Vital Eliakim
Disparition d'une grande communauté Souvenirs de jeunesse d'un Juif salonicien
SUPPLÉMENT À LA REVUE Kaminando i Avlando .40 Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998 OCTOBRE, NOVEMBRE, DECEMBRE 2021 Tichri, Hechvan, Kislev, Tevet 5782
SOUVENIRS DE JEUNESSE D’UN JUIF SALONICIEN, VITAL ELIAKIM |
Souvenirs de jeunesse d’un Juif salonicien Avant-propos Vital Eliakim
L
a vie de chacun d’entre nous est faite à la fois d’épisodes ordinaires, divers mais de même ordre pendant les périodes à peu près normales et d’événements particuliers et spécifiques pendant les époques de grands bouleversements historiques. Il faut reconnaître que notre génération, celle de la guerre, surtout chez les Juifs, a connu des périodes particulièrement troublées et fertiles en aventures. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nos enfants souhaitent tant connaître le récit de notre passé. Mais peut-être aussi, cherchent-
ils, grâce à la connaissance de ce passé, à mieux appréhender leurs propres racines. C’est pour cela que, en dépit de mes réticences, j’ai finalement accédé à leur souhait et écrit ces quelques lignes sur une jeunesse passablement mouvementée. Toutefois, ce récit, je le fais avec beaucoup de pudeur et de modestie, en m’inclinant devant les souffrances d’un tout autre ordre, subies par ceux qui ont véritablement connu l’enfer d’où le plus souvent ils ne sont pas revenus et je le leur dédie avec beaucoup d’émotion et de respect.
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I L'enfance à Salonique La ville et son passé Je suis né en juin 1928 dans une famille juive de Salonique, ville grecque depuis à peine seize ans. Auparavant, cette ville de l’Empire ottoman, donc ville d’empire, n’avait jamais appartenu à ce que l’on appelle aujourd’hui un État-nation, si bien que les Turcs eux-mêmes n’étaient qu’une petite minorité à côté des autres : Juifs, Grecs, Arméniens et autres. La majorité de la population était constituée par les Juifs. C’étaient tous des Juifs sépharades, au vrai sens du terme, puisqu’ils étaient originaires d’Espagne. On sait que lors de l’expulsion des Juifs de ce pays en 1492, seul l’Empire ottoman et son sultan de l’époque, Bajazet, les avaient accueillis à bras ouverts. Ils s’installèrent en grand nombre dans les villes de l’Empire et plus particulièrement à Salonique. Au XVIe siècle, cette obscure petite bourgade, nichée au fond de son golfe, prit rapidement, sous leur impulsion, un essor économique, démographique, politique et culturel considérable. Elle était devenue en peu de temps, une importante et prospère cité portuaire, véritable métropole des Balkans. On connaît la place et le prestige de cette communauté dans le monde juif de cette époque : on la qualifiait de Em Be-Israël, la Mère en Israël (à l’instar de la prophétesse Débora, dans la bible) et les responsa de ses rabbins faisaient autorité dans toute la judéité. La langue des Juifs saloniciens était le judéoespagnol. C’est un castillan du XVe siècle émaillé de tournures qui abondent dans Cervantès. Il est mâtiné de mots portugais et d’hébraïsmes et s’est chargé au cours des siècles de quelques mots grecs et de beaucoup de mots turcs, sans se laisser altérer dans sa syntaxe ni dans sa grammaire restées fidèle-
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ment identiques à celle de la langue espagnole d’origine. De plus, l’arrivée d’Italie, au XIXe siècle, de Juifs livournais dont l’influence devint vite importante socialement, économiquement et culturellement, l’a enrichi de nombreux italianismes. Durant quatre siècles, la prépondérance de la communauté juive dans la ville s’est perpétuée à des degrés divers. Le samedi, toute l’activité de la cité était arrêtée : le port était fermé, les commerces et industries chômaient, les transports urbains et interurbains cessaient de fonctionner. On y parlait certes le turc et le grec, mais bien davantage le judéo-espagnol. Les rapports entre les communautés étaient bons et il n’y eut jamais de manifestations d’antisémitisme. Lorsqu’en 1912 la ville fut conquise par les Grecs, la population se trouvait toujours être en majorité juive et ce n’est que progressivement qu’a pu être mise en route l’hellénisation. Celle-ci s’est cependant accélérée subitement en 1922, lorsqu’à la suite d’un échange de populations entre la Grèce et la Turquie, on assista à une installation massive dans la ville, de Grecs rapatriés d’Asie Mineure. La démographie était ainsi inversée, la majorité devenait désormais grecque et Salonique accédait au rang de deuxième métropole de la Grèce. Les Juifs devinrent des citoyens grecs loyaux et bien sûr, apprirent la nouvelle langue du pays qui était maintenant le grec. Le gouvernement grec a suivi constamment une politique bienveillante envers les Juifs visant à favoriser leur intégration dans la communauté nationale. Si, pour la nouvelle génération à laquelle j’appartenais, le grec était devenu, à côté du judéo-espagnol et souvent du français, la langue principale que nous appre-
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Salonique années 1920. Moïse Eliakim avec son père Haïm (Vital) Eliakim. Photographie : S. Mihala. Haïm Eliakim était transitaire en douane à Salonique. Il émigra à Paris à la fin des années 1920 et est décédé en 1942.
nions et parlions naturellement dès notre enfance, nos parents et surtout nos grands-parents, malgré leurs efforts et leur bonne volonté, ne pouvaient en acquérir qu’une connaissance imparfaite et hésitante. Leur fort accent judéo-espagnol faisait qu’on les reconnaissait aussitôt. Les différences culturelles et linguistiques ne pouvaient être surmontées en si peu de temps. Ceci explique peutêtre en partie que plus tard, lors des persécutions, la population locale ne sera pas particulièrement bienveillante envers ses concitoyens juifs et que ceux-ci, à quelques rares exceptions près, ne trouveront pas asile et assistance auprès d’elle. De ce fait, la quasi-totalité de la communauté sera déportée et seul un nombre infime de personnes pourra fuir. Il en était tout autrement en Grèce du Sud où, comme nous le verrons plus loin, les Juifs, implantés dans le pays depuis la plus haute Antiquité, étaient totalement intégrés et n’avaient eu de tout temps qu’une seule langue, le grec. Leur parfaite intégration leur permettra au moment des persécutions, de trouver auprès de leurs concitoyens asile
et assistance, ce qui leur donnera souvent la possibilité de fuir et de se cacher au milieu des populations rurales. Aussi, le nombre de rescapés sera chez eux très important. En 1917, alors que les armées françaises alliées s’étaient installées à Salonique, après leur déconfiture dans les Dardanelles, un terrible incendie éclata à la suite, dit-on, d’une maladresse d’un soldat français. Le feu s’est étendu très rapidement et en quelques heures la majeure partie de la ville se trouvait réduite en cendres. Plusieurs quartiers, essentiellement juifs, furent complètement détruits. Cette catastrophe restera à tout jamais dans la mémoire de la ville et encore aujourd’hui, lorsqu’on parle de Salonique, on distingue la période d’« avant l’incendie » de celle d’« après ». De nombreux Juifs s’expatrièrent à la suite de cet événement. De nombreux autres suivirent quelques années plus tard, vers 1930, à la suite d’un pogrom antisémite contre le quartier Campbell, perpétré par l’organisation nationaliste antisémite les E.E.E. (Ethniki Enosis Ellas : Union
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À gauche : Salonique, 1925. Moïse Eliakim né le 3 janvier 1901 à Salonique. À droite : Salonique, 1928. Nina Eliakim, née Hassid vers 1902 à Salonique où elle obtint un bac français.
nationale de Grèce), pogrom qui avait semé peur et inquiétude dans la communauté. L’émigration s’est fait essentiellement vers la Palestine, mais aussi vers la France, l’Amérique du Nord et surtout du Sud. C’est ainsi que la population juive de la ville s’est trouvée petit à petit réduite et ne comptait plus, au début de la Deuxième Guerre mondiale, qu’environ 50 000 âmes.
La famille C’est dans cette ville que j’ai vécu mon enfance. Mon père, Moïse, était bachelier et possédait une bonne culture. Je n’ai pas connu mon grandpère paternel Haïm (Vital) Eliakim car il avait émigré à Paris, juste après ma naissance, avec sa femme Léa, sa fille Julie et ses fils Isaac et Victor (Yomtov). Il est décédé au début de l’occupation et est enterré au cimetière de Pantin. À Salonique,
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il était transitaire en douane et travaillait avec son fils Isaac. Sa fille aînée Anna, ma tante, était restée à Salonique et avait épousé Meïr Hasson, un industriel en eaux gazeuses et spiritueux. Nous nous fréquentions beaucoup et allions souvent les uns chez les autres. Elle avait deux fils : Davico, l’aîné et Vital. Davico qui avait deux ans de plus que moi était sérieux, studieux et très intelligent. Je l’aimais bien et nous étions de très bons amis. Il collectionnait comme moi des timbres et nous faisions souvent des échanges. Je me souviens de sa très belle bar-mitzvah, juste avant la guerre, en 1939. Sa lecture de la « parachah » – la section hebdomadaire de la Bible – a été admirable et la fête qui a suivi, à la maison, des plus brillantes. Je l’admirais et m’étais promis de faire à mon tour une aussi bonne prestation. Hélas, ma bar-mitzvah a eu lieu en juin 1941, en pleine occupation, alors
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que commençaient les persécutions et les peurs. J’ai donc simplement lu ma parachah, dans l’angoisse et la morosité générales et l’on se doute bien que personne ne songeait alors à festoyer. Je m’amusais aussi avec Vital, son frère cadet, un peu plus jeune que moi. Nous portions le même prénom, car la coutume voulait que l’aîné des garçons prenne le nom du grand-père paternel, en l’occurrence pour moi : Vital (Haïm) et le cadet, ce qui était son cas, le prénom du grandpère maternel, donc pour lui aussi Vital. Mon père était propriétaire, avec deux autres associés, d’une fabrique de miroiterie. Malheureusement, l’entreprise a connu de grosses difficultés à la suite de malversations – on dirait aujourd’hui « abus de bien sociaux » – commises par l’un des associés malhonnête, Robert Salm… Celui-ci pilla littéralement, semblet-il, les biens de la société qui s’est trouvée de ce fait acculée au dépôt de bilan. Mon père décidait alors de s’expatrier et venir s’installer à Paris avec l’intention de s’y faire une nouvelle situation et nous faire venir auprès de lui. Des dissensions familiales, en particulier entre les beaux-parents respectifs, ont sans cesse repoussé notre départ, si bien que je n’ai pas connu mon père, parti quand j’étais encore bébé. Pendant toute mon enfance, j’enviais mes camarades qui avaient leur papa près d’eux et j’avais toujours devant moi le fantasme du mien. Je recevais bien sûr, régulièrement des photos et des lettres de lui, mais il me manquait terriblement et j’aurais tout donné pour pouvoir être près de lui. Je recherchais sans cesse des personnes qui avaient vécu ou voyagé à Paris. Je les interrogeais sur mon père, lorsqu’ils l’avaient connu, ou tout simplement sur Paris dont je finis par connaître presque tous les recoins sans y avoir jamais mis les pieds. Hélas, le destin voudra que je ne connaisse jamais mon pauvre père qui sera lui aussi emporté par la Shoah. Ma mère, Nina Hassid, cultivée, musicienne, avait fait, comme son frère Henri et sa sœur Olga, toutes ses études, jusqu’au baccalauréat, dans un lycée français de sœurs. En effet, la société juive
salonicienne s’était ouverte dès le milieu du XIXe siècle à la culture moderne occidentale et plus particulièrement à la culture française. Une bourgeoisie éclairée et cultivée avait ainsi émergé. L’ouverture, vers la fin du XIXe siècle, de l’école de l’Alliance, puis de nombreuses écoles françaises (lycée laïque, écoles de frères et de religieuses, etc.), italiennes et autres, fréquentées essentiellement par des Juifs, avait encouragé l’évolution dans cette voie. J’ai donc été élevé par ma mère, avec l’aide de mes grands-parents maternels. Elle souffrait beaucoup de l’éloignement de son mari. Cepen-
Vital Eliakim (à gauche) avec son cousin Davico, fils de Meïr et Anna Hasson (née Eliakim).
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Robinson (France) 8 septembre 1928. Au centre, Moïse Eliakim, père de Vital Eliakim.
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La famille Hasson en 1935 à Salonique. Les parents Meïr et Anna (née Eliakim) en compagnie de leurs enfants Davico (à gauche) et Vital (le cadet). Meïr dirigeait une usine de boissons, spiritueux et limonade. En 1943, toute la famille fut déportée à partir de Salonique et aucun de ses membres ne survécut. Anna est la tante de Vital Eliakim et la sœur de Moïse. Au bas de la photographie, gravée au timbre sec, la mention : « Photo Dora Salonique ».
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dant, ils correspondaient très régulièrement échangeant de longues lettres. Son souci principal était mon éducation, mon avenir et ma santé auxquelles elle s’était complètement vouée. À la maison, nous parlions judéo-espagnol, mais aussi français. Ma mère m’enseignait entre autres, la grammaire et les auteurs français et me faisait faire des dictées dans cette langue. Il paraît qu’à cette époque j’étais un peu paresseux et je préférais les jeux au travail, je l’avoue. Mais j’avais toujours de bons résultats en classe. Très rapidement cependant, la vie s’est chargée de m’enseigner qu’il ne fallait en attendre aucun cadeau et que rien ne s’obtenait sans effort. Je compris très vite, dès l’âge de 12 ans, qu’il fallait se prendre en main et payer de sa personne si l’on refusait de sombrer. Maman qui était musicienne et composait des chansons – musique et paroles – et jouait si remarquablement du piano avait comme ambition de m’apprendre la musique. Ce fut hélas, peine perdue, car elle avait oublié de me transmettre en même temps le chromosome correspondant et nul n’était dépourvu autant que moi d’oreille musicale… Pauvre maman ! Elle voulait faire de son fils unique un génie et le meilleur en tout… Elle voulait que j’apprenne à me « débrouiller » dans les vicissitudes de la vie, mais toujours dans l’honnêteté et la loyauté. Je n’avais pas encore entendu parler à l’époque, des mères juives ! Je dois avouer qu’à ce moment ceci m’agaçait un peu, mais, aujourd’hui, je pense à elle avec beaucoup de reconnaissance et de tendresse pour l’amour qu’elle me vouait et l’éducation qu’elle a cherchée à me donner. Elle était un exemple de droiture morale et de dignité et tous ceux qui l’ont connue ont gardé d’elle cette image forçant le respect. Elle comprenait et appliquait le judaïsme, non seulement dans sa pratique et la célébration des fêtes, mais aussi et surtout dans ses enseignements moraux. Elle s’était toujours attachée à m’enseigner ces deux aspects inséparables et insistait sur l’importance de la tsédaka que l’on traduit inexactement en français par charité en ignorant la connotation de « justice »
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attachée à ce mot. En tout cas, celle-ci était dans notre famille – comme d’ailleurs de tout temps dans les communautés juives – une des valeurs essentielles. Ma mère était parvenue à concilier fidélité religieuse et ouverture vers les lumières de la culture sans rien trahir de la tradition. Ma mère avait une sœur plus jeune, Olga, un frère entre elles deux, Henri, et un demi-frère, Marcel Nissim (Marny) d’un premier mariage de ma grand-mère. Celui-ci avait émigré à Paris depuis bien longtemps et y avait fondé la firme bien connue de bas « Mamy ». Nous communiquions très peu avec lui. L’oncle Henri était parti après son baccalauréat, comme beaucoup de jeunes de son époque, faire ses études à Paris et s’installer en France. Il a réussi les concours des grandes écoles (École nationale des ponts et chaussées et École spéciale des travaux publics) puis, brillant ingénieur de la Compagnie générale d'électricité, il s’est installé à Saint-Étienne où il a construit la première ligne de haute tension de France. Il était la fierté de la famille. Moi-même, bien qu’à cette époque je ne l’aie connu que par des photos et des récits familiaux, je lui vouais une immense admiration. Il était mon modèle et je rêvais de le rejoindre un jour et faire les mêmes études que lui ! Et l’on imagine mon bonheur lorsqu’en 1938 il était venu nous voir à Salonique et que j’avais pu le connaître en personne ! Tante Olga était belle. C’était une femme moderne. Grâce à sa parfaite connaissance de l’anglais et à sa culture, elle était devenue secrétaire du directeur général du YMCA, l’Américain Stening. Elle était par ailleurs championne de tennis ce qui à cette époque n’était pas courant. Les hommes se retournaient sur son passage et j’entendais beaucoup d’éloges à son sujet et cela me rendait fier. Nous vivions tous chez mon grand-père et ma grand-mère maternels, David et Marie (Myriam) Hassid, qui ont été pour moi comme de véritables parents. C’étaient deux personnalités fortes. Mon grand-père, avocat du temps de l’Empire ottoman, était drogman (interprète officiel)
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Page de droite : Olga, tante maternelle de Vital Eliakim. Elle était secrétaire du directeur général de l’YMCA. Femme très moderne, elle était également championne de tennis. Durant la guerre, Olga et son mari Victor Daskalakis habitaient Volos en zone d’occupation italienne. Ils ont recueilli Vital Eliakim, fin février 1942. Olga décèdera des suites d’une opération chirurgicale effectuée dans les conditions précaires du maquis.
