| JANVIER, FÉVRIER,
MARS 2016 Tevet, Shevat, Adar 5576
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NUMÉRO SPÉCIAL
Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998
Spécial MÉMOIRES VIVES JUDÉOESPAGNOLES 01 D ans la
tourmente — JACQUES SALMONA
24 Témoignage de Lydia Behar Salmona
— LYDIA SALMONA
31 Témoignage de René Benbassat — RENÉ BENBASSAT
45 Témoignage d'Esther Benbassat — ESTHER BENBASSAT
L'édito La rédaction
1. Faut-il préciser : des élites, du cosmopolitisme, des immigrés et bien sûr des Juifs.
Jusqu’à quand la Seconde Guerre mondiale hantera-t-elle notre histoire ? Même si nous nous en défendons, ces cinq années-là délimitent un avant et un après radicalement différents. L’expérience concentrationnaire et l’extermination organisée à l’échelle industrielle ouvrent un abîme dans l’histoire occidentale. Les idées de progrès et de culture au cœur du modèle européen depuis la Renaissance ont été anéanties. La vérité de l’homme n’est plus celle de l’humaniste pétri de culture mais bien celle de l’homme nu, réduit à la famine et à l’esclavage. La Libération a eu un goût amer. Si la force militaire des Alliés l’a emporté, la civilisation est en ruines. Pour les communautés juives, la Libération a permis de lever le voile sur l’étendue du désastre. Le judaïsme a perdu la plus grande partie de ses sources vives en Europe centrale et orientale. Deux grandes cultures diasporiques, yiddish et judéo-espagnole, sont mortellement frappées. Les conséquences s’en feront longtemps sentir : aux pertes démographiques considérables s’ajoute le refus de la transmission dans nombre de familles juives. La conscience lucide de ce qui venait de se passer – dans toute son étendue et dans toutes ses conséquences – aura pourtant un effet bénéfique. Tous les efforts – politiques, économiques, juridiques, culturels – tendront désormais vers un impératif : « Plus jamais ça ! ». Toute pensée sera désormais marquée du sceau d’un pessimisme et
d’un doute fondamentaux. Si rien ne permet de partager physiquement et moralement la réalité de l’extermination, l’étude scrupuleuse a permis d’en mettre à jour les rouages. Nous en connaissons désormais les signes avant-coureurs, les soubassements intellectuels, l’enchaînement des facteurs. Chaque nouveau génocide au XX e siècle a permis de vérifier qu’il ne s’agissait pas d’un effet du hasard, mais de théories solidement ancrées et dont les causes et les effets étaient reproductibles. Et pourtant, de cette histoire-là, nous sommes en train de sortir. La conscience aiguë du malheur nous avait rendus plus prudents, moins orgueilleux et plus ouverts à la souffrance de l’autre. Le recul de cette conscience, le passage de l’impératif : « Plus jamais ça ! » à l’impératif : « Ça suffit ! 1 » n’augure pas d’un monde meilleur mais d’un monde oublieux et dangereux. L’actualité nous en donne tous les jours la preuve. Ce numéro spécial est donc, à une très petite échelle, un acte de résistance. Nous y songions depuis longtemps avant même que l’actualité nous en impose l'urgence. Rappeler de la façon la plus intime ce que furent l’Occupation, la déportation et la résistance juive est plus que jamais nécessaire. À travers l’histoire de nos familles, il ne s’agit pas seulement de rappeler la mémoire d’êtres chers qui nous ont tragiquement quittés, mais de nous souvenir que sans conscience et sans vigilance le pire est toujours à notre porte.
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Jacques Salmona
Dans la tourmente Lydia et Jacques Salmona ont rédigé, à l’attention de leurs enfants et petits-enfants, le récit de leurs vies afin de transmettre la mémoire de leurs origines judéo-espagnoles, de leur jeunesse et la façon dont ils ont traversé l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale. Bien qu’il s’agisse d’une monographie familiale, de nombreux chapitres permettent d’éclairer ce que fut le destin des Judéo-espagnols arrivés en France dans les années 1920 et leur parcours d’intégration. Mais le témoignage de Lydia et Jacques Salmona est surtout exceptionnel par le récit qu’ils font de l’aventure clandestine des éclaireurs israélites pendant la guerre. Nous re me rcions vive me nt Lydia Behar Salmona qui a bien voulu nous confier le texte que son mari, hélas récemment disparu, aurait également souhaité voir édité. Le récit que nous publions ci-dessous constitue une sélection des pages les plus significatives du destin des Judéo-espagnols avant et pendant la guerre.
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Les origines familiales
Moshon, le père de Jacques Salmona. Collection Behar Salmona.
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Je n’ai jamais connu les âges exacts de mes parents. Il n’y avait pas d’état civil en Orient. Les rabbins tenaient, en ladino, des actes qui, pour la plupart, avaient disparu. En conséquence, les gens se repéraient par rapport à des événements. À Salonique, deux grands incendies avaient ravagé la vieille ville, construite en majorité en bois, et quand j’étais enfant j’entendais dire en judéo-espagnol : « tu te souviens, elle est née trois mois après le premier incendie ». Ou bien, « ils se sont mariés deux mois avant le deuxième incendie ». D’autres dates repères étaient utilisées, telles que le départ de l’administration turque ou le début de la guerre de 1914. Tout ce que je peux dire est que mon père et ma mère sont nés au XIX e siècle, que ma mère avait environ seize ans de moins que mon père, et que celui-ci avait à peu près cinquante-six ans lorsque je suis né en 1923. Ma mère m’a mis au monde aux alentours de quarante ans, chose rare et dangereuse à l’époque. J’avais deux sœurs, l’aînée Louly, et la cadette Dinah, toutes deux nées à Salonique. Moi, j’ai eu l’honneur de voir le jour en France, à Paris XVIe, 42 rue des Perchamps. Mon père m’avait déclaré français. Je suis donc français par déclaration suivant le droit du sol en vigueur, et j’ai gardé avec soin le document jauni sur lequel le greffier du magistrat, que l’on appelait alors le « juge de paix », avait rédigé à la main ce précieux texte devant témoins. La loi permettait ou non aux parents de laisser leur rejeton choisir sa nationalité à la majorité. Mon père, qui se sentait déjà patriote et voulait que la famille s’implante en France, refusa et je fus donc définitivement français, ce que je ne regrette évidemment pas. Mais il convient d’expliquer pourquoi tout ceci se passait à Paris. Mon père était né d’un premier mariage. Sa mère était morte en couches, ce qui était fréquent
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à l’époque, en raison du manque d’hygiène qui provoquait souvent la fièvre puerpérale, maladie alors mortelle. C’était une Juive bulgare ashkénaze, fait assez rare. Mon père était donc à moitié ashkénaze et mes sœurs et moi au quart. Suivant la coutume, son père s’était remarié, avec cette fois une Sépharade qui lui avait donné quatre fils, je n'en ai connu que deux : Isaac et Benito. Mon père était l’aîné de la famille. Son père et sa belle-mère décédèrent encore jeunes et à leur mort il était, à quinze ans, le seul en âge de travailler, ce qu’il fit pour nourrir et élever ses demi-frères. Il n’avait pas été à l’école excepté, dans son très jeune âge, au Talmud Thora. Il connaissait donc parfaitement l’hébreu et les prières, mais pas grand-chose d’autre. Son prénom était Moïse, avec un curieux diminutif, Moshon, déformation de l’hébreu
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Moshé. Il avait sur la joue gauche une énorme tache lie-de-vin qui lui prenait toute la joue, de l’œil au menton. Certains, dans sa jeunesse, se moquaient de lui et l’appelaient Moshon la mancha – Moïse la tache. Dès son adolescence, il eut un sens profond de ses devoirs et responsabilités. Aucun organisme ne pouvait prendre en charge des orphelins. Il se consacra donc à l’éducation et l’entretien de ses demi-frères en faisant des « petits boulots ». Après quoi, sa famille ayant atteint l’âge de se débrouiller et lui-même ayant dépassé largement les vingt ans, il songea à se faire une situation. Très doué pour les langues, il en apprit ou perfectionna plusieurs, dont en particulier le grec, le turc, le français et l’allemand. Il obtint alors une situation d’agent, à Salonique, d’une société autrichienne d’exportation : la Austro Orientalich. Cela lui permit de se marier et d’épouser ma mère Hannah – en français Jeanne, en turc Djandja – Sidès. Ce fut considéré comme un beau mariage car les Sidès étaient una buena familia. Avec la guerre de 1914, la Austro Orientalish disparut et il se reconvertit dans le commerce des tissus. Il n’avait pas de boutique ni de place au bazar turc et il devait stocker ses marchandises chez lui mais il gagnait sa vie, quoique plus modestement. En 1918 il était temps de songer à émigrer. Son admiration pour la France était telle qu’il ne mit pas longtemps à choisir. Les conditions à l’époque étaient très différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. La France sortait d’une guerre qui avait fait un million et demi de morts, en majorité des jeunes gens de dix-huit à trente ans, et près de trois millions de mutilés et gazés diminués et peu aptes à participer à l’effort de reconstruction. Elle avait un besoin impérieux de sang nouveau. Il était facile d’y entrer, plus facile qu’aux États-Unis, car les gouvernements successifs souhaitaient favoriser l’immigration pour repeupler le pays. Mes parents connaissaient la langue. Enfin, ils avaient deux enfants, mes deux sœurs, ce qui était précieux, car les pertes de la guerre allaient
avoir pour conséquence une diminution catastrophique des naissances en France dans les années suivantes. Mes parents arrivèrent à Paris en 1919, et trouvèrent une sous-location meublée au 42 rue des Perchamps à Auteuil, au premier étage d’un immeuble bourgeois du XIXe siècle, d’aspect cossu mais sans aucun confort. À l’avant il y avait une jolie courette et, à l’arrière, un petit jardin avec un abricotier qui donnait à maturité les seuls bons abricots que j’aie jamais goûtés.
L’entre-deux-guerres Mon père ouvrit un magasin de tissus en gros au 1 rue de Cléry, dans le Sentier. Ce commerce fut relativement prospère pendant quelques années. Ce n’était pas un homme d’affaires. C’était un intellectuel et un autodidacte. Je l’ai toujours connu lisant la Bible en hébreu ou les Évangiles en grec, avec l’Éthique de Spinoza comme livre de chevet. Il était extrêmement droit et honnête et nous apprenait les qualités d’un bon citoyen. Tout l’intéressait. Il lisait même des livres sur le tissage et la teinture des tissus pour savoir, disait-il, ce qu’il vendait. Il était croyant mais mollement, et sa croyance portait surtout sur l’importance de la Thora et l’appartenance au judaïsme. Nous fêtions tout de même Yom Kippour et Pessah avec le Seder. Mon père connaissait toutes les prières par cœur, y compris la Haggadah en hébreu et en judéoespagnol. Son français était très correct mais suranné. Il avait dû l’apprendre dans de vieux livres car il parlait comme la comtesse de Ségur, avec des imparfaits du subjonctif et des passés simples à tout va. Il aimait chantonner des airs tirés d’opérettes qu’il avait vues, ou des chansons anciennes, avec une voix de fausset et des intonations orientales. Il y avait un théâtre à Salonique dans lequel étaient donnés des pièces et des opéras. Mon père avait pris l’habitude, dès qu’il en eut les moyens, d’y assister avec ma mère.
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Louly et Dinah, les sœurs de Jacques Salmona lors de la fête du lycée Molière. Collection Behar Salmona.
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Ma mère était douce et résignée. Comme beaucoup de femmes orientales de l’époque, elle n’avait reçu qu’une instruction sommaire et ne s’habituait pas bien au français. Elle ne perdit par exemple jamais l’habitude de dire « un peu de l’huile ». Mais son parler tout en douceur ne choquait pas trop et elle était si gentille qu’on ne la considérait pas comme une affreuse étrangère. Mes deux sœurs allaient au lycée Molière, à l’époque très renommé. Elles jouaient sur un vieux piano droit de location, et ma culture musicale fut limitée, pendant mon enfance, à leur répertoire : presque toujours du Chopin, suivant le goût exclusif de leur professeur. De 1920 à 1928, la situation de la famille fut assez aisée. Cela, hélas, ne devait pas durer. Cette aisance était d’ailleurs toute relative. L’appartement dans lequel nous vivions n’avait jamais été rénové. Il y avait quatre pièces disposées de part et d’autre d’un couloir avec une cuisine équipée d’une cuisinière à charbon, un w.-c. et un local qui passait pour cabinet de toilette mais sans arrivée d’eau. Il fallait se laver dans une cuvette avec un broc. Le seul point d’eau courante disponible, froide évidemment, se trouvait dans la cuisine. Inutile de dire que, petit garçon, mes ablutions furent parfois sommaires quand je les pratiquais seul. En revanche, nous avions une « bonne à tout faire » comme on disait alors, qui logeait dans une chambre au sixième étage. Elle était bretonne et s’appelait Lucienne. Elle avait un amant, un marin de la marine militaire, la Royale. C’était un second maître, grade équivalent à sergent-chef, qui venait lui rendre visite en grand uniforme orné de galons dorés, quand il avait une permission. Il était gentil avec moi et, d’une belle voix sonore, m’apprenait des chansons de marin. Nous allions en vacances à Wimereux, petite plage de galets près de Boulogne-sur-Mer, pas trop loin de Paris, où les locations étaient bon marché. Je me rappelle vaguement la plage, les rochers où l’on trouvait des crabes, et le vent, souvent violent, s’engouffrant dans les rues perpendiculaires à la
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mer en soulevant du sable qui piquait les mollets. Je m’y amusais bien. C’était le paradis des cerfsvolants. En 1929 mon père fut renversé par un taxi. Avec une jambe fracturée, il dut rester six mois allongé. Il avait eu en même temps un premier accident vasculaire cérébral – on disait « attaque » à l’époque – ce qui explique peut être cette longue convalescence. Nous n’avions évidemment pas le téléphone. Il ne pouvait pas travailler et dut s’en remettre à son associé qui répondait au nom rassurant de Angel. La grande crise de 1930 intervint, l’associé, malgré son nom, était malhonnête et mon père fut complètement ruiné. Il tenta de travailler encore deux ans puis fut obligé de déposer le bilan. J’avais neuf ans, et à partir de ce moment ne connus pendant des années que la gêne continuelle, les dettes, les saisies du propriétaire dont les loyers n’étaient évidemment pas payés à temps.
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Mon père se débrouillait pour arrêter la procédure avant la vente des meubles, mais je dois dire que ces visites d’huissiers qui dressaient des inventaires me terrorisaient. Notre gêne était telle que ma mère devait parfois emprunter de l’argent pour aller au marché. Mon père trouva enfin un poste d’huissier non titulaire à la police municipale. Il supportait cet état si éloigné de ses aspirations avec courage et passait ses journées à annoncer les visiteurs à la préfecture de Police. Ma mère, qui tricotait remarquablement, prit des travaux pour une entrepreneuse qui vendait des pull-overs faits mains. C’était la grande mode à l’époque car les machines ne faisaient qu’un travail grossier. Elle passait des nuits à finir des livraisons pour de riches Américaines qui prenaient le bateau le lendemain. Elle était payée une misère tandis que les pulls étaient vendus très cher. Mais cela nous permettait au moins d’acheter de quoi manger et d’alimenter le chauffage d’une seule pièce avec la vieille salamandre. Je me rappelle encore les livreurs de charbon avec leur sac de 50 kg sur le dos montant les escaliers de service pour déverser le charbon – de l’anthracite parfois ou des boulets – dans un coffre de la cuisine. Leur visage et leurs mains étaient noirs, leurs habits saupoudrés d’une fine poussière. Ma pauvre mère avait un autre talent : elle faisait avec peu d’ingrédients une cuisine judéoespagnole inimitable. Sa vie était pénible, car le tricot s’ajoutait aux tâches ménagères. Pour toutes sortes de raisons parmi lesquelles le manque de moyens, je ne fis pas ma bar-mitsva. Mes sœurs avaient l’ambition de faire des études supérieures. Ce fut impossible et elles durent aller après le bac à l’école Pigier apprendre la sténographie et la dactylographie puis se trouver des places de secrétaires. Ce fut pour elles un déchirement.
