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CONJUGUER LE « JE » ET LE « NOUS »

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Khady Diallo

Khady Diallo

Puissante, méditative, sa peinture aux personnages énigmatiques questionne notre monde, la condition humaine, sa vulnérabilité. Entretien avec un artiste franco-algérien singulier, qui articule l’intime avec le collectif.

propos recueillis par Astrid Krivian

Àla fois figurative et abstraite, la peinture de Djamel Tatah témoigne des contradictions, des paradoxes de la condition humaine, entre solitude et quête du lien, évoque sa fragilité, prise dans la violence du monde.

Peuplant ses toiles, des figures humaines esseulées, tels des archétypes, figées ou en mouvement, en errance, en suspension, semblent prêtes à basculer vers une chute ou une élévation. Elles paraissent ignorer le spectateur, ou l’interpellent au contraire par un regard frontal.

Par un effet d’écho, de résonance, de répétition, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, un certain personnage est représenté dans une série de plusieurs toiles, quand d’autres sont réunis au sein d’un même tableau, à l’image d’un chœur de tragédie grecque. Placés dans un espace indéfini, sur des aplats de couleur, ses protagonistes sont à échelle humaine, dans des tableaux de très grand format, ce qui renforce leur présence, leur effet sur le regardeur. Énigmatiques, dépouillées (ni décor ni objets, à quelques exceptions près), en majorité sans titre, ses œuvres placent l’humain au centre, sont des méditations sur une épreuve intime ou un drame collectif – guerre, exil… –, des évocations de situations banales, quotidiennes. Elles laissent le spectateur libre d’imaginer, de ressentir, de se questionner.

Né en 1959 à Saint-Chamond, dans la Loire, ancien élève des Beaux-Arts de Saint-Étienne, Djamel Tatah expose son travail dans le monde entier. L’enjeu de son œuvre est de conjuguer le « je » et le « nous », le particulier et l’universel, l’altérité et le semblable. Derrière son style unique se trouvent un processus créatif singulier et une boîte à outils hétéroclite. L’artiste puise dans des sources iconographiques très diverses : photographies personnelles, clichés médiatiques des calamités actuelles, mais aussi fragments d’œuvres de l’histoire de l’art, toute époque confondue. Puis il amalgame, agrège, métabolise ces éléments variés à travers la numérisation, la palette graphique, le dessin. Il opère un travail de distanciation, détachant ces matériaux de leurs contextes historiques, politiques. Miroir de notre monde, son art porte aussi une dimension intemporelle.

AM : Votre exposition au musée Fabre, à Montpellier, « Le Théâtre du silence », rassemble une quarantaine de tableaux. Quelle place tient le silence dans votre travail ?

Djamel Tatah : Je ne travaille pas spécialement sur le silence, mais mon œuvre est reçue par certains spectateurs comme très silencieuse. En tant qu’artiste, on propose quelque chose que les autres perçoivent à leur façon. J’ai accepté cette interprétation autour du silence ; elle me plaît. Les commissaires de l’exposition, Michel Hilaire et Maud MarronWojewodzki, ont présélectionné certains tableaux et suggéré différents thèmes : « Aux origines de la peinture », « En suspens », « Répétitions », « Présences »… Ils m’ont demandé un titre pour l’exposition. Pour moi qui n’en donne plus à mes tableaux depuis longtemps, c’était très compliqué ! En fin de compte, j’ai trouvé que « Le Théâtre du silence », proposé par Maud Marron-Wojewodzki, sonnait juste.

Comment composez-vous vos personnages ? Leurs visages expriment un sentiment tout en s’écartant de la psychologisation du caractère. Mais ce qu’ils ont à vous dire ne vous intéresse pas, précisez-vous…

La dimension psychologique du modèle ne m’intéresse pas. Je m’en suis distancié très rapidement. Dès mes débuts, je ne voulais pas faire de portraits. J’aspirais à une représentation de l’humain de notre temps sans identité spécifique ou psychologie particulière. Je tends vers des figures beaucoup plus abstraites qui toutefois évoquent des sensations, des sentiments propres à chacun de nous. C’est l’humain qui est au centre de mon œuvre.