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Salonique, 1928. David Hassid, marié à Marie (Myriam) née Nissim. Ils eurent trois enfants : Nina, Olga et Henri. David Hassid est le grand-père maternel de Vital Eliakim.
auprès du consulat de France à Monastir (qui se trouvera plus tard situé dans la future Yougoslavie) puis à Salonique. Il arborait avec beaucoup de fierté ses deux décorations françaises : officier d’Académie et chevalier de l’Ordre du Cambodge. Il possédait bien le turc, le français, le judéoespagnol et parlait correctement l’italien et le grec. Bien sûr, il connaissait et écrivait, comme tout Juif religieux, l’hébreu de la Torah et des prières. Il écrivait le judéo-espagnol, avec des caractères soit latins, soit hébraïques. Il lisait beaucoup de littérature à la fois rabbinique et occidentale. Son livre de chevet était les Maximes de La Rochefoucauld qu’il avait fini par connaître par cœur et qu’il citait souvent. C’est donc lui qui a en quelque sorte assumé le rôle de mon père pour mon éducation et c’est de lui que j’ai appris beaucoup de choses, les premières que l’on apprend en découvrant la vie et de ce fait, peut-être, les plus importantes. Il m’emmenait souvent dans un coin qui lui était
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réservé dans un grand café de la ville, le « Thermaïkon », où il était connu et respecté. Sans rien consommer d’autre qu’un café, il y avait installé une sorte de quartier général où il recevait tous les jours ses amis qui lui constituaient une véritable petite cour. Le samedi, il avait pour coutume de « siéger » dans un autre café, le Dora, en un autre point de la ville, un café en plein air où bien sûr – shabbat oblige – il payait ses consommations le lendemain. J’aimais beaucoup ce « café du samedi », survivance de l’époque ottomane, où de vieux Turcs sirotaient leur narguilé en répandant ce parfum si spécial qui me plaisait tant. J’aimais aussi à observer ces vieillards, Turcs, Grecs ou Juifs, égrainant leur komboloï, (trispil en judéoespagnol et en turc) ce chapelet à gros grains d’ambre, si caractéristique de l’Orient. Entre ces deux cafés, celui de la semaine et celui du samedi, il y avait une différence d’un siècle, mais aussi la distance considérable entre l’Orient enchanteur et l’Occident moderne et prosaïque. J’étais fier de la cour de vieux « sages » qui entouraient mon grand-père et j’avais l’impression qu’une partie de son prestige rejaillissait sur moi. Tout le monde était gentil et paternel avec moi. Je garde toujours un souvenir ému et nostalgique de ces sorties avec mon grand-père qui me tenait par la main et m’emmenait souvent quand il allait rendre visite à ses amis à leurs bureaux. El senior Hassid con su nietico (Monsieur Hassid avec son petit-fils !) s’exclamaient-ils en nous accueillant. Et aussitôt on nous offrait les traditionnels cafés, confiture à la cuillère ou jus de fruits que l’on commandait au petit coin-café que tout immeuble de bureaux qui se respectait se devait de posséder. On appelait par une sonnette le garçon qui venait prendre les commandes qu’il apportait sur un plateau de cuivre suspendu et tenu par un anneau. Nous allions ainsi de temps à autre chez Isakino Francez, un très bon ami, ingénieur diplômé d’une école de Lausanne devenu importateur et aussi chez Moïse Amar, un grand ami de la famille, très cultivé et estimé et chez tant d’autres… Nous parlions certes judéo-espagnol ou
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français, mais comme je possédais parfaitement le grec qui était ma langue parlée à l’extérieur et à l’école, ils me taquinaient en m’appelant avec tendresse el gregito, le petit grec ! Il me vient à l’esprit un épisode que j’ai entendu raconter en famille et qui en dit long sur mon grand-père et décrit bien son caractère entier : un jour son fils Henri, qui devait avoir près de 10-11 ans, a été surpris en train de dérober dans le porte-monnaie de son père, une petite pièce de cinq drachmes. Celui-ci, au lieu de le gronder, l’a simplement conduit au commissariat de police et a demandé au commissaire de le garder une journée au dépôt. Henri y passa donc quelques heures et cela lui ôta probablement toute velléité de recommencer. Mais mon grand-père avait une forme d’humour que j’aimais bien. Ainsi, je me rappelle d’un jour où il rentrait du marché, car c’était lui qui le plus souvent allait au marché, au tcharchi en judéo-espagnol, (en réalité un des nombreux emprunts à la langue turque). Il avait ramené entre autres choses, des aubergines complètement ratatinées et visiblement pourries. Ma grand-mère, fâchée, lui en a fait le reproche. Et lui, étonné, de lui répondre calmement : « Mais je t’assure que le marchand m’a dit qu’elles étaient belles ! » Une autre fois, il avait acheté un pot de chambre (tchocal). Voyant cet objet tout neuf, je n’avais pu m’empêcher de porter ma main à l’intérieur et d’en caresser la paroi. Je me suis fait gronder par ma grand-mère, mais lui, prit alors ma défense en disant : « Mais on pourrait y mettre de la confiture, si on voulait ! » Avec ses quatre frères, il avait hérité d’une petite fortune de son père très riche. Il possédait la maison que nous habitions, située dans une belle avenue centrale, cinq boutiques au rez-dechaussée et un appartement attenant à notre palier, loué à un studio de photographie. Il était de plus, propriétaire de deux entrepôts dans la banlieue industrielle. Ceci lui permettait – et à nous aussi avec lui – de vivre bien, mais de façon très économe, car il n’avait pas d’autres ressources
que ces loyers. À cette époque, la retraite n’existait pas et de toute façon, avec le passage de la ville de l’Empire ottoman à la Grèce, il n’aurait pas pu en bénéficier. Il a pu ainsi doter ses deux filles et envoyer son fils faire des études à l’étranger. Les économies que mon grand-père avait pu mettre de côté nous ont aidés plus tard, tante Olga, son mari Victor et moi, à fuir devant les persécutions et à survivre au génocide. Ma grand-mère Marie était au centre de la vie familiale. Énergique, mais douce, elle avait le menton volontaire des Nissim. Elle était instruite. Elle avait fait ses études dans une école protestante. Comme ma mère, elle connaissait bien le judaïsme et toutes deux me l’enseignaient, ainsi que la Bible dont elles me racontaient souvent des récits. C’est grâce à elles que nous pouvions mener une vie familiale juive et vivre comme il se doit, le repos et la sérénité chabbatiques. On pouvait leur appliquer le fameux Echet Haïl – l’hommage à la femme courageuse – que l’on récite souvent le vendredi soir à l’entrée de shabbat. Grand-mère avait deux sœurs : Luna et Rachel et trois frères : Jacques, Moïse et Élie. Tante Luna, l’aînée, était veuve et sans doute riche. Nous allions souvent chez elle. Elle habitait avec sa fille Flor, une très belle maison au bord de la mer, avec un beau jardin, dans le quartier résidentiel de l’est de la ville qu’on appelait « Les Campagnes », sur l’avenue de la Reine Olga où passait une grande ligne de tram. Nous y étions toujours reçus avec beaucoup de chaleur et nous y passions de longues heures à bavarder agréablement. Tante Rachel, mariée à Isaac Saporta, ressemblait comme deux gouttes d’eau à ma grand-mère, mais je ne me souviens pas si elles étaient jumelles. J’ai appris récemment, par des parents rencontrés tout à fait par hasard, Jo et Lina Saporta, qu’elle avait survécu à la Shoah et rejoint un de ses fils à Marseille où elle finit ses jours quelques années plus tard. Nous nous voyions assez souvent, mais nous voyions plus rarement ses trois filles Mathilde, Carmen et Irma. J’ai retrouvé tout
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Page de droite : Le général Jacques Pacha Nissim (1850-1913). Istanbul. 1893. Photographe : Sebah & Joaillier. Constantinople. Général de division, médecin-chef du 3e corps d’armée et inspecteur général des provinces de Salonique, Macédoine et Kosovo. Il est diplômé de l’école de médecine de Constantinople. À partir de 1897, en qualité d’inspecteur général, il organise les hôpitaux de Macédoine. En 1901, il est promu général, le grade le plus élevé obtenu par un Juif dans l’empire ottoman. Il mourut de septicémie contractée en opérant un soldat turc. Il est le frère de Marie (Myriam) Hassid (née Nissim), la grand-mère maternelle de Vital Eliakim.
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récemment avec grand plaisir un de ses petits-fils, Freddy, fils de Irma, qui vit au Mexique marié à une charmante femme, Betty. Freddy que j’avais connu lorsque nous étions enfants est donc mon cousin au second degré. L’oncle Moïse, l’un des trois frères de ma grandmère était pharmacien. Nous allions souvent nous procurer des médicaments ou simplement le voir dans sa pharmacie de la rue Ermou, dans le centre. Nous y étions toujours accueillis à bras ouverts. Il avait épousé Doménica, une Italienne très forte alors que lui était tout mince. Il avait, lui aussi, le petit menton rentré des Nissim dont certains d’entre nous ont hérité. Ils n’avaient pas d’enfants et vivaient avec Élie, le troisième frère de grand-mère. Nous allions souvent chez eux où tante Doménica nous recevait avec beaucoup de chaleur. Elle parlait espagnol avec un très fort accent italien. J’aimais bien aller chez elle, car elle m’offrait toujours des gâteaux et des bonbons et surtout, il y avait dans son salon un bibelot, un grand bateau en terre cuite colorée, avec lequel j’aimais bien jouer. L’oncle Élie, lui, était médecin en retraite. Il était gentil, pince-sans-rire, mais un peu bourru. Il était assez fort et avec son frère Moïse qui, lui, était mince, ils me faisaient penser à Laurel et Hardy. Le troisième frère, l’oncle Jacques était chirurgien. C’était le célèbre Jacques-Pacha, chirurgien personnel du Sultan. On peut lire sa biographie dans les livres d’histoire de cette époque. Il était général de division, directeur de la santé des régions de Salonique, Monastir, et Kosovo. Il avait atteint le grade le plus élevé qu’un Juif ait jamais atteint dans l’armée de l’Empire ottoman. Il est mort en 1903 à la suite d’une septicémie contractée lors d’une opération d’urgence sur un soldat turc. Toute la communauté et, bien sûr, la famille étaient fières de lui. Son portrait a toujours trôné en bonne place à la maison et l’on est frappé par la grande ressemblance avec ma grand-mère, surtout au niveau du menton et des yeux vifs et rieurs. À sa mort, le gouvernement ottoman fit ériger une stèle portant son éloge funèbre près de sa tombe. Cette
tombe a été détruite avec le reste du cimetière par les Allemands en 1943. Tante Olga qui habitait avec nous s’est mariée en 1933. Elle a épousé Victor Daskalakis de Volos, en Grèce du Sud. Victor était juif, malgré son nom typiquement grec. C’est que ces communautés appelées Romaniotes étaient, comme on l’a vu, implantées en Grèce depuis l’Antiquité, souvent avant la destruction du deuxième Temple. Certains de leurs membres seraient même arrivés, paraît-il, avec les armées d’Alexandre le Grand qu’ils auraient suivies dans leurs campagnes asiatiques à partir de la Palestine. Sait-on assez que le célèbre Discours aux Thessaloniciens (Saloniciens) de Saint-Paul a été prononcé un samedi à la synagogue romaniote de la ville ? Ceci explique que ces Juifs aient toujours parlé exclusivement le grec et qu’ils aient été parfaitement intégrés dans la population environnante. Ils portaient les mêmes noms que la population non juive, à l’exception de quelques noms bibliques comme Cohen, Levy, etc. L’observance religieuse de ces communautés était assez rudimentaire et ils pratiquaient un Judaïsme que l’on pourrait qualifier de « judaïsme d’état civil » : ils avaient recours au rabbin pour les enterrements, les mariages, les circoncisions, les bar-mitzvas, etc. La fréquentation des synagogues était des plus sporadiques et le respect du shabbat un simple souvenir. Néanmoins, la mémoire et la conscience juive se perpétuaient fort heureusement dans les esprits et les cœurs, comme en témoignent, entre autres, les prénoms hébraïques qu’ils se donnaient. Et de toute façon, le comportement des autres – bien que dépourvu de l’hostilité haineuse que l’on connaît sous d’autres cieux – s’était, comme toujours, chargé de l’entretenir. C’est dans un tel environnement que tante Olga viendra vivre, elle qui, sans être très pratiquante, était attachée à l’observance du shabbat, à la plupart des interdits alimentaires et à la célébration des grandes fêtes. Mais Victor était un homme bon, au cœur d’or qui aimait sa femme et ne lui refusait rien.
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La famille Daskalakis était grande et très unie. Elle était formée de quatre frères : Bohor (Behor, le bien nommé, car il était effectivement l’aîné), Haïdos – le père d’Éric –, Ascher et Victor (Haïm), tous très attachés à leur père Élie. Leurs deux sœurs, Louise et Eftichia, étaient décédées. Ils étaient solidairement propriétaires d’un grand magasin de tissus, un des plus grands de la région, à l’enseigne « Les Frères Daskalakis ». D’origine modeste, ils avaient réussi à créer cette affaire prospère à force de labeur, de sacrifices et de volonté farouche. Chacun des quatre frères qui étaient très unis avait donné le meilleur de lui-même, selon ses possibilités et ses compétences. Leur réussite et leur intégrité leur a valu le respect de tous et ils étaient honorablement connus dans toute la Grèce du Sud. Je me souviens très bien du beau mariage de tante Olga. J’avais cinq ans et nous nous étions rendus en famille à Volos, en bateau. Le paquebot s’appelait Eleni Embirikou. Les voyages du nord au sud du pays et vice et versa, se faisaient à cette époque généralement par mer, et ceci jusqu’aux années de l’immédiate après-guerre. Des paquebots longeaient les côtes grecques pour relier Salonique à Volos en une nuit, puis continuaient vers Le Pirée (Athènes) dans le courant de la journée, pour recommencer le lendemain le trajet inverse. C’est ce que l’on appelle le cabotage. Ceci nous valait pendant l’été de très agréables traversées. Les soirées passées sur le pont, sous le merveilleux ciel de Grèce, à observer les étoiles ou à chantonner des airs romantiques, ont laissé à ceux qui les ont connues, des souvenirs inoubliables et nostalgiques. La cérémonie du mariage et la réception ont été brillantes et j’en garde encore aujourd’hui des images vivaces, ainsi d’ailleurs que de belles photos. C’est à cette occasion que j’ai rencontré pour la première fois Éric qui avait sept ans et avec qui nous aurons plus tard des destins liés. Le retour à Salonique, avec le paquebot Polikos, avait été beaucoup moins agréable, car la mer
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était démontée et tout le monde a souffert du mal de mer. Les années suivantes, j’aimais bien passer mes vacances d’été chez ma tante et mon oncle à Volos. Volos était une agréable ville de 60 000 habitants étendue le long de la mer au fond du golfe de même nom (ou golfe Pagassitique), au pied d’une belle montagne, le mont Pélion. Celle-ci, parsemée sur ses deux versants de quarante pittoresques villages, s’étire le long du golfe, telle une muraille verdoyante séparant celui-ci de la mer Égée. L’un de ses versants se reflète donc dans les eaux calmes du golfe alors que l’autre regarde le large de la mer Égée. Un pittoresque petit train traversait la ville de part en part pour grimper ensuite vers ces petits villages. Nous y avons emmené, bien plus tard, vers les années soixante-dix, nos amis parisiens : Jo et Clo, les Sabbah et leurs enfants, les Dancyger, les Nidham, Marianne et Marcel et bien sûr nos enfants (nous ne fréquentions pas encore les Samuel ni les Heskel) pour des vacances de rêve. Ils avaient été tellement enchantés que l’on décida de revenir l’année suivante. C’est dans cet environnement enchanteur que je venais passer mes mois d’été, en compagnie d’Éric et d’autres cousins par alliance qui plus tard deviendront par la volonté du hasard, mes camarades de lycée. Tous les matins, nous prenions les petits bateaux de ligne pour aller nous baigner à Alykes (« Les salines »), une plage de l’autre côté du golfe. Et le soir, après la fermeture des magasins, nous allions tous, petits et grands, avec Éric, son père et ses oncles, nous promener le long de la mer. Nous nous installions sur une des nombreuses terrasses de cafés alignées le long de la promenade et pleines de monde. Les adultes prenaient souvent un ouzo, l’apéritif anisé grec servi toujours avec des mezzes (nos amis tunisiens diraient la khémia, les Espagnols les appellent las tapas et les Russes les zakouskis). C’étaient des sortes d’amuse-gueules variés et appétissants qui accompagnaient toujours l’Ouzo et que, nous les enfants, adorions. On commandait donc pour nous un… « Ouzo sans Ouzo ».
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Notre vie quotidienne La communauté À Salonique, pendant ce temps, la vie suivait son cours habituel. Maman surveillait de près mon éducation et mes études. J’avais commencé ma scolarité à la maternelle d’où j’ai gardé un excellent et très fidèle ami non juif, Nikos Gonatas. Nous avons continué à nous fréquenter jusqu’à aujourd’hui, souvent par-dessus les océans, puisqu’il habite, avec son épouse Jacky, aux États-Unis où il est professeur de médecine à l’université de Philadelphie et chercheur connu en neuropathologie. Nous nous rencontrons à chacun de nos voyages respectifs et revivons ensemble les souvenirs de notre enfance. Nikos habitait tout à côté de chez nous et nous étions à longueur de journée l’un chez l’autre. Ses parents, réfugiés d’Asie Mineure, ainsi que son oncle Potis, éminent avocat et sa tante Loulou, m’aimaient bien et à mon tour je les appréciais beaucoup. J’ai gardé d’eux un souvenir très ému et vivace. De même, à la maison tout le monde aimait bien Nikos. Nos mères, tantôt l’une tantôt l’autre, nous emmenaient promener très souvent. L’été, elles nous emmenaient nous baigner tous les jours en bateau sur des plages de l’autre côté du golfe. Nous aimions beaucoup ces traversées qui duraient environ une heure et, avec Nikos, nous connaissions bien chacun de ces bateaux qui nous étaient devenus très familiers. Zéphyros, Posseidon, Kalypsos, Odysseus… étaient leurs noms qui nous faisaient rêver. On remarquera que nous baignions toujours en plein dans la mythologie, partout présente dans ce pays où nous étions littéralement abreuvés de culture hellénique antique. Nikos m’a rappelé un jeu auquel nous avions l’habitude de jouer à l’âge de la maternelle, vers les années 1932-1933 et qui en dit long sur les changements de civilisation depuis cette époque. Nous restions sur le balcon de notre maison qui donnait sur une des avenues les plus centrales de la ville et guettions le passage des voitures. C’était à celui qui
verrait arriver la plus belle. Or, il nous fallait parfois attendre jusqu’à 10,15 voire 20 minutes entre chaque voiture ! Un tel jeu semblerait aujourd’hui surréaliste, dans notre civilisation tout entière envahie par la prolifération automobile. À l’école primaire, j’étais le seul Juif et tous les matins, à la prière chrétienne collective pour laquelle toutes les classes étaient réunies dans le préau, j’étais dispensé du signe de croix et de récitation de la prière. De même, j’étais dispensé d’assister au cours de religion. Cependant, je tenais souvent à y participer, car cela me permettait de connaître la religion chrétienne et du reste il y avait au programme des cours sur l’Ancien Testament. La maîtresse, Madame Athéna, était très gentille avec moi et me lançait des regards
Vital Eliakim avec son ami grec Nikos Gonatas. Nikos Gonatas émigra plus tard aux États-Unis où il devint professeur de médecine à l’université de Philadelphie. Leur amitié, née à l’école maternelle se prolongea toute leur vie.
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Salonique, 5 juin 1935. Cours élémentaire de l'école communale Yoannidès de Salonique. Vital Eliakim est assis au premier rang, le troisième enfant à partir de la droite (et le seul enfant juif dans la classe).
entendus lorsqu’on traitait de ces chapitres. Je l’aimais bien, mais cela me la rendait encore plus sympathique. D’ailleurs, nous l’aimions tous et les leçons de chant au cours desquelles elle nous accompagnait merveilleusement à la mandoline, faisaient notre joie. Je garde de très bons souvenirs de ma vie dans cette école communale. Je me souviens des parties de football passionnées que nous organisions souvent à la sortie, dans des stades improvisés sur les terrains vagues du quartier – à défaut de vrais stades – où les cages de but étaient représentées par deux pierres dûment écartées ou par nos vestes et nos cartables entassés. Nous jouions aussi, avec non moins de passion, à d’autres jeux (billes, décalcomanies, colin-maillard, etc.) qui faisaient fureur selon les modes du moment. Les filles, elles, s’adonnaient toujours avec la même constance à la marelle, valeur sûre s’il en est, et jouaient à la corde et à chat perché. Cependant, au football, nous n’étions pas seulement « acteurs ». Nous allions aussi de
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temps en temps au stade comme spectateurs pour soutenir, voir et complimenter nos équipes favorites. Il ne faut pas oublier que c’était avant l’ère du foot à la télévision. Nikos et moi étions de fervents supporters de Aris (Mars) aux maillots jaunes, souvent opposés à Héraklis (Hercule) aux maillots blancs rayés de bleu. Encore et toujours la mythologie… En somme, rien de nouveau sous le soleil et les enfants de Salonique avaient les mêmes passions et les mêmes loisirs que ceux de partout et de toujours, du moins avant l’ère des flippers et des jeux électroniques. J’ai eu l’occasion, il y a quelques années, lors d’un voyage commun en Grèce, de montrer, avec beaucoup d’émotion, mon école, toujours là, à Madeleine, Jacqueline Sabbah et à nos enfants. Avec Nikos, mon ami le plus ancien, nos voies se sont séparées après la fin de l’école primaire, mais nous nous sommes retrouvés après la guerre, à Paris.