Mariage de mes sœurs Mes parents étaient d’une génération où les filles devaient absolument se marier.
Louly, sœur de Jacques Salmona en 1938. Collection Behar Salmona.
Un jour, un monsieur que je n’avais jamais vu rendit visite à mon père. Il lui dit savoir qu’une de ses filles, belle et bien élevée, était en âge de convoler. Il venait de la part d’un célibataire d’origine salonicienne occupant une importante situation dans la banque, qui désirait se marier. Ce futur gendre avait un léger défaut qu’il laissa à l’appréciation de mes parents. Il y eut donc une entrevista au cours de laquelle Louly fit connaissance avec son prétendant, Richard Benveniste. Le léger défaut était que celui-ci était petit, et avait un pied déformé par un accident. Après des discussions, et poussée par la peur de l’avenir, Louly céda et épousa Richard. Ils eurent deux enfants, Pierre et Michèle. Louly eut d’abord du mal à se faire à cette union de convenances. Elle avait toutefois des compensations : elle habitait un bel appartement dans le 7e arrondissement, avec une bonne à tout faire et un piano quart de queue. Et Richard se révéla un homme de caractère, intelligent et bon.
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De sorte que la vie avec lui était facile et agréable. Ils trouvèrent un équilibre et furent heureux. Les parents de Richard étaient vivants. C’étaient des Saloniciens pur jus qui avaient bien réussi en France et nous considéraient un peu comme des parents pauvres. Dinah de son côté avait trouvé une situation agréable de secrétaire chez un courtier d’assurances qui tenait beaucoup à elle. Elle était enfin un peu heureuse, et probablement légèrement amoureuse de ce monsieur. Pour elle aussi il y eut hélas une entrevista. L’élu était un petit employé de banque pas très malin, doté d’un père et d’une mère envahissants et stupides. Poussée par mes parents Dinah commit l’erreur de l’épouser. Ils avaient loué un petit appartement de trois pièces non loin de l’avenue de Versailles. Mais dans leur ménage, il n’y eut jamais rien qui ressembla à du bonheur conjugal.
Souvenirs d’enfance Je suis né le 4 février 1923 à midi au 42 rue des Perchamps. À cette époque, les femmes saloniciennes, sauf les riches, n’allaient pas à l’hôpital ni à la clinique. On accouchait chez soi en faisant bouillir de l’eau et on allait chercher la sage-femme. Je fus paraît-il fêté, étant un garçon. Mes parents eurent l’intelligence de me donner un prénom typiquement français ce qui m’aida plus tard. Ils avaient le profond désir de voir leurs enfants s’assimiler et devenir des Français comme les autres. J’arrivai neuf ans et demi après Louly et huit ans après Dinah. Cette grande différence d’âge eut de l’importance car j’étais encore petit garçon quand elles atteignirent l’âge adulte. Mes premières années m’ont laissé peu de souvenirs. Je n’ai que quelques flashs qui me reviennent de façon décousue. Je me rappelle nos cousins Sarah et Daniel Uziel qui vivaient au Brésil. Ils étaient venus à Paris deux ou trois mois et avaient habité chez nous. Leur fils Henri, un
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garçon plus jeune que moi, feuilletait des bandes dessinées de Félix le chat en portugais. Je me souviens aussi d’une demi-sœur de ma mère que j’appelais tante Léone. Elle me paraissait très belle et je crois qu’elle l’était. Elle m’emmenait une fois par an à la foire du Trône où je m’amusais bien. Je devais avoir quatre ou cinq ans. Quand je fus en âge d’aller à l’école on m’envoya avec mes sœurs au lycée Molière où les garçons étaient admis jusqu’à sept ans. C’est là que je commençai à apprendre à lire, écrire et compter. Il fallut ensuite choisir un autre établissement et la géographie poussa mes parents à m’inscrire à Jean-Baptiste Say, un collège et non un lycée dont le grand avantage était son emplacement rue d’Auteuil juste en haut de la rue des Perchamps, de sorte que très vite je pus y aller tout seul. Il y avait en réalité deux établissements. Le petit collège suivait le programme de l’école primaire. Le grand collège était un établissement dit « primaire supérieur », donc différent du secondaire, et qui, contrairement au lycée alors payant, était gratuit. On y passait en principe quatre ans, après un concours d’entrée assez difficile. Le programme ne comportait ni latin, ni grec, ni philosophie mais beaucoup de français, de mathématiques, de physique, et de chimie. L’histoire et la géographie y étaient aussi très bien enseignées. En principe, on ne passait pas le bac et on pouvait suivre deux voies : préparer en quatre ans le concours d’entrée aux Arts et Métiers pour devenir ingénieur, ou avec une cinquième année celui de l’École supérieure de physique et chimie. Le frère d’une amie de ma sœur Louly, Jacques Desroches, y avait fait sa scolarité et était entré aux Arts et Métiers. Il en était sorti dans un bon rang, avait été admis à l’École des officiers mécaniciens de la Marine et était devenu enseigne de vaisseau. Consulté, il conseilla à mes parents de me faire suivre le même cursus, et ceux-ci, ne connaissant rien aux subtilités des grandes écoles et trouvant pratique de me laisser à Jean-Baptiste Say, suivirent son avis.
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J’étais donc destiné à préparer les Arts et Métiers et peut-être à devenir officier de marine. La perspective d’être un jour ingénieur me plaisait, mais je n’avais qu’une très vague idée de ce que cela signifiait. Au petit collège j’étais très bon élève, et me présentai au concours d’entrée au grand collège. Je fus reçu dans les premiers, ce qui me valut d’être admis en 1èreA, la meilleure des trois classes. J’ai un bon souvenir de cette scolarité. La discipline était stricte. J’ai eu des professeurs excellents, notamment en français M. Martin qui nous a fait aimer les classiques et avec qui j’ai appris par cœur de nombreuses tirades. Grâce à lui, moi, fils d’immigrés qui parlaient espagnol, je devins amoureux de la langue française. J’étais surtout bon en mathématiques. La recherche de la solution d’un problème m’excitait. Avec un dénommé Lebras, fils de paysans bretons, nous étions en tête de la classe. Nous eûmes un professeur extraordinaire, monsieur Bornens, qui faisait la chasse aux erreurs de raisonnement, nous abreuvait d’exercices, et n’avait pas peur de vexer certains élèves en leur disant qu’ils avaient l’esprit faux. Il avait fait son service militaire dans la cavalerie. Quand l’un d’entre nous se montrait empoté au tableau il lui criait : « Faîtes du cheval, ça vous dégourdira ». Lorsque nous étions dépassés par une théorie difficile il nous citait Pascal : « Allez de l’avant, la foi vous viendra », maxime dont j’ai souvent eu l’occasion de vérifier la justesse. Pendant les récréations, nous avions la libre disposition d’un pan de mur sur lequel il était agréable d’écrire à la craie. Nous étions un petit groupe qui passait de longs moments devant ce mur à rechercher ensemble la solution de problèmes difficiles. Quand il m’arrivait d’être malade on appelait le docteur Amar, un Salonicien qui ne savait pas grand-chose. Il ne se servait pas du stéthoscope pourtant déjà d’usage courant. Je n’aimais pas quand il mettait son oreille sur ma poitrine à travers un linge, car j’avais sa tête sous le nez et ses cheveux sentaient la brillantine, sorte de
pommade alors très utilisée pour la coiffure. Son diagnostic était toujours le même : « grippe ». Et le traitement était « purge, aspirine, et huile de foie de morue ». On m’administrait ce dernier viatique avec une orange pour masquer le goût. De sorte que, par association, j’ai longtemps détesté ce fruit. À douze ans mon père m’avait inscrit à un cours d’instruction religieuse le jeudi matin, rue Michel-Ange. Nous avions un professeur intéressant, un rabbin orthodoxe, qui nous apprenait à lire l’hébreu, un peu d’histoire sainte, quelques prières, et leurs significations mot à mot, ce qui avait l’avantage de nous faire faire connaissance avec la langue. C’était un Ashkénaze et il nous communiquait leur affreuse prononciation avec des sons « o » partout. Cela agaçait mon père. Nous avions des voisins de palier catholiques très pratiquants. Une grand-mère veuve, qui me paraissait très vieille mais ne devait pas avoir plus de soixante-cinq ans, vivait là avec deux filles célibataires d’une trentaine d’années, travaillant toutes les deux. Une troisième fille était mariée et avait trois enfants dont un garçon, Christian, plus âgé que moi de trois ans. Ils étaient gentils avec moi et m’invitaient à venir les voir quand Christian était présent. Ils s’étaient mis en tête de me convertir pour « sauver mon âme » et m’apprirent le catéchisme. Inutile de dire que mon père n’était pas ravi. Il me disait « todo lo que te dicen son bavajadas en trouchi » (tout ce qu'ils te disent c'est des bêtises). La traduction littérale de « bavajadas en trouchi » est « bavardages en conserve de saumure ». C'était une expression souvent utilisée en judéo espagnol. Christian avait ses entrées aux Orphelins d’Auteuil, un établissement catholique qui existe encore sous le nom de Apprentis d’Auteuil rue La Fontaine. Il y avait un cinéma très bon marché et des terrains de jeux. Une chapelle était vouée à Sainte-Thérèse de Lisieux. Christian dont c’était la paroisse m’invita un jour à la visiter ; nous rencontrâmes le sacristain, qui nous demanda « Quand est-ce que ce gentil petit garçon fait sa première
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communion ? » et Christian embarrassé de lui répondre « Euh… M. le Sacristain il est… juif ». Le sacristain manqua de s’étrangler et dit « Oh ! Il est bien gentil quand même ». Cette réplique m’a marqué, et je crois que ce quand même m’a fait comprendre l’antisémitisme.
Le scoutisme Au Talmud Thora, je m’étais fait un ami, Marcel Gerson, qui m’introduisit à treize ans chez les Éclaireurs israélites de France souvent appelés, les E.I. Ce mouvement venait compléter le scoutisme français qui comptait déjà les Scouts de France catholiques, les Éclaireurs de France, laïques, et les Éclaireurs unionistes, d’obédience protestante mais qui admettaient des adeptes de n’importe quelle religion. D’assez nombreux Juifs y adhéraient. Les E.I.F. avaient été fondés en 1922 par Robert Gamzon, juif de vieille famille française dont le totem était Castor. Le scoutisme avait, entre autres, le souci de promouvoir la morale. La « Loi de l’Éclaireur » avec ses dix articles devait être connue par cœur. Pour en donner une idée, les trois premiers articles étaient : « l’Éclaireur n’a qu’une parole », « l’Éclaireur est loyal et fidèle », « l’Éclaireur se rend utile et fait chaque jour une bonne action ». L’article 5 précisait : « l’éclaireur est bon pour les animaux et n’abîme pas les plantes ». L’article 10 était dans les idées de l’époque et avait trait, à mots couverts, au comportement sexuel. L’adhésion était gratuite mais il fallait un uniforme, un obstacle pour moi car cela coûtait cher. Heureusement j’avais une vieille culotte courte bleu marine qui fit l’affaire, on me trouva une chemise kaki en solde et on me fit don d’un vieux « chapeau à quatre bosses », semblable au chapeau Texan, usé mais encore portable. Nous avions une sortie trois dimanches par mois, le quatrième étant réservé à la famille. Nous allions dans les bois autour de Paris, tels que Meudon, Chaville et la journée se passait à des jeux dont certains étaient assez sportifs.
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Au bout d’un certain temps chaque éclaireur recevait un totem, surnom adapté à ses capacités, à la mode indienne. Cela se passait au cours d’une cérémonie qui soumettait l’impétrant à diverses épreuves. Le mien fut « Daim industrieux » pour rappeler ma rapidité à la course à pied – réelle à l’époque – et mes talents – relatifs – de bricoleur. Comme nous étions des E.I., il y avait un peu de religion dans nos activités. On disait les prières avant et après les repas, on chantait un cantique à la fin de chaque sortie. Et puis dans le comportement général, et en particulier pour la nourriture, un minimum commun avait été prévu, qui devait être respecté par tous pour que personne ne soit choqué. Il y avait aussi un livre de prières dont j’ai conservé un exemplaire. Tout cela peut paraître naïf aujourd’hui. Mais je pense que les principes de base qui nous ont été inculqués nous ont marqués pour la vie. Les E.I.F. avaient, en location, un petit immeuble rue Vital, derrière la rue de Passy. Nous l’appelions « la Cité ». On pouvait y aller quand on voulait, pour voir des gens, participer à des discussions. On y rencontrait des éclaireuses, ce qui nous attirait car, à cette époque de séparation des sexes, nous n’avions pas beaucoup d’occasions de voir des filles. Je m’y rendais parfois le jeudi et faisais partie de la chorale dirigée par un certain Léo Kohn, musicien juif allemand immigré en 1934. On y chantait un peu de Mozart, des prières de Salomon Rossi, compositeur juif italien de l’époque baroque, d’anciennes chansons Yiddish, des chants scouts. Cela nous initiait à la polyphonie. J’avais une voix de basse, ce qui m’obligea à apprendre la clef de fa. Ma voix n’était pas belle, je ne savais pas solfier et je n’avais aucune technique de chant, mais je chantais juste, apprenais vite par cœur, étais capable d’écouter les autres, et tenais bien ma place. J’avais acquis ainsi une réputation très exagérée de musicien dans les E.I.F. et on me demandait parfois de faire chanter des groupes, ce qui me plaisait. C’est à la Cité que j’ai rencontré plusieurs réfugiés allemands. Ils avaient un trait commun
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qui m’agaçait : ils regrettaient l’Allemagne et la comparaient très souvent avec la France, au détriment de celle-ci. Ils trouvaient que tout y était mieux et considéraient les Français comme des farceurs. Leur ingratitude envers le pays qui les abritait des folies sanguinaires des nazis m’était insupportable. Ils parlaient tous français avec un fort accent, mais une grammaire correcte. Certains d’entre eux étaient très pratiquants, d’autres complètement en dehors du judaïsme. La plupart étaient assez musiciens et avaient de belles voix. J’ai aimé les E.I., profondément. Mais je ne me doutais pas de l’importance du rôle qu’ils allaient jouer dans ma vie.
Les loisirs Je n’avais pas les moyens de m’offrir de loisirs payants. Je lisais beaucoup, car l’ancienne locataire avait laissé pas mal de livres plus ou moins intéressants. C’est ce qui me permit de lire dans une magnifique édition ornée de belles gravures, presque tous les ouvrages de la Comtesse de Ségur, dont je garde le souvenir. Parfois, je pouvais me procurer Benjamin, un excellent hebdomadaire ressemblant à un quotidien, pour enfants et adolescents, rédigé avec humour. Comme j’avais chaque année le prix d’excellence, je recevais en grande pompe à la distribution des prix de superbes cadeaux sous forme de livres reliés en rouge et or, dont L'Île mystérieuse de Jules Verne. Parmi les vieux ouvrages se trouvait un Dictionnaire médical que je lisais souvent en ayant, comme dans Trois hommes dans un bateau, l’impression d’avoir ou de couver à peu près « toutes les maladies sauf l’épanchement de synovie ». Je n’avais pas de vélo. Je ne savais pas nager et de toute manière n’aurais pas pu payer l’entrée à la piscine. Très rarement j’allais au cinéma le jeudi, jour de congé des enfants, durant lequel certaines salles donnaient une séance à prix très réduit pour écoliers et étudiants.
