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| J UILLET, AOÛT,

SEPTEMBRE 2015 Tamouz, Av, Eloul 5775

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

03 Avlando kon

Nelly Hansson — JESSICA RODA

15 L e secret de Raimundo Saporta

— FERNANDO ARRECHEA ET VÍCTOR MARTÍNEZ PATÓN

20 Nouvelle

donnée sur le grand incendie de Salonique en 1917 : Perte humaine attestée — ANNE-MARIE FARAGGI RYCHNER

24 E l kantoniko djudyo

—MIRIAM RAYMOND, ZELDA OVADIA, ESTER ARDITI ET MATILDA KOEN-SARANO

27 C ompte rendu de la 4ème conférence de Ucladino

—MARIECHRISTINE BORNES VAROL

33 P ara sintir — FRANÇOIS AZAR

Para meldar — BERNARD PIERRON — FRANÇOIS AZAR


L'édito La rédaction

1. Ma vie pour le judéo-espagnol. La langue de ma mère. Haïm Vidal Sephiha. Entretien avec Dominique Vidal. Édition Le Bord de l'eau. Collection Judaïsme dirigée par Antoine Spire. Février 2015.

Le présent numéro de Kaminando i Avlando paraît à quelques jours de l'ouverture de la troisième université d'été judéo-espagnole. Nous vous y attendons nombreux ! Ce rendez-vous concentre nos espoirs de promotion d'une culture judéo-espagnole vivante et accessible au plus grand nombre. Pour cela nous avons multiplié les ateliers (de langue, de chant, de cuisine, de culture, d'arts plastiques), les conférences, les spectacles, les expositions et surtout les moments de convivialité et de rencontres. L'université d'été sera l'occasion de présenter des créations inédites comme le concert d'Azaféa (première en France) ou celui de Svetlana Kundish (première en judéo-espagnol), de rencontrer des personnalités venues d'outre-Atlantique comme le professeur Isaac Jack Lévy, l'un des derniers témoins de la djuderia de Rhodes où il est né en 1928 ou Devin E. Naar, l'un des principaux acteurs de la renaissance du judéo-espagnol aux ÉtatsUnis depuis l'université de Washington à Seattle où il enseigne. Cette université d'été est placée, avant tout, sous le signe de la jeunesse : Ainsi, en matinée et dans l'après-midi, deux ateliers ont été programmés pour les enfants qui pourront s'initier à des thèmes de la culture judéo-espagnole tout en pratiquant les arts plastiques avec deux jeunes artistes originaires d'Istanbul : Sandra Albukrek-Sebban et Reysi Kamhi.

Cinq bourses d'études ont en outre été attribuées à des étudiants francophones venus de l'étranger (Turquie, Autriche, Espagne), leur permettant d'approfondir leurs connaissances du monde sépharade. L'université se clôturera sur un film inédit Las Ultimas palavras tourné en 2014-2015 et présenté par deux jeunes stambouliotes Rita Ender et Yorgo Demir. Un portrait de la jeune génération sépharade d'Istanbul à travers les traces qu'elle conserve de la langue judéo-espagnole. Cette ambition exigeante ne serait pas possible sans le soutien de l'Alliance israélite universelle et de tous nos autres partenaires et donateurs. Qu'ils trouvent ici l'expression de notre gratitude. Une autre leçon d'exigence se retrouve dans le parcours exemplaire de Nelly Hansson à la tête de la Fondation du judaïsme français. Dans l'entretien très personnel et inédit avec l'ethnomusicologue Jessica Roda que nous reproduisons ici, elle évoque ses origines judéo-espagnoles et son rapport au judaïsme. Un rapport avant tout culturel, interprété sur un mode très intime, mais n'est-ce pas justement l'essentiel ? Ce numéro se clôt enfin sur un autre parcours d'exception, celui de Haïm Vidal Sephiha dont un livre d'entretien avec son fils vient de paraître 1. Là encore nous recevons la preuve que la culture judéo-espagnole est toujours l'objet d'un amour brûlant qui justifie que l'on y sacrifie toute sa force et sa vie.


KE HABER DEL MUNDO ? |

Ke haber del mundo ? Retour sur…

Troisième sommet Erensya III Cumbre Erensya Du 27 au 30 avril 2015, s’est tenu en Espagne le troisième sommet international de l’héritage judéo-espagnol : III Cumbre Erensya organisé par le Centre Sefarad-Israël. Notre association Aki Estamos – Les Amis de la Lettre Sépharade a eu l’honneur d’y être invitée. Cumbre Erensya est une initiative lancée en 2009 par le Centre Sefarad-Israël de Madrid dans le but de favoriser les rencontres et la coopération entre l’Espagne et les communautés juives du monde entier. Le premier sommet s'est tenu en 2011 en Bulgarie et le second en 2013 en Turquie. Le sommet de 2015 a réuni quelque soixante-dix participants appartenant à plus de plus de quarante communautés, institutions et associations. L’événement s’est ouvert à Avila et s’est poursuivi à Madrid et Tolède.

Le roi d'Espagne Philippe VI salue le directeur général du Centre Sefarad-Israël Miguel de Lucas lors de l'audience royale accordée aux participants du troisième sommet Erensya. Palais de la Zarzuela. Madrid 29 avril 2015.

La nationalité espagnole aux descendants des Juifs exilés d'Espagne Au cours de la cérémonie d’inauguration, après les interventions du maire d'Avila, du président de la fédération des institutions juives d'Espagne et du directeur du Centre Sefarad-Israël, le ministre de la Justice a rappelé l’imminence du vote de la loi qui doit faciliter l'octroi de la nationalité espagnole aux descendants des Judéo-espagnols. Les représentants des nouveaux membres venus du Brésil, de Chicago, de Melbourne, de Nice (Ensemble Alindaluz), de New-York (Voces de Haquetía), Panama, Porto Alegre, Paris (Aki Estamos), Seattle et Sidney ont ensuite signé leur adhésion à la plateforme Erensya.

Concert donné à l'occasion du sommet Erensya 2015. Au premier rang à droite, Miguel de Lucas, directeur général du Centre Sefarad Israël. Photo : Pepe Mendes DR.

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| KE HABER DEL MUNDO ?

Le lendemain, après avoir visité le cimetière juif médiéval d’Avila où fut récité un kaddish, les participants se sont répartis en cinq groupes de travail sur les thèmes de l’identité, la mémoire, la jeunesse, les nouvelles technologies avec pour objectif la mise en place d’initiatives communes. Ont retenu l’attention, entre autres, le projet présenté par Moshé Shaul d’un cours de judéo-espagnol sur Internet ainsi que l’Université d’été judéo-espagnole organisée par Aki Estamos à Paris, qui pourrait servir de modèle à des initiatives dans d’autres pays.

Une audience accordée par le roi Philippe VI Un des temps forts a été, le mercredi matin, l’audience que nous a accordée le roi Philippe VI dans son palais de la Zarzuela, les paroles touchantes qu’il a prononcées, nous souhaitant la bienvenue « sur la terre de vos ancêtres que je vous demande de considérer comme la vôtre » ; la gratitude qu’il a manifestée tout particulièrement envers les femmes pour avoir conservé des trésors tels que la langue, les berceuses, les proverbes, les bénédictions et autres douceurs oubliées aujourd’hui en Espagne. Moins solennelle mais tout aussi émouvante fut ensuite la rencontre avec les élèves du collège Ibn GabirolEstrella Toledano, rencontre facilitée par la Communauté juive de Madrid qui a offert un dîner à la synagogue Ben Yaacob en présence du maire de Madrid, de l’ambassadeur d’Israël et du ministre de la Justice.

Une volonté de renouer des liens Ce troisième sommet a mis en lumière la volonté clairement établie de la part de l’Espagne d’aujourd’hui, au plus haut niveau de l’État et de ses institutions, de renouer des liens avec les descendants des Juifs exilés d’Espagne. Ces familles qui, depuis l’époque médiévale,

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avaient emporté avec elles la langue, les coutumes, les traditions, les recettes et les ont conservées et transmises à travers les siècles jusqu’à ce jour. Erensya a été aussi l’occasion de belles rencontres et d’échanges fructueux entre nos hôtes et les participants animés d’un même désir de transmettre ce riche héritage. L’émotion a été grande lorsque Karen Şarhon et Liliane Benveniste ont interprété des kantigas venues tout droit de l’Espagne du XIVe siècle. Tout au long de ces journées parfaitement réussies, les dirigeants du Centre Sefarad-Israël : Miguel de Lucas, directeur du Centre, Esther Bendahan, directrice de l’Institut des études juives et Fernando M. Vara de Rey, directeur des relations institutionnelles et toute leur équipe ont entouré les participants d’une attention constante. Qu'ils en soient ici remerciés ! Jenny Laneurie Fresco

Centre Sefarad-Israël

En Espagne

La loi attendue est votée La loi permettant aux descendants des Juifs expulsés d'Espagne en 1492 d'obtenir la nationalité espagnole a été votée à l'unanimité par le congrès le 11 juin 2015, avec deux ans pour la demander. Elle devrait entrer en vigueur en octobre. Le nombre de candidatures à venir est estimé par le gouvernement entre 60 000 et 100 000.

En Allemagne

Quatrième université d'été judéo-espagnole organisée par Michael Studemund-Halévy Du 22 au 31 août 2015 à l'académie Moses Mendelsohn d'Halberstadt (Allemagne). Elle aura pour thème l'édition du romanso VyejaNueva Tyera de Theodor Herzl. Renseignements et inscriptions : halevy.igdj@gmail.com

Bientôt, à Paris…

Créé en 2006 à l’initiative du gouvernement espagnol sous l’égide du roi d’Espagne, le Centre Sefarad-Israël a pour vocation de construire des ponts entre l’Espagne et le monde juif. Dès sa création, l’un des objectifs primordiaux de cette institution a été d’établir des contacts avec les communautés judéo-espagnoles de la diaspora, puis de renforcer les liens d’amitié et de culture entre l’Espagne, Israël et ces communautés judéo-espagnoles à travers le monde. Le Centre Sefarad-Israël cherche ainsi à approfondir, à maintenir et à diffuser le riche héritage de la culture judéoespagnole comme partie intégrante et vivante de la culture espagnole. Il travaille en relation étroite avec d’autres organisations telles que la Fédération des institutions juives d’Espagne, la Communauté juive de Madrid, la Red de Juderias, les municipalités qui la composent et l’Institut Cervantès.

Réservez votre après-midi du dimanche 11 octobre 2015 ! À l'occasion des Journées européennes de la culture et du patrimoine juif nous aurons le plaisir de vous proposer en partenariat avec l'Alliance israélite universelle un concert judéoespagnol de la chanteuse Keren Esther venue spécialement de Genève à l'occasion de la sortie de son second disque. Dimanche 11 octobre 2015 à 16 h 30. À l'auditorium du Centre Alliance Edmond J. Safra, 6 bis rue Michel-Ange Paris 16ème.


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Nelly Hansson Entretien conduit par Jessica Roda le 22 septembre 2009 (extrait) Le 23 novembre 2014 disparaissait l’une des personnalités les plus marquantes et attachantes de la communauté juive. De 1994 à 2010, Nelly Hansson a été la directrice générale de la Fondation du judaïsme français. Son investissement de tous les instants dans cette fonction qui lui avait été confiée par David de Rothschild s’accompagnait d’une discrétion exemplaire. Pendant seize années, elle a porté l’action de la Fondation du judaïsme français à un niveau de réalisation exceptionnel. H i s t o r i e n n e d e f o r m a t i o n , N e l ly Hansson était diplômée de l’École pratique des hautes études, de l’Institut national

des langues et civilisations orientales et de l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle avait du judaïsme une vision libre et ouverte, imprégnée de l’humanisme des Lumières dans la lignée des grands intellectuels juifs de l’après-guerre. D’innombrables chercheurs, artistes, responsables communautaires peuvent témoigner de sa haute stature intellectuelle et morale. Par son soutien, efficace et persistant, elle a contribué à forger une nouvelle génération de créateurs et de penseurs juifs. Le 15 juin 2011, elle recevait les insignes de chevalier de la Légion d’honneur des mains d’Elisabeth de Fontenay au musée

Nelly Hansson. Collection privée. Famille Barouh.

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d’art et d’histoire du judaïsme. En dépit d’une cruelle maladie qu’elle a affrontée avec courage, elle avait poursuivi jusqu’au bout sa mission au sein de la Fondation Rothschild – Institut Alain de Rothschild. Nelly Hansson était issue d’une famille judéoespagnole d’Edirne (Andrinople) en Thrace. En 2009, elle avait bien voulu se prêter à un entretien avec l’ethnomusicologue Jessica Roda au cours duquel elle revient sur ses origines familiales et ses goûts musicaux. Nous reproduisons à titre d’hommage ce témoignage que sa sœur Ida Simon Barouh a bien voulu retranscrire et annoter. Si Nelly Hansson y manifeste un attachement et même une fierté pour les origines de ses ancêtres, elle le fait à sa manière exigeante et sans concession au nom de la haute idée qu’elle se fait de l’héritage juif en général, et judéo-espagnol en particulier. Un message qui demeure d’actualité.

1. Andrinople ou Edirne en turc, ville de Thrace, située en Turquie d'Europe. Ancienne capitale de l'Empire ottoman, elle a abrité une importante communauté sépharade, notamment connue pour son école de maftirim (chantres). 2. Un frère de mon père l’avait précédé [Note Ida S.-B.] 3. Il est devenu aphasique à la suite d’une méningite, à l'âge de 55 ans. [Note Ida S.-B.]