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La plupart de mes camarades n’étaient pas juifs. Nous nous entendions cependant parfaitement. J’avais beaucoup de voisins et amis chrétiens, adultes et enfants, que j’aimais bien, avec lesquels je m’entendais à merveille et qui étaient en général gentils et chaleureux avec moi. Toutefois, je dois signaler qu’il m’arrivait souvent de souffrir profondément des attaques antisémites de la part de certains camarades d’école. J’étais convaincu que malheureusement celles-ci reflétaient en général la mentalité de leurs parents et les préjugés qu’ils leur transmettaient. Je m’entendais dire souvent, même par des adultes : « Toi qui es pourtant si gentil, dis-moi donc pourquoi vous avez tué notre Christ, notre petit Jésus ? » J’étais chaque fois choqué et révolté. Et aussi, tous les ans, le Vendredi saint, il y avait une coutume qui voulait que l’on suspende, dans chaque quartier, une effigie de Judas symbolisant les Juifs, et qu’on la brûle avec beaucoup d’exaltation. Nous avions peur et nos parents nous empêchaient de sortir ces jours-là. Je rêvais d’une revanche morale et souhaitais dans mon for intérieur pouvoir leur montrer que les Juifs, loin d’être les parias et les dépravés qu’ils croyaient, étaient au contraire le peuple le plus attaché à la justice et à la morale. Je voulais qu’ils sachent que, non seulement je n’avais pas « tué leur petit Jésus », mais que celui-ci était un des nôtres qui leur avait enseigné – mal ? – nos propres principes. J’enrageais de tristesse et de colère. Mais c’était très difficile de leur faire comprendre tout cela et je devais sans cesse et tous les jours, me battre contre cette hostilité et ces préjugés inextirpables. Hélas, au lieu de la revanche espérée, nous n’avons pas tardé à toucher, au contraire, le fond de l’abîme avec la Shoah ! Mais plus tard – hélas beaucoup trop tard ! – j’ai vécu la création de l’État d’Israël comme une sorte de revanche et de soulagement, de même que la reconnaissance par le monde chrétien – certes tardive et parfois du bout des lèvres – de sa propre responsabilité dans les souffrances du peuple juif depuis tant de siècles et de la vraie
valeur du judaïsme qui est en fait le fondement même du christianisme. Sous ces quelques réserves – et c’est vrai qu’elles étaient de taille – j’avais d’excellentes relations avec mes concitoyens chrétiens. J’étais, paraît-il, très sociable à l’époque et je me liais très facilement d’amitié avec petits et grands. J’avoue que je jouissais de la sympathie de beaucoup de personnes. J’étais l’ami, entre autres, de plusieurs wattmans ( conducteurs de tram), profession des plus prestigieuses à mes yeux en ces temps. J’aimais en effet beaucoup les trams, au point que les week-ends, avec Nikos, nous nous servions des tickets de notre carnet de transport scolaire non utilisés en semaine, pour nous promener en tramway jusqu’aux terminus et découvrir la ville. Il faut dire qu’il n’y avait pas à l’époque de TGV, ni de fusée Ariane pour capter notre curiosité. Bien sûr, comme je connaissais bien les conducteurs, j’avais l’insigne privilège – que je faisais partager à Nikos – de voyager parfois debout à côté d’eux, dans la plate-forme avant qui leur était réservée. Je me souviens d’un jour où mon grand-père attendait devant chez nous un éventuel moyen de locomotion pour se rendre à une réception au consulat de France. Il était en habit et arborait ses décorations. Les taxis étaient peu nombreux à cette époque et les appels par radio restaient à inventer. Aussi était-il perplexe et inquiet, car il était en retard. Quelle ne fut pas sa surprise – et son admiration ! – lorsqu’il me vit faire signe à un tram qui passait. Le tram s’arrêta, bien que loin de toute station et mon grand-père monta et fut invité à prendre place dans la plate-forme avant, à côté du conducteur. Il n’était pas peu fier et cette histoire fit le tour de la famille et des amis. J’étais très attaché à nos voisins et locataires photographes, la famille Papadakis, des Grecs orthodoxes. Ils étaient d’origine crétoise comme l’indiquait leur nom à terminaison en « -kis ». Ils m’ont vu naître et me considéraient comme un enfant de leur famille. Leur studio de photo, attenant à la maison, était situé sur un palier un demi-étage plus bas que celui que nous
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habitions et j’y passais une bonne partie de mes journées. Il y avait le vieux père, Georges, qui était le photographe lui-même, et ses quatre filles, de 25 à 40 ans, Anna, Catina (Catherine), Marionga (surnom de Marie) et Loukia (Lucie). Ils travaillaient en famille, tous les cinq, sans personnel. Les deux garçons, Poulakos et Markos, étaient employés de banque et j’avais beaucoup d’estime et d’admiration pour eux. Leur mère restait à la maison. Ils habitaient à l’extrémité est de la ville, près du quartier dit du « Dépôt », à la lisière de la campagne, dans une maison en bordure d’une prairie où broutaient très souvent deux ou trois petites chèvres. Leur voisin du dessus, Vassilakis – j’ai oublié son nom de famille – était un monsieur aisé, distingué et très gentil qui possédait une voiture, chose très rare à cette époque. C’était une petite Citroën jaune, de type « trèfle » ou « cul-decanard » dont j’étais littéralement amoureux. Elle était garée dans un petit garage en bois attenant à la maison, fleurant bon le mélange d’herbe et d’essence. C’était donc là qu’était enfermé l’objet de mes rêves ! Quel bonheur lorsque Vassilakis, devinant mon désir, nous invitait à faire un tour en voiture à la campagne. J’aimais beaucoup passer chez les Papadakis des week-ends ou des séjours plus longs et ils m’y emmenaient souvent. J’aimais la gaieté et la convivialité qui y régnaient quand ils étaient tous réunis et ceci contrastait avec la chaleur plus austère et plus sérieuse de chez nous. Mais j’étais heureux de retrouver les miens à la fin de ces séjours. Les Papadakis m’aimaient beaucoup et, de mon côté, j’avais beaucoup d’affection pour eux. Le père me racontait ses aventures en Éthiopie où il avait vécu dans sa jeunesse et qu’il connaissait bien. Il me parlait du Négus Hailé Sélassié, de son prédécesseur Ménelik et m’apprenait quelques mots d’éthiopien. Aujourd’hui, connaissant un peu d’araméen, je suis frappé par certaines similitudes entre les deux langues. Il est vrai que toutes deux sont des langues sémitiques : ainsi trois se dit dans les deux langues talata, quatre se dit arba, etc., comme d’ailleurs dans cette autre
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grande langue sémitique qu’est l’arabe. J’assistais toujours aux journées et soirées d’anniversaires chez les Papadakis et, comme ils étaient huit, cela revenait très souvent. C’est en somme grâce à eux que le grec n’était pas pour moi simplement une langue apprise, mais en quelque sorte une autre langue maternelle et que je pouvais pleinement pénétrer et vivre de l’intérieur la culture hellénique. À la maison, nous pratiquions la religion, mais le plus naturellement du monde, sans ostentation ni excès. Nous mangions tout simplement cachère et cela ne posait aucun problème puisque la moitié presque des boucheries et épiceries de la ville étaient juives. Si ma mère et mes grandsparents ne faisaient jamais d’entorse à la cacherout (les lois alimentaires), ils étaient en revanche beaucoup moins stricts en ce qui me concernait lorsque je devais manger à l’extérieur, ceci afin de préserver mes relations avec le monde environnant et éviter de me couper de celui-ci. Bien sûr, il n’était pas question de manger du porc ou des fruits de mer et il fallait éviter, dans la mesure du possible, le mélange de viande et de lait (karne kon keso). Nous observions les fêtes et célébrions tous les vendredis soirs le kidouch. Mon grand-père me bénissait, selon la tradition plusieurs fois millénaire, en imposant sa main sur ma tête, comme l’avait fait dans la bible Jacob avec Efraïm et Manaché. Le shabbat, j’allais avec mon grand-père à la synagogue, pleine de monde, et il m’offrait souvent l’honneur de porter le rouleau du Sefer-Torah. J’arrivais à suivre à peu près le déroulement de l’office, car j’avais très tôt appris à lire l’hébreu. Mon grand-père m’avait appris des prières synagogales et les bénédictions (les berakhot) courantes et m’expliquait la signification et la liturgie de chaque fête. Je me souviens avec nostalgie de cette petite synagogue de quartier, simple, mais belle et chaleureuse, à environ vingt minutes de marche de chez nous. Cependant, lorsque plus tard ma scolarité l’exigera, on me permettra d’aller en classe le samedi. Mais à la maison, c’était le repos chabbatique
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complet. Après le déjeuner, on se promenait, on lisait ou on discutait. On allait parfois en visite, à pied, chez des amis ou on les recevait à la maison. Ma grand-mère passait le plus souvent son aprèsmidi à lire la Bible en français, parfois assise sur un banc d’un jardin public. J’aimais beaucoup les seders familiaux à Pessah (le repas de la Pâque) et pas seulement parce que j’étais autorisé à boire quatre gorgées de vin…! Ces réunions familiales, même restreintes, autour de cette solennité émouvante où mon grandpère lisait la Haggadah en hébreu, araméen et aussi judéo-espagnol Este pan de la affliktion ke kommieron nuestros padres en tierra de Aïfto… me remplissaient de joie et je les attendais tous les ans avec impatience. Environ deux semaines avant la fête, c’était le branle-bas de combat : ménage approfondi de Pessah (Pâque) auquel s’affairaient ma grand-mère, ma mère et deux femmes de ménage. Sur le palier, en contrebas de la maison, il y avait un cellier où était entreposée la vaisselle et les batteries Casher-LéPessah (réservées à l’usage de la semaine pascale). Celles-ci étaient échangées au moment indiqué, contre la vaisselle Hametz (non-réglementaire pour la semaine de la Pâque) utilisée le reste de l’année. On y entreposait également, dans une malle d’osier, tapissée d’une impeccable nappe blanche, les matsoth (pain azyme) que l’on nous livrait dans des caisses montées à dos d’homme, quelques jours avant la fête. Nous ressentions tous, adultes et enfants, une plénitude spirituelle qui nous emplissait d’une joie profonde indéfinissable. À Kippour et Roch-Hachanah, nous ressentions plutôt un sorte d’effroi spirituel et une envie de recueillement. Combien étaient-elles empreintes d’émotion et de gravité ces journées passées à la synagogue où se pressait une foule animée de ce grand élan de piété ! Mais il faut dire que les enfants que nous étions aimions aussi beaucoup les fêtes joyeuses : Pourim avec ses sucreries, ses personnages et ses chars en bonbon, Hanoucah avec la féerie de ses bougies.
La majorité de la communauté observait les traditions religieuses, mais sans aucune crispation ni fanatisme. Il faut avoir vu ces foules bigarrées et bourdonnantes se pressant dans les marchés les veilles de fêtes juives pour acheter poulets et viandes casher, confiseries et toutes sortes de victuailles. Je me souviens qu’avec mon grandpère nous amenions nous-mêmes les poulets chez le Chohet (« le sacrificateur ») pour qu’ils soient égorgés selon le rite. Certes, dans les jeunes générations, un certain détachement commençait à apparaître sous l’effet de l’attirance qu’exerçait la modernité. Mais, même dans ces cas, il demeurait un attachement à la mémoire, à la tradition et aux valeurs familiales. Je me souviens à ce propos qu’il y avait peu de lieux juifs où ne trônait pas en bonne place la petite boîte bleue du Keren Kayemeth, le fonds national pour Israël, dont le but était de recueillir l’obole des coreligionnaires de par le monde et de réunir des fonds pour l’achat de terres en Palestine. On croit souvent à tort que la fondation de l’État d’Israël a été financée par l’or des riches donateurs. Ceci n’est que très partiellement vrai. Ce sont en fait en grande partie les contributions répétées du peuple, souvent de gens humbles, qui ont permis d’acheter pouce par pouce cette terre, fécondée par le courage et l’abnégation des pionniers aspirant à la réalisation du rêve sioniste bimillénaire. L’année s’égrainait ainsi, au rythme de ces fêtes spirituelles et familiales entre lesquelles s’intercalaient, surtout pour nous la jeune génération, les fêtes extérieures : fêtes nationales grecques et aussi fêtes religieuses chrétiennes, auxquelles nous participions puisqu’elles étaient chômées et qu’elles étaient célébrées par nos amis et proches non juifs. Je me souviens que je passais souvent le réveillon du jour de l’an chez les Papadakis et recevais, comme tout le monde, des cadeaux. Bien qu’il se soit agi d’une fête non juive, ceci n’offusquait pas mes parents qui savaient bien que je ne risquais pas de m’écarter de nos principes et que, en tout état de cause, le commencement de l’année civile nous concernait tous au même titre.
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La vie communautaire était très active. La communauté était une véritable petite république de type démocratique. On élisait au suffrage universel les soixante-dix membres de l’assemblée communautaire, institution législative qui elle même élisait au scrutin secret les neuf membres du conseil exécutif. Celui-ci avait autorité sur toutes les institutions de la communauté, sauf sur les affaires religieuses, gérées par un conseil de rabbins élus également au scrutin secret. Il y avait un Beth-Din (tribunal rabbinique) dont l’autorité était reconnue par l’État grec. On comptait une cinquantaine de synagogues de divers rites (italien, catalan, castillan, ashkenaze, etc.), de nombreuses institutions communautaires de toutes sortes : fondations de bienfaisance, associations de jeunesse dont la principale était l’A.J.J. (Association de la jeunesse juive), associations sportives (Macabi), groupes politiques (sionistes, socialistes, etc.), scouts et tant d’autres. L’activité culturelle, politique, religieuse, etc. était bouillonnante. Il y avait aussi des amicales de personnes âgées et bien sûr plusieurs écoles juives. On comptait aussi un grand hôpital (l’hôpital de Hirsch), un orphelinat, etc. Parmi les nombreuses bibliothèques de littérature juive et générale, les plus riches étaient la fameuse bibliothèque du Beth-Din pour la littérature religieuse et celle de l’A.J.J. pour la littérature universelle. C’est là que Maman et tante Olga et aussi ma grandmère empruntaient régulièrement leurs livres. Les fameux bals de l’A.J.J. étaient très fréquentés par les jeunes et au cours de ceux-ci se nouaient des couples et se concluaient nombre de mariages. Il y avait une presse juive pluraliste. Le Messagero, journal en judéo-espagnol écrit en caractères hébraïques du type rachi, s’adressait essentiellement aux couches populaires. Il était politiquement neutre se contentant de fournir les informations d’intérêt communautaire et religieux, ainsi que des nouvelles de l’étranger et d’Eretz-Israël. Le Progrès, quotidien du matin et L’Indépendant, journal du soir, tous deux en langue française, étaient de tendance plutôt sioniste. À côté de ces quotidiens, on comptait
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d’autres publications, telles que La Renacencia Giudia, hebdomadaire de tendance sioniste, l’Avante, journal de la gauche ouvrière, paraissant trois fois par semaine, El Djidio et La Ménorah qui paraissaient une fois par an, au moment des fêtes de Tishri (jour de l’an et Kippour), l’hebdomadaire satirique à grand tirage El Rayo, etc. On voit à quel point cette grande communauté restait vivante et active, même si en même temps, les jeunes générations s’intégraient de plus en plus à la culture et à la nation helléniques. Il nous est arrivé quelquefois de partir en famille pour une excursion d’une journée dans la campagne macédonienne des environs. (On sait que Salonique est la capitale de la province de Macédoine, c’est pourquoi ses personnages emblématiques sont Philippe et son fils Alexandre-leGrand). Nous sommes allés une fois à Kilkís, une fois à Édessa, etc. Nous prenions des trains dont les voitures étaient d’un modèle aujourd’hui depuis longtemps disparu : toute leur largeur était occupée de part en part par les compartiments, adossés les uns aux autres, sans couloir central, chaque compartiment s’ouvrant directement vers l’extérieur, de chaque côté, par une portière latérale. Un marchepied courait sur toute la longueur du wagon. Chaque compartiment était occupé par deux bancs se faisant face. Ces trains ressemblaient, en somme, au petit train du jardin d’acclimatation, mais en grand et fermés. J’aimais ces vieux trains tirés par de belles et pittoresques locomotives à vapeur, haletantes et gémissantes. Nous pique-niquions, nous nous promenions, puis nous rentrions à la maison avec le plein d’oxygène et de bonne humeur. Nous faisions aussi ce genre d’excursions avec l’école et nous nous en donnions à cœur joie avec les camarades. Deux ou trois fois par semaine, surtout l’été, nous nous promenions avec ma mère, ma grandmère ou des amis, sur l’avenue du bord de mer – en grec paralia. Nous marchions depuis le port, à l’extrémité nord-ouest de la ville, jusqu’à la Tour blanche au centre. Celle-ci était une énorme et massive tour, vestige d’une forteresse qui faisait
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partie des remparts entourant autrefois la ville, à l’époque de l’Empire byzantin. Elle est toujours le monument emblématique de Salonique, un peu comme la tour Eiffel l’est pour Paris. Nous longions le quai où étaient amarrés, perpendiculairement à celui-ci, d’innombrables caïques chargés de sable, de sacs, de caisses ou d’autres marchandises que déchargeaient des hommes forts et agiles, un bât sur le dos, courant pieds nus et en équilibre, sur la planche qui servait de passerelle avec le quai. À la fin de la promenade, nous nous installions quelquefois sur la terrasse d’une de ces nombreuses pâtisseries qui s’étiraient le long du quai, face à la mer. Au-delà, de l’autre côté du golfe, on apercevait par beau temps, se profilant dans la brume d’azur, la silhouette majestueuse du mont Olympe, résidence des dieux de la mythologie que j’essayais d’imaginer d’après les images et les histoires de mes livres de classe. Je ne sais pour quelle raison, nous avions une préférence pour la terrasse de la « Bretagne », près de la Tour blanche, mais toutes ces pâtisseries étaient aussi attirantes les unes que les autres. D’autres fois nous allions jouer avec Nikos, accompagnés de ma mère ou de ma grand-mère, dans un des jardins publics jouxtant cette même Tour blanche où décidément battait le cœur de Salonique. C’est aussi dans ce même coin que souvent nous assistions, petits et grands, aux concerts publics gratuits donnés dans un café de plein air, les après-midi et les soirées d’été. De temps en temps, maman m’emmenait au cinéma. Salonique comptait un grand nombre de cinémas. Nous allions le plus souvent aux deux les plus centraux : le Ilissia (l’Élysée) et le Dionyssia. Elle aimait beaucoup les films français. Elle écrivait ensuite un compte rendu et ses impressions sur le film à tante Olga, à Volos, qui de son côté lui parlait dans ses lettres des spectacles qu’elle voyait là-bas. Elles échangeaient de la même façon conseils, critiques et commentaires au sujet des livres qu’elles lisaient et parfois s’échangeaient. Maman lui soumettait toujours les textes et la musique des chansons qu’elle composait. Elles s’écri-