Quand il faisait beau, il m’arrivait d’aller à pied au Bois de Boulogne, faire le tour du grand lac, ou parcourir les allées en cherchant des feuilles ou des fleurs pour alimenter un herbier suivant les conseils de notre professeur de sciences naturelles. Comme sport je ne pratiquais, de temps à autre, que la course à pied, qui avait l’avantage de ne rien coûter. Cela étant, je ne me rappelle pas m’être jamais ennuyé. J’arrivais toujours à m’occuper.
Une rencontre Je m’étais lié à Marcel Gerson. Un jour, durant l'été 1938, nous marchions ensemble dans une rue du 9e arrondissement quand nous avons rencontré une très jeune fille, petite, un peu boulotte et mal coiffée. « C’est ma cousine germaine » me dit Marcel, et il me présenta Lydia Behar. Elle ne me regarda presque pas et s’adressa à Marcel en parlant du nez ce qui m’agaça. Elle montrait toutefois une vivacité de répartie qui m’étonna. Si une voyante m’avait dit ce jour-là que je venais de rencontrer celle qui allait devenir la femme de ma vie, je ne l’aurais pas crue. Nous nous sommes revus quelques fois en 1938 notamment le soir du réveillon en allant voir en compagnie de Marcel La femme du Boulanger de Marcel Pagnol avec Raimu et Ginette Leclerc. Nos relations restaient sans grande chaleur. Elle était Éclaireuse dans la section correspondant à ma troupe ce qui nous donna quelques occasions de nous rencontrer. J’appris que son totem était « Petit Pois » ce que je trouvai ridicule.
La politique et l'antisémitisme Dix ans après la fin de la guerre 14-18, juste après la belle époque des Années folles, la terrible crise économique de 1929 éclata brusquement. Le chômage se fit menaçant, de nombreuses entreprises firent faillite, l'inflation et les dévaluations ruinèrent les rentiers. Comme toujours en pareil cas, le désordre commença à s'instaurer. L'extrême
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droite, divisée mais active, s'agitait de plus en plus et les affrontements furent nombreux. Il existait en France un fonds d'antisémitisme comme l'avait montré l'affaire Dreyfus. À la base, on trouvait la position de l'Église sur le « peuple déicide », enseignée alors dans le catéchisme. S'y ajoutaient, pour certains, les accusations traditionnelles : le Juif avare, avide, usurier, couard… Ces idées plus ou moins répandues suivant les milieux étaient exacerbées dans les mouvements comme l'Action française. Des journalistes ou écrivains, non dépourvus de talent, comme Léon Daudet, Robert Brasillach ou Charles Maurras déversaient chaque jour ou chaque semaine des torrents de boue dans leurs articles fielleux. Il était impossible qu'une telle propagande ne produise pas quelque effet. L'antisémitisme atteignait la population bien au-delà de l'extrême droite. Je me souviens, revenant du lycée JeanBaptiste Say, avoir compté plus de vingt fois, écrit à la craie sur les murs : « Mort aux Juifs !». Nous le supportions avec une certaine philosophie. Mon père avait une confiance absolue dans la France, pays de la liberté ! En revanche, nous étions tous d'accord dans la famille pour ne pas nous cacher et pour réagir en cas de paroles déplaisantes. Jacques Salmona traverse la drôle de guerre puis la débâcle en mai 1940. Il est poussé comme tant d’autres sur les routes de l’exode. Ne pouvant compter que sur ses pieds et ses jambes, il avance lentement, dort dans les champs et échappe de justesse aux tirs des chasseurs allemands lors de la traversée de la Loire. Il est vite rattrapé par l’avancée de l’armée allemande. De retour à Paris, il retrouve ses parents. Les restrictions frappent de plein fouet sa famille. En raison des mesures anti-juives, son père est exclu de son poste à la préfecture et leur vie matérielle s’en ressent durement. Affaibli par une première attaque, il décède en novembre 1941. La réussite de Jacques Salmona au concours des Arts et Métiers n’en revêt que plus d’importance. Il entame sa scolarité à la rentrée de 1940. Malgré les rafles de plus en plus fréquentes, il n’est pas inquiété pendant sa scolarité grâce à l’attitude du directeur qui refuse toute discrimination. Il reçoit son diplôme d’ingénieur trois ans plus tard en juillet 1943.
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Le sort de mes sœurs pendant l’Occupation Louly Pendant la débâcle, Louly, très fatiguée, vint, après mon retour de l’exode, habiter une quinzaine de jours à la maison avec son fils Pierre, après quoi elle rentra chez elle mais pas pour très longtemps. En effet, son mari, qui avait un sens aigu des événements et faisait partie des pessimistes, ne voulut pas rester à Paris. Il trouva moyen de se procurer une voiture et, titulaire d’un passeport espagnol, n’eut aucun mal à passer en zone sud. Il partit donc avec sa famille en novembre et se fixa à Marseille. Ils y restèrent un peu plus d’un an et Louly accoucha d’une petite fille nommée Michèle. Il se rendait compte que cette situation n’était pas stable et chercha par tous les moyens à s’échapper de France. Avec des dizaines de démarches au consulat d’Espagne et pas mal de difficultés, il finit par obtenir un visa. Il fallait ensuite un moyen de transport pour Louly, lui et leurs deux enfants. C’était un gros problème. Je n’ai jamais su comment il s’y était pris, mais il trouva une solution qui aurait eu sa place dans un roman d’aventures. La Wehrmacht frétait de temps en temps un avion pour l’Espagne, au départ de Marseille et jusqu’à Barcelone. Quand l’appareil n’était pas complet, ils acceptaient des civils. Il réussit moyennant finance à trouver trois places dans un de ces vols, Michèle étant encore un bébé. Ils partirent donc, dans un avion dont plusieurs sièges étaient occupés par des officiers allemands. Michèle, à quelques mois, était blonde comme le sont souvent les bébés, et avait des yeux bleus. Les Allemands, charmés de voir une petite aryenne, lui firent mille grâces ce qui rassura un peu Louly et Richard. À l’arrivée à Barcelone, il fallait passer la police. Aucune difficulté pour Richard, mais Louly avait
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un passeport français. Il y eut des discussions. Le frère de Richard déjà installé dans le pays, était venu les attendre et parla au préposé qui se radoucit. Il remplit le formulaire d’entrée et arriva à la ligne religion. Louly m’a raconté qu’il l’avait regardée dans les yeux et lui avait dit « ¿ católica no ? » à quoi elle avait répondu sans sourcilier « ¡como no ! » (bien sûr). Pour les enfants il n’y eut pas de problème. Les beaux-parents de Louly se trouvaient déjà en Espagne. En arrivant là-bas ils ne se posèrent pas de question et se mirent à parler judéoespagnol comme ils en avaient l’habitude. Et on les comprit parfaitement. On leur demandait simplement de quel village ils venaient. Richard, Louly et leurs enfants apprirent le castillan car sous Franco on ne parlait pas catalan. Richard trouva du travail dans la fabrication de tissus imperméables et put ainsi gagner leur vie. Ils restèrent à Barcelone jusqu’à la Libération de la France. Dinah Avec l’aide de Louly et Richard, Dinah et son mari avaient, eux aussi, réussi à partir à Marseille. Pour leur malheur ils s’installèrent dans le quartier du Vieux Port. Dinah avait trouvé une place de secrétaire chez un agent d’assurances. Son patron avait de l’amitié pour elle car elle était très consciencieuse et avait déjà travaillé dans ce métier. Après l’invasion de la zone sud, il lui proposa plusieurs fois de la loger et de la cacher si nécessaire. Elle refusa, à cause de son mari qu’elle n’aimait pas mais qui était incapable de se débrouiller dans une situation pareille. En décembre 1942, les Allemands ayant envahi la zone sud, la Gestapo fit une rafle dans ce quartier du Vieux Port de mauvaise réputation. Ils en profitèrent pour ramasser les Juifs et Dinah fut du nombre. Elle fut emmenée à Drancy d’où elle put nous envoyer une espèce de carte postale, ce qui nous apprit son sort que nous ignorions. Ce fut un terrible chagrin pour nous. Ma pauvre mère resta
plusieurs jours dans un état d’abattement indescriptible. Un organisme nous écrivit en nous disant d’envoyer du linge à Dinah dans une valise. Je le fis, mais il était déjà trop tard : elle avait été déportée. Grâce aux recherches de l’un de nos fils nous avons pu connaître ce que fut son sort. Les nazis avaient une organisation parfaite et tenaient des listes à jour. De sorte que nous avons appris qu’elle était arrivée à Sobibor, un des pires camps d’extermination. Elle avait été gazée à la descente du train comme cela arrivait souvent, quand il n’y avait pas de place pour de nouveaux arrivants.
Les Éclaireurs Israélites dans la semi-clandestinité Dès le début de l’Occupation, les E.I.F. furent dissous en zone nord comme tous les mouvements scouts. La Cité de la rue Vital fut fermée. Très vite, je reçus la visite de l’un des dirigeants du mouvement, Fernand Muschnik, un « commissaire », comme on les appelait, qui m’expliqua qu’il fallait faire renaître les E.I.F. sous une autre forme, au besoin clandestine, et s’en servir pour résister. C’était un adulte de vingt-cinq ans, très calme, courageux et bon organisateur. Malheureusement, il fut pris trop tôt et ne revint pas. La renaissance des E.I. se fit autrement. L’Union générale des israélites français était divisée en plusieurs directions, chacune étant chargée d’un des problèmes de la communauté. La 6e direction était dédiée à la jeunesse. Elle obtint l’autorisation de créer des patronages. C’est sous cette forme que nous avons pu recréer les E.I.F. Nous avions le droit de garder un semblant d’uniformes, à condition d’enlever nos badges et de remplacer le chapeau scout par un béret. Par la même entremise on obtint, en location, rue Claude Bernard, un immeuble ancien plus grand que la Cité de la rue Vital. Ce local allait jouer un grand rôle dans le mouvement, la naissance d’une résistance juive, et nos
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La troupe Gédéon pendant la guerre avec Jacques Salmona au milieu. Collection Behar Salmona.
vies. Il fallait quelqu’un pour assurer la régie de ce centre. Ce fut un homme exceptionnel qui fut choisi. Il s’appelait Emmanuel, mais nous le connaissions sous son nom de famille, Lefchetz. C’était le premier mari de la fantaisiste Raya Lec, productrice d’une émission à la radio, et le père d’une éclaireuse, Denise Weill, qu’on appelait Denisette, encore une de nos grandes amies. Et c’est à lui que l’on doit, sous le couvert de patronages, la refondation des E.I.F. dans la zone occupée et tout ce qui en a résulté. Lefchetz était le contraire d’un tribun. Il ne faisait pas de discours, ne se payait pas de grands mots, mais prenait les décisions nécessaires, calmement sans jamais perdre son sang-froid. Il était foncièrement humain et savait nous redonner espoir quand nous nous laissions aller. Par « nous » il faut entendre ce groupe de jeunes chefs scouts, garçons et filles, qui allait pendant quatre ans essayer de survivre en aidant les autres, et qui fut pour chacun d’entre eux un soutien moral, et un milieu d’entraide exceptionnel. En 1940 et 1941, nous avons travaillé à reconstruire les E.I.F. en zone occupée. Il fallait créer des troupes. Un de nos amis, Freddy Menahem, | 12
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reconstitua rapidement l’ancienne troupe Josué. Pierre Gross créa la troupe Salomon. Et avec Auroch (Pierre Finkelstein) et un certain Schlomo, Juif allemand descendant de Juifs polonais, je créais la troupe Gédéon du nom de l’un des Juges de la Bible. Chaque troupe ayant son foulard, nous avons adopté celui de mon ancienne troupe David, bordeaux bordé de blanc. Il fallait un chant de troupe. Auroch en écrivit les paroles, très proches du texte biblique, et j’en composai la musique. Comme je ne connaissais pas le solfège et n’avais aucun instrument sérieux pour m’aider, je la composai de tête et l’appris aux autres par répétitions. Nous reprîmes les sorties du dimanche, en faisant attention à éviter les endroits propices aux mauvaises rencontres. Nous avons pu ainsi retrouver une vie scoute à peu près normale. Les parents des éclaireurs étaient ravis que nous nous occupions de leurs enfants. Un de mes jeunes, Henri Weinberg qui échappa à la Shoah, fit plus tard son Alya et devint très vite amiral en chef de la flotte israélienne. Nous avions de nombreuses réunions de chefs rue Claude Bernard. Par réaction à l’Occupation,
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Emmanuel Lefchetz et Jacques Salmona tiennent le banc. David Catharivas saute. Collection Behar Salmona.
De gauche à droite : Lavande ( Jacqueline Oberstein), Jacques Salmona, Ryvka, Poney, Lydia Behar, Roland Mushnick. Collection Behar Salmona.
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De gauche à droite : Jacques Salmona, Lavande ( Jacqueline Oberstein), Poney, Ryvka, Emmanuel Lefchetz, Lydia Behar debout, Roland Mushnick, Schlomo. Collection Behar Salmona.
1. Littéralement la joie du shabbat. Réunion festive dédiée à l’étude des textes mais aussi au partage d’un repas en commun lors du Shabbat (ndlr).
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nous avions repris une vie religieuse relativement intense. Un Juif polonais, Lévrier, très versé dans l’étude des textes et les prières, nous faisait parfois des causeries. Il était influencé par le courant mystique des Hassidim. Il en avait la sensibilité, la violence dans son expression et extériorisait sa croyance avec tout son corps. C’était un grand esprit. Il était passionnant mais parfois fatigant. Après la guerre, il fit une thèse sur Péguy et devint docteur ès lettres. Nous organisions des Oneg shabbat 1. C’était l’occasion de chanter des chants en hébreu, de discuter religion et d’autres sujets. Nous parlions littérature, lisions beaucoup, et nous nous prêtions des livres. Nous avions aussi des activités physiques dans la grande cour de l’immeuble. Léo Kohn était en zone sud et ce musicien artiste et pacifique se fit prendre en 1943. On ne devait jamais le revoir. Je fondai une chorale peu nombreuse qui ne se réunissait pas souvent faute
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de temps. Nous chantions un poème de Ronsard, Mignonne allons voir si la rose mis en musique par Guillaume Costeley, mais aussi des cantiques de Salomon Rossi et des chants scouts. Je ne me souviens pas des circonstances exactes mais un jour on nous demanda d’organiser un office pour une fête dans la synagogue de la rue Vauquelin, petite artère donnant dans la rue Claude Bernard, derrière l’école Normale. Il y avait là un immeuble appartenant au Consistoire qui servait d’école de formation des rabbins avantguerre mais avait été converti en maison abritant des enfants de déportés. Un garçon de notre groupe, Poney, Juif allemand immigré en 1933, et fils de rabbin, connaissait bien les prières et chantait juste. Il fit office de hazan. Nous sommes allés voir tous deux le grand rabbin de Paris pour lui demander de nous conseiller et de nous établir le programme de l’office.
