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L’autoritarisme masque le débat. La souveraineté réelle n’existe que si l’on a les
moyens de cette souveraineté…
développement (AFD) ne représente qu’un peu plus de 5 milliards d’euros par an, la francophonie n’est pas jugée comme un instrument essentiel, le continent ne fait pas rêver les étudiants, ni les banquiers, ni les assureurs-crédits, ni les PME qui se méfient des impayés. Le budget de Bercy a ses limites et ne peut pas répondre à tous les projets. Et l’idée des coentreprises, d’associations avec les acteurs locaux a encore du chemin à faire… Sur le chemin de la grande compétition économique pour l’Afrique, Paris prend du retard.
L’image que renvoie le pays au continent n’est pas toujours engageante. Les obsessions françaises sur l’identité, l’islam, l’immigration renforcent l’idée d’un racisme systémique. La politique des visas, absurde, restrictive, coûteuse, sous-traitée à des officines privées, touche tout particulièrement les classes les plus francophones, les plus actives, celles qui pourraient incarner justement ce fameux reset de la relation : étudiants, artistes, entrepreneurs, chercheurs… Ces ruptures accentuent l’incompréhension. De toute évidence, il y a une nouvelle Afrique que la France comprend moins bien. Le continent, avec son milliard et plus d’habitants, sa démographie, son urbanisation galopante, sa connexion aux technologies digitales, change progressivement de paradigme. Même s’il reste globalement pauvre, fragile, comme sur un fil, il se veut plus indépendant. Maître de son destin. Comme le soulignait le général Bruno Clement-Bollée (ex-commandant des forces françaises en Côte d’Ivoire et de l’opération Licorne) dans une tribune diffusée par Le Monde, en janvier dernier : « Sur le plan historique, nous sommes tout simplement en train de changer d’époque, passant d’une Afrique dominée à une Afrique souveraine. Cela se déroule sous nos yeux, mais peu le comprennent. »
Changement De Paradigme
L’Afrique sort donc de la phase coloniale, elle sort de la guerre froide, elle sort des alignements et des tutelles. Elle cherche à régler ses problèmes par elle-même. Comme le dit le président nigérien Mohamed Bazoum : « La télécommande est entre nos mains, pas celles de la France. » C’est un mouvement de fond qui est porté tout particulièrement par une jeunesse nombreuse. Il y a une volonté d’émancipation, d’affirmation, que l’on retrouve un peu partout ailleurs dans les sociétés émergentes, et même dans les minorités ethniques occidentales. Et jusque dans les cultures populaires mainstream, comme le mythe de Wakanda qui évoque un royaume africain puissant et secret.
Cette jeunesse-là n’a pas de lien notable à la France, d’autant plus que celle-ci, on l’a dit, n’envoie pas forcément les bons signaux. Cette jeunesse rêve de décolonisation 2.0. Elle est à l’écoute d’une nouvelle génération d’intellectuels africains, mondialisés, qui prônent une forme d’authenticité, de retour sur soi, de mobilisation de ses propres forces culturelles, artistiques, qui plaident parfois pour une sorte de découplage avec la doxa économique mondiale. Une effervescence des idées particulièrement révélatrice, incarnée par des personnalités comme Felwine Sarr, Achille Mbembe, Léonora Miano, Alain Mabanckou, l’historien Amzat Boukari-Yabara, l’économiste Kako Nubukpo, ou l’écrivaine Djaïli Amadou Amal, et aussi la nouvelle école de littérature nigériane. Des jeunes qui sont également fascinés par les succès planétaires de leurs vedettes, les Wizkid, les Burna Boy, et de leurs diasporas, comme le parcours d’un Trevor Noah ou d’une Aya Nakamura.
Des activistes, tel Kemi Seba, s’expriment via un agenda nettement plus radical, souvent racialiste, en opposition totale, en particulier vis-à-vis de la France, accusée des pires maux dans une exagération dangereuse et décomplexée, en instrumentalisant un panafricanisme fantasmé, en peuplant les réseaux sociaux et les plateaux de télévision…
L’enjeu de cette effervescence et de ces débats dépasse largement la question de la présence et du rôle de la France. L’enjeu, c’est ce nouveau souverainisme africain qui reste encore à définir. On comprend la remise en cause, la contestation de l’ordre occidental, de ses codes, de ses valeurs, plus ou moins sincères. On comprend que 10 % de l’humanité (les pays riches du G7, avec l’Australie, la Corée du Sud) ne peut pas dicter la loi aux 90 % restants. Qu’un nouvel équilibre est à définir. Mais pour une partie des opinions africaines, l’Ukraine au fond, c’est la même chose que l’Irak, que la Libye, que la Palestine, un épisode de plus dans la volonté de « l’Occident » d’imposer son ordre… Et le besoin de « rééquilibrage » s’affirme en opposition au modèle libéral, s’accompagne d’une contestation radicale de « l’Occident dominant », d’une adhésion aux modèles autoritaires, comme celui de la Chine ou de la Russie. Avec en corollaire, le recul des démocraties, le retour des pouvoirs forts, des militaires ou des putschs, le regain de religiosité, que cela soit en terre d’islam ou en terre chrétienne, la promotion des valeurs mâles et viriles, le renforcement des conservatismes sur les questions sociales, l’éducation, l’émancipation des jeunes filles et des femmes, la protection des minorités sexuelles…
Ce regain autoritaire contourne la vraie question. La souveraineté réelle n’existe que si l’on a les moyens de cette souveraineté. Que si l’on dégage des richesses, que si l’on fait sortir sa population de la pauvreté, que si l’on est capable de défendre par soi-même l’intégrité de son territoire, que si l’on peut manœuvrer avec les exigences du capitalisme mondial, qui ne changeront pas du jour au lendemain, que si l’on peut promouvoir une forme d’État de droit, de citoyenneté pour entraîner une adhésion durable. L’Afrique ne pourra pas vaincre seule, par elle-même. Le repli n’est pas une option. Qu’on le veuille ou non, l’Occident reste, pour le moment, un partenaire incontournable, le quasi-maître du jeu du business mondial, malgré la Chine. Il faudra négocier, faire valoir ses intérêts, ses atouts, avec ceux qui comprennent la valeur stratégique du continent, ceux qui sont prêts à coinvestir, prêts à collaborer sur des termes de l’échange nettement améliorés (pour reprendre une expression clé des années 1970-1980).
Personne ne sait encore où cette nouvelle histoire africaine mènera. Mais la France a un rôle particulier à jouer. Elle a une expérience, des liens, des relations. Stratégiquement, le continent reste sa frontière sud. Et l’un des immenses enjeux de l’avenir, un vecteur de puissance. Débarrassée de ses oripeaux « postcoloniaux », mobilisant les diasporas et sa diversité, en refondant son approche sur la coopération et le partenariat, en ayant plus de cohérence sur les valeurs, en réformant les visas et les politiques migratoires, la France pourrait être alors un intermédiaire incontournable entre cette Afrique contemporaine et le reste du monde. Bref, un véritable changement de paradigme, au-delà des postures et des discours… ■