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| O CTOBRE, NOVEMBRE,

DECEMBRE 2021 Tichri, Hechvan, Kislev, Tevet 5782

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

01 H ommage à

Norma Anav — ROSIE PINHASDELPUECH

03 H ommage à

Daniel Farhi — GABRIEL FAHRI

07 E lle s’appelait Maria

— DANIEL FAHRI

07 L a naissance d’un rite

— DANIEL FAHRI ET ALAIN DE TOLEDO

11 L e jeu de la

Tombola à Balat (Istanbul) entre les deux guerres — MARIECHRISTINE VAROL

26 C hronique

de la famille Arié de Samokov (suite)

37 P ara meldar

— FRANÇOIS AZAR, BRIGITTE PESKINE

43 C onversation

entre David BenbassatBenby et Moïse Abinun

SUPPLÉMENT

La Niuz


L'édito Hommages

Ce numéro rend hommage à quatre personnalités qui ont marqué de leur empreinte notre communauté judéo-espagnole. Vital Eliakim, tout d’abord, membre fondateur avec son épouse Madeleine de l’association Aki Estamos dont nous publions les souvenirs de jeunesse : ceux d’un juif salonicien élevé dans une famille aimante et cultivée avant que la tragédie ne s’abatte sur elle. Le parcours de Vital est un bel exemple de la résilience si souvent évoquée aujourd’hui, mais si difficile à atteindre. Son intelligence, sa curiosité toujours en éveil n'avaient d'égales que sa bienveillance à l’égard de chacun. Il eut le bonheur de fonder avec Madeleine une belle famille et de transmettre à travers elle sa culture juive et méditerranéenne. Rosie Pinhas-Delpuech évoque un tout autre destin : celui de Norma Anav, une femme stambouliote qui sut s’émanciper des pesanteurs de la tradition et tracer sa propre route avec courage et détermination. Dans les années 1950, Norma ouvrait la voie à d’autres candidat(e)s à l’émigration et à l’émancipation. Que dire du destin du rabbin Daniel Farhi si ce n’est qu’il est semblable à celui des descendants de tant de familles judéoespagnoles arrivées de Turquie, de Grèce ou de Bulgarie dans l’entre-deux-guerres, et qui, après s’être fait difficilement une place en France, ont vu leur sort basculer durant la Seconde Guerre mondiale. Mais Daniel Farhi c’est aussi l’exception : celle d’un rabbin parvenu à la tête d’une grande communauté et qui remit en cause sa situation pour engager un combat militant aux côtés

de Serge et Beate Klarsfeld. On a tendance à oublier ce que ce combat avait de dérangeant dans les années 1970… et il l’est toujours si l’on veut bien considérer l’acharnement de certains à gommer la responsabilité de Vichy dans la déportation des Juifs de France. Enfin il y a un an disparaissait notre amie Brigitte Peskine, romancière, scénariste et éminente collaboratrice de la Lettre Sépharade et de Kaminando i Avlando. Nous sommes heureux de lui rendre hommage en republiant sa recension toute personnelle du livre de Moïse Abinun Les lumières de Sarajevo. Que l’on veuille bien considérer ces fortes personnalités non pas seulement avec tristesse et nostalgie, mais comme des sources d’inspiration. Elles nous disent l’important en même temps que l’accessoire, les choix à faire qui ne sont inscrits ni dans les livres ni dans les familles mais naissent d’une impulsion librement ressentie. Nous abordons aussi dans ce numéro grâce à Marie-Christine Varol un thème plus léger et divertissant : la tombola pratiquée dans l’entre-deux-guerres à Istanbul et avec laquelle nous renouons régulièrement à Paris. L’appel des numéros en constitue le clou à la fois pittoresque et cryptique. Enfin c’est avec joie que nous renouons avec notre programme d’activités La Niuz. Un programme dense et qui a connu un très beau départ à l’Alhambra le 10 octobre dernier lors du concert de Dafné Kritharas devant près de cinq cents spectateurs. Anyada buena ke tengash kon muncha alegriya i salud kumplida.


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Norma Anav, une femme libre C’est une image fugitive déposée au fond de ma mémoire. La mort de Norma l’a fait remonter à la surface. Vivace, polychrome, avec des couleurs très vives. En revanche, il m’est difficile de la dater : entre la fin des années cinquante et le début des années soixante du XX e  siècle. Les années Hollywood, Dean Martin, chewing-gum, talons aiguille et jupe étroite. Nous sommes à Istanbul, sur le pont du bateau qui va aux îles des Princes et c’est là que je la vois, appuyée au bastingage, presque comme dans un film. Elle est avec Klara Perahya  1 qui la présente à ma mère. « Je te présente Norma Anav, ma grande amie, elle travaille à New York, elle est venue en vacances. » Pour ceux qui l’ont bien connue, Norma a peu changé au fil du temps, son visage est à l’époque comme il était jusqu’à il n’y a pas longtemps. Nez en trompette, lèvres charnues peintes en rouge vif, cheveux courts au vent. Mais le style et la silhouette portent la marque de l’Amérique qui a gagné la guerre : un corsage au grand décolleté V devant et dans le dos, jupe moulante, sandales, un petit carré gavroche autour du cou et surtout l’allure, un brin rebelle, un brin je suis comme je suis, je suis faite comme ça. Dans l’Istanbul de ces années-là, pas une seule femme qui lui ressemble. Elle fait penser aux jeunes femmes américaines émancipées des années cinquante-soixante, dans le magazine Vogue de l’époque. C’est la raison pour laquelle l’image s’est gravée en moi, une image d’Amérique, de liberté, d’indépendance. Travaille-t-elle à l’ONU ou à l’OTAN, je ne me souviens plus, mais elle gagne sa vie en dollars et

vit seule à New York. Quelle audace. Du haut de mes dix à douze ans, je suis fascinée, subjuguée par le surgissement de ce personnage moderne, célibataire, décomplexé, si différent des mères replètes de la bourgeoisie juive stambouliote. Environ vingt-cinq ans plus tard, 1984. Mes parents sont installés à Paris, Norma aussi. Ils se voient de temps en temps. Elle a fait une belle carrière dans ce qu’on appellerait dans le jargon d’aujourd’hui, « l’événementiel » dans les instances internationales. Elle sait organiser des congrès de grande envergure, de haut vol. Elle a pris sa retraite de Framatome et se consacre désormais à plein temps à des activités communautaires : B’nei Brith, Coopération féminine, Unesco. Elle sait y faire. Elle aurait pu se perdre dans les arcanes des institutions internationales,

1. Cf. L’hommage à Klara Perahya « Une grande dame dans une petite robe noire » Kaminando i Avlando n° 25 janvier 2018.

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Paris une femme d’action infatigable. Organisatrice, tenace, soucieuse en permanence de promouvoir, de faire se rencontrer, de faire réfléchir en mettant ensemble des gens de bonne volonté. Norma a évolué dans un monde bourgeois et privilégié, au milieu de couples de notables. Je ne connais pas de femme célibataire de son époque qui ait assumé aussi pleinement son choix de solitude active, avec élégance et une touche d’insolence, de provocation. Devant son cercueil, nous avons appris par la bouche de David Perahya, fils de Klara, qu’elle a été pour lui une marraine, une mère. David a fait ses études à Lyon, puis à Paris. C’était des années difficiles pour nous tous, seuls dans des chambres, loin de nos parents, avec un budget limité et un pays pas toujours très accueillant pour les étrangers, fussent-ils étudiants. Norma faisait la cuisine pour David tous les dimanches. Elle le nourrissait dans tous les sens du terme. Proche des jeunes avec aisance et facilité. Norma Anav, femme, juive, libre, indépendante. Bénie soit sa mémoire.

Klara Angel (à gauche) et Norma Anav (à droite) avec David et Lina, les enfants de David et Elsa Perahya. Taksim. Istanbul. 1948. Archives : familles Perahya et Beckman.

mais elle n’a pas perdu le nord. Et le nord, c’était son père, un homme pratiquant, professeur d’hébreu pour jeunes adolescents qu’il préparait à la bar-mitzvah. Et c’était aussi, par grande proximité amicale, le judaïsme communautaire de Klara et Eli Perahya dont elle accompagne le parcours. Les deux femmes, Norma et Klara, incarnent sur des plans différents des femmes juives qui pensent et agissent dans leur pays et en Europe. Elles sont nombreuses et encore anonymes, ces femmes qui se sont données à fond à la promotion d’un judaïsme ouvert sur le monde, multiple, comme l’était celui d’Istanbul d’où elles venaient, d’où je viens. En 1984, de retour d’Israël à Paris, la communauté juive m’était étrangère, je n’y connaissais personne. Norma m’a prise par la main et m’y a introduite. Elle a été ma marraine à la B’nei Brith, une tradition familiale. C’est une dette dont je la remercie ici en saluant sa mémoire. J’ai découvert à

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Rosie Pinhas-Delpuech Paris, août 2021


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Hommage à Daniel Farhi C’est avec beaucoup d’émotion et de tristesse que nous avons appris le décès du rabbin Daniel Farhi. Pour beaucoup d’entre nous, il était simplement Daniel, l’un des nôtres, l’un de ceux dont nous étions à la fois fiers et proches, ce qui va de pair avec la simplicité et l’affection qu’il affichait à l’égard de chacun. Daniel était né le 18 novembre 1941 au sein d’une famille judéo-espagnole originaire d’Izmir en Turquie. Son père Samuel Farhi était arrivé en 1922 à Paris et sa mère, Estreya, une dizaine d’années plus tard. Ils se sont mariés peu après leur rencontre en 1932. Comme beaucoup d’émigrés sépharades, Samuel Farhi travaillait dans le Sentier comme représentant en textile. Un travail qui rapportait peu et exigeait beaucoup de sacrifices. Durant la Seconde Guerre mondiale, Daniel Farhi, âgé de deux ans, et sa petite sœur, âgée de sept mois, ont été recueillis et protégés par une famille protestante de Besançon, les Allenbach avec qui les liens persisteront bien au-delà de la guerre. Deux sœurs aînées seront pour leur part placées dans une ferme à Champigny-sur-Yonne. Leur père échappera de peu à la déportation, en s’enfuyant par un escalier de service. Lors de la course-poursuite avec les miliciens venus l’arrêter, il sera atteint de deux balles à la cuisse. Comme beaucoup de familles marquées par les épreuves, celle de Daniel Farhi optera aprèsguerre pour le silence et la discrétion sans pour autant renoncer aux rituels juifs. Bien qu’il ait fréquenté lors des fêtes, la synagogue sépharade de la rue Saint-Lazare, c’est au talmud-torah de la rue Copernic qu’il prépare sa bar-mitzvah et découvre dans les années 1950, le judaïsme réformé. Il y rencontre deux personnalités d’une

grande élévation : le rabbin André Zaoui et le hazan Émile Kaçmann qui présideront à sa vocation. Reprenons ici ce qu’il en disait dans l’une de ses lettres hebdomadaires : « J’aimais particulièrement les offices du shabbath auxquels je participais assidûment. […] ces prières étaient magnifiques et provoquaient mon enthousiasme. J’y prenais ma part en chantant de tout mon cœur avec l’assemblée. Le sermon du rabbin était un grand moment d’élévation et d’inspiration qui se terminait par la bénédiction sacerdotale qu’il nous transmettait les bras étendus tenant son taleth comme pour nous protéger. » Il reçoit la smikha, l’ordination rabbinique, en 1966 à l’âge de vingt-cinq ans. De 1967 à 1977, il sera le rabbin de l’Union libérale israélite de France (ULIF), succédant ainsi au rabbin André

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Haim Vidal Sephiha et le rabbin Farhi. Paris. 1984. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Coll. H. V. Sephiha.

Zaoui. Il aurait pu se contenter de ce rôle à la tête d’une synagogue fort ancienne et prestigieuse. Mais Daniel Farhi était aussi le fils d’une communauté marquée par l’épreuve des déportations. La rencontre avec Serge et Beate Klarsfeld sera déterminante dans son parcours. Un sentiment de révolte les anime devant la négation des responsabilités et le confort de l’oubli. Le rabbin se double alors d’un militant de la mémoire dont l’engagement sans réserve ne sera pas du goût de tous. En 1977, il quitte l’ULIF et avec Roger Benarrosh, Colette Kessler et une poignée de fidèles, il crée le Mouvement juif libéral de France (MJLF). Cette communauté prend véritablement son essor avec l’inauguration de son centre communautaire à Beaugrenelle en juin 1981. Daniel Farhi en devient naturellement le premier rabbin et il fonde la même année, une revue appelée à un grand avenir : « Tenou’a – le Mouvement ». Lorsque Serge Klarsfeld publie en 1978 la première édition de son Mémorial de la déportation des Juifs de France, Daniel aura l’idée d’une lecture publique et continue des noms des déportés durant 24 heures. La lecture débute dans la rue, à proximité du Vel d’Hiv, dans des conditions

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proches de l’anonymat, avant de connaître un grand retentissement. Il en fait le récit dans les pages qui suivent. Les dernières années de sa vie auront été marquées par des épreuves, mais aussi par des retrouvailles intenses avec le monde judéoespagnol. Il y pratique avec plaisir la langue de ses parents et grands-parents et surtout y est entouré par des amis fidèles. Le 1er janvier 2012, il est promu officier de la Légion d’honneur, un titre qu’il accueille avec une légitime fierté et dont les insignes lui seront remis par Serge Klarsfeld au cours d’une cérémonie au Mémorial de la Shoah. Un signe que le combat entamé dans les années 1970 dans l’indifférence, si ce n’est l’opprobre, était enfin reconnu. Mais de Daniel nous voudrons peut-être garder en mémoire une présence plus intime, plus personnelle. Celle qu’évoque son fils Gabriel, également rabbin, lors des obsèques de son père. Enfin la voix de Daniel lui-même, nous confiant l’histoire de Maria, l’une des lumières de son enfance, avant que son destin se mue en chagrin. Que sa mémoire nous accompagne encore longtemps. Mallahim ke le akompanyen.


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Rabbin Gabriel Farhi

Élégie du rabbin Gabriel Farhi Mon papa, notre papa, Depuis quelques mois en accompagnant, souvent en ce lieu des familles dans le deuil, je redoutais le moment où je me tiendrai devant ton cercueil. Mais il me faut parler, au nom de tes trois enfants. David t’a écrit une lettre poignante le 11 août alors qu’il était de retour aux États-Unis après avoir passé plusieurs jours à tes côtés et pour entourer notre chère maman. Déborah s’en est faite la lectrice émue. Déborah que vous aviez rejointe à Nice depuis plusieurs années pour vous y installer voyant avec satisfaction l’avancement de la construction de votre appartement. Jusqu’à il y a quelques jours, tu étais profondément dans la vie, convaincu que tu marcherais de nouveau, refusant certains plats ou collations en dehors des repas pour perdre un peu de poids, nous disaistu, et pouvoir être plus efficace dans tes séances de kinésithérapie. Nous savions que cet espoir était au-dessus de tes forces et de tes capacités, mais nous feignions face à toi de l’ignorer. Nous n’avons rien dit non plus il y a trois semaines, je crois, lorsque tu nous as affirmé, en notre absence, t’être levé de ton lit et avoir pris le bus. Cela ne pouvait être, car maman et Déborah ont veillé constam-

ment sur toi ne te laissant pas seul un instant depuis que tu étais revenu dans cet appartement de l’avenue Borriglione. Nous étions impuissants face à ton état qui se dégradait un peu plus chaque jour. Ô oui, il y a eu des petits moments magiques durant lesquels tu ouvrais grands tes yeux pour fixer avec amour ton interlocuteur en distillant quelques paroles lorsque tu le pouvais encore. Je me souviens, la veille de ton départ, shabbath dernier, de ton sourire furtif lorsque j’évoquais des moments qui nous avaient tant faire rire jadis. Et puis ton regard subitement fixait le plafond alors que tu étais face à la mer dont on distinguait à peine la séparation d’avec le ciel tout aussi bleu. Je collais alors mon visage contre le tien pour regarder dans la même direction et je ne voyais qu’une dalle de ce faux-plafond d’une chambre d’hôpital. Tu nous as offert ta présence physique pendant quelques jours encore, mais tes yeux si clairs semblaient regarder ailleurs. Dimanche matin il m’a fallu rentrer à Paris, je savais que je ne te reverrais plus. Tu as entrouvert les yeux, je t’ai glissé un mot à l’oreille et tu as refermé les yeux. Maman et Déborah m’ont dit qu’ils ne se sont pas rouverts. Tu as attendu que Déborah

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rejoigne maman et Dieu a repris ce souffle qu’Il avait insufflé en toi il y a près de 80 ans. Tu ne t’es jamais plaint sur ton lit de souffrance, seules tes mâchoires qui se serraient trahissaient ce que tu voulais nous épargner. Pourquoi ce récit impudique aujourd’hui ? Parce qu’il reflète ce que tu as toujours su représenter pour nous. Un père et un mari protecteur. Une volonté à toute épreuve. J’emploie ce mot d’« épreuve » à dessin. Ces dernières années vous les avez traversées maman et toi avec un courage exemplaire. Ton honneur, un temps piétiné et bafoué laisse place aujourd’hui à ces justes témoignages unanimes que j’aurais tant voulu que tu entendes ces dix dernières années. Il faut honorer les vivants plutôt que de réserver des hommages posthumes. Le seul souci de maman était que tu partes en paix. Tu as pu voir ces deux derniers mois ceux qui comptaient dans ta vie. Nous ne remercierons jamais assez le docteur Jacques Wrobel de son expertise qui le disputait avec son épouse Josée à son amitié indéfectible. Je veux rendre hommage au rabbin David Touboul qui fut présent à tes côtés et dont tu as écouté tout en ouvrant grands les yeux, ces selihot que nous chantions alternativement lui et moi et que tu aimais tant, c’était à la sortie de ce dernier shabbath. J’aimerais, au nom des miens, exprimer notre profonde reconnaissance envers le grand rabbin de France Haïm Korsia qui s’est enquis de ta santé si régulièrement jusqu’à se rendre à Nice quelques instants après ton départ pour dire des psaumes et apporter du réconfort à notre maman. Haïm Korsia m’a dit quelque chose que je veux partager avec vous. Je l’avais alerté huit jours avant ton départ de la fin imminente annoncée. Nous nous sommes parlé constamment et tu étais toujours là. Finalement il m’a dit : « Ton père s’est tellement attaché aux Hommes et au Monde qu’il ne parvient pas à s’en détacher ». Dans notre tradition l’attachement c’est la devékout et cela caractérise habituellement le lien fort entre l’Homme et Dieu. Cette devékout tu l’as appliqué autant aux hommes qu’à Dieu. Tu nous

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as appris que l’on ne peut aimer et servir Dieu sans aimer son prochain. Tu as parfois placé ta confiance dans des personnes qui ne la méritaient pas, tu n’avais pourtant envers eux aucune haine, mais une sorte de tristesse. Papa, quelle fierté d’être tes enfants. Ton inspiration est telle que j’ai suivi ton chemin. Et pourtant je sais que je demeurerai toujours « le fils de » et cela me va très bien. Peut-être un jour dirat-on que je suis « le digne fils de mon père », un jour peut-être… Une dernière chose Papa, très anodine en apparence. Durant cet été j’ai pu passer du temps à tes côtés. Il y avait un rituel, je te préparais ton petit-déjeuner alors que maman allait se reposer d’une nuit sans sommeil à veiller sur toi. J’allais à la première heure à la boulangerie acheter du pain frais et en t’en proposant tu me répétais inlassablement « Ah, un morceau de pain ça ne se refuse pas ». Je préparais ton café au lait avec trois canderel, trouvant pour ma part que c’était excessif, ajoutais un peu de beurre sur le pain et te le donnais. Il y a un peu plus d’un mois encore tu le portais seul en bouche puis il fallait t’aider et finalement te le donner. Tu le mangeais avec appétit. Et puis un jour tu n’en as plus voulu, c’était trop dangereux me disais-tu après quelques expériences de fausse route. C’est presque une allégorie de ton existence. Une extrême simplicité comprenant les choses essentielles et un appétit de la vie qui t’a quitté. Mon papa, notre papa, tu peux partir en paix rejoindre les êtres aimés qui t’ont devancé. Tu es tout proche de notre chère Annie Gutmann, non loin de Barbara aussi, du grand rabbin Jacob Kaplan, mais surtout nous avons fait place dans nos cœurs meurtris pour que tu y apportes un baume de douceur et que tu y résides. Cimetière parisien de Bagneux, le 25 août 2021