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Je préparai la petite chorale avec quelques cantiques et quelques prières de Salomon Rossi et d’autres. Je dirigeai sans me tromper et, malgré mes appréhensions, tout se passa bien. Poney, de son vrai nom Josy Walter, né en Allemagne, parlait français pratiquement sans accent, ce qui était rare. Son intelligence était largement au-dessus de la moyenne et il avait le talent de sortir des mots d’esprit et des calembours dans les circonstances les plus difficiles. Il fit également preuve de courage. Ce groupe que nous formions se resserra de plus en plus pendant les quatre années terribles. La meilleure façon de décrire nos rapports dans l’ensemble est de dire que nous étions liés comme des frères et des sœurs. Nous nous sentions partager un sort commun et nous nous épaulions les uns les autres. Nous nous aidions et nous donnions mutuellement du courage. Cette amitié solide fut pour nous comme un rempart contre l’adversité et nous procura des moments de joie inattendus. Nous étions des garçons et des filles. Des idylles se formaient et duraient plus ou moins. Petit à petit, je m’éprenais de Lydia et à la Libération, nous nous considérions comme fiancés. C’est pourquoi, malgré les difficultés et les horreurs que nous avions vécues et bien que ce soit peut-être difficile à admettre, nous avons tous gardé de cette époque le souvenir d’une période dramatique mais très riche, intellectuellement et sentimentalement.
Le 16 juillet 1942 : la rafle du Vel d'Hiv’ Au mois de juillet 1942, les Allemands préparèrent une grande rafle des Juifs étrangers en commençant par Paris. Il y eut des discussions avec Vichy, qui obtint de confier l’opération à la police parisienne. Lefchetz avait eu vent de ces préparatifs bien qu’ils aient été tenus secrets. Le 15 juillet, nous avons été réunis avec des éclaireurs plus jeunes à
Claude Bernard. On nous avertit de ce danger, en nous expliquant que nous devions faire l’effort de prévenir les malheureux qui étaient menacés. Nous nous sommes divisés en groupes de deux, comportant un chef et un éclaireur ou éclaireuse, en espérant éviter ainsi d’attirer l’attention de la police et ne pas effrayer les gens qu’on allait alerter. Chacune des équipes était affectée à une ou deux rues. L’idée était d’aller dans les quartiers où résidaient de nombreux Juifs. On nous avait communiqué les noms des personnes à prévenir. J’étais avec une jeune éclaireuse gentille mais encore timide, qui devait être déportée plus tard en 1944 et revenir par miracle. Elle joua un rôle important dans les organisations juives d’après guerre. On nous confia la rue Bargue et une autre dont j’ai oublié le nom. Nous avons donc marché pendant trois ou quatre heures en entrant dans les immeubles et en sonnant aux portes. Notre tâche était difficile et se révéla moralement très pénible. Nous portions déjà l’étoile, et n’y étions pas encore habitués. Je me rappelle que, passant devant la mairie du 11e, nous avons rencontré un groupe de policiers qui nous ont dit assez brutalement de dégager. En entrant dans chaque immeuble, nous regardions les noms qui étaient affichés et allions sonner aux portes. Le plus souvent on nous ouvrait. C’était généralement la mère de famille. Nous expliquions la raison de notre visite et là, nous recevions trois types de réponses. Certains étaient incrédules. Dans ce cas nous nous efforcions de les convaincre et de leur dire de se cacher de toute façon. D’autres, plus nombreux ne savaient pas où aller. Nous n’avions à cela pas de réponse valable. Je leur demandais s’ils avaient des amis non juifs qui pouvaient les cacher en attendant qu’ils trouvent une solution définitive. Très peu répondirent positivement. Enfin, très rarement, on se trouvait devant des gens qui avaient prévu cette éventualité et pris leurs dispositions.
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Je suis rentré chez moi le soir, plutôt déprimé. Et je me suis dit qu’il fallait prendre des précautions même si nous ne paraissions pas visés. Je me suis débrouillé avec la concierge pour dormir dans un sous-sol rattaché à la loge et j’ai envoyé ma mère chez notre voisine du dessus, vieille demoiselle très gentille. Mais rien ne se passa chez nous, car seuls les étrangers étaient concernés cette fois. Le matin suivant, je regardais par l’une des fenêtres qui permettait d’apercevoir la rue des Perchamps quand je vis un groupe de Juifs portant leur étoile, entourés par des policiers, attendant de monter dans un bus. J’en fus secoué car cela confirmait la justesse de nos informations. Je suppose que notre action et beaucoup d’autres du même genre ont servi à quelque chose et se sont ajoutées au manque de conviction d’une partie des policiers, pour que le nombre de personnes incarcérées au Vel d'Hiv’ ait été inférieur aux prévisions.
La Sixième
2. Né le 4 mai 1924 à Salonique et arrivé en France en 1930. Engagé dans la Résistance dès 1940, chef des milices patriotiques du 5e arrondissement, il participe à la libération de l’Hôtel de Ville le 20 août 1944. Son nom de totem au sein des E.I. était Girafe (ndlr).
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Dès 1941, on avait senti aux E.I. que la vraie résistance pour nous, en cette période de l’Occupation, devait avant tout consister à sauver nos coreligionnaires et surtout les enfants. Ainsi naquit l’idée de créer une organisation qui s’occuperait de placer les enfants privés de leurs parents et de mettre les autres à l’abri. L’organisation débuta en zone libre car les dirigeants des E.I. s’y trouvaient et avaient les mains plus libres qu’en zone nord. Comme il s’agissait de s’occuper avant tout des enfants, des contacts furent pris avec la sixième division de l’l'Union générale des Israélites français. Il fallait de l’argent car on savait que les personnes qui accepteraient de prendre la charge d’enfants n’auraient pas toujours les moyens ou le désir de le faire gratuitement. L’UGIF avait un budget et put doter les E.I. d’un petit financement. Par ailleurs, sans que j’en aie jamais été sûr, je crois qu’ils réussirent à trouver d’autres fonds.
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Dans ces conditions cette organisation prit tout naturellement le nom de Sixième. Bien entendu, il fallait s’entourer des précautions d’usage pour ne pas se faire prendre et pour cela, comme dans les autres mouvements de résistance, pratiquer la séparation et la discrétion. Je crois pouvoir dire qu’en zone nord, seul Marc Amon fut pris en action. En zone libre, ils s’organisèrent géographiquement. C’est ainsi que Marcel Gerson eut la responsabilité de Lyon où il fit un travail extraordinaire. Plus tard, après le départ des Italiens, il descendit à Nice où beaucoup de Juifs s’étaient réfugiés. L’arrivée des Allemands fut un vrai désastre. Ils déclenchèrent une véritable chasse, en n’hésitant pas à obliger les hommes à baisser leur pantalon dans la rue pour vérifier s’ils étaient circoncis. Marcel s’y comporta avec courage et réussit habilement à sauver beaucoup de monde. Mais l’organisation première de la Sixième est due je crois à Djigo, médecin radiologue qui fut pris en 1943 et revint de déportation. C’était un homme courageux et déterminé, doté d’un sens inné de l’organisation. Il sut mettre sur pied en zone libre, les éléments de cette Sixième dont le rôle devait être primordial pour la protection de nos frères. On pourrait en citer bien d’autres parmi lesquels Shata et Bouli, un couple d’un dévouement total qui traversa cette terrible période sans cesser de jouer un rôle primordial dans le recueil des enfants abandonnés et leur sauvegarde. Shata était une femme d’une force de caractère peu commune. Le caractère agréable de Bouli et son côté chef scout le rendaient particulièrement sympathique. Ils créèrent à Moissac une maison d’enfants dont ils s’occupèrent avec compétence. Après l’invasion de la zone sud, il fut nécessaire de disperser les enfants. À la Libération, la maison fut recréée pour accueillir les orphelins. Tous ceux qui y ont séjourné en ont gardé un souvenir ému. Je connais évidemment mieux ce qui se passait en zone occupée. La direction de la Sixième y fut confiée à Freddy Menahem 2, dont les parents avaient été déportés.
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Il avait les qualités nécessaires car il était courageux, discret et avait le sens de l’organisation. La question des faux papiers devait aussi être résolue. Un des chefs scouts, Sam Kugiel dont le totem était « Loutre moqueuse au crayon facétieux », pour rappeler son extraordinaire talent de dessinateur orienté vers la caricature, s’entraîna à faire de fausses cartes d’identité. Ce n’était pas facile. Il fallait trouver les cartons imprimés, impossibles à imiter, et les tampons. Il réussit à fabriquer quelques tampons et d’autres purent être volés. Quant aux cartes vierges, elles furent obtenues avec la complicité d’employés de mairies de province. Loutre réussit aussi à utiliser les cartes de certains d’entre nous, non tamponnées « juif », et réussit à les modifier sans que cela soit visible. Il s’était installé un petit laboratoire dans une chambre de bonne d’un immeuble de Paris, louée sous un faux nom. Par sécurité un seul d’entre nous connaissait son adresse pour passer les commandes de cartes et aller les chercher, car Loutre ne devait pas prendre le risque du transport. Jusqu’en juillet 1943, je ne pus pas faire grandchose de vraiment utile pour la Sixième. Après la sortie des Arts et Métiers, je proposai plusieurs fois mes services à Freddy qui refusa toujours, arguant du fait qu’ils ne devaient pas être trop nombreux par sécurité. Voulant absolument me rendre utile, j’adhérai à l’O.J.C., l’Organisation juive de combat. La Sixième fit un excellent travail et sauva la vie de nombreux enfants et aussi d’adultes. Il fallait trouver les possibilités de placement, y conduire les enfants, et ensuite aller régulièrement payer les pensions. Cela n’était pas toujours facile et comportait des risques car les voyages exposaient à de mauvaises rencontres et à des vérifications qu’il valait mieux éviter. À ce sujet il faut insister sur l’attitude de la population française, qui, dans l’ensemble, était horrifiée par ce qui se passait et cela même sans en connaître l’affreuse réalité, dévoilée beaucoup plus tard. Il y avait des exceptions. Plusieurs Juifs
purent être victimes de la jalousie ou pire encore, de l’avidité de certains désireux de s’emparer de leurs biens. Mais ce furent des cas particuliers. Beaucoup de Français non-juifs nous ont aidés. Les religieux ont également apporté de l’aide, que ce soit les couvents catholiques, le cardinal Saliège 3, le cardinal Gerlier, primat des Gaules, ou les communautés protestantes, comme celle restée célèbre du Chambon. Le travail remarquable des membres de la Sixième ne fut pas tout de suite reconnu après la Libération. Marcel Gerson ne fut jamais décoré. Freddy Menahem a reçu tardivement la Légion d’honneur, bien méritée, soixante-dix ans après les événements. J’ai constaté dans les rapports que j’ai eus plus tard avec eux que, parmi les mouvements de Résistance, celle des Juifs était regardée avec peu de considération. Il est vrai que cette résistance ne comportait pas, jusqu’en juin 1944, d’interventions à mains armées, ni de sabotages, ni d’espionnage de haut vol. C’était une défense au corps à corps contre des bêtes féroces. Cette attitude injuste était probablement inévitable car, pour toutes sortes de raisons politiques, les persécutions furent en partie occultées dans les années qui suivirent la guerre, et il fallait être juif pour en sentir le poids.
3. Jules Saliège, archevêque de Toulouse pendant la Guerre reconnu Compagnon de la Libération et Juste parmi les Nations pour ses prises de position publiques contre les persécutions et son aide aux réseaux de protection des Juifs.
Visite de Castor Les E.I. en zone nord s’organisaient donc par eux-mêmes sans rapport avec les E.I. de zone sud qui ne connaissaient que vaguement ce que nous faisions au nord. Castor, toujours responsable suprême du mouvement, voulut s’en rendre compte de visu. Il réussit à passer la Ligne en 1943, époque particulièrement dramatique. Castor, nous dit alors son étonnement et sa joie de voir que, malgré les difficultés de l’Occupation, nous ayons réussi à maintenir ainsi les E.I. Il y eut ensuite une réunion avec les chefs au cours de laquelle il nous mit brièvement au courant
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de ce qu’ils faisaient en zone sud, après quoi il nous dit ce qui lui tenait particulièrement à cœur. Il avait beaucoup réfléchi au judaïsme pour lequel nous étions en train de souffrir. Il avait relu soigneusement la Thora et s’était attaché particulièrement à la signification de la cacherout. Il savait que le Talmud ne retenait pas l’idée de l’hygiène d’autant que cette notion n’existait pas à l’époque de la Thora. Une autre interprétation lui parut devoir être écartée, elle aurait pu servir à distinguer les Juifs des autres peuples. En effet, cette notion existe dans la Bible mais elle est nettement représentée par l’obligation des tsitsit et de la mezouza. En revanche l’importance de la notion de pureté très présente dans la Thora l’interpellait et il avait imaginé que, pour l’homme, vivre dans la pureté engendrait l’harmonie de l’existence, en hébreu, tivliyout. La cacherout en serait un exemple car le simple fait de séparer les animaux impurs des autres générerait une notion de pureté et donc d’harmonie. Il avait écrit et fait imprimer une plaquette, Tivliyout, qu’il nous distribua. Il désirait nous la commenter. Son séjour dura une semaine, durant laquelle nous nous sommes réunis tous les matins rue Claude Bernard avant d’aller à nos occupations. Je ne crois pas que cette exégèse ait influencé les rabbins et ait survécu à la guerre. On peut trouver admirable que Castor ait ainsi consacré une grande part de son temps à cette étude mais était-ce son rôle, alors qu’ainsi que le dit la chanson, la « maison s’écroulait », et qu’il fallait penser à la rebâtir ? Oserais-je dire que nous aurions attendu autre chose que cet exposé de la part de notre chef suprême ? L’exégèse nous intéressait mais n’était pas notre principal souci à cette époque et il est difficile de nous en vouloir.
Chamarge : une réunion des E.I. en zone sud Début 1944, la direction des E.I. avait estimé utile de faire une grande réunion de chefs
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incluant ceux de zone nord. Je fus invité ainsi que Schlomo, Flamant (Eddy Florentin), Poney et d’autres. Il y avait aussi des cheftaines et en particulier Liliane Klein et Casoar. Je pus y aller puisque j’étais libre de tout engagement. Le lieu choisi était Chamarge, un village situé dans le Vercors, région retirée des Préalpes, restée célèbre pour son très important maquis. Pour y aller il fallait prendre le train avec un changement jusqu’à une gare, et ensuite marcher deux ou trois kilomètres à pied. Le train traversait la ligne de démarcation entre les deux zones ce qui présentait un danger car bien que le Sud soit occupé et que le passage soit devenu relativement libre, il y avait souvent des contrôles d’identité. Il ne fallait pas attirer l’attention. Il était donc exclu de se montrer en groupe et décision fut prise de voyager par deux. Je suis parti avec Schlomo, ce qui, on va le voir, faillit nous être fatal. Nous avons pris le train sac au dos. Nous étions évidemment munis de fausses cartes d’identité. J’avais emporté ma f lûte à bec, prévoyant que je pourrais charmer l’assistance pendant les veillées. Arrivé à la ligne de démarcation, le train stoppa et peu après, des feldgendarm avec leur plaque pendante sur la poitrine, montèrent et commencèrent à vérifier les papiers des voyageurs et leurs valises. Je n’étais pas tranquille mais cherchais à garder mon calme sentant que c’était la meilleure défense. Je fus inquiet de voir Schlomo trembler comme une feuille et montrer des signes de nervosité. J’essayai de le calmer, à mots couverts, pour ne pas attirer l’attention des autres voyageurs. Quand les feldgendarm arrivèrent dans notre compartiment, ils regardèrent nos cartes d’identité sans faire de réflexion et là j’ai béni Loutre. Ils nous ont demandé d’ouvrir nos sacs, ce que nous fîmes. L’un d’eux, probablement pas très malin, vit ma flûte et me demanda par gestes ce que c’était. Je répondis : « flûte ». Comme il ne comprenait pas, Schlomo se crut habile de lui dire en allemand : flötte, ce qui était la dernière chose à faire, car il risquait de se faire reconnaître comme un Juif
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allemand qu’il était. L’autre, visiblement soupçonneux, lui demanda où il avait appris l’allemand et Schlomo répondit, toujours en allemand « à l’école ». Le feldgendarm répéta d’un air songeur « à l’école… », et là je me mis à trembler intérieurement. Heureusement pour une raison ou une autre, il en resta là et lui et son adjoint s’en allèrent. Nous avions frôlé la catastrophe et je crois que je n’ai jamais été aussi près de me faire prendre. J’étais furieux et lorsque plus tard je reprochai sa stupidité à Schlomo, il ne voulut pas comprendre. J’étais aussi mécontent de moi car j’aurais dû laisser cette maudite flûte à la maison. Je me suis dit après que, dans de telles circonstances, la destinée ne tient qu’à un fil et que la moindre bévue peut coûter l’existence. À Chamarge, nous étions logés dans une sorte de ferme abandonnée. Nous dormions dans nos sacs de couchage. Nous nous lavions – plus ou moins – avec l’eau glacée d’un ruisseau où il y avait de magnifiques crapauds. Nous écoutions des conférences toute la journée. Les sujets n’avaient pas grand-chose à voir avec nos préoccupations. Je m’attendais à ce qu’on nous parle persécutions, moyens de se cacher, maquis, vision d’après guerre, scoutisme. Rien de tout cela. Manifestement, la préparation de cette rencontre avait été bâclée. Nous prenions nos repas ensemble, ce qui était sympathique et parfois assez gai. Lucullus ne régnait pas dans les cuisines, et nous nous sommes bourrés de pois chiches cultivés dans la région. Au soir du deuxième jour, nous avons eu la visite d’un délégué du Maquis du Vercors. Les Allemands préparaient une offensive contre le Maquis et risquaient de passer par Chamarge. Il fallait décamper au plus vite, ce que nous fîmes. Nous avons marché plus de trois heures de nuit dans la montagne. C’était une balade dans la nature, inattendue et presque agréable, excepté la crainte de rencontrer des vert-de-gris armés de fusils et de mauvaises intentions à notre égard. Nous avons enfin atteint un endroit reculé, une grange, où nous avons passé la soirée.