Le silence est-il aussi une résistance au bruit du monde, à ses violences ?

Oui. À travers ma peinture, j’essaie de résister à son bruit, de m’en écarter, mais, en même temps, je suis dans le monde. Il s’agit de faire trace, de montrer que le monde d’aujourd’hui n’est pas si différent de celui des anciens : guerres, injustices, misère sociale, échec du politique… L’humain échoue encore à bâtir une société juste et pacifique. Ma peinture est le témoin de notre temps et de ses résonances en moi.

Vos personnages semblent habités par une mélancolie et évoluer dans une solitude, « en quête de solidarité », pour vous citer…

Mon art évoque la solitude des êtres pris dans la violence du monde. À mes yeux, il existe deux formes de solitude : la sociale, que tout le monde peut connaître au cours de sa vie, à la suite d’un drame, d’une chute… Et celle que j’appelle la solitude vertueuse, dont on a besoin pour être avec nous-même et penser le monde. Dans un monde qui s’accélère, j’ai envie de ralentir. Pour ça, j’ai besoin d’être seul.

Une œuvre est réussie si, installée à côté d’un écran, elle parvient à captiver le spectateur ?

Nous sommes entrés dans un monde où le déferlement des images est un flux permanent, très rapide, considérable. On consomme des images comme de la nourriture. Pour moi, une œuvre d’art est bien plus puissante que ce bavardage incessant. L’idée est de faire jouer les tableaux entre eux, mais aussi qu’ils soient autonomes ?

La mise en perspective des tableaux les uns par rapport aux autres est une manière de mettre en œuvre sa pensée. Poser un tableau en face ou à côté d’un autre provoque toujours un sentiment nouveau, une idée nouvelle. En m’intéressant au cinéma, au montage, j’ai compris comment établir des liens entre les œuvres et comment faire entrer le spectateur dans un univers. Pour cette exposition au musée Fabre, nous avons veillé à créer des résonances entre les tableaux, à faire dialoguer les thèmes dans une mise en scène particulière, avec des espaces ouverts.

En découvrant notamment Shadows, d’Andy Warhol, lors d’une exposition, vous avez pris conscience dès vos débuts que peindre, c’était occuper un espace ?

Que le tableau était un espace en soi ?

En effet. Le principe répétitif de Shadows a éclairci quelques intuitions que j’avais en moi. On ne fait jamais les choses seul. Les artistes que l’on rencontre et que l’on affectionne nous enseignent toujours quelque chose de particulier, en lien avec ce que l’on cherche.

Pourquoi vos personnages sont-ils à échelle humaine ?

L’idée d’entrer dans un tableau à plein corps me plaît beaucoup. Des tableaux miroirs de Michelangelo Pistoletto à Un bar aux Folies Bergère d’Édouard Manet… De tout temps, l’artiste a eu envie d’inviter le spectateur dans la scène, de le mettre en situation. En témoignent aussi les grandes fresques au sein des églises, où la mise en scène est liée à l’architecture du lieu. En comprenant ce que j’aimais chez les autres, je me suis approprié le dispositif de représentation de la figure humaine à l’échelle du corps. Mon expérience s’est construite ainsi, en opérant des choix. Faire de l’art, c’est prendre constamment des décisions.

Pourquoi ne donnez-vous pas de titre à vos tableaux ?

On parlait du silence… Je ne veux pas enfermer le spectateur dans ma lecture personnelle de l’œuvre. C’est plus intéressant pour lui. Et pour moi [rires] ! Je n’ai pas d’imagination pour les titres. C’est aussi simple que ça ! Seule une minorité de tableaux ont un titre ; ce sont les tableaux du début.