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Daniel Farhi

Elle s’appelait Maria Je profite de la « trêve des confiseurs » pour vous parler, non de l’actualité, mais d’un passé lointain auquel cette époque me ramène année après année. Je veux évoquer la mémoire d’une âme belle et pure qui a quitté ce monde le 28 décembre 1955 près de Barcelone, dans une petite ville du nom de Badalone. J’avais quatorze ans, mais le souvenir de cette petite sainte ne pourra jamais s’effacer de mon esprit. Avant cela, et pour vous égayer, je voudrais raconter nos vacances en famille avec nos parents et mes sœurs et frère dans cette région de Catalogne sous le régime de Franco. Mes parents, qui aimaient se retrouver en Espagne (sans doute l’héritage des Djudyos chassés par Isabelle la Catholique en 1492), louaient un appartement chez des particuliers pendant tout un mois, généralement en août. Puisque j’en suis aux souvenirs, je ne peux m’empêcher de vous raconter nos départs de Paris et nos voyages. C’était un peu la « famille Duraton » − je m’adresse bien sûr aux anciens qui ont connu cette émission radiophonique entre 1937 et 1966 ; elle mobilisait des millions d’auditeurs chaque soir devant leur poste de

TSF et relatait la vie quotidienne d’une famille de Français moyens à laquelle chacun pouvait s’identifier. Les tâches étaient réparties en vue du grand voyage qui s’étalait sur près de vingt-quatre heures ! Maman préparait les cabas à provision pour cette transhumance saisonnière. Difficile de vous en décrire le contenu : des fruits, de l’eau citronnée, des bourekas aux pommes de terre et aux aubergines, parfois des boyos aux épinards. Bref, un pique-nique que nous enviaient nos voisins de compartiment et qui avait un avantgoût des vacances espagnoles. J’ai parlé de compartiment, car le voyage se faisait en train de nuit, puis de jour. Départ de la gare d’Austerlitz vers les 21 h, arrivée à la frontière franco-espagnole à Cerbère vers 8 h le lendemain matin. Là, on changeait de train avec tous les bagages, car l’écartement des rails n’était pas le même dans les deux pays, et on passait la douane. Puis on prenait un train de la RENFE (l’homologue de la SNCF) pas très confortable jusqu’à Barcelone qu’on atteignait vers les 14 h. Enfin, un troisième train, aux wagons en bois, nous transportait, légèrement fatigués, à Badalone que nous atteignions vers les 16 h ! Quatrième transfert des

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nombreux bagages soit sur une charrette, soit en taxi, depuis la petite gare jusqu’à l’appartement qui se trouvait dans le quartier ancien de la ville, près de la mer, 3 calle de la Caridad − aujourd’hui carrer de la caritat, le catalan étant de rigueur. Je reviens en arrière pour vous dire quel était mon rôle au départ de Paris. Il s’agissait d’aller en courant jusqu’à la station de taxis de la porte de Saint-Cloud pour y choisir une voiture suffisamment grande pour convoyer toute la famille et les valises jusqu’à la gare d’Austerlitz. Généralement, il s’agissait d’un de ces gros taxis G7 rouges et noirs que je guidais jusque chez nous. Puis je montais en vitesse au 4e étage prévenir que la voiture nous attendait. Et bien sûr je portais moi-même quelques bagages, le plus vite possible, car le compteur tournait ! C’est sûr que les smartphones d’aujourd’hui sont bien utiles, mais on en était très très loin à cette époque… Bon, nous voilà donc à Badalone dans l’appartement que nous découvrions et dont nous ôtions méthodiquement les croix suspendues au-dessus de chaque lit, prenant bien soin de les conserver pour ne pas oublier de les remettre à notre départ ! Ayant évoqué les voyages pour le moins pittoresques, je voudrais en venir à mon sujet principal : Maria. La famille amie, qui trouvait pour nous chaque année un appartement différent, habitait au 3 de la calle de la Caridad ; elle comprenait le mari, Pedro, son épouse, Nati (Natividad), une fille aînée de Pedro qui vivait loin, Rosa, et leur jeune fille, Maria. Le couple, très uni, avait toutes les raisons d’être heureux : il avait du travail, une maison, des amis. Pourtant, il vivait un drame intérieur terrible. Pedro était séparé de sa première épouse, la mère de Rosa, et le divorce catholique étant impossible, il vivait maritalement avec Nati. Comme je l'ai dit, ils s’aimaient profondément et, malgré les objurgations des différents prêtres qu’ils côtoyaient, ils refusaient de se séparer, préférant vivre « dans le péché ». N’oublions pas que l’Espagne de Franco était très catholique et que donc, la situation de Pedro et de Nati était

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intenable. Pour autant, ils accueillirent comme une bénédiction la naissance de la petite Maria qui, en grandissant, devint une enfant d’une grande beauté physique, mais surtout morale. Elle était d’une intelligence exceptionnelle, très douée dans ses études, extrêmement serviable et altruiste. En un mot, elle faisait la joie et l’honneur de ses parents. Tous les habitants de la petite rue de la Charité la connaissaient, l’aimaient et l’admiraient. Bien entendu, dès qu’elle nous connut, elle nous prodigua toutes les ressources de sa bonté naturelle. Je me rappelle que, tous les soirs, elle venait me chercher pour m’accompagner à son école où, tandis qu’elle faisait ses devoirs, un maître m’enseignait la grammaire espagnole durant deux heures avec exercices écrits à la clé. C’était un peu rébarbatif pour un jeune garçon en vacances, mais j’aurais été prêt à endurer davantage pour lui faire plaisir et capter de temps en temps son sourire de madone. Nous avions à peu près le même âge, mais elle avait une telle maturité que j’avais l’impression d’une grande sœur. Elle se moquait gentiment de mes fautes en espagnol. Année après année, notre famille retrouvait avec bonheur la petite ville de Badalone − aujourd’hui, cette cité très industrielle a une population de plus de 200 000 âmes − et ses charmants habitants. Il y avait Jaime et sa femme Gloria, Alberto et sa femme Antoña qui logeaient aussi dans la calle de la Caridad et qui, bien sûr, devinrent des amis très chers. Maria était une enfant, puis une jeune fille très sérieuse. Tandis que les autres filles de son âge se promenaient inlassablement le long de la rambla de Badalone, elle restait à la maison, aidant sa mère et son abuela qui vivait chez eux. Mais nous avons eu souvent l’occasion de longues conversations au cours desquelles elle m’écoutait avec attention, corrigeait mes fautes, et parfois me livrait quelques-unes de ses pensées, ô combien précieuses. Ses longues nattes noires, ses yeux de velours, son maintien de reine, ses robes très sages étaient pour le jeune Parisien source d’émerveillement. Attention, je n’étais pas amoureux d’elle,


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c’était une amie de cœur. Lorsque je rentrais en France, nous correspondions et j’attendais avec impatience ses réponses où elle me donnait des nouvelles des uns et des autres, et c’était tout le petit monde de Badalone qu’elle entretenait ainsi chez moi entre deux séjours en Espagne. Et puis, vint ce jour maudit de début janvier où je rentrais du collège Jean-Baptiste Say. Maman me dit : tu aimes bien Maria n’est-ce pas ? – Oui. – Elle est morte le 28 décembre. Nous avons reçu ce matin ce faire-part. Elle me tendit une petite carte avec la photo de Maria annonçant sa mort à l’âge de quinze ans. S’il n’y avait pas eu sa photo, je ne l’aurais peut-être pas cru. Le monde s’effondrait. Je crois que je suis parti pleurer longuement dans mon coin − ce qui était difficile car nous n’avions que deux pièces. Les conditions de sa mort, je ne les ai connues que beaucoup plus tard, à notre séjour suivant à Badalone. Nati, tout de noir vêtue ( jusqu’à sa mort), nous a raconté cette leucémie foudroyante qui l’avait emportée. Elle nous a dit qu’elle était aussi belle morte que de son vivant. Surtout, elle nous a expliqué comment les prêtres lui avaient dit que c’était l’état de péché dans lequel elle avait vécu qui avait été la cause de la mort de sa fille. Ils lui ont dit que c’était une sainte et qu’elle irait directement au paradis d’où elle prierait pour son salut et celui de son compagnon. Elle ajouta, quelle horreur, que peut-être sa mort avait préservé Maria des avances de jeunes prêtres qui la convoitaient ! C’est une âme et un corps purs qui ont été ainsi ravis à l’amour de ses chers parents et à l’affection de tous ses amis. Devenu rabbin, je me suis souvent interrogé sur la justice divine à propos, notamment, de la Shoah, mais que dire de cette tragédie ? De nombreuses années plus tard, à cause de ma connaissance de l’espagnol, j’ai été envoyé à Barcelone par l’Union mondiale du judaïsme libéral − World Union for Progressive Judaism − pour y évaluer une douzaine de candidats à la conversion. Bien entendu, je suis retourné voir Nati, la

maman de Maria. Plus de 25 ans avaient passé. Elle portait toujours le deuil inconsolé de sa fille chérie. Elle se rendait à pied deux fois par jour au cimetière distant d’environ deux kilomètres. Je lui proposai de l’y accompagner. Là-bas, dans ce lieu tout blanc avec des tombes superposées jusqu’à une hauteur d’environ trois mètres, je vis la case de Maria avec sa photo. J’eus l’impression que ma présence à ses côtés apaisait Nati, comme si son fils l’avait accompagnée. Elle me montra l’emplacement inoccupé près de la case de Maria et me dit que c’était pour elle, lorsqu’elle mourrait enfin. Quelques années plus tard, après la mort de Nati, je constatai que sa volonté n’avait pas été respectée. Pourquoi, je n’en sais rien. J’ai voulu vous parler de Maria, la chrétienne, en cette période entre Noël et le Jour de l’an. J’espère ne pas avoir trop assombri ces moments festifs, et si c’est le cas, pardonnez-moi. Chronique n° 354 du 28 décembre 2017

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La naissance d’un rite Texte extrait d’un entretien de Daniel Farhi avec Alain de Toledo

Tout a commencé il y a une vingtaine d’années. J’avais entendu parler de lectures de noms dans des campus aux États-Unis en hommage aux victimes de la guerre du Vietnam. J’ai pensé que, nous aussi, nous avions des noms qu’il serait important de lire. Depuis longtemps déjà je côtoyais des personnes ayant été déportées ou des enfants de déportés qui avaient un profil similaire. Ils étaient souvent très fâchés avec Dieu et moi, je me sentais proche d’eux. Je pense qu’ils le sentaient, car j’entretenais toujours d’excellents rapports avec eux. Même si ma « judéoespagnolité » est profondément ancrée en moi, je me sens proche de ces Juifs, généralement ashkénazes, qui n’expriment pas leurs sentiments de façon ostentatoire, et qui portent en eux leur souffrance. Ces gens-là me parlaient très souvent de leurs parents, de leurs proches partis en fumée. Et puis, en 1978, Serge Klarsfeld a publié son Mémorial. Cela a été un déclic. Je me suis dit, on va essayer de lire les noms de ces victimes dans la rue. Et c’est ce que l’on a commencé à faire. La première année, c’était vraiment de l’artisanat. La Mairie de Paris, qui a toujours soutenu notre démarche, nous a prêté une petite tente, un micro, un pupitre, deux haut-parleurs et quelques chaises. Lorsque l’on a commencé, on ne savait pas combien de temps cela prendrait de lire les noms. Les FFJDF (l’association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France) et Serge Klarsfeld ont activement participé à ce projet dès le début, je n’aurais pas pu le faire sans eux. Grâce au bouche-à-oreille, on a eu un retour

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important. Les gens pleuraient, nous remerciaient, nous bénissaient. Il arrive des moments où l’on est dépassé par la chose que l’on a faite. Après 24 heures de lecture, nous nous sommes aperçus que nous n’avions lu que la moitié du livre de Serge Klarsfeld, alors nous avons décidé de poursuive l’année suivante. C’est comme cela que les choses se sont mises en place. Ensuite, d’année en année, le phénomène a pris beaucoup d’ampleur. Je n’apprécie guère la trop grande médiatisation ou « peopolisation » que l’on peut observer aujourd’hui. Régine Azria et Rita Hermon-Belot, deux historiennes et sociologues, ont travaillé sur ce phénomène et sur ce qu’elles ont appelé la « naissance d’un rite ». Je les ai invitées, elles sont venues et n’ont pas raté une seule minute des vingt-quatre heures de lecture, pendant lesquelles elles n’ont pas arrêté de prendre des notes. La moindre larme sur un visage, rien ne leur échappe. Elles ont aussi beaucoup réfléchi sur l’évolution du rite parce que finalement elles y ont aussi été associées dès le début ou presque, en tant que spectatrices. J’étais également contre le fait que la cérémonie ait lieu au Mémorial de la Shoah malgré l’excellent accueil que l’on y trouve, car elle perd en spontanéité et en contact avec la rue. C’était plus impressionnant avant, on voyait passer les voitures, on voyait le métro arrêter progressivement de circuler, la tour Eiffel qui n’était plus éclairée à partir de minuit, le bruit des voitures qui s’estompait, etc. Et on entendait toujours ces noms qui s’égrenaient petit à petit. Pendant la nuit, c’était particulièrement saisissant. Certaines institutions, comme le Consistoire, nous ont ignorés au début. D’autres trouvaient que c’était risqué de multiplier les dates mémorielles. Puis des personnes comme Claude Bochurberg ou Moïse Cohen ont permis un certain rapprochement avec le Consistoire. Et quelques rabbins, comme le grand rabbin de Paris, Alain Goldman, ou Michel Sarfati sont petit à petit venus assister à la lecture des noms.


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Marie-Christine Varol

Aviya de ser… los Sefardim

Le jeu de la Tombola à Balat (Istanbul) entre les deux guerres 1 Parmi les jeux auxquels les Judéo-Espagnols jouaient encore dans la première moitié du XXe siècle notche d’alhad, à la fin du chabad, le loto (ou tombola) est aujourd’hui perdu et encore regretté par les membres les plus âgés de la communauté juive d’Istanbul 2. Il ressemble à la tombola napolitaine, et il est probablement d’origine italienne puisque la formule d’ouverture du jeu « se comincia la tombola ! 3 » nous a souvent été donnée en italien 4. Deux autres adeptes de ce jeu, M. Molho et M. Avidor, qui sont parvenus à se souvenir des annonces d’un grand nombre de numéros, ont dit en italien les nombres pour lesquels il n’y avait pas, selon eux, d’annonce particulière et ont précisé que l’on avait coutume dans ce cas d’annoncer le nombre en italien. On voit aussi que quelques annonces sont adaptées à des nombres en italien et enfin la formule lorsque l’on a terminé une carte est Ecco la !

1. Première parution dans Neue Romania, 37, Judenspanisch XI, Berlin, 2007, pp. 129-155. 2. Nos informateurs principaux pour ce jeu ont été M. et Mme Jak et Ester Molho, M. et Mme Marko et Ester Danon, M. et Mme Roza Avidor, M.  Alber Eskenazi, d’Istanbul (Balat). 3. Prononcé comme en italien. En judéo-espagnol on dirait se ampesa… 4. Notons cependant qu’un jeu de loterie avec des numéros chantés el quinto existe en Catalogne où il est encore pratiqué dans les petites villes. En espagnol el quinterno o la quinterna désigne une loterie ancienne avec des cartons. El quintador est celui qui tire au sort.

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5. Mme Gentille Behar déclare : Tombola djuguávamos las notches de alhad en kaza, en famiya, mais Mme Sara Elmaz : Tómbola djuguavan los ombres, las mujeres no. Elles ont à peu près le même âge et habitaient le même quartier mais n’étaient pas du même milieu, plutôt aisé pour la première et modeste pour la seconde. 6. Littéralement « embrassez-le moi ! ». 7. Le texte figure dans la plupart des recueils de chants judéoespagnols avec de légères variantes, nous nous appuyons ici sur des relevés faits à Istanbul en situation.

Le samedi soir après la fin du chabad, surtout en hiver où la nuit tombe tôt et où l’on ne va pas se promener parce qu’il fait froid, les familles et les amis se rendaient visite et organisaient des parties de jeu de société. Le jeu des findjanes, est rapporté par M. Molho (1950 : 216) mais il ne parle pas de la tombola. Pour certains, tout le monde, hommes et femmes, y participaient. D’autres ont mis en avant le caractère licencieux ou vulgaire de la tombola et déclaré que seuls les hommes y jouaient 5. Tout l’intérêt de la tombola était de choisir un homme avec une belle voix pour chanter les numéros, et boute en train, sangrudo, pour faire rire l’assistance en adaptant les annonces aux personnes présentes ou en improvisant. Chaque rue avait son groupe de joueurs, dit Mme Molho, et chaque groupe avait son kitador qui tirait et annonçait les numéros. La tombola commençait par une annonce de début et finissait par une annonce de fin : Aaah ! Aki stamos, diremos, en la kaza de madam Rita V., se comincia la tombola kon primo numero [ chanté] Veeeenti dos ! Pat pat, en la kimuraná d’Aberrey. Esta manera se empesava. El empesadura era syempre : se comincia la tombola en la kaza de… I kuando s’eskapava se deziya : « A la proksima semana en tala kaza, en la kaza de… X, Y ». Les gens connaissaient à l’avance plusieurs annonces et devaient prévoir le plus rapidement possible le numéro sortant afin de terminer une carte. Les fausses annonces, les jeux de mots, les allusions grivoises ou impertinentes étaient autant d’occasions de plaisanter. Les numéros étaient chantés ou psalmodiés et les participants donnaient la réplique : « Deziya : Primo ladrón de Konstantinópoli ! Este modo lo kantava.Yané en dizyendo primo ladrón de Konstantinópoli entendiyan ke tomó el número uno. Esta vez, el ke tyene el número uno deziya : “Sigundo el kitador”, respondiya. El ke kitó este número, es ladrón de Konstantinópoli. I akel lo repetava, deziya : “Treser el apegador” ».

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À l’annonce du numéro, celui qui lève la main est désigné comme « Premier voleur » ou « le plus grand voleur de Constantinople », il réplique en disant que le second est le kitador et celui-ci réplique en disant que le troisième est el apegador, ou el metedor celui qui a posé le jeton sur sa carte. Lorsque le crieur annonçait « Doos…! », il était fréquent qu’on réponde, « Bezameldó vos ! » 6. Cette allusion un peu grossière s’appuie sur la connaissance partagée de l’expression del kulo en dos ‘du postérieur en deux [morceaux]’, qui se moque des gens qui se plaignent toujours de tout et de n’importe quoi. Ce corpus, malheureusement partiel, est d’un intérêt certain pour diverses raisons que l’on découvrira ici au hasard des numéros. L’un est linguistique, et l’on verra l’importance du multilinguisme et de ses ressources dans les jeux de mots homophoniques et les quiproquos, paroles à double sens, etc. Les nombres sont annoncés en italien, en espagnol, en turc, en français, en grec et même en arménien et en persan. Les douze premiers nombres, au moins, comportent une annonce et les chiffres des dizaines. Les variantes seront données à chaque fois avec les commentaires. M. Eskenazi se souvient que chez lui les dix premiers numéros recoupaient ceux du chant des nombres du seder de Pesah, ce qui était un aménagement personnel dicté par le choix d’éviter les inconvenances : Uno es el kriyador, dos son Moshe i Aron, Tres muestros padres son, Kuatro madres de Israel, Sinko livros de la ley, Sech diyas de la semana, Syete diyas kon chabad, Otcho diyas de la hupá, Mueve mezes de la prenyada, Dyez muestros mandamientos son, Onze ermanos sin Yosef, Dodje ermanos kon Yosef, Tredje anyos de la Misvá 7. Ici ce sont les références religieuses qui dominent, alors que dans les autres corpus on ne trouve que minyán et Hanuka.