vaient très souvent et correspondaient également toutes deux avec leur amie d’enfance commune, Nina Dobrowoska installée, depuis son mariage, à Athènes. Nina était une femme remarquable d’une grande culture et d’une grande sensibilité. Les deux Nina, maman et elle, jouaient remarquablement du piano et avaient le même amour pour la poésie. Elle était Polonaise, non juive, très attachée à notre famille et aimait beaucoup ma grand-mère Marie qui le lui rendait bien et la considérait un peu comme sa troisième fille. Elles étaient toutes les trois comme des sœurs et s’entendaient parfaitement. Elle parlait un français parfait qui était d’ailleurs leur langue commune habituelle. Elle a épousé un officier grec, Christos Poulos, un homme également fin et cultivé. Des années plus tard, après la guerre, alors que maman et tante Olga n’étaient plus là, il m’arrivait lorsque j’étais à Athènes d’aller chez elle de temps en temps. J’aimais l’entendre me parler avec tant de nostalgie, de ma mère et de ma tante ainsi que de mon père qu’elle avait bien connu. Elle avait été la confidente de maman lorsqu’elle avait connu papa et qu’ils s’étaient fiancés, puis mariés. Elle me disait beaucoup de bien de lui qu’elle estimait beaucoup et me racontait à quel point mes parents s’aimaient. Cela la rendait d’autant plus triste et affligée de voir cette séparation cruelle voulue par le destin. À la maison, les repas à table étaient toujours animés. Nous avions toujours des discussions vives sur la situation internationale, la politique intérieure, l’éternel antisémitisme, mais aussi sur la littérature, le cinéma, la religion. Bien entendu, on parlait aussi beaucoup de la famille, des amis, de l’école et souvent de philatélie. Ah ! la philatélie ! C’était devenu pour maman une véritable passion et elle me l’avait communiquée. Elle avait commencé avec moi et, paraît-il, pour moi, une collection de timbres à laquelle elle se consacrait avec un intérêt croissant et qui finit par devenir passion. Elle me faisait faire des échanges avec des camarades, mais me surveillait pour m’empêcher de me faire « rouler ». Dans
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chacune de ses lettres, elle ne manquait jamais de demander à mon père et aussi à l’oncle Henri, de nous envoyer des timbres, si possible des beaux, – même avec surcharge de prix – « que Tintin réclame et serait heureux de recevoir ». En fait, je crois que c’était surtout elle qui était « heureuse de les recevoir ». Je dois à ce propos signaler que depuis ma plus tendre enfance et jusqu’à mon départ de Grèce, mes parents et certains de mes amis et camarades avaient gardé l’habitude de m’appeler par ce surnom de Tintin que tante Olga m’avait donné une fois incidemment, je ne sais en quelle occasion. En grec, où le son in n’existe pas, cela donnait ten-ten, comme en anglais, si bien que certains, pensant faire de l’humour, faisaient semblant de me prendre pour un Chinois, alors que d’autres affectaient de traduire : twenty. Tout cela leur paraissait très spirituel, mais ces observations, toujours les mêmes, répétées à satiété, finissaient par m’agacer prodigieusement. Mais revenons aux timbres. Maman ne pouvait rencontrer un parent, un ami ou une connaissance, sans lui demander de nous garder ses timbres. Elle recherchait toujours des collectionneurs pour leur proposer des échanges. Elle avait pris cette collection à cœur et j’avoue que nous nous entendions très bien là-dessus. Celle-ci était un excellent loisir et un très agréable moyen de s’instruire. J’avais pu ainsi acquérir, en m’amusant, une foule de connaissances en histoire, en art, en littérature, en géographie, en politique, en science, etc., et je me demande, en le déplorant, pourquoi la philatélie est tombée en désuétude chez les jeunes d’aujourd’hui. Nous avions réussi à réunir une magnifique collection, surtout en timbres français, que tout le monde nous enviait. Maman y mettait tant d’amour et de soin et elle parvenait à me les communiquer. Hélas, j’apprendrai plus tard, à la fin de la guerre, par des voisins grecs qui en ont été témoins, que lorsque les Allemands sont venus emmener ma mère et piller par la même occasion la maison, ils ont découvert la collection et se la sont disputée en s’arrachant littéralement les albums. Tous ces
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longs efforts, tout cet amour, détruits en quelques secondes. Certes, cela n’est strictement rien devant le sort de ma pauvre maman, mais c’était une partie de plus d’elle-même que l’on arrachait. C’est aussi ça la barbarie. Pendant ce temps, la vie s’écoulait encore avec ses joies et ses peines. Nous recevions assez peu, car, en dehors des simples visites d’amitié, il n’était pas d’usage à Salonique de s’inviter pour les repas, sauf en cas d’arrivée d’hôtes importants de l’étranger ou d’événements tels que fiançailles ou mariages. Les repas se prenaient donc presque toujours dans l’intimité familiale avec parfois un invité occasionnel. Parmi les souvenirs moins agréables, il y a celui des frayeurs que nous provoquaient les tremblements de terre. Cela donnait une sensation fort curieuse et pénible lorsque tout à coup la nature semblait se figer, les chiens et les chats se mettaient à hurler alors que murs plafonds et meubles commençaient à trépider puis véritablement à bouger avec un bruit sourd prolongé. Nous nous précipitions vers les linteaux des portes, réputés plus sûrs, puis nous descendions en courant vers les rues et les places publiques. Dès la fin des premières secousses, nous allions nous installer sous des tentes que nous dressions au stade du YMCA et nous campions ainsi pendant un ou deux jours, parfois davantage, le temps de laisser passer le danger des répliques (les secousses secondaires). Et pour nous les enfants, le danger dont d’ailleurs nous n’étions pas totalement conscients était largement compensé par le plaisir et l’amusement que nous procurait ce camping imprévu en famille et en pleine ville. On ne peut décrire une culture sans présenter ses traditions culinaires. Je me dois donc de rappeler les plus répandus et les plus familiers des plats saloniciens. Les plus célèbres, ceux que tout Sépharade de Méditerranée orientale connaît bien, sont sans conteste les fameuses borékitas, chaussons fourrés de fromage et pomme de terre, ou d’aubergine ou encore d’épinards ou de viande. Souvent, la préparation se présente sous
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Paris 1928. Henri Hassid, au deuxième rang, à partir du bas, debout, 5e à partir de la gauche. Fils de David et de Myriam, frère de Nina Eliakim et oncle de Vital Eliakim. Promotion de l'École des travaux publics de Paris dont il a été diplômé en même temps que de l'École nationale des ponts et chaussées.
Henri Hassid, frère de Nina Eliakim et oncle de Vital Eliakim. Henri Hassid est venu à Paris après des études secondaires au lycée français de Salonique. Naturalisé français, il fut mobilisé en 1939. Il décéda à Nice dans les années 1980.
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forme non de chaussons, mais de tourte appelée pastel. Une variante en sont les phylla, en grec : tyropita, où la pâte sablée est remplacée par une feuille très fine, de confection industrielle. On leur donne parfois la forme de triangles. J’ai transmis les recettes de ces préparations traditionnelles, parmi quelques autres, à Madeleine qui les réalise à merveille, au point que non seulement les enfants en raffolent, mais encore les amis qui les ont goûtées en redemandent. Elle a ainsi plusieurs « commandes » en cours ! Je ne cache pas que ceci flatte mon amour-propre de Salonicien. À côté de ce véritable porte-drapeau, le reste est secondaire et surtout réservé aux goûts des indigènes. Encore que le printanier ragoût de fèves fraîches (avec les plus tendres de leurs cosses) à l’épaule d’agneau et à l’aneth, fasse le régal des enfants, surtout d’Agnès, et de certains de nos amis. C’est la raison pour laquelle Madeleine, passée maître dans sa préparation, le sert au printemps et souvent à Pessah (Pâques), au point que certains ont pu croire, à tort, que c’était notre plat traditionnel de Pâques ! Parmi les autres plats, impossible de ne pas mentionner les piments rouges grillés, le gâteau de poireaux au four ou sfoungato, les boulettes de viande, les tomates et piments farcis ou les dolmas, feuilles de vignes farcies à la viande et au riz, dans une sauce à l’œuf et au citron appelée agrastada (en grec avgolémono) devenus également une des spécialités de Madeleine. Et aussi une foule d’autres plats aux noms aussi barbares pour des oreilles françaises, mais non moins savoureux pour autant, sans parler du tarama dont la réputation gagne à ce point du terrain en France aujourd’hui qu’il a de plus en plus souvent droit de cité dans les réceptions. À la fin de l’école primaire, on délibéra à la maison pour savoir dans quel établissement secondaire on m’inscrirait : lycée grec ou lycée français comme le voulait jusqu’ici la tradition familiale. On opta pour le lycée français tout en sachant que celui-ci était maintenant entièrement soumis aux programmes de l’Éducation nationale
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grecque. La seule différence était une ou deux heures de français par semaine de plus que dans les lycées d’État grecs. Et c’était très bien comme cela. J’entrai donc en première du lycée à huit classes (en Grèce on compte de la première à la huitième). Je fus aussitôt affublé d’une casquette arborant en lettres d’or l’insigne du lycée, en grec bien entendu (gamma et lambda, initiales de Gallikon Lykion : Lycée français). Le niveau des études dans les matières générales et en grec ancien et moderne était très bon, mais l’enseignement du français n’avait rien à voir avec celui du temps où l’établissement était un lycée français traditionnel à part entière. C’était simplement une première langue étrangère, sans plus. Heureusement, ma mère m’enseignait parallèlement à l’école, la grammaire, l’orthographe, la littérature françaises et surtout la pratique de la langue parlée. Un peu plus tard, sous l’occupation allemande, ce lycée sera fermé et les élèves seront transférés, après un examen, dans des établissements grecs comme on le verra dans le chapitre suivant. Telle était donc notre vie dans le Salonique des années 1937-1938. Mais, sous un calme apparent, bien que relatif, couvait déjà la tempête et les grondements du tonnerre commençaient à se faire entendre. Nous approchions peu à peu sans le savoir du terrible cataclysme dans lequel sera engloutie à tout jamais notre communauté et, avec elle, tous nos êtres chers.
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Salonique, février 1940. Vital Eliakim, coiffé de la casquette réglementaire du lycée français de Salonique. L’insigne du lycée porte les lettres gamma et lambda, initiales de Gallikon Lykion, lycée français.
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II Les années de guerre et la Shoah Prémices et début de la guerre Ce récit pourrait sembler se confondre avec un rappel d’événements historiques connus de tous. C’est que ma propre vie, comme d’ailleurs celle des personnes de ma génération et tout particulièrement des Juifs, est scandée par les événements de ces années tourmentées. Ceux-ci ont eu sur nos vies de tous les jours comme sur notre avenir plus lointain, une influence décisive. Nos histoires personnelles se confondent largement avec l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et des événements qui l’ont précédée et suivie. Raconter notre jeunesse revient en fait à décrire un terrible tourbillon dans lequel nous nous sommes trouvés pris dès notre enfance et dont beaucoup d’entre nous sont sortis broyés ou pour le moins très éprouvés. Pendant toute l’année 1938 à Salonique, nous sommes très préoccupés, dans notre famille comme partout en ville et sans doute dans toute l’Europe, par la situation internationale. Hitler commence à mettre en application ses menaces contre les Juifs. Leurs persécutions ont déjà commencé en Allemagne, pays où ils sont pourtant le plus parfaitement intégrés. Ils sont exclus des universités, de leur travail, de tous les secteurs de la vie sociale et commencent à être enfermés dans des camps de concentration. La nouvelle de la « Nuit de cristal » nous remplit d’effroi et les grandes « messes » de Nuremberg, avec les discours hystériques du Führer qui se déchaîne surtout contre les Juifs nous donnent froid dans le dos. J’étais habitué, depuis l’âge de neuf ans, avec la montée du nazisme, à suivre
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la situation politique internationale dans les journaux et la radio encore balbutiante et ces nouvelles me faisaient très peur. Cela avait commencé avec la guerre d’Espagne et les menaces d’Hitler. Je n’étais pas le seul et l’angoisse, pendant cette période, nous gagnait de plus en plus. En Grèce, un régime dictatorial de type fasciste avait pris le pouvoir dès 1936. Il était dirigé par le général Métaxas et nous craignions qu’il n’adhère, à plus ou moins brève échéance, à l’axe. Ce régime avait fondé, à l’instar des systèmes hitlérien et mussolinien, une organisation des Jeunesses nationales structurée en phalanges, à laquelle l’adhésion de tous les jeunes, scolarisés ou non, était obligatoire. Mais les jeunes Juifs en étaient exclus. En même temps on avait dissout les mouvements scouts. Dans la communauté, le souvenir, pas si ancien, du pogrom contre le quartier de Campbell, au début des années trente était encore vivace dans tous les esprits et l’on assistait avec appréhension à la montée de mouvements antisémites menaçants. Cependant, on doit signaler dès à présent que fort heureusement il n’y a eu jusqu’à l’invasion allemande aucune mesure gouvernementale notable contre les Juifs que le régime cherchait au contraire à rassurer et à ménager. Pendant ce temps, en Europe, les menaces de guerre se faisaient de plus en plus insistantes. Au grand soulagement de certains, surtout en France, les concessions à Hitler se multipliaient pour culminer en septembre, avec la lâcheté de Munich où une fois de plus Français et Anglais
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au lieu de lui opposer leur détermination, tant qu’il en était encore temps, plièrent devant lui et lui abandonnèrent en pâture la Tchécoslovaquie. « Vous aurez la honte et vous aurez la guerre », leur dit Churchill. Cela se vérifiera, dans l’année qui suivra. En effet, après un très bref répit, Hitler reprenait ses exigences : Dantzig, Memel, un corridor pour la Prusse orientale, etc. Mussolini lui emboîtait le pas et, après avoir digéré l’Éthiopie, réclamait la Corse, la Tunisie, Nice. Bien plus, il qualifiait la Méditerranée de Mare Nostrum, notre mer. Les deux dictateurs étaient de plus en plus difficiles à contenter, même par les pacifistes à tout prix qu’étaient Daladier et Chamberlain. Les menaces de guerre se précisaient et allaient en croissant et les discussions à table devenaient chez nous plus animées et empreintes d’angoisse. Mon père et aussi mon oncle Henri, étaient très loin de nous, à Paris et notre inquiétude pour eux était grande. L’année 1939 fut celle de toutes les tensions. Hitler devant la réussite de son chantage devenait de plus en plus exigeant et avide d’« espace vital ». Le 1er septembre à 5 heures, ses troupes envahirent la Pologne. Cette fois s’en était trop et le 3, les Alliés déclaraient la guerre à l’Allemagne. 3 septembre 1939 : c’est le début de la Deuxième Guerre mondiale. Mon père est loin de nous, dans la France en guerre. Bien que de nationalité grecque, il s’engage comme volontaire dans l’armée française pour combattre. Il est affecté dans un premier temps à Nantes. L’oncle Henri qui, lui, est Français est mobilisé. Ma mère tricote sans arrêt des pull-overs et envoie des colis. Nous ne cessons pas de penser à eux. De septembre 1939 au printemps 1940, c’est la « drôle de guerre ». Il ne se passe pas grandchose sur le front. Les Allemands sont occupés à conquérir la Pologne. Mais aussitôt cette conquête achevée, ils lancent une grande offensive sur le front occidental. Et en quelques semaines, la France, après la Belgique, est submergée et envahie. Le 14 juin 1940, les Allemands occupent Paris.
Cette nouvelle qui nous parvint aussitôt à Salonique jeta la consternation et personne chez nous ne put s’empêcher de pleurer. Je me rappelle que ce matin-là au lycée, le proviseur était venu dans notre classe. Il avait l’air bouleversé. Il glissa quelque chose à l’oreille du professeur. Celui-ci avait eu l’air très troublé et après quelques instants, il se ressaisit, mais ne dit rien. J’avais compris qu’on venait d’annoncer la chute de Paris. À la maison, nous pensions à la France, à l’avenir qui s’annonçait des plus sombres… Nous pensions à mon père et à ses parents, à l’oncle Henri qui venait d’être fait prisonnier par les Allemands. Plus tard, celui-ci nous fera dans une lettre poignante, le récit de sa périlleuse évasion. La Grèce, elle, malgré son régime fasciste, parvenait à rester en dehors du conflit pendant encore quelques mois, jusqu’à l’automne de cette année 1940. Mais le 28 octobre 1940, l’Italie de Mussolini déclarait la guerre à la Grèce et se proposait de l’envahir et de la conquérir à partir de l’Albanie qu’elle occupait déjà. Mais les troupes grecques, loin d’être mises en déroute, allaient au contraire occuper en quelques mois, une bonne partie de l’Albanie. Il ne se passait pas de semaine sans que le peuple grec n’ait eu à fêter avec enthousiasme une victoire sur le front. Cependant, à l’arrière alertes et bombardements se multipliaient, en particulier à Salonique, créant tension et angoisse permanentes. Plusieurs fois par jour et parfois la nuit, c’était le hurlement angoissant des sirènes et il fallait chaque fois courir dans les abris. Nos nerfs ont été vite à bout. Nous avions tous peur, mais tout le monde par amour-propre essayait de ne pas le montrer et de faire preuve de sang-froid, ce qui n’était pas toujours facile quand les bombes tombaient de plus en plus près. Mais malgré ces tensions, la population unie et enthousiaste résistait et faisait très honorablement face à l’agression. Pendant cette période, mon grand-père fut frappé d’une première attaque cérébrale qui lui laissa une hémiplégie. Il marchait en traînant sa
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jambe gauche. Cela le gênait beaucoup surtout pour courir aux abris. Les communications avec mon père à Paris et avec l’oncle Henri devenaient de plus en plus difficiles. Les lettres ne pouvaient être acheminées que par l’intermédiaire de la Croix-Rouge internationale, puisque la Grèce était dans le camp opposé à celui de l’Allemagne et de la France de Vichy et nous étions très inquiets à leur sujet. 6 avril 1941 : six mois plus tard, devant l’échec des Italiens, les Allemands interviennent et leurs troupes envahissent la Grèce et la Yougoslavie. 8 avril 1941 : en deux jours, les Allemands sont déjà aux portes de Salonique. L’armée grecque évacue la ville. Le ciel est embrasé par les dépôts de pétrole qui flambent et un terrible nuage de fumée noire recouvre la ville. C’est impressionnant et l’on a la gorge et le cœur serrés. Nous attendons l’arrivée des Allemands d’un instant à l’autre en nous demandant avec beaucoup d’appréhension ce qui nous attend.