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Vous êtes d’origine judéo-espagnole. Où avezvous grandi ? Je suis née à Tours en Touraine où mes parents s’étaient installés. Mon père est arrivé en 1931. Il était à l’époque fiancé avec ma mère qui était restée dans leur ville d’origine, Andrinople1. En 1933, ils se sont mariés et sont venus vivre en France. Si l’on excepte l’interruption de la guerre, ils ont habité Tours de 1931 à 1959 et c’est dans cette ville que sont nés leurs trois enfants. Savez-vous pourquoi ils ont choisi Tours ? Il y avait à Tours une communauté judéoespagnole relativement conséquente, toutes proportions gardées. Je suppose qu’ils ont suivi le chemin habituel des immigrés, c’est-à-dire qu’ils ont rejoint une ou deux familles d’Andrinople qui y étaient déjà installées2. En sachant que mon père faisait les marchés, je suppose qu’il a préféré s’installer dans une ville de province plutôt qu’à Paris. Que faisait-il comme métier ? À l’origine, sa famille le destinait à être chantre, ce qui signifie qu’il connaissait le rituel absolument par cœur. Puis il a appris le métier

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de bottier. Cela lui a été utile pendant la guerre puisque, dans le village de l’Indre où la famille était réfugiée, il aidait clandestinement le cordonnier du village et pouvait ainsi nourrir sa famille. Il n’a pas exercé son métier par la suite, mais il a fait les marchés en vendant des bas et chaussettes comme beaucoup d’immigrés juifs sépharades à cette époque-là. C’était un moyen d’obtenir un titre de séjour. Quels étaient les noms de famille de vos parents ? Mon père s’appelait Menahem Barouh, né en 1907 à Andrinople et ma mère, Rachel Sidès, née en 1910 à Andrinople également. Elle était couturière même si on l’a toujours considérée comme sans profession. Vous ont-ils parlé de leur quotidien durant leur jeunesse sous l’Empire ottoman ? Ils ont toujours été très elliptiques par rapport au passé. Je pense que leur choix de venir en France représentait une rupture absolue avec le mode de vie traditionnel. De temps en temps, ils évoquaient Andrinople, mais surtout pour dire que là-bas c’était arriéré et qu’en France c’était la civilisation. Des bribes de souvenirs revenaient de temps en temps… le charleston en judéoespagnol, par exemple. Ils allaient danser le charleston sans doute dans des caboulots le long de la Maritsa… Il y avait des images de voitures à cheval. La famille, surtout du côté de ma mère, avait des activités mi-citadines, mi-agricoles. Une partie de la famille allait dans les fermes turques lorsque venait la saison de la production du fromage local, le kashkaval. Une autre chose très intéressante concerne ma grand-mère maternelle qui était guérisseuse. Elle faisait des médicaments à partir du beurre et des plantes et était également accoucheuse. Elle était si connue pour ses talents que même les Turcs venaient se faire soigner chez elle. J’ai sans doute plus interrogé ma mère, car j’ai « perdu »3 mon père relativement tôt, à 12 ans.


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Edirne, 1931. Ménahem Barouh, pendant son service militaire en ordonnance d’un officier turc. Collection privée. Famille Barouh.

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Edirne, années 1930. Fabrication du kashkaval. Collection privée. Famille Barouh.

Elle racontait les chiens, les chats, le petit agneau dont elle avait la garde… Mais il fallait l’interroger pour qu’elle en parle. Ce sont plutôt d’autres membres de la famille – mes oncles et mes tantes qui sont en Israël – qui m’en ont parlé car cette partie de la famille est restée en Turquie jusqu’en 1947 avant de s’installer au sud de Tel-Aviv, dans le quartier de Shapirat, peuplé uniquement de Judéo-Espagnols. À partir de l’image que j’ai de ce quartier, j’ai un peu reconstruit ou réinventé cette partie de leur vie.

4. Les lettres, y compris avec la famille en France, étaient écrites en judéoespagnol, voire en solitreo, ou cursive hébraïque orientale [Note Ida S.-B.]

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Vos parents avaient-ils une nostalgie de leur vie passée ? Ils n’ont jamais exprimé de nostalgie. Quand j’ai parlé de « rupture », c’était vraiment une rupture. Ma mère était sans doute plus nostalgique car sa famille ne vivait pas en France. Mon père avait deux frères en France même si la famille Barouh était dispersée entre la Turquie, la France, l’Argentine, les États-Unis.

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Avez-vous été élevée dans la langue, la cuisine judéo-espagnoles ou bien la rupture était-elle également marquée sur ce plan-là ? La langue, je la comprends parfaitement. J’ai du mal à la parler parce que j’ai un accent français très marqué, mais ma petite enfance a vraiment été diglossique. Je répondais en français à mes parents qui me parlaient en judéo-espagnol. Avec ma sœur, en revanche, nous ne parlions qu’en français. Ma mère essayait à travers la langue de créer une connivence, connivence qu’enfant je rejetais. Il faut savoir que, quand j’étais petite, le judéo-espagnol était la langue commune avec la famille qui ne vivait pas en France. Quand la tante d’Amérique arrivait avec son mari, quelle était la langue commune ? Le judéo-espagnol ! Pareil avec les Argentins !4 Le mot judéo-espagnol, l’avez-vous entendu, petite ? Nous disions que nous parlions « espagnol ». L’espagnol d’Espagne c’était le castillan.


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Quand avez-vous entendu parler de judéoespagnol, de djudezmo ? Djudezmo, djudyo, judéo-espagnol, c’est récent ! Je devais avoir une dizaine ou une douzaine d’années quand le mot est entré dans la maison. Mon père disait que nous parlions un « patois espagnol » pour se faire comprendre des Français. Mais on ne disait pas « vieil espagnol ». On commençait par dire « patois » et puis après, « espagnol ancien ». Edirne, 1933. Mariage de Ménahem et de Rachel Barouh.

Aviez-vous un lien avec l'Espagne médiévale dans votre enfance ? Ou est-ce venu après ? Il était très présent. C’est très intéressant et je crois un peu spécifique à ma famille : l’Espagne n’était pas nécessairement un pays réel. Cette ascendance espagnole était très fortement marquée et avec fierté. Une sorte de référence aux hidalgos, quelque chose qui est de « chez nous ». Avec une certaine façon de se comporter qui implique l’austérité, de ne pas mettre de bijoux voyants, d’être très élégant et très soigné dans son vêtement, mais d’une discrétion absolue. Un peu plus tard, lorsque j’avais environ 10 ans, j'ai entendu parler de l’expulsion et l’expérience de la persécution en Espagne. Pas dans l’Empire ottoman ? L’Empire ottoman n’était finalement pas très présent. Mon père a eu un comportement très intéressant à ce propos. Il avait une admiration presque sans borne pour Atatürk 5 qui avait modernisé la Turquie, qui avait enlevé le voile aux femmes, etc. Il trouvait ça formidable, mais il ajoutait toujours : « Je ne comprends pas comment il a pu laisser faire ce qu’ils ont fait aux Arméniens. » J’ai toujours su que nous et les Arméniens, nous étions cousins. Avant de quitter la Turquie, il a tenu à faire son service militaire pour ne pas laisser dire que les Juifs étaient de mauvais citoyens. C’était pour lui une façon de dire : « Vous m’avez donné, je vous donne, maintenant, on est quittes. » Même s’ils avaient de l’admiration pour Atatürk, mes parents, du fait de

Collection privée. Famille Barouh.

la création de l’État national, avaient conscience qu’ils n’avaient plus leur place en Turquie. Entre 1931 et leur mort, ils n’y sont retournés qu’une seule fois,6 en 1966. Ma mère avait une conception assez particulière de la mémoire historique. Quand j’ai demandé à ma mère si ses parents étaient nés à Andrinople, elle m’a seulement répondu : « Oh ! À Edirne, dizian ke los Sidès vinieron de Bulgaria. » Mon père a également passé une partie de son enfance en Bulgarie, mais c’est très flou. Quant à connaître les dates de naissance de leurs propres parents, on n’en parle pas ! Comme s’ils avaient eu une façon « naturelle » de vivre là-bas, sans que cela crée d’attachement au pays. Ma mère n’avait que 23 ans quand elle est venue en France et mon père, 25. Ceux qui sont partis à un âge plus avancé ont ressenti plus de nostalgie.

5. Comme notre mère. [Note Ida S.-B.] 6. En raison des problèmes de santé de mon père. [Note Ida S.-B.]

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Edirne, années 1930. Ida-Doudou Révah épouse Sidès, mère de Rachel SidèsBarouh et grand-mère de Nelly Hansson avec son fils aîné et l'épouse de celui-ci. Collection privée. Famille Barouh.

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Vos parents ne parlaient pas le turc ? Ils parlaient le turc d'avant la réforme. Ont-ils fréquenté les écoles de l’Alliance ? Mon père a fréquenté quelques années l’école de l’Alliance. Ma mère est allée chez les sœurs allemandes et les petites Juives ne faisaient pas la prière. Ce n’est qu’après son quatre-vingtième anniversaire que je l’ai entendue compter en allemand ! Elle est arrivée en France sans connaître le français et ce sont des voisins, des non-Juifs, qui le lui ont appris7. Mon père le parlait avec un léger accent et il l’écrivait bien. Ma mère parlait avec un accent spécial dont je n’ai compris qu’il était espagnol que le jour où mon fils aîné s’est mis à l’imiter comme on imite les « bonnes espagnoles » ! Elle avait un accent très différent de celui des Saloniciens que j’ai pu rencontrer. Le sien était très rattaché à l’espagnol. Justement, à propos de l’Espagne, vous a-t-on parlé d’une clé conservée dans la famille ?… de 1992 ? Non. En 1992, mon père était mort et ma mère très âgée. De mon côté, j’ai un problème avec l’Espagne. Je n’arrive pas à y aller ! Je vais en Allemagne, ce qui m’a causé des cauchemars, mais je suis capable de franchir le pas. En ce qui concerne l’Espagne, je me disais que je n’irais pas tant que Franco serait là et puis après je n’y suis pas allée ou plutôt une fois seulement pour accompagner quelqu’un. Pendant les quelques jours que j’ai passés là-bas, en visite à Tarragone, j’ai fait un « trip » ! J’avais l’impression de connaître le chemin. Je n’étais pas perdue en ville. Je connaissais le chemin de la cathédrale. C’est de la folie furieuse mais l’imaginaire s’est mis à fonctionner à plein régime. Quand je suis tombée devant un appui de fenêtre constitué d’une pierre portant des caractères hébraïques, je suis restée ébahie. J’ai beaucoup plus ressenti cela en Espagne qu’en Israël. Êtes-vous allée en Turquie ? J’y suis allée une seule fois avec mes parents en

1966. À Andrinople, la grande synagogue était en ruines, le cimetière avait disparu. C’est la Turquie. Ce n’est plus l’Empire ottoman. Alors, que voulezvous que j’aille faire en Turquie ? Pourquoi là-bas plutôt qu’ailleurs ? Quelquefois, j’ai envie d’aller en Bulgarie. La Bulgarie me paraît plus proche sans doute parce qu’inconsciemment je rattache la Bulgarie à l’Europe, donc à moi. Votre identité se distingue-t-elle de l’identité française ou bien se singularise-t-elle justement en raison de votre attachement à la culture judéo-espagnole ? Comme ceux de ma génération et aussi du fait que je suis provinciale, que mes parents n’étaient pas du tout religieux, j’ai reçu un judaïsme d’abord culturel, intimement lié à deux langues… ou plutôt trois : le judéo-espagnol bien sûr, l’hébreu parce que j’ai vécu trois ans en Israël où, plus que dans le pays, je me suis enracinée dans la langue, et troisièmement, curieusement, le yiddish, même si je ne parle pas yiddish, parce qu’il y a des choses que je ne peux dire qu’en yiddish… Comment l'avez-vous appris ? Comme ça, en l’entendant. Entre ma mère et la yiddishe Mame, il y a un point commun : c’est le soupir ! Oy !.. et ça, c’est très important. Maintenant, plus sérieusement… il y avait un mélange. La communauté juive de Tours était une communauté très mélangée. Le ministre officiant était d’origine alsacienne ; il y avait des réfugiés d'Allemagne, des Juifs d'Europe centrale et les JudéoEspagnols. Le point commun de tous ces gens, c’est qu’ils avaient des noms à coucher dehors et qu’ils parlaient français avec un accent. La différence entre ashkénazim et séphardim a été totalement gommée8. Y avait-il une synagogue commune ? Bien sûr, il n’y avait qu’une seule synagogue. On était une toute petite communauté. Et à SaintMalo où j’ai ensuite habité, il n’y avait que cinq ou six familles juives dont une judéo-espagnole

7. Cet épisode m’est totalement étranger et j’ai toujours exprimé mon étonnement à Nelly. J’ai entendu ma mère – mon mari et mes enfants également – parler de l’Alliance et c’est là-bas qu’elle avait appris quelques rudiments de français et à chanter « J’irai revoir ma Normandie »… ! [Note Ida S.-B.]

8. Peut-être mais nous ne recevions jamais d’Ashkénazes. Les uniques relations amicales de famille à famille, c’était avec les Judéo-Espagnols de Tours. [Note Ida S.-B.]

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mais il y avait quand même ces choses très classiques des Judéo-Espagnols avec la tomate, le citron, etc. Les borekas ? Les borekas, c’était les jours de fête.

Tours, vers 1952. Ménahem (à droite) et Rachel Barouh avec leurs deux filles Nelly et Ida. Collection privée. Famille Barouh.

9. Recette d'origine turque et largement diffusée dans les Balkans (handrajo ou chiffonnade de légumes en judéo-espagnol). Elle est composée de légumes (aubergines, tomates, oignons, poivrons, courgettes, carottes, etc.) cuits lentement avec un peu d'huile, des épices et des herbes aromatiques. 10. Elle ne savait cuisiner que les mets judéoespagnols, aucun mets français sauf les pâtes, la soupe de légumes… [Note Ida S.-B.]

