des officiers qui auraient pu les y aider. Meyer pointe le fait que le commandement ne se soit pas étonné que, pour toute l’Algérie, seulement 1 500 dossiers de demande aient été transmis. Au niveau du gouvernement, on a évalué, à partir de ce nombre, que les rapatriements ne représenteraient pas un volume trop important, ce qui va vite s’avérer une tragique sous-estimation. Le général est l’un de ces quelques officiers (il était alors lieutenant) qui ont choisi de rester jusqu’au bout au contact de leurs hommes, pour accompagner leur rapatriement dans le cadre du plan officiel. Les harkis restés en Algérie ont subi des menaces – certains ont même été massacrés –, et aujourd’hui encore, ils sont stigmatisés. Ceux rapatriés en France se sont retrouvés relégués, marginalisés. Accueillis en premier lieu dans des camps aux conditions de vie indignes, beaucoup ont lutté, et continuent toujours, pour la reconnaissance de leurs droits…

À l’époque où je travaillais sur le scénario de La Trahison, j’ai lu 1955-1962, Guerre et paix en Algérie : L’Épopée silencieuse des SAS, écrit par un officier français, Nicolas d’Andoque. Il l’a dédié à un jeune Algérien qu’il a eu sous son commandement et qui, après le cessez-le-feu, a pu s’engager dans l’armée, car il répondait aux conditions de célibat. Ce jeune homme a été envoyé en Allemagne et s’est suicidé quelques mois

après. La dédicace de l’auteur dit en quelques mots ce qu’il s’est passé dans l’immédiat après-guerre et les quelques décennies qui ont suivi : « À X, pour avoir perdu l’Algérie, sans avoir trouvé la France. »

Votre filmographie s’intéresse à des personnages issus de l’immigration postcoloniale en France. Pourquoi ces histoires vous passionnent-elles ?

Du fait de mon histoire familiale et personnelle, je suis sensible à l’histoire de gens qui ont eu à recommencer leur vie dans un autre pays. Comme un grand nombre de Français, je suis moi-même en partie descendant d’immigrés, qui ont dû élever leurs enfants dans un pays dont ils ne parlaient pas la langue. Comment analysez-vous cette montée de l’extrême droite en France, la banalisation des propos racistes, islamophobes, l’omniprésence de personnalités proches de cette mouvance au sein de certains médias mainstream ? La France n’a pas encore accepté son histoire dans toute sa diversité ?

Depuis toujours, l’histoire de la société française est faite de multiples croisements. Entre autres, elle est liée par la force des choses à celle des descendants de personnes venues des pays où la France a été présente. Aujourd’hui, parce qu’on vit une période d’inquiétudes plus marquées par rapport à l’avenir, on voit se raviver les discours du repli sur soi, et même les mythes d’une France originelle. C’est un schéma classique, mais il prend un tracé plus prononcé, accentué par la parole de gens qui savent qu’ils vont rencontrer une peur et une préoccupation. On en est arrivé à entendre que Mohamed n’est pas un prénom français et qu’il faudrait favoriser l’intégration en appelant ses enfants autrement (comme cela s’est d’ailleurs produit pour la première génération de descendants de harkis nés en France). C’est bien sûr occulter que Mohamed est de fait un prénom depuis très longtemps entré dans l’histoire de France par le sang versé, et participant de la société par le travail apporté et les enfants élevés.

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« Du fait de mon histoire familiale et personnelle, je suis sensible à celle de gens qui ont eu à recommencer leur vie dans un autre pays. »

Pierre Audin

Au nom du Père

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rencontre
ROSA MOUSSAOUI/L’HUMANITÉ

Maurice Audin, jeune militant communiste pour l’indépendance de l’Algérie, fut assassiné en 1957 par l’armée française. Sa femme a mené un combat acharné pour la vérité. Son fils Pierre nous replonge au cœur de cette époque sombre, avec un œil rivé sur le futur d’un pays qui est aussi le sien. propos recueillis par Luisa Nannipieri

L’Algérie vient de fêter ses 60 ans d’indépendance, et la mémoire commune autour de la guerre et de son héritage ne cesse de se construire. Parmi les histoires devenues des symboles de cette période et de ses horreurs, il y a celle de Maurice Audin.

Le 11 juin 1957, le mathématicien et militant communiste de 25 ans est arrêté à Alger par l’armée française. Il est torturé pendant des jours, puis tué. Son corps ne sera jamais retrouvé. Dès sa disparition et pendant le restant de sa vie, sa femme, Josette Audin (décédée en 2019), s’est battue pour le retrouver, faire reconnaître la vérité et que ses assassins soient condamnés. Un combat long de presque soixante-deux ans qui a amené le président Emmanuel Macron à admettre officiellement la responsabilité de la France dans la mort de son mari et à lui demander pardon, le 13 septembre 2018. Aujourd’hui, c’est Pierre Audin, âgé de 1 mois lors de l’arrestation de son père, qui entretient la mémoire de ses parents et continue de se battre pour faire la lumière sur les crimes commis pendant la guerre d’Algérie.

AM : Qui était Maurice Audin, et dans quel contexte a-t-il disparu ?

Pierre Audin : Mon père était un Algérien d’origine européenne. À l’époque, l’Algérie n’était pas indépendante et tous les habitants étaient, soi-disant, de nationalité française, même si les musulmans étaient considérés comme des citoyens de seconde zone. Mais mon père se considérait comme algérien et militait au Parti communiste algérien (PCA). Celui-ci, qui était indépendant du Parti communiste français (PCF) et avait été interdit en 1955, se battait contre la colonisation et pour l’indépendance du pays. En 1954, le Front de libération nationale (FLN) ayant déclenché la lutte armée, on a assisté à ce que la France a longtemps appelé « les événements d’Algérie ». L’armée française a été déployée dans le pays, notamment à Alger, et à partir de 1957, l’État lui a octroyé les pouvoirs de police. En réalité, elle avait aussi les pouvoirs de justice et de bourreau : elle avait tous les droits. À partir de janvier 1957, les soldats ont quadrillé la ville, et le général Jacques Massu, le grand chef de l’armée, a décidé d’appeler cela « la bataille d’Alger ». Sauf que ce n’était pas une bataille. Il n’y avait pas une armée contre une autre armée, mais une armée contre un peuple. Les soldats réprimaient les Algériens et les empêchaient de rejoindre la lutte pour l’indépendance, que celle-ci soit armée ou pas. Les militaires arrêtaient ceux qu’ils voulaient, quand ils voulaient. Ils torturaient les gens et les faisaient disparaître en disant qu’ils s’étaient évadés. Annoncer que quelqu’un s’était échappé voulait dire qu’il avait été assassiné et que son corps avait été dissimulé pour ne laisser aucune trace. Mon père a été arrêté le 11 juin 1957. Le 9 juin, il y a eu un Le 13 septembre 2018, le président Emmanuel Macron remet à Josette Audin une lettre reconnaissant la responsabilité de la France dans la mort de son époux.

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FRANÇOIS DEMERLIAC

Une opération militaire durant la bataille d’Alger, en 1957.

grave attentat, mené par le FLN, au casino de la Corniche, près d’Alger. C’était un endroit où les Européens dépensaient leur argent et où la jeunesse dorée venait danser. Bien sûr, aucun musulman ne pouvait y entrer, mais il y en avait beaucoup parmi les employés. Et l’un d’entre eux a mis une bombe sous la piste de danse, qui a fait des morts et énormément de blessés, d’estropiés [8 morts et 80 blessés, ndlr]. En réponse, les 10 et 11 juin, les ultras – qui n’avaient pas encore créé l’Organisation de l’armée secrète (OAS) – ont déclenché des « ratonnades ». Se promener

dans Alger en étant arabe à ce moment-là n’était pas facile : dès que ces groupes repéraient un musulman, ils le chassaient, le cognaient, voire l’assassinaient parfois. Et l’armée laissait faire. Au lieu de s’occuper de ces gens-là, le soir du 11 juin, elle est venue toquer à la porte de mes parents et a arrêté mon père.

Pourquoi l’ont-ils arrêté ?

Parce qu’ils cherchaient des militants communistes. Ils étaient suffisamment racistes pour ne pas pouvoir imaginer que le FLN se structurait tout seul. Pour eux, il y avait forcément les

RENCONTRE 64 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
KEYSTONE FRANCE/GAMMA

communistes derrière. Mon père et ma mère étaient tous les deux membres du PCA, ils s’occupaient d’héberger des camarades clandestins, de leur trouver des planques. Un jour, ils ont accueilli un dirigeant du parti, Paul Caballero, qui était malade et devait être vu par un médecin, Georges Hadjadj. Communiste, forcément, et ancien copain de la fac de mes parents. Celui-ci a été arrêté le 10 juin, puis torturé, et a donné leurs noms. Les militaires lui ont mis une couverture sur les épaules et l’ont emmené dans la cité, pour qu’il leur montre notre appartement. Ils ont donc arrêté mon père et l’ont torturé dans un centre sur les hauteurs d’Alger. Ils espéraient capturer un autre dirigeant communiste, André Moine, qui aurait dû venir voir mes parents le lendemain. Mon père n’a pas parlé et, à la place de Moine, s’est présenté chez nous le 12 juin Henri Alleg [qui écrira en 1958 La Question , livre autobiographique dénonçant la torture des civils pendant la guerre d’Algérie, ndlr], lequel a aussi été arrêté et torturé. Que s’est-il passé après son arrestation ?