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Les Nombres 1. Primo ladrón de Konstantinópoli. Il semble qu’à part la substitution par les termes de la chanson de Pesah (dont M. Eskenazi admettait qu’elle était propre à lui-même ou à son groupe), le n° 1 qui commence la tombola et le n° 90 qui la termine n’aient pas de variantes. 2a. Dos, toz i lehá i lo de notche de alhad. 2b. Toz i lehá i pedadero 2c. Dos, bezameldo vos ! 8 La toux, les crachats et les gazs, vont ensemble et constituent un chapelet de désagréments et d’humeurs corporelles embarrassantes. La traduction du terme hébreu leha par ‘crachat’ qui nous a été donnée, semble insuffisante. Pourquoi le terme hébreu est-il choisi, alors que le judéo-espagnol ne manque pas de termes pour “crachats” ? Pour cet hébraïsme très peu attesté à l’écrit (une seule référence), D. Bunis (1993 : 2128) donne ‘phlegme, sécrétion’ et l’exemple relevé l’associe à kiax et toz. Lo de notche de alhad, ‘ce qui est propre au samedi soir’, est tout aussi obscur en l’absence de commentaires. Compte tenu de l’usage cryptique de l’hébreu en judéo-espagnol (Varol 1992), et du contexte lexical, nous penchons pour une allusion aux rapports sexuels. 3a. T erelellí sigirigí kantá kantá baylá baylá terues tres. 3b. Tres palikos en tus pyes (es ke era kodredo, uno ke vyene detrás de otro). 3c. Terellel kerech o baylar ? (tres) Le numéro trois renvoie aux idées de danse, de chanson ou de légèreté et d’insouciance dont l’écho se trouve dans l’expression judéo-espagnole üç pacharikos, bech terellelís, ‘trois petits oiseaux, cinq airs de chansons’ qui qualifie les écervelé(e) s, qui ne pensent qu’à s’amuser. Le fait que le nombre trois, üç, soit en turc dans l’expression,

autorise à penser que cette expression est ellemême une variante de l’annonce du numéro 3, qui serait passée dans la langue. Terelleli est couramment en turc l’équivalent de ‘tralala’ en français et signifie ‘écervelé, étourdi’. L’homophonie entre les préfixes tre, tri, et tria, trois, tres, a sans doute dicté la suite. L’épanthèse terues, tres est, elle, un ajout probable à partir du jeu de mots entre le chiffre judéo-espagnol et le terme turc vulgaire teres, ‘mari trompé, cocu’ (Devellioğlu 1990 ; Redhouse 1983), qui, glissé dans la phrase et compris des hommes seulement, permettait une plaisanterie supplémentaire. Le 3b est plus obscur, l’explication qui suit 9 fait allusion à une personne qui en porte une autre, mais on ne comprend pas les trois bâtons. La seule correspondance qui vienne spontanément à l’esprit est la solution de l’énigme du sphinx, sur l’homme au soir de sa vie qui a trois pieds parce qu’il chemine avec un bâton, qui est bien connue des Judéo-Espagnols (T. Alexander 2007). 4a. Ayi ba, trábalo de la barba. 4b. Kedinin ayaği kaç ? Dört. 4c. Kuatro, los pyes del gato. La formulation 4c, la plus simple est probablement basique. Le 4b, en est la traduction en turc ‘Combien de pattes a le chat ? Quatre’. Par contre le 4a reste une énigme, notamment parce que ba, nettement prononcé ainsi, qui ne renvoie à rien en judéo-espagnol, au lieu de va, et de barba au lieu de barva invite à prendre une autre direction. Mais si l’on considère qu’il s’agit d’une prononciation accidentelle ou individuelle 10, l’annonce ‘il va par là, attrape-le par la barbichette’ est une énigme dont la solution est le chat, qui a quatre pattes comme chacun sait. Le fait que l’énigme repose sur la personnification (la barbe au lieu des moustaches) et sur l’invitation à se saisir du chat, rappelle en effet le romanse ironique d’adultère tambyén de la madrugada, où, une fois l’amant découvert parce qu’il a éternué, le mari dit :

8. Cf. supra. Il est difficile de savoir si cette réplique à l’annonce est ou non une variante possible. 9. Il faut comprendre l’expression judéo-espagnole en kodredo comme ‘porté sur le dos, les deux mains attachées par devant (comme un agneau)’ ; il précise l’un derrière l’autre. 10. L’insécurité linguistique des locuteurs était grande au moment des entretiens dans les années 1980, et la connaissance du français (« barbe »), comme celle de l’espagnol moderne (où les lettres b/v sont prononcées [ƀ]), peuvent entraîner une hypercorrection en situation d’entretien. Il peut également s’agir d’une italianisation.

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akudí las mis vizinas,

Accourez donc mes voisines,

viní verech gato kon barva, mustatchikos ruvyos tyene…

venez voir ce chat qui a une barbe, il a des petites moutaches blondes…

La morale de cette histoire où l’épouse accuse le chat d’avoir fait du bruit est : ken tyene mujer ermoza, ke la mire de guadrar, si no se la yeva el gato, i a él no le keda nada, ‘Celui qui a une jolie femme, qu’il s’efforce de la garder, car sinon le chat l’emmène, et il ne lui reste rien’. La chanson, comme la morale passée en proverbe, sont bien connues des locuteurs (H. V. Sephiha 1986 : 192-196). 5a. Sinko pará para tu ermaniko. 5b. Sinko para tu maniko. 5c. Cinque

11. La pará équivalait à un 1/40 de kuruş (ou piastre, groch en judéoespagnol), le kuruş équivalent à 1/100 de Livre turque ou lira. De là vient l’expression turque beş pará etmez, ‘ça ne fait pas cinq paras’ qui signifie ‘ça ne vaut rien’. L’expression est spontanément citée par M. Molho en commentaire à l’annonce.

La seconde annonce est l’abrégé de la première, où le jeu de mots est entre le turc para, ‘argent’, (beş pará 11, signifiant cinq piastres) et la préposition judéo-espagnole para, ‘pour’. Una de sinko peut signifier ‘une pièce de cinq’ ou ‘une gifle’ par référence aux cinq doigts de la main, una de dyez étant alors ‘une paire de gifles’. M. Eskenazi donne le troisième en précisant que l’on donnait le chiffre en italien. 6a. Kenafaím lehá. 6b. Sej, ké lodo ke paresej 6c. Medya duzena La première annonce, entièrement en hébreu, est une citation d’un fragment de verset biblique. L’énigmatique “Ses ailes sur toi”, fait allusion à l’union de Booz et de Ruth (Rt 3, 9). C’est une métaphore, probablement licencieuse, qui devait être comprise seule des hommes. La seconde est fondée sur la rime sech/paresech et est une moquerie, ‘qu’est-ce que vous avez l’air d’être un

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sale individu’. La troisième, citée par Mme Ester Danon est tout à fait sans malice. 7a. U na asketa, una gamba, una patchá de komadre. 7b. La una patchá de la komadre, (no m’estó akodrando kuálo es). Ce nombre tend à être oublié des locuteurs. M. Eskenazi ne le relève pas (il ne cite pas syete diyas kon chabad), Mme Molho déclare n’être pas sure et seul M. Avidor donne sans hésiter la première annonce ou patchá ‘jambe’, emprunté au turc paça ‘patte’, reprend l’italien gamba et asketa [?]. 8a. Otto, el emperator romano ke manjava uerkusa para mantenerse sano. 8b. Otcho, Bizkotcho… (kome mi kulo kotcho) 8c. Bizkotcho ! La première annonce est un jeu de mots sur le chiffre en italien et l’empereur Othon, la suite est également partiellement en italien (romano et mangiava au lieu de komiya), sano rime avec romano. Mais l’intérêt est ici la création judéoespagnole uerkusa : formé sur uerko, diable (du latin orcus), elle joue sur l’homophonie avec puerko, pour signifier viande de diable ou cochonnerie. Il y a là une allusion ancienne aux chrétiens (latins) mangeurs de porc. La seconde annonce est fondée sur la rime entre otcho et bizkotcho, ‘biscotte ou biscuit’. H. V. Sephiha a cité la réponse grossière à l’annonce, parfois ajoutée à l’annonce elle-même. Kome mi kulo kotcho, littéralement ‘mange mon postérieur bouilli’, n’a pas grand sens en lui-même, mais outre qu’il reprend kotcho qui fait écho à bizkotcho et otcho, il s’appuie sur l’allitération en K, très prisée des Judéo-Espagnols (Varol 1992), que nous retrouverons associée à d’autres numéros (cf. infra 44). 8c a été donné par M. Eskénazi comme l’annonce correcte du numéro. 9a. Mueve, el vecchio berbante la kara kaída.


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9b. Lo d’arriva i lo d’abacho [À voix basse]/Lo d’arriva por abacho… 9c. Uno manko de minyán. [hésite avec 19] 9d. Mueve dize ke ve i nada no ve. 9e. No ve, nunka veya ni ayege a ver. 9a fait allusion à la forme du chiffre et reprend l’italien vecchio birbante, ‘vieux brigand’, la tête penchée. Le chiffre symbolise un vieil homme la tête penchée en avant. 9b ‘ce qui est en bas et ce qui est en haut’ puis ‘ce qui est en haut par en bas’ est une allusion obscène (elle est dite à voix basse) qui vient sans doute d’une confusion avec 69 (cf. infra). Il est possible cependant que la dame, qui hésite sur cette annonce, n’en perçoive pas l’obscénité. En judéo-espagnol on trouve l’expression d’arriva i d’abacho pour décrire un état de maladie où l’on ne garde rien de ce que l’on mange (vomissements et diarrhée). 9c suit le modèle des nombres du chant du seder, où l’on retranche ou ajoute 1 à un nombre symbolique très connu, pour suppléer à un manque de référence 12. 9d et 9e sont des variantes de la même annonce, elles s’appuient sur un jeu de mots, le chiffre en italien nove, ‘neuf ’ et son homophonie avec le judéo-espagnol no ve, ‘il ne voit pas’ : ‘neuf, il dit qu’il voit et il ne voit rien’ et la malédiction plaisante ‘9 /il ne voit rien, puisse-t-il ne jamais voir et ne jamais parvenir à voir’. 10. Dyez, minyán ! Plus que les dix commandements de la chanson des nombres de Pâque, c’est la symbolique du minyan, l’assemblée de dix hommes adultes juifs nécessaire à la célébration d’un office, qui prévaut. Lorsque les communautés juives délaissèrent certains quartiers anciens d’Istanbul (Balat, Hasköy..) pour d’autres plus modernes, (Galata, Nişantaş…), les synagogues des anciens quartiers couraient le risque d’être abandonnées et reprises par l’état selon la loi du Vakıf qui règle le sort des propriétés religieuses. Les tentatives pour y maintenir, coûte que coûte, un minyan afin de

préserver ces lieux de culte n’ont pas toujours été couronnées de succès, ce qui était l’objet dans les années 1980 encore de ressentiment, d’amertume ou de culpabilité de la part des anciens habitants de ces quartiers. Dans ce contexte le 9c, uno manko de minyan revêt un caractère plus grave et moralisateur que les autres annonces. 11a. Onbire damga, yirmibire akaret 13 ! 11b. Onze es : Kayiktchiler, Toptchular, Arabadjiler 14, onze. Le onze appelle visiblement des annonces en turc. 11a, signifie ‘à onze un sceau, à vingt et un une injure’. M. Molho fait référence à une loi concernant un poinçon ou un tampon / un sceau, en relation avec onze, alors que l’expression évoque pour S. Varol, plus jeune, meter damga a uno, ‘marquer quelqu’un, lui faire une mauvaise réputation’. M. Molho insiste pour sa part sur la symétrie entre onbire et yirmibire, onze et vingt et un, et donne à l’ensemble le sens ‘si tu mets un sceau au onze, tu le laisses tomber (tu n’en tiens plus compte) à vingt et un’ 15. Le contexte politico-économique et l’univers istanbouliote des marchands et des joueurs jouent un grand rôle dans la tombola et il est difficile hors contexte de retrouver le sens de ces annonces. 11b présente exactement le même type de difficulté. À l’explication avancée par M. Avidor sur la référence à une nomenclature ottomane, on peut ajouter que les trois noms sont aussi des noms de quartiers d’Istanbul. 12a. Dodje, una duzena franka. 12b. Duz i va komo la vavá. 12c. Yaz yazidjí, kagajones on ikí. 12e. D’où s’que tu viens ? De Molonbech SaintJean La première annonce, donnée par Mme E. Danon et par beaucoup d’autres, concerne le français ‘douze’ et ‘douzaine’ et l’expression française ‘treize à la douzaine’, qui est le sens de duzenika franka (littéralement ‘petite douzaine à l’européenne’). Dans la deuxième annonce c’est aussi le

12. Cf. supra, Syete diyas kon chabad, onze ermanos sin Yosef. 13. Du turc hakâret, ‘injure, insulte’.. 14. Du turc kayıkçılar, ‘les bateliers’, topçular, ‘les canonniers’, arabacılar, ‘les charretiers ou voituriers’. L’ensemble fait référence à une nomenclature administrative de l’Empire ottoman. 15. J. M. : Onbire damga, akel tyempo aviya una ley entendites… S. V. : No, meter damga a uno es… Le… tacher, le… J. M. : Si onbire ez en esto, yirmibire lo vaz a dechar. Onbire es damga i yirmibire hakâret. And’estamos? En el onze no?

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16. Du turc yaz, yazıcı, écris, commis aux écritures’. Yazidjí est employé également en judéo-espagnol pour désigner quelqu’un qui note les comptes auprès des commerçants. 17. Il se trouve aussi que les noms de Mishon et Avram peuvent renvoyer à deux personnages importants du quartier de Balat. Si l’on en croit Eli Shaul, ancien habitant du quartier de Balat, qui recueille dans son livre (1994) des matériaux folkloriques et des souvenirs, Mishon Ventura et Avraam Shaul (père de l’auteur), étaient deux élèves de l’école juive de Kamondo (fondée par ce banquier en 1862, à Hasköy, en face de Balat sur la Corne d’Or) dont les espiègleries sont entrées dans le folklore d’Istanbul. Ce sont aussi deux notables, puisque Mishon Ventura devint député au parlement turc en 1920 et Avram Shaul directeur de l’hôpital juif présida la communauté juive de Balat, jusqu’à sa mort en 1949 (E. Shaul 1994 : 147 notes 4 & 5).

18. M. Molho nous a fait remarquer que dans la plupart des cas les termes turcs avaient un double sens, le premier innocent, le second vulgaire ou obscène, seul connu des hommes, en principe. D’une manière générale le turc est plutôt la langue des hommes et du travail et le français est plutôt la langue des femmes et de la bonne société. En turc, les hommes pouvaient donc se permettre des plaisanteries osées et les dames faire semblant de ne pas comprendre. Ces formulations recoupent en partie ce que dit Mme Elmaz sur le fait que la tombola était un jeu masculin.

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français ‘douze’ qui est en jeu avec un jeu de mots sur duz du turc düz qui signifie ‘droit’, ‘il va, tout droit comme l’aïeule’, c’est un paradoxe puisque le propre de l’aïeule est de marcher courbée. 12c, qui s’appuie sur le turc on iki, ‘douze’, a été cité par une seule locutrice, K. Gerşon, plus jeune que les autres. Le lien de l’annonce avec le nombre n’est pas clair, la phrase, plaisante, signifie ‘écris, commis aux écritures, chiures, douze’  16. En judéo-espagnol kagajones peut désigner des détritus comme des personnes insignifiantes ou sans intérêt. Il s’agit probablement d’une parodie plaisante des phrases ordinaires du métier de commerçant, notant les marchandises dans un registre. Le 12e nous a été communiqué par H. V. Sephiha qui a assisté dans sa famille à des parties de tombola lorsqu’il était enfant, à Bruxelles. On appréciera l’adaptation et la mise en contexte sous forme d’énigme de l’annonce : le douze français est parodié familièrement en ‘d’où [est-]ce’, et indirectement repris dans la réponse, qui signale un quartier de Bruxelles desservi par le tramway 12. 13a. Tredje es budak. 13b. Budak komo Mochón no, komo Avram. Les deux annonces font référence au turc budak, ‘nœud dur du bois’ qui (comme en général ce qui est très dur) connote en judéo-espagnol la stupidité due à l’entêtement. Budak signifie donc ‘têtu’ en judéo-espagnol et le rapport avec le chiffre 13 serait dû au fait que le 13 est un nombre premier indivisible, mais l’explication n’est ni spontanée ni évidente. La plaisanterie consiste en ce que quelqu’un revendique le numéro

qui est une injure, et que l’on doit départager (13b) qui est le plus ‘têtu’ entre Mochón et Avram, deux noms toujours portés par quelqu’un dans l’assistance. 17 14a. K atorze es… Tchelebí David, katurise. 14b Aribí David Katónti [chanté] ; en kantando lo dezíyamos este modo. Ce qui est en jeu ici est la quasi homophonie plaisante entre le judéoespagnol katorze, ‘quatorze’, et le grec katurise, qui signifie d’après les locuteurs, ‘se pichó’, c’est-à-dire littéralement ‘il s’est uriné dessus’, expression également utilisée au jeu de cartes pour dire ‘il s’est dégonflé’ ou ‘il s’est couché’. Le grec, nous l’avons constaté (Varol 1992), était souvent employé au cours des jeux et il faut ici rappeler qu’il était encore, en 1980, l’une des composantes du multilinguisme des personnes les plus âgées de la communauté juive d’Istanbul. Tchelebí est un terme d’adresse turc un peu maniéré, çelebi, qui signifie ‘Monsieur’. Le 14b est une adaptation de 14a au contexte très particulier de l’assemblée de M. Molho, il s’agit d’un rabbin estimé de leur quartier qui portait le nom de Katonti. On remarquera que Aribí David et Tchelebí David, sont tous deux des titres de respect décernés aux notables, qui semblent ici brocardés. 15.

Kinze es daznik

Pas de variante pour cette annonce et tous les locuteurs expliquent que cela signifie 15 en arménien, que certains prononcent daznink. Ce qui n’est pas dit, par contre, et qui joue un rôle dans le double sens des termes de la tombola 18


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est qu’en argot turc, dasnik, de l’arménien ‘quinze’, signifie ‘maquereau, ruffian’ (Devellioğlu 1990 : 102). 16.

Dizisech, ké lodo ke paresech.

Pas de variante pour cette annonce qui reprend celle de 6, ce qui est relevé par les locuteurs. 17a. Dizisyete es Simantov 17b. De edad de dizisyete para la hupá La première annonce semble la plus répandue, la seconde est une adaptation de 18. Aucune raison n’est avancée pour le lien entre Simantov, prénom masculin, de l’hébreu ‘heureux signe’. Notons que la valeur numérique des lettres composant tov est 9 + 6 + 2 = 17, l’ensemble Simantov équivalant à 177. 18a. D iziotcho, de edad de diziotcho para la hupá. 18b. Diziotcho : para la hupá. Les deux annonces ont le même sens, elles rapportent le nombre dix-huit à l’âge idéal pour le mariage ‘(de l’âge de dix-huit ans) pour les noces’. 19a. Dizimueve es : dize ke no ve, nunkua vea ni ayege a ver. 19b. Dizinove, dize ke no ve… L’annonce reprend à partir d’une reformulation « italienne », dizinove, la même annonce qu’en 9 avec l’ajout de dize, ‘il dit’ qui joue sur l’homophonie avec dizi-… 20a. Vente, ke vate ke vente. 20b. Vate, o vente. 20c. Loz ermenís se arreventen a vente a vente. Si 20a & 20b jouent sur la parfaite homophonie de vente ‘vingt’ et vente ‘viens-t’en’ en judéoespagnol, ‘ou bien va-t’en ou bien viens-t’en’, d’une

toute autre nature est 20c. M. Molho qui avoue avec difficulté et beaucoup de gêne que l’annonce a cette variante, explique que les Arméniens se comportaient mal avec les Juifs dans les villages et les faubourgs et qu’ils en étaient détestés. L’inimitié des Juifs envers les Arméniens dans l’Empire ottoman, plutôt fondée sur une rivalité ancienne, est attestée par d’autres éléments folkloriques 19. Les Arméniens sont considérés comme dangereux par les Juifs d’Istanbul à la fois pour leur grande proximité avec les Turcs, qui les rend puissants, et pour leur christianisme qui en fait des ennemis des Juifs. Cela n’atténue en rien la violence de l’annonce : ‘Les Arméniens, qu’ils crèvent vingt par vingt’. La tombola servait probablement aussi à exprimer des opinions provocantes comme elle servait à brocarder des personnes éminentes (cf. supra 14). 21a. Ventiuno, ventura buena por ken la perkura, ken no, potra i kevradura. 21b. Yirmibire akaret, onbire damga Le 21a est le plus courant. Il s’agit en fait d’une expression proverbiale ventura para ken la perkura, para ken no, potra i kevradura, ‘la chance pour qui s’efforce de l’obtenir, pour celui qui ne le fait pas malheur et misère’, littéralement ‘hernie et hernie’, c’est-à-dire que la fortune ne sourit qu’aux audacieux. Le 21b est l’inverse de 11a qui y renvoie.

19. Pour plus de détails sur ce point on se reportera à notre article « La vision de l’Autre chez les Juifs de Balat : Les Arméniens » (Varol 1998). 20. En Turc ce sont des onomatopées imitant des craquements du bois, çat et pat, qui donnent les verbes çatlamak, ‘se fendre’, et patlamak, ‘exploser’ qui sont repris en judéo-espagnol : tchatladear ‘briser’ et patladear, ‘faire crever ou exploser’.

22a. Ventidós es, pat pat ventidós. 22b. Tchat, tchat, pat, pat 20 es ventidós. 22c. Tchat, tchat, pat, pat en la kimuraná de Benrey. 22d. Dos palazikas es ventidos. 22e. Pat, pat dos palazikas tchikas. Les trois premières annonces concernent le bruit du bois fendu, sans que le rapport avec le nombre 22 soit élucidé. 22c adapte encore une fois l’annonce à l’entourage familier du groupe, en précisant qu’il s’agit de la boutique

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du marchand de bois et charbons (kimuraná, du turc kömürhane) de M. Benrey, le charbonnier du quartier de M. Molho. Les deux dernières annonces se fondent sur l’aspect graphique du nombre 22, qui a l’apparence de deux petits canards palazikas (du turc palaz, ‘ canneton, oison’). 23. Vingt-trois de la franchois.

21. De manière générale les Judéo-Espagnols (comme les Turcs) sont très sensibles aux particularités articulatoires du français. L’articulation du judéo-espagnol (langue à faible tension articulatoire) requiert, contrairement au français, une faible contraction des muscles du visage. La tension articulatoire nécessaire à la compréhension du français est ressentie comme un ensemble de grimaces disgracieuses et de simagrées.