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et trois Ashkénazes. On se retrouvait en marranes dans le magasin de mon père. J’ai grandi dans le vocabulaire des Israélites français. Nous nous définissions nous-mêmes comme des Israélites avec le respect dû à la culture française avec un grand C ! On mettait la France au-dessus de tout. La trajectoire de mes parents est parfaitement parallèle à celle des Juifs arrivés de Pologne dans les années 1920-1930. Cela rend les frontières poreuses. Je pense que j’ai commencé à dire « Je suis d’origine judéoespagnole. » le jour où disant : « Je suis sépharade. » quelqu’un m’a dit : « Ah ! Votre mère, quel couscous fait-elle ? » Je me suis écriée : « Mais attendez ! Le couscous ce n’est pas de chez nous ! » En matière de cuisine, on avait le même mélange. D’un côté, on mangeait le steak grillé avec du beurre dessus, une belle noisette de beurre à la française, mais à côté de ça, on avait le youvetch !9 Ma mère faisait une cuisine merveilleuse, en apparence elle ne savait pas cuisiner 10,

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Connaissiez-vous la recette de la mina avec une couche de matza, une couche de viande hachée ? Non, on ne connaissait pas cette recette. Mais ils cuisinaient les peaux de courgettes, les yaprakes [feuilles de vignes] aux épinards les jours de fête. Les jours ordinaires on avait le céleri cuit avec du citron et du sucre en entrée. On cuisinait également les courgettes : d’abord les peaux avec la tomate et le citron, puis la courgette elle-même, en légume. Chez nous, la grande différence avec mes copines [non-juives], c’est que nous mangions des pommes de terre seulement une fois de temps en temps et c’était une fête et nous mangions des quantités de légumes tout à fait impressionnantes. Il y avait le raki que mon père fabriquait avec l’alcool qu’il allait acheter chez le pharmacien… Ils en consommaient environ un litre par an. Et puis il y avait les visites de l’oncle d’Istanbul et là, on avait les loukoum, les badem ezmesi [mogados d’almendras]… Donc, en ce qui concerne l’identité, c’est un judaïsme très éclectique. C’est un judaïsme de synthèse. Mes parents ne faisaient pas de démarche ou de tentative désespérée pour conserver quelque chose. Pour eux, la langue, les coutumes ont correspondu à un certain moment de la géographie et de l’histoire. Et avec nous, en dépit de la Shoah, on passe à un autre chapitre. Avez-vous transmis à vos enfants cette même identité de synthèse ou plutôt la singularité judéo-espagnole ? En ce qui concerne mon premier fils, le passé de ses grands-parents paternels qui ont été dépor-


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tés est sans doute plus prégnant, plus dramatique. Mon premier mari est d’une famille de Juifs tchèques et allemands. Il leur est arrivé toutes les horreurs possibles. Il y a également la question du nom de famille. Quand on s’appelle Dan Gutman, on est identifié comme Ashkénaze. En ce qui concerne mes parents, ils ont traversé la Shoah en France, réfugiés à Châtillon-sur-Indre, et par miracle, personne de la famille n’a été déporté. John Erik, mon second fils, c’est encore autre chose puisqu’il se balade entre la Suède, la France, la langue anglaise et le reste. Ce que je pense avoir essayé de leur transmettre, ce n’est pas l’identité judéo-espagnole, c’est la conscience d’une identité multiple. Par ailleurs, pour nous, le judaïsme français est quelque chose à construire. C’est une attitude peu affective et très intellectuelle. Je leur ai transmis plus la notion du peuple juif que ses spécificités. J’adore manger des borekas, mais quand je vais à la fête de Djoha, je ne me sens pas à l’aise… ce n’est pas moi. Et cette réduction en folklore me pose problème. C’est-à-dire que vous n’êtes pas, comme certains, à la recherche de la préservation absolue de la culture judéo-espagnole ? Cela vous importe peu. Oui mais j’ai tout de même appris à mes fils à faire la cuisine [judéo-espagnole] ! Et la langue ? La langue, non, puisqu’à partir de l’âge adulte, avec ma famille en Israël, j’ai parlé l’hébreu. Avec la famille américaine, en anglais… il n’y avait plus de place pour le judéo-espagnol. Et avec la famille en France, on a toujours parlé français. C’est l’évidence même. Et concernant la musique ? A-t-elle été présente dès l’enfance ? Ma mère est tombée follement amoureuse de mon père quand elle était très jeune parce qu’il venait lui chanter des romances. Pourtant, je me rappelle qu’il chantait des chansons en turc et pas

des chansons en judéo-espagnol. Lorsque mon oncle Mossé, qui était resté en Turquie, est venu nous voir dans les années 1950, il a apporté des disques turcs, très beaux d’ailleurs. De Turcs musulmans ou juifs ? De Turcs musulmans. Üsküdara11 fait partie de mes chansons d’enfance ! Ma mère qui chantait beaucoup, chantait en français des chansons du Front populaire comme « Debout ma blonde » ; elle chantait les chansons que ses enfants avaient apprises à l’école. Il y avait le livret du Voyage d'hiver qu’elle connaissait par cœur… Je suis sûre qu’elle n’avait jamais entendu parler de Schubert et pourtant elle le connaissait ! Il y avait aussi des chansons israéliennes.

11. Selanik entero suivant l'incipit des paroles judéoespagnoles. [ndlr]

Étaient-ils sionistes ? Lorsque j’avais à peine un an, en 1951, nous sommes allés visiter notre famille en Israël et sur le bateau on leur a appris semble-t-il des chansons. Je me rappelle également de « tire, tire l’aiguille, ma fille » qui a bercé toute mon enfance ! Au milieu de tout ça : pas de judéo-espagnol ! Le chant judéo-espagnol, je l’ai découvert par le disque. C’était dans les années 1970, j’avais 18 ans. C’est alors moi qui ai chanté des chansons judéoespagnoles à ma mère. Elle a commencé à protester très fort en disant : « Mais, ça ne se chante pas comme ça ! » J’ai chanté des berceuses en judéoespagnol à mes enfants alors que moi, c’était « Dodo, l’enfant do » , etc. Il semble que votre mère connaissait les chants judéo-espagnols… Bien sûr, mais elle ne les chantait pas, pas devant moi, en tout cas. Elle m’a dit : « Tout ça, c’est des vieilleries. » Vous souvenez-vous des chants que vous lui avez chantés ? Les chants les plus classiques : « Durme, durme… », « A la una, yo nasi… »

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1948. Fondation du Moshav dit « de los Turkos », Burgata, Israël. Collection privée. Famille Barouh.

Quelle version connaissez-vous, parce qu’il y en a deux ? « A la una, yo nasi. A las dos m’engradesi. A las tres tomi… espozo… ? » « A las tres tomi amante… » « A las quatro me kazi… » Avez-vous entendu : « A la una yo nasi. À las dos me baptizaron… » ? Non, celle-là, je ne l’ai jamais entendue. Ce que j’écoutais c’était le disque d’une jeune femme américaine, Gloria Lévy, qui chantait des chants judéo-espagnols à la manière folk. Et Yehoram Gaon, vous l’avez connu aussi ? Yehoram Gaon, je l’ai connu mais je détestais… peut-être parce qu’il me restait des disques en turc de mon enfance… en dehors de Üsküdara que j’aimais beaucoup, je n’aimais pas les modulations, les « a-a-a-a-a » Cela me rappelait

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la synagogue. Je n’y étais pas sensible et quand Yehoram Gaon chantait « … Abraham aviiiiiiinou », je trouvais ça pathétique ! En revanche, je me souviens d’un chant que j’ai repris plusieurs fois à Pessah… El kavretiko. Il était chanté avec des vocalises ? Pas du tout ! C’était très simple ! Ma mère le chantait « plat ». Et quand elle vous disait que ça ne se chante pas comme ça, qu’entendait-elle par là ? Ce n’était pas toujours le bon mot. J’ai eu la même réaction, un jour, en entendant Hayati Kafe qui chantait une version de Dame la mano. Un moment, j’ai trouvé qu’il déraillait ! Il monte au lieu de descendre… dans ma version à moi, ce n’est pas comme ça ! Donc la sienne était forcément mauvaise !.. Même s’il est né à Istanbul ! C’est curieux, je parle de cela avec une immense distance et en même temps ma réaction montre


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à quel point j’en ai pris possession. J’ai toujours ressenti une certaine fierté d’appartenir à un groupe où l’on interprétait des chants d’amour, des chansons éventuellement frivoles ce qui, pour moi, montre une certaine vitalité, une profondeur derrière le masque d’austérité. Ce qui manifeste une singularité par rapport à d’autres communautés juives ? Oui, à travers la légèreté de la musique. Le yiddish, pour moi, correspond au drame de façon évidente, à la politique, au rapport au sionisme, au rapport au socialisme, etc. Et là, avec les JudéoEspagnols, on a des gens simples qui vivaient comme n’importe qui, à leur manière. Cette musique pour vous est-elle nouvelle ou vient-elle d’Espagne et s’est construite au fil des siècles ? Cela dépend des chants. Il y en a qui me font penser aux ballades de la Renaissance… Il y en a dans lesquels je perçois de façon évidente les influences orientales. Je situe la musique dans un périple historique. Il est certain qu’à mon oreille ce sont certainement les ballades les plus simples qui parlent le mieux, même quand il y a des mots en turc. Je pense à « Tres clavinas en un sesto ». Suivant le refrain, on trouve « Minush, Minush », mais aussi « Kusum Minush ». Il y a des mots turcs et pourtant elle me semble très familière. Et si vous entendez des instruments orientaux… Ma mère avait emporté son oud avec elle et je garde un souvenir émerveillé du jour où elle l’a sorti de son enveloppe de tissu et en a fait sortir des sons. La famille de ma mère était musicienne et l’un de mes oncles était violoniste non professionnel. Il jouait d’oreille. C’était une composante des réunions familiales. Un solo d'oud ou les musiques d'Asie sont des musiques familières au sens où elles font partie de moi depuis toujours, comme si je les avais toujours entendues. Là encore, il y a le rôle de l’imaginaire et ce que

j’ai entendu étant petite. Peut-être ai-je entendu beaucoup plus d’oud que ce dont je me souviens. L’interprétation de tel ou tel groupe peut-elle vous influencer ? J’aime beaucoup écouter Montserrat Figueras mais il y a un grand décalage entre la façon savante dont elle interprète les chants et ce que j’imagine. Jamais mes grands-mères ni mes tantes n’ont eu cette voix-là et même si nous avions des Juifs de Cour, je ne suis pas sûre que c’était ainsi qu’ils chantaient. On est dans l’intellect et l’esthétique. Quelqu’un qui a chanté avec une voix merveilleuse les chants judéo-espagnols, c’était Victoria de los Ángeles. Je l’ai entendue à la Sainte Chapelle en 1991 au cours de l’un de ses derniers concerts. La moitié du concert était composée de musique judéo-espagnole. C’était d’une splendeur ! J’avoue que j’ai eu un sentiment de fierté en me disant « quand même, c’est “nous” ! » Entre Victoria de los Ángeles et Yehoram Gaon, je n’arrive pas à trouver le point commun. Y a-t-il des critères qui vous font dire « J’aime bien », « Je n’aime pas » ? J’aime les interprétations toutes simples qui donnent l’impression que l’on n’est pas en représentation en sachant que j’appartiens à une génération qui a été très marquée par le folk. Et pour vous les interprétations contemporaines contribuent-elles à enrichir le patrimoine judéo-espagnol, même si tous les interprètes ne sont pas judéo-espagnols ? Ce qui me plaît justement c’est que d’autres que les Judéo-espagnols l’interprètent et l’entendent. On ne nous reconnaît à rien, on ressemble à tout le monde, on s’est toujours coulés dans le moule. Ceux qui sont partis en Amérique sont de purs Américains et nous, nous sommes des Français comme on n’en fait plus, etc. J’ai quand même envie de leur dire : vous savez, notre culture, cette chose-là que nous avons transportée comme nous avons pu,

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Edirne, fin des années 1920 - début 1930. Rachel Barouh à droite. Les amies posent dans l’avion factice ! Collection privée. Famille Barouh.

elle n’est pas « cucu ». C’est quelque chose de précieux. Et cela, je n’ai pas envie qu’on l’oublie ! Est-ce que cela peut devenir de la tradition ? Toute création nouvelle est destinée à devenir de la tradition. On ne sait pas comment ils chantaient au XIV e siècle. On a donc le droit d’inventer. Ce qui est important, ce qui doit rester, c’est l’atmosphère, c’est une sorte de cosyness et de douceur. Pour conclure, dans la collection des disques de la Fondation du judaïsme, il y a deux disques judéo-espagnols d’Alberto Hemsi et de Liat Cohen. Que pensez-vous de ces deux artistes ? Hemsi, pour moi, ce piano qui enserre, qui fait de la dentelle, c’est quelque chose qui me plaît, qui correspond à ce que j’imagine être la musique judéo-espagnole. Liat Cohen, je suis

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personnellement plus réservée car mon oreille est peu familiarisée avec la musique contemporaine. Mais la démarche qui consiste à prendre les thèmes, à les retravailler pour s’en emparer me paraît fabuleuse. Extraits d’un entretien avec Nelly Hansson conduit par Jessica Roda le 22 septembre 2009, retranscrit et annoté par Ida Simon Barouh, sœur de Nelly Hansson. On ne s’étonnera pas que les mémoires des deux sœurs semblent parfois diverger avec le temps. Comme l’explique le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, cette différence est justement ce qui caractérise l’authenticité d’un fait que chacun revit à sa manière et selon son expérience. Seules les légendes sont unanimement partagées.


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Fernando Arrechea et Víctor Martínez Patón

Figures du monde sépharade

Le secret de Raimundo Saporta Il nous est parfois donné l’occasion de découvrir le cheminement de Sépharades dont l’origine est restée longtemps dissimulée. Les vicissitudes de la Seconde Guerre mondiale y sont bien sûr pour beaucoup. Dans le cas de Raimundo Saporta, ce secret conservé au cœur des cercles dirigeants du football espagnol sous Franco semble redoubler le destin des marranes d’un autre siècle. Il n’est pas un cas isolé. Michal Waszynski, le metteur en scène du Dibbouk, film yiddish tourné en 1937, deviendra dans l’Espagne des années 1950-1960, sous l’identité usurpée d’un aristocrate polonais, un très grand producteur de cinéma pour le compte de Samuel Bronston, lui-même neveu de Trotski 1. Comme Raimundo Saporta, il sera décoré de la Grand-croix d’Isabelle la Catholique. On peut également évoquer la trajectoire de la cousine de Raimundo Saporta, Françoise Giroud, fille de Salih Gourdji et Elda Faraggi qui mettra un point d’honneur après-guerre à occulter ses origines juives.

1. L'Homme qui voulait être Prince. Les Vies imaginaires de Michal Waszynski. Grasset. 2006.

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Visa d’entrée au Brésil (1961) avec les informations officielles espagnoles de Raimundo Saporta. « Brasil, Cartões de Imigração, 1900-1965, » index and images, FamilySearch.