Georges Hadjadj et Henri Alleg sont sortis vivants du centre de torture. Pour Maurice Audin, ce fut différent… Chose originale, au bout de quelques jours, ils ont joué une scène d’évasion devant un témoin civil. C’est la seule fois, que je sache, où ils ont organisé une vraie mise en scène. Peut-être parce que c’était un intellectuel et que ma mère faisait du bruit pour avoir des nouvelles. Dès que les soldats, qui s’y étaient installés pour tendre leur piège, se sont retirés de la maison, elle a remué ciel et terre pour le retrouver. Quand on lui a dit qu’il s’était évadé, elle a compris qu’il avait été assassiné et a déposé plainte contre X pour homicide volontaire. Elle a continué ses démarches jusqu’à l’indépendance de l’Algérie et aux accords d’Évian. À ce moment-là, plusieurs lois d’amnistie ont été votées. A priori, on amnistiait tout le monde, les indépendantistes comme les bourreaux et les tortionnaires, et il y a eu des lois qui se sont répercutées sur l’affaire Audin, empêchant de savoir exactement ce qu’il s’était passé, et donc l’accès à la vérité. Pourtant, Josette Audin n’a pas renoncé à se battre, même après avoir dû quitter l’Algérie en 1966 (année où vous avez émigré à Paris, après le coup d’État du colonel Boumédiène de 1965) et jusqu’à sa mort, en 2019. Elle a toujours demandé des comptes sur les circonstances de la mort de son époux…

C’est une femme incroyable car elle s’est battue pendant soixante et un ans. D’abord, pour essayer de le retrouver, puis pour trouver et faire condamner les tueurs, et ensuite pour connaître la vérité et la faire reconnaître. Le 13 septembre 2018, elle a obtenu que le président de la République française vienne chez elle lui remettre une déclaration, qui la satisfaisait de manière générale, sauf sur un point. En effet, le chef d’État a été obligé de dire qu’il ne savait pas ce qui était arrivé à mon père, s’il avait été assassiné ou exécuté. Mais il a tout de même reconnu que la torture était un système mis en place par la République française en Algérie pour terroriser la population,

« Ma mère est incroyable car elle s’est battue pendant soixante et un ans. D’abord, pour essayer de retrouver mon père, puis pour faire condamner ses tueurs. »
Le couple Audin, en janvier 1953.
ARCHIVES PERSONNELLES PIERRE AUDIN AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022

qui n’a pas été utilisé pour déjouer des attaques, mais pour inciter les gens à ne pas participer à la lutte pour l’indépendance. Il a aussi reconnu qu’il y avait eu des milliers de Maurice Audin et a promis d’ouvrir toutes les archives concernant ces personnes disparues, afin que les familles sachent enfin ce qu’il leur était arrivé. Il y a encore beaucoup de choses à dire sur la colonisation et la guerre de libération – je pense notamment à l’emploi des armes chimiques –, mais sur l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie, je pense qu’il aurait été difficile d’avoir plus que ce que ma mère a réussi à obtenir du président de la République – je ne dis jamais « le président Macron », parce que c’est la fonction institutionnelle qui compte, peu importe le nom du président. C’est là-dessus qu’elle a vraiment gagné et qu’elle a pu se dire satisfaite de ce qu’elle avait accompli. Comme vous le dites, il y a eu des milliers d’autres Maurice Audin. Vous avez même ouvert un site Internet, 1000autres.org, afin de recueillir les histoires de ces anonymes et de leurs proches. Pourtant, c’est bien votre père qui est devenu un symbole. Pourquoi, selon vous ?

Eh bien, parce qu’il y a eu Josette Audin. Parce que ma mère a fait tant de choses, pour lui et pour tous les autres. En réalité, mes parents ont tout fait ensemble. C’est elle qui l’a fait entrer au PCA. Mais les militaires français, comme les communistes algériens, ne pouvaient pas imaginer qu’une femme puisse être dangereuse. Ils ont donc arrêté Maurice, mais pas Josette. C’est lui qui a été torturé et tué, mais elle a poursuivi le combat après sa mort, et son engagement commence seulement aujourd’hui à être reconnu. On me dit par exemple que je suis un mathématicien comme mon père, mais en fait, je le suis grâce à ma mère : elle aussi était mathématicienne. Petit à petit, même en Algérie, on commence à reconnaître que beaucoup de femmes ont eu un rôle important dans la lutte pour l’indépendance, même si elles s’exposaient peut-être moins que les hommes. Vous dites qu’elle a aussi fait beaucoup pour les autres. À quel niveau ?

Par exemple, au moment où elle a porté plainte pour homicide volontaire, elle a pris une seconde femme de ménage. Cela n’était pas si étrange à l’époque pour des Européens, mais en fait, ce n’était pas une vraie femme de ménage. C’était un

moyen de passer tous les checkpoints ensemble et de se rendre à la prison de Barberousse pour y rencontrer les familles des détenus, et leur donner des informations, de l’argent, les aider. Elle a participé au mouvement de solidarité envers ceux qui, comme son mari, avaient été arrêtés parce qu’ils luttaient pour l’indépendance de leur pays. Cela a été son combat tout au long de la guerre d’Algérie. Et après, elle s’est battue pour faire connaître la vérité sur l’utilisation de la torture à travers un symbole, qui était Maurice Audin. Un jeune homme beau et intelligent. Une icône qui a permis entre autres de créer un comité à son nom ainsi qu’un prix de mathématiques pendant la guerre [relancé en 2004, le prix Maurice Audin est désormais remis à un mathématicien exerçant en Algérie et à un autre en France, ndlr]

Elle a également reçu la Légion d’honneur en 1983. Était-ce lié à son combat ? Officiellement, son combat pour Maurice n’y était pour rien. Elle a été décorée pour son engagement contre la torture, en tant que militante du mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples. Mais c’est le général de Bollardière qui l’a décorée. Ce n’était pas n’importe qui : c’était LE général qui s’était opposé à la torture pendant la guerre d’Algérie. Ça a été un symbole très important. Il y en a eu d’autres, comme l’inauguration d’une place Maurice Audin à Paris, en 2004. Mon père a aussi un cénotaphe au cimetière du Père Lachaise depuis 2019. C’est le seul monument à la mémoire d’un combattant de l’indépendance de l’Algérie en France.

Au-delà des symboles, quel genre de personnes étaient vos parents ?

Ils étaient un peu cinglés, je pense. Mais toute la société était un peu folle. Le PCA militait pour l’indépendance, et ils y ont contribué, à leur manière. Pas avec des armes, dont ils ne savaient même pas se servir, mais en parlant aux gens, en distribuant des tracts, en participant à des manifestations où la police tirait à balles réelles sur la foule. À l’époque, mes parents, qui étaient des intellectuels, gagnaient assez bien leur vie, car mon père était assistant à la fac : ils étaient d’ailleurs les seuls dans leur immeuble à avoir un téléphone et une voiture (une 4CV). Ils avaient dit aux voisins qu’en cas de problème, ils pouvaient utiliser leur téléphone. Le jour de l’attentat du casino de la Corniche, ils ont appris que le fiancé

RENCONTRE 66 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Avec son passeport algérien, obtenu en avril dernier.
HAKIM ADDAD

de la sœur d’une voisine avait été légèrement blessé et qu’il était hospitalisé. Et c’est mon père, avec sa 4CV, qui est allé le chercher à la sortie de l’hôpital, le 10 juin, pour rendre service à cette dernière. C’est de la folie, quand même : alors que dans tout Alger, il y a des ratonnades, ce type qui, quelques heures plus tard, sera arrêté, puis torturé et assassiné, va chercher l’un des blessés de l’attentat – donc quelqu’un qui était plutôt pour le maintien du statu quo – pour le ramener chez lui. C’est complètement fou. Je pense que, entre le 1er novembre 1954 et le 5 juillet 1962, les gens sont petit à petit tombés dans cette folie. En particulier, la soi-disant bataille d’Alger a été un complet glissement dedans. Les gens se sont tous comportés d’une façon inattendue et bizarre. Ce n’est pas si étonnant que ceux revenus en France n’aient pas pu en parler. Que cette guerre soit restée quelque chose de tabou si longtemps. Ils étaient tous fous, de tous les côtés. Étant européenne et non-musulmane, Josette Audin n’a pas obtenu automatiquement la nationalité algérienne à l’indépendance. Elle s’est battue pour l’avoir…

C’était la suite de sa lutte pour l’indépendance. Elle se considérait comme algérienne et voulait être reconnue en tant que telle. Sa bataille pour avoir la nationalité était de la folie douce. Parce qu’elle était professeure, elle avait un salaire de coopérante française et, une fois devenue algérienne, sa paye a été divisée par quatre. C’était vraiment du pur militantisme : c’était important pour elle – et pour eux – d’être algérienne dans son pays. C’est pour la même raison que vous avez insisté pour obtenir un passeport algérien, que vous avez enfin reçu en avril dernier ?

J’ai toujours été algérien, sauf que je n’avais pas mes papiers pour le prouver. Je voulais m’adresser au président de la République algérienne, comme ma mère l’a fait avec le chef d’État français, et je voulais le faire en tant qu’algérien. Récemment, je suis allé en Algérie avec une délégation, et nous avons rencontré le ministre des Moudjahidine [titre officiel des personnes qui ont combattu contre le colonialisme français, ndlr], lequel nous a officiellement assuré qu’il allait suivre toutes les pistes pour retrouver les restes de Maurice Audin. Nous en avons quelquesunes, et aujourd’hui, les autorités algériennes semblent prêtes à coopérer et à mener des recherches. Je crois qu’il redevient un symbole : nous allons chercher ses restes, mais pas seulement les siens. Nous allons essayer d’identifier des milliers de personnes comme lui. Ce n’est pas simple, mais c’est nécessaire pour que beaucoup de familles qui ont perdu des proches puissent mettre un point final à leur histoire et faire leur deuil. On ne peut pas construire un avenir sérieux si l’on ne connaît pas son passé.

Et je pense que c’est important pour la France et l’Algérie de construire un avenir en sachant ce qu’il s’est passé avant. Il y a beaucoup de rancœur entre les deux, mais il faut que l’on avance. Votre mère est décédée le 2 février 2019, et le 22 naissait le mouvement du Hirak,

qui a conduit à la chute d’Abdelaziz Bouteflika. Qu’en aurait-elle pensé ?

C’est vraiment dommage qu’ils aient attendu si longtemps, parce qu’elle aurait été contente de le savoir. Elle se désespérait de ce que le pays était devenu par rapport à ce pour quoi ils s’étaient battus. Ils ont lutté pour une Algérie qu’ils imaginaient fraternelle, multiculturelle, égalitaire. Une société plus juste. Pour eux, elle aurait dû être une championne de la liberté de la presse et de la liberté d’opinion, et malheureusement, ce n’est pas du tout le cas. C’est dommage, car cela devrait être la leçon à tirer après cent trente-deux ans de colonialisme et de répression subis par le peuple. Après, à 60 ans, un pays est encore jeune. On peut faire beaucoup de choses pour que l’Algérie devienne le pays que souhaitaient des gens comme mes parents. On va dire que le 22 février 2019, il y a un espoir qui s’est soulevé, qui a montré que la population était prête à reprendre la lutte. C’est une belle chose de voir que les jeunes en particulier – la richesse du pays est sa jeunesse – se sont mobilisés, conscients de ce qu’avaient fait les combattants de l’indépendance. La place Maurice Audin, qui existe à Alger depuis 1963, a été un lieu de rassemblement important du Hirak. Elle l’a aussi été parce qu’ils savaient très bien qui était mon père.