M. Molho seul a donné une annonce pour ce nombre, qui est de toute évidence une parodie de français, prononcée comme telle. Pressé de l’élucider pour nous, il a proposé un rapport avec la date de la République turque (1923) ou une paraphrase « que la France soit ». Ce qui est en jeu ici nous semble plutôt être le français en lui-même. On notera que les termes « Vingt-trois » et « François » (?), réunissent trois des marqueurs phonétiques qui séparent le français du judéo-espagnol et lui donnent un ton pointu et nasillard : la prononciation du r parisien [ʁ] uvulaire, les nasales [ĩ] et [ã] et la diphtongue [wα], dont la prononciation exacte impose une « grimace » 21. Ici, c’est le snobisme du français (et du prénom François) qui fait les frais de la plaisanterie. Celui qui réclame le numéro est un prétentieux.

espagnol où il signifie ‘charnière’ (Nehama 1977). Pour Çelebi, cf. supra 14a. 27. Ventisyete es kandil gecesi. Kandil gecesi, en turc, littéralement, ‘nuit des lampes (à huile)’ désigne de façon courante les quatre veillées par an qui correspondent, dans le calendrier de l’Islam, à des célébrations particulières. Elles donnent lieu à l’illumination des mosquées, d’où leur nom. Comme M. Molho l’explique lui-même, ces veillées ont lieu le 27 du mois. Il est à remarquer que cette annonce fait écho à la « fête des Lumières » juive au numéro 25. 28. Ventiotcho es, vate kon el doktor para bivir sano. Peu de gens ont trouvé cette annonce qui semble ne correspondre en rien au nombre 28 mise à part la reprise du jeu de mots sur vente/ vate déjà utilisée plus haut et l’écho approximatif de otto et de doktor. Il est possible qu’il n’y ait pas d’annonce ici, ou qu’elle soit tombée dans l’oubli comme la suivante 29 qui n’évoque rien à personne. 30. Trenta ez : Otur !

24. Ventikuatro, dos duzenas frankas. Donné par tous. Cf. supra 12. 25. Ventisinko es hanukuá. Hanuka, la fête des lumières, a lieu le 25 kislev du calendrier juif, ce qu’explique M. Molho : Hanukuá ez en el ventisinko ke se aze. 26. Ventisech es, Menteşe, tchelebí Mentesh. L’argument de l’annonce est ici le jeu de mots entre le terme turc menteşe, ‘Gond de la porte’ et le prénom juif Mentesh, variante de Mordehay, ‘Mardochée’. Menteché est employé en judéo-

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Une seule annonce, donnée par M. Avidor et sa femme. Leur explication est un double jeu de mots : « Otuz no es ? [Rires] otur ! ». Trente se dit trenta en judéo-espagnol mais otuz en turc, qui est quasi-homophone de otur, impératif du verbe oturmak ‘s’asseoir’. L’effet plaisant vient de ce que l’ordre otur ! ‘assieds-toi’, peut survenir de façon naturelle dans le cours du jeu et que l’on peut ainsi laisser passer sa chance si l’on n’a pas été vigilant. De plus, la façon abrupte de donner un ordre est contraire à la politesse, particulièrement si on l’énonce en turc, et fait rire les assistants par ce qu’elle recèle de subversion des cadres sociaux. Chez M. Molho, par exemple, le kitador était le tenekedji Uziel, ferblantier de son état, et


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il est peu probable qu’il s’adressait sur ce ton (propre à un père réprimandant son fils, ou à un patron réprimandant un modeste employé) aux autres artisans, boutiquiers et employés aisés qui fréquentaient le cercle d’invités. Enfin Otur !, en judéo-espagnol asénta(te) ! ‘assieds-toi !’ ou, asentado ! ‘assis’, sonne comme une malédiction, la position assise connotant le deuil et la faillite 22. 31a. T renta i un ladrón en la kaza de musyu Danon. 31b. Trenta i uno : otuz birim var çekemem. La première annonce, donnée par Ester Danon n’a pas de rapport clair avec le nombre, il semble que ce soit une reprise de l’annonce du n° 41 (cf. infra). La plaisanterie vient du fait que le terme ladrón, ‘voleur’ rime avec le patronyme d’une des personnes assistant à la tombola en l’occurrence Danon, celui de son mari. D’une tout autre nature est l’annonce en turc suivante (31b). M. Molho explique qu’il y a deux lectures possibles de ce n°, l’une propre aux joueurs, l’autre obscène, comme il est courant dans l’argot. Dans le contexte des jeux de cartes l’annonce en turc signifie : « J’ai trente et un [points] je ne peux pas tirer [de cartes] ». Ce type d’expression est employé dans les jeux dits yirmibir ‘vingt et un’ et otuzbir ‘trente et un’. Le deuxième sens à connotation obscène de otuzbir n’est qu’évoqué par M. Molho 23. Le nombre désigne la masturbation, d’après F. Devellioğlu. La deuxième partie de l’expression est alors réinterprétée dans ce sens. 32a. T renta i dos es : kaídos los de la boka a uno a uno.

32b. Los trenta i dos kaídos. L’annonce est ici référentielle, ce sont les trente-deux dents, mises en scène en 32b sous une forme qui convient aussi bien à l’énigme qu’à une malédiction aussi laconique qu’efficace ‘que te tombent les trente-deux !’, 32a ‘qu’elles te tombent de la bouche une par une’ étant une formulation plus explicite. 33a. T renta i tres : Hristos 33b. Trenta i trez es, Isa Isa le dicheron, lo forkaron en Purim. 33c. Taluy, trenta i tres. 33d. Taluy, el enforkado el matado el malogrado. Comme nous l’avons déjà expliqué (Varol, 1998), le n° 33 est particulièrement intéressant. Au cas où l’on douterait du lien fait par les Judéo-Espagnols entre 33, l’âge du Christ à sa mort, et le Christ, l’annonce 33a se charge de la dissiper. En raison de ce qui suit, on peut la voir comme l’annonce la plus sobre, le nom du Christ est en grec, audible par tous. L’annonce 33b est indirecte, le nom du Christ est à découvrir dans un jeu de mots interlinguistique qui demande une élucidation. Isa, est en effet le nom de Jésus en turc et une interjection familière pour repousser les chiens, elle peut donc être lue comme ‘pshsht, psht lui dit-on’ ou ‘Jésus, Jésus, le nommèrent-ils’ ou le ‘nomma-t-on’. Ce premier jeu de mots lui-même étant délibérément insultant, la fin de l’annonce est tout à fait claire ‘on le pendit’ ou ‘ils le pendirent’ à Purim. La troisième personne du pluriel « ils » ou « on », sans référent exprimé, désigne en judéo-espagnol généralement des ennemis puissants (Turcs, Arméniens…) ou des intervenants dangereux (les

22. Ainsi en va-t-il de asentado ke te vea ! ‘que je te voie assis = en deuil ou ruiné’ ou asentado en syete, ‘assis en sept = assis pendant la shivá, les sept premiers jours du deuil’ et s’asentó, ‘il a fait faillite’. 23. Voici très exactement les explications qui nous sont données et l’échange linguistique en français, turc et judéoespagnol est ici important : S. Varol : Tu connais, le jeu 21, 31,… J. Molho : Il y a le 21 et le 31, n’estce pas ? En ayant le 31 en main on ne tire plus de cartes, on est servi (…). Quand on avait un 10 et un as, ça te faisait 21, n’est-ce pas ? Bir daha, et encore un dix, 31 (…). La banque te demandait (…) si tu avais besoin de cartes encore, non, otuzbir, tu ouvrais les cartes parce que (…) automatiquement quand on a le 31, otuzbirim var çekemem. Ay ke lo toman en esta expression,

i ay ke lo toman en la otra expression. M. C.  Varol : Hmm hmm ? S. V : Sí… J. M : [à S. V.] Ya m’entendites, la otra expression ? S. V. : Sí, sí, tamam ! J. M. : Ah ! Bravo ! I el… La más parte, el noventa i mueve por syen era en la otra expression, kuando se djuguava entre ombres. Esto se lo vaz a eksplikar, ya es tadre. [rires].

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24. Quand il n’y avait rien de particulier qui venait à l’esprit du ‘tireur de tombola’, il chantait les numéros en italien (cf. supra).

démons ou mijores de mozos…) qu’il convient de ne pas nommer directement (Varol 1992 ; 1998). On a ici une assimilation de Jésus-Christ à Haman, le traître ennemi des Juifs dans le rouleau d’Esther, que l’on pend à Pourim (qui précède de peu les Pâques catholiques). Cette « confusion » est très ancienne et documentée dès le Moyen Âge, avant l’expulsion d’Espagne, dans la polémique juive anti-chrétienne et dans les propos tenus par les conversos crypto-judaïsants. Ainsi dans un article sur la médecine et l’astrologie, Ron Barkaï (2000 : 82) remarque-t-il qu’Abraham Bar Hiyya consacre une bonne partie du chapitre V de son ouvrage Megillat ha-Megalleh (‘le rouleau de la Révélation, écrit en 1129) à prouver astrologiquement les erreurs respectives du « pendu » ( Jésus) et du « fou » (Mahomet) pour une part, et pour l’autre à prouver l’excellence de la foi juive. Dans les textes juifs, « crucifixion » est couramment traduit par « pendaison », le glissement a pu d’abord être linguistique, le « crucifié » devenant le « pendu ». La « confusion » s’en est ensuivie avec Haman « le pendu » par excellence, dont les Juifs fêtent l’exécution durant un carnaval de Purim, où les enfants tapent du pied pendant l’office et agitent des crécelles lorsqu’on mentionne le nom de Aman ha-rasha, (le méchant, le traître, l’ennemi) ou Aman el mamzer (le bâtard). La symétrie qui se crée entre le carnaval de Purim et la semaine sainte des Pâques chrétiennes, la procession et la crucifixion du Christ (dont la responsabilité incombe aux Juifs dans l’esprit des chrétiens) semble avoir été largement partagée au Moyen Âge et bien après, du côté des Juifs comme de celui des chrétiens. Elena Lourie (1990 : 50 – 60) relève la coutume catalane des crécelles de Pâques, appelées matar jueus, ‘tuer des Juifs’, qui forme partie intégrante des services de la Semaine sainte et a lieu le jeudi soir après l’extinction des lumières. Il apparaît que les chrétiens prennent Purim pour une parodie, ainsi que le note Maurice Kriegel (1979 : 36), en l’attribuant à la malveillance chrétienne et à la méconnaissance du judaïsme. Nous serions plutôt portée à la conclusion

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contraire : c’est la connaissance réciproque des fêtes des uns et des autres et de leurs contenus symboliques qui permet une lecture symétrique du sacré de chacun en miroir et une inversion réciproque de leur sens. En 1646 au Mexique les archives de l’Inquisition rapportent ce que Nathan Wachtel (2001 : 195-196) décrit comme une « scène hallucinante ». Les conversos emprisonnés dans les geôles inquisitoriales se livrent la nuit du Vendredi Saint à un violent chahut : « ce sont des hurlements, un tintamarre de plats et de récipients métalliques entrechoqués, des imitations de trompettes, le tout accompagnant les pires blasphèmes adressés à Jésus ». Pour reprendre les termes mêmes consignés par le mouchard : « ils donnaient des coups ensemble et criaient « À mort ! À mort ! » […] ils frappaient de la vaisselle ou des objets en métal, avec des bâtons […] ils firent grande fête, avec la bouche ils imitaient la trompette […] ; « À mort ! À mort ! À mort le traître qui nous tient ici ! » ». On y revoit en jeu l’assimilation du Christ à Haman et Purim et l’usage symbolique de Purim comme inversion des Pâques. Le Christ est surnommé el enforkado ou el enforkadillo, par les conversos, qui ne veulent pas prononcer son nom. On comprend mieux dès lors toute la chaîne qui suit, 33c et 33d, taluy signifiant ‘pendu’ en hébreu et malogrado, ‘mort trop jeune’. Pourtant M. et Mme Molho, attribuent la série à Haman ha-racha, et pensent que taluy signifie negra persona, sans pour autant élucider le lien, pour le moins arbitraire, entre Haman et le numéro 33. 35. T renta i cinque  24 36. T renta i sech : tres duzenikas frankas On se reportera ici aux nombres 12 et 24, supra. Les nombres 37 et 38 n’ont pas d’annonce. 40. Kuarenta : Kirk numera makará. Cette annonce en turc (kırk numara makara : ‘une bobine numéro quarante’) appartient au


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domaine des commerçants, de fil en l’occurrence, le n° 40 étant celui des bobines de fil de coton de la meilleure qualité. Si plusieurs informateurs ont donné cette annonce, M. Molho explique en effet : Akel tyempo las makarás de ilo la mas rezya i mas mijor era kuarenta el numeró. 41a. K uarenta i uno es : kuarenta i un ladrón en la kaza de (ande estaz azyendo la tombolá) : …En la kaza de Monsieur Varón ! 41b. Kuarenta i un ladrón de Konstantinópoli. Il s’agit bien là d’Ali Baba et des quarante voleurs, le quarante-et-unième étant l’hôte, chez qui l’on tire la tombolá, comme l’explique plaisamment M. Molho en proposant notre patronyme qui rime avec ladrón (cf. supra 31). Les 41 voleurs sont donc l’assemblée des joueurs. Les numéros 42 et 43 n’ont pas d’annonce. 44a. K uarenta i kuatro es : Karakaká, si lo vitez al saká, ke se le burakó la kırba. 44b. Kavaká buraká, kuarenta i kuatro. 44c. Kuarenta i kuatro : karakaká, el pyojo en la yaká, si lo vech al saká, burakalde la keirbá. 44d. Karakaká, buraká, el pyojo en la yaká. Il s’agit ici d’une allitération en k, introduite par le nombre kuarenta i kuatro. Karakaká, n’a en principe pas de sens 25. El saká, personnage bien connu des habitants de Balat par le passé est le porteur d’eau potable (du turc le terme est passé en judéo-espagnol), Burakar, signifie ‘trouer’ et kırba en turc ou la kirbá/keirbá en judéo-espagnol est ‘l’outre’ dans laquelle le porteur d’eau transporte l’eau qu’il vend. L’ensemble est ici cohérent en 44a et en 44b où le verbe judéo-espagnol kavakar (qui contient deux k) signifie creuser. La présence de l’accent en fin de mot montre qu’il s’agit d‘impératifs, ‘creusez !, trouez !’. L’annonce 44c constitue une expansion par l’adjonction de

l’expression plaisante que le judéo-espagnol a empruntée au turc : Azerse ou meterse komo pyojo en la yaká (du turc yaka ‘Col, collet’) c’est-à-dire ‘se coller comme un parasite à quelqu’un’, comme un pou dans le revers d’un col qu’on ne peut déloger. C’est saka qui appelle la rime avec yaka en 44c, mais le fait que H. V. Sephiha cite l’annonce 44d, montre que les développements sur le porteur d’eau sont peut-être postérieurs. De 45 à 49 nous n’avons relevé aucune annonce. 50. Ellí, adidá bellí, kyendisí da bellí. L’annonce est encore une fois en turc, Elli, adıda belli, kendiside belli, ‘Cinquante, son nom est bien connu, lui-même est bien connu aussi’. Le jeu de mots porte ici sur l’équivalence entre le nom turc du nombre cinquante et le prénom juif Eli, et le procédé poétique s’appuie sur la quasihomophonie elli, belli. De 51 à 54, nous n’avons enregistré aucune annonce. 55a. Sikuenta i sinko : Penç al penç. 55b. Penç al penç, Double face para las mutchatchas. 55c. Hammalbachí de la duana. Le terme emprunté signifie ‘cinq’ et ‘la paume de la main’ en persan, comme l’explique M. Molho : « Cinq et cinq es farsí. (…) el sinko kon el sinko se paresen. Kuando lez aboltan para akel, se aze double face para las mutchatchas. Ké pensavan akel tyempo ? ». Le persan est à l’origine du terme turc pençe, ‘griffe’. La construction semble identique aux expressions bibliques panim al panim ‘face contre face’, khaph al khaph, ‘paume contre paume’, où l’on retrouve le deuxième sens de penç. On aurait donc ici la préposition al de l’hébreu entre deux unités identiques empruntées, un calque signifiant ‘cinq à cinq’, ‘cinq face à

25. À moins que l’on veuille le détailler en kara, noir en turc qui formerait un jeu de mots avec ‘kaká’ ou kaka qui veut dire ‘méfait, action honteuse’ et aussi ‘blablabla, des bêtises’, par imitation du verbe ‘caqueter’, quasihomophone : kakarear. Une dame dit ainsi parlant de voisines cancanières : kaka kaka ke kontavan, avec encore une allitération en k.

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cinq’, ou ‘paume contre paume’. M. Molho pense à une interprétation graphique : les deux chiffres ont l’air de se suivre, mais si l’on en retourne un, mettant les parties bombées face à face, les deux chiffres dessinent deux figures féminines ou une figure de danse. Son interrogation montre néanmoins que le sens de l’annonce s’est perdu. L’annonce 55c est très différente, elle renvoie au monde du travail et signifie ‘Chef des portefaix de la douane’, et, sans doute, à l’attribution de références administratives chiffrées (cf. supra 11b). 56. Cinquenta i sei est chanté en italien, avec des mélismes (cf. supra, note du n° 35) De 57 à 59, aucune annonce. 60a. Altmich, sesenta. 60b. Sesenta, se asenta i no se alevanta. L’annonce 60a se borne à citer le nombre en turc altmış, prononcé à la façon judéo-espagnole. 60b, par contre joue sur les mots sesenta ‘soixante’ et s’asenta ‘il, elle s’assoit’. À ce propos on se reportera supra aux commentaires de l’annonce du n° 30. L’effet plaisant vient de l’insistance : ‘il s’assoit et ne s’en relève pas’. 61. Sesenta i uno, se asentó kon el kuvo. Cette annonce semble une déclinaison de la précédente, mais uno ne rime que maladroitement avec kuvo et le 1 ne ressemble pas à un seau, à moins que l’on puisse voir dans le chiffre un personnage assis à côté d’un seau. Nous n’avons pas eu d’explications pour cette annonce. De 62 à 67, nous n’avons enregistré aucune annonce. 68. Sesenta i otcho, se asentó kon el doktor para bivir sano.

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L’annonce concerne encore l’homophonie s’asenta, sesenta… et décline la plaisanterie au fil des nombres rapportés à l’âge des gens : à 68 ans, il faut s’asseoir ou s’installer avec un docteur si l’on veut rester en bonne santé et prolonger ses jours. Le procédé poétique est moins pauvre si le nombre est dit en italien : otto rime mieux avec doktor ou, encore mieux dottore, en italien. 69. Sesenta i mueve es : d’arriva i d’abacho. Le nombre 69 peut être lu par en bas comme par en haut ainsi que le signale Ester Molho. Il ya également un jeu de mots : l’expression judéoespagnole d’arriva i d’abacho, ‘d’en haut et d’en bas’ signifie également ‘(se vider) par en haut et par en bas (coliques et vomissements)’, et, bien évidemment, l’expression comme le nombre peuvent aussi avoir la lecture obscène dont on a vu qu’elle était privilégiée lors des jeux de tombola entre hommes. 70a. Setenta, se aterkó i no s’alevantó. 70b. Yetmiş, işi bitmiş Nous avons ici encore une fois une annonce en judéo-espagnol et une autre en turc, qui semble propre aux hommes. 70a continue sur la lancée du jeu de mots sesenta / s’asenta et l’idée de la dégradation progressive de la santé due à l’âge, ou de la faillite et de la ruine. Si l’on était assis à soixante ans on est couché à soixantedix, aterkarse a une connotation très péjorative et connote la déchéance (Nehama 1977 : 66). La lecture de 70b est équivoque : ‘le travail est fini’, ou bien ‘ça ne marche plus’. Le commentaire de Jak Molho est « À soixante-dix ans, c’est fini ! » et, compte-tenu de l’usage obscène du turc dans la tombola, peut concerner une plaisanterie entre hommes. Cependant le 70b n’est rien d’autre que la citation d’un proverbe turc Yaşı yetmiş işi bitmiş ‘À l’âge de 70 ans, tout est fini, on ne peut plus rien entreprendre’ (E.K. Eyüboğlu 1973 : I, 240/28).