L'occupation allemande de Salonique Le martyre de la communauté Le 9 avril 1941 : les Allemands entrent dans Salonique. La communauté juive est dans l’angoisse et très inquiète sur son sort. Le 27 avril 1941 : les Allemands occupent Athènes. M a i 1 9 4 1 : l a We h r m a c h t l a rg u e d e s parachutistes sur la Crète qui avait été transformée en puissante forteresse anglo-grecque et parvient à l’occuper. Toute la Grèce est maintenant occupée. Les Allemands cèdent la zone du sud du pays à leurs alliés italiens tandis qu’eux se réservent le nord de la Grèce, avec sa capitale Salonique. Dès le 11 avril, soit à peine deux jours après leur entrée dans la ville, les Allemands mettent fin à la parution d’un des trois journaux de la communauté, le El Messagero, journal en judéo-espagnol. Les autres suivront plus tard. Le lendemain, ils réquisitionnent de nombreuses maisons juives
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ainsi que l’hôpital de Hirsch d’où sont brutalement délogées les infirmières juives. Le 15 avril les dirigeants communautaires, à l’exception du grand-rabbin Tsevi Koretz et de deux ou trois autres membres, absents de la ville, sont arrêtés et emprisonnés. La communauté décapitée est complètement désemparée et c’est l’anarchie en son sein. La Gestapo fait main basse sur les archives communautaires et aussi sur tout le matériel des bureaux. Elle se livrera par la suite à un vaste chantage financier qui lui permettra de piller de grosses sommes d’argent et se livre à des harcèlements incessants sur la communauté. Nous étions terrorisés ne sachant pas ce que nous réservaient les lendemains. Cependant, nous étions en quête du moindre signe qui pourrait nous rassurer sur les intentions des Allemands à notre égard et nous voulions nous y raccrocher à tout prix. Je me souviens de deux anecdotes assez significatives : un jour, notre ami Moïse Amar est venu tout heureux à la maison pour nous raconter que ce matin-là, deux officiers allemands de la Wehrmacht étaient venus à son magasin en clients pour acheter du tissu. Amar, dans un souci de sincérité et pour éviter toute équivoque, leur a dit qu’il était juif et attendait leur réaction. Or, il a été surpris de s’entendre répondre : « Et alors ? » Cette réponse l’a rempli d’espoir et d’illusion et c’est tout juste s’il ne commençait pas à voir l’avenir en rose ! En tout cas, il n’a pas pu s’empêcher de courir annoncer cette grande nouvelle à tout le monde. Un autre jour, des voisins commerçants grecs m’ont appelé à leur secours, car ils avaient des difficultés de compréhension avec leurs clients allemands. En effet, sur les conseils de maman, qui elle-même possédait bien l’allemand, je m’étais mis à apprendre cette langue dans une méthode trouvée à la maison et j’étais souvent sollicité par nos voisins pour leur servir d’interprète. Pendant que je parlais avec un soldat allemand client, un enfant qui se tenait devant la porte a lancé à celui-ci : « M’sieur, vous savez, il est juif. » J’attendais la réaction de l’Allemand. Au bout de quelques secondes, il m’a regardé et
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m’a dit : « Dis-lui qu’il a une tête de melon » (Ein melonenkopf). Ce n’était, bien sûr, qu’un simple soldat qui n’avait rien à voir avec les SS, mais il n’en fallut pas plus pour nous remplir d’aise et de faux espoirs. L’être humain se plaît toujours à croire aux bons augures et à se bercer d’illusions ! Le 21 avril, à l’initiative d’une organisation antisémite grecque, une inscription était placardée en ville sur les cafés, restaurants et autres lieux publics, proclamant qu’« Ici les Juifs sont indésirables ». Pendant les semaines et les mois qui suivirent, les offenses, vexations et autres mesures coercitives contre la communauté se multiplièrent : contrôle par les Allemands des ressources de chaque synagogue, saisie de tous les postes de radio, etc. Dans notre famille, nous avons vécu, à partir de ce moment, un dur et bien pénible drame, un véritable cauchemar qui a beaucoup marqué et pour longtemps, l’enfant que j’étais. Ma mère, fine et délicate, mais aussi anxieuse et fragile, n’a pu résister aux très fortes tensions et incertitudes auxquelles nous étions soumis dès les premiers jours de l’occupation. Il fallait se résoudre, dans l’angoisse, à des choix souvent difficiles. Un jour, en plein feu d’une discussion sur ce qu’il fallait faire ou non, elle s’est mise à délirer. Ce délire, d’abord intermittent, finit rapidement par devenir permanent. Nous espérions que cela passerait avec l’apaisement. Malheureusement, ni les traitements, peu actifs à l’époque, ni l’hospitalisation de quelques semaines en clinique, n’ont eu l’effet espéré. Sa maladie allait en s’aggravant en même temps que s’installait un état de cachexie et au bout de quelques semaines, elle ne pesait plus qu’à peine une trentaine de kilos. Tout ceci, malgré les soins assidus et affectueux de nous tous. Une telle situation était très éprouvante pour tout le monde. En ce qui me concerne, cela a été très dur et je souffrais terriblement de voir ma chère maman dans cet état. Aujourd’hui les anxiolytiques, les neuroleptiques et autres traitements auraient très probablement permis de la guérir ou du moins de beaucoup améliorer son état.
C’est à ce moment que mon grand-père, David Hassid, a été victime d’une seconde attaque cérébrale qui l’a laissé cette fois complètement grabataire. La kinésithérapie en ces temps restait à inventer et il demeurera définitivement cloué au lit. Ma courageuse et énergique grand-mère Marie était, comme toujours, la véritable âme de la famille. Dans une situation extérieure stressante et avec la seule aide d’une femme de ménage et de l’enfant de treize ans que j’étais, elle faisait face à la charge d’un mari grabataire, d’une fille bien malade et aux responsabilités de la marche de la maison. Dans ce contexte difficile, je poursuivais ma scolarité, mais il me fallait subir un examen d’équivalence pour passer du lycée français – fermé comme tous les établissements étrangers – à un lycée grec. Je me suis donc rendu un jour à la direction de l’enseignement de la préfecture pour m’informer sur ce qu’il fallait faire. On m’a répondu que je devais passer l’examen d’équivalence et que celui-ci allait commencer dans quelques minutes dans la salle à côté. J’ai à peine eu le temps de courir me procurer une plume et un crayon et me présenter impromptu à l’examen sans aucune préparation. J’étais un peu paniqué, mais enfin tout s’est bien passé et j’ai pu continuer ma scolarité au lycée grec, pas pour très longtemps, hélas ! C’est ainsi que se passe l’automne dans l’inquiétude et que nous nous acheminons petit à petit vers l’hiver. Comme dans toute l’Europe, cet hiver 1941-1942 sera d’un froid exceptionnellement rigoureux. Dans la nuit du 18 janvier 1942, ma grandmère est morte subitement dans mes bras. Je couchais dans la même chambre qu’elle. Elle m’a réveillé en se plaignant d’un fort mal d’estomac et m’a demandé de lui apporter un verre d’eau. Après l’avoir bu, elle a eu un grand soupir et a cessé de vivre. Tout s’est déroulé en quelques minutes. C’était sans doute un infarctus massif avec arrêt cardiaque. Une telle épreuve avait de quoi impressionner l’enfant que j’étais. C’était mon premier contact avec la mort et cette
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Marie (Myriam) Hassid, la grand-mère maternelle de Vital Eliakim. Marie Hassid, née Nissim était mariée à David Hassid, drogman auprès du consulat de France à Monastir.
expérience restera présente en moi, même lorsque plus tard, comme médecin, j’aurai à l’affronter souvent. À deux heures du matin, avec une voisine très serviable, nous nous sommes mis en marche, dans la neige et le froid polaire pour aller à l’autre bout de la ville, chez deux grands-oncles, Moïse et Élie, et leur demander de l’aide. Mais tous deux âgés et étant eux-mêmes dans la peur et la détresse, ils n’ont pu venir à mon secours. Nous voilà donc rentrés bredouilles après un parcours total de 15 kilomètres dans des conditions bien pénibles. Le lendemain cependant, des parents et des amis m’ont aidé à organiser les funérailles et nous avons pu observer la chivah, les 7 jours de deuil, enfermé à la maison et assis par terre, selon la tradition. Les semaines qui ont suivi ont été pour moi très pénibles. Me voilà tout à coup resté seul, responsable de mon grand-père alité, de ma mère très malade, d’une maison et d’une femme de ménage à gérer. Et pour ce faire je n’avais que le reste des quelques maigres moyens matériels que j’avais trouvés et qui allaient en s’épuisant à vue d’œil. Je ne voyais pas de salut ni aucune issue à ma situation. Heureusement, de bons voisins m’ont assisté moralement. Tante Olga – la sœur de ma mère – et son mari Victor Daskalakis habitaient Volos, en Grèce du Sud. Les moyens de communication étaient en ces temps très difficiles et aléatoires. Il n’y avait pas de téléphone, le courrier était incertain et surtout très long. J’ai réussi cependant à les prévenir et ils ont aussitôt cherché à voler à mon secours. Ils y sont parvenus, malgré les grandes difficultés rencontrées pour obtenir des autorités d’occupation un permis de voyage et de trouver un moyen de transport. Leur arrivée a été pour moi une vraie délivrance et je voyais désormais le bout du tunnel. Ils ont décidé de m’emmener à Volos qui était en zone d’occupation italienne. Mais hélas, ils ont été contraints de laisser à la maison ma pauvre mère et mon pauvre grand-père, intransportables, sous la garde et avec les soins d’une dame engagée à cet effet. Il leur fallait régler tous les
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problèmes, pourtant complexes, en un minimum de temps, car la durée limitée de leur permis allait expirer et il s’avérait impossible, malgré toutes les démarches, de la prolonger. Fin février 1942 : je suis donc parti avec tante Olga et oncle Victor à Volos contraint de laisser derrière moi, à mon grand désespoir, ma mère et mon grand-père qu’il était impossible de déplacer. Cela m’a beaucoup coûté. J’avoue avoir gardé depuis lors, un sentiment de culpabilité d’autant plus grand que – et cela est terrible à supporter – je dois en fin de compte, mon propre salut à leurs maladies et à leurs défaillances, sans lesquelles je n’aurais pas quitté la ville et aurais partagé le sort de tous les miens. À partir de ce moment, c’est de loin que nous avons suivi les malheurs qui se sont abattus sur notre communauté à Salonique. Quelques mois plus tard, en juin 1942, on nous informait que mon grand-père était décédé
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subitement. Malgré toute notre tristesse, nous avons pensé par la suite que cela avait été pour lui la meilleure issue à quelques mois de la déportation. Il n’était plus possible d’avoir un nouveau permis de déplacement et nous avons dû organiser à distance son enterrement et un peu plus tard, l’achat et la pose de sa pierre tombale. Malheureusement, peu de temps après, en décembre 1942, les Allemands, avec d’importantes complicités locales, détruisaient complètement le cimetière juif, vieux de plusieurs siècles et l’on a utilisé, semble-t-il, les vénérables pierres tombales pour le pavage de certaines rues de la ville. Des responsables municipaux souhaitaient de longue date s’approprier des terrains de ce cimetière pour y construire des bâtiments universitaires et des jardins. Il ne restera plus aucune sépulture de mes grands-parents pas plus que des anciens, illustres et moins illustres, de notre communauté vieille de plus de cinq siècles.
Restait ma mère, toujours à la maison, sous la garde de la même dame dévouée et son état demeurait aussi précaire. Juillet 1942 : l’anxiété de la communauté allait augmentant en même temps que se multipliaient humiliations, discriminations et pressions. Le 11 juillet 1942 : les hommes jeunes sont rassemblés sur la place de la Liberté où ils sont maintenus immobiles toute une journée, sous un soleil de plomb, battus et maltraités pour enfin être envoyés vers des camps de travail forcé, dans différentes régions de Grèce d’où ils seront déportés quelques mois plus tard à Auschwitz. Cependant, quelques-uns auront la possibilité de s’évader de ces camps pour se cacher ou rejoindre le maquis, alors que leurs coreligionnaires restés à Salonique n’auront aucun moyen d’échapper à la déportation. Mais ces enrôlements forcés dans des camps de travail aux conditions terribles se poursuivront pendant les mois suivants et ne cesseront qu’en échange de fortes sommes d’argent que la communauté a été contrainte de réunir avec de grandes difficultés. Tout montre donc que les persécutions des Juifs ont certes été la conséquence de la haine, mais le vol et le pillage en ont été, comme toujours dans le passé, de puissantes motivations. Pe n d a n t l e s h u i t m o i s q u i s u i v i re n t , le harcèlement, les mesures vexatoires et coercitives, se poursuivirent de plus belle contre la communauté, comme la concentration de tous les juifs dans les quartiers de Hirsch et « 151 » transformés en ghettos fermés, pour aboutir finalement au port de l’étoile jaune et à la déportation en masse. Celle-ci commençait le 15 mars 1943 pour s’achever presque entièrement le 2 juin suivant. 43 000 hommes, femmes, vieillards et enfants seront expédiés vers les camps de la mort. Parmi ceux-ci, ma mère, ma tante Anna, sœur de mon père, avec son mari et ses deux fils Davico et Vital et bien d’autres parents et amis proches et moins proches. Ce n’est qu’au mois d’août que le camp de Hirsch sera complètement vidé ( et vendu !) avec la
Victor (Haïm) Daskalakis en 1938, le mari d’Olga Hassid, la tante maternelle de Vital Eliakim. Victor était originaire de Volos en Grèce du sud et issu d’une famille romaniote. Victor et Olga veillèrent sur Vital Eliakim à partir de février 1942.
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déportation vers Bergen-Belsen des derniers Juifs, en particulier ceux de nationalité espagnole. Pour certains, le grand-rabbin Koretz aurait eu une responsabilité dans cette tragédie. Il fut investi de tous les pouvoirs communautaires par les Allemands. Il aurait, dit-on, contribué à endormir la méfiance de ses coreligionnaires qui n’avaient pas, du moins au début, de raisons de se douter de la terrible réalité. Les Allemands voulaient leur faire croire qu’ils seraient transférés en Pologne comme travailleurs. Là-bas, préten-
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daient-ils, ils seraient rémunérés et bien nourris. Ils auraient même du pain blanc ! Ils pourraient, disaient-ils, échanger dans les banques de Cracovie leurs drachmes contre la monnaie du pays. Ils y trouveraient leurs coreligionnaires polonais qui les attendaient à bras ouverts. Ces mensonges fallacieux avaient comme but de décourager toute tentative de fuite ou de dissimulation. Et d’ailleurs pour fuir ou se cacher il aurait fallu disposer d’argent et de soutiens. Or la grande majorité des membres de la communauté étaient complètement démunis, affamés et coupés de la population chrétienne pour des raisons culturelles et de langue et du reste, il n’y avait pas encore dans la région d’organisation structurée de résistance qui aurait pu assurer leur sauvetage. Ainsi, démunis, isolés et dans un état pitoyable, sans possibilité de résister ou de fuir, nos malheureux frères saloniciens n’avaient d’autre choix que de se soumettre sans défense à la déportation. À Volos, nous parvenaient de loin des nouvelles fragmentaires sur le calvaire que vivaient les nôtres dans cet enfer qu’était devenu pour eux Salonique et nous nous sentions étreints par l’angoisse et la douleur d’autant qu’il était impossible d’avoir des informations précises sur ce qui se passait exactement et à plus forte raison d’obtenir des nouvelles sur le sort de nos parents et de nos proches. Il convient de rendre ici un hommage particulier aux autorités italiennes qui, bien qu’alliées des Allemands, ont tout fait pour sauver non seulement les Juifs de nationalité italienne, mais aussi un grand nombre d’autres, en leur accordant, au nez et à la barbe des Allemands, des certificats de nationalité italienne de complaisance. Ils allaient même souvent jusqu’à accompagner clandestinement des Juifs menacés, vers la zone d’occupation italienne, dans le sud. Et l’on peut dire sans risque d’erreur que la plupart des Juifs de Grèce qui ont survécu à la Shoah, le doivent d’une manière ou d’une autre à la présence ou à l’action des Italiens auxquels il nous faut tous garder une grande reconnaissance.
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Moïse Eliakim, père de Vital Eliakim, au centre en uniforme militaire des régiments de marche des volontaires étrangers (RMVE) au début de la Seconde Guerre mondiale. Il sera déporté avec sa mère Léa et sa sœur Julie le 9 novembre 1942 par le convoi n° 44 de Drancy à Auschwitz.
Par comparaison à l’Italie, l’Espagne, contrairement à ce qu’on a bien voulu dire, n’a défendu que très mollement ses propres nationaux. Ceux-ci ont été déportés, il est vrai vers Bergen-Belsen et non vers Auschwitz. Ils y ont été mal traités par les Allemands, mais ont finalement été expédiés vers l’Espagne. Là-bas ils ont été reçus par le représentant du Joint puis dirigés par l’UNRRA (l'administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction) vers Casablanca, au Maroc. De là on les a envoyés en Palestine d’où, à la fin de la guerre on les rapatria en Grèce.
En Grèce du Sud À Volos et en Grèce du Sud, nous assistions de loin à cette tragédie et à la déportation de nos êtres chers, la rage au cœur et la peur au ventre. En sécurité en zone d’occupation italienne, nous redoutions de bientôt tomber à notre tour sous la coupe des Allemands et de connaître le même sort que nos frères à Salonique.
Cependant, nous vivions tant bien que mal, à l’abri de l’occupation italienne et je continuais pour ma part normalement ma scolarité au lycée de Volos. Je m’y étais fait de très bons camarades, tant juifs que chrétiens, et la vie s’écoulait presque normalement si l’on excepte les privations et surtout notre chagrin et notre inquiétude pour le sort de nos chers déportés. Les Américains, débarqués le 8 novembre 1942 sur la côte marocaine, progressent vers l’est occupant l’Algérie et la Tunisie où ils feront leur jonction, début 1943, avec les troupes de Montgomery avançant par l’est après leur victoire à El Alamein. Coïncidence tragique, ce débarquement qui semble marquer un premier tournant de la guerre, a lieu le lendemain de la déportation de mon père du camp de Drancy vers Auschwitz. Nous l’avons appris beaucoup plus tard par une lettre – sa dernière – adressée depuis Drancy, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge internationale, à son frère Yomtov, prisonnier de guerre en Allemagne. Celui-ci me l’a remise
Page de gauche : Salonique 1920. Anna Hasson (née Eliakim), tante de Vital Eliakim. Elle épousa Meïr Hasson qui dirigeait une usine de boissons, spiritueux et limonade. En 1943, toute la famille fut déportée à partir de Salonique et aucun de ses membres ne survécut. Au bas de la photographie, gravée au timbre sec, la mention : « Photo Dora Salonique ».