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« Les autorités algériennes semblent prêtes à coopérer et à mener des recherches. Je crois qu’il redevient un symbole : nous allons chercher ses restes, mais pas seulement les siens. »

Olivette Otele « Il n’y a pas à se justifier »

Dans son dernier ouvrage, l’historienne retrace la présence des Africains en Europe depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. Cette histoire méconnue, aux échanges variés et riches, est jalonnée de personnages au parcours exceptionnel. propos recueillis par Astrid Krivian

entretien ADRIAN SHERRATT

Née au Cameroun, Olivette Otele a grandi en France, où elle a étudié l’histoire coloniale et postcoloniale à la Sorbonne. Depuis vingt-deux ans, elle vit au pays de Galles, au Royaume-Uni. Première femme noire à obtenir une chaire d’histoire en Grande-Bretagne, en 2018, elle signe l’ouvrage Une histoire des Noirs d’Europe. Retraçant la présence d’Africains depuis l’Antiquité jusqu’au XXIe siècle, elle documente le parcours de personnages historiques au parcours exceptionnel : empereurs redoutables, érudits, artistes, esclaves affranchis, hommes d’Église, militants, sportifs, etc. De Septime Sévère aux afroféministes actuelles, des sœurs Nardal à Joseph Bologne, son travail éclaire cette histoire méconnue, qui s’étend au-delà de l’esclavage et de la colonisation. Elle met en évidence qu’avant la traite transatlantique et l’invention de la race, la couleur de peau n’a pas toujours été un critère de discrimination. En puisant dans ces figures du passé, elle établit un pont avec les enjeux actuels des luttes antiracistes et la place des Africains-Européens dans les sociétés postcoloniales.

AM : Quelles méconnaissances souhaitiez-vous combler avec votre ouvrage ?

Olivette Otele : Souvent, on restreint l’histoire des Africains en Europe à deux repères : la période esclavage/colonisation, et l’immigration récente de l’après-guerre. C’est dérangeant, car elle est beaucoup plus nuancée. Et ce n’est pas seulement une histoire douloureuse. Il y a eu des collaborations entre ces peuples au fil du temps. Je voulais les inscrire dans une durée longue, et ainsi observer de quelle manière ces relations ont changé, avec les deux pôles esclavage et immigration. Ces pans de l’histoire ne sont pas suffisamment enseignés. Il y a une amnésie collective. Mais aussi, pour élaborer leur récit, les nations décident quels événements et périodes sont importants à mettre en lumière, ou pas, dans l’édification de leurs identités. Pourtant, cette histoire très ancienne me semble essentielle pour comprendre les questions de cohésion sociale, de la perception de « l’autre », de l’étranger, du rapport au racisme. Pendant des siècles ont existé des formes d’exclusion qui n’étaient pas basées sur la couleur de la peau. Pourquoi traitez-vous également de l’histoire contemporaine des Africains-Européens ?

Pour que cette histoire ait une résonance avec les populations actuelles. Sinon, l’histoire du passé n’établit pas de pont avec le présent. Mon ouvrage aurait pu commencer avant l’Antiquité, mais cela aurait relevé plus de l’archéologie. Je voulais

commencer à l’époque romaine, car, quand l’Europe se réfère à sa « grande histoire », sa culture, son passé glorieux, elle évoque les civilisations grecques et romaines. Cette version de l’histoire est sublimée, son enseignement incomplet. Elle ne prend pas en compte les différentes cultures qui ont évolué et collaboré avec des peuples, aux confins de l’empire romain, lequel était beaucoup plus divers et multiculturel. Des populations africaines étaient donc présentes en Europe à l’Antiquité ?

Oui, car elles faisaient partie de l’empire. C’était important pour Rome qu’elles aient cette notion d’appartenance : on était romains de Constantine ou de Tripolitaine [région située dans l’actuelle Libye, ndlr] par exemple, et non pas « d’origine ». Des personnages clefs l’illustrent bien. Né en 145 à Leptis Magna, une ville carthaginoise située en Libye antique, l’empereur Septime Sévère était fier de l’endroit où il est né, fier de sa famille, mais aussi fier d’être romain. Comme tous les empereurs, il était dur, manipulateur, calculateur, travailleur. Il réussit à conquérir Britannia, future Angleterre, où il mourra dans une ville du nord, York. Son histoire n’est pas enseignée en GrandeBretagne, on en parle mais on ne dit jamais qu’il est africain. Et les statues ne mettent pas en évidence son teint basané. Seules les pièces archéologiques le représentant attestent qu’il l’est. À son époque, sa couleur de peau indiffère. Aujourd’hui, il est retiré de l’histoire commune des empereurs romains, parce que le racisme a fait son travail. Son histoire est unique, car il est devenu empereur, mais il y avait alors tout un réseau d’Africains qui circulait à travers l’Europe.

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« À mesure que l’esclavage transatlantique se met en place, le préjugé sur la couleur de peau se développe, prend le dessus pour devenir du racisme. »

Quel était le destin de ces populations au sein de l’empire ?

Dans ces territoires à conquérir, l’empire s’alliait, collaborait avec certains, d’autres étaient assujettis, réduits en esclavage. Ainsi, Fronton, né vers 100 en Numidie, à Cirta (actuelle Constantine), devint un excellent professeur, grammairien, et fut le mentor, le modèle intellectuel de deux futurs empereurs, Marc Aurèle et Lucius Verus. L’empire vante la qualité de son enseignement, de son éloquence. C’est tout à fait normal à l’époque que le latin et le grec soient enseignés par un Africain. C’était une Europe beaucoup plus ouverte, plus pragmatique aussi. La couleur de peau foncée n’était pas encore associée à une prétendue infériorité. On pouvait donner l’opportunité de travailler à quiconque avait des compétences, des qualités. Une autre figure importante du pouvoir, à la Renaissance cette fois, est le duc de Florence, Alexandre de Médicis.

De son temps, personne n’osait le critiquer. Il régnait sans partage et avec tyrannie. On pouvait juste entendre des critiques sur son caractère, son rapport aux femmes – aujourd’hui, il serait considéré comme un prédateur sexuel. Je voulais montrer qu’il n’y avait pas que des personnages lisses. Sa couleur de peau ne posait pas de problème, là encore. Ses contemporains, les descendants, les Florentins ont placé son histoire dans un contexte plus large de pouvoir, et non de race. En Italie, aujourd’hui, elle est bien connue, contrairement au reste de l’Europe. Quelles étaient les discriminations existantes, avant le développement de l’esclavage au XVe siècle ?

Plusieurs préjugés vont se cimenter, basés sur la classe, la religion, l’appartenance géographique et culturelle à des territoires considérés comme « peu avancés ». Par exemple, les Anglais estiment que les Irlandais sont des « sauvages », c’est le terme utilisé. Les musulmans, dont certains sont basanés, d’autres non, sont insultés de « sarrasins ». Et puis, il y a les esclaves, considérés comme inférieurs. Les Vénitiens fondent la traite, ils achètent et vendent des esclaves au monde arabe et aux autres Européens. Ensuite, à mesure que l’esclavage transatlantique se met en place, le préjugé sur la couleur de peau se développe, prend le dessus pour devenir du racisme. L’esclave devient la figure de l’Africain. Le Noir est associé à l’infériorité. Au XXIe siècle, nous avons hérité de ces schémas intellectuels, raciaux. C’est donc au fil des siècles d’esclavage que naissent l’invention de la race et les théories sur l’infériorité raciale ?

femmes noires et blanches, déterminer certaines différences. Au XVIIIe siècle, avec la traite, les scientifiques ont la possibilité d’examiner de près, de torturer. Les archives prouvent que cette recherche physique est monstrueuse. Des théories raciales basées sur des classifications pseudoscientifiques se développent et vont passionner l’Europe. Selon Buffon, puis Francis Galton, le père de l’eugénisme en Grande-Bretagne, l’infériorité est établie. Au XIXe siècle, on abolit l’esclavage, mais deux périodes se superposent : les abolitionnistes se battent pour la fin de la traite, mais parmi eux, certains partent à la conquête de l’Afrique pour exploiter les matières premières. Plutôt que de continuer à se faire la guerre, les différents empires et pays européens décident de se partager le continent d’une manière « civilisée », comme disent les Anglais, lors de la conférence de Berlin fin 1884, début 1885. Les intérêts économiques ont conditionné la construction des races, pour justifier l’exploitation des peuples et des territoires ?

De l’Antiquité à nos jours, Albin Michel, 304 pages, 22,90 €.

Oui. La construction raciale s’est fondée sur des considérations économiques à mesure que l’Europe s’enrichit grâce à la traite transatlantique. Elle fixe les identités africaines, africaines-américaines, mais aussi européennes. On ne construit pas seulement l’autre, on se construit aussi par rapport à lui : la supériorité, la France des Lumières… Certains penseurs des Lumières avaient des parts dans la traite transatlantique ! Pour justifier la prédation économique, des Européens estiment que ces peuples sont sous-développés intellectuellement. Et un marchand esclavagiste de Bristol affirme même que c’est la volonté de Dieu : Il nous a montré le chemin, donc Il approuve nos actes. La plupart des personnages de votre ouvrage sont des hommes. Avez-vous eu des difficultés à trouver des archives sur les femmes ?

Dès le XIIIe siècle, des colloques réunissaient des Européens à Cologne pour examiner et comparer les attributs, les corps des

Oui. Et c’était très douloureux cette absence d’archives, de traces archéologiques sur les femmes. C’est hélas très parlant. Donc dans la partie consacrée aux XXe et XXIe siècles, je me suis concentré sur elles. Je raconte notamment le parcours des sœurs Nardal, natives de la Martinique. Dans les années 1930, entre les deux guerres, elles prennent Paris à bras-le-corps. Elles organisent des salons, écrivent, en vue de changer les mentalités, mettre le doigt sur les préjugés – la femme noire exotique, l’homme noir réduit à boxer et à montrer ses muscles… Des stéréotypes dont nous avons hérité et qui existent encore

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Une histoire des Noirs d’Europe :
DR

aujourd’hui. Ces femmes de lettres ont conscience du rôle primordial de l’éducation pour déconstruire ces préjugés. Leurs salons ne sont pas uniquement fréquentés par la diaspora noire, mais aussi par la classe moyenne éduquée, blanche. C’est un exemple positif de collaboration de personnes d’horizons différents. Les sœurs Nardal sont à l’origine du mouvement noir, elles sont les précurseuses de la négritude et inspireront Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas… Pourquoi utilisez-vous le terme « Africains-Européens », encore très peu employé, pour désigner les Noirs en Europe ?

C’est un clin d’œil aux Africains-Américains qui acceptent, et même réclament, le fait d’avoir plusieurs cultures. En France, on est « d’origine » : une identité est toujours plus forte que l’autre. Les Afro-Américains sont à la fois de descendance africaine, ils reconnaissent cette histoire, même si leur relation avec le continent est lointaine, et aussi complètement américains, confortables dans cette identité multiple. En Europe, on est encore en train de se battre pour faire reconnaître que l’on peut être africain et européen. Quel regard portez-vous sur le modèle d’intégration de la France, où vous avez grandi, qui se veut universaliste, assimilationniste ?