L’un de vos rares tableaux titrés, Les Femmes d’Alger (1996), propose une interprétation plus orientée. Il évoque les femmes algériennes pendant la guerre civile qui ravageait l’Algérie dans les années 1990… Oui. J’ai eu envie de rendre hommage à la grande force de résistance pacifique de ces femmes qui descendaient dans la rue pour manifester. À travers ce titre, j’ai ajouté un élément plus conceptuel : faire référence au tableau Femmes d’Alger dans leur appartement d’Eugène Delacroix, peint en 1833, dans les premières années de la colonisation française en Algérie. Même si, formellement, nos œuvres sont très différentes, c’est une façon de dire que, depuis l’époque coloniale, le pays ne s’en est pas sorti, son peuple souffre encore. Ces femmes adoptent une position hiératique par rapport à la violence du monde. Elles attendent leurs droits. Ce tableau résonne au-delà de l’Algérie ; aujourd’hui encore, les femmes revendiquent leurs droits partout dans le monde. À partir d’un événement précis, historique, j’ai essayé de proposer une lecture plus universelle. Dans le catalogue de l’exposition, sur le fait d’être français d’origine algérienne, vous indiquez être un « mutant » : « C’est quelqu’un qui a conscience de ses origines. Il porte en lui une ouverture sur l’autre, l’ailleurs… dans un devenir dont il ne maîtrise pas la finalité, et c’est sa richesse. »

On me demande sans cesse d’où je viens et qui je suis. Comme il faut bien à un moment donné se définir, je réponds que je suis un mutant. Ma famille vient d’Algérie, mais je suis né en France et je suis français. Visiblement, il faut sans cesse le répéter. Avant la colonisation française en Algérie, nous étions des Algériens, des Berbères, et basta ! Depuis 1830, on est assignés à une identité. Mais en fin de compte, la France est peuplée de mutants. Nous sommes tous en mutation. Au sein de votre arbre généalogique, vous trouverez toujours un ancêtre qui vient d’ailleurs… Je suis un Français en mutation. Je reconnais ma part d’ailleurs. J’ai récemment appris que Léopold Sendar Senghor avait créé l’Université des mutants sur l’île de Gorée, au Sénégal. Avec mon ami regretté Rachid Taha, on parlait instinctivement de ce concept ! D’ailleurs, ça veut dire quoi être français ? Moi, ce qui me plaît en France, c’est l’idée de République, l’État de droit, une valeur fondamentale peu respectée dans le monde. Mais au niveau identitaire, je suis un mutant.

Comment avez-vous connu Rachid Taha ?

Nous sommes originaires de la même région, lui de Lyon, moi de Saint-Étienne. J’étudiais aux Beaux-Arts, et lui venait de créer son groupe Carte de séjour. On est devenus amis. On a grandi ensemble, en suivant des chemins parallèles. C’étaient de grands échanges amicaux, artistiques. Nous étions en conquête de la vie, nous sortions danser, boire des verres, visiter des expositions, nous partions en vacances ensemble…

Dans votre tableau Autoportrait à la stèle (1990), vous citez cette phrase d’Albert Camus, extraite de son recueil Noces : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. » Ces mots sont gravés sur une stèle érigée en l’honneur de l’auteur à Tipaza, en Algérie, en 1961. Que représente-t-il pour vous ?

C’était un grand penseur humaniste en quête d’un monde juste. Il connaissait la nature humaine et en parle avec une gravité noble. J’avais 30 ans quand j’ai peint ce tableau. J’ai fait de cette citation un petit manifeste personnel. C’était aussi une manière de communiquer avec lui. C’est une très belle phrase qui porte une pensée magnifique : quand on découvre le monde et ce qui nous passionne dans la vie, on est attiré par cette force, mais on comprend aussi avec humilité que la gloire n’est pas grand-chose. Aimer est beaucoup plus important.

Quand est né votre amour de la peinture ?

Dans l’enfance. Comme j’adorais dessiner, mon père m’achetait des crayons, des pastels. C’était un moyen pour lui que je reste à la maison, concentré, plutôt que de traîner dehors. Notre logement était exigu, nous étions nombreux, il n’y avait pas de livres… Alors, on allait dans la rue. J’ai arrêté l’école en troisième. J’ai enchaîné plein de jobs. J’ai travaillé dans une usine, et un jour, j’ai craqué. Cette vie n’était pas faite pour moi ! À 20 ans, j’ai eu envie de retourner au dessin, donc j’ai travaillé en vue de passer le concours de l’école des Beaux-Arts.

En quoi la peinture est-elle pour vous l’écriture la plus raffinée ?