2. http:// fr.wikipedia. org/wiki/Marc_ Saporta

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Raimundo Saporta a déclaré un jour qu’il n’écrirait jamais ses mémoires « parce qu’il lui faudrait mentir ». Nous ignorons à quel mensonge il pouvait se référer. Peut-être faisaitil allusion aux secrets de sa longue et brillante carrière comme directeur sportif du Real Madrid ou dans les instances sportives internationales ? Mais il est également possible qu’il se soit référé à son origine familiale au sujet de laquelle une confusion a toujours existé. Une confusion que Saporta a lui-même entretenue pour des raisons parfaitement compréhensibles. Il est communément admis que Raimundo Saporta Namias est né à Paris le 16 décembre 1926, c’est en tout cas ce qui apparaît dans ses documents d’identité espagnols et notamment sur son certificat de décès. Nous avons lu de multiples versions à propos de ses parents : son père était espagnol et sa mère française, son père était d’origine juive et né au Maroc, sa mère était arménienne ou suisse, ils étaient roumains, etc. Toutes ces versions sont d’ailleurs encore accessibles sur Internet ou dans une hémérothèque. La version la plus répandue est la première citée et Raimundo l’a lui-même confirmée à plusieurs reprises : « Né à Paris de père espagnol et de mère française. » En fait, son père – Jaime Saporta Magriso – est né dans l’Empire ottoman, à Salonique, le 27 septembre 1887 et sa mère, Simona Nahmias y Nahmias, est née à Constantinople le 8 février 1902. Tous deux étaient des Juifs sépharades, descendants des Juifs expulsés d’Espagne en 1492 et membres de familles juives en vue à Salonique, dont beaucoup se sont réinstallées à Constantinople après l’annexion de la ville par la Grèce en 1912. Marcelo, l’unique frère de Raimundo, est également né à Istanbul, le 20 mars 1923. Selon toutes les biographies de Marcelo Saporta 2 – plus connu sous le nom de Marc Saporta, un éminent écrivain et intellectuel –, la famille Saporta Nahmias a vécu à Istanbul jusqu’à la crise de 1929, à la suite de laquelle ils

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émigrèrent à Paris où Jaime Saporta, banquier de profession, poursuivit ses affaires dans le monde financier. Ce qui soulève une question importante : si la famille Saporta n’a émigré à Paris qu’après 1929, comment Raimundo a-t-il pu y naître en 1926 ? Pour tenter de résoudre ce mystère nous nous sommes efforcés – en vain – de retrouver l’acte de naissance de Raimundo Saporta dans les registres d’état civil de la ville de Paris. On pouvait au moins espérer retrouver sa trace dans les fiches établies en 1940 par le consulat d’Espagne à Paris dans lesquelles apparaissent les noms de ses parents, Jaime Saporta et Simona Nahmias, et de son frère Marcelo Saporta 3. Jaime et Marcelo étaient des citoyens espagnols, alors qu’ils n’avaient jamais mis les pieds en Espagne. Ils devaient cette nationalité espagnole au décret de 1924 du général Primo de Rivera qui accordait la nationalité espagnole aux Juifs sépharades et dont bénéficièrent de nombreux Juifs des Balkans. Simona Nahmias est restée inscrite au consulat d’Espagne à Paris jusqu’en 1964 mais la fiche de Raimundo a disparu. La voie française apparaissait sans issue, que ce soit à l’état civil ou au consulat espagnol. La deuxième piste nous conduisit à Istanbul où nous supposions qu’il était né. Même cheminement : d’abord à l’état civil sans résultat. Puis nous avons cherché sa trace aux archives du consulat d’Espagne à Istanbul ; toujours rien. Même résultat avec les archives de l’État turc. La deuxième piste était également sans issue.


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Y avait-il une troisième piste ? Nous nous sommes alors tournés vers les institutions juives à Istanbul et au rabbinat, sans succès. Rien ne venait étayer notre hypothèse d’une naissance à Istanbul. Alors que nous considérions que tout était perdu et qu’il ne restait plus qu’à nous contenter d’une simple hypothèse quant au lieu de naissance de Saporta, apparut une nouvelle et dernière option. Les Saporta Nahmias s’étaient intégrés facilement dans la grande communauté des Juifs sépharades émigrés à Paris. Comme elle l’avait fait pour beaucoup de Sépharades des Balkans, l’œuvre éducative et culturelle de l’Alliance israélite universelle les avait préparés à cette immigration. C’est ainsi qu’en 1937, Jaime (« James ») Saporta redevenu banquier a fait les manchettes de la presse française après avoir subi le vol de 120 000 francs dans un autobus 4. Nous savions que, pendant leurs années heureuses à Paris, les frères Marcelo et Raimundo avaient étudié au lycée Carnot. Dès lors, seraitil possible d’y retrouver une fiche ou un dossier démontrant ce que nous soupçonnions ? Plusieurs courriers électroniques sans réponse et plusieurs échanges téléphoniques aux réponses évasives laissaient présager que cette quatrième voie donnerait le même résultat que les trois premières. Notre quasi-désespoir nous conduisit à nous présenter directement au 145, boulevard Malesherbes à Paris, afin d’y poursuivre notre enquête. Nous fûmes alors conduit au grenier du lycée où nous accueillirent quatre charmants anciens du lycée qui promirent de nous aider. Quelques jours plus tard, nous avons reçu une enveloppe envoyée par l’association des anciens élèves dans laquelle son président Jean-Pierre Chavatte nous remettait enfin la preuve écrite que nous recherchions sans désemparer depuis des mois : Constantinople !

Dossier de l’élève Raymond Saporta, lycée Carnot. Année scolaire 1938-1939. U.P.A.L.Y.C.A. Archives lycée Carnot (Paris). Listes des élèves (C. V.)

Raimundo (Raymond) Saporta est né à Constantinople (Istanbul) le 16 décembre 1926. Par ailleurs, grâce à une note en marge (« espagnol »), nous avons pu établir que, comme son père et son frère, il était également de citoyenneté espagnole avant de se rendre en France. Les années heureuses à Paris prirent fin avec la Seconde Guerre mondiale et l’invasion allemande de la France en mai 1940. À cette date, la mention de Constantinople comme lieu de naissance représentait probablement un problème pour Raimundo Saporta, car elle était un indicateur trop flagrant de sa condition de sépharade. Dans le bulletin de notes de sa dernière année à Paris (1940-1941), alors que les Allemands occupaient la ville, son lieu de naissance n’était plus indiqué.

4. L'Humanité, Le Petit Parisien, La Croix, Le Populaire, etc. 13 et 14 mai 1937.

Dossier de l’élève Raymond Saporta, lycée Carnot. Année scolaire 1940-1941. U.P.A.L.Y.C.A. Archives lycée Carnot (Paris). Listes des élèves (C. V.)

Les persécutions et la menace de la déportation se précisaient pour les Juifs demeurés en France et certains dirigeants communautaires sépharades eurent alors l’idée de demander des passeports espagnols – beaucoup d’entre eux, comme Jaime Saporta, l’avaient déjà fait dans les consulats des Balkans – et l’aide du consul espagnol

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5. La lettre Sépharade n°44. Études : 1940/1942. Le Sefardi du consul d´Espagne. 6. Rother, Bernd, Franco y el Holocausto. Marcial Pons, 2005. Alvarez Chillida, Gonzalo, El antisemitismo en España, la imagen del judío (1812-2002), Marcial Pons, 2002. 7. Discours de Francisco Franco à la veille du nouvel an de 1939 : « Les raisons qui ont conduit différentes nations à combattre et à sortir des rouages du gouvernement ces races caractérisées et stigmatisées pour leur cupidité et leur intéressement, étant donné que leur prédominance dans la société est une source de perturbations et de danger pouvant empêcher celle-ci d'atteindre son destin historique. Nous, qui par la grâce de Dieu et la vision claire des Rois catholiques, nous sommes débarrassés d'un tel fardeau, il y a de nombreux siècles […] »

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Bernardo Rolland y Miota. Parmi les membres les plus remarquables de la communauté juive se trouvaient les frères Nicolas et Enrique Saporta y Beja, parents des Nahmias Saporta, qui entreprirent des démarches auprès du consul Rolland dont l’attitude souple et bienveillante a sauvé des milliers de vies jusqu’à ce que celui-ci soit destitué en 1943 par le ministère des Affaires étrangères 5. Parmi les idées suggérées par les Saporta y Beja se trouve celle de la conversion au catholicisme afin de faciliter la procédure d’entrée en Espagne. Nous ignorons si ces conversions furent nombreuses ou ponctuelles, purement de convenance ou dans certains cas réelles. Nous ne savons pas non plus si cette conversion s’est appliquée aux Nahmias Saporta, même si Raimundo Saporta reçut des funérailles catholiques à sa mort en 1997 et si sur son faire-part de décès figurait une croix. De même, nous n’avons connaissance que d’une conversion qui se serait produite avant la Seconde Guerre mondiale 6, celle de Jaime Marcel Nahmias Carasso volontaire en 1936 pour lutter contre les troupes de Franco – les carlistes en particulier – lors de la guerre civile et qui fut rejeté « en raison de sa race ou de son handicap physique visible ». Né à Salonique et résidant en France, il s’était converti au catholicisme. Il était également un proche de Raimundo Saporta. Nous savons également que dans certains cas, le consul Rolland conseillait aux Sépharades qui se rendaient en Espagne de ne pas indiquer de villes orientales comme lieu de naissance car celles-ci manifestaient trop clairement leur condition juive. Cela pourrait être une explication du « Paris » figurant comme lieu de naissance, dès ce moment-là, sur les papiers d’identité espagnols de Raimundo Saporta. Ce sont des années traumatisantes sur lesquelles les protagonistes ont laissé peu de témoignages. Les Saporta Nahmias – Namias par la suite, le h disparaissant – se sont installés à Madrid en 1941 à l’abri des déportations dans lesquelles devaient périr de nombreux membres de leur famille et la presque totalité de la communauté sépharade de Salonique.

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Mais cette immigration n’a pas signifié la paix et le bonheur pour eux. Quelques mois après son arrivée, un tramway renverse et tue Jaime Saporta alors âgé de 51 ans. Doña Simona devient veuve avec deux enfants à charge dans un pays étranger où elle venait à peine d’arriver. Un pays venant à peine de sortir d’une guerre civile et gouverné par un régime allié aux nazis. Ils sont Juifs, si l’on fait abstraction d’une possible conversion au catholicisme, dans un pays où le chef de l’État vient de prononcer en 1939 un discours de Nouvel An louant l’expulsion des Juifs par les Rois catholiques qui ont ainsi épargné à l’Espagne un « problème juif » 7 et qui pouvait entrer en guerre aux côtés de l’Axe à tout moment. Les Juifs d’Espagne ont été fichés par la police comme « potentiellement dangereux » et la tenue de ce fichier  8 ne fut abandonnée qu’après la défaite de l’Axe en 1945. Le régime de Franco n’était ni monolithique, ni cohérent sur cette question et en son sein cohabitaient des antisémites fanatiques et des « philosépharades », l’attitude héroïque de certains diplomates espagnols pendant l’Holocauste en est la preuve. Franco lui-même alternait des discours antisémites comme celui de la fin de l’année 1939 ou celui à propos du « complot judéo-maçonnique » avec des commentaires de sympathie à l’égard des Sépharades 9 ou des initiatives culturelles telles que l’inauguration en 1940 de l’Institut Benito Arias Montano pour les études hébraïques, sépharades et proche-orientales rattaché au Consejo Superior de Investigaciones Científicas. Il était difficile de prévoir ce qui pouvait se passer dans l’Espagne des années 1940 et la situation psychologique d’une jeune veuve avec ses enfants se laisse facilement deviner. Il était nécessaire et urgent de se réinventer. Doña Simona le savait, elle était cultivée et intelligente et le fit brillamment. À compter de ce jour, elle est devenue la veuve française d’un banquier espagnol et ses fils devinrent des orphelins francoespagnols. Sa parfaite maîtrise du français, le fort


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accent français qui les accompagna toute leur vie lorsqu’ils parlaient castillan et un nom espagnol en apparence (Saporta) que peu de gens reconnaissaient comme étant juif firent le reste. La suite de l’histoire est connue : le jeune Raimundo s’intégra facilement à Madrid et ne se séparera jamais de sa mère adorée. Il étudie au Lycée français et il se fait une place dans le petit monde du basket-ball de Madrid comme brillant gestionnaire. Santiago Bernabéu l’y remarque et lui demande d’organiser le tournoi de basketball pour le 50e anniversaire du Real Madrid. La gestion en est si brillante que Saporta devient le principal collaborateur de Bernabéu. Une histoire de fidélité et d’amitié au long cours. Saporta connut une brillante carrière comme dirigeant du Real Madrid, de la Fédération espagnole de basket-ball, de la FIBA ou comme organisateur de la Coupe du monde de football de 1982. Il contribua à la naissance des Coupes européennes de football ou de basket-ball ou encore de la Ligue espagnole de basket-ball. Il était un ami intime de Juan Antonio Samaranch, du roi Juan Carlos et de tous les dirigeants du sport européen et mondial de la seconde moitié du XXe siècle. Il ne fait aucun doute que l’origine de Raimundo Saporta n’était pas inconnue du régime de Franco, ce qui ne lui posa pas de problème particulier et ne fut jamais commenté dans la presse contrôlée de l’époque. La relation de Saporta avec le régime fut si bonne qu'il reçut en 1961 l'ordre d'Isabelle la Catholique des mains du ministre des Affaires étrangères Fernando María de Castiella, lequel fit partie des volontaires de la división Azul sur le front de l'Est. L’unique heurt (mineur) entre Raimundo Saporta et le régime de Franco se produisit en 1968 lorsque le club blanc divertit et honora le général israélien Moshe Dayan lors de la partie de basket-ball entre le Maccabi de Tel-Aviv et le Real Madrid, images qui ont déplu au gouvernement. Les relations entre les deux clubs ont toujours été excellentes, même si l’Espagne ne reconnut l’État

d’Israël qu’en 1986. Dans ce cas précis également Saporta joua de son influence. En revanche, son frère Marcelo, à l’esprit plus rebelle et anticonformiste, ne s’adaptera jamais à l’Espagne et finit par rentrer en France où il obtiendra la nationalité française en 1958, et portera le nom Marc Saporta. Il y développa une brillante carrière littéraire et journalistique et y mourut en 2009 10. Dans les années 1970, lors de la transition vers la démocratie, certaines cellules néo-nazies publièrent des listes de « Juifs espagnols au pouvoir » et le nom de Saporta y apparut avec les erreurs habituelles (« père juif marocain », etc.) sans la moindre répercussion : les origines de Raimundo Saporta n’ont jamais préoccupé la presse. Ces temps agités passèrent sans faire plus de vagues et Raimundo vécut des années plus ou moins sereines malgré quelques problèmes de santé toujours aux côtés de doña Simona jusqu’à la mort de celle-ci. C’est seulement à ce moment-là, à presque 70 ans, qu’il épousa la compagne de toute une vie : Arlette Politi Trèves. Officiellement, Arlette était une autre française de souche, née à Paris le 6 octobre 1930, vivant à Madrid depuis la Seconde Guerre mondiale, voisine des Saporta depuis toujours. En fait, Arlette – décédée en 2009 – était sépharade. Son acte de naissance est tout aussi introuvable dans les archives de l’état civil de Paris. Sans doute parce que les préjugés antisémites imprégnèrent en profondeur l’Espagne, les Juifs espagnols ont préféré adopter un profil bas, voire garder secrètes leurs origines. Ce fut le cas du Juif sépharade Raimundo Saporta Nahmias (Istanbul, 16 décembre 1926 – Madrid, 2 février 1997), l’un des dirigeants les plus importants du sport espagnol et dont la biographie doit être révisée à compter d’aujourd’hui.