Pour beaucoup de gens comme moi qui ont grandi en France, c’était un problème. La Constitution veut que l’on soit unis, indivisibles. C’est une belle idée. Mais dans la réalité, le racisme, son héritage sont très présents. Les constructions raciales ne sont pas racontées ni expliquées, mais elles ont profondément marqué la France, qui refuse de le reconnaître. Elle célèbre des figures clefs, comme Césaire, Joséphine Baker… Mais elle ne parle pas des discriminations quotidiennes basées sur la couleur de peau que j’ai vécues enfant. Elles ont été douloureuses. Pourtant, il est nécessaire d’en parler. De même, cette peur d’une Afrique qui monte et qui envahirait l’Europe… Il y a plusieurs siècles, c’était l’inverse ! Il faudrait discuter de ces sujets dans un contexte historique plus large.

Vous vivez en Grande-Bretagne, au pays de Galles. Êtes-vous plus à l’aise avec le modèle anglo-saxon, parfois vu depuis la France comme communautariste ?

Oui. Cela ne veut pas dire qu’il y a moins de racisme en Grande-Bretagne. Mais on peut le nommer plus facilement. On dispose de chiffres, de mécanismes pour mettre en évidence, par exemple, des discriminations au sein d’une entreprise, où il n’y aurait pas assez de personnes issues des ethnic minorities, de telle appartenance culturelle… À mon arrivée, je trouvais ça choquant. Puis, j’ai compris que c’était important. La discrimination basée sur le port du voile ou la couleur de peau sera visible s’il manque des personnes de cette communauté. On va essayer de comprendre, de mettre le doigt sur ces inégalités. Ça ne signifie pas nécessairement qu’une solution sera trouvée, car le racisme résiste à toute forme d’antiracisme, mais cela m’a permis de vivre beaucoup plus sereinement.

Qu’est-ce qui vous dérangeait en France ?

Au nom de la liberté d’expression, on se réclame de pouvoir dire ce que l’on pense. Le raciste peut clamer sa haine à autrui. Pour beaucoup d’entre nous, c’est difficile à vivre. Je n’ai pas besoin de savoir qu’untel ne m’aime pas. Je veux juste que l’on m’ignore. En Grande-Bretagne, j’ai la possibilité d’être ignorée. Ils ne sont pas moins racistes, mais ils n’ont pas le désir pressant de me dire que ma couleur de peau les dérange. Parce que la loi leur dit : attention, non ! D’autre part, d’un point de vue personnel, je n’avais pas envie d’avoir d’enfants en France, parce qu’ils auraient souffert du racisme. Ainsi, mes enfants sont nés outre-Manche. Il y a vraiment un impact intime, psychologique, émotionnel, familial important. La France est très brutale dans son approche soi-disant assimilationniste. L’un de vos confrères historiens, Pap Ndiaye, a été nommé ministre de l’Éducation nationale français en mai dernier. Cette annonce a provoqué des attaques virulentes au sein de l’extrême droite et d’une partie de la droite. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Je connais Pap, j’étais très contente qu’il accepte le poste. Mais je savais que cette nomination allait susciter des réactions violentes. C’était ignoble. Les voix de l’extrême droite résonnent très fort en France. Leur donner de l’espace médiatique les amplifie. Mais la France n’est pas forcément opposée à Pap Ndiaye, elle est plus complexe. Elle est différente de celle que j’ai quittée il y a vingt-deux ans. Elle est beaucoup plus à même de critiquer à haute voix l’extrême droite. C’est une belle victoire. D’autres associaient Pap Ndiaye à la gauche et ont regretté qu’il rejoigne un gouvernement centriste. Certes, on peut rester aux périphéries et critiquer, construire ses propres plates-formes radicales pour pousser au changement, c’est important. Mais

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« On devrait utiliser le terme “Africain-Européen”. Mais en France, on est “d’origine”, une identité est toujours plus forte que l’autre. »

je pense aussi qu’il faut que des gens aient accès au cœur du pouvoir pour impulser ces changements de l’intérieur.

Vous dites que dans l’enseignement de l’histoire de l’esclavage, les résistances des Africains et des populations serviles dans les Amériques ne sont pas suffisamment racontées.

En effet. Pourtant, c’est une histoire décisive : redonner la part d’agency, d’agentivité, la capacité d’action des personnes réduites en esclavage. En France, après la loi Taubira de 2001 [tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, ndlr], les contenus des manuels scolaires ont changé. En Angleterre, on est encore en train de batailler avec le gouvernement de droite, voire d’extrême droite, lequel ne veut pas en entendre parler. Les ministres de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur ont des vues pro-Trump inquiétantes. Par contre, au pays de Galles, suite à la mort de George Floyd, le gouvernement nous a demandé, en tant qu’universitaires, d’écrire un rapport afin de changer les manuels scolaires. Donc cette année, dès l’âge de 6 ans, les enfants apprendront une histoire beaucoup plus diversifiée et qui ne se limite pas à l’esclavage. Dans l’espace public, que faire des statues de personnages au passé esclavagiste ?

Les nations se construisent un récit, un « nous » victorieux par rapport aux colonies, aux autres royaumes, pays, etc. Mais quand la société change, il faut suivre. Certains résistent au changement, car cela implique de remettre en question l’identité nationale, individuelle, de faire face à la culpabilité, la peur de l’autre… Il faut raconter cette histoire de luttes et ces histoires simultanées. Si l’on déboulonne une statue, peut-être peut-on la placer ensuite dans un musée – même si pour certains, c’est encore une manière de glorifier le personnage. Ou bien, si on ne la déboulonne pas, on peut apposer une plaque qui explique pourquoi. Il faut procéder au cas par cas, de plusieurs manières. Par exemple, à Paris, l’ancienne rue Richepance [général ayant rétabli l’esclavage en Guadeloupe en 1802 sur ordre de Napoléon, ndlr] se nomme désormais la rue du Chevalier de Saint-George [au XVIIIe siècle, fils d’une esclave, Joseph Bologne de Saint-George était musicien, chef d’orchestre, capitaine de la garde nationale de Lille, colonel de la légion franche de cavalerie des Américains et du Midi, ndlr]. Et sur la plaque, les deux noms sont indiqués. Votre génération pensait qu’il suffisait de travailler dur pour faire taire le racisme, dites-vous. Comment percevez-vous le mouvement afroféministe en France, qui a un discours intersectionnel ?

Dans les années 1930, à Paris, les sœurs Nardal organisent des salons littéraires, écrivent, en vue de changer les mentalités, de mettre le doigt sur les préjugés, comme celui de la femme noire exotique.

J’aime beaucoup ! Et j’en parle dans mon ouvrage. Moi, il fallait que je sois la première de la classe, la première en tout – j’avoue aussi qu’il y avait un côté revanchard ! Les portes restaient fermées pour ceux qui n’avaient pas accès à l’éducation à cause du racisme, de leur classe sociale. La nouvelle génération revendique que, pauvre ou riche, elle n’a pas à essayer de plaire. Elle est française, et elle a le droit d’exister ici au même titre que les autres. Il n’y a pas à se justifier et à se battre pour avoir des miettes. Les voix de d’afroféminisme sont de plus en plus fortes. Il y a vingt ans, il n’y avait pas de figure comme Rokhaya Diallo. Or, on a besoin de telles personnalités sur la place publique. Elles ouvrent un dialogue sur des questions profondes que de mon temps, on n’examinait même pas. J’ai grandi avec SOS Racisme, j’ai détesté. C’était un discours très édulcoré, avec une approche paternaliste.

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COLLECTION NARDAL/ARCHIVES DE MARTINIQUE/COLLECTION COLLECTIVITÉ TERRITORIALE DE MARTINIQUE

Ons Jabeur, la championne en attente

Elle est désormais 2e mondiale, niveau jamais atteint par une joueuse de tennis africaine, arabe, musulmane. Elle est devenue un véritable phénomène de société en Tunisie. Et aussi un exemple pour de nombreuses jeunes filles aux quatre coins de la planète. Reste à gravir une nouvelle marche. Enfin cette victoire dans un tournoi du Grand Chelem. par Frida Dahmani

ambition FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS

En plein entraînement, à Sousse, en décembre 2021.

Le 10 septembre dernier, bon nombre de Tunisiens retenaient leur souffle. Ons Jabeur, alors 5e mondiale et première joueuse arabe et africaine à parvenir à ce niveau, affrontait pour la finale dame de l’US Open, la 1re mondiale, la Polonaise Iga Swiatek. Dans un stade Arthur-Ashe comble et devant un public qui lui était tout acquis, la championne de tennis avait à bout de balle l’opportunité de remporter son premier tournoi de Grand Chelem à New York. Malgré un forfait avant le début de l’Open d’Australie, un échec au premier tour de Roland Garros – où elle est pourtant comme chez elle – et une défaite en finale de Wimbledon, 2022 est paradoxalement une année majeure pour celle qui est entrée dans le top 10 du classement WTA fin 2021. Désormais numéro 2, elle s’apprête à jouer en novembre la finale féminine du prestigieux tournoi ATP Finals, qui oppose les huit meilleures joueuses du monde.

Le petit coup de pouce du destin tant espéré sur l’US Open n’a pas eu lieu : Ons Jabeur n’a pas franchi la marche supérieure, peut-être trop haute. Sur les deux sets joués, la jeune femme a alterné les (rares) moments de grâce et les hésitations, donnant l’impression qu’elle réitérait le scénario de la finale de

Wimbledon, où, deux mois plus tôt, elle s’inclinait devant la Kazakhe Elena Rybakina. « Elle n’a pas de chance avec les jeunes joueuses grandes et blondes, ce sont de véritables machines », se consolent ses fans tunisiens. Selon leurs pronostics, avec notamment deux victoires en circuit WTA à Madrid et Berlin, Ons pouvait faire la différence. Mais en dépit de son parcours étonnant, son endurance, sa volonté à toutes épreuves et son évolution régulière sur les dix dernières années, la championne ne s’est pas construit un mental à toutes épreuves et semble parfois intimidée par ses adversaires. « Elle doute, s’énerve contre elle et oublie qu’elle est douée », peut-on lire sur Internet de la part d’un supporter. Une réaction qui devient une entrave.

UNE AFFAIRE DE FAMILLE

Initiée au tennis par sa mère, Samira, qui a perçu le potentiel de sa cadette, elle reçoit sa première raquette à 3 ans. Après des débuts au club de Monastir, elle est licenciée auprès de celui de Hammam Sousse et intègre l’équipe nationale. Au cours de ses études au lycée sportif d’El Menzah, à Tunis, elle devient double championne d’Afrique des moins de 16 ans et médaillée d’or des premiers Jeux africains de la jeunesse. En 2010, elle est désormais numéro 1 du continent. « Si je gagne à Roland-Garros, je t’offre un thé », avait-elle un jour lancé à sa mère à 11 ans, relate

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À son domicile, à Sousse.
FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS

Samira. Ce sera chose faite en 2011, avec sa victoire au tournoi junior – et son premier titre en Grand Chelem junior.