Je n’aurais pas l’outrecuidance de dire que je n’avais pas peur. La situation était grave, dangereuse et angoissante. Mais nous étions entre scouts, décidés à nous défendre et nous devions garder une façade plus ou moins impassible. Le lendemain on nous avertit que l’alerte était fausse. Nous avons réintégré la première ferme et nous sommes séparés quatre jours plus tard après avoir entendu des exposés sans grand intérêt. Je dois dire qu’entre le Nord et le Sud, les adieux manquèrent de chaleur. Cela dura jusqu’après la Libération. Ils n’arrivaient pas à comprendre notre état d’esprit et nous prenaient pour des nuls. Et la réciproque était presque vraie. Je me débrouillai pour lâcher Schlomo et rentrer avec Flamant, garçon intéressant pour qui j’avais de l’amitié. Et il ne disait pas un mot d’allemand. Nous prîmes un autre train avec une autre correspondance et n’eûmes aucun problème. Rentré à la maison, je retrouvai ma mère, malade d’inquiétude, ce qui contribua à accroître mon malaise.
Drancy Le camp de Drancy servait de camp de transit pour les Juifs arrêtés en France avant leur départ pour la déportation. Il y avait beaucoup d’enfants puisque Laval avait décidé de ne pas les séparer de leurs mères, ce qui les condamnait à mort. En réalité il savait que les garder serait une charge et qu’avec ce faux prétexte il s’en débarrassait. De plus, il agissait selon le désir des Allemands qui se disaient qu’une fois adultes, ces enfants auraient envie de se venger et que mieux valait les supprimer. Évidemment, à Drancy, les pauvres petits ne se rendaient pas bien compte de la réalité et n’avaient pas beaucoup de distractions. À l’occasion de Hanouca 1943, l’UGIF demanda aux E.I.F. des volontaires pour passer une aprèsmidi à l’intérieur du camp afin d’occuper les enfants et de les amuser un peu. Nous nous sommes proposés à trois. Il y avait Poney, un dénommé Adolphe qui, sachant faire le
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clown, pouvait être parfois très drôle, et moi. Étaitce du courage ou de l’inconscience ? Je ne sais pas. Nous avons été conduits dans une voiture et arrêtés au poste de garde où les gendarmes ont pris nos vraies cartes d’identité tamponnées « Juif ». Un détenu est venu nous chercher et nous a conduits dans une assez grande salle où ils avaient aménagé une sorte d’estrade avec des planches. Les enfants, au nombre de deux cents à peu près me semble-t-il, attendaient en chahutant comme tous les enfants. Ils avaient je crois entre six et douze ans. Là encore, vous dire que j’étais tranquille serait faux. J’étais inquiet sur le déroulement de cette aventure et les autres aussi. Mais le vin était tiré, il fallait le boire et essayer de donner un peu de joie à ces malheureux gosses. Je les ai fait chanter et leur ai appris des chansons scoutes qu’ils ont aimées. Ensuite nous avons joué de la flûte avec Poney en choisissant des petits morceaux qui pouvaient leur plaire. Puis, et ce fut le clou de notre intervention à deux, nous nous sommes livrés à un exercice assez difficile auquel nous nous entraînions souvent, jouer à deux flûtes en soufflant chacun dans celle de l’autre et en entrelaçant nos bras. Dans les parties à l’unisson ce n’était pas trop compliqué. Mais avec deux parties différentes il fallait dissocier l’embouchure des doigts, ce qui demandait de l’entraînement. Nous nous en sommes sortis et eûmes un triomphe. Les enfants se tordaient de rire et étaient enchantés. Après quoi ce fut le tour d’Adolphe qui fit le clown avec maestria. Il remporta de grands rires et des applaudissements. Et je les fis chanter encore une chanson. Nous avions à peu près rempli notre contrat. La séance terminée, on nous emmena pour nous remercier dans une grande salle en haut d’une des tours, où à ma stupéfaction, une sorte de buffet était dressé. Nous fûmes reçus par une jolie femme qui avait fait des efforts relatifs de toilette. Il y avait du monde. À première vue on aurait pu se croire dans un cocktail avant la lettre. Mais cette impres-
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sion disparaissait vite avec la mauvaise mine des participants, leurs vêtements et l’environnement. Le buffet était évidemment peu garni et nous nous sommes abstenus de prendre quoi que ce soit, de peur de priver ces malheureux. Nous avons eu une conversation intéressante avec eux et les avons trouvés bien courageux. Ils parlaient avec détachement de leur départ certain vers un camp. Ils utilisaient un mot yiddish : « aller à pitchipoï ». Nous les avons quittés le cœur serré. La voiture nous attendait dans la cour. Elle s’arrêta au poste de garde. Pendant un moment, pour ne pas dire une éternité, chacun de nous fut anxieux. Enfin on nous rendit nos cartes et nous pûmes sortir du camp avec je dois dire un intense soulagement. En rentrant j’avais l’amère satisfaction du devoir accompli et d’avoir contribué à apporter un peu de joie à ces malheureux enfants mais j’étais bouleversé de les avoir vus de si près, en les sachant promis à un sort funeste. Un peu plus tard, Adolphe fut pris et déporté. Il ne revint pas. Lui, si gai, si gentil et dévoué avait été assassiné. Poney a échappé à la Shoah.
1944 Après l’été 1943, sorti des Arts et Métiers, je me trouvais libre. Je gagnais un peu d’argent en donnant des cours de dessin industriel à des jeunes de l’OSE, école professionnelle juive qui avait fermé. Ma mère se débrouillait avec cela et le peu que lui envoyait ma sœur Louly. J’en profitais aussi pour suivre des cours de mathématiques et de mécanique rationnelle à la faculté. Mais il apparut très vite que le danger des raf les devenait de plus en plus présent. Plusieurs de nos amis se faisaient prendre. Dès septembre 1943, je décidai de quitter la rue des Perchamps, d’oublier ma carte d’identité tamponnée et de vivre sous un faux nom. Il n’était pas question de faire bouger ma mère qui s’y refusait énergiquement. Elle s’engagea
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à coucher tous les soirs chez notre voisine du dessus, qui l’acceptait volontiers car cela lui faisait une compagnie. Cette voisine aimait beaucoup ma mère qui je dois dire était plus que gentille. Seulement, dans ces conditions, j’avais un problème pour aller la voir. Je ne portais plus l’étoile. La prudence la plus élémentaire aurait dû m’interdire de me montrer dans notre quartier par crainte d’une dénonciation. Mais elle aurait très mal supporté de ne plus me voir. Je trouvai donc une solution : en arrivant aux alentours de notre domicile, je faisais semblant de cacher cette maudite étoile avec une serviette. Ce n’était pas très sérieux et assez dangereux comme on le verra. Mais nous avions cette dose d’inconscience qui nous aidait à vivre. Les années 1942 et 1943 furent terribles, les hivers exceptionnellement froids, mais surtout les persécutions et les arrestations s’étaient précipitées. Dans ma famille, il y avait eu la mort de mon père en 1941, la déportation de Dinah, de mon oncle et ma tante, de leur fille. On ne voyait pas la fin de ce cauchemar. Pourtant dès le début de 1944, il y eut un renouveau d’optimisme. À l’est, les nazis reculaient. Et les bombardements alliés étaient de plus en plus fréquents et violents. On avait l’impression qu’une partie de l’armée allemande quittait Paris, probablement en renfort pour le front russe. Et surtout chacun commençait à pressentir le débarquement. Pendant cette période, nous avons eu la visite étrange des « Hollandais ». C’étaient quatre jeunes gens de dix-huit ou dix-neuf ans qui avaient fui la Hollande où la condition des Juifs était pire qu’en France, et passaient par Paris. Nous les avons logés trois jours rue Claude Bernard. Ils étaient amusants, parlaient peu et mal français, jouaient très bien de la guitare et chantaient beaucoup. Ils avaient, je crois, l’intention de gagner l’Angleterre. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. J’avais trouvé à me loger au Quartier latin, à l’hôtel Stella, rue Monsieur le Prince non loin du Luxembourg. La patronne, madame Marteau, venait de Limoges. Elle logeait deux autres garçons
comme moi dont un étudiant en médecine. Ce n’est que plus tard que j’appris qu’ils étaient juifs. Sa conduite irréprochable lui valut le titre de Juste après la guerre. Elle nous aimait bien et nous grondait quand nous tardions à lui payer notre loyer ce qui était malheureusement fréquent. Après la guerre, elle nous mit à la porte et transforma son commerce en hôtel pour les soldats américains. Elle fit fortune, ce qu’elle méritait pour sa conduite passée, même si son nouveau commerce pouvait laisser à désirer. Dans la nuit du 5 juin il y eut plusieurs alertes et on entendit des bombes exploser au loin. On voyait aussi des lueurs dans le ciel. Le 6 juin, on apprit, par la radio de Londres, que le débarquement avait eu lieu. Une nouvelle période, allait s’ouvrir, celle de l’espérance et de la fin de l’Occupation. Notre état d’esprit changea du tout au tout. Mais les événements allaient se charger de nous montrer qu’il y avait encore loin de la coupe aux lèvres et que l’insécurité des Juifs n’était pas terminée. Au lieu de se consacrer, comme il eut été logique, aux problèmes graves nés de la pression des armées alliées et d’oublier pour un temps les Juifs, les pires difficultés militaires n’empêchèrent pas les nazis de faire rouler les trains de déportés et de continuer les arrestations.
L’Organisation juive de combat (O.J.C.) L’Organisation juive de combat ne fut créée en zone nord qu’en 1944. J’y adhérai dès que cela fut possible. Dans les débuts nous ne faisions pas grandchose. Toutefois, il y eut un incident qui me donna à penser. Un jour, je reçus par Lefchetz un mot de quelqu’un que je ne connaissais pas me fixant rendez-vous dans un hôtel de la rue de Richelieu « pour parler de choses importantes ». Je m’y rendis au jour et à l’heure dite et y rencontrai un jeune homme très élégant dont le visage était particuliè-
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rement dur. Il me dit connaître mon appartenance à l’O.J.C. ce qui me parut contraire à toutes les règles de sécurité. J’étais d’emblée mal à l’aise. Si j’avais eu plus d’expérience je me serais enfui car rien ne me prouvait que je n’avais pas en face de moi un agent de la Gestapo voulant me piéger. Il me demanda ensuite tout de go si je voulais m’engager dans « l’action directe ». Je compris à peu près ce dont il parlait mais souhaitais qu’il me donne des précisions. Il s’agissait d’abattre des officiers allemands dans la rue avec une arme qui me serait fournie. Je n’eus pas longtemps à réfléchir et lui répondis que je ne m’en croyais pas capable. D’abord, tuer dans ces conditions, en dehors de tout encadrement, est difficile. Et surtout, je ne me sentais pas le sang-froid nécessaire pour réaliser ce genre d’attaque en me donnant une chance de m’en sortir. Et cela, je l’avoue, me faisait peur. Par ailleurs, j’ai toujours estimé ce genre d’action peu profitable car à chaque attentat les Allemands répliquaient par des arrestations de vingt à cinquante otages ou plus, suivant le grade de la victime, et ces malheureux étaient généralement fusillés. Je trouvais que le résultat global était mauvais. Enfin c’était un type d’action prôné surtout par les communistes sur les ordres de Staline. Mais là n’était pas la raison principale de mon refus ni une excuse pour l’expliquer. Je ne m’en sentais pas capable, et n’ai pas honte de le dire. Le temps passait et il fallait commencer. Nous étions une demi-douzaine, dont Flamant. Nous reçûmes je ne sais plus comment, un ancien officier des brigades internationales, qui semblait venir d’Amérique du Sud. Il parlait assez bien français avec un fort accent. C’était un petit homme, trapu, à l’air farouche. Il nous annonça sans dire son nom qu’il était notre instructeur. Nous l’appelions Carlos. Il commença par chercher un local et me chargea de cette tâche plutôt amusante. Il disposait de fonds pour cela. Je trouvais un appartement rue de Siam dans le 16e arrondissement pour un loyer raisonnable. Je réussis aussi à avoir le téléphone en donnant un pourboire au guichetier de la Poste.