8. Israël Garzón, Jacobo El Archivo Judaico del Franquismo, Revista Raíces n° 33, 1977. http://www. gariwo.net/dl/ El-ArchivoJudaico-delFranquismo.pdf 9. « Les Juifs, musulmans et chrétiens qui étaient ici se sont purifiés au contact de l’Espagne […] » « Quand les pharisiens décidèrent de la mort de Jésus et écrivirent aux synagogues pour demander leur consentement, les juifs espagnols non seulement le refusèrent, mais protestèrent […] » (Phrases prononcées par le protagoniste dans le film Raza sur un scénario de Francisco Franco.).

Traduit de l’espagnol par l’auteur, révision de la traduction par la rédaction. Remerciements : W. González Rafael Cabrera, Jacobo Israel Garzón, Alain de Toledo, Laurence Abensur-Hazan, François Azar, Doñoro Susana Fernandez, U.P.A.L.Y.C.A. Lycée Carnot.

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| AVIYA DE SER… LOS SEFARDIM

Anne-Marie Faraggi Rychner

Aviya de ser… los Sefardim

Nouvelle donnée sur le grand incendie de Salonique en 1917 : Perte humaine attestée Le 18 août 1917 dans la soirée un incendie d’une ampleur sans précédent se déclare dans un quartier du nord-ouest et ravage une grande partie de la ville de Salonique (fig. 1). Densément peuplée, la ville, qui fut ottomane jusqu’en 1912, fut anéantie. Les quartiers juifs, le centre historique, commercial et administratif, une partie des quartiers chrétiens et musulmans sont réduits en cendres, 120 hectares sont détruits,

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plus de 72 000 personnes se retrouvent sans abri (Molho 1997, p. 81-82). La guerre mondiale sévissait alors et les camps militaires des armées alliées étaient installés dans les faubourgs de la ville, détournant ainsi l’eau nécessaire à maîtriser le feu. Cet incendie a fait l’objet d’études (Yerolympos 1992, 1995 et 2002), de récits (Saporta y Beja 1982, p. 311-317 ; Nehama 1978, p. 764-770), et d’articles publiés dans la presse étrangère. En Suisse par exemple, on a pu lire dans le journal L’Impartial de La Chaux-de-Fonds 1 (fig. 2). É t o n n a m m e n t a u cu n e p e r t e h u m a i n e n’est déclarée, aucun document n’en parle. Et pourtant… comment imaginer qu’un feu aussi intense, attisé par le vent local du Vardar, et qui dura trente-deux heures dans une ville où beaucoup de maisons sont en bois dans des ruelles étroites, n’ait pas fait de victimes ? Alexandra Yerolympos s’en étonne également : « Ni dans les nombreux rapports des services compétents ni dans les comptes-rendus émanant des communautés ou de simples individus, il n’est fait état de victimes humaines. Il est certain pourtant qu’il y en eut, tant parmi les équipes de sauvetage que parmi les sinistrés qui fouillèrent désespérément les ruines dans les jours qui ont suivi. » (Yerolympos 2002, p. 8) Il est certain que dans un tel chaos général, les imprimeries et les stocks de papier ayant été détruits, il fut impossible aux journalistes saloniciens de réaliser des reportages sur place. Cependant, des suppositions ont été émises mais sans jamais pouvoir nommer de victimes. A. Yerolympos cite le journaliste H. C. Owen, alors en poste à Salonique auprès de l’armée britannique. Le bureau du journal ayant eu la chance de ne pas être touché par les flammes, Owen put télégraphier un article à Londres pour le Balkan News intitulé Story of the Salonika fire dans lequel il écrit : « A certain number of people lost their lives but the death roll is certainly very small. There are also a number of people missing but there is little doubt that when the big task of

Fig. 1. Plan de la ville en 1917 et zone incendiée délimitée par un trait noir (Darques 2000, p. 367). Fig. 2. L’Impartial du 21/08/1917 (La Chauxde-Fonds en Suisse. L’heure indiquée n’est pas tout à fait exacte).

accommodating and registering the refugees has been finished, a considerable proportion of these will be found to be still alive. » 2 (Yerolympos 2002 p. 38). Elle cite également l’historien Joseph Nehama (Yerolympos 2002, p. 54), qui décrit le sinistre dans une lettre qu’il envoie le 21 août à l’Alliance israélite universelle à Paris et signale : « Il y a eu beaucoup de victimes, surtout parmi les sauveteurs des armées alliées. » Puis dans son ouvrage magistral sur l’histoire de Salonique, Nehama donne force détails sur l’incendie et ses conséquences, précise les chiffres de 128 hectares ravagés, 75 438 sinistrés comprenant 53 737 juifs, 11 367 musulmans et 10 334 chrétiens sur une population totale de 271 157 habitants, mais ne mentionne aucune perte humaine (Nehama 1978, T. VII, p. 764-770).

1. Archives numérisées du Journal L’impartial, 21/08/1917, p. 4 : http://www. lexpressarchives. ch/ 2. Un certain nombre de personnes perdirent leur vie mais le nombre de victimes est certainement très faible. Il y a également des personnes portées manquantes mais il ne fait pas de doute que lorsque l'immense tâche de relogement et d'enregistrement des sinistrés aura été achevée, une grande partie d'entre eux sera retrouvée encore en vie.

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Fig. 3. Quelques paquets de lettres Modiano provenant des archives Streiff de Glaris.

3. Branche B1e de la généalogie Modiano établie par Mario Modiano (1926-2012) et publiée sur Internet : www. themodianos.gr. 4. Mes remerciements les plus chaleureux s’adressent à Helen Oplatka pour avoir compris l’importance de ces archives pour l’histoire de la ville de Salonique, ainsi que pour la famille Modiano, et pour m’avoir invitée à les consulter.

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La population juive en tout cas, qui constituait le cœur de la ville, fut particulièrement touchée et ne se relèvera jamais de ce drame.

Les archives de la Fondation Glarner Wirtschaftsarchiv À des milliers de kilomètres de là, dans la partie orientale de la Suisse, les industries textiles sont f lorissantes. La vallée de Glaris dans le canton éponyme est réputée pour ses articles en coton que l’on imprime à la main, tels que mouchoirs de tête et châles à fleurs et à ramages multicolores. Sur le plan international, les Balkans et le Levant sont particulièrement intéressés par ces articles et représentent un créneau commercial attractif pour l’exportation. Parmi les vingt-trois industries exportatrices de la région, l’une d’entre elles, la maison J. & J. R. Streiff frères, fondée en 1823 à Glaris, était en relation d’affaires avec Salonique depuis 1858. À partir de 1862, elle travaille avec un représentant en la personne de Joseph Isaac Modiano  3, qui lui procure de nombreux clients, grossistes de la ville, et Salonique devient alors pour la maison Streiff un des lieux privilégiés pour l’exportation. Cette entreprise ferma ses portes en 1928 et toutes ses archives ont été soigneusement conservées. Elles appartiennent actuellement à la fondation privée Glarner Wirtschaftsarchiv.

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Elles contiennent une très importante correspondance entre la maison de représentation Joseph Isaac Modiano et les frères Streiff. Joseph Modiano se rendit à plusieurs reprises à Glaris et les contacts avec la famille Streiff devinrent très amicaux. Au total, ce sont 5 216 lettres Modiano écrites entre 1862 et 1929, qui ont été retrouvées par Helen Oplatka  4, historienne-archiviste en charge de l’étude, correspondance non seulement commerciale, mais également privée et familiale (fig. 3). Joseph Modiano meurt en 1910 à Salonique à l’âge de 70 ans et ses fils continuent le négoce et la correspondance avec les frères Streiff. Le 23 août 1917, soit cinq jours après le grand incendie, Yomtov Modiano, fils aîné de Joseph, envoie une lettre à Glaris. Il relate l’incendie, le lieu de départ au nord de la ville, le vent violent du nord-ouest, la destruction du quartier commercial et des habitations, les sans-abri et la perte totale de leur bureau et de tous leurs papiers. Avec beaucoup de pudeur, il annonce que son fils Oscar a trouvé la mort le 19 août écrasé par un mur brûlant en allant chercher des affaires restées au bureau (fig. 4). D’après la correspondance retrouvée dans les archives, on sait que la famille de Yomtov Modiano résidait dans le quartier des Campagnes, à Vassilisis Olgas 5, soit en dehors de la zone sinistrée, mais que les bureaux de la Maison Joseph Modiano étaient, quant à eux, situés en plein quartier commercial de la ville. Dans le Guide Sam de 1929 (ou annuaire commercial) et dans la rubrique « Commis-Représentation » à Salonique figurent deux adresses de bureaux : celle de Joseph Modiano, rue Emniet Han, et celle de Yomtov Modiano, 3 rue Edessis. La ville ayant été reconstruite selon un nouvel urbanisme fin 1917, ces adresses ne correspondent sans doute plus à celle du bureau avant l’incendie et le lieu exact de la mort d’Oscar reste inconnu. Dans la généalogie Modiano, Joseph appartient à la branche B1e. Oscar est le deuxième fils de Yomtov, né en 1888, mais aucune indication n’est


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Fig. 4. Lettre écrite le 23/08/1917 par Yomtov Joseph Modiano et retrouvée dans les archives Streiff.

donnée sur la date et la cause de sa mort, aucune source n’est parvenue à Mario Modiano à ce sujet. Pour l’histoire du grand incendie de Salonique, cette nouvelle découverte représente la première source qui atteste un décès en donnant le nom de la victime. Les pertes humaines ne se sont probablement pas limitées à une seule personne, et l’on peut se demander si une recherche dans les archives de l’état civil de la ville ne fournirait pas d’autres noms déclarés plus tard par les familles endeuillées 5.

Bibliographie DARQUES Régis – Salonique au XXe siècle. De la cité ottomane à la métropole grecque. CNRS Espaces et Milieux, Paris, 2000. GUIDE SAM, Annuaire de l’Orient, 9e édition, 1, rue Frédéric Clément, Garches (S et O), 1929. MODIANO Mario – Hamehune MODILLANO. The Genealogical story of the Modiano family from ~1570 to our days. Athènes, 2000. MOLHO Rena – Les Juifs de Salonique, 1856-1919 : une communauté hors norme. Thèse de doctorat de l’université des Sciences humaines de Strasbourg soutenue en 1997.

5. Je remercie vivement Rena Molho, historienne à Salonique, pour la relecture de mon travail.

NEHAMA Joseph – Histoire des Israélites de Salonique. T. VI et VII. Communauté israélite de Thessalonique, Thessalonique, 1978. SAPORTA y BEJA Enrique – En torno de la torre blanca. Ed. Vidas Largas, Paris, 1982. YEROLYMPOS Alexandra – La part du feu. In Salonique 1850-1918. La « ville des Juifs » et le réveil des Balkans. Dir. Gilles Veinstein, Éd. Autrement, série Mémoires n° 12, Paris 1992, p. 261-269. – La Reconstruction de Thessalonique après l’incendie de 1917. University Studio Press, Thessalonique 1995 (en grec). – La Chronique du grand incendie. Thessalonique, août 1917. University Studio Press, Thessalonique 2002.

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Las tres demandas del Papa

Les trois questions du Pape

Kontado por Miriam Raymond, 1988. In Matilda Koen-Sarano Konsejas i Konsejikas del Mundo Djudeo-espanyol Éditions Kana, Jerusalem, 1994.

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n día el Papa de Roma kijo demonstrar a los Kristianos ke los veros ijos de Israel son eyos i no los Djidiós, i por esto son mas enstruídos i entelijentes de los Djidiós, ke no se adelantaron kon la vinida del Hristós. Ansí dechizó de azer durante los días de Pésah un konfronto públiko kon el djidió mas entelijente de Roma, el Rabino Kapo, i disho ke si el Rabino no va saver responder a las tres demandas ke él va azer, todos los Djidiós de Roma van a ser aprezados. El Rabino Kapo de Roma, komo todas las personas muy entelijentes, se spantó muncho de la grande responsabilitá ke le kayó en parte i pensó ke, si va prezentarse él al konfronto, se va emosionar muncho i no va poder responder a las deman-

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Un jour le pape de Rome voulut démontrer aux chrétiens qu’ils sont les vrais fils d’Israël et non pas les Juifs, et que par conséquent ils sont plus instruits et plus intelligents que les Juifs qui n’ont pas progressé depuis la venue du Christ. Ainsi il décida d’organiser pendant la fête de Pessah une confrontation publique avec le Juif le plus intelligent de Rome, le grand rabbin, et il déclara que si le rabbin ne savait pas répondre aux trois questions qu’il allait poser, tous les Juifs de Rome seraient emprisonnés. Le grand rabbin de Rome, comme toutes les personnes très intelligentes, eut très peur de la grande responsabilité qui lui revenait et il pensa que, s’il se présentait à la dispute, il allait être très impressionné et qu’il ne pourrait pas répondre aux questions du pape.


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das del Papa. Pensó ke en un konfronto de esta forma la aparensia es mas emportante de la entelijensia i de las repuestas ke se dan, porké el Papa va apareser vistido de sus vistidos mas ermozos i él, a su konfronto va pareser un ombreziko meskino, i va pedrer antes de responder. Por esto el Rabino dechizó de mandar en su lugar el mas alto i el mas godro de los Djidiós de Roma, ke era el kasap 1. El kasap, ke no era muy enstruído, ma no se spantava de dinguno, achetó de ir al konfronto kon el Papa, i el Rabino lo vistió kon sus vistidos mijores i lo mandó en su lugar. Vino el día fiksado i el Papa, kon los mas grandes kardinales entorno a él, resivió al kasap vistido de rabino, kon todos los rabinos de Roma detrás de él. I empeso el konfronto. Por primera demanda el Papa kitó de l’aldukera una pertukal i se l’amostró al djidió. El Djidio no saviendo kualo responderle, se bushkó en las aldukeras, topó un pedaso de masá i se lo amostró al Papa. El Papa kedó muy empresionado de la repuesta. Por sigunda demanda el Papa le puntó el dedo en basho. El Djidió pensó un minuto i después avrió los dos brasos a sus dos lados. El Papa kedó ainda mas empresionado de la repuesta, i se le stava viendo la maraviya en la kara. Por tresera demanda el Papa puntó su dedo sovre el Djidió. El Djidió, sin pensar ni un minuto esta vez, le puntó kontra los dos dedos de la mano. El Papa, muy emosionado, lo aferró, lo abrasó i lo bezó i le disho : « Bravo ! Los Djidiós son mas entelijentes ke mozotros ! Meresen de ser líberos ! » El kasap, muy kontente i maraviyado, salió pishín afuera kon todos los rabinos, antes ke el Papá se arrepienta. Kuando salieron todos los Djidiós, los kardinales, ke no avían entendido nada, demandaron al Papa la sinyifikasión de esto todo, i él les esplikó : « Komo stash viendo, el djidió entendió lo ke vozós no entinditesh. La primera demanda era para provar si él es un inimigo del Kristianizmo.