Les infrastructures en Tunisie étant insuffisantes, elle s’entraîne en Belgique et en France. La jeune fille y est confrontée à d’autres modes de vie, prend du recul et trouve ses marques. Elle s’émancipe, confirme ses objectifs, choisit l’équipe qui l’entoure et entame une ascension en dents de scie. C’est sa marque de fabrique : elle chute et se relève plus puissante, plus déterminée, mais n’est pas à l’abri d’un autre faux pas. Sa carrière semble un temps piétiner. Elle prend comme entraîneur Bertrand Perret, avant de se recentrer sur un staff « 100 % tounsi » (100 % tunisien), comme elle aime à le souligner : elle compte ainsi sur son préparateur physique, le champion d’escrime Karim Kamoun – qui est également son mari –, ainsi que sur son coach, l’ancien joueur de tennis Issam Jellali. À leurs côtés, Ons Jabeur s’épanouit : elle est plus enjouée et plus performante. Un épanouissement que celle qui gagne en assurance sur le circuit professionnel doit aussi à sa préparatrice mentale depuis fin 2016, la psychologue française Mélanie Maillard. « J’étais une personne qui ne savait pas gérer beaucoup de stress », confiait en juillet la championne qui, de temps en temps, n’écoute pas ses coachs.

acquiesce et partage son émotion. Cet homme paisible, chef d’entreprise, grand-père depuis peu, assure que l’essentiel est que « les enfants s’épanouissent dans leurs choix ».

Depuis le commencement de sa carrière, ses parents sont son repère, son socle. Ons leur doit de lui avoir mis le pied à l’étrier et de ne l’avoir jamais lâchée : « Ils ont sacrifié beaucoup de choses et ont accepté de voir leur petite fille poursuivre un rêve qui, honnêtement, n’était pas garanti à 100 % », répète souvent celle qui a grandi dans une famille de classe moyenne

Elle a reçu la médaille de l’ordre national du Mérite des mains du président tunisien Kaïs Saïed, le 14 juillet 2022.

À partir de 2018, les étoiles s’alignent : la jeune femme progresse, grimpe au classement mondial, peaufine son jeu basé sur une variété de frappes, avec une alternance de coups imprévisibles tout en slices et drop shots. Lors de la finale de l’US Open 2022, les commentateurs sportifs ont salué ses amortis depuis la ligne de fond et ses coups droit. Des manœuvres qui lui auraient permis de faire la différence si elle y avait eu plus recours durant la rencontre. Mais celle qui tient ses promesses, assume son parcours, s’affirme, fait son bilan et promet de faire mieux à la prochaine saison.

L’athlète n’a pas encore un mental à toute épreuve, elle semble parfois intimidée par ses adversaires.

La veille de cette finale, sa mère, fébrile, déplorait ne pas pouvoir être dans les tribunes à ses côtés : « Je sais qu’elle doit être concentrée, qu’elle donne le change pour camoufler la tension qui monte. Ces tournois ne sont pas une sinécure, on n’avait même pas eu le temps de voir la statue de la Liberté il y a quelques années lors d’un précédent match à New York », raconte celle qui n’a pas non plus pu se rendre à Wimbledon, « faute de visa qu’[elle n’a] pas demandé et que personne ne [lui] a proposé ». Sa voix tremble et interpelle Ridha, son époux, qui

supérieure particulièrement soudée, à la fois conservatrice et moderne. Sa mère est même pendant un temps son mentor ; elle l’accompagne, la pousse à se surpasser et veille sur elle. Face aux difficultés de susciter l’intérêt des institutions pour financer ses débuts, leurs « proches se sont cotisés », indique son père. Une solidarité et un esprit de clan qui caractérisent la région du Sahel où la joueuse est née en 1994. Elle a d’ailleurs hérité du caractère bien trempé des femmes de cette terre où la fidélité à Bourguiba, père de l’indépendance en 1956, est encore très vive. Malgré les voyages et les tournois à l’étranger, c’est à Monastir qu’Ons Jabeur prend ses quartiers d’hiver pour s’entraîner au calme dans un environnement qui lui est cher. « Elle a besoin de

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EPA-EFE/PRÉSIDENCE DE LA TUNISIE

ses racines, la famille est son moteur », explique une cousine. Ses supporters la donnent déjà gagnante de la première édition du tournoi féminin Jasmin Open Tunisia – pour lequel elle a grandement œuvré –, qui se déroulera du 1er au 9 octobre à Monastir, qui espère fêter sa championne. La joueuse jubile, elle va jouer chez elle, parmi les siens.

À cette configuration privilégiée s’est intégré Karim Kamoun, qu’elle a rencontré au lycée sportif. Depuis, ils cultivent l’art d’être heureux, affichent une complicité assez rare et ne cachent pas leur tendresse. Pour lui, la polyglotte, qui passe de l’arabe au français ou à l’anglais, s’est mise au russe, la langue maternelle de ce binational. Un choix qui pourrait déplaire, mais pour elle, c’est une question de cœur et pas de politique. La championne refuse d’ailleurs d’être instrumentalisée et a été embarrassée en juillet dernier quand le ministère des Sports et de la Jeunesse a laissé entendre qu’elle était favorable à l’initiative présidentielle d’un référendum pour l’adoption d’une nouvelle Constitution – qui a du reste été validé. Bonne joueuse, elle a néanmoins accepté le titre de « ministre du Bonheur » que lui donnent les réseaux sociaux.

Ses victoires, son parcours, son attachement à son pays… Tout ce qu’elle donne à voir raconte une histoire positive à laquelle les Tunisiens sont sensibles. Alors qu’ils ignorent tout du tennis le plus souvent, ils sont néanmoins intarissables sur

Lors de la finale de l’US Open, à New York, le 10 septembre 2022.

Elle a néanmoins accepté le titre de « ministre du Bonheur » que lui attribuent les réseaux sociaux.

Ons Jabeur. « Elle a une telle personnalité que je regardais ses matchs sans connaître les règles du jeu », s’esclaffe un enseignant universitaire qui commente ses performances avec des jeunes, dans un café de l’Ariana, avant le démarrage de l’US Open. Pour les femmes, la championne, fan d’Eminem et de Sade, est une source d’inspiration : « Elle n’a pas bronché quand des fanatiques ont fait des remarques sur ses jupes trop courtes sur le terrain ; c’était la meilleure réaction face à ces tartuffes », expose une retraitée. À son insu, elle est devenue le symbole d’une forme de liberté, celle d’une Tunisienne qui gagne, en ayant surmonté des épreuves tout en conservant sa simplicité. « Finalement, c’est la fille que tous voudraient avoir, elle représente une émancipation valorisante de la femme, mais est aussi respectueuse de sa famille et de la société », avance un communicant.

L’OPINION PUBLIQUE DERRIÈRE ELLE

Ons met un point d’honneur à évoquer la Tunisie à chacune de ses interventions médiatiques ; pour certains, elle a fait plus pour la notoriété du pays que le ministère du Tourisme. « Nous assistons à la plus grande campagne promotionnelle pour la Tunisie avec cette jeune combattante, persévérante, intelligente, positive et symbolisant une jeune femme forte », analysait sur sa page Facebook Hassen Zergouni, patron du cabinet Sigma Conseil.

Devenue phénomène de société, celle qui estime être redevable à sa terre natale a été flattée que l’opinion publique la soutienne sur les réseaux sociaux tant ce qu’elle renvoie de positif allège le sentiment d’échec qui prévaut en Tunisie. « Elle ose, n’a pas la grosse tête, fait le tour du monde, rencontre les plus grands, mais elle reste tunisienne avec une humilité vraiment touchante », résume l’un de ses supporters. Mal à l’aise face à cette popularité, la championne préserve sa vie privée, et ses fans respectent ce choix. À la veille de la demi-finale de l’US Open, et face au chauvinisme des commentateurs de la télévision française, ils lui rappelaient : « Caroline Garcia a un pays derrière elle, tu as un continent. » De quoi retrouver le goût de la gagne. La Ons-mania est également perceptible avec le nombre croissant d’inscriptions de jeunes gens aux clubs de tennis.

AMBITION AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
DESIREE RIOS/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA

Symboliquement, ce qui est perçu comme une réussite individuelle pourrait, à un niveau collectif, redonner à la Tunisie un tant soit peu de grinta et l’envie de gagner. « Ons est un exemple, elle démontre que le collectif est gagnant : c’est depuis qu’elle est en synergie avec son équipe technique qu’elle réalise de meilleures performances », commentait l’une de ses camarades d’entraînement du club de Monastir en juillet dernier sur la chaîne El Watanya. D’autres, très pragmatiques, tentent d’évaluer ses gains en se disant que le sport à haut niveau rapporte gros en contrepartie de quelques années de sacrifice. Ils n’ont pas tort : elle a engrangé près de 4,5 millions de dollars en 2022. De quoi rendre le tennis très séduisant pour ceux qui confondent sport avec business, sans tenir compte des efforts à fournir. « Au pire, je serai entraîneur, ce qui n’est déjà pas si mal », évalue sur les terrains du club d’El Menzah un adolescent que les parents poussent vers cette discipline.

Cette mordue de football et indéfectible supportrice du Real Madrid et de l’Étoile sportive du Sahel a démocratisé le tennis, notamment féminin, dans les pays maghrébins, où il est considéré comme une pratique chic, réservée à une élite de la banlieue nord de Tunis ou des quartiers huppés de Sousse. Personne n’aurait imaginé qu’un jour, on puisse suivre des tournois du Grand Chelem dans des cafés populaires. Mais celle qui a montré de la résilience et travaillé dur pour s’imposer est confrontée à

un défi essentiel : celui de la course contre le temps. Il faut qu’elle se distingue et se donne toutes les chances d’arracher des titres qu’elle convoite depuis longtemps. Avec un tempérament fort, Ons doit se débarrasser de ses réflexes et vieux démons, qui se manifestent dans certains matchs et la plonge dans une sorte de passivité : « Elle réagit comme si elle s’étonnait d’être là, comme si elle considérait qu’elle n’était pas aussi légitime que ses adversaires », tente d’expliquer dans un groupe Facebook Faten Bouthour, une spécialiste du comportement. D’ailleurs, à chaque fois qu’elle a surmonté cette sorte de blocage ces dernières années, elle a exprimé un tennis flamboyant, créatif et gagnant. De ce point de vue, elle est très tunisienne dans sa gestion de match : elle alterne les passages à vide et les moments de grâce, et l’emporte quand elle ose.