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71. Setenta i uno es, la baltá kon el klavo. L’annonce est ici fondée sur l’aspect graphique du nombre, le 7 ressemble à une hache (terme emprunté au turc, balta) et le 1 à un clou. De 72 à 76, nous n’avons pas enregistré d’annonce. 77a. Setenta i syete es, dos patchás de komadre. 77b. Las dos patchás de la komadre. 77c. Dos patchás de gameyo. Comme pour l’annonce de 7 (cf. supra), le dessin du nombre est en jeu, en 77a et b, ‘les deux jambes de la commère’, ou ‘de la sage-femme’. L’allusion est à la fois raisonnablement licencieuse et plaisante pour un public féminin, parler des jambes des dames est déjà osé. La sage-femme court de maison en maison, ce qui est assez mal vu pour les maîtresses de maison qui doivent rester chez elles. On voit (77c) que Klara Emmanuel, plus prude, préfère parler de ‘pattes de chameau’ plutôt que de ‘jambes de commères’. À moins qu’il ne s’agisse d’une revanche féminine : si la komadre est un personnage féminin populaire souvent moqué, gameyo est une insulte s’adressant à un homme brutal ou grossier, ce que laisse entendre l’allusion à un chameau à deux pattes. 78. Setenta i otcho : se aterkó kon el doktor para bivir sano. L’annonce est la même à peu près que celle de 68 à la différence près que l’on a changé de verbe et que s’aterkó a remplacé s’asentó, un degré plus bas dans la déchéance physique. 79. n’a pas d’annonce. 80. Otchenta es, la vavá kontchenta L’annonce qui signifie ‘la grand-mère enceinte’ joue sur l’homophonie entre otchenta ‘quatre-

vingt’ et l’italien macaronique kontchenta, formé à partir de incinta ‘enceinte’ et concetto ‘conception’. Il est à noter que dans cette plaisanterie irrévérencieuse pour une vieille dame, c’est le mot vavá (emprunté au grec) et non nona ou gran-mamá (termes plus respectueux) qui est employé, comme dans d’autres cas semblables. Il fait pendant au numéro 90, el papú (cf. infra). De 81 à 87 nous n’avons pas enregistré d’annonce. 88a. O tchenta i otcho, dos tinajikas de bombón ke no tyenen ni kulo ni tapón. 88b. Dos bizkotchikos, dos antojikos, otchenta i otcho. L’annonce 88b reprend l’annonce 8 (otcho, bizkotcho), mais la rime disparaît à cause du diminutif et l’annonce joue cette fois sur le dessin des deux chiffres : ‘deux petits biscuits, deux petites lunettes’. Le 88a joue lui aussi sur le dessin, mais avec plus de précision : ‘deux petites cruches de bonbons – ou bonbonnières – qui n’ont ni cul ni bouchon’. En effet le 8 n’a ni haut (couvercle, bouchon), ni bas (cul). Tinaja étant un mot ancien signifiant ‘cruche’ ou désignant une grande jarre de terre dans laquelle on stockait l’eau à boire, on ne comprend pas bien l’association qui est faite avec des bonbons. Il semble cependant qu’il faille chercher la solution du côté d’une énigme espagnole du XVIIe siècle, consignée par Gonzalo Correas dans son Vocabulario de refranes de 1627 où l’on peut lire : tinajita de zombodombón, que no tiene boca ni tapón (Correas 2000 : 774 / 312) 26 qui a l’œuf comme solution de l’énigme. G. Correas précise qu’il s’agit de formulations enfantines et que zombodombón est une invention fondée sur le son, une onomatopée. En effet elle imite le bruit d’une cruche creuse ou d’une calebasse (potiron ou courge) que l’on frappe. On est là face à un énoncé d’énigme ancien, réinvesti dans un nouveau corpus et réanalysé de façon à donner du sens au terme inventé bombón, en lieu et place

26. On trouve également la formulation calabaza de zombodombón, no tiene boca ni tapón (Correas 2000 : 149 / 174). Les éditeurs font remarquer que ces deux textes figurent aussi à l’entrée 1446 dans le corpus de Margit Frenk (1987).

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de zombodombón. La bouche de la jarre, en haut, faisant double emploi avec le bouchon est remplacée par la base ou cul de jarre, en bas. 89. n’a pas d’annonce. 90a. El noventa ez : el papú, noventaaa. 90b. Noventa, el gran-papá. 90c. Papú kagí.

27. Cf. corpus Varol (1992) : J. M. : Entre tyempo saltavan, « eccola ! », ke es ya intchiyan una seriya en la plaka… i se kontrolava. 28. Sur l’humour interlinguistique et les jeux de mots dans les proverbes voir Sephiha (1990 a & b) ; sur les devinettes, voir Armistead & Silverman (1983 ; 1998), Alexander (2007), Bunis (1999 : 165) ; sur les déformations de termes cf. également Harris (1994) ; sur les jeux de mots, Varol (1992 : III) ; sur les chansonnettes et parodies, Varol (1987, 1998) et Bunis (1999 : 181 – 184); sur les histoires drôles à thème linguistique, Varol (1990).

Le numéro 90 marque la fin des numéros de la tombola ou ‘le fond’ : el dip de la tombolá, dit M. Molho. Si la grand-mère est la vavá (cf. supra n° 80), il est juste que le grand-père soit el papú, terme emprunté au grec lui aussi et lui aussi marqué de façon légèrement péjorative, condescendante ou simplement plaisante. On voit d’ailleurs la très douce Mme Ester Danon préférer el gran-papá, plus respectueux, pour le n° 90, dont elle hésite à se moquer, alors que l’annonce 90c, communiquée par H. V. Sephiha insiste sur le côté péjoratif et familier. D’autres annonces particulières en italien ou en judéo-espagnol ponctuaient la tombola : lorsqu’une série était terminée on annonçait par exemple « Eccola ! », ‘et voilà’ (M. Molho), ou basta sirá ‘la rangée est finie’ (H. V. Sephiha) et on contrôlait les cartons 27.

Conclusions La tombola apparaît comme un jeu populaire, qui subvertit les conventions (observance de la religion, bonne éducation, politesse et respect des hommes envers les femmes, pudeur et soumission des femmes envers les hommes, respect des élites communautaires et religieuses), que l’on y joue entre hommes, avec le turc fonctionnant comme un argot de joueurs et un argot sexuel, ou que l’on y joue en famille et en société dans son quartier. On y moque le français et l’italien des élites communautaires, on y brocarde les rabbins et les notables, on y exprime une revanche sans nuances

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envers les autres groupes, comme on le fait dans les konsejikas et dans les kantikas par lesquelles on chansonnait (asentar kantika) les gens du quartier. On bouscule un peu les convenances et l’on rit en s’adonnant à ce que les moralistes de ce temps fustigent comme « des passe-temps futiles ». Du point de vue de la forme, ce corpus confirme ce que l’on sait déjà sur la distribution des langues en famille et en société : le judéoespagnol est la langue partagée de référence, il est ici neutre ; le turc est la langue des hommes et du travail, celle de l’argot des bas-fonds et ses doublesens sont, en principe, ignorés des femmes ; le français est la langue des élites communautaires, de la bourgeoisie et il est connoté, comme l’italien, de snobisme et de préciosité ; l’hébreu, en dehors des références religieuses, peut servir aux hommes à crypter des remarques licencieuses qui ne seront pas comprises des femmes (Bunis 1982 ; Harris 1982, 1994). Il montre enfin à quel point le multilinguisme affiché et le jeu sur les langues font partie de l’identité de cette génération d’entre les deux guerres (Varol : 1990, 1992). Le corpus des annonces met également en évidence le goût pour les jeux de mots et les déformations plaisantes de termes que Max Leopold Wagner avait déjà remarqué à Istanbul (1930) que David Bunis trouve dans les chroniques des journaux de Salonique (1999 : 162 – 166) et qui abondent dans la presse humoristique (Gw. Collin : 2002) ainsi que les plaisanteries à double sens, les devinettes, les parodies 28. Il se manifeste dans le jeu cette sociabilité qui tisse les liens entre les gens du quartier juif : les annonces sont adaptées aux personnes présentes, aux commerçants du quartier, à ses notables et ses rabbins. Les tensions sociales s’y expriment et s’y résolvent par l’apostrophe et la parole en judéo-espagnol, espace de créativité et de liberté du groupe. Mais ce qui nous intéresse et nous trouble le plus est certainement la permanence dans la culture orale d’une polarisation très ancienne contre la culture religieuse chrétienne, un héritage converso


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en quelque sorte, en lien direct avec l’Espagne d’avant l’expulsion. Ce n’est pas le seul cas relevé dans la culture judéo-espagnole, mais quand bien même il le serait, la survivance de ce trait en terre d’Islam où le christianisme ne constitue pas un enjeu de pouvoir, après une aussi longue présence, semble confirmer que l’on a bien là une composante forte de l’identité judéo-espagnole. Bibliographie ALEXANDER, Tamar, « Komo puede ser ? L’art de la devinette dans la culture judéo-espagnole » Yod, 11, Paris : Inalco, 2007 (sous presse).

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El kantoniko djudyo

Page de droite : Une femme bulgare au bazar de Monastir en Macédoine. Extrait du livre de Mary Adelaïde Walker, Through Macedonia to the Albanian Lakes. London. Chapman and Hall. 1864.

Chronique de la famille Arié de Samokov (suite) Nous poursuivons la publication bilingue de la chronique de la famille Arié de Samokov. Ce tapuscrit qui comprend plus de 2000 pages en judéoespagnol en caractères latins retrace la vie d’une famille de grands commerçants sépharades de Bulgarie du milieu du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle. Bannie de Vienne par un édit impérial, la famille Arié s’est d’abord établie à Vidin en 1775, sur les bords du Danube. C’est là que le patriarche Moche A. Arié, soutenu par ses trois fils Samuel, Isaac et Abraham développe avec succès un premier négoce. À sa mort en 1789, ses fils héritent du commerce qui est ruiné lors du pillage de la ville de Vidin par des troupes irrégulières. Sans ressources, les trois frères

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se séparent. Alors qu’Isaac demeure à Vidin, Samuel se rend à Tourno-Severin en Roumanie et Abraham M. Arié I part pour Sofia. Il y fait la connaissance d’un pharmacien juif, M. Farhi, qui l’embauche et ne tarde pas à lui confier la gestion de son commerce où se rendent des notables turcs. Il y rencontre l’Agha Mehmed Emin de Samokov qui lui confère le titre de fournisseur officiel [Bazirjan Bachi] et lui permet ainsi de s’installer et de commercer dans sa ville où il devient un notable apprécié des habitants et de ses coreligionnaires. Vers 1805, secondé par ses fils maîtres Tchelebi et Josef, il étend son activité au prêt d’argent et achète la ferme des impôts à Sofia. À Istanbul, il se lie d’affaires et d’amitié avec Bohor Karmona, le banquier de la Sultane-mère.


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5571 En este anyo de 5571, el senyor Abraam I fue estando lo mas muntcho en Samokov, i enpeso a ir mas akuruto ande el Mehmed Emin AA ke su entision era por topar un momento ande le keria demandarle ke le diera a el la Kacha, i la Haratcheria, porke su entision ya era de kitarlo a H. Refael de el Midrach, i tomarselo kon si sigun ditcho ke non kijo ser de la kategoria de sus ermanos, por la razon ditcha ke su pensieryo era solo en el kantar, ke ande avia ke kantar ayi era ke lo ivan a topar, ma non pudo topar la okazion por demandarle, i sovre eyo non se apretava, el se iva i ande todos los otros Beguis a vijitarlos, i tambien todos, estos ultimos le viniyan las tadres denpues ke saliyan de la Djame, ke era a la ora 9, a la Turka 1, i siempre los serviya kon tchibukes i kahves, i les kontava de muntchas maneras de pasajes seya de Kostan, komo tambien i de muestra Ley, ke los Turkos komo son muy atados a la ley, les plaze muntcho este lingua i a razon de esto teniya tambien ke le aziyan i algunos empleos i el kuando le viniyan sus klientes non los mandava en vazio a razon de los musafires, ke los dechava solos i se iva a mirararse su etcho. El en este anyo se merko una vaka mungjidera para kaza, i se trata a una kristiana, para ke se la mundjera, i tomavan 4 okas de letche al dia i las mujeres a los presipios komo non savian komo emplearlo era la ditcha kristiana ke les kuajava 2 yagurtes i les batia para kitar manteka i se las buiyva, i mas tadre ke ya se enbezaron i las mujeres de kaza lo aziyan eyas i de las Turkas se embezavana azer letches i mualebis i otras muntchas maneras de komidas, porke en akeyos tiempos non se topava a merkar nada, otro ke podiyan toparlo solo komo si lo emprestavan, ke non es komo agora, ke ya se topa a merkar otro ke kaliya ke lo tuvieran eyos en kaza, i ansi era ke se lo aparejavan, las kozas de el enverano se las merkavan en su tiempo kada uno lo bastante para su kaza i lo menester de lo de el envierno de mizmo se lo merkavan tambien en su tiempo, i

Année 5571 [1810/1811] En 5571 [1810/1811] Monsieur Abraam I résida la plupart du temps à Samokov et il se rendit plus régulièrement chez l’Agha Mehmet Emin. Son intention était de trouver le moment opportun pour lui demander de lui confier la trésorerie et la ferme des impôts. Il souhaitait en effet retirer maître Refael de la maison d’études et le prendre avec lui puisque comme je l’ai dit, celui-ci ne voulait pas ressembler à ses frères et que son seul souci était de chanter. Là où l’on chantait, on était sûr de le trouver. Mais il ne

1. L’heure « à la turque » a pour origine le lever du soleil. 2. Verbe kuajar : cailler.

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3. Mouton, bélier. 4. Sursitchas ou sarsitchas : saucisses. 5. Sazdarma : spécialité bulgare. Viande séchée, marinée et épicée que l’on sert émincée. 6. Bayat du turc : rance, rassis, très faisandé, défraîchi [ J. Nehama]. 7. Pastirma : viande conservée sèche dans du sel. [ J. Nehama] 8. Lahana du turc : chou. 9. Sini (du turc) plateau en cuivre étamé qui servait de table à manger, qu’on posait à même le sol ou sur un support en bois de quelques centimètres de hauteur et autour duquel s’asseyaient à croupetons les membres de la famille et les convives. [ J. Nehama] 10. Personnes chargées de transmettre les invitations. Il s’agit d’un office traditionnel assuré par des femmes et accompagnant l’annonce d’un mariage.

ansi era ke non teniyan el menester komo agora por azer los empleyos de kada diya por los sus mantenimiento, de mizmo la karne tambien se merkavan por el envierno ke aziyan kortos de karne de karnero 3 metidas kon salamura i aparte aziyan pastirmas i sursitchas 4, i kon de la primera karne la metiyan kon salamura se serviyan para guizar ke se yama sizdirma 5 era tambien i por esto ke estavan siempre alegres i gustozos porke non teniyan los kudiyos komo agora de kada dia, i las komidas non se les bozdeyavan ni menos se les aziyan bayat 6, aviyan unas familias, ke les bozdeavan ni menos non se les des-savorezavan las komidas i ke les agradavan muntcho pastel, i se azian pastirmalik 7 de pastelis, porke Chabat sin pastel era komo una meza de lutio, ke todos ya lo saven ke la kumida ofisial de los Djidios es el pastel, sigun ke para los Turkos, el zerde pilaf, i para los kristianos el puerko kon la lahna 8 i es la verdad ke en el tiempo de agora non los saven azer los pasteles, sigun ke los aziyan en akeyos tiempos mizmo vo a dizir i en el tiempo mio Tchelebi Moche A Arie II tambien los aziyan muntcho mas mijor, de los ke azen agora, en de mas kuando aziyan los pasteles de hevra ke era una koza muy grande, i ansi pasteles eran para las bodas de grande lukso. El senyor Abraam I enpeso para prontarse komanias i vestimientas i otras kozas para la boda, de H. Refael, i en mizmo tiempo le eskrivio una karta al konsfuegro de Sofia, demandole boda, i ke le fiksara tambien la data ke le iva a poder dar boda, i esto en pokos diyas resivio repuesta del atchetamiento, i en mizmo tiempo le fikso la data, ke era el uzo ke mandavan tambien i dulsura para el novio, i esto via de otra persona ke este ultimo se la mandava la dulsura, kon los chamachim, i las tanyideras kon los panderos kantando, se la traivan ande el novio, i todos los de kaza les davan prezentes en moneda a estos trayedores, i esta dulsura la metiyan en sinis 9 en sus kamaretas de salon, i konvidavan a sus parientes, para ke la vieran, i las davan a gustar de esta mizma dulsura, i denpues mandavan kon las komvidaderas 10, a la

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put trouver l’occasion de le lui demander. Il prenait son temps et se rendait en visite chez les autres notables turcs. Ces derniers venaient aussi l’aprèsmidi en visite après être sortis de la mosquée à 9 h à la turque. On leur offrait toujours le café et des chibouques et il les entretenait de diverses façons soit de Constantinople soit de notre Loi. Comme les Turcs sont très attachés à la loi, cette sorte de conversation les intéressait beaucoup. Pour cela, ils lui passaient aussi quelques commandes. Quand se présentaient ses clients, il ne les renvoyait pas les mains vides en raison de ses invités. Il les laissait seuls et allait s’occuper de son affaire. Cette année-là, il s’acheta une vache laitière pour la maison et il embaucha une chrétienne pour qu’elle la traie. Ils obtenaient 4 okas de lait par jour et comme au début les femmes ne savaient qu’en faire, c’est cette chrétienne qui préparait les yaourts, battait le lait pour faire du beurre et qui le faisait bouillir. Plus tard, quand les femmes de la maison eurent appris [comme procéder], elles le faisaient elles-mêmes. Des femmes turques, elles apprirent à faire des crèmes de lait, des mouhallabiés [ flan au lait à la fleur d’oranger ou à l’eau de rose] et beaucoup d’autres recettes, car en ce temps-là on ne trouvait rien à acheter ; on ne trouvait que ce que l’on voulait bien vous prêter. Ce n’est pas comme maintenant où l’on trouve tout à acheter. Il fallait qu’ils aient les choses à la maison. Et c’est ainsi qu’ils le préparaient : les choses nécessaires à l’été, ils se les procuraient au moment opportun, chacun selon les besoins de sa maison. Il en allait de même pour les provisions d’hiver qu’ils se procuraient au moment propice. Et c’est ainsi qu’ils n’éprouvaient pas la nécessité comme aujourd’hui de faire leurs achats au jour le jour pour subvenir à leurs besoins. De même, ils achetaient la viande l’hiver et la découpaient en quartiers de moutons conservés dans la saumure. Ils préparaient en outre de la viande séchée et salée [pastirma] et des saucisses [sursitchas]. Ils mettaient la première viande à mariner dans la saumure et ils s’en servaient pour préparer ce que l’on appelle de la sizdirma [une viande marinée et épicée spécialité bulgare]. C’est aussi pour cela qu’ils étaient toujours gais et joyeux, car ils n’avaient pas à se soucier du


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sivdad entera ke gustaran de esta dulsura, a un pedaso a kada una mujer, ke ya era kazada, i todas estas les pagavan a las komvidaderas, kada una esto ke les plazia en moneda ke esto era las entradas de las komvidaderas, kuando aviyan bodas la sivdad entera se gustavan sovre todo kuando ya era ande el senyor Abraam I ke ya los konvidava a la sivdad entera, i a las bodas de el senyor Abraam I las yamavan yagli 11 boda, i kuando ya se aserko komo una semana el tiempo fiksado de la boda mandaron konsfuegros de parte el novio a Sofia, para ke traigan a la novia, i sigun era el uzo sovre los konfuegros ya lo tengo eskrito, i en Sofia resivieron a los konsfuegros kon grande onor i lo izieron komo boda, en todos los dias ke estuvieron los konsfuegros en Sofia kon ke les konvidava en kada notche a sus parientes i los amigos en onor de los konsfuegros, i la achuguar ke ya estava enkolgada la vijitavan seya los ombres komo tambien i las mujeres, i izieron el presyado 12 kon los Kiduchim de kamino kon muntchos dulses i kantares, i en dia de lunes partiyan para alkansar a vinir en dia de martes porke los Kiduchim se davan en dias de mierkoles, i en este tiempo ke los konsfuegros estavan en Sofia, se aziyan las baklavas, i los dezayunos i los pasteles de hevra i mas todo modo de dulses i otras komanias ke podian turar los 8 dias de la boda i era ke yamavan a la parintera entera para ke ayudaran para azer las baklavas i las otras kozas, i lo aziyan lo todos kon los panderos kantando i baylando, i komiyan tambien toda esta djente kada dia ke era komo media boda, i en el dia de Chabat ke es antes de la boda ke se yama el Chabat de Talamo se veniyan a komer todos los parientes kon las komidas, i la manera de estas komidas ya lo vo a eskrivir en otra boda ke aki ya se izo largo, i el dia ke iva a venir la novia ke salian a karche 13 i komo era la entrada i la novia ke kalia se abachara en otra kaza i la manera ke davan los Kiduchim, i mas komo eran lo restan de todos los uzos, enkurto todo lo izieron, sin nada mankar, i puede ser i demazia, i de todas las 2 partes muy bien kontentes se gozavan i se alegravan ke non aviya viajes de el novio kon la

quotidien comme aujourd’hui. Ils ne gâchaient pas la nourriture et ne la laissaient pas se perdre. Il y avait quelques familles qui la laissaient se gâter. Les plats ne perdaient pas leur saveur. Ils aimaient beaucoup les pastels [pâtés/feuilletés farcis] et ils préparaient des pastels de viande séchée, car [une table de shabbat] sans pastels avait l’air d’une table de deuil. Tout le monde sait que le plat national des Juifs est le pastel comme pour les Turcs c’est le zerde pilaf [un pudding de riz au safran] et pour les chrétiens le porc aux choux. À la vérité, aujourd’hui on ne sait plus faire les pastels comme on les faisait en ce temps-là et je dirais même que, de mon temps, on les faisait bien meilleurs que ceux que l’on fait maintenant. C’est encore plus vrai, des pastels qu’ils préparaient pour les cérémonies et qui étaient une chose d’exception ; ces pastels étaient réservés aux mariages de grand luxe. M. Abraam I commença à préparer de la nourriture, des vêtements et d’autres choses pour le mariage de maître Refael et en même temps il écrivit une lettre de demande en mariage à son beau-père de Sofia pour fixer la date qui lui convenait pour la cérémonie. Peu de jours après, il reçut une réponse favorable et qui dans le même temps lui donnait une date. L’usage voulait aussi qu’il adresse des douceurs au fiancé. Il les lui fit parvenir accompagné d’un cortège de serviteurs et de musiciennes chantant au son des tambourins. Tous ceux de la maisonnée offraient des cadeaux en argent à ces envoyés et ils disposaient les douceurs sur des plateaux dans les pièces du salon. Ils invitèrent leurs parents à venir les voir et leur donnèrent à goûter de ces mêmes douceurs. Ensuite, ils envoyèrent les hôtesses de la noce dans toute la ville pour en proposer la dégustation, un morceau pour chaque femme mariée et en retour les femmes rétribuaient les hôtesses en leur versant de l’argent selon leur désir. Cela constituait le revenu des hôtesses. Quand il y avait des mariages, la ville entière se réjouissait, surtout quand cela avait lieu chez M. Abraam I qui invitait toute la ville. Les mariages organisés par M. Abraam I étaient appelés des mariages cousus d’or. Environ une semaine avant la date fixée pour la noce, ils envoyèrent les beaux-parents du fiancé à Sofia afin qu’ils ramènent la fiancée comme c’était l’usage

11. Du turc yaghle : gras, huileux. Au sens figuré, riche ; yaghle muchtèri : client prodigue. 12. Cérémonie du cycle nuptial au cours duquel des estimateurs officiels procèdent à l’inventaire et à l’estimation des effets qui constituent le trousseau de la mariée et qui est suivie d’une fête de famille intime. [ J. Nehama] 13. Du turc karche : côté opposé [karchelachtermak : aller à la rencontre de].