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Yomtov (Victor), oncle paternel de Vital Eliakim et frère de Moïse Eliakim. Il exerçait la profession de bonnetier. Il arriva en France de Salonique où il est né dans les années 1920. Engagé volontaire, il est fait prisonnier et échappe ainsi à la déportation. Photographie des années 1990.
après la guerre. Dans cette lettre très émouvante datée donc du 6 novembre 1942, il écrivait que lui-même, sa mère, sa sœur et ses compagnons d’infortune devaient être déportés le lendemain vers Auschwitz, mais qu’ils étaient confiants et pleins de courage… Plus tard, après la guerre, dès mon arrivée à Paris, j’ai rencontré en premier mon oncle Yomtov. Celui-ci m’a raconté qu’à son retour de captivité en 1945, il gardait en rentrant à la maison, le secret espoir de retrouver les siens : mon père, ma grand-mère, ma tante Julie et mon oncle Isaac. Hélas, il apprit par la voisine que tous avaient été emmenés par des policiers français et qu’aucun d’eux n’était revenu. Ils ouvrirent ensemble la porte de l’appartement et trouvèrent les restes du petit déjeuner familial sur la table, demeurés tels quels après trois ans. On comprend l’émotion qui a saisi mon oncle. Il n’a pu s’empêcher de pleurer, surtout lorsque la voisine lui a raconté que mon père avait refusé de fuir ou de se cacher, car, disait-il, il était un citoyen honnête qui, n’ayant rien à se reprocher, ne craignait rien. 10 juillet 1943 : les Américains, après leur jonction en Tunisie avec les forces de Montgomery, vont débarquer en Sicile puis, le 3 septembre, en Italie du Sud prenant ainsi pied sur le continent européen. 8 septembre 1943 : l’Italie capitule et le maréchal Badoglio signe l’armistice. Les Allemands envahissent aussitôt tous les territoires sous occupation italienne et parviennent à désarmer facilement les troupes qui les occupent. Parmi ces territoires, la Grèce du Sud dont Volos où nous étions jusque-là en sécurité. Nous voilà donc désormais, comme nous le redoutions, sous la coupe des Allemands qui occupent la ville. Nous fuyons à Makrynitza, pittoresque et charmant village sur les pentes du mont Pélion, face au golfe de Volos, en zone tenue par les maquisards. Mais aussitôt, les Allemands se mettent à pilonner ces villages avec de l’artillerie de marine embarquée sur des navires de guerre mouillant dans le golfe et pointée directement sur
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nous. En même temps, des troupes motorisées se lancent à l’assaut de la région. Nous nous sentons pris dans une nasse. Néanmoins, avec beaucoup de difficultés, nous parvenons à redescendre et regagner clandestinement Volos occupée et de là à fuir vers Athènes pour y rejoindre Haïdos – le frère de mon oncle Victor – sa femme Élisabeth et leur fils Éric et faire face tous ensemble à la situation de plus en plus menaçante et grave. Le mardi 21 septembre 1943, le grandrabbin d’Athènes, Élie Barzilaï, est convoqué à la Kommandatur. Là, des officiers SS sous les ordres de Wisliceny, préposé avec son adjoint Aloïs Brünner à l’extermination des Juifs de Grèce, lui ordonnent d’élaborer une liste de ses coreligionnaires et de la remettre sous 12 heures. Le grand-rabbin, instruit de l’aventure subie par ses coreligionnaires de Salonique, et de l’attitude de son collègue le grand-rabbin Koretz, se garde bien d’agir comme ce dernier. Il fait donc mine d’accepter, mais prévient aussitôt les membres de la communauté et leur conseille de fuir. Le lendemain, il revient devant les Allemands, sans la liste,
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Dernière lettre de Moïse (Maurice) Eliakim, envoyée du camp de Drancy le 6 novembre 1942 et adressée à son frère Yomtov Eliakim prisonnier de guerre, à la veille de sa déportation à Auschwitz. Il a probablement été assassiné dès son arrivée. « Je t’écris cette lettre du camp de Drancy où nous avons été amenés avec tous les Grecs, maman, Julie et moi. […] On s’attend à être déportés d’un moment à l’autre, on ne sait pas encore où. Mais notre moral est bon et sommes tous ensemble avec la famille Hasson, Michel Carasso, Djako (?) et une nombreuse compagnie. […] Nous sommes animés d’un grand courage et avons l’espoir que bientôt tout s’arrangera et que nous serons tous réunis […] »
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mais muni d’une attestation qu’il avait lui-même exigée et obtenue de la Gestapo deux ans plus tôt, sous l’occupation italienne, certifiant que les archives communautaires avaient été détruites par les Allemands. Fort de ce certificat irréfutable établi par les Allemands eux-mêmes, il a pu esquiver leurs exigences. Il a réussi ainsi à obtenir un délai supplémentaire de quelques jours qu’il a mis à profit pour informer les membres de la communauté et organiser la fuite de celle-ci, de concert avec les représentants de l’organisation de résistance ELAS vers les régions tenues par le maquis. Il va lui-même partir en cachette pour se réfugier avec sa famille à Karpenissi, une bourgade dans une de ces zones au centre de la Grèce. C’est là que nous le retrouverons avec sa famille quelques jours plus tard. C’est en somme à son intervention intelligente et courageuse que nous devons, avec plusieurs milliers d’autres coreligionnaires, notre survie. On peut lire les détails de son action dans une lettre qu’il a lui-même écrite à ce sujet et que l’on trouvera à la fin de ce récit. En effet, dès que nous avons eu connaissance de l’avertissement du grand-rabbin, nous nous sommes empressés de nous cacher chez des amis chrétiens qui ont bien voulu nous héberger. D’autres nous ont aidés à obtenir de fausses cartes d’identité avec la complicité de policiers grecs. Le jeudi 7 octobre et le vendredi 8, tous les journaux d’Athènes publient une ordonnance portant la date du 3 octobre, reproduite également sur de grandes affiches placardées sur les murs de la ville. Par cette ordonnance portant la signature de Stroop, le sinistre tortionnaire qui avait présidé à l’anéantissement du ghetto de Varsovie, tous les Juifs de la capitale et des environs sont convoqués à la synagogue, aux fins d’enregistrement. Mais dès la parution de cette ordonnance, Olga, Victor et moi, avec trois ou quatre autres familles, quittons clandestinement Athènes en direction du Nord. Nous voyageons sur des camions de fortune, dans des conditions très difficiles. Ce sont de vieux camions, véritables épaves aux pneus complètement lisses et l’on s’arrête environ tous
les 20 ou 30 kilomètres pour cause d’éclatement ou de crevaison ! La vitesse moyenne s’en ressent et il nous faut tout une journée pour parcourir les quelque 250 kilomètres jusqu’à Lamia, ville du centre de la Grèce, à la lisière de la zone occupée par le maquis. Nous devons traverser à plusieurs reprises, avec nos fausses cartes d’identités, non sans peur, de nombreux postes de contrôle allemands. Les soldats, mitraillette au poing, nous font descendre et nous alignent en rang, la carte d’identité à la main. Victor qui s’est muni d’un certain nombre de gros paquets de 100 cigarettes arrive souvent à les amadouer. Cependant, lors d’un de ces contrôles, l’officier rouge de colère s’arrête devant moi en hurlant dans ma direction. Tout le monde retient son souffle pensant que mon compte est bon. En fait, il s’agit, semblet-il, d’une simple… plaisanterie, puisqu’au bout d’un long moment, il éclate de rire et retourne ma carte que je tenais dans le mauvais sens. On imagine mon soulagement ! Mais c’est le lendemain à Lamia que j’aurai une frayeur encore plus grande. Après avoir passé la nuit dans le chantier d’une maison en construction, nous devions nous rendre dans la matinée en dehors de la ville, en un point convenu avec les agents de la Résistance. Là, nous devions nous embarquer sur un camion (chargé d’armes cachées sous une bâche) pour tenter de gagner la zone du maquis en traversant les lignes allemandes. Je suis donc parti le premier avec un grand chariot chargé de nos affaires. Olga et Victor devaient me rejoindre à l’endroit du rendez-vous. Pendant que je traversais la place centrale de la ville, j’ai été interpellé par un officier supérieur SS à monocle, en tenue brune, assis raide dans une Mercedes décapotée. Peut-être était-ce Stroop lui-même, venu surveiller l’application de son décret et empêcher la fuite des Juifs ? C’est plus que probable. Il me demanda d’un air hargneux et soupçonneux où j’allais et pour quelle raison. Dans un sursaut, je dominai ma terreur et me servant de mes quelques connaissances d’allemand, j’inventai une histoire : ma tante était très malade et chez nous, nous manquions de
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confort. Il nous fallait donc déménager dans une maison moins insalubre. Il me toisa avec méfiance pendant quelques secondes qui me parurent une éternité. A-t-il été vraiment dupe ou a-t-il été ému par un enfant qui lui parlait dans sa langue ? Nul ne le saura jamais ! Toujours est-il qu’il me fit finalement signe de m’en aller. Je n’en croyais pas mes yeux et partis en courant sans demander mon reste. Il y a dans la vie des moments cruciaux qui décident de notre destin. À cet instant, je me suis rappelé le conseil de ma mère, qui me disait qu’il fallait toujours connaître la langue de son ennemi.
Dans les montagnes de Karpenissi J’ai donc pu retrouver Olga et Victor, comme convenu, à l’endroit prévu. Nous avons grimpé sur le camion, non sans appréhension et avons traversé les lignes allemandes pour pénétrer en zone sous contrôle des maquisards puis arriver à la bourgade de Karpenissi. Là nous avons été rejoints, quelques jours plus tard, par Haïdos, Élisabeth et Éric qui avaient quitté Athènes après nous. Ainsi s’est constitué dans cette petite ville un groupe de quelques familles de réfugiés juifs qui se croyaient enfin en sécurité. Nous nous sommes organisés comme nous l’avons pu, tant bien que mal. Nous nous sommes inscrits, Éric et moi, au lycée que possédait la bourgade, Éric en terminale et moi-même en seconde. Cela nous a permis de ne pas perdre notre année. Éric y a même passé en fin d’année, en juin 1945, son baccalauréat. Nous avons donc essayé de nous constituer un semblant de vie normale et espérions subsister de la sorte jusqu’à la fin de la guerre, à condition cependant, que celle-ci ne se fit pas trop attendre ! Mais, hélas, il ne s’était pas écoulé un mois avant que les Allemands ne lancent une offensive foudroyante en direction de Karpenissi. Nous voilà donc contraints de fuir dare-dare, à la tombée de la nuit, à pied, sous la pluie et de nous lancer sur des sentiers à peine praticables pour gagner des petits villages inconnus, perdus dans les
montagnes. Première étape, un véritable petit trou des plus misérables du nom de Nostimo qui – oh ironie ! – veut dire en grec agréable, nom qui ne nous a nullement paru justifié ni surtout convenir à notre situation ! Cependant, les Allemands ayant dépassé Karpenissi et avançant dans notre direction, il a fallu dès le lendemain reprendre la fuite sur des chemins escarpés, vers d’autres villages aussi perdus, aux noms aussi pittoresques et poétiques qui ne nous semblaient pas correspondre davantage à leur véritable aspect. Milia, Phidakia… (pommier, petits serpentins…). Au bout de huit jours, à notre grand soulagement, les Allemands décidaient de se retirer de la région et nous pouvions rentrer à Karpenissi que nous avons trouvé en partie détruit et brûlé. Mais enfin, nous avions retrouvé notre abri et – nous l’espérions – cette fois définitivement. L’hiver 1943-1944 s’est passé tant bien que mal et nous subsistions avec des moyens de fortune : un officier du maquis, par exemple, nous a donné une ou deux fois quelques vivres qu’il ne pouvait envoyer à sa famille à Volos. En échange, un ami de Victor a fourni à cette famille un peu de ravitaillement que nous avions abandonné là-bas. Nous avons aussi reçu à deux reprises, par des moyens détournés et clandestins, des colis envoyés d’Athènes par la grand-mère d’Éric, restée là-bas en tant que sujet britannique protégée par les lois internationales. Ces colis contenaient des objets inestimables dans notre situation : couvertures, vieilles bottes, mais aussi des sachets de soupe et des légumes secs distribués par la Croix-Rouge. Bref, nous vivions d’expédients. Nous préparions nos rations individuelles dès le matin : elles étaient squelettiques et chacun convoitait en secret celles des autres. Tante Olga avait inventé une expression : le « pinomètre » (en grec pina signifie faim) et on s’inquiétait souvent du pinomètre des autres. C’était une véritable obsession. Mais nous n’étions pas les seuls en ces temps difficiles à souffrir de la faim et peu de gens en Europe occupée ont été épargnés par les privations.
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Au printemps survient dans notre famille un terrible drame : tante Olga se découvre une volumineuse tumeur du sein. Un chirurgien de l’armée des maquisards consulté diagnostique un cancer très évolué. Il faut opérer sans tarder. L’opération sera pratiquée dans des conditions des plus précaires, dans un hôpital de fortune installé dans une maison de village sans eau ni électricité, en pleine campagne, à Mégalo-Horio. Comme on pouvait s’y attendre, les suites opératoires furent catastrophiques et après une agonie de trois jours, tante Olga décédait. Elle fut enterrée au petit cimetière chrétien de Karpenissi. Nous étions accablés, atterrés… C’était pour moi un nouveau et terrible coup du sort. C’était vraiment trop cruel, mais il fallait bien faire face. Je me retrouvais à nouveau tout seul. Alors, Victor s’est approché de moi et m’a promis de s’occuper de moi comme un père et de ne pas m’abandonner. Élisabeth a surenchéri en me disant qu’elle avait jusque-là un seul fils, mais qu’elle considérait désormais qu’elle en avait deux. Tout ceci m’avait réconforté et rassuré. J’étais très ému. Ils ont tous les deux tenu parole et j’ai toujours trouvé tant auprès de l’un que de l’autre, appui, protection et chaleur familiale. Éric a toujours été pour moi comme un frère. Je leur ai toujours gardé une très grande reconnaissance et conserve une grande fidélité à leur mémoire, ainsi qu’à celle de Haïdos, le mari d’Élisabeth qui, lui aussi, a fait preuve envers moi de la même affectueuse sollicitude. Le 6 juin (1944), nous avons appris par les communiqués de la Résistance que nous suivions toujours avec avidité et anxiété, que le débarquement des Alliés tant attendu et espéré venait enfin d’avoir lieu en Normandie. C’était la joie et en même temps l’espoir d’un possible salut ! Pauvre tante Olga, elle n’était plus là pour voir ce jour, elle, qui avait comme nous tous, tant appelé de ses vœux cet instant ! Le 20 juillet 1944 : échec d’une tentative d’assassinat contre Hitler. L’officier responsable est exécuté.
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Les alliés progressent lentement en Normandie et se dirigent vers Paris. Début août 1944 : nouvelle offensive allemande sur Karpenissi que nous fuyons précipitamment pour, cette fois, ne plus jamais y revenir. Ce sera le début d’une équipée dramatique, une véritable odyssée, avec les Allemands à nos trousses. Nous voilà errants à travers les montagnes, de cime en cime et de village en village. Nous avons le sentiment de représenter réellement l’image du Juif errant, loqueteux, déambulant à l’aventure et à la grâce de Dieu. Nous n’avons plus de moyens de subsistance et nos vies semblent dépendre du hasard et de la bonne volonté des villageois, eux-mêmes très misérables, habillés de haillons, chaussés de morceaux de vieux pneus cousus sur des chaussettes et pourtant accueillants et hospitaliers. Notre seule consolation nous vient des informations qui nous parviennent sur la progression des armées soviétiques en Europe centrale et des Anglo-américains en France. C’est ainsi que nous avons appris avec une grande joie la libération de Paris le 24 août. Première étape de nos pérégrinations : Sténoma (en grec : l’étroitesse), village pauvre s’il en est. Les enfants déambulent sans culotte et les adultes pieds nus. Ensuite : Koufala, puis Mavromata où nous passons deux nuits très froides, couchés par terre et enveloppés dans nos manteaux. Mais dès notre arrivée, nous apprenons que les Allemands ont presque atteint Viniani, à peine à quelques kilomètres derrière nous. Nous repartons donc par un sentier de chèvres périlleux, accroché à mi-paroi au-dessus de précipices vertigineux. On ne peut s’empêcher de regarder avec effroi la paroi presque verticale vers le haut, le précipice vers le bas. Nous pensons que notre dernière heure est arrivée. Élisabeth éclate en sanglots. Haïdos détend l’atmosphère par un trait d’humour : « Je ne reviendrai ici que lorsqu’il y aura un chemin de fer. » Mais nous n’avons pas le choix : il faut avancer coûte que coûte en retenant son souffle et en s’accrochant becs et ongles à la paroi. C’est à
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ce moment que Haïdos désespéré dit : « Il paraît que nous sommes le Peuple élu. » Je me suis dit en moi-même que peut-être était-ce cela aussi l’élection, si élection il y a… Nous arrivons enfin au col de Kamaria. Nous n’en croyons pas nos yeux : nous venons de déboucher sur une petite prairie verdoyante où sont installés des bergers valaques avec leurs troupeaux en transhumance. C’est une oasis inespérée ! Les gens portent de vraies chaussures et de bons vêtements. Nous sommes affamés, n’ayant pas mangé depuis plusieurs jours. On nous offre du tsalafouti, sorte de yaourt piquant qui nous paraît un vrai régal, mais aussi du pain et du fromage frit dans du beurre, toutes choses qu’on n’aurait même pas imaginées quelques heures plus tôt. Nous couchons dans des cabanes, sur des lits, avec des couvertures ! Nous restons quatre jours dans ce véritable paradis et repartons chargés de cadeaux des plus précieux : pain, fromage, beurre… En effet, ayant appris que les Allemands avaient quitté Karpenissi, nous reprenons le chemin du retour. Nous sommes obligés de revenir à Mavromata par le même sentier (en grec : monopati ce qui signifie « où l’on ne peut poser qu’un seul pied »). Mais là nous apprenons que les Allemands ont complètement brûlé Viniani et Karpenissi. Il n’est donc plus question d’y retourner. Nous n’osons pas non plus descendre vers Karditsa, dans la plaine, bien que la ville soit libérée, car les Allemands occupent encore Trikala, toute proche. Nous sommes donc acculés à rester quelques semaines à Mavromata. Nous y faisons la connaissance de deux officiers italiens, cultivés et sympathiques qui, fuyant également les Allemands, comme des milliers de leurs compatriotes, sont venus se réfugier auprès de la Résistance. On dit que le gouvernement royal italien verse pour eux une contribution financière à la Résistance. Nous habitons tous dans la même maison, dans des conditions précaires. Ils sont, eux aussi, en guenilles, mais nous retrouvons avec eux la civilisation et le goût des conversations intéressantes. Ils sont passionnés de théâtre, de musique, de littéra-
ture, de politique… Ces hommes raffinés, Massimo Tentillo et Giuseppe Pino, parlent en effet le grec qu’ils ont appris entre autres langues et de mon côté, j’en profite pour exercer mon italien. Les derniers jours de notre séjour à Mavromata, Haïdos et Victor purent envoyer un villageois à Karditsa tout récemment libérée. Celui-ci se rendit chez un de leurs clients – Yannis Vourdas – qui s’empressa de nous envoyer des bobines de fil et quelques foulards qui nous permirent, en les échangeant, d’acquérir quelque nourriture. Nous les avons remboursés plus tard. C’est ainsi que nous avons pu survivre tant bien que mal, jusqu’au départ définitif des Allemands et le débarquement des Britanniques en Grèce. Vers f in septembre, nous avons quitté Mavromata, car l’hiver arrivait et il commençait à faire très froid. Nous déambulions de village en village, convoitant les raisins encore verts. Nous avons passé une nuit à Néraïda et nous sommes arrivés à Mastroïani où nous avons attrapé des poux. Yannis Vourdas nous a sauvés une fois de plus, en nous procurant de la naphtaline laquelle, bizarrement, a fait merveille.