Certains estiment que Ons Jabeur est une gentille et citent les gestes amicaux ou les petites attentions envers ses adversaires. Celle qui admire le joueur Andy Roddick doit travailler son mental, car il est compliqué pour elle de se mettre dans la peau d’une tueuse. Mais son parcours et sa personnalité racontent l’histoire d’une championne qui a réussi, sans grands moyens, à la force de ses poignets et de volonté ; presque un conte moral à contrepied d’un monde sportif capricieux où l’argent et le vedettariat priment. « Je veux être moi-même », affirmait-elle aux médias à l’issue de l’US Open, en promettant de revenir en force. ■

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Aux côtés de ses parents, Ridha et Samira, et de son époux et préparateur physique, Karim Kamoun.
FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS

VIVRE

Prenons soin de nous !

NOTRE CORPS, NOUS L’OUBLIONS TROP SOUVENT, nous le malmenons, nous lui imposons des nourritures pas toujours adaptées, et souvent, nous ne l’écoutons pas quand il se manifeste. Or, notre santé est notre bien le plus précieux. Par bonheur, on peut agir, en prendre soin et ainsi rester en forme. Le premier responsable de notre santé, c’est nous. par Annick Beaucousin

Et pourtant, nous ne sommes pas toujours attentifs. Dans certains cas, par négligence, dans d’autres, par méconnaissance. À cet égard, face au flot d’informations parfois contradictoires et aux fausses idées qui circulent, nous avons du mal à nous y retrouver. Par exemple, certains sont influencés par leur patrimoine génétique, plus ou moins bon dans leur famille. Or, il ne faut pas y accorder plus d’importance que cela ne le mérite. La responsabilité des gènes dans les variations de la santé et de la longévité est estimée entre 25 % et 30 % seulement. Restent donc 70 % à 75 % pour nous prendre en main. On sait maintenant que l’hygiène de vie (alimentation, activité physique, sommeil…) influe positivement sur nos gènes, non seulement pour préserver notre santé, mais aussi pour l’améliorer. Pour vous, voici quelques conseils rassemblés à la lumière des dernières données médicales.

Nous sommes ce que nous mangeons.

Bien s’alimenter dès le plus jeune âge est essentiel. Une bonne alimentation permet de lutter notamment contre le surpoids, le diabète, les maladies cardiovasculaires. Retenez ces trois conseils essentiels : miser sur la variété ; privilégier les aliments bruts et peu transformés par rapport aux denrées industrielles ; éviter les excès, notamment de sel (produits industriels là encore), de sucre et de graisses animales. Oubliez le lait après 20 ans, et hydratez-vous.

Côté menus, on part sur les bases du désormais célèbre régime méditerranéen : consommation importante de fruits et légumes, légumineuses (lentilles, fèves, pois chiches…) et céréales peu raffinées (pains, pâtes et riz complets ou semi-complets…), aromates et huile d’olive, poisson (deux à trois fois par semaine), œufs, produits laitiers de façon modérée, peu de charcuterie, pas trop de viande – et de préférence des viandes blanches (dont la volaille).

N’oublions pas d’augmenter les apports en oméga 3 : ces acides gras polyinsaturés réduisent les phénomènes inflammatoires et les risques cardiovasculaires, tout en renforçant les capacités cérébrales. Ils aident à bien vieillir ! Pour optimiser sa consommation, on privilégie les poissons gras (sardine, saumon, hareng, maquereau…), et on utilise régulièrement de l’huile de colza et de l’huile d’olive.

Certains nutriments ont un effet bénéfique sur la santé et la longévité : le thé vert (qui régule le cholestérol et la glycémie, lutterait contre les cancers et réduit les pertes de mémoire), le citron (excellent pour l’équilibre acidobasique), le curcuma, les myrtilles, le romarin, les choux de toutes sortes, les légumes à feuilles vertes et colorées, le saumon… Et avis aux amateurs de tisanes : préférez-les au petit verre d’alcool. La camomille et la citronnelle ont un effet anti-inflammatoire et favorisent la digestion. Les boissons sucrées sont à limiter, un verre par jour maximum. Et chaque fois que l’on peut, évitons les dîners tardifs et essayons de respecter un jeûne de 12 heures entre le dîner et le petit-déjeuner. Cela aiderait l’organisme à éliminer les toxines, et donc à lutter contre les maux qui en découlent.

MIEUX 80 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022

L’activité physique, un vrai médicament.

Ce serait même un médicament ultra-puissant, tant le mouvement est bon pour la santé ! L’activité physique combat la prise de poids, le diabète, l’hypertension artérielle. Quand on bouge, le muscle cardiaque se développe, le système cardiovasculaire augmente le diamètre des artères, ce qui facilite la circulation du sang. De plus, les parois artérielles produisent alors des substances aidant à dissoudre les caillots sanguins. De leur côté, les muscles qui se contractent libèrent dans le sang des molécules qui diminuent le niveau d’inflammation de l’organisme, inflammation pouvant être à l’origine de maladies. L’activité physique aurait aussi des effets anti-cancer (notamment du sein, du côlon, du poumon, de la prostate).

Si elle procure un sentiment de bien-être, nombre de recherches ont aussi mis en avant ses effets sur le cerveau, avec des résultats sur le sommeil, l’anxiété, le déclin cognitif et le risque de maladie d’Alzheimer. Elle protégerait également contre la dépression (et aiderait à en guérir). Mais pas besoin d’être marathoniens : 30 minutes par jour d’activité modérée (marche rapide, vélo…) font déjà beaucoup de bien.

Sommeil réparateur et zen attitude.

Le manque chronique de sommeil augmente le risque de maladies (hypertension, diabète), de surpoids, diminue les défenses immunitaires, favorise les troubles anxieux et dépressifs, et même la maladie d’Alzheimer. Il entraîne la formation de radicaux libres, entretient des phénomènes inflammatoires risquant d’être à l’origine de maladies, comme nous l’avons dit plus haut. Or, le rythme de notre vie quotidienne – avec un certain stress, des écrans qui nous enlèvent 1 heure à 1 h 30 de sommeil, un contexte quelque peu morose, des difficultés – agresse notre corps.

Il faut avoir des nuits de 7 à 8 heures (dont nous avons pleinement besoin) et dormir dans le noir complet : on sécrète ainsi plus de mélatonine, hormone essentielle pour de bonnes nuits. Le corps et l’esprit ne font qu’un. Apprendre à se réserver un peu de temps pour décompresser : prendre soin de soi, s’apaiser intérieurement, c’est indispensable pour une bonne santé ! Les moments de détente, le yoga et la méditation apportent calme et sérénité au cerveau.

Allô docteur !

Pour nos enfants, nous programmons régulièrement des contrôles des yeux, des dents, de leur croissance… Mais nous, adultes, avons tendance à oublier. Si habituellement, nous consultons devant tout symptôme ou trouble nouveau, nous avons tendance à oublier le dépistage. Et pourtant, de nombreuses affections courantes s’installent à bas bruit.

À commencer par notre tension artérielle, qu’il faut vérifier au moins une fois par an. Cela peut se faire à domicile avec un tensiomètre et une application gratuite (telle SuiviHTA). L’hypertension (14/9 et plus) est une maladie fréquente, et les populations à la peau noire y sont davantage sujettes : les artères se rigidifient, vieillissent prématurément, ce qui expose à des accidents cardiovasculaires. Les contrôles sanguins du cholestérol et de la glycémie sont également indispensables, et c’est le médecin traitant qui en fixe le rythme en fonction des facteurs de risque.

À partir de 50 ans, même si tout va bien, on renforce la surveillance : visite annuelle chez le généraliste, le gynécologue, l’urologue et le gastro-entérologue, dépistage des cancers (sein, côlon, vessie…) et des maladies cardiovasculaires. Et on n’oublie pas l’ophtalmologue tous les deux à trois ans : cela permet de détecter un début de glaucome ou de macula. Ni le dentiste : l’état des gencives peut se dégrader, et des bactéries s’infiltrant augmentent le risque de maladie cardiovasculaire.

Prenez soin de vous ! ■

J’aime mon cœur

INFARCTUS, INSUFFISANCE CARDIAQUE, ARYTHMIE… seront soignés grâce à nos cellules souches : récupérées via une simple prise de sang, elles sont démultipliées dans un automate, puis injectées en une fois dans les tissus du cœur à régénérer. En quelques mois, le muscle cardiaque retrouve sa fonctionnalité. On évite ainsi des traitements lourds, et parfois une greffe de cœur… C’est la révolution qui vient d’être annoncée au cours de la Journée mondiale du cœur le 29 septembre, et c’est en cours d’essais cliniques en Europe.

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BUSINESS

Interview Cédric Philibert

Flutterwave dans la tempête

Des appels d’offres pour le pétrole et le gaz de RDC

La course à l’hydrogène vert

Face à l’urgence climatique, les projets de production foisonnent du Maroc à l’Afrique du Sud, en passant par Djibouti. Le continent dispose des ressources nécessaires pour devenir un acteur majeur dans ce secteur novateur. par Cédric Gouverneur

L’hydrogène. C’est l’une des solutions les plus prometteuses pour assurer la transition énergétique vers une économie mondiale libérée des émissions de carbone, et limiter au maximum le réchauffement climatique. À la condition impérative que l’extraction du dihydrogène (H2) par électrolyse s’effectue non pas avec des énergies fossiles, mais au moyen d’énergies renouvelables ! C’est ce que l’on dénomme « hydrogène vert » (propre), par opposition à « hydrogène gris » (émetteur de CO2) [voir l’interview de Cédric Philibert pages suivantes]. Cet élément, qui est le plus répandu sur Terre – il est présent dans chaque molécule d’eau –, peut être employé pour l’industrie, dans les engrais et les transports. Deux premières voitures

à hydrogène (la Toyota Mirai et la Hyundai Nexo, encore très onéreuses) sont sur le marché. À Paris, la société Hype, qui fait rouler des taxis à hydrogène depuis 2015, ambitionne de déployer une flotte de près de 10 000 véhicules pour les Jeux olympiques de 2024.

Le transport aérien – pointé du doigt pour ses rejets de CO2 – travaille aussi à développer ses avions. Airbus planche ainsi sur une « aile volante » de 100 mètres d’envergure, qui ne rejetterait que de la vapeur d’eau : l’appareil compenserait sa vitesse laborieuse (prévoir une quinzaine d’heures pour un vol transatlantique en 2035, contre sept aujourd’hui avec un long-courrier fonctionnant au kérosène…) par un confort accru, digne d’un paquebot de croisière. Idéalement, l’aviation commerciale pourrait se trouver décarbonée vers 2050 !

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Idéalement,

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l’aviation commerciale pourrait se trouver décarbonée vers 2050 !