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Il me félicita car l’appartement était discret, avec une cheminée, ce qui nous rendit service plus tard. Pendant plusieurs mois, nous nous y sommes réunis une ou deux fois par semaine, pour qu’il nous apprenne les secrets du combat de rue. Il nous enseigna l’utilisation des fenêtres, la protection contre les balles avec, disait-il, des « matalas », la confection des cocktails Molotov, la façon d’observer l’ennemi sans s’exposer etc. Je me demandais si tout cela était bien efficace car il aurait fallu passer aux exercices pratiques. Notamment nous ne savions pas manier correctement une arme à feu. Quoi qu’il en soit cela continua après le débarquement, l’idée étant de nous préparer au combat de rue si les Allemands décidaient de tenir Paris. Malheureusement, il y eut un désastre au début du mois de juillet. Je ne me rappelle plus les circonstances exactes, mais trois d’entre nous avaient un rendez-vous dans Paris avec des membres d’un autre réseau, le C.D.L.R. « Ceux de la Résistance ». Ils furent tous arrêtés, probablement à la suite d’une dénonciation. Parmi eux se trouvait Flamant – Eddy Florentin –. Ils furent retenus au commissariat une journée et Carlos nous réunit d’urgence afin de préparer un plan pour les délivrer, plan assez improvisé, sans aucune chance de réussite me semblait-il, car sans armes, ni aucun moyen. Mais nous fûmes pris de vitesse et le soir même ils étaient à Drancy avant que nous ayons bougé. C’était un déchirement pour moi car Flamant était un ami. Denisette était en larmes car ils s’aimaient et envisageaient de se marier. Cela déclencha un changement complet de nos habitudes. Nous pouvions craindre en effet d’être complètement démasqués. Nous avons abandonné l’appartement de la rue de Siam, mais non sans que j’y passe une matinée à brûler dans la cheminée les papiers et les tracts que nous avions accumulés. Nous n’y sommes plus retournés jusqu’à la Libération. Carlos avait disparu sans demander son reste. Nous ne l’avons plus revu. Je pense qu’il craignait
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que quelqu’un parle et qu’il avait changé de nom et de résidence. L’O.J.C. en zone nord n’avait donc pas réussi. Nous avons essayé de nous rapprocher d’un mouvement de résistance plus large, et nous sommes revenus vers le réseau C.D.L.R. Puis il se passa quelque chose d’extraordinaire. Flamant et les autres étaient à Drancy. Au bout de quelques semaines, ils furent embarqués dans un train de déportation. Pour comprendre ce qui suit, il faut savoir que les déportés étaient entassés dans des wagons de marchandises ou à bestiaux en bois souvent à moitié pourris. Le C.D.L.R. avait réussi à cacher une scie dans leur wagon. D’autre part ils avaient été avertis qu'à la suite des bombardements, la voie était en mauvais état du côté d’Amiens et les trains devaient ralentir pendant la nuit. Il serait donc possible de sauter. Flamant nous raconta plus tard son odyssée. Un peu avant le fameux ralentissement, un trou avait été pratiqué avec la scie. Ceux qui voulaient tenter leur chance – d’autres restèrent dans le wagon – tirèrent au sort l’ordre dans lequel ils sauteraient, les premiers ayant plus de chances que les derniers de s’en sortir sans attirer l’attention des gardiens. Flamant était le quinzième. Sans hésiter, son tour venu, il se précipita par le trou, tomba sur un remblai, roula et se tâtant les membres constata qu’il n’avait rien de cassé. Il resta allongé pendant que le train s’éloignait et, fou de bonheur d’après ses propres paroles, vit la lanterne rouge voilée du dernier wagon s’éloigner. Il attendit encore un peu puis se mit à marcher dans la nuit, à travers champs, jusqu’à une ferme où il fut bien accueilli et caché jusqu’à l’arrivée des Américains. Il revint alors en septembre à Paris. Nous l’accueillîmes en triomphe rue Claude Bernard où il nous raconta son histoire. Aucun des évadés ne fut repris. On ne sait pas ce qu’il advint de ceux qui étaient restés dans le wagon. D’après Flamant ils étaient une cinquantaine mais ce nombre n’a pas été confirmé.
Lors de la Libération de Paris, Jacques Salmona devait participer à l’insurrection générale au côté de Ceux de la Résistance. Il en aura à peine le temps et est blessé au bras par un tireur de char allemand le 19 août 1944. Transféré au Val de Grâce, il est opéré et reste hospitalisé trois semaines. À l’issue de son service militaire effectué en 1945, il se marie le 7 août 1946 avec Lydia Behar. Le jeune couple doit faire face à la crise aiguë du logement et aux pénuries de l’immédiat après-guerre. Petit à petit cependant leur situation s’améliore. Jacques Salmona est embauché dans une société de mécanique puis, en mai 1948, dans une entreprise d’assainissement des eaux, Degrémont. Il en gravira tous les échelons, y trouvant un extraordinaire épanouissement personnel et professionnel. À soixante ans, il en devient président avant de quitter l’entreprise – devenue une multinationale – pour présider un bureau d’études spécialisé dans la construction des barrages.
Lydia et Jacques Salmona lors de leur mariage le 7 août 1946. Collection Behar Salmona.
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Jacques Salmona lors de son service militaire en 1945 à l'école inter-armes de Montargis. Collection Behar Salmona.
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Le judéo-espagnol C’est ainsi que l’on désigne l’espagnol parlé par les Juifs émigrés d’Espagne. Il est en voie de disparition, malgré quelques associations très actives telles que Aki Estamos et sa revue Kaminando i Avlando dont le but est d’en conserver le souvenir. Il nous en reste des bribes à Lydia et moi. C’était une langue savoureuse. Elle avait gardé la structure et le vocabulaire de base de l’Espagnol du XVe siècle. On y trouvait des mots anciens disparus ou de sens modifié. S’y étaient ajoutés des emprunts à des langues diverses telles que l’hébreu : khamor (âne), mamzer 1 (gredin), khokhma (intelligence, sagesse) ; le grec : piron (fourchette ; cet instrument utile ne fut inventé sous le nom de tenedor qu’après la sortie d’Espagne), ou pertucal (orange, portocali en grec fruit qui fut tardivement importé en Espagne), yatro (médecin) ; le turc : araba (charrette ou même voiture), aydé (allons-y), para (argent. Bizarrement, ce mot désignait autrefois la plus petite pièce de monnaie turque. Elle était donc utilisée ici a contrario : tener mucha para, avoir beaucoup d’argent). Tassinn, (plat pour cuire, vient de l’arabe (ou du turc) tajin). Le suffixe dji, qui en turc marque une fonction, était très utilisé, comme dans taxidji (le chauffeur du taxi). Le mot bachi également qui signifie chef. Une injure grossière mais amusante vis-à-vis des bambins en retard pour la propreté : cagalon bachi, le chef de ceux qui font dans leur culotte. Le turc fournissait, de plus, une réserve inépuisable d’injures et d’imprécations. Certains, comme ma mère, citaient souvent des proverbes, à la manière de Sancho Pança : saco vacio no se detiene en pie (un sac vide ne tient pas debout), quitar y no meter se vacia el saco (à enlever et ne pas mettre, le sac se vide) etc. Il en existe des centaines dont le célèbre : el que tiene ijos no se muere de afito, celui qui a des enfants ne meurt pas d’indigestion, pour marquer le
coût de l’éducation des enfants, ou très grossier : con pedos no se boyadean huevos, avec des pets on ne bariole pas les œufs. Cela faisait allusion aux œufs de cane bariolés ou teintés pour le Seder à Pâques et signifiait qu’on ne fait rien sans rien. Irène que je remercie, m’a donné l’origine de boyadear. En grec parlé et familier, la boya désigne la peinture et boyadji le peintre. Le verbe boyadear vient de ce mot hispanisé. Poco hablar salud para la boveda, peu parler est le remède contre la bêtise. Boveda est devenu en langue moderne bobada, le deuxième b se prononçant v comme souvent, lo tuyo no es lo mio, ce qui te concerne ne me concerne pas. El que se echa con creatura se levanta pichado, celui qui se couche avec un enfant se lève dans le pipi, pour rappeler qu’on doit surveiller sa conduite devant les enfants. À noter que pichar n’existe pas en espagnol moderne. Il faut y ajouter des expressions du genre le echo al saco, elle l’a jeté dans le sac pour parler d’une jeune fille qui a réussi à conquérir un bon parti, doctor de mata sanos, docteur qui tue les bien portants, tomaremos un pandero, prenons un tambourin, pour exprimer une explosion de joie, tener la poulata, être plein aux as, le voy a patladear la fiel, je vais lui casser la gueule – ce n’est pas une traduction littérale et je n’en ai pas trouvé l’origine. En espagnol moderne le mot le plus voisin, patalear signifie s’agiter se trémousser et fiel est un adjectif qui veut dire fidèle. Il est possible que ce soit une déformation du mot piel, la peau. Si a la mar vas, agua no topas, littéralement : si tu vas à la mer tu ne trouves pas d’eau, se disait à ceux qui ne trouvaient pas ce qu’ils avaient sous le nez ; topar a changé de sens depuis le XVe siècle. Il signifiait alors trouver, et de nos jours entrer en collision. On dirait aujourd’hui encontrar ou hallar. Dans un mode plus sérieux, Bendicho el Dio, béni soit Dieu – en espagnol moderne
1. Littéralement de l'hébreu bâtard (ndlr).
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Barbiers de rue à Istanbul. Autochrome extrait du catalogue de la Detroit Publishing Company (1905). En judéoespagnol se raser ou se faire tailler les cheveux se dit arrapar et a donné la locution : onde se arrapa el guerko, Littéralement : là où le diable se rase (au diable Vauvert). Collection Bibliothèque du Congrès. États-Unis.
on dirait bendito. Certaines expressions arabo-turques étaient parfois entendues, comme Mashallah qui se disait pour glorifier Dieu dans les circonstances heureuses. Et aussi Inch Allah, ou en judéo espagnol Si Quiere el Dio. Les injures, plus ou moins truculentes ou grossières, étaient diverses, comme caballo de mi zilané, cheval de mon c… À ce sujet il est intéressant de voir cheval considéré comme très injurieux ou bien calabaza podrida, citrouille pourrie, ijo d’un perro, fils de chien, estiercol, fumier, canyo con lodo, égout avec de la boue, etc. En turc il y en avait de terriblement vulgaires que je n’ose pas écrire ici d’autant que ne les ayant pas souvent entendues, je n’ai jamais connu leur prononciation ni leur signification exactes. C’était bien une langue et non un patois, car elle était parlée, comprise et même écrite par des
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dizaines de milliers de gens, et servait de lien social et administratif à toute une communauté. Les Juifs sépharades se targuaient de bonne éducation, cependant la langue comportait parfois des tournures osées ou même scatologiques. De nombreuses femmes avaient tendance à théâtraliser les situations, avec des expressions telles que : que me muera yo ! que je meure ! ou Ouaï de mi madre ! Malheur de ma mère ! C’était une façon de s’exprimer, et les circonstances ont prouvé que celles qui étaient atteintes, comme ma mère, de cette habitude, ont supporté des situations difficiles avec un courage que d’autres plus réservées n’auraient peut-être pas montré.
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Lydia Behar Salmona
Témoignage de Lydia Behar Salmona De parents turcs apatrides arrivés en France en 1920, je suis née en 1924 dans le 9e arrondissement de Paris. Mes parents étaient apatrides car ils avaient négligé de payer une cotisation au consulat turc. Cela faillit leur coûter cher durant l’Occupation. Nous habitions 26 rue Lamartine, un petit deux pièces cuisine sans salle de bains ni autre point d’eau que celui de la cuisine. C’était pourtant un immeuble bourgeois datant du XIX e siècle, avec tapis rouge dans les escaliers, un escalier de service, et des chambres de bonne au 6e étage. Je fréquentais l’école communale du quartier. Je travaillais très bien et recevais le prix d’excellence chaque année. De sorte que ma dernière institutrice, mademoiselle Pélagie Mermout, convoqua ma mère pour lui suggérer de m’envoyer dans l’enseignement secondaire.
Lydia Behar à l'âge de 5 ans avec ses parents. Collection Behar Salmona.
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Au lycée À l’époque, les lycées étaient payants. Nous n’en avions pas les moyens. Mlle Pélagie m’inscrivit au concours des bourses première série, ce qui me permit d’entrer en 6e au lycée Jules Ferry où mes résultats furent bons mais moins glorieux qu’en primaire. J’étais amoureuse de la littérature française, je récitais bien et fus choisie plusieurs fois pour jouer en public du Molière, du Musset, ou du Plaute. Je me vois encore dans un rôle de La Marmite. La salle était grande et, de la scène, je voyais ma mère s’agiter et se tourner de tous côtés en disant : « c’est ma fille, c’est ma fille », afin que nul ne l'ignore.
Le théâtre En 1942, ma professeure de français voulut me mener chez Charles Dullin, un excellent acteur, célèbre à l’époque, pour envisager des cours et une carrière théâtrale. Dès qu’il aperçut mon étoile, il se précipita en disant : « partez vite, je ne veux pas de ça ici ». Là se termina ma destinée théâtrale. Ce fut peut-être un bien pour ma destinée tout court. Beaucoup plus tard, mariée, avec deux enfants, je fis partie pendant quelques années d’une troupe d’amateurs qui donnait des spectacles dans les hôpitaux ou les grandes salles associatives puis, deux fois par an, en gala au Studio du Val de Grâce. J’aimais beaucoup la littérature classique et je lisais beaucoup. Mais les livres étaient chers. J’ai conservé précieusement, encore aujourd’hui en bon état, les sept volumes de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust qu’on m’avait offerts. À treize ans, j’ai été bouleversée et émerveillée quand une de mes camarades m’a dit qu’on pouvait emprunter gratuitement des livres à la bibliothèque municipale. J’étais éclaireuse aux E.I.F. depuis l’âge de onze ans, ce qui se bornait à des sorties le dimanche. Mais les E.I. allaient prendre, à partir de 1941, une place considérable dans ma vie.
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Nous passions nos vacances à Trouville, où mon père louait dès l’arrivée un très modeste appartement. J’aimais beaucoup la plage, la mer et les promenades. J’y passais toujours un excellent été. C’est là que nous surprit la déclaration de guerre en septembre 1939. Nous rentrâmes à Paris. En juin 1940, nous sommes partis aux Sablesd’Olonne où nous avons pu louer un logement avec des allocations de réfugiés. J’allais souvent à la plage où il m’arrivait de rencontrer des jeunes gens en costume de bain, tous souriants et très aimables. J’appris plus tard que c’étaient des soldats allemands. Je le dis à mes parents qui se fâchèrent et me défendirent de leur parler. Puis, le lycée ayant ouvert, nous sommes rentrés à Paris. Je m’y étais liée avec une adolescente charmante qui m’aimait bien mais me disait : « Quel dommage que tu aies tué le petit Jésus ! »
Ma famille Ma famille paternelle était nombreuse. Ma grand-mère paternelle avait eu douze enfants dont trois sont morts à la naissance. Les neuf restants vivaient à Paris depuis 1919 : Isaac l’aîné, le seul vraiment religieux, chez qui nous fêtions Rosh Hachana, Pessah et Yom Kippour, Samy, Esther, Jacques mon père, David son frère de deux ans plus jeune que lui, tante Becky, Vitali mère de mes cousins Vivette, Marcel et Ginette, puis tante Gentille, rigolote et optimiste, et enfin les deux plus jeunes, Victor et Léon. Tante Gentille méritait bien son nom. De plus, elle ne manquait pas d’humour, à sa manière. Elle me faisait rire car, assistant au cinéma à des publicités où des filles ravissantes présentaient la gaine Scandal réputée amaigrissante, elle disait : esto no es marafet, c’est pas malin, sous-entendu de faire paraître mince des filles qui le sont déjà. Ils étaient tous à l’aise et avaient de beaux appartements, ce qui n’était pas le cas de mes parents qui les recevaient moins souvent. Ils se réunissaient le dimanche, se disputaient
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Les frères Béhar : Isaac, David, Jacques et Victor Collection Behar Salmona.
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beaucoup et recommençaient le dimanche suivant. J’aimais beaucoup mes cousins et cousines, notamment Marcel Gerson, mon cousin germain, ami de Jacques Salmona, éclaireur aux E.I. comme lui, ainsi que Vivette sa sœur, plus âgée que moi. Oncles et tantes de Lydia Behar Salmona. Collection Behar Salmona.