La libération et la fin de la guerre C’est là que début octobre nous parviennent les dernières informations sur la situation et nous faisons le point pour décider de la conduite à tenir. Nous apprenons ainsi que les Allemands, de peur de se voir encercler dans les Balkans par l’avance russe en Hongrie et en Yougoslavie, battent en retraite vers le nord abandonnant progressivement la Grèce. C’est enfin pour nous, l’approche de la délivrance. Il était temps ! Nous étions au bout de nos ressources humaines et matérielles et nous n’aurions sûrement pas pu tenir ne serait-ce que quelques jours de plus. Nous apprenons qu’Athènes a été libérée le 12. Quelque jours plus tard, nous nous mettons en marche pour descendre vers la plaine et gagner la ville de Karditsa où nous demeurerons deux ou trois jours. Nous y rencontrons un convoi
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Page de droite, à gauche : Salonique, 1930. Photographe : Michaelou. Isaac Haïm Eliakim, oncle de Vital Eliakim, né le 25 décembre 1901 à Salonique. Établi en France durant l'entre-deuxguerres, il est domicilié 5 rue de l'Entrepôt dans le 10e arrondissement. Célibataire. Interné au camp de Drancy le 29 mars 1944, puis déporté le 15 mai de la même année par le convoi n° 73 de Drancy à Kaunas ou Reval. Il n’a pas survécu.
militaire britannique. Ce sont nos libérateurs et nous ressentons pour eux une immense reconnaissance. Élisabeth, portée par ses origines anglaises, est la plus heureuse et semble enthousiasmée de pouvoir parler sa langue après si longtemps. Après une scène de grande fraternisation et d’émotion, tout le monde est invité à prendre place dans les camions en direction d’Athènes. On sent pour la première fois que la libération est une réalité ! Ainsi, grâce à tante Élisabeth, nous pouvons regagner sans délai la capitale, dans des conditions de confort que l’on n’aurait même pas pu imaginer : ces fourgons militaires nous paraissent de véritables Pullman, comparés aux ruines de camions que nous avons connus. Et de toute façons, il n’existe à ce moment aucun autre moyen de transport. Nous arrivons donc à Athènes début novembre pour y retrouver les grands-parents d’Éric ainsi que le reste de sa famille. C’est là que nous prenons conscience de la dimension du désastre et nous commençons à réaliser que nos êtres chers ne reviendront jamais, bien que nous ne devions en avoir la certitude absolue que quelques mois plus tard, vers la fin de la guerre. Victor et moi-même, nous retrouvons désormais tous les deux seuls, sans notre chère Olga abandonnée dans un obscur cimetière du bout du monde. Plus tard nous pourrons la transférer au cimetière juif de Volos. Nous avons réussi à trouver un vieux camion en partance vers Volos pour quitter Athènes et rentrer à la maison. Nous voilà donc tous les deux installés avec une vieille femme de ménage, la fidèle Kyra – Kalliopi qui avait déjà travaillé de longues années dans la famille Daskalakis. Je m’inscrivais au lycée – en première – et la vie reprit un cours à peu près normal. Un mois plus tard, en décembre 1944, Athènes fut mise à feu et à sang par une terrible guerre civile. Les résistants communistes, ceux-là même chez qui nous nous étions réfugiés, téléguidés par Staline qui voulait s’emparer de la Grèce, réussirent à occuper la capitale, à l’exception de quelques arpents dans le centre de la ville. Le territoire de la
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Grèce libre se trouva réduit au quartier de Kolonaki et à la place Syndagma ! On comptait par centaines les morts et les exécutions. Le grand-père d’Éric, âgé de 80 ans que les Allemands avaient épargné en tant que citoyen britannique, bien que juif, fut pris en otage, comme des milliers d’autres citoyens grecs, par les ex-Résistants communistes. Après une marche forcée d’une centaine de kilomètres dans la neige, il fut exécuté sur la route. Heureusement, les forces britanniques dépêchées par Churchill sont intervenues pour sauver la situation et rendre à l’État grec sa souveraineté. Ceci sera vécu comme une deuxième libération. Dès lors les choses en Grèce reprendront un cours normal. Mais la guerre continuait dans le monde. Les armées alliées avançaient maintenant à grande vitesse en Allemagne et les Américains firent leur jonction avec les Soviétiques sur l’Elbe. Hitler encerclé dans son bunker se suicidera le 30 avril 1945 et le 8 l’Allemagne capitulera sans condition. C’est à ce moment seulement que le monde a pu réaliser le désastre subi par le peuple juif. Si celui-ci a pâti, comme tous les autres des malheurs de la guerre, il a connu, lui, un désastre supplémentaire tout particulièrement préparé à son intention. Des millions d’hommes et de femmes, mais aussi de vieillards et d’enfants ont été exterminés dans des conditions insoutenables pour la seule raison qu’ils étaient juifs. C’était là le terrible aboutissement de plus de dix siècles de persécutions, massacres et humiliations subis dans cette Europe « civilisée » qui tenait pourtant de lui ses valeurs. Parmi tant d’autres de nos coreligionnaires, ma mère, mon père, sa mère, son frère Isaac, sa sœur Julie fraîchement diplômée de la Faculté de Médecine, ainsi que mes oncles, tantes, cousins et amis de Salonique seront emportés dans ce cataclysme. Toute la communauté de Salonique, berceau de mon enfance sera anéantie et seuls quelques misérables rescapés reviendront complètement désemparés. C’est cruel de perdre ses êtres aimés sans connaître leur fin et de les imaginer jetés sans sépulture
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quelque part dans le néant. On les a arrachés à la vie et plus tard on cherchera à nier jusqu’à leur mort, les condamnant à n’avoir jamais existé. Aussi, plus que jamais, c’est à nous, leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, de leur garder un petit coin dans nos mémoires et dans nos cœurs. Je me suis donc retrouvé sans parents. Heureusement, j’avais mes oncles Henri, Yomtov et Victor et aussi Haïdos, Élisabeth et Éric devenus pour moi une nouvelle famille. Mais ceci ne pouvait m’empêcher de sentir une sensation de vide cruel, d’injustice et de rage. Le troisième membre de l’Axe, le Japon, restait encore en lice et décidé de continuer la guerre. Le président Truman et les Américains prennent alors la lourde résolution d’employer pour la première fois dans l’histoire l’arme atomique toute récente afin d’abréger la guerre et y mettre terme définitivement. Une première
bombe nucléaire est lancée sur Hiroshima le 6 août 1945 suivie d’une deuxième sur Nagasaki le 9. Le Japon capitule à son tour sans condition, le 15 août 1945. C’est la fin de la Seconde Guerre mondiale qui a provoqué dans le monde tant de souffrances et de désastres. Ma vie à Volos se déroule agréablement partagée entre le lycée, en terminale, les promenades le soir au bord de la mer avec mes camarades. J’avais en effet beaucoup d’amis, juifs et non-juifs sans distinction. Paul Ghergos devenu depuis, PDG d’une grande agence de publicité à Athènes avait cherché à réunir en 1993 à Athènes tous les camarades de terminale de la promotion 1946 de notre lycée. Après des recherches notamment par l’intermédiaire du conseil de l’Ordre des médecins, il a pu me joindre à Villeparisis. Nos discussions à cette époque tournaient entre autres, comme chez tous les adolescents, autour des préoccupations sur notre avenir, les projets et les
France, 8 mars 1936. Atelier Gérome. De gauche à droite : Léa Eliakim, née en 1878 à Salonique et sa fille Julie, née en 1910 à Salonique. Julie, tante de Vital Eliakim, récemment diplômée de la faculté de médecine de Paris est arrêtée avec sa mère et son frère Moïse. Ils sont internés à Drancy avant d'être déportés à Auschwitz le 9 novembre 1942 par le convoi n° 44. Aucun n'a survécu. Julie venait de se convertir au catholicisme. Léa Eliakim (née Hasson) épouse de Haïm Eliakim est la mère de Moïse, le père de Vital.
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aspirations de chacun, les problèmes existentiels, l’avenir politique et social du monde, bref sur tous les problèmes qui se posaient avec le retour à une vie normale. Pour ma part, j’ai reçu des nouvelles de mon oncle Henri qui avait donc survécu à la tourmente et était revenu vivre à Saint-Étienne. Entre-temps, il s’était marié et j’avais donc une nouvelle tante, Conchita. Henri a été consterné d’apprendre que tous les siens avaient disparu et m’a proposé, à moi, le seul survivant de sa famille, de venir m’installer en France. Justement, cela avait toujours été mon aspiration et je devais avant la guerre, partir en France rejoindre mon pauvre père qui hélas, maintenant n’était plus là. Cela me coûtait beaucoup d’abandonner Victor qui avait été si bon pour moi et à qui je devais tant. Mais lui-même, bien qu’ayant beaucoup de peine, se rendait compte que mon avenir se trouvait là-bas. Il connaissait bien les liens sentimentaux et culturels qui m’attachaient à ce pays et il accepta, bien qu’à regret, que je parte. Lui-même irait rejoindre la famille de son frère à Athènes. Il ne resterait donc pas seul. Nous sommes cependant restés très proches l’un de l’autre et j’étais réconforté en le voyant vivre une vieillesse heureuse auprès de son frère, sa belle-sœur et le très dévoué Éric. J’ai donc décidé de me préparer à partir pour la France aussitôt passé mon baccalauréat. Ce fut chose faite en juin 1946. Je suis donc parti pour Athènes, chez Haïdos, Élisabeth et Éric pour entreprendre les formalités nécessaires à l’obtention du visa français. Cela a été plus long que prévu et j’ai donc vécu toute une année à Athènes. J’ai mis à profit ce temps pour faire une préparation de mathématiques, car mon intention était d’entreprendre en France des études d’ingénieur, comme mon oncle Henri qui était ingénieur civil diplômé des Ponts et Chaussées. Cette année à Athènes s’est passée très agréablement, partagée entre le travail de préparation et les sorties avec des amis, en particulier deux anciens camarades du lycée de Volos, Nikos Katsikadamas et Mimis Kordas, eux-mêmes en attente d’immigration aux États-
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Unis. Par la suite, nous sommes longtemps restés en relations pendant des années et je crois savoir qu’actuellement ils sont rentrés à Athènes. Je me propose à mon prochain voyage de chercher à les retrouver. Chez Haïdos et Élisabeth je me sentais comme chez moi. J’étais comme toujours entouré de beaucoup de chaleur et d’affection et nos rapports avec Éric étaient ceux de deux frères. Mais l’heure de la séparation approchait. Au cours de l’été 1947, le visa m’a enfin été accordé et le 23 juillet, accompagné de toute la famille et de beaucoup d’amis, je m’embarquai au Pirée en direction de Marseille. Tout le monde était très ému. C’était la dernière possibilité de départ qui s’offrait à moi, car, si j’avais manqué ce bateau, il ne m’aurait pas été permis de prendre le suivant. En effet, compte tenu de mon âge, la sortie du territoire m’aurait été interdite, car je devenais incorporable dans l’armée. En Grèce, le service militaire durait à l’époque trois ans et j’aurais été obligé de participer, comme beaucoup de mes amis, à la deuxième guerre civile qui se préparait déjà. Mon rêve français aurait été à jamais englouti et j’aurais pu dire adieu à la France. Ma vie aurait suivi alors un cours tout différent. C’était là sans doute un nouveau clin d’œil du destin. Il m’est arrivé depuis de rêver que j’avais manqué ce bateau. Plus tard, j’ai fait mon service militaire en France, mon pays d’adoption. Le 26 juillet 1947, je débarquai à Marseille. Une page de ma vie était tournée. Une autre était en train de s’ouvrir.
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Éric et son père Haïdos Daskalakis en 1970. Les Dakalakis, une grande famille établie à Volos, étaient des Juifs romaniotes. Haïdos est le frère de Victor qui épousa en 1933, Olga Hassid, tante de Vital Eliakim.
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Épilogue
V
ingt-six juillet 1947. Voici donc le moment tant rêvé ! Me voici foulant le sol de France, du pays dont on m’avait tant parlé quand j’étais enfant, celui où avaient vécu mon père, mes grands-parents, mes oncles. La patrie de tant de grands hommes qui ont occupé une telle place dans la culture de mon enfance. Le pays, disaiton, de la tolérance et du respect des autres. Mon émotion était très grande, mais j’avoue que, dès les premiers instants, quelques correctifs à cet idéal commençaient à m’apparaître. Très vite en effet, je découvrais à certains signes que l’on n’aimait peut-être pas tant que cela l’étranger, l’autre, celui qui est d’ailleurs. En grec, le mot xenos signifie à la fois étranger et hôte. Cette deuxième connotation à laquelle j’avais toujours été habitué m’a semblé manquer au vocable francisé et je rencontrais pour la première fois de ma vie un nouveau mot : xénophobe. Mon amour de la France restait grand, mais j’éprouvais de la peine en voyant que l’image de celle-ci apparaissait quelque peu égratignée et me disais que, décidément, la perfection et l’idéal n’étaient pas de ce monde ! Mon oncle Henri m’accueillit à Saint-Étienne et, après quelques jours, m’accompagna à Paris où, sur ses conseils, je m’inscrivais finalement à la Faculté de médecine, abandonnant l’idée de devenir ingénieur. Par la suite, je ne regretterai pas ce changement de voie et m’apercevrai vite que c’était là ma véritable vocation. Qui a dit
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que la médecine était un peu comme « un mal » héréditaire et familial ? En tout cas, cela semble se vérifier d’une certaine façon dans mon cas si l’on pense à mes deux grands oncles médecins et, par la suite, à Madeleine, à notre fille Agnès, à notre gendre Norbert, sans préjuger des futurs choix de nos petits-enfants ! J’ai donc été reconnaissant à mon oncle de m’avoir donné le bon conseil qui a orienté ma vie dans un sens qui m’a comblé. Je voyais par la suite Henri de temps à autre, lors de ses passages assez rares à Paris. Son travail l’obligeait à s’expatrier vers des pays lointains comme le Brésil, le Vénézuela, le Cameroun ou la Grèce où il construisait des barrages pour le compte de L’ONU. De mon côté, j’avais pu obtenir une bourse de l’Union des étudiants juifs de France laquelle m’a permis, avec les subsides que Victor m’envoyait de temps en temps de Grèce, de poursuivre mes études. De ces années de vie d’étudiant, j’ai conservé un souvenir très agréable. J’avais de nombreux et très bons camarades d’étude et d’excellents amis avec lesquels nous sommes restés très liés par la suite. Nous étions quelques-uns à habiter à l’hôtel « du Chevalier d’Assas », rue d’Assas dont le souvenir se confond avec ces neuf années, parmi les meilleures de notre jeunesse. Il y avait là David Abed (Doudou), Édouard Shamoon et, gravitant dans leur orbite, Heskel Shamoon, Edmond Samuel, Claude Malki, Ezra… tous enfants glorieux
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de Babylone devenue Bagdad en Irak. Il y avait Marc Lebrun, le seul vrai indigène qui représentait la véritable culture française. Ils ont tous connu par la suite des carrières brillantes. Doudou s’installera comme médecin aux États-Unis, Edmond sera avec sa future femme un savant émérite, Heskel un expert comptable recherché et Marc un chirurgien compétent et apprécié, avant qu’il ne nous quitte, hélas prématurément. Mais en ces temps-là, aucun de nous n’était encore dédoublé et il faudra un peu plus tard ajouter les noms d’Henriette, d’Odile, de Ginette et… de Madeleine. Marianne, je la connaîtrai en 1949 aux camps de l’Union des étudiants juifs, à Menton et nous deviendrons avec le couple qu’elle formera avec Marcel Ambrun, des amis inséparables. Takis nous arrivera de Grèce en 1950 et nous l’enrôlerons aussitôt à l’hôtel d’Assas, décidément le repaire de la bande. Il deviendra rapidement un brillant chercheur et épousera sa charmante collègue Monique. Je n’oublie pas Carlotta, déjà installée à l’hôtel avant notre arrivée, qui avec la vitalité de son caractère corse, sa brillante culture et sa personnalité haute en couleur, deviendra vite l’animatrice incontestée de notre petite colonie. Je n’oublie pas non plus Édith dont nous ferons la connaissance plus tard, en quatrième année de médecine, qui nous amènera par la suite son charmant et sympathique mari Théo que nous estimions tant. Mes premières vacances en France, l’été 1948 en fin de certificat d'études physiques, chimiques et biologiques (PCB), je les ai passées dans les Alpes, avec l’Union nationale des camps de montagne, organisation de sportifs chevronnés. Doudou, alors aussi ignorant que moi sur ce sujet, nous a inscrits, au hasard, au premier groupe proposé sans chercher à bien se renseigner sur sa nature. Nous arrivâmes donc aux Contamines, près de Megève où dès le début du séjour on commença à nous donner des leçons d’escalade sur un grand rocher, tout près du camp. Je m’interrogeais avec perplexité sur l’intérêt de ces jeux qui me paraissaient certes amusants, mais dont je ne voyais à ce
moment-là nullement l’utilité. Je fis ainsi connaissance avec les descentes en rappel, les escalades en crampons, les marches en cordée… J’étais persuadé qu’il s’agissait simplement de jeux, un peu insolites, faits pour occuper nos loisirs jusqu’à la fin du séjour, bien que cela me rappelât quelque peu mes aventures de guerre. Or, quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’un jour, on nous annonça pour le lendemain une marche vers une montagne encore plus haute que celle où nous campions. Personne, à part nous, n’avait l’air surpris et vers quatre heures du matin, il fallut se mettre en route pour une destination inconnue. Nous étions armés de cordes, de crampons et de piolets. Après des heures de marche en montée, nous sommes arrivés très fatigués, à ce que j’avais cru être, enfin, notre destination. Mais que non ! Ce n’était, nous dit-on, qu’une première étape, un « refuge » (le refuge de Tré-la-tête), en fait notre véritable point de départ pour une nouvelle ascension, la vraie semblaitil, autrement plus dure ! Cependant, ce paysage, en plein massif du Mont-Blanc, était véritablement majestueux et d’une grande beauté et cela me faisait oublier le côté insolite et inquiétant de la situation. Nous avons donc passé la nuit au refuge où nous avons couché dans des espèces de litières sur des paillasses. C’était très sympathique et je fis de grands progrès en argot montagnard. Bien que la température fût très froide, l’atmosphère, elle, était chaleureuse. Dès le petit matin nous voilà remis en route vers Dieu sait où. Vers la mi-journée, après une marche difficile en cordée, sautant par dessus d’impressionnantes crevasses de glaciers, grimpant sur des parois et des pentes, où je compris l’intérêt des piolets et des crampons, nous arrivâmes enfin au pied d’un petit sommet en forme de pyramide, et, bizarrement, l’on nous dit que c’était là le but de notre expédition : l’aiguille du Bionassay, 4 051 m. Tout le monde semblait fier et l’on montait à tour de rôle sur la pointe du sommet, le bras levé en triomphe. Après quoi, il ne nous restait plus qu’à redescendre ! Je fis comme tout le monde, mais sur le moment je ne comprenais pas l’intérêt d’une telle équipée alors
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De gauche à droite : Vital Eliakim, Janny Laroche, Madeleine Podvin, Henriette Abed, Takis Liacopoulos. Années 1950.
qu’aucun Allemand ni autre ennemi n’était à nos trousses pour nous capturer ! Plus tard, on m’expliqua que nous avions accompli un exploit qui nous avait permis de… nous surpasser ! Peut-être, mais j’avoue qu’en ce qui me concernait, c’était un peu malgré moi. Il faut dire qu’après mes aventures de Karpenissi – il est vrai sans piolets ni crampons ni cordées – je voyais tout cela d’un tout autre œil que mes camarades. Après avoir été reçu au concours de l’externat des hôpitaux, j’avais été nommé pour un an à un poste à l’hôpital d’Ivry. Un collègue du nom de Sagot ayant décidé de changer de service en cours d’année, je vis un matin de septembre 1952, arriver pour le remplacer, une charmante blonde avec un beau chignon. Elle s’appelait Madeleine Podvin et c’était sans doute là un nouveau clin d’œil du destin. Elle finit bientôt par changer de nom et avec Madeleine désormais Eliakim, voilà maintenant 44 ans que nous ne nous sommes quittés.