Le nouveau contexte géopolitique accroît également l’appétence pour l’hydrogène : depuis le début de la guerre en Ukraine en février, les Occidentaux explorent toutes les pistes pour s’affranchir du gaz et du pétrole du Kremlin… Or, l’Europe n’a ni l’ensoleillement, ni le vent, ni même les surfaces suffisantes pour produire assez d’hydrogène afin de répondre à ses besoins. À l’inverse, l’Afrique dispose de déserts côtiers où installer des usines de dessalement d’eau de mer, d’un ensoleillement record pour charger les panneaux photovoltaïques, et de grands espaces peu peuplés pour dresser des parcs solaires et éoliens (du fait de la forte densité de population en Europe, l’esthétisme des installations d’énergie renouvelable commence à faire débat…).

En mai, six pays du continent (le Maroc, l’Égypte, la Mauritanie, l’Afrique du Sud, la Namibie et le Kenya) ont ainsi formé l’Africa Green Hydrogen Alliance. Lors du World Power-to-X Summit, organisé en juin

dernier à Marrakech par l’Institut de recherche en énergie solaire et énergies nouvelles (IRESEN), en partenariat avec l’Université Mohammed IV Polytechnique, le Maroc a d’ailleurs confirmé son ambition de produire de l’hydrogène dès 2025, avec des partenaires allemands et néerlandais. Alger – sur fond de rivalité avec Rabat – n’est pas en reste : plusieurs responsables ont réitéré dans les médias l’intérêt du pays pour cette filière. L’Égypte a, elle, signé un protocole d’accord avec l’Arabie saoudite et la société Alfanar (qui dispose de panneaux solaires dans la région d’Assouan) pour un mégaprojet de 3,5 milliards de dollars, afin de produire de l’ammoniac vert et de l’hydrogène. Quant à la Mauritanie, elle a conclu fin mai un accord-cadre avec le groupe australien CWP Global, l’un des leaders de l’énergie solaire sur l’île-continent : baptisé AMAN,

Grandement désertique et bordée par l’Atlantique, la Namibie est sur les rangs.

Le nouveau contexte géopolitique accroît aussi l’appétence pour cet élément.

ce mégaprojet de 18 gigawatts (GW) d’énergie éolienne et 12 GW d’énergie solaire devrait produire, d’ici 2030, par dessalement puis électrolyse de l’eau de mer, 10 millions de tonnes d’ammoniac ou 1,7 million de tonnes d’hydrogène dans les régions de Dakhlet Nouâdhibou et d’Inchiri. À l’autre bout du continent, l’Afrique du Sud – important pollueur en raison de ses centrales à charbon – entend employer l’hydrogène afin de décarboner son économie. Avec des partenaires publics et privés allemands, Pretoria veut ouvrir, dans la province du Cap-Nord, une usine de 10 GW afin de produire un demi-million de tonnes d’hydrogène par an d’ici 2030, à un coût compétitif estimé à 1,60 dollar le litre. Qui plus est, le géant minier d’Afrique australe est le premier producteur mondial de platine : or, ce métal rare à l’échelle mondiale entre, avec le cuivre, dans la fabrication des électrodes afin de procéder à l’électrolyse de l’eau. Grandement désertique et bordée par l’Atlantique, la Namibie – qui achète la majeure partie de son électricité à son voisin sud-africain – mise aussi sur l’hydrogène : à l’exemple de la Mauritanie, elle veut installer des usines de dessalement, alimentées en électricité par des panneaux photovoltaïques, puis électrolyser cette eau pour en extraire le dihydrogène. Le consortium franco-allemand Hyphen Hydrogen Energy va ériger sur la côte, à Tsau Khaeb, un complexe industriel de près de 10 milliards de dollars, qui pourrait dès 2026 produire 2 GW, puis 5 GW d’énergies renouvelables (éolien et solaire), et 300 000 tonnes d’hydrogène et d’ammoniac, dont une partie pourrait être exportée

BUSINESS
ALAMY MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022

à travers le monde via le port voisin de Lüderitz. Les autorités de Windhoek espèrent ainsi créer 18 000 emplois directs, dont 3 000 permanents. Quant au Kenya, la secrétaire d’État à l’Énergie Monica Juma a affirmé en juillet l’objectif du pays d’atteindre la neutralité carbone dès 2030, notamment grâce à l’hydrogène.

Du côté de Djibouti – pas encore membre de l’Africa Green Hydrogen Alliance –, un accord-cadre a été conclu en juillet dernier avec le groupe australien Fortescue Future Industries afin de produire de l’hydrogène et de l’ammoniac à partir d’énergies renouvelables (solaire, éolien et géothermie), à Obock et au nord-Ghoubet. L’État pivot de la Corne de l’Afrique, qui importe la majeure partie de son électricité, entend devenir autosuffisant, avec 100 % d’électricité renouvelable : « Djibouti ne veut pas manquer ce moment historique où l’hydrogène vert devient le carburant de la transition énergétique », a déclaré en juillet le ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles Yonis Ali Guedi.

Mais l’Afrique n’est pas la seule à s’intéresser à sa production. En Amérique du Sud, le Chili – avec son désert côtier et un solide secteur industriel… – est logiquement sur les rangs. Et surtout, les pays du Golfe, qui voient leurs bénéfices exploser depuis l’invasion russe, en raison de l’envolée des prix pétroliers, entendent réinvestir une partie de cette gigantesque manne (1 300 milliards de dollars attendus d’ici 2026 !) dans leur propre transition énergétique, et notamment dans des usines d’hydrogène. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et leur grand rival, le Qatar, sont en compétition pour s’imposer comme leader du secteur dans les toutes prochaines années. La course à l’hydrogène démarre à peine, et la concurrence sera rude. ■

LES CHIFFRES

23 prêts

contractés

par 17 pays africains ont été annulés par la Chine, montrée du doigt pour creuser la dette du continent.

56 %

des commerces et des entreprises du Kenya préfèrent que leurs clients paient avec leur téléphone (contre 14 % au Nigeria et 7 % en Afrique du Sud), selon VISA. Avec M-Pesa, le pays est depuis 2007 le pionnier mondial du paiement mobile.

2,7 MILLIARDS

DE DOLLARS, C’EST LA SOMME LEVÉE PAR LES START-UP AFRICAINES LES CINQ PREMIERS MOIS DE 2022, CONTRE 1,2 MILLIARD LORS DE LA MÊME PÉRIODE EN 2021.

10 MILLIARDS DE FRANCS CFA,

C ’ EST LE MONTANT DES IMPÔTS PAYÉS VIA LES TÉLÉPHONES

DES CONTRIBUABLES

AU CAMEROUN

EN 2021.

19,6 %,

tel était le montant de l’inflation en juillet dernier au Nigeria.

Le plus haut niveau depuis 2005.

23 300 tonnes de blé ukrainien ont débarqué le 30 août à Djibouti.

Une première depuis le début du conflit entre la Russie et l’Ukraine en février dernier.

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ALAMYSHUTTERSTOCK

Cédric Philibert

« Nous en sommes encore aux prémices »

Partout sur le globe se développent des mégaprojets autour de l’hydrogène propre. Mais l’exploiter de façon rentable s’avère encore complexe, nous explique Cédric Philibert, analyste de l’énergie et du climat. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Il y a deux catégories d’hydrogène, le vert et le gris. Qu’est-ce qui les différencie ? Cédric Philibert : L’hydrogène vert est produit par l’électrolyse de l’eau à partir d’énergies renouvelables [donc sans rejets carbonés, ndlr]. Le gris est quant à lui produit par « reformage » vapeur du gaz naturel à 800 degrés, ou par oxydation partielle du charbon. Une réaction chimique se produit : le méthane et l’eau vont produire de l’hydrogène… mais aussi du dioxyde de carbone (CO2). Ce processus engendre donc des rejets carbonés en tant que matières premières, en plus des rejets résultant de la combustion du gaz naturel, qui fournit son énergie au procédé. Cet hydrogène gris dégage 800 millions de tonnes de CO2 par an dans le monde ! Il faudra donc soit le décarboner – c’est ce que l’on dénomme « hydrogène bleu », fabriqué à partir d’énergie fossile, mais dont on capture le CO2 émis lors de son élaboration –, soit le remplacer par de l’hydrogène vert. Le gris domine-t-il encore le marché ?

Le vert reste en effet pour le moment très marginal. Les gros projets demeurent théoriques. L’hydrogène connaît un regain d’intérêt depuis la COP21 [qui s’est déroulée à Paris en décembre 2015, ndlr], lorsque l’on a envisagé de se diriger vers zéro émission nette de gaz à effet de serre, supposant de diviser les émissions par quatre, six ou huit. Cela change la donne : avant 2015, on envisageait

surtout de décarboner le secteur de la production électrique. Il s’agit désormais d’aller beaucoup plus loin, de décarboner l’industrie, les transports… Cela implique de remplacer l’hydrogène gris par le vert – et dans certaines situations, de l’utiliser aussi comme vecteur d’énergie. La Namibie table sur 5 GW de solaire et d’éolien, dont 2 GW d’hydrogène produit par électrolyse. Depuis quand s’y intéresse-t-on ?

L’idée d’utiliser l’hydrogène comme énergie est ancienne ! Son parcours rappelle celui du photovoltaïque : l’idée d’utiliser l’énergie solaire remonte au début du XX e siècle – Albert Einstein avait déjà étudié la question –, mais la première cellule photovoltaïque n’est apparue qu’en 1954. Car pendant des décennies, l’énergie solaire coûtait trop cher et le processus n’était donc guère rentable – sauf en ce qui concerne des lieux trop isolés pour être raccordés au réseau électrique classique. Il a donc fallu attendre que le photovoltaïque soit subventionné par les pouvoirs publics pour que se crée, enfin, un effet d’entraînement : ces quinze dernières années, le coût du mégawattheure a été divisé par 10 ! On verra peut-être le même phénomène avec l’électrolyse productrice de dihydrogène. Mais nous en sommes encore aux prémices. L’avion à hydrogène volera en 2035… si tout va bien. À ce rythme, la flotte aérienne ne sera remplacée que vers 2050, quand la bataille contre le réchauffement climatique risque d’être déjà bien engagée. DR

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CHERCHEUR

L’hydrogène pourrait-il devenir le pétrole de demain ?

Je ne pense pas. À mon sens, il sera seulement utilisé pour les engins ne pouvant fonctionner avec des batteries électriques classiques, qui demeurent beaucoup plus efficaces. Car l’hydrogène nécessite beaucoup d’énergie pour sa compression, son transport… Il sera davantage utilisé par l’industrie. On peut l’employer pour produire des engrais azotés, raffiner les produits pétroliers, ou dans le domaine de la sidérurgie lors de la réduction du minerai de fer (afin d’en retirer l’oxygène, qui l’oxyde). Aujourd’hui, ces processus industriels sont accomplis avec du gaz ou du charbon : on pourrait les effectuer avec de l’hydrogène. Il permet également de stocker de l’électricité. En ce qui concerne les transports, on ne sait pas électrifier les tankers ou les supercontainers : les longues liaisons maritimes demeurent en effet hors de portée des batteries électriques, car elles occuperaient les trois quarts de la surface du navire ! Afin de remplacer le gazole, on recherche un combustible à base d’hydrogène, comme l’ammoniac (composé d’azote et d’hydrogène). Dans les avions, il faudrait associer l’hydrogène vert avec du carbone, et c’est pour le moment très compliqué. Mais en ce qui concerne le train, les batteries électriques feraient cela aussi bien. C’est l’élément le plus répandu sur terre.