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Juin 1940 En 1940 commença la drôle de guerre, une guerre pratiquement sans combats. L’armée attendait confiante derrière la ligne Maginot. On chantait Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried, ligne défensive des Allemands. Il y eut une escarmouche sur les ponts de Kehl à Strasbourg au cours de laquelle mon cousin Nisso que j’adorais, fantassin de l’armée française, fils de l’oncle Isaac, perdit la vie comme la moitié de sa compagnie. Ses parents et nous étions effondrés. Cela n’empêcha pas le scandale de la déportation de ses parents. En août 1941, j’étais invitée par mon amie et chef de clan Annie Feuermann, qui habitait un superbe appartement à Paris, avenue de La Bourdonnais. Son père avait cru se mettre à l’abri en louant une belle maison au Lude, dans la Sarthe, près du Mans. Une famille roumaine très sympathique, père, mère et trois enfants : Annie l’aînée et deux petits frères Emmanuel et Paul de treize et dix ans. Ils restèrent là-bas se croyant protégés. Mais le père, bien qu’homme d’affaires très fortuné, n’avait pas bien compris la situation. Né en Roumanie, il était venu en France en 1935. Début 1943, deux gendarmes sont venus les chercher dans leur maison au Lude, en leur disant : « On vous laisse vous préparer, on revient dans deux heures ». C’est incroyable et lamentable, mais ils se sont effectivement préparés, confiant à leur voisin Charles, un paysan évolué, bijoux et argent, sans essayer de s’enfuir. On ne les revit plus. Mon cousin Marcel était amoureux d’Annie, jolie jeune fille très douce. Ils se considéraient
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comme fiancés. Il envoya comme moi un colis à Drancy, colis qui revint car ils avaient déjà été déportés. Marcel toujours bricoleur avait creusé un petit trou dans un biscuit pour y cacher une lettre d’amour. Cela me fit pleurer car j’aimais beaucoup Annie. J’ai encore le souvenir précis de monsieur Feuermann grondant son petit Paul à table car il mangeait la croûte du fromage. Moi qui adore le fromage, je pense souvent au petit Paul dès que j’approche de la croûte. En 1941 survinrent les premières rafles, en 1942 le port de l’étoile jaune, le couvre-feu à 20 heures pour les Juifs, l’obligation de prendre le dernier wagon du métro, l’interdiction des lieux publics, piscines, théâtres, salle de concerts, et mille tracasseries quotidiennes. C’est dans ces premières rafles que fut arrêté le futur beau-père de Claude, monsieur Grimberg qui réussit à sortir de Drancy grâce à sa femme parfaitement aryenne, et à prendre le nom de Guérin. À ma grande honte, j’avoue que j’étais inconsciente de la gravité des menaces qui pesaient sur nous, ce que je ne peux expliquer aujourd’hui connaissant la fin de l’histoire.
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Une après-midi, portant l’étoile, je traversais le Pont Neuf avec Jacques Salmona. Un officier SS qui nous croisait, me bouscula violemment en grommelant jude et d’autres mots qui n’étaient sûrement pas des compliments. Nous accélérâmes le pas sans prononcer une parole et sans nous retourner.
Le 16 juillet 1942 : la rafle du Vel d'Hiv’ La veille de la grande rafle du 16 juillet 1942, alors que je venais d’être reçue au bac philo avec mention, nous avons été mobilisés par les scouts pour aller prévenir les Juifs polonais et quelques Sépharades qui vivaient dans le 11e arrondissement, qu’une grande rafle allait avoir lieu à l’aube. Je fus moi-même mandatée pour cette opération avec Pierrot Richter, jeune Ashkénaze de dix-huit ans, blond mince et timide qui m’aimait beaucoup et voulait absolument me convertir à sa foi très profonde. Il respectait les prescriptions de la Thora, depuis la cacherout jusqu’aux diverses prières du matin et du soir. Comme le demandait la loi scoute, il respectait les animaux et les plantes. Il avait profondément l’amour de Dieu Qui ne le lui rendait probablement pas, car il mourut à Auschwitz en 1943. Je pense à lui presque tous les jours. Quoi qu’il en soit, nous remplîmes nos obligations en prévenant tous les gens portés sur notre liste. Étonnement des uns et des autres, qui nous demandaient où ils pouvaient aller, questions auxquelles nous ne pouvions pas répondre. Nous avions eu connaissance de cette rafle par nos chefs qui en avaient eu vent par des indiscrétions de policiers. Rentrant à la maison après cette équipée, mes parents m’envoyèrent avec mon frère chez des amis indiens, les Cooper, rue Thimonnier. Nous partîmes donc mon frère et moi. Ils nous ont plutôt mal reçus car ils avaient peur ! Nous avons tout de même passé la nuit chez eux. Je ne sais pas si ce choix était bon, dans l’ignorance
où nous étions de la manière dont les Hindous étaient considérés par les nazis. Le lendemain matin, j’étais inquiète en pensant à mes parents et fus soulagée de les trouver toujours là, mais avec la certitude qu’il fallait oublier les Cooper en cas de nouvelle alerte. À notre retour, j’appris que la police française était venue chercher ma tante Becky, épouse de David et mère de Jacqueline et Élie. De nature très combative, elle eut la présence d’esprit de demander aux policiers de lui laisser quelques minutes pour aller chercher sa valise au sixième étage dans la chambre de service. Elle eut ensuite l’intelligence de ne jamais redescendre. Les policiers, il faut le dire, ne mirent aucun acharnement à la chercher. Elle échappa donc ainsi à la Shoah. Dans les jours suivants, la décision fut prise d’envoyer Claude dans une pension catholique au Raincy. Nous sommes restés à trois chez nous rue de Turin, avec l’étoile, sans nous cacher ni fuir par manque de moyens.
Claude Bernard J’allais tous les jours rue Claude Bernard, au local des E.I.F. Nous comptions les rangs et ceux qui manquaient. Nous étions jeunes, très unis et malgré tout très gais. Nous chantions tout le temps. Les astuces plus ou moins vaseuses ou spirituelles de Poney et de David Catharivas nous aidaient à vivre. David avait été dans une école juive où il avait appris toutes les prières et aussi de drôles de blagues comme : « il’s cavale et il’s cavale dans ses sabots » à la place des paroles du Kaddish « yisgadal veyisgadach chemé rabo » – que le grand, le Saint Nom soit béni. David émigra en Israël après la guerre et devint ambassadeur. Bien sûr tout n’était pas idyllique et il y avait des rivalités. C’était la vie et nous n’avions pas l’impression d’attendre la mort. Nous allions même parfois, en oubliant notre étoile, au théâtre ou au concert. C’est en écoutant Borchard, le pianiste alors à la mode malgré son manque de talent, que je suis tombée amoureuse de Jacques
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Pendant la guerre. Henri Weinberg, Bella, Shlomo, Flamant (Eddy Florentin), Denisette (Denise Weill), Simon, Mitsouko, Lavande ( Jacqueline Oberstein), Roland, Jacques, Lydia, Gilberte Steg. Collection Behar Salmona.
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qui après avoir entendu pour la première fois l’Appassionata de Beethoven en chantonnait des passages en sortant. Des écoles ou des institutions juives dans Paris et les environs furent transformées par l’UGIF en maisons d’enfants pour recueillir les enfants des déportés. Malheureusement ils n’y étaient pas en sécurité. L’ancienne école rabbinique de la rue Vauquelin en faisait partie, mais il y eut une rafle en juillet 1944 et très peu en revinrent. Nous avions l’audace d’aller faire l’office du shabbat dans ces maisons-là, en particulier rue du Chevalier de la Barre tout en haut de Montmartre. Je nous vois encore avec Jacques Salmona qui était costaud à cette époque, tirant en grommelant une charrette très lourde pleine de gros pains, avec Gilberte Nissim qui devait épouser plus tard le professeur Steg, et moi poussant derrière, pour monter la rue des Martyrs puis les rues de Montmartre. En 1943, année la plus sombre, beaucoup de nos amis très chers furent déportés, la sœur de Jacques, Dinah, prise à Marseille, l’oncle Samy, et l’oncle Isaac pris à Paris avec sa femme son fils et sa belle-sœur Regina. Cet oncle, le plus religieux de tous, était le frère de mon père. Il était président de la communauté sépharade de la rue Saint-
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Lazare. Quand il fut pris, au 51 rue de Maubeuge, son fils Simon rentrait chez lui. La concierge, une brave femme qui avait vu naître Simon, l’arrêta et essaya de le retenir mais, ne voulant pas abandonner ses parents, il monta chez lui et se fit prendre avec eux. C’était une belle pensée mais un sacrifice inutile qui lui fut fatal car on ne le revit jamais. Ma cousine Vivette si jolie et qui jouait si bien la Sonate au clair de lune fut arrêtée à la terrasse d’une brasserie. Nos chefs et commissaires ont fait un travail extraordinaire, et certains y ont laissé leur vie comme Fernand Mushnick ou Marc Amon. Une aventure personnelle me fait encore froid dans le dos. Ma mère s’était fait contrôler dans un café avec sa cousine Becky Zara, de nationalité espagnole ce qui la mettait hors de danger, tandis que ma mère avait perdu la nationalité turque. Elle était devenue apatride avec l’inscription israélite du Levant sur sa carte d’identité. Les policiers leur demandèrent leurs papiers et ceux de ma mère étaient tamponnés « Juif ». Ils eurent la générosité de ne pas l’emmener, mais lui remirent une convocation à la Gestapo rue des Saussaies, endroit affreux où régnait la torture. Ma mère voulait y aller ce qui était stupide. Moi, vraiment inconsciente, décidait d’y aller à sa place sans prévenir personne, ce qui était encore plus stupide. J’arrive donc dans cet immeuble et montre ma convocation à un Allemand en civil qui comprenait le français. Il m’envoie au cinquième étage dans un grand bureau en longueur. Je montre le papier au responsable assis derrière le bureau, et je lui dis : « ma mère a eu un malaise, elle est donc entrée dans ce café pour se reposer quelques minutes et c’est pourquoi je viens à sa place ». L’homme était français, il signe le papier, se lève brusquement et me dit sèchement : « Partez mademoiselle et dites à votre mère de ne plus entrer dans un café ». Je suis partie sans demander mon reste. Je l’avais échappé belle ! Je devais sûrement ma sécurité à un fonctionnaire qui jouait double jeu.
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En 1943 les choses allaient de mal en pis. Mon cousin Marcel, depuis Lyon, organisa un départ pour mes parents avec de faux papiers. Moi, je ne voulais pas quitter Paris, ni les E.I., ni Jacques à qui je commençais à m’attacher sérieusement. Mon père me trouva une pension catholique rue Oudinot, pension charmante où nous avions des conversations intellectuelles au dîner après le bénédicité. Il restait encore une chambre. Je fis venir Lavande – Jacqueline Oberstein –, une éclaireuse avec qui j’étais liée. Son père avait fait la guerre de 1914, avait été blessé et restait handicapé. Elle se fit arrêter dans le métro pour une histoire de dernier wagon, se mit à courir mais fut rattrapée. Il y eut un procès dans les jours qui suivirent et la sentence fut de trois ans de prison. Elle fut envoyée à la petite Roquette, ce qui lui sauva la vie car elle échappa ainsi à la déportation. Topo – Micheline Bellair – entra alors dans notre vie car elle était assistante sociale et visiteuse de prison. C’était une cheftaine FFE. Mon premier contact avec elle fut lors de la visite des maisons d’enfants en grande banlieue. Nous partîmes un jour à vélo jusqu’à Aulnay-sous-Bois, alors que des bombes éclataient autour de nous tandis que nous continuions à pédaler. Je crois que je n’avais pas très peur. J’étais inconsciente. C’est elle qui m’a orientée plus tard vers le choix de mon métier d’assistante sociale. Elle m’embaucha pour assurer des placements d’enfants en province. Et nous voilà parties deux ou trois fois par mois en Bretagne ou en Normandie. J’avais évidemment des faux papiers. La vie continua comme cela quelques temps. Topo a reçu le titre de Juste parmi les Nations pour son action pendant la guerre. Nous tous, anciens E.I.F. de zone nord, lui avons gardé une grande gratitude qui perdure au-delà de sa disparition.
Juillet 1944 Nous voici en juillet 1944. Le Débarquement avait eu lieu. Les Allemands n’avaient plus de trains pour les militaires, mais il y avait urgence
à en trouver pour les déportés. Cela montre la profondeur de leur haine. Quarante-cinq enfants de la rue Vauquelin entre dix et quatorze ans furent pris et envoyés dans un camp. Deux d’entre eux sont revenus. Un peu plus tard, ce fut le tour d’Eddy Florentin qui réussit avec d’autres à s’échapper en sautant du train. Le 19 août, Jacques Salmona qui habitait la rue Monsieur le Prince et se préparait à participer le lendemain aux barricades est blessé par une balle allemande rue Racine et hospitalisé. Il avait été gravement touché au bras et en conservera toute sa vie une cicatrice. J’allais le voir à l’hôpital du Val de Grâce où il était très bien soigné en compagnie de deux autres résistants blessés sur une barricade. Il était content d’avoir eu la vie sauve, mais fulminait de ne pas assister à la Libération de Paris. Nous étions libérés mais la guerre n’était pas terminée et des millions de déportés souffraient encore du froid, de la faim, de la torture et des humiliations de toutes sortes. La guerre prit fin en mai 1945. Nos chefs et commissaires scouts, toujours actifs, organisèrent des tours de garde à l’hôtel Lutétia où étaient accueillis les quelques déportés de retour. Je fus de service un jour sur deux. C’était terrible. Chacun cherchait quelqu’un, montrant des photos. Personne ne trouvait personne. Les quelques-uns qui revenaient étaient des presque cadavres muets. Impossible de leur poser la moindre question, ni surtout d’obtenir une réponse. Honnêtement, nous n’avons pas pu faire autre chose que prendre quelques contacts humains, car il y avait des médecins et des infirmières plus compétents que nous.
Pour conclure Jacques revenu de l'armée, nous nous sommes posé plusieurs questions. Qu'allions-nous faire avec nos origines, notre religion, et notre culture essentiellement occidentale ?
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Nous avions le sentiment d'avoir évité un piège affreux, plusieurs fois sur le point de se refermer, et auquel nous avions eu, il faut le dire, la chance d'échapper. Nous n'étions pas loin de nous considérer comme des miraculés. En même temps, nous étions pris par les soucis du moment, notre mariage, nos métiers, les E.I.F., le judaïsme. Les E.I.F. avaient évolué rapidement. La zone sud était remontée à Paris et avait repris la direction du mouvement. Lefchetz avait été remercié, Claude Bernard fermé et bientôt remplacé par un immeuble plus grand et plus beau, avenue de Ségur. Chameau avait voulu connaître tous les chefs et nous avait fixé des rendez-vous. Il emmena Jacques dans la rue pour discuter en marchant, voulant probablement imiter Socrate mais avec moins de bonheur. Leur contact fut très mauvais, ce qui décida de notre sortie du mouvement. D'ailleurs nous ne pensions pas avoir le temps de nous y consacrer dans notre nouvelle vie. Plus difficile était la question du judaïsme. Durant l'Occupation, les Allemands avaient fait beaucoup d'efforts pour masquer l'affreuse réalité de la « solution finale ». On commençait donc seulement à mesurer l'étendue du désastre. On voyait des bandes d'information montrant d'horribles images des camps. Des livres parurent sur ce sujet. On parlait de six millions de morts dans des conditions effroyables. On révélait l'organisation industrielle du massacre dans les camps d'extermination. Nous nous disions que rien ne pouvait nous garantir que cela ne recommencerait pas un jour. Bien qu'attachés à notre identité juive, nous ne pouvions pas nous empêcher de trouver que le danger était trop grand et qu'il fallait ou bien émigrer en Israël ou nous en défaire pour la sécurité de nos descendants. Nous avions écarté la première solution. La deuxième n'était pas facile. Nous n'avons pas pu nous y résoudre. Ce n'était pas une question administrative car changer de nom ne présentait guère de difficulté. Mais il aurait fallu se convertir, ce qui nous paraissait moralement inacceptable. Et surtout nous aurions été contraints de quitter
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tous nos amis, nos familles, et de mener une vie complètement différente. Plusieurs ont essayé. Peu ont parfaitement réussi. Soyons clairs, nous ne sommes pas religieux, notre pratique est insignifiante. Notre croyance très mitigée. Nous serions du genre à partager cette pensée d'Alfred de Vigny : « Si le ciel est désert, nous n'offensons personne, si quelqu'un nous entend, qu'Il nous prenne en pitié ». Mais nous nous sommes tout de même intéressés au judaïsme en tant que philosophie. Nous avons regardé et regardons encore régulièrement l'admirable émission de Josy Eisenberg. Nous avons lu beaucoup de livres. Le judaïsme est une religion complexe. C'est une fondation. C'est sur la Thora et les dix commandements que repose encore la morale qui régit les peuples d'Occident. Elle s'occupe essentiellement de la vie sur terre. Les préoccupations eschatologiques y existent mais elles sont liées à la venue du Messie et on ne parle ni de Paradis ni d'Enfer ni de diable. Elle a cela de particulier de n'avoir qu'un seul dogme, la croyance en un Dieu unique. Elle a apporté à l'Antiquité le respect de la vie humaine qui n'existait vraiment ni chez les Romains ni même chez les Grecs. Et on peut y lire plus de six fois : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». On y trouve comment se comporter correctement avec l'étranger. Et alors que l'interruption du travail était complètement étrangère aux civilisations de l'Antiquité, Moïse avait instauré le repos hebdomadaire, y compris pour les serviteurs.