Il se dit que dans une dispute de cette sorte, l’apparence est plus importante que l’intelligence et que le pape allait apparaître revêtu de ses plus beaux habits et que lui de son côté allait apparaître comme un homme misérable, et qu’ainsi il allait perdre avant même d’avoir répondu. Pour cette raison, le rabbin décida d’envoyer à sa place le plus grand et le plus costaud des Juifs de Rome qui était le boucher. Le boucher, qui n’était pas très instruit, mais qui n’avait peur de personne, accepta de se rendre à la confrontation avec le pape, et le rabbin le revêtit de ses meilleurs habits et l’envoya à sa place. Le jour venu, le pape entouré des plus hauts cardinaux reçut le boucher habillé en rabbin, avec tous les rabbins de Rome derrière lui. La dispute pouvait commencer. Comme première question, le pape sortit de la poche une orange et la montra au Juif. Celui-ci, ne sachant que répondre, fouilla dans ses poches, trouva un morceau de matza et le montra au pape. Le pape parut fort impressionné par la réponse. Comme deuxième question, le pape pointa le doigt vers le bas. Le Juif réfléchit une minute et ensuite fit le geste d’ouvrir les bras en grand. Le pape sembla encore plus impressionné par la réponse et l’étonnement se lut sur son visage. Comme troisième question, le pape pointa son doigt sur le Juif. Celui-ci, sans réfléchir un seul instant, pointa vers lui deux doigts de la main. Le pape, très ému, le saisit, le prit dans ses bras, et l’embrassa en lui disant : « Bravo ! Les Juifs sont plus intelligents que nous autres ! Ils méritent d’être libres ! » Le boucher, très content et surpris, sortit au plus vite avec tous les rabbins avant que le pape ne change d’avis. Quand tous les Juifs furent sortis, les cardinaux, qui n’avaient rien compris, demandèrent au pape la signification de tout ceci et il leur expliqua : « Comme vous l’avez vu, le Juif a compris ce que vous autres n’avez pas compris. La première question était faite pour voir s’il était un ennemi du christianisme. Je lui ai montré que la terre était ronde comme une orange, comme les ennemis de l’Église pensent

1. kasap (turc) : boucher.

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Le amostrí ke el mundo es redondo komo una pertukal, komo los inimigos de la Kilisia kreyen ke es, ma él me amostró ke es plat komo la masá, komo kreyemos mozotros. La sigunda demanda era para ver en ke konsiderasión los Djidiós tienen el Kristianizmo. Le amostrí ke su sentro es akí, en Roma, i él me amostró ke el Kristianizmo ya se spandió por el mundo entero. La tresera demanda era la mas onda. Le amostrí kon el dedo ke el Dio es uno, ma él djustamente me akodró ke son dos : el Padre i el Ijo, komo kreyemos mozós ! Todas las tres repuestas demonstran la entelijensa de los Djidiós i el respekto ke tienen por muestra relijión ! » Los kardinales, muy averguensados de no aver entindido, se kedaron kayados. Entremientres los rabinos afuera le demandaron al kasap : « Komo pudites salvarmos ? Kualo le respondites al Papa, ke tanto le agradó ? » D i s h o e l k a s a p  : «  Yo m i z m o s t o m uy maraviyado ke mis repuestas le agradaron. Por primera koza él me izo un afronto, en keriéndome envitar a komer kon él ; ma yo le amostri ke es Pésah i ke yo komo sólo kasher. No le abastó de azerme un afronto, i me menazó, diziéndome ke va tener a los Djidiós akí, en Roma, aprezados ; ma yo le respondí ke mozotros mos vamos a ir por todas las partes del mundo ! Kuando no le fue en dinguna manera, me kiría kitar un ojo ; ma yo le dishí ke le v’a kitar los dos ! Por esto parese ke se spantó i me abrasó i mos liberó ! »

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qu'elle est, mais il m’a montré qu’elle est plate comme le pain azyme, comme nous le croyons. La deuxième question était faite pour voir en quelle considération les Juifs tiennent le christianisme. Je lui ai montré que son centre est ici, à Rome, et il m’a montré que le christianisme s’est répandu dans le monde entier. La troisième question était la plus difficile. Je lui ai montré avec le doigt que Dieu est un, mais lui justement m’a rappelé qu’ils sont deux : le Père et le Fils, comme nous le croyons ! Ces trois réponses démontrent l’intelligence des Juifs et le respect qu’ils ont pour notre religion ! » Les cardinaux, tout honteux de n’avoir pas compris, se tinrent silencieux. Pendant ce temps, les rabbins au-dehors demandèrent au boucher : « Comment as-tu fait pour nous sauver ? Qu’as-tu répondu au pape qui lui a tellement plu ? » Le boucher dit : « Moi-même je suis très surpris que mes réponses lui aient plu. A la première, il m’a offensé en voulant m’inviter à manger avec lui ; mais je lui ai montré que c’est Pessah et que je mange seulement casher. Cela ne lui a pas suffit de m’offenser et il m’a menacé, en me disant qu’il allait tenir tous les Juifs emprisonnés ici, à Rome ; mais je lui ai répondu que nous allions aller aux quatre coins du monde ! Comme il n’arrivait à rien, il a voulu m’enlever un œil, mais je lui ai dit que j’allais lui enlever les deux ! A cause de ça, il a sans doute prit peur, m’a embrassé et nous a libérés ! »


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Siempre perdiz ?

Toujours de la perdrix ?

Kontado por Ester Arditi, 1958 (notado en el 1983) in Kuentos del folklor de la famiya djudeo-espanyola, Matilda Koen-Sarano. Kana éd. Jérusalem. 1986.

S

e konta ke, sikomo al rey de Fransia Lui Katorze le agradavan muncho las mujeres malgrado ke fuera kazado, un día el Kardinal vino a avlarle, para konvenserlo ke kalia ke se kontentara solo de su mujer, i ke deshara a las otras. El rey sintió sus palavras i en akel punto no le respondió, ma le disho ke tomava la okazión ke él avía vinido a toparlo, para kumvidarlo a un pranso a su meza a la semana de después. El Kardinal tomó muncho a plazer la envitasión del rey i lo rengrasió de la grande onor. Kuando vino el día del pranso, i el Kardinal se asentó a komer a la meza del rey, vido ke, komo primer plato, le trusheron perdiz asada ; komo sigundo, supa de perdiz ; komo tresero, perdiz en salsa ; komo kuarteno, perdiz inchida de arroz ; i ansina ansina asta la fin del pranso. El Kardinal komió sin dizir nada, ma kuando el rey le demandó : « Vuestra Eminensia, vos agradó la kumida ? », él le respondió : « Vuestra Majestad, la kumida ya estava muy buena, ma porké siempre perdiz ?  ». Se riyó el rey i le demandó : « I yo, porké kale ke me kontente siempre de la mizma mujer ? ». De akel día en delantre el Kardinal no se meskló mas en los amores del rey, i lo deshó komportarse komo kiría.

On raconte que le roi de France Louis XIV aimait beaucoup les aventures féminines, bien qu’il fût déjà marié. Un jour le cardinal vint lui parler afin de le convaincre de se contenter de sa femme et de laisser les autres tranquilles. Le roi l’écouta et ne lui répondit pas sur le moment mais saisit l’occasion de sa venue pour l’inviter à dîner une semaine plus tard. Le cardinal se réjouit beaucoup d’être invité par le roi et le remercia de l’honneur qu’il lui faisait. Lorsque le jour du dîner arriva, alors que le cardinal s’asseyait à la table du roi, il vit que l’on apportait comme premier plat du rôti de perdrix, comme deuxième plat, un bouillon de perdrix, comme troisième plat, de la perdrix en sauce, comme quatrième plat, de la perdrix farcie au riz et ainsi de suite jusqu’à la fin du repas. Le cardinal mangea sans rien dire mais quand le roi lui demanda : « Votre éminence, les plats vous ont-ils plu ? », il répondit : « Votre Majesté, la nourriture était très bonne, mais pourquoi toujours de la perdrix ? » Le roi rit et lui demanda : « Et moi, pourquoi devrais-je me contenter toujours de la même femme ? ». À compter de ce jour, le cardinal ne se mêla plus des amours du roi et le laissa se comporter selon son bon plaisir.

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Kontado por Zelda Ovadia en 2004. in Kuentos del Bel Para Abasho de Matilda Koen-Sarano. Gözlem Gazetecilik Basın ve Yayın A.Ş. Istanbul 2005.

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El pato

n ombre torna a kaza del echo a la tadre, le dize a la mujer : « A las diez tengo ke tornar al büró, para enkontrarme kon el direktor i un merkader ke va vinir de afuera ». « Bueno » le dize la mujer. Ma él está furiozo : « No abasta ke lavoro dodje oras al día, este patrón kere ke mos enkontremos la noche. Kere ke yo lavore asta tadre. No me kero ir ! ». La mujer lo kalma. Le dize : « Esto es tu lavoro. Tienes ke irte ! Va toma una dush, repózate un poko, i te vas ! ». El ombre entra al banyo yeno de alegría, diziendo entre sí : « Ke fasil ke fue de enganyarla ! ». Entremientres la mujer va i bushka en las aldikeras del marido, i topa un papeliko : « Mi amor, te aspero a las diez, i te estó aprontando un pato kon salsa blanka ». La mujer naturalmente entendío ke no avía dinguna sesión kon el direktor. Fue a la kamareta, se vistió una chemiz muy seksi, se fardó i se estiró enriva la kama, asperando ke el marido salga del banyo. El marido salió del banyo, vido a su mujer tan ermoza, estirada enriva la kama i se echó kon eya. I ya se konsolaron, i él se durmió. A las mueve i media de la noche la mujer lo desperta i le dize : « Pashá, alevanta, ke a las diez tienes randevú kon tu patron ! » El buen de sinyor s’alevanta, se viste i sale de kaza. Yega a la kaza de la namorada, ma está kansado. Le dize : « Estó muerto kansado. No tengo fuersa para nada ! ». Le dize la namorada : « Va ázete un banyo kaynte. Verás ke te vas a sintir mijor ! ». En lo ke él está en el banyo, eya, komo todas las mujeres, fue le skarvó las aldikeras i topó un papeliko ande avía eskrito : « El pato ya te lo embiyí ; la salsa blanka kedó en kaza. »

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Le canard

En rentrant un soir du travail, un homme dit à sa femme : « À dix heures ce soir, je dois retourner au bureau pour rencontrer le directeur et un marchand qui vient de loin. » « Bon. » lui dit la femme. Mais lui était dans tous ses états : « Ça ne suffit pas que je travaille douze heures par jour, ce patron veut me voir la nuit. Il veut que je travaille tellement tard. Je ne veux pas y aller ! » La femme le calme et lui dit : « C’est ton travail. Tu dois y aller ! Prends une douche, repose-toi un peu et vas-y ! » L’homme entra plein de joie dans la salle de bains en se disant : « Comme il a été facile de la tromper ! ». Pendant ce temps la femme va fouiller les poches du mari et trouve un petit mot : « Mon amour, je t’attends à dix heures. Je te prépare un canard à la sauce blanche. » La femme comprit bien sûr qu’il n’y avait aucune rencontre programmée avec le directeur. Elle alla dans la chambre, se revêtit d’une chemise très sexy, se maquilla et s’allongea sur le lit, en attendant que le mari sorte de la salle de bains. Le mari sortit de la salle de bains, vit sa femme si belle allongée sur le lit et coucha avec elle. Ils prirent du plaisir et il s’endormit. À neuf heures et demi de la nuit, la femme le réveilla et lui dit : « Pacha, lève-toi, tu as rendez-vous à dix heures avec ton patron ! ». Le bougre se leva, s’habilla et sortit de la maison. Il arriva chez son amoureuse, mais il était fatigué. Il lui dit : « Je suis mort de fatigue. Je n’ai plus la force de rien ! » L’amoureuse lui dit : « Vas prendre un bain chaud. Tu verras que tu te sentiras mieux ! » Pendant qu’il était au bain, elle, comme toutes les femmes, fouilla dans ses poches et trouva un petit mot où il était écrit : « Le canard je te l’ai envoyé, mais la sauce blanche est restée à la maison. »


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Marie-Christine Bornes Varol

Compte rendu de la quatrième conférence de Ucladino Chaque année l’association de Bryan Kirschen pour l’enseignement du judéo-espagnol organise au sein de la prestigieuse université de Californie à Los Angeles une conférence internationale qui réunit des étudiants de doctorat, des universitaires, des membres de l’atelier de judéoespagnol, des locuteurs natifs et des conférenciers étrangers invités. Le thème principal abordé cette année était « documenter le judéo-espagnol ». Parmi les universitaires, doctorants et post-doctorants, Julie Scolnik a parlé de l’adaptation à la modernité dans les journaux judéo-espagnols des États-Unis au tournant des XIXe et XXe siècles. Elle a présenté de nombreuses publicités en judéo-espagnol parues dans la presse dont notamment une pour le Pepsi-Cola ! Rosa Sanchez de Bâle, attachée pour deux ans à l’université de New York, a fait un intéressant parallèle entre les idéologies linguistiques telles qu’elles apparaissaient à la fois dans la presse judéo-espagnole et dans la presse espagnole de cette époque en en soulignant le parallélisme et les convergences. En dehors de rares positions en faveur du multilinguisme, on retrouve les préventions contre le judéo-espagnol et l’espagnol des Amériques comme « espagnol fautif » ou

« espagnol mal parlé ». Elle a mis en relief la figure d’un idéologue judéo-espagnol influent, devenu directeur du journal la Vara, Albert Lévy. Un peu plus tard, parlant de la traduction en anglais comme moyen de préservation de la culture et des textes judéo-espagnols, Emily Thompson de l’université de Washington a parlé des difficultés de traduire Un episodio en la Inquisición, d’Albert Lévy. Les extraits présentés montrent un exemple de ce judéo-espagnol « inventé » par les intellectuels voulant réformer la langue. Beaucoup de présentations envisageaient les recours pour préserver la culture une fois la langue disparue et quelques-unes les mesures éventuelles pour en garder sinon l’usage du moins la trace : Jennifer Gutierrez et Genecis Gaona de UCLA ont analysé l’identité sépharade d’Oshinika dans le film Novya ke te vea inspiré par l’œuvre de l’auteure mexicaine Rosa Nisan. Ioana Nechiti a présenté le chant et la musique comme une manière de préserver la culture au-delà de la langue, de gagner d’autres cercles d’amateurs de musique à la connaissance de cette communauté, de bâtir un pont entre les générations. Elle a étudié ce modèle dans plusieurs sociétés. Sarah B. Benor, qui enseigne à UCLA, a montré comment l’usage « postvernaculaire » 1 du judéo-espagnol

1. La notion de « postvernacularité » qui est revenue souvent dans les présentations a été développée par Jeffrey Shandler en 2008 à propos du yiddish après la Shoah dans son livre Adventures in Yiddishland Postvernacular Language and Culture. Le sens et la fonction de la langue deviennent symboliques, le discours sur la langue et ses symboles culturels remplace l’usage de la langue.