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14. ‫ נֶ​ֶדר‬: vœu, promesse.

novia, de los kiduchim, ke se van a ir a estampar, i presto trokarsen los vestidos de viaje djunto kon los tchapeos de velas blankas bolando, i alkansar al treno porke non se van alkansar, i todos sus parientes, dezesperados korer para akompaniyarlos, porke ansi es la moda de gastarlo todo el kontado ke lo tomararon i por los kampos kon salamia i kachkaval a penas artandosen, i en los lugares ke abachan lugar para durmir buchkando neder 14 o ya kazaron, a la moda Moderna.

5572 En este anyo de 5572, ke el senyor Abraam I ya tuvo kazado a los 3 ijos era yeno de la alegria i siempre le dizyia a la Bulisa Buhuru su mujer ke non las apretara por nada a sus nueras, ke kon esto le era una arma para ke non les truchera pleyto entre las kuniadas komo tambien, esto era i por eya mizma, para ke non las iziera servir a sus nueras, ke ansi tambien lo azia i el senyor Abraam I kon sus ijos, i los dechava liberos otro ke solo kuando viya algunos yeros sin esto non puede ser, era ke les aziya solo unas remarkas, i kon esto ya les abastava, ma non se les araviava, sigun ke ya lo tengo eskrito ke era una persona, muy antcha, de mizmo eran i los ermanos ke se pasavan buenos i tambien kale ke sepan ke eran todos los dos el uno mas savido de el otro, i muy muntcho intelijentes, ke el senyor Abraam I sus padre ya lo dicho ke se gusta muntcho sovre sus dos ijos los mas grandes ke salieron mas Hahamim de el padre, i ansi tambien i eyos era ke lo respektavan seya a sus padre komo tambien i a su madre i entre todos los ermanos se respektavan, i por esto era ke bivieron siempre aunados i gustozos, i sus etchos les kaminava siempre avante, el H. Refael agora, ke ya estava kazado era ke lo ivan mandando ke iziera algunos empleos por los menesteres de las komanias de kaza, ke a los estudios non iva, ma era tambien muy Hasid ke iva a Minha, Arvid, Tefila, siempre a el Kaal a dizir kon minyan, el se aparejava las kantikas, ke kantavan kaji en kada notche denpues ke eskapa-

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ainsi que je l’ai écrit pour les beaux-parents. À Sofia, on reçut les beaux-parents avec grand honneur et on leur fit comme des noces tous les jours où ils furent là-bas. En leur honneur, ils invitaient chaque nuit leurs parents et leurs amis. Le trousseau était déjà exposé et tant les hommes que les femmes venaient en visite pour le voir. Ils procédèrent à son estimation officielle avec les bénédictions nuptiales du voyage accompagnées de beaucoup de douceurs et de chants. Ils partirent le lundi afin d’arriver le mardi, car les bénédictions nuptiales avaient lieu le mercredi. Lorsque les beaux-parents furent à Sofia, on prépara les baklavas, les amuse-gueules, les pâtés farcis de fête et toutes sortes de douceurs et d’autres plats qui suffiraient aux huit jours de la noce. Ils firent appel à toute leur parentèle afin qu’elle les aide à confectionner les baklavas et les autres plats. Ils faisaient tout cela au son des tambourins, en chantant et en dansant ; et tous ces gens mangeaient aussi chaque jour comme si c’était à moitié la noce. Le jour du shabbat qui précède la noce et que l’on appelle le shabbat de talamo [le shabbat du dais nuptial] tous les parents venaient manger des plats. J’écrirai sur ces plats à l’occasion d’un autre mariage, car je me suis déjà beaucoup étendu ici. Le jour où devait venir la fiancée, ils sortirent tous à sa rencontre. Quant à la manière dont se passa l’accueil de la fiancée, son séjour dans une autre maison que celle du fiancé, la cérémonie de la bénédiction nuptiale et toutes les autres coutumes, pour résumer, ils firent tout, sans rien omettre, et peut-être même en en rajoutant. Des deux parts on fut très content, on se réjouit et on se félicita qu’il n’y ait pas de voyage du marié avec la mariée [comme aujourd’hui]. L’encre du contrat de mariage n’est pas encore sèche qu’ils enfilent en vitesse des vêtements de voyage et les toques de voile blanc au vent, ils se précipitent de peur de rater le train, et tous leurs parents désespérés courent à leur suite pour les accompagner. Car c’est ainsi que va la mode : dépenser toute la dote qu’ils ont reçue et s’en aller par monts et par vaux en se nourrissant de quelques bouchées de salami et de kachkaval ; et au hasard des endroits où ils vont dormir, de former des vœux et d'être ainsi mariés à la dernière mode.


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van de komer, el la enbezava a kantar a su mujer, i sus kunyadas, i su ermana la Bu. Donna kon el Santur era ansi su pasa tiempos, el H. Haimatche el mas tchiko non le plazia, kantar otro ke solo mirava de enfrente. El senyor Abraam I se fue a Sofia, por avlar kon el senyor Tatcher, sovre la Haratcheria, ke eran Haverim, ke ya era el tiempo de renovarse, ma el senyor Tatcher non kijo mas ke non tuvo konto, i tambien los djidios de Sofia se espantavan muntcho i ansi fue ke el senyor Abraam I la tomo de muevo el solo, kon ke izieron kondisiones muevas, i las kundisiones fueron muy simples, ke le dicho al grande sekretar, ke si podiya ser azer los pagamientos en ratas 15 (taksites 16) de manera, ke la suma ya era fiksada, i para ke non tenga muntchas eskrituras, el Aga, le prometio el senyor Abraam I ke le iva a yevar dopo de tres mezes el un taksit, por el primer mez, i ansi adelantre en kada mez el taksit de los tres mezes de antes, i esta propozision le fue al sekretar muy agradavle, ke non iva a tener muntcho ke eskrivir, i ansi fueron kontinuando, i el senyor Abraam I azia los kovramientos por los 6 mezes adelantado, ke non avia ken ke le demandara kontos de los kovramientos ke lo aziya, ni menos aviya ken ke se akechara porke dinguno non se interesava para saver sigun ke se enkamenavan estos etchos, i todo el puevlo era, sigun enkomendo el Dio, en el etcho ke se topo el padre es akeyo solo ke lo iva a enkaminar i su ijo, i ansi siempre de padre a ijo, se ivan enkaminando i biviendo en este mundo, esto non era solo en los turkos de mizmo era i en los kristianos i tambien los djidios. Esta mueva konvension para el senyor Abraam I le fue muy provetchoza, ke kon la suma de moneda ke enkachava por los 6 mezes de adelantado, enpeso a merkar ansi valutas i de la plasa i las mandava a Kostan i a Salonique, i era todo kon kiradjis 17 porke non avian postas 18, ansi de mizmo era ke el propio kiradji ke yevava las sumas seya de la eyna 19 komo tambien i de el oro era ke unos dos diyas ya estava en estas plasas fin ke entregava a kada uno los grupos i ke resiviya tambien

Année 5572 [1811/1812] En 5572 [1811/1812], M. Abraam éprouvait toute la joie d’avoir déjà marié ses trois fils et il insistait auprès de son épouse Madame Buhuru pour qu’elle n’importune pas ses brus. C’était un moyen d’éviter les conflits entre les belles-filles et aussi, en ce qui la concerne, qu’elle ne demande pas à ses brus de la servir. M. Abraam I en faisait de même avec ses fils. Il les laissait très libres ; simplement lorsqu’il observait des erreurs que l’on ne pouvait laisser passer, il se contentait de leur en faire la remarque. Cela leur suffisait. Il évitait de les mettre en colère, car comme je l’ai écrit c’était une personne large d’esprit. Il en allait de même des frères qui se portaient bien ensemble et dont il faut savoir [que les deux aînés] étaient, l’un si ce n’est plus que l’autre, cultivés et intelligents. J’ai déjà dit que leur père, M. Abraam I, se réjouissait beaucoup de voir que ses deux fils aînés étaient devenus encore plus érudits que lui. Ils respectaient leur père et leur mère comme ils se respectaient entre eux, et c’est pour cette raison qu’ils vivaient toujours unis et joyeux et qu’ils développaient toujours leurs affaires. Maintenant que maître Refael était marié, on lui demandait d’acheter certaines provisions alimentaires pour la maison. Il n’étudiait pas, mais était très pieux ; il allait à la synagogue dire les prières des offices de minha, arvid avec le minyan. Il préparait les chants qu’ils interprétaient presque chaque soir après avoir achevé de manger. Il apprenait à chanter à sa femme, à ses belles-sœurs et à sœur, mademoiselle Donna qui les accompagnait de son santour. C’était leur passe-temps. Maître Haïmatche, le plus petit, n’aimait pas chanter et se contentait de les regarder. Monsieur Abraam I se rendit à Sofia pour parler avec monsieur Tadzjer de la ferme des impôts dans laquelle ils étaient associés et qu’il était temps de renouveler. Mais M. Tadzjer ne voulut pas continuer, il n’y avait pas trouvé son compte, et comme les Juifs de Sofia étaient très timorés, M. Abraam I reprit de nouveau l’affermage des impôts en compte propre. Ils fixèrent de nouvelles conditions, très simples. Il demanda à l’administrateur de pouvoir faire des versements échelonnés, de façon que la somme soit fixée d’avance et qu’il n’y ait

15. De l’italien : paiement partiel, par tranche, par versements échelonnés. 16. Du turc taksit (pl. tèkassit), portion échue d’un paiement. 17. Du turc kiradje : qui tient des chevaux à louer. 18. Dans l’Empire ottoman, ce sont les postes de gendarmerie (les karakol) qui ont longtemps tenu lieu de relais de poste. 19. Eyna, sans doute des monnaies argentées où l’on peut se mirer (du turc ayna, miroir).

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20. Yöruk : un peuple de nomades turcs. 21. Ville de Bulgarie aussi connue sous le nom de Plovdiv (Bulgare) ou Philippolis (en grec). 22. Du turc silik : effacé, dépoli. Moneda silik : monnaie dont l’effigie, l’inscription est indéchiffrable, illisible, fruste. [ J. Nehama]

muevos, este viaje lo aziyan para Kostan turava un mez i para Salonique 20 diyas la manera de estos kiradjis era ke aviyan, kompanias, para kada prinsipala sivdad aparte, i teniyan kada kompania, fiksado su lokal prinsipal de ande iva a partir, i por las sivdades ke pasava, ya teniya su agent, para ke le resiviera i les entregara los grupos, i teniyan resentado ke partiya en kada semana a una posta, i ansi de mizmo tambien i arivavan, por Samokov pasavan estas postas para Kostan, en dia de viernes, i para Salonique, dia de lunes, i para las otras prinsipalas sivdades, komo Belgrad, Zemlin, Bosna, i mas ansi, era en los otros dias, i todo era a kavayo, i las taksas eran fiksadas, i era muy siguro, i ansi kiradjis ya avian i en el tiempo mio Tchelebi Moche A. Arie II ke aviya un kiradji Usfin Aga se yamava ke era yuruk 20, i teniya 15 kavayos ke transportava ropas de Salonique fin a Filibe 21, i kon este yuruk Usfin Aga, mi senyor padre mandava grupos de monedas de eynas, i valutas de oro ke son los dukados viejos ke eran rotos i burakados ke los tomava a la drama, i las eynas, ke ya estavan sildiyadas 22 i non pasavan en la plasa lo azia en grupos i se los mandava al senyor Ishak Mordehai Tiyano en Salonique ke teniya mas muntcho konto de lo ke mandar kon la posta, i teniya una ganansia de 5-6 % fin limpio. El senyor Abraam I ke era en Sofia, i denpues ke ya reglo su etcho de la Haratcheria, se vino a Samokov, el fue ande el Mehmed Emin AA, i topo el momento por demandarle sovre los etchos seya de la kacha o la Haratcheria, i le dicho ke ya podiya ser kon la Haratcheria, solo ke teniyan de azer un trokamiento sovre los Dasios, i esto iva a pasar algo de tiempo, el le izo saver la forma ke lo estava aziendo en Sofia, i denpues se okupava sovre el etcho de el Kolel, ansi tambien i este de la butika.

5573 En este anyo de 5573, le nasio a Hr. Tchelebi Moche Arie II una ija, i se gustaron todos muy muntcho kon este parto tambien izieron todos los uzos de las otras paridas, se entiende kon la

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pas beaucoup d’écritures à passer. M. Abraam I promit à l’administrateur qu’il lui verserait sous trois mois, l’échéance correspondant au premier mois, et ainsi de suite, qu’il lui verserait chaque mois l’échéance avec un décalage de trois mois. Cette proposition plut beaucoup à l’administrateur qui n’aurait pas beaucoup d’écritures à faire. Ils continuèrent donc ainsi. M. Abraam percevait [les impôts] six mois à l’avance. Personne ne lui demandait de compte sur ce qu’il percevait ni même personne ne s’en plaignait, car personne ne s’intéressait à la conduite de ces affaires. Tous les gens du peuple exerçaient leur métier de père en fils, selon le commandement de Dieu. Cela se transmettait toujours de père en fils. C’est ainsi qu’ils se conduisaient et vivaient. Ce n’était pas seulement le cas chez les Turcs, mais il en allait de même pour les chrétiens et aussi les Juifs. Cette nouvelle convention s’avéra très profitable pour M. Abraam I et avec l’argent qu’il percevait six mois à l’avance, il commença à acheter des devises au marché. Il les envoyait à Constantinople et à Salonique en faisant appel à des loueurs de chevaux, car il n’y avait pas de service de poste régulier. C’est ainsi que le loueur de chevaux transportait les sommes, qu’il s’agisse de monnaies d’or ou d’autres sortes, et qu’il restait environ deux jours sur place jusqu’à ce qu’il ait remis à chaque groupe [son bien] et qu’on lui en ait confiés de nouveaux. Le voyage pour Constantinople durait un mois et celui pour Salonique, vingt jours. Ces loueurs de chevaux étaient organisés en compagnies dans chaque grande ville et chaque compagnie avait son siège d’où partaient les courses. Elles entretenaient dans chaque ville du réseau un agent qui assurait la réception et la remise [des biens]. Un départ et une arrivée étaient assurés chaque semaine. À Samokov, la poste pour Constantinople passait chaque vendredi, pour Salonique, le lundi, et les autres jours pour les autres grandes villes comme Belgrade, Zemlin, Bosna et ainsi de suite. Tout se faisait à cheval. Il y avait un tarif et c’était très sûr. Il y avait aussi de ces loueurs de chevaux de mon temps. Moi-même, Monsieur Moche A. Arié II, j’ai connu un loueur du peuple des Yöruk qui s’appelait Usfin Agha. Il avait quinze chevaux et il transportait des marchandises de Salonique jusqu’à Plovdiv, et avec ce Yöruk Usfin Agha, Monsieur mon


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kama igual todos los brozlados i todas las mujeres la vijitaron i en el dia de Chabat ke le van a meter el nombre, komvidaron a todos los Hahamim, i Hazanim i los amigos, i la fadaron a la ija i la nombraron Rahel, i estuvo tambien la parida 8 dias en la kama para ke la vijitaran todas sus amigas, i su madre muy sana la pario i la krio, en ke teniyan el menester de kriaderas, visto a esto de las fiestas ke las teniyan akoruto ya es koza ke non kuadra la manera ke se guiyavan, i ke teniyan la fuersa para poderlo somportar, ma los tiempos de antes era de esta manera, ke lo aziyan todo por su plazeres, i kon esto se kontentavan, lo kual ke agora es todo a la arovez, i kere dizir ke es solo porke reyna agora muntcho el egoizmo. Entre los notabeles ke aviyan en Samokov eran tambien entre los djidios H. Muchon Avdala, i H. Presiado Koen, los kualos eran merkaderes aviya tambien i H. Bohor el kuyumdji 23 los kualos se antcharon en sus merkansias para konkoriarle a el senyor Abraam I ma a los presipios fueron mas fuerte en la konkorensia ma mas tadre les enpesaron a kerer merkarles los Turkos a fiyado, ke esto non les konveniya porke era sigun ditcho a la buena voluntad de el turko i si teniya el animo de demandarle aparte ke non le apagava, era tambien i ke los arvava, i ansi fue ke era muy poko sus venditas, lo kual el senyor Abraam I kon el protejo de el senyor Mehmed Emin AA, non teniya dinguno el animo de aderesarse sigun de los otros, i por esto tambien, era ke el senyor Abraam I iva buchkando de lavorar i en otros negosios, i de los 3 ditchos ariva fue el mas ke reucho el H. Muchon Avdala, ke lo yamavan los Turkos, Aynadji 24 Moche Oglu. En este anyo visto ke los artikolos de la butika ya se les aviya enmankado avlaron los ijos al padre ke ya era el menester de ropas para la butika, i el senyor Abraam I dicho ke ya iva a ir el mizmo a Kostan i fue ke se empresto de el Mehmed Emin AA, una suma mas grande de moneda i la merko todo de valutas de oro i plata, i se las yevo el mizmo kon si a Kostan por ver si es ke los komisioneres non le aziyan algunas 25 falsi sovre las vendi-

père envoyait des lots de monnaies argentées et des devises en or, de vieux ducats qui étaient rompus et troués que l’on achetait au poids, et les autres monnaies argentées qui étaient devenues indéchiffrables et ne pouvaient plus servir au commerce ; il en faisait des lots et les envoyait à monsieur Ishak Mordehay Tiano à Salonique qui maniait de plus grandes sommes que ce que la poste permettait d’envoyer et lui rapportait un gain de 5 à 6 % net. M. Abraam I était encore à Sofia et après avoir renouvelé la ferme des impôts, il rentra à Samokov et se rendit chez l’Agha Mehmet Emin. Il trouva le moment propice pour lui demander de lui confier la trésorerie et la ferme des impôts. Il lui dit qu’il pourrait prendre la ferme des impôts, mais qu’il faudrait seulement faire un changement concernant les taxes et que cela prendrait quelque temps. Il lui fit connaître la façon dont il s’y prenait à Sofia et ensuite il s’occupa des affaires de la communauté et également de sa boutique.

Année 5573 [1812/1813] En 5573 [année civile 1812/1813] Monsieur Tchelebi Moche Arié II eut une fille et ils se réjouirent tous beaucoup. Ils suivirent aussi pour cette naissance toutes les coutumes que l’on pratiquait lors des autres accouchements c’est-à-dire avec le lit [surélevé], orné de broderies. Toutes les femmes vinrent rendre visite à la parturiente et le jour de shabbat où l’on devait donner un nom à l’enfant, ils invitèrent toutes les personnes lettrées, les chantres et les amis ; ils la baptisèrent [fadaron] et lui donnèrent le nom de Rachel. L’accouchée garda huit jours le lit afin que toutes ses amies puissent venir la visiter et comme elle l’avait mise au monde en très bonne santé et qu’elle en prenait soin, en quoi aurait-elle eu besoin de nourrices si ce n’est avec toutes ces fêtes qui revenaient régulièrement, mais ce n’était pas une chose qui allait avec leur manière de se comporter. Ils avaient la force de le supporter. Autrefois il en allait de cette façon, ils se pliaient en quatre pour son plaisir et cela leur suffisait. Aujourd’hui c’est tout le contraire pour la simple et bonne raison que, maintenant, c’est l’égoïsme qui règne.

