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Estelle Brack « Le commerce en dollars n’est pas à l’avantage des pays émergents »

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commune. La fondatrice du cabinet de conseil en stratégie KiraliT et experte en paiements et services financiers nous explique pourquoi ce projet intéresse déjà une quarantaine de nations.

propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Comment la hausse des taux directeurs de la Réserve fédérale des États-Unis impacte les monnaies, notamment africaines ?

Estelle Brack : Elle rend les placements en dollars plus attrayants, ce qui devient plus intéressant pour les investisseurs aux États-Unis. Cela apprécie le dollar et contribue au dévissage des autres monnaies. Pour les pays émergents – et en particulier les africains, dont les performances économiques ne permettent pas de compenser cette hausse –, la dépréciation de leur monnaie nationale accentue l’inflation des produits importés. Les acteurs économiques du continent vont placer leur argent en dollar, plutôt que dans leur monnaie, plus instable. Certains pays ont une stricte réglementation des changes : la banque centrale veut garder le contrôle sur le cours de la monnaie nationale (à taux de change fixe par rapport à une devise internationale ou un panier de devises). Sa capacité à obtenir des dollars est limitée par la capacité exportatrice de l’économie du pays, et elle doit alors puiser dans ses réserves d’or… Cette difficulté à obtenir des dollars est un problème pour les entrepreneurs africains, dont les fournisseurs exigent d’être payés dans cette devise. D’où l’appétit pour le change sur le marché parallèle et les cryptoactifs. La facturation en dollars n’est donc pas à l’avantage des pays émergents. Le fait qu’une quarantaine d’États soient intéressés par le projet des BRICS démontre l’existence d’un vrai besoin. Récemment, la Tanzanie et l’Inde ont signé un accord bilatéral pour se passer du dollar dans leurs transactions. Quels sont les bénéfices d’une telle entente ?

Ce type d’accord – qui existe également entre la Chine, l’Argentine et le Brésil – favorise les transactions dans l’une des monnaies des deux pays. La Tanzanie, sur la côte de l’océan Indien, est un point de sortie des matières premières africaines vers l’Asie. Mais ces transactions d’import-export se font en dollars, alors qu’elles sont sans rapport avec les États-Unis. Le vendeur peut demander à être payé dans cette devise, car il lui sera ensuite facile d’effectuer d’autres opérations avec ces fonds. Cela implique que l’acheteur s’approvisionne en dollars, ce qui peut poser un problème s’il est dans une zone à réglementation des changes contraignante, mais aussi parce que ces transactions sont assujetties au caractère extraterritorial des lois américaines : Washington peut « mettre son nez dans vos affaires » Cette extraterritorialité peut avoir des conséquences en cas d’embargo ou de sanctions internationales. Concrètement, comment créer une monnaie ?

Cela implique de résoudre des questions techniques : sa composition, son taux de change, l’infrastructure la régissant et la garantissant (banque centrale), son nom fixe basé sur un panier de devises (rand, rouble, yuan, roupie…), convertible librement avec celles-ci, servant aux échanges internationaux. Seraient également mis en place des systèmes adaptés, utilisant les travaux pilotes sur les CBDC crossborder (monnaies numériques de banque centrale), permettant des paiements, par exemple, entre l’Afrique du Sud et la Russie sans l’intermédiation du dollar. C’est une hypothèse plausible. Quels sont les avantages pour les pays utilisateurs ? En s’appuyant sur cette construction, les acteurs économiques pourraient utiliser la blockchain pour régler les transactions quasi instantanément et les tracer. Si le système englobe une zone d’échanges assez équilibrée, les importations et exportations se compenseraient (par exemple, minerais africains et gaz russe contre produits manufacturés chinois), et le jeu serait à somme nulle vis-à-vis du reste du monde, en particulier dans les zones euro ou dollar. Dans le contexte géopolitique, adopter cette monnaie (aux côtés de Moscou et Pékin…) pourrait-il avoir des impacts pour les États en question ?

[les Européens ont longtemps hésité entre « euro » et « écu », ndlr]… S’agira-t-il d’une monnaie existante ou d’une nouvelle ? Son taux de change sera-t-il fixe ? Des billets et des pièces seront-ils en circulation, ou bien la monnaie sera-t-elle virtuelle, informatique ? Cela prendra du temps : trois ans se sont écoulés entre l’euro scriptural (1999) et sa mise en circulation (2002). Aussi, créer une monnaie, appuyée sur un panier de devises existantes et des banques centrales, n’est pas seulement un acte politique : il faut convaincre les acteurs économiques de l’utiliser, ce qui implique qu’ils y trouvent un intérêt, que cela facilite les transactions au quotidien et qu’ils aient confiance. Cela n’est pas anodin lorsqu’il s’agit d’être payé pour l’export de tonnes de matières premières ! En 2002, le lancement de l’euro avait-il remis en cause l’hégémonie du dollar ?

La part de ce dernier dans les échanges mondiaux a un peu diminué. Mais la moitié du commerce mondial demeure facturée en dollars, et 87 % des opérations de change l’impliquent. Par exemple, les importations françaises hors Union européenne demeurent facturées en dollars à 57 %, alors que seulement 16 % d’entre elles viennent des États-Unis : ce qui signifie que 40 % sont sans rapport avec les États-Unis, et que donc l’euro n’est pas parvenu à s’imposer. Le dollar, au même titre que l’or, se positionne comme une valeur refuge. Comment fonctionnerait cette monnaie des BRICS ?

« L’adoption d’une nouvelle devise physique est un projet très structurant et, à mon avis, peu réaliste sans union monétaire. »

On ignore encore comment ils voudraient procéder. L’adoption d’une nouvelle devise est un projet très structurant et, à mon avis, peu réaliste sans union monétaire. Mais le fait qu’elle soit émise par une banque centrale régionale impliquerait sa reconnaissance par les autres États. Cette mise en place d’une devise physique – dans l’hypothèse d’une union monétaire – serait complexe : en Afrique occidentale, le projet Eco traîne et bute sur le fait que le Nigeria représente 40 % de l’économie régionale, ainsi que sur des considérations politiques ou de souveraineté. Mais il est aisé de créer une monnaie numérique, 100 % digitale et accessible depuis une application sur téléphone mobile ou ordinateur. Dans le cas des BRICS, cela pourrait alors être un « stablecoin » ( jeton de cryptomonnaie) ad hoc, avec un cours relativement

Difficile pour le moment d’appréhender les conséquences géopolitiques. Mais un retour de balancier paraît possible, étant donné la volonté de Washington de rapatrier un maximum de fonds vers les États-Unis. Le volume des BRICS dans le PIB mondial est en passe de dépasser celui du G7 : cette dynamisation du commerce élargit le champ des possibles. Il est étonnant que les BRICS doivent encore et toujours passer par le dollar pour commercer entre eux ! Le yuan prend progressivement le rôle du challenger, après que l’euro a tenté sa chance mais buté sur les mêmes limites que le dollar : c’est une monnaie extérieure aux pays émergents… La réussite et l’adoption de cette nouvelle devise, quelle que soit sa forme, sera liée à la confiance qu’elle inspirera aux acteurs économiques (en fonction de sa stabilité, sa liquidité, sa robustesse) et à sa capacité à résoudre les problèmes de règlement des factures et de transfert de fonds internationaux entre pays émergents. ■

Le pays, qui importe 40 % de son électricité, espère à terme devenir autosuffisant.

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