Oui, mais qu’il soit si répandu n’est pas le problème, car le dihydrogène utilisé à des fins industrielles n’existe pas à l’état naturel, ou alors seulement en petites quantités. L’extraire depuis l’eau, puis le stocker, exige beaucoup d’énergie. Cette dépense énergétique pèse fortement sur le rendement

de l’hydrogène. Ainsi, il ne pourra pas être utilisé pour le chauffage, car il ne serait absolument pas rentable. Quel rôle peut jouer le vert sur le continent ?

En Namibie, un important investissement dans l’éolien et le solaire peut profiter au pays, afin de décarboner l’électricité existante, de s’affranchir des centrales à charbon sud-africaines, puis d’exporter le surplus d’électricité

Le H2 n’existant pas à l’état naturel, l’extraire depuis l’eau, puis le transformer et le stocker nécessite beaucoup d’énergie.

produit sous forme d’ammoniac, et de dessaler l’eau de mer pour la rendre potable. Le Maroc – grand producteur d’ammoniac – s’y intéresse également beaucoup. Surtout, il se trouve suffisamment proche de l’Europe pour pouvoir envisager de l’exporter par pipeline. La Mauritanie a quant à elle signé un protocole d’accord avec une société australienne. À noter que certains pays ont, au cours du XX e siècle, produit de l’hydrogène par électrolyse à partir de barrages hydroélectriques, comme l’Égypte avec le barrage d’Assouan. Mais ces électrolyseurs géants ont, pour la plupart, été abandonnés dans les années 1990, au profit du gaz et du pétrole… L’Union européenne, de son côté, connaît des conditions moins favorables à l’exploitation de l’hydrogène que l’Afrique (ensoleillement, vent, surfaces disponibles…) : elle pourrait donc importer l’hydrogène du continent, mais probablement pas sous forme de dihydrogène. Plutôt des matériaux déjà partiellement transformés avec de l’hydrogène. ■

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L’Union européenne connaît des conditions moins favorables à son exploitation que l’Afrique.

Flutterwave dans la tempête

La société nigériane de solutions de paiement, plus importante start-up africaine, vise Wall Street. Mais diverses accusations perturbent son introduction en Bourse.

Il y a quelques mois encore, tout souriait à Flutterwave : après une levée de fonds de 170 millions de dollars en mars 2021 pour faciliter son accès au marché nord-africain, puis une autre de 250 millions en février dernier pour développer ses activités, la fintech nigériane a atteint une valorisation de 3 milliards de dollars. « Nos solutions sont utilisées dans le monde entier pour connecter les Africains au monde et le monde aux Africains », se félicitait son PDG de 38 ans, Olugbenga

Agboola (surnommé GB). Créée en 2016, la start-up de solutions de paiement et de transferts revendique 1 million d’entreprises clientes dans 34 pays africains et 200 millions de transactions pour un montant de 16 milliards de dollars, en association avec des partenaires comme PayPal, MTN et Airtel Africa. « Une plate-forme qui simplifie les paiements pour tous… Ce n’est pas la taille de l’entreprise qui compte, mais la taille de l’ambition : les entreprises ambitieuses de toutes tailles comptent

sur Flutterwave pour développer leurs activités partout », explique son site francophone. La société, l’une des rares licornes (start-up pesant plus de 1 milliard de dollars) africaines, a ouvert des bureaux à San Francisco et débauché deux vétérans de la haute finance états-unienne (un ex-directeur de Goldman Sachs, Gurbhej Dhillon, et l’ex-vice-président d’American Express, Oneal Bhambani). Elle prépare activement son entrée au Nasdaq, le marché boursier des valeurs technologiques de Wall Street.

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SHUTTERSTOCKFLUTTERWAVE
La licorne prépare activement son entrée au Nasdaq. Ci-dessus, son PDG, Olugbenga Agboola, accusé de « comportements inappropriés ».

Mais depuis avril, Olugbenga Agboola doit affronter une série d’accusations de harcèlement moral et sexuel, relayées par le média d’investigation nigérian West Africa Weekly. D’anciennes collaboratrices l’accusent de « comportements inappropriés ». En outre, avec l’autre cofondateur de Flutterwave, Adeleke Adekoya, ils auraient utilisé leurs actifs au sein de la banque nigériane Access Bank afin de financer leur start-up, ce que le média qualifie de « délit d’initié ». D’anciens salariés attaquent même en justice la fintech, l’accusant de manquements dans ses rémunérations en actions. Des soupçons qui auraient déclenché une enquête du gendarme de la Bourse américaine, la Securities and Exchange Commission (SEC).

Surtout, depuis juillet, la justice kenyane a gelé plus de 50 millions de dollars d’avoirs appartenant à Flutterwave, estimant que la société opère « sans licence » dans le pays. L’Asset Recovery Agency (ARA) l’accuse même de « blanchiment ». Cette dernière dénonce une « campagne de dénigrement » visant à saper son introduction en Bourse et promet des poursuites contre West Africa Weekly

De son côté, la Banque centrale du Nigeria a, le 1er septembre dernier, octroyé à la licorne nationale la Switching and Processing License, depuis longtemps convoitée : elle lui permettra d’opérer dans le pays des transactions électroniques sans intermédiaires spécialisés. Ce coup de pouce suffira-t-il à rassurer les marchés ? « Je ne crois pas que les marchés internationaux soient prêts pour une introduction en Bourse de Flutterwave », confiait en août un investisseur africain anonyme à l’agence Bloomberg. ■

Greenpeace craint de graves conséquences sur la biodiversité et le climat. Ici, un village au bord du fleuve Lukenie, à l’est du pays.

Des appels d’offres pour le pétrole et le gaz de RDC

L’inquiétude grandit chez les écologistes – mais aussi les USA –, qui redoutent des atteintes à l’environnement.

Kinshasa a lancé fin juillet des appels d’offres pour l’exploration et l’exploitation de 27 blocs pétroliers et de trois blocs gaziers – deux fois plus que prévu –, portant sur des réserves estimées à 22 milliards de barils de brut et 66 milliards de mètres cubes de gaz. Il faut « mettre notre potentiel de ressources au service de notre pays », a commenté le président Félix Tshisekedi, alors que la République démocratique du Congo (RDC) est souvent qualifiée de « scandale géologique » et que la population subit des pénuries de carburant. Les défenseurs de l’environnement, dont Greenpeace, redoutent de graves conséquences sur la biodiversité et le climat, notamment dans la région de la Cuvette centrale, un écosystème riche en tourbières, qui

ont la faculté de piéger naturellement du dioxyde de carbone, l’empêchant ainsi de contribuer au réchauffement climatique. L’Institut congolais pour la conservation de la nature (ICCN) se veut rassurant, promettant de « tracer des frontières communes » avec ses « collègues des hydrocarbures ». Le 9 août dans la capitale, le secrétaire d’État américain Antony Blinken n’a pas caché son inquiétude, demandant des « études préalables d’impact environnementales ». Félix Tshisekedi a alors assuré que la RDC continuerait d’être un « pays solution dans la lutte contre le réchauffement climatique ». Kinshasa et Washington prévoient de mettre en place ensemble un « groupe de travail » sur la question des impacts environnementaux de l’exploitation des ressources fossiles. ■

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MARTA NASCIMENTO/REA

LES 20 QUESTIONS

Philomé Robert

Le premier roman du JOURNALISTE

HAÏTIEN explore les tourments amoureux et existentiels de son héros, au gré de ses pérégrinations entre la Caraïbe, le Sénégal et la France. propos recueillis par Astrid Krivian

1 Votre objet fétiche ? Aucun.

2 Votre voyage favori ?

La première fois que j’ai quitté Haïti pour aller à Washington, suivre le déroulement du processus électoral. C’était émouvant d’être au cœur du pouvoir américain, lequel dicte ce qui se passe dans mon pays…

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?

Le Bénin, pour présenter mon roman et préparer les 72 heures du livre de Conakry 2023 : le Bénin et Haïti seront les invités d’honneur.

4 Ce que vous emportez toujours avec vous ?

Un carnet de notes pour consigner mes idées littéraires.

5 Un morceau de musique ?

« Boukan Tou Limin » du groupe haïtien Boukan Ginen. Une reconnexion avec la musicalité du pays.

6 Un livre sur une île déserte ? Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain. Il dit l’essence de Haïti, son passé, son présent, ce qu’il peut et doit être, son idéal, son projet. Chaque lecture est une épiphanie.

7 Un film inoubliable ?

Titanic de James Cameron, et Malcolm X, de Spike Lee.

8 Votre mot favori ?

Believe, « croire » en anglais. Pas dans le sens religieux mais dans celui de l’espérance.

9 Prodigue ou économe ?

Économe. Je pense à l’avenir. Pour financer ma retraite, et assumer mes responsabilités envers ma famille, mes parents.

10 De jour ou de nuit ?

De nuit ! Je me sens dans mon élément, l’espace m’appartient, je peux faire ce que je veux. J’ai une détestation pour le jour.

11 Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ? Facebook pour relayer mon travail de journaliste, mes actualités littéraires. E-mails et coups de fil aussi, mais je refuse l’injonction à répondre quand on est sollicités.

12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ?

Le cinéma. Je peux voir trois films à la suite.

13 Votre extravagance favorite ?

Les voitures neuves, pour des raisons pratiques. Je n’aime pas l’idée qu’un véhicule tombe en rade.

14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ?

Je n’avais pas de rêve particulier. Plus tard, j’ai voulu être ingénieur industriel, pour bâtir des usines.

15 La dernière rencontre qui vous a marqué ?

Joseph Djogbenou, ex-ministre béninois de la Justice, à l’origine du nouveau Code pénal de son pays.

16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?

Une idée, un projet en lien avec Haïti, lequel est une obsession, teintée d’impuissances. Ce pays a sombré. Le remettre à flot est l’aventure de plusieurs vies…

17 Votre plus beau souvenir ?

Mon premier jour d’école, avec ma grande sœur.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ? Haïti. Hélas, c’est impossible aujourd’hui.

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?

De promettre à l’aimée une vie d’espérance et d’équilibre.

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ?

Que j’ai profondément aimé Haïti. ■

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
ELYAAS EHSASDR Vagabondages éphémères, Caraïbéditions, 176 pages, 17,30 €.

RABAT 2022

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