23. Du turc kuyumcu : orfèvre, bijoutier. 24. Du turc aynacı : miroitier. 25. Transcription alernas : sans doute une erreur de transcription pour algunas.

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26. Du turc ottoman zarb-hanè : hôtel de la monnaie. 27. Du turc ottoman iltizam : action de se charger de quelque chose, prendre en charge des revenus publics, ferme, affermage. 28. Les panaïr sont des foires traditionnelles organisées à l’occasion de fêtes religieuses dans le massif du Rhodope en Thrace. La minorité musulmane des Kizilbach eut longtemps le monopole exclusif de leur organisation. Cf. Fotini Tsibiridou « Comment peut-on être Pomak en Grèce aujourd’hui ? » in Ethnologie française 2005/2 (vol. 35) pp. 291-304. 29. Il faut lire probablement ateş, du turc, ardent, personne très éveillée, intelligente, d’une activité et d’une efficience remarquable. [ J. Nehama] 30. Veye/ vee : noter qu’ici l’auteur maintient la diphtongue de veygo à la troisième personne du singulier.

tas de las valutas ke les mandava mas antes i en este okasion ke fue el mizmo ya lo vido ke el senyor Karmona lo azia kon grande deretchedad, ke la komision ke le kovrava era de a 2 % i todo esto era para la Zarab-Hane 26, lugar ande se korta la moneda ke es solo de el governo i el senyor Abraam se adereso al direktor i le demando si podiya deratchamente remeterle ansi valutas ma non pudo ser porke era en la hazne, ke se yevavan estos konto, ke su entision era para non pagar la komision, i kon esto azerse konoser en la hazne ke en akel tiempo era ke el governo turko les avriya kreditos a los Sarafim, (bankeres) en la hazne, i podiyan merkar modos de Iltizames 27 a kredit, ke se vendian de el governo, ke esto lo podiya azer komo era morador de Kostan, el merko toda la moneda ke teniya, de los suyos artikolos, en kantedades mas grandes, i kuando ya vino a Samokov, i les dicho a sus ijos de las merkidas grandes ke izo le dicheron sus ijos ke non saven si fue edeya, esto de ansi grandes, empleyos, i el senyor Abraam I la una partida de estas ropas las yevo al Panair 28 de Chiron ke es Seres, i las vendio muy dulses, i lo restan se decho para Samokov, ke tambien era suma de ropas mas grandes de los otros viajes, sigun ke ya tengo eskrito mas antes ke el senyor Abraam I era muy kurajiozo i muy atik 29, para todo modo de etcho ke non pensava atras, i todo esto ke le viniya al tino lo aziya i sigun se veye 30 reuchia en lo todo, se entiende ke non se deskorajava por nada, i tambien era persona de grande konsiensia, el kuando teniya de pensar sovre alguna kistion ke tan presto non se le kuajava 31 era ke se iva a los kampos i se asentava solo adebacho de algun arvol sin ke dinguno lo viera, i la rezolusia le tomava estando asentado adebacho de el arvol era akeyo ke lo aziya, i kuando non se le kuajava su kistion en el kampo se iva ande el senyor de Mehmed Emin AA, porke i este ultimo era muy meoyudo i intelijente i al senyor Abraam I ke ya lo sintiya a todo esto ke le demandava, era ke se akonsejava kon el i le diziya esto ke lo topava por mijor, i ansi lo aziya, i siempre tambien era ke reuchiya, visto a los protejos ke teniya el

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Parmi les notables juifs de Samokov, se trouvaient maître Muchon Avdala et maître Presiado Koen qui étaient tous les deux des marchands et aussi maître Bohor, le bijoutier. Ils développèrent leur offre commerciale pour faire concurrence à M. Abraam I. Au début, ils furent les plus forts, mais plus tard, ils voulurent vendre aux Turcs à crédit et ceci ne leur réussit pas, car, comme je l’ai dit, cela dépendait de la bonne volonté du Turc, et si on avait l’audace de lui demander [de payer], non seulement il ne vous payait pas, mais encore il vous frappait. Et c’est ainsi qu’ils firent très peu de ventes. M. Abraam I étant le protégé de l’Agha Mehmet Emin, personne n’avait l’audace de lui parler comme aux autres, et c’est pourquoi il cherchait à étendre son commerce. Des trois personnages précités, celui qui réussit le mieux fut maître Muchon Avdala que les Turcs surnommaient Moche Oglu le miroitier. Cette année-là, les articles venant à manquer à la boutique, les fils dirent à leur père que des marchandises étaient devenues nécessaires pour le commerce. M. Abraam I dit qu’il irait lui-même à Constantinople et il emprunta à l’Agha Mehmet Emin une très forte somme d’argent qu’il convertit en devises d’or et d’argent et qu’il emporta avec lui à Constantinople pour voir si les commissionnaires ne le trompaient pas sur le change des devises qu’il leur avait envoyées auparavant. À cette occasion où il était lui-même sur place, il vit que Monsieur Karmona procédait au change avec une grande honnêteté, qu’il touchait une commission de 2 % pour sa gestion avec l’Hôtel de la Monnaie, le lieu où l’on fixe le cours des monnaies et qui est du seul ressort du gouvernement. Monsieur Abraam s’adressa au directeur et lui demanda s’il pouvait directement lui remettre ces devises, mais cela ne pouvait être, car ces comptes se faisaient au Trésor. Son intention était d’éviter de payer la commission et de se faire ainsi connaître du Trésor [ottoman]. En ce temps-là, le gouvernement turc ouvrait des lignes de crédit du Trésor aux banquiers et l’on pouvait affermer à crédit toutes sortes de revenus que vendait le gouvernement, ce qu’il pouvait faire étant résident de Constantinople. Avec tout l’argent qu’il avait [apporté] avec lui, il acheta de grandes quantités d'articles [dont il avait l’usage]. Quand il rentra à Samokov et qu’il


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senyor Abraam I de el senyor de Mehmed Emin AA algunos de los keridos meldadores puede ser ke podran dizir ke non seriyan fin a este grado sovre eyo es a dizirles ke kuando meldaran adelantre van a tener entonses de demandar sovre los pasajes ke les paso seya en los kavos de el Mehmed Emin AA, komo tambien i kon el Usref Pacha, ke devino detras i mizmo kuando estuvo komo Governador en Harbut 32 i la Bosna i komo komandant de la Kale 33 de Belgrad, i esto a los ijos i los inietos de el senyor Abraam I i si es ke aviya i agora de estos tambien mi permeto a dizir ke i agora mos ivan i a mozotros protejarmos.

5574 En este anyo de 5574, el senyor Abraam I ke merko la Haratcheria, de Samokov, tambien fue ke lo tomo kon si i a H. Refael i lo metio en la butika kon sus ermanos para ke se enpesara a anbezar de la merkansia, i el senyor de H. Refael ke ya era muy intelijente i kon muntcha atansion lavorava en la butika, i sintiya a todos los komandos seya los de su senyor padre komo tambien i estos de sus ermanos i la union ermandad ke ya enreinava en todos eyos, era ke les kamenava sus etchos siempre adelantre, i kuando ya pasaron komo 6 mezes ke ya estuvo H. Refael en la butika, ya pudo responder para los mas de los artikolos, i su padre kon sus ermanos ke ya lo viyan era ke lo dechavan muntchas vezes solo i eyos se ivan por mirarsen los otros etchos ke teniyan i el senyor Abraam I se iva okupando para resentar el etcho de la Haratcheria, i el un ermano ke kale ke estuviera en Sofia siempre, era ansi por estos tiempos ke lo fueron enkamenando fin ke H. Refael seizo bueno pratik en el etcho de la butika, ke mas tadre resto solo el H. Refael en el etcho de la butika, i sus padre kon los 2 ermanos mas grandes era ke se ivan trokando, seya kon los etchos de Sofia komo tambien i kon estos de Samokov, el senyor Abraam I kuando vijitava a los ijos seya en Samokov komo tambien i en Sofia, i ke los r[e]vidiyava tambien sovre sus etchos ke

mit ses fils au courant des achats considérables qu’il avait faits, ils lui dirent qu’ils ne savaient pas si de tels achats étaient nécessaires et M. Abraam I porta une partie des marchandises à la foire de Serrès et les vendit très facilement. Il garda le reste à Samokov qui représentait un ensemble de marchandises bien plus important que lors des autres voyages. Comme je l’ai écrit auparavant M. Abraam I était très courageux et très entreprenant. Dans toutes ses affaires, il ne perdait pas de temps ; il mettait en œuvre tout ce qui lui venait à l’esprit et comme on le voit, il réussissait en tout, rien ne le décourageait et c’était aussi quelqu’un de très consciencieux. Quand il avait besoin de réfléchir à une question dont la solution ne lui venait pas tout de suite, il se retirait à la campagne et s’asseyait sous un arbre sans que personne ne le voie et la décision lui venait alors qu'il était assis sous celui-ci, comme si elle tombait de l’arbre. Et quand il ne trouvait pas la solution aux champs, il allait chez l’Agha Mehmet Emin, car ce dernier était très sensé et intelligent et il écoutait tout ce que Monsieur Abraam I avait à lui demander. Il le conseillait, lui disait ce qu’il trouvait de meilleur et c’est ainsi qu’il faisait ; et cela lui réussissait toujours. Il se peut que quelques-uns de nos chers lecteurs puissent dire en voyant à quel point l’Agha Mehmet Emin protégeait M. Abraam I que cela doit être exagéré. Je leur dirai à ce propos qu’ils vont alors encore s’interroger lorsqu’ils liront les passages concernant les derniers temps de l’Agha Mehmet Emin comme sous le pouvoir de son successeur le Pacha Usref, et même lorsqu’il fut gouverneur militaire en Bosnie et commandant de la forteresse de Belgrade et [comment il agit] pour les fils et les petits-fils de M. Abraam I. Et si aujourd’hui, ils étaient encore là, que l’on me permette de dire qu’ils nous protégeraient encore.

31. Ici le verbe kuajar (cailler, coaguler) est employé au sens figuré de prendre, atteindre le but [cf. kwajar in J. Nehama] 32. Du turc harbi, militaire. 33. Du turc kalè, forteresse, citadelle.

Année 5574 [1813/1814] En 5574 [année civile 1813/1814], M. Abraam I qui avait affermé les impôts de Samokov, prit aussi avec lui maître Refael à la boutique avec ses frères pour qu’il commence à se familiariser avec les marchandises. Maître Refael qui était très intelligent et très attentif travaillait dans la boutique et écoutait les

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34. Sans doute du verbe trespajar : atteintes grave à l’honneur.

aziyan, de el gusto ke se gustava ke lo enkamenavan mas mijor de lo ke se lo esperava, era ke saliya kon las lagrimas koriendo de sus ojos de la alegria, i todos le davan a entender de todas las operasiones ke aziyan, i en las notches kuando viniyan en kaza todos los ijos se le viniyan en la kamareta de el padre, i kada uno le kontava de todo esto ke vido en la plasa, komo tambien i de sus negosios, i el padre se iva alegrandose i konsolandose, el senyor Abraam I fumava el tutun kon tchibuk, ma sus ijos mizmo ke fumavan era a las eskondidas i delantre el padre nunka non fumaron, ke entre los respektos ke le teniyan a el padre era tambien de non fumar delantre de el padre, ke non es komo agora ke dezonran a los padres sovre todo akeyos ijos ke ya son estudiados de las akademias kual de Paris i kual de Jenev ya ay muntchos padres ke ya se kontentan, a las dezonras, i los trespajos 34 en tal ke non los harven, ma kon los altos estudios, ke eyos los enpatronan, non kere dizir nada tan presto ke los harvan, sin mas nada pensar atras, sovre esto ke esto eskriviendo, les aseguro ke es muy verdad, i lo vide yo mizmo, a un ijo uniko ke el padre lo velo i [las hojas 197 y 198 faltan en el libro original] Nous remercions vivement Marie-Christine Bornes Varol, professeure émérite de l'Institut national des langues et civilisations orientales qui a bien voulu éclairer le sens de certains passages.

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ordres de Monsieur son père comme ceux de ses frères. L’unité fraternelle qui régnait entre eux leur permettait de toujours progresser dans leurs affaires. Après que maître Refael eut passé environ six mois dans la boutique, il pouvait s’occuper de la plupart des articles. Son père et ses frères qui s’en rendaient compte, le laissaient très souvent seul et eux de leur côté se chargeaient des autres affaires qu’ils avaient. Monsieur Abraam I commençait à assumer ses fonctions à la Trésorerie et l’un des frères devait toujours demeurer à Sofia. Ils le guidèrent le temps [nécessaire] jusqu’à ce que maître Refael ait acquis une bonne pratique du commerce, puis celui-ci resta seul à gérer la boutique. Son père et ses deux frères aînés se relayaient dans leurs affaires à Sofia comme dans celles de Samokov. Quand Monsieur Abraam I rendait visite à ses fils à Samokov ou à Sofia et qu’il les contrôlait dans leurs affaires, des larmes de joie coulaient de ses yeux du bonheur qu’il éprouvait à les voir gérer encore mieux qu’il ne l’espérait. Chacun lui expliquait les opérations qu’il faisait ; les soirées, quand tous les fils se retrouvaient à la maison dans la chambre du père, chacun lui racontait tout ce qu’il avait vu en ville, ainsi que ses transactions et le père se réjouissait et se réconfortait. Monsieur Abraam I fumait du tabac avec un chibouque, mais ses fils bien qu’ils fument, le faisaient en cachette et ils ne fumaient jamais devant leur père. L’une des façons de marquer le respect qu’ils avaient pour leur père était de ne pas fumer en sa présence. Ce n’est pas comme maintenant où l’on déshonore les pères, surtout ces fils qui ont étudié aux universités de Paris pour les uns, de Genève pour les autres. Il y a beaucoup de pères qui s’accommodent du manque de respect et des humiliations. Encore heureux s’ils ne les battent pas ! Avec les hautes études, qu’ils ont accomplies, on ne peut rien [leur] dire sans risquer d’être frappé sans remords. Je vous assure que ce que j’écris à ce propos est la pure vérité et que j’ai vu de mes propres yeux un fils unique que le père couvait et… [les pages 197 et 198 du tapuscrit sont manquantes].


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Para Meldar Twentieth-Century Sephardic Authors from the Former Yougoslavia A Judeo-Spanish Tradition Željko Jovanović

Coll. Studies in Hispanic and Lusophone cultures 41. Legenda éd. 2020. ISBN : 978-1-78188851-3

Relativement peu d’études ont été consacrées à la culture judéo-espagnole des pays de l’exYougoslavie si l’on excepte le travail pionnier de Krinka Vidaković-Petrov 1. On appréciera d’autant plus le livre de Željko Jovanović qui est issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2015 à l’université de Cambridge. La vocation de Željko Jovanović pour les études sépharades tient à sa rencontre il y a une dizaine d’années avec trois remarquables personnalités du monde universitaire qui l’ont accompagné tout au long de son parcours de formation : Paloma DíazMas, Krinka Vidaković-Petrov et Julie Scolnik. Željko Jovanović a fait le choix de traiter la tradition sépharade de Serbie et de Bosnie à travers la vision qu’en ont les auteurs originaires de l’exYougoslavie. Il en résulte parfois une frustration de voir seulement brièvement mentionnés les travaux de Cynthia Mary Cruz ou de Max Luria. Ce regret est cependant compensé par la découverte d’auteurs moins connus et par l’objet même de la thèse : rendre compte de la diversité des attitudes que les Sépharades d’ex-Yougoslavie ont pu entretenir à l’égard de leur culture du milieu du XIXe siècle à la fin du XXe siècle. Tout commence en effet avec le mouvement de modernisation des communautés juives alors que

les pays balkaniques s’émancipent progressivement de la tutelle ottomane. La Serbie obtient un régime de semi-autonomie dès 1830 et la Bosnie intègre l’Empire austro-hongrois en 1878. Peu à peu une éducation sur des modèles occidentaux se met en place qui touche d’abord les garçons puis les filles. La langue d’enseignement n’est plus le judéo-espagnol, mais le serbe, le français et plus rarement l’allemand ou l’italien. Le mouvement de patrimonialisation du folklore judéo-espagnol (contes, romances, proverbes) est inséparable du sentiment de déperdition qui en résulte. Tous les auteurs sépharades ne l’abordent pourtant pas de la même façon. Certains, comme l’écrivain et diplomate Haïm S. Davičo, s’en réjouissent et encouragent leurs coreligionnaires à s’assimiler sans réserve à la communauté nationale serbe. Leur intérêt pour le folklore judéoespagnol est purement rétrospectif : sauvegarder les traces d’une culture appelée à disparaître et la faire partager au-delà de son milieu d’origine pour favoriser l’intégration des Juifs au sein de leur nouvelle nation. Cela conduit Davičo à publier le fruit de ses collectes exclusivement en serbe et dans des journaux serbes de premier plan. Le choix qu’il opère au sein du folklore n’est pas indifférent : dans ses contes, il met en scène les débats internes à la communauté juive entre partisans de la tradition et modernistes avec un biais assumé en faveur de ces derniers. Dans ses articles de presse, il n’hésite pas à se dissocier de sa propre communauté et à adopter le point de vue d’un Serbe orthodoxe pour mieux faire passer ses idées. Davičo est l’auteur de quatre contes et de deux essais à thème sépharade. Il est aussi reconnu pour son proverbier, dont une version en judéoespagnol a été publiée par le rabbin de Budapest Meyer Kayserling 2. Davičo fidèle à son engagement ne publia de son côté qu’une édition en serbe.

1. Citons notamment aux éditions de la Lettre sépharade le livre traduit en français Aspects de la culture des Juifs espagnols dans l’espace yougoslave. XVI-XXe siècles. 2012. ISBN : 978-2-35272011-9. 2. Refranes o proverbios españoles de los judíos españoles (1889).

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La façon dont Davičo crée de toute pièce du folklore judéo-espagnol est aussi fascinante que significative de son époque. En 1885, il publie en feuilleton dans le journal serbe Videlo un conte sous le titre Ruses de femmes : un conte espagnol de Tia Bohora la komerchera de Yala. Signalons que Yala est le quartier juif traditionnel de Belgrade. Le texte est présenté par l’éditeur du journal Aleksa Novaković comme un exemple de la façon dont les Sépharades ont gardé vivante durant quatre siècles la tradition orale espagnole. Or, comme le démontre Željko Jovanović, le conte ne trouve pas sa source dans la communauté judéo-espagnole de Belgrade, mais dans une novela de Tirso de Molino (1579-1648), Los tres maridos burlados. Comme le rappelle Jovanović, l’appropriation par les Sépharades de matériaux exogènes, leur adaptation et leur présentation comme d’authentiques éléments folkloriques judéo-espagnols était − et est encore − une pratique largement répandue. L’originalité de la publication de Davičo réside plutôt dans sa traduction directe du castillan au serbe sans passer par le truchement du judéo-espagnol. Sa domestication du texte est donc avant tout destinée à un public serbe comme l’illustre le choix de plats à base de porc pour remplacer des spécialités madrilènes inconnues dans les Balkans. Cette adaptation n’aura d’ailleurs aucune postérité dans le monde judéo-espagnol. L’attitude de Laura Papo, « la Bohoreta » (Sarajevo 1891 – Sarajevo 1942) à l’égard de sa culture peut sembler fondamentalement différente. Comme Davičo, elle est consciente de la décadence du monde judéo-espagnol traditionnel, mais son propos serait plutôt d’encourager un réveil identitaire. Elle fait donc le choix de publier son œuvre en judéo-espagnol pour des cercles sépharades de Bosnie. Elle ne se contente pas de collecter des éléments folkloriques, notamment des romances, mais elle les incorpore dans des œuvres originales et en particulier dans ses pièces de théâtre. Laura Papo est aussi une femme moderne par son éducation à l’Alliance israélite universelle et émancipée par son mode de vie et sa profession

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d’écrivain. Ses comédies mettent souvent en scène l’opposition entre valeurs traditionnelles et aspiration au monde moderne comme on en trouve tant d’exemples comico-tragiques dans la littérature salonicienne contemporaine. Un autre point mis en évidence par l’étude de Željko Jovanović concerne la différence d’approche culturelle entre les genres. Il prend pour exemple l’utilisation du romance Landarico dans les œuvres de Davičo et de la Bohoreta. Cette ballade hispanique, très répandue dans les milieux sépharades, a pour thème la condamnation et le châtiment de l’amour adultérin commis par une reine. Son adaptation par Davičo adopte un point de vue plus familier de l’auteur : la reine est la victime d’un mariage arrangé qui l’aura forcé à renoncer à son amour véritable. Le respect de la tradition conduit à une tragédie et le public éprouve de l’empathie pour le sort de la reine. Le point de vue adopté par Laura Papo, plus proche de la version transmise entre femmes en Bosnie, prend un tour éducatif et initiatique. Certes les femmes ne doivent pas commettre d’adultère, mais surtout elles doivent se garder de placer leur confiance dans les hommes comme l’illustre la trahison de l’amant de la reine. Cet aspect de la sagesse féminine est souligné par Laura Papo dans son livre La mujer sefardi de Bosna. Le second chapitre du livre porte sur deux auteurs originaires de Bosnie, Gina Camhy et Isak Papo représentatifs de la génération active après la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à Davičo et Laura Papo, ni l’un ni l’autre ne sont des écrivains et leur rôle consiste surtout à sauvegarder les échos du monde sépharade de leur enfance après sa quasi-annihilation par les nazis. Gina Camhy, mariée à Ovadia Camhi, l’éditeur du périodique parisien Le Judaïsme Séphardi, participe à l’effort de sauvegarde mené en France à partir des années 1950, et surtout des années 1980. Une partie de ses contes ont été publiés par les éditions de Vidas Largas et par la revue Aki Yerushalayim en Israël.