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La Vara Spanish-Jewish Weekly de New-York du 12 avril 1940. Volume XVIII. N°33.

2. Plus pour ce que les mots veulent dire mais pour ce que représente le fait qu’ils soient dits en judéoespagnol : noms des sections, banderoles, phrase ajoutée à l’hymne du camp, quelques mots du Birkat ha mazon, histoires de Djoha racontées en anglais. Les éléments en jeu sont le plaisir que procure le ladino, la fierté d’être judéoespagnol, un positionnement identitaire en contreidentification des Ashkénazes […] 3. www. savedbylanguage. com en anglais sous-titres en ladino. 4. Avner Pérez et Marie-Christine Bornes Varol étaient keynote speakers, conférenciers invités avec une conférence plénière au terme de chaque journée.

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dans un camp de jeunesse juive à Seattle permettait aux petits-enfants et arrière-petits enfants des Sépharades de garder un lien avec leurs Anciens 2. L’importance des mémoires et des témoignages mettant en jeu la langue était au centre du film documentaire Sauvé par la langue de Bryan Kirschen et Susanna Zarayski, consacré à Moris Albahari de Sarajevo 3. Il a échappé aux camps parce que l’un de ses professeurs, un ustachi, lui a dit de se sauver par le fond du wagon. Il a couru se réfugier auprès des troupes fascistes italiennes auxquelles il s’est adressé en judéo-espagnol et qui l’ont protégé. De façon tout à fait étonnante, Moris Albahari fait référence dans ce film à un kal de los mudos à Sarajevo où l’office était conduit en langue des signes. L’information mériterait d’être recoupée. Jessica Saldinger de Yale a présenté une comparaison de la situation du judéo-espagnol à Buenos

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Aires, en Israël et à Istanbul où elle a interrogé des activistes défendant la langue et la culture, d’où il ressortait que l’espagnol est venu à bout du judéoespagnol à Buenos Aires et qu’en Israël la revitalisation du judéo-espagnol s’est heurtée à celle de l’hébreu et à la mauvaise image de la diaspora. Elle considère à l’opposé comme réussie la défense du judéo-espagnol en Turquie. La restauration de la langue est un rêve, la transmission passe par des voies inattendues, il faut trouver d’autres rôles pour la langue. Plusieurs communications étaient axées sur la langue : les particularités du judéo-espagnol en Amérique (Molly Fitzmorris de l’université de Washington à Seattle), en Turquie et Bulgarie (Carolina Spiegel, Université de Bâle). La conférence de Marie-Christine Bornes Varol 4 portait sur la désorganisation du système verbal du judéo-espagnol à la fin du XIXe siècle


EL KANTONIKO DJUDYO |

en raison de la fascination des intellectuels juifs de l’Empire ottoman pour l’espagnol qu’ils découvraient principalement à l’écrit, dans les journaux, les livres, la correspondance. Ils se mettent alors à écrire dans un espagnol inventé à partir du judéo-espagnol qu’ils « corrigent » de manière fantaisiste, introduisant des formes erronées et contradictoires dans la conjugaison des verbes judéo-espagnols et le doute dans l’esprit des locuteurs. Une session était consacrée à la Haketiya. David Benhamu a montré les spécificités de la Haketiya de Melilla, territoire isolé où vivent 686 Juifs formant une communauté aussi soudée que fermée. Vanessa Paloma Elbaz a présenté son projet « KHOYA, les archives sonores du Maroc juif », qui vise à réunir dans une base de données consultable sur place 5 tous les documents sonores des Juifs du Maroc éparpillés dans de nombreux instituts, phonothèques, bibliothèques, musées, collections particulières, etc. afin que les Juifs qui sont encore au Maroc puissent les consulter et s’en nourrir, restant ainsi en lien avec leur héritage. La conférence plénière d’Avner Perez 500 anyos de livros i manuskritos en ladino était en judéoespagnol et présentait de nombreux ouvrages judéo-espagnols réunis à l’occasion d’une exposition dont l’étonnante version manuscrite en caractères hébraïques du XVIe siècle des célèbres Coplas a la muerte de su padre de Jorge Manrique (mort en 1479). Cette version sortie du carnet de poèmes d’un descendant d’expulsés montrait le goût pour les textes espagnols qu’ils avaient conservés. Les membres de l’atelier de judéo-espagnol ont présenté de brèves communications : Rose Benon et Rae Cohen ont présenté les traditions de mariage de Rhodes, Rachel Kocsis les souvenirs écrits en judéo-espagnol par son père sur sa jeunesse à Salonique, Elaine Lindheim d’une famille originaire d’Izmir a conservé les recettes apprises dans la cuisine de sa mère, Metin Samrano de Turquie a témoigné de ce qu’était pour lui cette langue de la maison, dont l’usage domestique était respecté ; « pas de turc à la

maison » lui disait sa sœur. Aron Hasson a parlé de la Peace and Progress Society de 1917 à partir des papiers (statuts, lettres) de ce club d’échanges d’idées et association de bienfaisance fondée aux USA par de très jeunes judéo-espagnols (la moyenne d’âge des membres était de 28 ans). De fait, les communautés judéo-espagnoles des États-Unis, même si elles comptent encore de nombreux locuteurs, se situent plus dans la défense des particularités culturelles des Judéo-espagnols que dans la transmission de la langue. Les membres plus âgés des communautés en déplorent la disparition mais ne font rien pour la transmettre. La communauté de Seattle avec ses quatre cents membres actifs est un contre-exemple, on y parle le judéo-espagnol, on l’enseigne et on tâche d’en transmettre des bribes ou des rudiments aux petits-enfants ou aux arrière-petits-enfants. Ce revival a certes ses limites mais il a l’avantage de conserver la fierté du groupe, le plaisir d’être ensemble, de connaître son histoire et de maintenir des réseaux de sociabilité et de solidarité. À Los Angeles, UCLadino s’efforce de faire la même chose et la présence de nombreuses jeunes chercheuses était aussi très encourageante. J’ai néanmoins souvent pensé, en écoutant les communications, au beau film de Chantal Akerman Histoires d'Amérique, dont le titre aurait pu être « Qu’est-ce qui reste quand on a tout oublié ? ». Eh bien, quelque chose quand même…

5. La question des droits d’auteur ne permet pas de les rendre accessibles en ligne.

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| PARA SINTIR

Para Sintir 1. No 5324 des Archives des traditions orales d’Israël, université de Haïfa, enregistré en 1963 par Dov Noy de Aaron Franco de Turquie.

2. Les romances enregistrés sont le plus souvent tronqués pour convenir au format du disque, perdant ainsi leur fonction narrative.

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An Early Twentieth-Century Sephardi Troubadour. The Historical Recordings of Haïm Effendi of Turkey. N° 21 de la Collection Anthology of Music Tradition in Israël. The Hebrew University of Jerusalem. Jewish Music Research Centre. 2008. Livret : Edwin Seroussi et Rivka Havassy. Recherches discographiques : Joel Bressler. Quatre disques et un livret. (CD 1 et 2 : chants liturgiques ; CD 3 et 4 : chants profanes)

Voici un coffret tout à fait exceptionnel qui enchantera tous ceux qui souhaitent découvrir les origines du chant judéo-espagnol à travers les enregistrements de la première véritable star moderne du genre : Haïm Effendi. En dépit de sa notoriété, on connaît relativement peu de chose de la vie de Haïm Effendi. Il est né Haïm Behar Menahem en 1853 à Edirne (Andrinople en grec) dans une famille active dans le commerce de la laine et il est décédé au Caire en 1938. Edirne est une ancienne capitale de l’Empire ottoman qui a abrité une importante communauté sépharade et une grande école de chantres ou maftirim. C’est dans cette ville que Haïm Effendi développera son art et passera la plus grande partie de sa vie malgré de fréquentes tournées et une installation à Alexandrie vers la fin de sa vie (1925-1935). Il est le père de six enfants (trois filles et trois garçons) qui émigreront aux États-Unis et en Israël. La tradition familiale conserve le souvenir d’une convocation du chanteur par le Sultan Abdul Hamid II qui fit craindre pour sa vie. À son retour, il dut composer un chant « La mintira de la muerte » pour rassurer ses amis. Le chant commence ainsi :

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Esta karta vos escrivo Por desirvos que esto vivo, Y por prueva que esto sano Vo la escrivo con mi mano. Cet épisode nourrit à son tour une légende plus ancienne, dont Haïm Effendi devient le héros 1. Le Sultan aurait convoqué Haïm Effendi le jour de Kippour et l’aurait sommé, sous peine de mort, de chanter en dépit de la prohibition religieuse. Placé devant ce dilemme, le chanteur interprète alors les selihot de Kippour d’une voix si émouvante que le Sultan l’absout et lui offre une bourse d’or. Bien qu’il ne soit pas un chantre professionnel, le répertoire de Haïm Effendi va du chant liturgique et para-liturgique à la musique profane judéo-espagnole. Il pratiquait le chant dans au moins quatre langues : hébreu, espagnol, turc et arabe et il est le premier à avoir enregistré des disques en judéo-espagnol à Istanbul. De 1907 à 1913, on recense plus de quatre-vingts enregistrements de chants profanes à son actif. Il est alors âgé d’une cinquantaine d’années et il a déjà une longue carrière de chanteur vedette dans les cafés-théâtres des métropoles de l’Empire : Edirne sa ville natale, Istanbul, Izmir, Salonique, Alexandrie, etc. Si les disques de Haïm Effendi sont les plus anciens enregistrements judéo-espagnols connus, ils ne sont pas pour autant le pur reflet de la tradition. La vie de Haïm Effendi a pour arrière-plan un monde ottoman en pleine transformation. Les communautés sépharades ont entamé, au milieu du XIXe siècle, à marche forcée, un processus de modernisation et de sécularisation. Le chant n’échappe pas à ces changements. Haïm Effendi est engagé dans l’industrie naissante du divertissement. Il choisit soigneusement son répertoire et écarte les registres considérés comme trop archaïques (les coplas para-liturgiques ou les romances 2) au profit des kantigas plus courtes, plus faciles à retenir et qui correspondent bien au format de la production phonographique. En cela il est déjà parfaitement moderne.


PARA SINTIR |

De très nombreux immigrants de Grèce, de Turquie, de Bulgarie vont emporter dans leurs bagages les enregistrements de Haïm Effendi et contribuer ainsi à leur diffusion dans l’exil. Ils vont marquer durablement non seulement les interprètes de sa génération mais aussi tous ceux qui vont le suivre en définissant des standards du répertoire judéo-espagnol moderne. Haïm Effendi est non seulement interprète mais aussi adaptateur et compositeur. Selon l’habitude de l’époque, il reprend des airs turcs, grecs, arméniens, français qu’il habille de textes judéo-espagnols selon le goût de son auditoire. Il emprunte également à des chanteurs espagnols en tournée en Orient comme « A la una nasi yo » dont il va faire un standard incontournable du répertoire judéo-espagnol. « A la una nasi yo » a pour origine un air populaire andalou 3 qui évoque les différents âges de la vie. Haïm Effendi l’a probablement découvert lors de la venue d’un chanteur espagnol et adapté avec des ornementations typiquement turques. Sa version est l’une des plus complètes que l’on connaisse et elle est très proche de l’original ibérique dont elle conserve intacte la seconde strophe a las dos me baptizaron [CD3 plage 1]. Parmi les autres thèmes interprétés par Haïm Effendi et issus du répertoire espagnol figure le chant célèbre « La Palomba/ Kuando salí de la Habana » [CD 3 plage 11] œuvre du compositeur espagnol Sebastián de Iradier y Salaverri (1809-1865). Dans la version de Haïm Effendi, une strophe mentionnant la bénédiction du haham sur les mariés « séphardise » l’original. L’exemple le plus étonnant de cette influence du répertoire espagnol contemporain sur le monde sépharade est le chant flamenco « El guitarrista » [CD 4 plage 7] qui est interprété par Haïm Effendi avec les mélismes typiques du flamenco et en prononçant la jota espagnole (mujer, ojos). Le dernier couplet Yo m’enamori del aire/del aire de una mujer a ensuite été réemployé à l’ouverture du chant El enamorado enganyado. Parmi les thèmes les plus connus on remarquera « Arvoles yoran por luvias » [CD 3 plage 9] dont la

source se trouve dans la poésie grecque folklorique. La version de Haïm Effendi ne comporte pas encore les vers célèbres Torno y digo/Ke va ser de mi/En tierras ajenas/yo me vo murir qui accompagneront les Juifs dans les camps de la mort, mais une chute en turc qui est tombée dans l’oubli. Les chants de mariage et du cycle de la vie sont représentés par « La novia galana » [CD 4 plage 14] et la copla « El parto feliz » [CD 4 plage 12] qui accompagne habituellement le rituel de la circoncision. Ce sont bien sûr les premiers enregistrements connus de ces chants. Si Haïm Effendi a enregistré beaucoup d’œuvres classiques du répertoire, d’autres chants ne nous sont connus que grâce à son interprétation comme le şarki « Muero yo de amor » [CD 3 plage 3], « Bulisa, Bulisa » [CD 4 plage 2] ou encore ce chant déplorant les rigueurs du service militaire (obligatoire pour les Juifs turcs à compter de 1908) « Malandanzas del asker » [CD 3 plage 18] : Avre los ojos y mira Lo ke vino al mundo. El ijo ya se hue al asker, Yo va salir del mundo Avre la puerta del kovush, Te besaré la kara, Ke se l’asente a mi papa Ke esto en la karavana. Kuando me dieron kalzados, Kalzados de ingleses, De tanto azer manovras Ya me erguelen los pieses.