La peinture est un langage visuel. Nul besoin de parler toutes les langues du monde pour regarder et comprendre un tableau. Deux personnes peuvent ainsi communiquer, le regardeur et l’artiste. C’est aussi un art qui fait trace. C’est le premier geste de l’humanité. En témoignent les peintures rupestres. Le processus de création est-il une joie ou une bataille ?

C’est un travail. Je ne crois pas du tout à l’inspiration. Il s’agit plutôt d’être en bonne condition physique, doté d’une énergie fraîche, tonique. C’est pour ça qu’il faut aller le plus souvent possible à l’atelier : chaque jour, on doit tenter sa chance [rires] ! En cas de fatigue ou de coup de blues, mieux vaut aller se balader.

Comment abordez-vous la toile blanche ? Comme un défi de nouveauté, afin de ne pas reproduire les normes esthétiques en vigueur et les discours déjà exprimés ?

Non, au contraire, j’aime bien me répéter dans mon travail. Il faut bien continuer à répéter un message pacifiste, car il n’a pas été assez entendu. D’un point de vue formel, je ne cherche pas à me renouveler, à déconstruire pour reconstruire. Refaire le même tableau ne me dérange pas, car l’énergie n’est pas la même selon les moments. En ce sens, je m’inscris dans le sillage de l’artiste suisse Alberto Giacometti : recommencer inlassablement pour faire mieux.

Des œuvres conceptuelles dans l’art contemporain restent indéchiffrables pour certains spectateurs. Proposer une œuvre accessible, lisible pour le plus grand nombre, fait-il partie de votre intention ?

Non. Je peins un tableau et, ensuite, il est accessible à qui le veut, à qui est disponible. Une œuvre d’art contemporaine peut être accessible au plus grand nombre, tout en étant très complexe. Il faut juste trouver un détail, une porte pour y entrer. Parfois, des œuvres très simples de prime abord demeurent incompréhensibles. Faire dialoguer la peinture abstraite et la figurative est-il l’un des enjeux de votre travail ?

Ce n’est pas un concept que j’ai décidé de développer de façon consciente. Ce dispositif a trouvé sa voie empiriquement, à travers l’expérience. On fait des tentatives formelles, on voit si cela fonctionne, on poursuit, on reprend, on refait, jusqu’à trouver un résultat cohérent. C’est un état de fait : mon travail est figuratif et abstrait en même temps. Vous dites que vous allez au musée pour voir le travail d’artisans. Garder cette pratique de l’œil est très précieux pour vous…

Certains aiment se balader dans la nature. Moi, j’aime me promener au musée. Même si je le connais déjà, je découvre toujours des choses. J’essaie de retrouver dans une œuvre contemporaine une émotion analogue à celle que j’ai face à une du XIIe siècle. L’art est intemporel. Une œuvre d’aujourd’hui doit pouvoir être regardée et comprise dans cinq siècles. Quelle place tient la musique dans votre geste créatif ?

J’écoute de la musique, dans la vie et dans l’atelier, mais je travaille également dans le silence. Enfant, j’ai été bercé par le chaâbi, puis j’ai découvert le rock et la musique soul afro-américaine. L’album What’s Going On, de Marvin Gaye, est un véritable manifeste politique et spirituel. Cette musique sensuelle, aux textes pétris des questionnements de son temps, a influencé ma pratique artistique et les thèmes qui la traversent : la spiritualité, la guerre, la misère sociale ou encore l’injustice…

Le rôle d’un artiste est-il de questionner sa société, d’interpeller sur les maux qui la minent ?

Je n’ai pas de leçon à donner aux autres. Il existe autant de visions et de rapports au monde qu’il y a d’artistes. Le Danois Vilhelm Hammershøi a peint des intérieurs vides. Où est la dimension politique ? Est-ce engagé ? Je ne saurais le dire, mais c’est une grande œuvre. L’engagement, je ne sais pas ce que c’est. Et je ne suis pas militant. Mon art montre le vide de l’être, la solitude. Il évoque le monde dans lequel je vis. On retrouve certains personnages dans vos tableaux, au fil du temps. Vous hantent-ils, vous obsèdent-ils parfois ?

Pas vraiment. Je suis hanté par mes amours, mais pas par les êtres que je crée ! ■

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