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Isak Papo a œuvré en Bosnie où il résidait après-guerre. Son travail a culminé avec la publication en 1994 d’un recueil bilingue français/ judéo-espagnol Contes sur les Séfarades de Sarajevo (Logos, Split, 1994). S’ils ont à cœur de publier le fruit de leur collecte et de leurs souvenirs en judéo-espagnol, ni l’un ni l’autre ne composeront des œuvres aussi complexes et originales que celles de Laura Papo et de Davičo. Le troisième chapitre du livre porte sur la figure de Djohá, le personnage sans doute le plus emblématique des contes et proverbes judéo-espagnols. Djohá, n’est pas propre à la culture sépharade des Juifs de l’ex-Yougoslavie. Il est présent dans l’ensemble de l’aire culturelle judéo-espagnole. Son origine remonte à la présence juive dans la péninsule ibérique et il s’est enrichi en traversant la Méditerranée au contact du personnage folklorique ottoman Nasreddin Hodja comme le montre Marie-Christine Bornes-Varol 3. On saura gré à Željko Jovanović d’apporter différentes preuves de la présence d’un personnage similaire dans la culture d’Al-Andalus en provenance de sources arabes du Moyen-Orient. La thèse d’une appropriation du Djoha andalou par les Juifs avant leur expulsion en est confortée. On n’insistera pas ici sur l’endurance et la versatilité du personnage de Djohá, sur sa capacité à s’adapter à son environnement, à tenir différents discours tantôt empreints de sagesse, tantôt de ridicule, parfois des deux. Toutes choses que Željko Jovanović développe avec justesse à propos d’auteurs d’ex-Yougoslavie (Žamila Kolonomos, Eliezer Papo, Žak Konfino) et surtout dans la partie qu’il consacre au travail de collecte et d’édition de Matilda Koen-Sarano. Bien que le florilège recueilli par Matilda Koen-Sarano ne concerne qu’à la marge l’ex-Yougoslavie, on sent chez l’auteur un irrésistible attrait pour l’ampleur de son œuvre, son ambition d’embrasser l’ensemble du folklore et de lui conférer une nouvelle vie. L’évolution de sa pratique éditoriale est aussi significative d’une hybridation entre un travail à l’échelle communautaire et universitaire.

Soulignons la rigueur avec laquelle Željko Jovanović a conduit son étude apportant de solides démonstrations pour étayer chacune de ses hypothèses. Même si l’on se sent en désaccord avec certaines de ses affirmations concernant l’isolation des communautés judéo-espagnoles, et en particulier des femmes, sous l’Empire ottoman 4, on apprécie que le rôle des hommes dans la transmission de la tradition ne soit pas négligé, comme il l’est trop souvent à travers une vision schématique des genres.

FA

Nota : Željko Jovanović enseignera à compter de la rentrée 2021 la langue et la culture judéo-espagnoles à l’Institut national des civilisations orientales, succédant ainsi à MarieChristine Bornes Varol. Tous nos vœux l’accompagnent dans cette nouvelle mission où il pourra déployer les talents dont témoigne son brillant cursus universitaire.

Les lumières de Sarajevo Moïse Abinun

Lior éditions. Paris. Septembre 2021 ISBN : 978-2-490344-05-5

Je me souviens d’avoir entendu Moïse Abinun au micro de France Culture lorsque j’écrivais Les eaux douces d’Europe 1. Ce devait être en 1994, et la guerre menaçait ou sévissait déjà (encore) dans les Balkans. « Douceur » est le mot que j’aurais choisi pour qualifier le ton de sa voix, et le sens de ses paroles : il expliquait qu’il n’y avait aucune intolérance dans le Sarajevo qu’il avait connu dans les années 1930. Juifs (Sépharades), orthodoxes (Serbes), catholiques (Croates) et musulmans (Turcs et Bosniaques) y vivaient en harmonie. Moïse Abinun était déjà un homme âgé et je me demandais s’il n’embellissait pas ses souvenirs. Je savais qu’il était le père de Clarisse Nicoïdski qui avait lu l’une des premières versions de mes

3. « Djoha juif dans l’Empire ottoman », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. 1995. N°77-78. 4. La lecture de la chronique Arié, comme d’autres sources, apporte un démenti à cette vision datée.

1. Seuil. 1996.

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Clara et Samuel Abinun avec leurs cinq enfants : Moïse, Benjamin et Léon. Au premier rang, Rachel (Rozika) et Dani. Bosnie vers 1928. Archives familiales Abinun.

2. Coiffe traditionnelle des femmes sépharades aussi appelée kofya.

cinquante premières pages… et ne m’avait pas caché sa déception : elle trouvait que mon récit, pour être bien documenté, manquait d’incarnation. Elle aurait souhaité, m’avait-elle dit alors, voir la mère de mon héroïne nouer son tocadu 2, sentir l’odeur des burekas, entendre les bénédictions des voisins lorsque la famille endimanchée sortait dans la rue le jour du shabbat… J’ignorais (et je devais l’ignorer jusqu’à la fin de l’année 2004) que son père avait raconté tout cela, et avec quel talent. Après quelques semaines de découragement, j’ai renoncé au « couper-coller », et entièrement recommencé le livre, à la première personne : en disant « Je » au lieu de « elle », mon héroïne Rébecca s’est enfin mise à exister. Même si je n’avais jamais vu, senti, touché, même si je n’avais jamais entendu parler ladino : la magie de l’écrit et les dizaines d’ouvrages consultés, alliés à ma propre sensibilité, pouvaient, en y travaillant

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dur, donner l’illusion que je connaissais la juderia d’Haskoy de l’intérieur. La récompense de ces efforts fut totale lorsque José Saporta, en décembre dernier, m’a dit avoir été touché par deux ouvrages parmi d’autres, celui de Moïse Abinun et le mien. C’est ainsi que j’ai découvert, plus de 15 ans après sa parution, Les lumières de Sarajevo. Il s’agit bien de la même époque et de la même communauté, même si un certain nombre de kilomètres les séparent. J’ai eu l’impression troublante que le récit de Moïse Abinun était une version heureuse du mien. D’abord parce qu’il a été un enfant attendu, aimé, comblé, parfaitement à l’aise dans le monde qu’il décrit. Ensuite parce que ce monde a disparu tragiquement, emportant son père et sa mère, les tantes, les oncles, les cousins, les amis, et que l’auteur a vécu ce drame dans sa chair, alors que je l’ai seule-


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ment reconstitué. C’est ainsi que ce livre joyeux et plein d’humour devient peu à peu la chronique d’une tragédie annoncée, dont il est impossible de guérir, ni dans ce siècle ni dans les suivants. Moïse Abinun est né en 1912. Sa mère Clara avait seize ans, elle était orpheline et travaillait comme ouvrière. Elle avait aimé, puis épousé Samuel, qui effectuait alors son service militaire. Un mariage d’amour, précédé par une « faute » qui ne leur fut apparemment pas trop vivement reprochée. Il faut dire que les parents de Samuel s’étaient également mariés par amour, chose rare à l’époque, et la personnalité de Hannetah, la nona de l’auteur, contredit totalement le cliché de la belle-mère acariâtre. Grande fumeuse, toujours prête à partager un café… pour se calmer les nerfs, elle dispense générosité et amour autour d’elle. Clara est une petite poupée ravissante, le couple rayonne de vie et de sensualité, il faut bien cela pour traverser cinq années de guerre − ponctuées par la naissance de trois garçons − avec un tel courage. Quand, au front, Samuel manque perdre la vie, il fait le vœu, s’il s’en sort, de devenir rabbin. Le jeune Moïse (Mushon) grandit entre son père théologien malgré lui, sa petite mère épanouie, les grands-parents voisins, et une kyrielle d’oncles et tantes plus originaux les uns que les autres. Ce qui frappe c’est leur aptitude au bonheur, à la fête, au partage, malgré les problèmes politiques, les difficultés économiques, les déménagements − une fois ses diplômes en poche, Samuel est affecté dans diverses localités, plus ou moins éloignées de la ville mère : Sarajevo. Moïse est un élève brillant, mais il veut vivre, voir du pays, et décide de gagner sa vie après son brevet. Si son père en est profondément déçu, il respecte son choix. Apprenti tailleur, le jeune homme travaille pour un patron serbe quand celui-ci lui refuse de chômer le jour de Kippour. On est en 1934, l’âge d’or n’est pas encore révolu, mais la menace pointe. Hitler est déjà au pouvoir. La communauté de Sarajevo ne prend pas encore vraiment la mesure du danger. Le sort semble même

sourire à Moïse puisqu’il part enfin pour l’Europe, l’Espagne en l’occurrence. Barcelone, en 1936, n’est pas exactement le lieu où il fallait être. L’oncle Isaac, qui l’a accueilli, tout auréolé de ses frasques passées, l’emmène avec sa famille à Lyon où se trouve sa fille mariée. Il a manigancé avec Clara et Samuel un mariage entre Moïse et une autre de ses filles, Mathilde. Malgré le complot, l’amour est au rendez-vous. C’est à Lyon, en 1937 que naîtra Clarisse. Son ouvrage Couvrefeux raconte la suite… Ceux qui seront restés à Sarajevo paieront de leur vie leur amour de la ville et leur confiance envers ses habitants. Un très beau livre.

Brigitte Peskine

Cette recension, parue une première fois dans la Lettre Sépharade de mars 2005, nous est l’occasion de rappeler la mémoire de notre amie Brigitte Peskine, prématurément disparue en 2020.

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Clara et Samuel Abinun avec leurs trois premiers enfants : Moïse au centre, Léon à droite et Benjamin à gauche. Bosnie vers 1925. La photo a été prise à Bihac. Archives familiales Abinun.

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Moïse Abinun Conversation entre David Benbassat-Benby et Moïse Abinun, auteur du livre Les Lumières de Sarajevo

Tu te yamas agora Moiz Abinun, ma en tu chikez komo te yamavan en kaza : Moiz o Moshon ? En Yougoslavia mi padre me yamava Moiz, alguna vez Moris ; si es mi nono, el me yamava Mushon, « Mushoniko, ven aki », porke el me avlava lo mas muncho en espanyol. Yo me akodro ke en Salonik, onde pasi una parte de mi chikez, se uzava a dizir Moshiko al lugar de Mushoniko. Salonik, Estambol i Sarajevo fueron sivdades ke tuvieron relasiones yenas de intimidad la una kon la otra. Kuando mi tia Bohoreta se iva a Estanbol eya mos trayia kantikas de ayi i mos las kantava a Sarajevo. Es muy enteresante de ver kuantas idas i venidas aviya entre estas sivdades. En mi livro Les Lumières de Sarajevo, el avlar empleyado en djudeo-espanyol es kaji el mizmo del avlar de Salonik o de Estambol, kon diferensias en la pronunsya kuando en un biervo la letra « i » toma el lugar de la letra « e » o la « u » el lugar de la « o ». En Yugoslavia mozos diziamos « El Dio ke “ti” de » al lugar de « te » de ; de mizmo, « kumer » por « komer », i mas.

Djustamente esto es lo ke me aharvo el ojo en los poemas de tu ija Clarisse Nicoïdski, i sovre todo en su kuento maraviyozo « La Vieja ». I en Bulgaria se puede dizir lo mizmo. Entre los Djudios de este paiz el empleyo de la « i » al lugar de la « e » es mas demazia. Por enshemplo, avlando del fuego de Ruschuk eyos dizen : « No dimandis, no dimandis si kimo Ruschuk intiriko intiriko ». En Estambol o en Salonik se dize « No demandes, no demandes se kemo Ruschuk enteriko enteriko ». Ya es verdad. Esto es el modo de avlar de los Djudios de orijen slava i en partikular de Bulgaria. I en Yugoslavia esto se remarka mas muncho en las sivdades de la Makedonia komo Skopje (Üsküp), Bitola (Monastir) ke se topan muy serka de la Bulgaria. Podemos dizir tambien ke en los paizes balkanikos : Gresia, Bulgaria, Yugoslavia, ke bivieron kaji sinko siglos basho el Emperyo Otomano, los Djudios sefaradis tomaron de siertas linguas, en partikular de la lingua turka, un alay 1 de palavras i expresiones i las adjustaron a la lingua ke sus avuelos trushe-

1. Mot turc : un régiment ; par extension, une multitude.

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2. Un horloger. 3. De l’hébreu : destin. 4. De ‘hébreu : vœu. 5. Un homme digne de ce nom, respectable et bien établi. 6. Balivernes et histoires à dormir debout. 7. De l’hébreu : le fier à bras, le matamore.

ron kon eyos de Espanya. Es esto ke a vezes echa mas sal i pimienta al linguaje popular del folklor djudeo-espanyol ! Bueno… Avlaremos agora si keres de tu padre Samuel Abinun. En Sarajevo tu padre era de su ofisyo un haham. Kuando te engrandesites, no kijites azerte i tu haham komo tu padre ? Mi padre Samuel era un haham komo se deve i muy konsiderado. Kon esto si te akodras lo ke dishe en mi livro, disde su chikez mi padre dezeava ser un orero 2 porke konosiya el mekanizmo de todo modo de oras i era kapache de adovarlas todas. Su esfuenyo era de ser el patron de una butika de orero. Ya savemos ke el goral  3 de un ombre no esta siempre en sus manos : mi padre se izo rabino solo por un neder 4 ke aviya tomado kuando estava kumpliendo su dover de soldado en la primera gerra mundial. Estava kaminando delantre de su komandante kuando un obus enemigo le kayo detras de el i mato al komandante, i por su mazal, a el lo ferio solo. Mi padre ke vido ansina la muerte de serka, dando lores al Dio Baruhu, en su orasyon le djuro de azerse haham si lo deshava en vida. Ansi fue ke kuando salyo del ospital, mi padre se metyo a estudiar la Tora i kon el tyempo se izo haham i kedo haham fino a su muerte. Me demandates si no kije i yo azerme haham komo mi padre. Komo ijo de haham i buen djudio en mi chikez yo me iva al Talmud Tora i ansina aziyan la mas grande parte de los ijikos de muestra komunita de Sarajevo. Esto no keria dizir ke mi goral era de ser haham. Kuando tuve 15-16 anios, yo kije ganarme la vida mia. A esta edad en un mansevo se empesa a avrir el meoyo i kere azerse benadam 5. Ansina yo no kije ir mas adelantre en mis estudios porke mi dezeo era de alivianar un poko a mis parientes la karga de una grande famiya. Te dire mas, a mi me agradava tambien ver mundo ! Por esto me dishe un dia de mi para mi : « Mushon, si keres ver mundo ti primi ganar paras ». Ansina fue ke deshi los estudios i empesi a lavorar en una shastreria para azerme, komo se

dize en Fransia, un « ouvrier qualifié », fina ke me ize shastre, i esto fue mi ofisyo por toda la vida. Kedi muy enkantado meldando en tu livro ke tu tio Izak tenia relasiones kon la famiya de Gavrilo Prinzip, el matador a Sarajevo de François-Ferdinand, ke kavzo la primera gerra mundial. Es verdad esto o se trata de bavajadas i patranias 6 ? No se trata ni de bavajadas ni de patranias ! A mi tio Izak le plaziya muncho azer el barragan 7. El frekuentava kon un ermano de Gavrilo Prinzip, el kual de vez en kuando viniya a vijitarlo en su kaza, ma no kreyo ke mi tio fue mesklado de serka o de leshos en la matansa del arshiduke FrançoisFerdinand. Muy probabilmente mi tio Izak no teniya haber de nada. Lores al Dio muestra famiya no tuvo komplikasyones kon la polisia austriaka. Syendo ke me avlates de Gavrilo Prinzip, yo te vo kontar una otra koza. Segun ya te dishe mi padre Samuel izo la primera gerra mundial, ma su dover de soldado el aviya empesado a kumplirlo antes de la deklarasyon de la gerra. Por su negro o buen mazal, a mi padre le kayo la karga de guadrar a Gavrilo Prinzip en prizyon. Su dover fue de ir i vinir, kon el plomo en la mano, delantre de la puerta onde el asasino estava enserrado, i de vez en kuando echar un ojo por la serradura. En una otra parte de tu livro estas kontando una koza ke me izo sonreyir. Meldi ke un dia te akontesyo de komer puerko por la primera vez. Es por saver ke gusto i ke savor teniya ? No, no es por kuriozita. Era kuando yo aviya apenas empesado a lavorar para ganar mi vida. Un dia, saliendo de mi lavoro teniya muncha ambre. Era manseviko, kon pokas paras en la aldikera ke no me abastavan para merkarme lo ke keriya. El puerko kostava barato, me merki un pedaso, kumi un poko i me dishe « no esta negro esto… » ma te vo dizir una koza : me kumi la meata, la otra la etchi, me espanti, no sea ke me entosege por mi pekado ! Extrait de la Lettre Sépharade n°11 septembre 1994.

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Las komidas de las nonas BOREKAS DE MASSA FINA

Ingredientes de la masa – ½ vazo de azeyte de oliva – ½ vazo de agua – 4 vazos de arina o mas – 1 kucharika de sal

Ingredientes del gomo – 2 guevos bateados – 1 vazo de kezo rayado duro i salado komo el kefalotyri o el parmezan – 1 vazo de kezo amariyo rayado – 3 yemas para adornar las borekas

Preparasión de la masa Poner en una tendjere la agua, la azeyte i el sal a buyir. Kuando esta buyendo, kitar del fuego i etchar en un kyasé grande. Adjustar avaguar avaguar la arina en mesklando kon una kucharika de lenya. Amasar byen. La masa deve ser komo el lobulo de la oreja. Adjuntar un poko de arina si la masa es demazia blanda. Amasar en una bola i kapadear.

Preparasión del gomo Mesklar los ingredientes. Avrir la masa muy delgada i kortar redondikos kon un kyasé. Intchir el sientro de gomo i serrar las borekas al derredor. Se sfrandjan kon los dedos al derredor de la serradura. Poner las borekas sovre la tavla del orno kon una oja de papel arinada. Untar las borekas kon las yemas de guevo. Se kozen a orno kayente una mediya ora asta ke tomen una kolor dorada. Sirvir kayente.

Ingrédients pour la pâte – ½ verre d’huile d’olive – ½ verre d’eau – 4 verres de farine ou plus (T45 en France/T0 en Italie) – 1 cuillère à café de sel

Pour la farce – 2 œufs battus – 1 verre de fromage salé dur râpé comme le kefalotyri ou le parmesan râpé – 1 verre de fromage d’emmental râpé – 3 jaunes d’œufs pour dorer les borekas

Préparation de la pâte Dans une casserole, mettre l’eau à bouillir avec l’huile et le sel. L’ébullition atteinte, retirer du feu, verser dans une grande jatte. Ajouter peu à peu la farine tout en mélangeant à la cuillère en bois. Pétrir. La consistance de la pâte doit être celle du lobe de l’oreille. Ajouter un peu farine si la pâte est trop molle. Rassembler la pâte en une grosse boule et la couvrir. Préparation de la farce Mélanger les ingrédients. Si la consistance est trop liquide, ajouter du parmesan. Abaisser finement la pâte sur un plan fariné. Découper avec un bol des disques de 9 à 10 cm de diamètre. Placer au centre de chacun d’eux une cuillère de garniture. Refermer la pâte en formant une demi-lune. Pincer les bords avec les doigts et replier la pâte en formant une petite vague. Disposer les borekas sur la plaque de cuisson sur du papier sulfurisé. Napper les borekas avec les jaunes d’œuf. Enfourner en partie haute et cuire environ ½ h à 180° jusqu’à ce qu’elles soient bien dorées. Servir chaud.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Moïse Abinun, François Azar, David BenbassatBenby, Marie-Christine Bornes Varol, Gabriel et Daniel Farhi, Jenny Laneurie Fresco, Brigitte Peskine, Rosie Pinhas-Delpuech, Martine Swyer, Alain de Toledo. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Mathilde et Moïse Abinun avec leurs enfants Clarisse et Jacques. Lyon. Vers 1944. Source : famille Abinun. Impression Caen Repro Parc Athéna 8, rue Ferdinand Buisson 14 280 Saint-Contest ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40 € Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300048 Octobre 2021 Tirage : 900 exemplaires Numéro CPPAP : 0324G93677

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