3. Cf. Moshe Attias Concionero Judeo-Español Centro de estudios sobre el judaísmo de Salónica, Jérusalem 1972. Dans cette étude, Moshe Attias donne comme source de cette kantiga deux chants andalous relevés par Francisco Rodriguez Marín dans Cantos populares Españoles, Tome IV, Seville. 1883 et qui sont complétés par quelques strophes de liaison dans la version judéoespagnole. 4. Nous n'avons pas suivi ici le système hispanique de transcription des textes.

Madre mia, mi kirida De ke travas dolores ? Ke non lo veas a tu ijo Kemando en las soles. 4 Les deux disques consacrés au répertoire liturgique offrent de leur côté un large aperçu du rite

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| PARA SINTIR / MELDAR

sépharade ottoman largement méconnu. Bien sûr, quels que soient les soins techniques apportés, les enregistrements historiques souffrent de limites évidentes : son monophonique, parasites et grésillements persistants, ce qui requiert une certaine indulgence compensée par l’intérêt historique et culturel. On saluera la très grande attention apportée à la réalisation de ce coffret qui doit tout à la patience et à l’exigence du travail universitaire. Outre la remarquable introduction, chaque chant est accompagné de sa transcription et d’un commentaire retraçant brièvement son origine lorsqu’elle est connue, son mode ornemental et les autres versions recensées. Mais ce coffret n’aurait sans doute pas vu le jour sans le travail solitaire et passionné d’un « amateur éclairé », Joël Bressler, qui a patiemment localisé, collecté et archivé les enregistrements de Haïm Effendi – et de bien d’autres chanteurs sépharades – avant d’en faire largement profiter la recherche. FA

Para Meldar La boz de Bulgaria Vol. 1 Michael StudemundHalévy Gaëlle Collin

Bukyeto de tekstos en lingua sefardi – Livro de lektura para estudyantes : Teatro Colección Fuente Clara – Estudios de cultura sefardí. Barcelone, juin 2014.

Michel Studemund-Halévy, docteur ès lettres travaillant à l’Institut für die Geschichte der deutschen Juden à Hambourg, a créé à Sofia une université d’été dans le cadre de laquelle il publie ce corpus de textes en tant qu’anthologie à l’usage des participants à ladite université. Cette

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collection qui devrait comprendre trois volumes à parution annuelle a pour objectif de traiter de l’histoire, de la langue, de la littérature, du folklore et de la religion des Juifs bulgares. Elle s’ouvre sur un recueil de pièces de théâtre en judéo-espagnol. Selon l’auteur, le théâtre sépharade apparaît dans la seconde moitié du XIX e  siècle. Tout d’abord il agrémente certaines fêtes religieuses. Par la suite sa vocation didactique se précise dans la mesure où il est joué dans les écoles ou dans le cadre d’associations littéraires ou de bienfaisance. C’est évidemment dans les grandes villes de l’Empire ottoman qu’il se développe sous l’influence de la Haskala puis, notamment en Bulgarie, du mouvement de modernisation et d’occidentalisation accompagnant la libération nationale de l’emprise ottomane puis l’institution de la nouvelle monarchie (l’indépendance de la Bulgarie sous l’égide de Ferdinand de SaxeCobourg-Gotha n’est proclamée qu’en 1908). Les pièces de théâtre sont tout d’abord publiées dans les journaux, sous forme de feuilleton. Nombre d’entre elles ne sont pas destinées à être présentées sur scène. En premier lieu, elles concernent la vie juive. Lorsqu’elles sont jouées, elles sont interprétées par des acteurs du crû devant une audience sépharade. Les auteurs sont variés : aux poètes et écrivains de talent, viendront se joindre des rabbins, des professeurs, des intellectuels locaux, voire des journalistes juifs bulgares. Les emprunts au théâtre étranger sont multiples. Les thèmes sont puisés chez Racine, Courteline, dans le théâtre yiddish ou allemand (Sholem Alechem, Hugo von Hofmannsthal…). Outre ces traductions, il existe une production originale basée sur l’histoire juive, locale et nationale. Avec le développement du mouvement sioniste, par exemple, nombre d’œuvres s’inspirent de l’histoire biblique, incarnation même de l’identité juive et de la renaissance de l’État pensé par Herzl. Parallèlement au judéo-espagnol des Juifs bulgares sont également utilisés l’hébreu et le français. Ce premier volume est le fruit d’un travail de dix ans effectué par les deux auteurs en Bulga-


PARA MELDAR |

rie et en Israël sur des textes judéo-espagnols écrits pour certains au moyen de l’alphabet latin, ce qui a leur permis d’établir la prononciation traditionnelle. Ce « bouquet » (bukyeto/anthologie) comprend six pièces traduites le cas échéant en judéo-espagnol. Trois ont été publiées sous forme de livres – La diplomasia feminina inspirée de la comédie de mœurs très en vogue alors en Europe occidentale (Sofia, 1901, alphabet rachi, original français d’Émile Juillard), Dreyfus drame historique basé sur l’Affaire, couronné par une scène finale assez surprenante dite « Apothéose de Dreyfus » (Sofia, 1902, alphabet rachi, original judéo-espagnol de Jacques Loria), Neshef Purim saynète liée à l’histoire d’Esther (Kazanlık, 1909, alphabet rachi, original hébreu de Mordehay Mones Monassowitz). Deux ont paru dans des revues juives – Las tres jenerasyones soulignant l’évolution des mentalités dans la communauté juive, de l’acceptation du sort à la rébellion (Plovdiv, 1905, alphabet rachi, original allemand de Ben Ir), Desparcidos i dispersados abordant également le conf lit générationnel (Varna, 1925-1926, alphabet rachi, original yiddish de Sholem Alechem). Deux existent sous forme de manuscrits – El amor victorioso comédie où, à la manière de Molière, la servante madrée redresse une situation dramatique et sauve sa maîtresse d’un mariage non souhaité (Shumen, 1924, alphabet latin, original judéo-espagnol de Rafael Farin), et Desparcidos i dispersados. La diversité des origines et des thèmes de ces œuvres nous permet d’apprécier l’ouverture de la communauté juive bulgare au monde extérieur, durant la période couverte par cet ouvrage. Toutefois il est intéressant de noter que du fait qu’elle pratique essentiellement le judéo-espagnol, elle ne participe guère à la vie littéraire nationale de langue bulgare jusqu’à la Première Guerre mondiale. [Voir The Jewish Contribution to Bulgarian Littérature in Encyclopaedia Judaica, article Bulgaria]. Cette ouverture se manifeste également dans les autres pays balkaniques et s’explique par le fait que l’Empire ottoman, « l’homme malade

de l'Europe », vit ses dernières années sous la pression des grandes puissances qui convoitent des territoires qu’elles tentent de soumettre à leur influence si ce n’est à leur domination. Ce recueil révèle également un auteur – Rafael Farin de Shumen – injustement méconnu en dépit des œuvres qu’il a produites. Écrivain polyglotte, traducteur de l’allemand, directeur artistique et collaborateur de la revue HaShofar, il a laissé de l’effervescence culturelle de sa communauté un témoignage qui mérite l’attention de tout judéohispanophone. Ce premier volume est complété par un glossaire judéo-espagnol/espagnol qui facilite la lecture des pièces et nous éclaire sur les spécificités de la langue extrêmement composite utilisée par les communautés bulgares. Bernard Pierron

Ma vie pour le judéo-espagnol. La langue de ma mère.

Haïm Vidal Sephiha. Entretien avec Dominique Vidal. Édition Le Bord de l’eau. Collection Judaïsme dirigée par Antoine Spire. Février 2015. ISBN : 978-2-35687-3736

Plus que d’un livre de mémoires, il est question ici d’une longue confession qu’un fils compréhensif encourage avec intelligence. Du parcours de Haïm Vidal Sephiha, de sa jeunesse bruxelloise, de sa déportation à Auschwitz en 1943, de son engagement universitaire et associatif en faveur du judéo-espagnol, beaucoup de choses ont été dites et écrites. Ce qui l’est généralement moins, ce sont les soubassements de cet engagement avec leurs ombres et leurs lumières. En ce sens, Ma vie pour le judéo-espagnol éclaire d’un jour nouveau ce que nous pensions déjà connaître. Il faut saluer

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| PARA MELDAR

Haïm Vidal Sephiha et son fils Dominique à Paris 1960.

1. Ainsi, au détour d’une question, un déroutant : Les grands prêtres de la « religion de la Shoah » (p. 148) que ne démentiraient pas certains négationnistes…

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ici le courage d’un homme parvenu au soir de sa vie et qui accepte de dévoiler d’une façon peu commune sa vie intime jusque dans ses ultimes retranchements au camp d’Auschwitz. Parfois un malaise nous saisit devant ce dévoilement d’un père par son fils. Cette rupture symbolique d’un interdit fondamental du judaïsme est sans doute ce qui rend ce livre si poignant par moments. Haïm Vidal Sephiha a en effet tout abandonné pour se consacrer à l’étude du judéo-espagnol : son épouse et son fils à peine né, une famille bien considérée, le confort d’une vie matérielle assurée. Seul un extraordinaire appétit d’études, frustré par la déportation, peut expliquer cette rupture au mépris des conventions. Il y a aussi l’appel des siens : son père mort à Dachau et sa mère adorée revenue des camps mais qui décède d’un cancer quelques années plus tard. Aucune famille de substitution – et encore moins celle d’Israélites alsaciens refoulant leur judaïté – ne peut compenser cette absence. Seule l’étude de la langue judéoespagnole, la langue de sa mère, abordée dans toutes ses composantes, lui permet de prolonger un lien intime avec celle-ci. Plus tard, les ateliers

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de Vidas Largas serviront de thérapeutique de groupe à tous ceux qui pouvaient se sentir orphelins de leur langue et de leur culture. Chez Haïm Vidal Sephiha, l’engagement personnel est indissociable du travail de chercheur, au risque parfois de donner un tour incandescent à cette recherche et à ses résultats. De sa vie au camp d’Auschwitz, où il arrive à 19 ans en septembre 1943 après un séjour de quelques mois à la caserne de Malines à Bruxelles, Haïm Vidal Sephiha ne dissimule rien. Dans cet univers où toutes les règles morales sont anéanties, seuls une extraordinaire énergie vitale, l’art de la débrouille, de « s’organiser » dans la langue des déportés et une chance extraordinaire permettent de survivre. Parmi ces chances, au milieu de l’inhumanité générale, Haïm Vidal Sephiha est secouru dans un moment critique par un Juif russe, le docteur Lubitch, « le seul regard vraiment humain que j’ai croisé à Auschwitz », qui en deux jours parvient à enrayer un début de pleurésie avec le peu de moyens dont il dispose. On appréciera particulièrement le chapitre consacré à l’enfance bruxelloise, portrait d’une communauté et d’une famille judéo-espagnole, parmi tant d’autres certes, mais qui prend vie par touches successives. Une famille nombreuse composée de cinq frères et sœurs qui épuisent leur mère, une activité de réparateur de tapis qui assure un train de vie modeste, une vie religieuse fluctuant au gré des difficultés endurées mais, en dépit de tout, une ambiance très gaie et affectueuse. Le livre se clôt par une réflexion sur les mille et une facettes du destin juif. On regrettera au passage quelques formules à l’emporte-pièce glissées par Dominique Vidal au fil de la conversation 1 et un parti pris anti-sioniste souvent intempestif. Ces quelques réserves ne doivent pas faire oublier l’essentiel : un livre courageux, captivant et une touchante leçon de vie. FA


Las komidas de las nonas

ROSQUITAS SALTEADAS Recette du Maroc espagnol de Gladys Pimienta relevée en 1993

Masa – 3 guevos – 3 kucharas de azeyte – 250 gramos de arina 1. Se batean los guevos. 2. Se adjusta la azeyte, i después a poko a poko la arina, asta ke se aga una masa bastante blanda. 3. Se finye bien. 4. Kon las manos enfarinadas se van formando roskitas. 5. Se meten en tifsín yagleado i pasado de arina. 6. Se kozen a orno a kalor fuerte, por kaje 1/2 ora. Sirop – 200 gramos de asúkar – un poko de agua 1. Se azen buyir endjuntos la asúkar i la agua. 2. Kuando el sirop se izo speso, se echan adientro todas las roskitas endjuntos. 3. Se azen saltar rapidamente adientro la oya, asta ke se enbuelven todas de asúkar, i empesan a emblankeser. 4. Se kitan del sirop. 5. Se separan i se deshan sekar.

Pâte – 3 œufs – 3 cuillères d'huile – 250 grammes de farine 1. Battre les œufs. 2. Ajouter l'huile puis, petit à petit, la farine jusqu'à former une pâte assez souple. 3. Pétrir soigneusement. 4. Avec les mains enfarinées, former les roskitas (en forme de bracelets). 5. Disposer dans un plat préalablement huilé et fariné. 6. Cuire à feu vif pendant près d'une demi-heure.

Sirop – 200 grammes de sucre – un peu d'eau 1. Faire bouillir ensemble le sucre et l'eau. 2. Quand le sirop épaissit, verser dedans l'ensemble des roskitas. 3. Les faire sauter rapidement à la poêle jusqu'à ce qu'elles soient toutes enrobées de sucre et commencent à blanchir. 4. Retirer du sirop. 5. Les séparer et les laisser sécher. In Gizar kon gozo de Matilda Koén-Sarano en collaboration avec Liora Kelman. Editorial S. Zack. Jérusalem. Israël. 2010.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, Fernando Arrechea, François Azar, Marie-Christine Bornes Varol, Corinne Deunailles, Anne-Marie Faraggi Rychner, Matilda Koen-Sarano, Jenny Laneurie Fresco, Victor Martinez Paton, Bernard Pierron, Ida SimonBarouh. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture David (à gauche) et Jacques (à droite) Barouh, Tel Aviv, à leur arrivée en Palestine. David a été tué lors de la guerre d’indépendance en 1948. Au dos de la photo on lit : 18/11/1945 Esto es souvenir para mi padre i mi madre. En eskarinyando de mozoz miraj ala foto i voz se amengua(ra) vuestro eskarinyo. Jacques et David Barouh. [Ceci est un souvenir pour mon père et ma mère. Si vous êtes en manque de nous, regardez la photo et votre peine s'estompera]. Photo collection privée. Famille Barouh. Impression Caen Repro ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif Maison des Associations Boîte n° 6 38 boulevard Henri IV 75 004 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030 Juillet 2015 Tirage : 1100 exemplaires

Aki Estamos, Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien


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