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De notre passage à l’hôpital d’Ivry nous avons gardé un très bon et fidèle ami, Jean Bellaïsh, qui nous parlait sans cesse, en salle de garde, de son bébé prodige. Eh bien ! il n’avait pas tort, car par la suite, Joëlle deviendra, suivant les traces de son brillant père, une gynécologue de pointe de grande renommée. Autre ami de cette époque, Marcel Goldstein, devenu un médecin apprécié, qui accédera rapidement aux sommets des instances de la profession et, en même temps, à des fonctions suprêmes au sein de la communauté juive française. Ma citoyenneté française et mon droit à l’exercice de la médecine en France, il me faudra les obtenir de haute lutte. Ayant commencé mes études de médecine avec mon baccalauréat grec, il fallait, pour avoir le droit d’exercer en France, repasser le baccalauréat français. C’était certes un peu pénible, mais tout de même assez comique pour un presque docteur en médecine, Externe des hôpitaux de Paris, père
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d’une petite fille. Mais je n’avais pas le choix. Je me remis donc au travail la nuit, après mes journées d’hôpital et passai les deux parties à trois mois d’intervalle, aux sessions de juin et de septembre. Mais je n’étais pas encore au bout de mes peines. Il fallait, pour transformer mon doctorat dit d’université en doctorat d’État donnant droit à l’exercice professionnel, repasser à nouveau après le bac, tous les examens, absolument les mêmes que ceux que je venais de passer pendant six ans, sur les mêmes matières, souvent avec les mêmes professeurs. Était-ce donc cela le pays de Descartes, patrie du bon sens, que l’on m’avait décrit ? Je m’attelai donc à nouveau à la tâche et me remis à préparer les mêmes épreuves en étudiant pendant la nuit. Heureusement, dans les années de l’après-guerre, il avait été prévu des sessions spéciales d’examens pour quelques ayants droit et j’ai pu en profiter, ce qui m’a permis de refaire une deuxième fois mes études en trois ans au lieu de six. Mais la course d’obstacles était loin d’être gagnée. Il restait maintenant à obtenir la nationalité française, indispensable pour l’exercice de la profession. À cette époque, n’existait pas le problème de l’immigration massive que l’on connaît aujourd’hui et il n’y avait pas non plus de chômage, bien au contraire. À première vue, mon dossier était des plus solides : famille de culture française, grand-père fonctionnaire français doublement décoré, oncle français ayant combattu pour la France, père et deuxième oncle engagés volontaires pendant la guerre, mariage avec une Française et père d’enfants français, Agnès et bientôt Philippe. Mais l’Ordre des médecins veillait qui craignait la concurrence professionnelle. Ma demande, malgré tous les avis favorables, restait bloquée au niveau des fonctionnaires du ministère. Les interventions d’hommes politiques amis n’y firent rien. Parmi ceux-ci, je dois toutefois signaler deux déceptions : un député conseiller municipal de Paris, de droite, Alexandre Debray, à qui un de mes patrons m’avait recommandé, me demanda d’entrée de jeu, très courtoisement, pour quelle raison je ne m’adressais pas à « Mendès ».
Je compris l’allusion et n’insistai pas. On me présenta alors un autre député, celui-ci de Madagascar qui, me dit-on, pourrait par ses nombreuses relations, intervenir efficacement. Mais il fallait le « dédommager » pour ses frais. Je lui remis donc la somme réclamée, mais n’entendis plus jamais parler de lui. J’eus alors l’idée de m’adresser directement au fonctionnaire qui faisait barrage, une certaine Madame Picarle. Nous eûmes un entretien d’une heure et après quelques jours j’eus l’heureuse surprise de recevoir une lettre m’annonçant ma prochaine naturalisation. Je pourrais désormais m’établir définitivement en France avec ma famille et exercer ma profession. J’ai fait mon service militaire en 1960, abrégé en ma qualité de père de deux enfants. Il m’a fallu suivre l’École des officiers de réserve du Corps de santé, à Libourne, et ai donc quitté l’armée avec le grade de sous-lieutenant. Aujourd’hui, nous voilà avec Madeleine entourés de nos enfants Agnès, Philippe et Florence, avec le souvenir permanent de notre chère Irène, avec Norbert et Véronique, notre gendre et notre bru, au milieu de nos cinq petitsenfants Michaël, Anne, Clara-Bee, Solal et Emma. Et je pense que si, en plus des valeurs universelles communes, nous savons rester avec fermeté fidèles à nos propres valeurs, tous nos persécuteurs, Croisés, Inquisiteurs, Cosaques, Nazis et autres antisémites de tout poil et de tout temps, malgré les terribles souffrances et les malheurs qu’ils nous ont infligés, auront en fin de compte manqué totalement leur but.
Villeparisis, Janvier 1997
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Annexes
Points d’histoire Extrait de la Lettre séfarade no 20, décembre 1996 Dans le numéro précédent nous avons produit le témoignage inédit du Dr Emmanuel Arouh sur les journées cruciales de septembre 1943 où l’adjoint d’Eichmann, Wisliceny tenta d’obtenir du rabbin Barzilaï la liste des Juifs d’Athènes pour organiser leur déportation, comme il venait d’achever de le faire à Salonique au printemps de la même année. Nous avons réussi à retrouver la fille du rabbin Barzilaï, Alice Benmayor, laquelle vivant toujours à Athènes, âgée de 20 ans en 1943, nous confie à son tour deux pièces importantes pour alimenter ce dossier : le témoignage écrit en 1954 par son père sur la question, puis le récit inédit qui suit, rédigé pour nous en français par Alice, qui complète de manière concordante le témoignage d’Emmanuel Arouth.
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Le sauvetage des Juifs d’Athènes durant l’occupation allemande Par le rabbin Eliahou Barzilaï (en grec) traduction Bernard Pierron. Il s’agit d’une missive adressée en 1954 par Eliahou Barzilaï au journaliste Barouh Ouziel en Israël.
L
ors de ma dernière visite en Israël on m’a demandé d’écrire sur le sauvetage des Juifs d’Athènes durant la période de l’administration allemande. Avant de m’exprimer sur la question, je voudrais rappeler que la communauté d’Athènes a perdu de nombreux coreligionnaires. Mais en fait, d’autres communautés de Grèce ont perdu une proportion de 50 à 90 % de leurs membres, tandis que la communauté d’Athènes a perdu environ 10 % de ses membres. Conformément aux statistiques officielles, en 1943, il y avait 7 000 Juifs et les nazis en ont arrêté 800. 700 ont été tués et environ 100 personnes sont revenues à Athènes après la guerre. Quoique le chiffre des Juifs inscrits en 1943 fût de 3 000, les 4 000 autres étaient des réfugiés provenant d’autres villes de Grèce, en particulier de Salonique. Quand la Grèce tomba entre les mains des Italiens et des Allemands en 1941, Athènes passa sous la domination des Italiens qui se comportèrent honnêtement avec les Juifs. Mais quand la Gestapo s’empara du pouvoir, les premiers jours (sans en obtenir l’autorisation des Italiens) elle emprisonna beaucoup de notabilités juives, s’empara de livres importants au rabbinat et en particulier des livres du grand-rabbin d’Athènes, Haïm Kastel qui était né à Hébron.
En outre les Allemands montèrent de jeunes Grecs contre les Juifs. Ils appelèrent cela le Mouvement national socialiste et patriotique dont le but éloigné était la persécution des Juifs et la propagande contre eux. La Gestapo créa le club des Grecs germanophiles et l’appela l’Hitler Bund dont le dessein était de menacer les Juifs et de leur infliger la guerre des nerfs. En 1941, la Gestapo arrêta et emprisonna le Conseil de la communauté et c’est alors que, par la force des choses, je me chargeai des questions de la communauté en plus de celle du rabbinat. J’étais ainsi en rapport avec le gouverneur d’Athènes, le colonel Lioni. Cette année-là, un soir, la Gestapo organisa une attaque contre la synagogue et les bureaux de la communauté. L’organisation antisémite grecque dont j’ai parlé ci-dessus, avec environ 100 jeunes gens grecs, armés et conduits par 8 soldats allemands, lancèrent un assaut fracassant dans la rue Melidoni, brisèrent les vitres, pillèrent et prirent des objets de valeur. Leur intention était de brûler la synagogue et les bureaux de la communauté. Alors je demandai de l’aide aux Italiens et je parvins à faire venir un grand nombre de carabiniers dans la rue Melidoni. Non seulement ils sauvèrent les bureaux et la synagogue (au moment même où l’on s’apprêtait à y mettre le feu avec de l’essence) mais ils arrêtèrent nombre des assaillants, dont cinq soldats allemands. Les Italiens me soutinrent quand les Allemands demandèrent que soient libérés les soldats
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allemands que nous avions arrêtés. Je ne me pliai à cette demande qu’après de longues discussions avec la police spéciale qui accepta de me donner une attestation signée et timbrée confirmant qu’un groupe de casseurs avait pris de force toutes les archives de la communauté juive à Athènes et tous les livres et les agendas. Cette attestation a été utilisée deux ans plus tard, en 1943, comme document important pour le sauvetage des Juifs d’Athènes. Quoique de 1941 à 1943, la Gestapo ne pût agir librement parce qu’empêchée par l’autorité italienne, les Allemands ne laissèrent passer aucune occasion de persécuter les Juifs. Ainsi, la veille de Yom Kippour 1942 un communiste grec réussit à placer une bombe à retardement dans le bâtiment de l’Espo (s’agit-il de la Gestapo ? [Note du traducteur]). Il s’ensuivit que le bâtiment prit feu et que l’incendie se communiqua à l’immeuble voisin qui était le cercle militaire de l’armée allemande. Il y eut beaucoup de brûlés dont des Grecs et des Juifs. Alors que nous les Juifs nous lisions le Kol Nidre, la Gestapo arrêta dix Juifs connus jusqu’à ce qu’elle découvre ce qui s’était exactement passé. Je protestai auprès des Italiens pour cette arrestation et vingt jours après je réussis à faire libérer les personnes appréhendées. Mais arriva le jour où la Gestapo se lança dans une action plus énergique. C’était en septembre 1943 quand l’Italie capitula sous la poussée des forces anglo-américaines tandis que les Allemands occupaient tout Athènes. Avec l’armée allemande arrivèrent à Athènes trois cents membres de la commission Rosenberg avec à leur tête Wisliceny. Le but de cette commission était de débarrasser Athènes des Juifs. Le 21 septembre 1943, il me fut ordonné d’aller à la Gestapo et quand j’entrai au 14 de la rue Loukianou, cinq membres de la Gestapo en uniformes noirs, pistolets à la main, m’entourèrent et m’ordonnèrent de préparer dans les douze prochaines heures une liste de tous les Juifs, avec noms, adresses de leurs résidences (les Juifs grecs séparément des Juifs étrangers), une
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liste avec leurs richesses, les adresses de leurs lieux de travail, les bureaux de la communauté juive et toutes les annexes et les comptes des Juifs dans les banques. En sortant de la Gestapo je leur promis que tout se passerait comme ils me l’avaient demandé. Cela les mit en confiance et ils me laissèrent libre jusqu’au lendemain. Pour moi, cette nuit fut une nuit de labeur. Au risque de ma vie, j’avais deux choses très importantes à faire. D’abord, brûler tous les registres des nouveaux membres de la communauté et deuxièmement convoquer en assemblée, dans la synagogue, tous les Juifs et leur expliquer qu’il leur fallait quitter immédiatement leur maison, sauver ce qu’ils pouvaient et s’éloigner de façon à ce que ni les Allemands ni leurs voisins grecs ne sachent où ils se trouvaient. À ceux qui ne vinrent pas je téléphonai et je leur dis métaphoriquement (pour que les Allemands ne comprennent pas) : « L’état du malade est très grave ; les médecins préfèrent qu’il quitte la ville et qu’il aille dans les montagnes ». Le 22 septembre 1943, je me présentai le matin à la Gestapo et je leur appris que je n’avais apporté aucune liste avec moi. Wisliceny, en homme résolu, se mit en colère et frappa du poing sur la table. Je sortis alors l’attestation officielle de la police spéciale allemande datée de 1941 (attestation que j’ai mentionnée au début) sur laquelle il était écrit que des casseurs étaient entrés dans les bureaux de la communauté et avaient volé les archives, et je la lui donnais. J’ajoutai que depuis lors on n’avait pas créé de nouvelles archives et que durant les douze heures qui m’avaient été accordées je n’avais pas pu me souvenir des noms de tous les Juifs. C’est ainsi qu’ils m’accordèrent quarante-huit heures supplémentaires. En sortant de la Gestapo, je décidai de poursuivre mon travail de sauvetage des Juifs. J’entrai en contact par téléphone avec les chefs des résistants d’Athènes et je leur demandai de régler tous les détails pour la fuite des Juifs d’Athènes. Cet accord a été écrit et les détails étaient les suivants : La mission des résistants était de sauver tous les Juifs d’Athènes et de les envoyer dans la Grèce
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libre, c’est-à-dire dans les montagnes, de leur trouver nourriture et refuge dans la mesure de leurs possibilités. Les Juifs ne seraient pas obligés de combattre à leurs côtés contre les Allemands, mais tout jeune Juif qui voudrait se joindre à eux jouirait de tous les droits des résistants. En échange, je m’engageai à leur donner l’argent de la communauté déposé en banque et après le sauvetage je devais leur fournir une attestation confirmant leur action en faveur des Juifs pour qu’ils l’utilisent auprès des organisations juives d’Amérique et de Turquie. En outre je collectai chez les Juifs riches de l’argent que je distribuai à tous les pauvres pour
qu’ils puissent couvrir leurs frais jusqu’à ce qu’ils arrivent chez les résistants. Tel fut le chapitre du sauvetage des Juifs d’Athènes où 3 000 personnes environ furent sauvées par moi et les résistants durant un an et demi jusqu’à la fin de la guerre, en octobre 1944.
Athènes 1954 Rabbin Eliahou Barzilaï Grand-rabbin d’Athènes (né à Salonique)
Témoignage inédit d’Alice Benmayor, la fille du rabbin Barzilaï Quand mon père, pressé par Wisliceny devait se rendre à la Gestapo pour fournir les noms des membres de la communauté d’Athènes, il avait une offre de l’archevêque Damaskinos qui lui proposait de l’envoyer par sous-marin en Égypte, mais lui seul. Damaskinos s’occuperait, par l’intermédiaire du chef de la police de trouver pour ma mère et moi une famille grecque disposée à nous cacher. Je suis partie pour rencontrer immédiatement le secrétaire de Mgr Damaskinos, mais je ne l’ai pas trouvé chez lui : il m’avisait qu’il me proposait un rendez-vous pour le lendemain. À mon retour à la maison, mon père me dit qu’il fallait prendre une décision au plus vite. La proposition de l’EAM (organisation des partisans
grecs) était de nous envoyer toute la famille à la montagne. Le lendemain dans la soirée, en cachette, nous partons en direction d’une famille (d’accueil) à Kolonaki. De ce moment-là, ayant entre les mains nos fausses cartes d’identité, la mienne avec le nom d’Alexandra Margioli, ce fut une course désespérée de village en village, ne restant dans chaque village que quelques jours. Nous séjournons alors un mois à Xironomi. Mon père, très anxieux sur le sort des Juifs d’Athènes, voulait à tout prix y retourner. Ne voulant lui laisser courir ce terrible danger, je me décide, en compagnie de la sœur du propriétaire d’un hôtel à Athènes, appelé Atlas (il existe encore aujourd’hui) de faire le voyage pour
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1. Pour le moment du moins… (NDLR)
Athènes. À notre arrivée, nous trouvons l’hôtel occupé par les SS. Le directeur réussit à nous faire monter à l’étage en cachette pour cette nuit-là. Le lendemain, pour notre chance, la garnison des SS partit pour le front. Je suis allée trouver M. Lovinger, membre du Conseil de la communauté d’Athènes qui, étant sujet hongrois ne courait pas le danger d’être arrêté par les nazis 1. Étonné de mon courage, il me dit qu’il fallait quitter immédiatement Xironomi, car les Allemands, furieux qu’un Juif ait osé se moquer d’eux avaient publié une proclamation promettant une prime d’argent à qui dénoncerait le lieu de cachette (de mon père). Il m’a fallu attendre quelques jours pour trouver le moyen de rentrer à Xironomi. À mon retour la décision fut prise, toujours avec l’aide des partisans, et de ce moment-là ce fut une fuite continuelle de village en village, cheminant à pied ou sur des mulets. À Lidoriki (un autre village) je suis tombée malade du typhus. J’étais encore en convalescence quand on nous fit savoir qu’un bataillon allemand se dirigeait sur Lidoriki. Avec beaucoup de peine, mon père a réussi à trouver un mulet pour moi, car je ne devais pas marcher. Les habitants fuyaient, évacuant le village. Après quelques jours l’histoire se répétait pendant des mois. Arrivée à Karpenissi. C’est là que nous avons appris par un voyageur arrivé d’Athènes la triste nouvelle que le 24 mars 1944 une partie des Juifs de la ville furent déportés, ayant cru l’avis des Allemands qu’on allait leur distribuer des matzot pour Pessah. Ceux qui eurent la malchance de se présenter furent arrêtés et déportés vers Birkenau et quelques-uns Auschwitz. L’histoire ci-dessus est décrite telle que je l’ai vécue. Apprenant en octobre 1944 la libération, nous sommes rentrés à Athènes après 14 mois d’exil dans les montagnes, ayant connu mille difficultés. Alice Benmayor
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Dans une note complémentaire Alice Benmayor ajoute que son père était un brave homme, né à Salonique en 1891, un intellectuel de qualité qui entre autres pratiquait, outre le turc, le grec, l’hébreu, l’allemand, le français, le serbe et l’espagnol, qu’il avait étudié à l’école rabbinique de Beth Joseph à Salonique et que, meilleur élève de sa classe, soutenu par le Hilfsverein der deutschen juden, il avait été envoyé à Jérusalem pour parfaire son instruction. Dès 1932 il fut grand-rabbin de Belgrade, puis en 1936, d’Athènes, ainsi que hazan. Sa connaissance des langues – entre autres atouts, car Alice, par pudeur sans doute, ne parle pas expressément de son courage, de sa détermination, de sa présence d’esprit, de son intelligence des situations – lui avait permis de mieux aider dans la période difficile, comme les témoignages que nous publions ci-dessus le précisent. Elle ajoute affectueusement tant d’années après qu’elle est fière d’être sa fille. Qui ne souscrirait à ce jugement ? Eliahou Barzilaï est mort en 1979 et nous serions heureux que la présente Lettre Sépharade, largement distribuée en Grèce, contribue à honorer sa mémoire, surtout auprès des jeunes générations qui ne l’ont pas connu en activité. Nous saluons ses petits-enfants Nissim et Esther. La rédaction
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Vital Eliakim à Paris, au début des années 1950, avec Madeleine, sa future femme.
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Mariage avec Madeleine, en 1955.
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Salonique 1880. L’arrière-grand père paternel de Vital Eliakim. Photographe : F. Vitcos. Photothèque sépharade Enrico Isacco, coll. Eliakim et archives familiales.
Salonique 1936. Vital Eliakim en costume d’Evzone. Photographe : Papadakis. Photothèque sépharade Enrico Isacco, coll. Eliakim et archives familiales.
Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé Agnès, Philippe et Florence Eliakim. Sources photographiques et documentaires Photothèque sépharade Enrico Isacco, coll. Eliakim et archives familiales. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Salonique 1936. Vital Eliakim devant la Tour blanche avec sa grand-mère maternelle Marie (Myriam) Hassid (née Nissim) décédée le 18 janvier 1942. Impression Caen Repro Parc Athéna 8, rue Ferdinand Buisson 14 280 Saint-Contes ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300048 Octobre 2021 Tirage : 900 exemplaires Numéro CPPAP : 0324G93677
L'association Aki Estamos remercie chaleureusement M. Raphaël Kanza, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, la Fondation Rothschild et la Fondation du Judaïsme français pour leur généreux soutien à la publication de ce supplément