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René Benbassat
Témoignage de René Benbassat René et Esther Benbassat sont membres fondateurs d’Aki Estamos – Les Amis de la Lettre Sépharade. Ils poursuivent inlassablement la transmission de la culture sépharade, qu’il s’agisse des recettes de cuisine venant de leurs familles, de la mémoire du quartier Sedaine Popincourt où ils ont grandi, de leur expérience de la guerre et du mouvement sioniste. Ils ont apporté leur témoignage à l’association Muestros Dezaparesidos qui se consacre depuis 2010 à la réalisation d’un Mémorial des Judéo-espagnols déportés de France grâce à l’initiative d’Alain de Toledo. De nombreux bénévoles de notre association ont apporté leur aide à la réalisation de ce projet qui est proche de son terme. Les témoignages ont été recueillis pour la plupart par Mathilde Pessah et Évelyne Nahmias. Nous publions ci-dessous le témoignage de René Benbassat ainsi que celui de son épouse Esther. Nous avons volontairement conservé la tournure orale de cet entretien et nos lecteurs percevront la voix chaleureuse de René évoquant avec faconde l’histoire de son quartier.
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Paris le 3 janvier 1929. De gauche à droite : Marie Benbassat, Flora Benbassat, Sarah Benbassat, Bohora Benbassat. Bohora Benbassat est née à Sofia en Bulgarie en 1900. Elle épousa Bohor Benbassat, né à Sofia en 1898. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Benbassat.
L’installation à Paris Ma famille est arrivée en France dans les années 1927-1928. Elle venait de Bulgarie ; tous les membres de ma famille étaient des Bulgares de souche. Mon grand-père est arrivé le premier à Paris avec son plus jeune fils comme il était coutumier de le faire dans nos familles. Les hommes emmenaient toujours un de leurs garçons avec eux. En Bulgarie, mon grand-père tenait un restaurant, de sorte que, lorsqu’il est arrivé en France, il a facilement trouvé un travail de cuisinier dans un restaurant juif, rue du faubourg Montmartre où se trouvaient plusieurs autres restaurants sépharades. Mon oncle également a travaillé dès son arrivée à Paris. Au bout de quelque temps, ils ont pu inviter la famille à les rejoindre. Ma grand-mère est donc arrivée avec le reste de la fratrie. Mon père était l’aîné, il avait comme frères et sœur : Shaul, Moïse et Esther. Mon père s’appelait Bohor. Ce n’est pas | 36
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son véritable prénom mais c’est comme cela que l’on surnommait tous les aînés en Bulgarie. Ma mère, également l’aînée d’une fratrie, était appelée Bohora. Leurs prénoms en bulgare étaient Bouco et Bouca. Quand ils sont arrivés en France, tous les Bohor ont pris le prénom français de Robert. À la préfecture, c’est le nom qu’ils ont donné à mon père mais ma mère a pu conserver le sien. Quelque temps après, la famille a ouvert un restaurant oriental faubourg Montmartre et plusieurs autres se sont succédé : le premier rue du passage Verdeau, le second rue Richer, et un troisième rue Buffault. Lorsque mes grands-parents sont arrivés en France, ils ont d’abord logé dans un hôtel dans le 9e arrondissement, puis ils ont trouvé un petit appartement, puis un plus grand situé rue des Martyrs, où ils sont restés jusqu’au décès de mon grand-père. Il mourut de ce que l’on appelait à l’époque un « chaud et froid », c’est-à-dire une angine de poitrine.
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Salonique 1925. De gauche à droite : Léon David (dit Nico), sa mère Gracia David née Aelion et Jacob David. Léon David a épousé Marie, la sœur de René Benbassat. Le diminutif Nico vient du surnom affectueux Léonico. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Benbassat.
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Paris 1936. Restaurant Sotil 61 rue Sedaine dans le 11e arrondissement. Fréquenté surtout par des Saloniciens, il a fermé en septembre 1946. De gauche à droite : madame Esther Sultany, la belle-fille de monsieur Sotil, madame Sotil. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Donna Corte Bahsi.
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Mon père s’est marié avec ma mère en Bulgarie. Ils ont eu quatre enfants, Sarah, l’aînée née en Bulgarie en 1923, Miriam, dite Marie, née à Büyük Ada en Turquie en 1924, Flora née à Sofia en Bulgarie vers 1927 et moi-même, René. En réalité, mon prénom aurait dû être Barouch, comme l’un des jeunes frères de mon père, décédé en Turquie. Mais comme je suis né en France, à l’hôpital Rothschild, au moment de déclarer officiellement ma naissance, la sage-femme a déconseillé à mes parents de me donner un prénom étranger et leur a suggéré de m’appeler René, puisque elle-même s’appelait ainsi et que mes parents ne connaissaient pas de prénom français. Je suis le seul de ma famille à être né en France, le 3 janvier 1929, je suis donc halis français. Halis est un mot turc qui signifie « véritable ».
d’intégration dans le quartier et le marché était en général porteur de ressources. Les premiers Juifs des Balkans à être arrivés en France ont plutôt bien réussi. Ils pouvaient se nourrir correctement, se loger, se vêtir ; certains ont même ouvert leur propre commerce. Il y avait toutefois de nombreuses tentations dont le jeu. Dans les cafés, on jouait aux courses, aux cartes, au jacquet et à d’autres jeux d’argent et beaucoup se sont laissé entraîner. Mais c’était globalement une vie agréable jusqu’à la guerre. Il était pourtant très difficile d’obtenir des cartes de travail pour un ouvrier. Les commerçants l’obtenaient beaucoup plus facilement. Mes parents ont toujours été commerçants, ils n’ont donc jamais eu beaucoup de difficultés pour obtenir ces documents.
Le quartier judéo-espagnol Sedaine Popincourt
Le restaurant Bouco
Peu de temps avant la guerre, mon père s’est replié vers la place Voltaire et a ouvert un restaurant oriental au 4 avenue Parmentier. Nous étions au cœur du quartier judéo-espagnol délimité par la rue Sedaine, la rue Popincourt et la rue de la Roquette. Il y avait un autre quartier sépharade dans le 9e arrondissement mais l’on n’y trouvait que « l’élite », des commerçants fortunés. Dans le périmètre de la rue Sedaine, les gens étaient plus pauvres. On y trouvait beaucoup de petits métiers et beaucoup de marchands forains. C’était facile de gagner sa vie en faisant les marchés car il y avait beaucoup de grossistes juifs depuis le début du siècle. Il suffisait d’aller se présenter à eux, ils s’occupaient de nous fournir la marchandise – surtout des textiles, des draps, des mouchoirs, des torchons – que l’on transportait dans un bogo, c’est-à-dire dans une grande nappe dont on nouait les quatre coins et à l’intérieur de laquelle on mettait tout ce que le marchand nous donnait. Les marchés avaient lieu le matin, puis en début d’après-midi nous retournions chez le grossiste pour faire les comptes. C’était un bon moyen
Au décès de mon grand-père, mon père a ouvert son propre restaurant au n° 4 de l’avenue Parmentier, on y mangeait très bien, et il a vite réussi à attirer toute la clientèle bulgare qui n’avait pas de lieu de rencontre avant. Les Turcs se retrouvaient au Bosphore, 72 rue Sedaine et Chez Albert au 68 rue Sedaine, les Saloniciens Chez Sotil et Chez Motola. Dans un premier temps, ces Juifs émigrés restaient dans le périmètre réduit du quartier juif. Ils y ont construit une synagogue en 1913, au 7 rue Popincourt, à l’emplacement d’un ancien cinéma muet. Au fur et à mesure qu’arrivaient de nouveaux émigrés, de nouvelles structures les aidaient à s’intégrer. L’association la Fraternité a été créée dans ce but d’intégration et d’entraide. On y organisait des cogetas, des « collectes », lorsqu’une personne de la communauté traversait une situation difficile. Nous passions dans les cafés de table en table pour récolter quelques sous à lui remettre. Une autre activité importante de cette association était d’offrir du charbon aux gens car les hivers étaient très rudes à Paris avant la guerre. La Fraternité contribuait aussi à arranger KAMINANDO I AVLANDO .16 | NUMÉRO SPÉCIAL | 39 |
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Paris 1936. Restaurant Sotil 61 rue Sedaine dans le 11e arrondissement. À gauche, Jacques Sotil, au milieu assis Albert Sotil et deux clients. Fréquenté surtout par des Saloniciens, il a fermé en septembre 1946. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Donna Corte Bahsi.
des mariages, los kasamientos, en organisant des bals dans la salle du Café de la mairie, pour que se rencontrent les jeunes filles et les jeunes hommes récemment arrivés. On faisait en sorte qu’ils soient des mêmes villes. Énormément de mariages de l’avant-guerre se sont faits comme cela. C’était un quartier merveilleux !
y compris ceux qui avaient quitté leur pays pour éviter l’armée. Ils se sont engagés volontairement en laissant leurs familles dans des conditions assez pénibles. On les appelait par tranche d’âge, les plus jeunes d’abord et lorsque mon père a été appelé, les Allemands entraient déjà dans Paris, il était trop tard.
L’approche de la guerre
La guerre et le début des déportations
L’ambiance a changé dans le quartier dès 1933-1934 ; on écoutait les discours d’Hitler sur la T.S.F. et l’on lisait la presse qui transcrivait les positions de la droite française. Il y avait beaucoup de journaux fortement antisémites comme Le Pilori. Le climat était mauvais. C’est à cette époque que notre communauté a érigé, rue de la Roquette, un monument à la gloire des combattants juifs orientaux morts pendant la guerre 1914-1918. Malgré ce climat, les Juifs, y compris les émigrés, se sont massivement engagés en 1939 lorsque la guerre a éclaté,
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Mon père a travaillé dans son restaurant jusqu’au 21 août 1941, date de sa première arrestation. Ce jour-là, les Allemands et la police française ont cerné le quartier de la place Voltaire, depuis République jusqu’à Nation. Ensuite, ils sont allés dans tous les appartements où vivaient des Juifs et ils ont arrêté tous les hommes. Beaucoup ont été pris ce jour-là, c’était la première rafle à domicile. Les raflés du 21 août ont, en quelque sorte, inauguré le camp de Drancy, car c’était la première fois que l’on y
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Paris 1934. Monument à la mémoire des engagés volontaires israélites morts pour la France. Ce monument consacré aux Juifs orientaux avait été élevé par souscription publique et grâce à la vente du livre d'Angel Pulido Españoles sin patria. Il se trouvait à l'emplacement de l'actuelle synagogue rue de la Roquette. La liste de noms a été reportée sur une plaque qui se trouve dans le hall de la synagogue. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Hasson.
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Paris 1942. Posant devant le restaurant « Buco » de Bohor Benbassat situé au 4 avenue Parmentier à Paris. De gauche à droite Bohor Benbassat, Sarah Benbassat, Marie Benbassat, Marceline, Suzanne la cuisinière, Flora, René et Bohora Benbassat. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Benbassat.
conduisait des Juifs. Je me souviens parfaitement de cette première arrestation où tout le quartier était cerné. À partir de la rafle du 16 juillet 1942, où ils ont arrêté femmes et enfants, la situation est devenue beaucoup plus difficile. Ensuite, il y a eu les rafles par nationalité et puis les rafles « pour délit ». Un délit, qu’est-ce que c’était ? Au lieu de rentrer à 20 heures, à l’heure du couvrefeu, on était rentré à 20 h 05, si un agent de police le remarquait, il vous arrêtait. Les Juifs se faisaient également arrêter s’ils tentaient d’entrer dans les cinémas. Puis on envoyait d’autres agents à leur domicile et l’on arrêtait le reste de la famille. En novembre 1941, des libérations ont eu lieu à Drancy par crainte qu’une épidémie de cachexie ne se répande. En quelques jours, quelque 800 personnes ont été libérées jusqu’à ce qu’un commandant allemand reprenne la direction du
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camp. Il a alors ordonné l’arrêt des libérations. Ma famille en tentant de faire libérer mon père grâce à ses relations est remontée jusqu’au docteur Tisné, le responsable de l’ensemble des médecins de Drancy. Celui-ci a permis à mon père d’être, non pas libéré, mais hospitalisé à l’hôpital Rothschild où il y avait un service pour les internés de Drancy. Mon père y est resté quelque temps jusqu’à l’intervention de l’ambassade d’Espagne en sa faveur. Par la suite, mon oncle m’a envoyé avec ma sœur et une boîte de chocolats au domicile du docteur Tisné pour le remercier. Mon père a été libéré en mars 1942 en tant que sujet espagnol. J’aurais dû normalement être le seul à porter l’étoile jaune car tous les autres membres de ma famille étaient espagnols, mais mon père a refusé car toute notre famille aurait alors été cataloguée comme juive. Puisque j’étais mineur, je n’avais
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pas de carte d’identité officielle donc on me disait toujours, « Si on t’arrête, tu es espagnol, et puis c’est tout ». Je n’ai donc jamais porté l’étoile, ma famille non plus. Mais sur notre magasin, il y avait une belle affiche « Jüdische Gescheft » ce qui veut dire « Entreprise juive ». De toute façon le restaurant n’avait plus de clients. Malgré le danger, j’ai continué à aller au Talmud Thora et au kal, la synagogue, jusqu’à notre arrestation. J’ai bien sûr fait ma bar-mitzvah à l’âge de treize ans et porté les tefillins ensuite. J’allais à la synagogue tous les jours et je faisais mes prières. Comme tout le monde d’ailleurs, car la synagogue était pleine pendant la guerre. Il y a eu par deux fois des descentes de police mais sans trop de résultats grâce aux deux entrées, l’une sur la rue et l’autre sur la cour, qui nous permettaient de nous enfuir et de nous disperser rapidement. Un jour, un très vieux monsieur, Haribi Hayom, s’est fait arrêter. Il était tellement vieux que ses enfants l’avaient abandonné pour fuir en Amérique. Il vivait tout seul. Il ne savait pas un mot de français, alors quand les Allemands ont demandé aux Juifs de venir se déclarer, il ne s’est pas présenté. Il a été arrêté à la synagogue le jour d’une descente de police. Il a été emmené au commissariat. Lorsqu’ils ont vu qu’il n’apparaissait pas comme juif sur les registres, ils l’ont libéré.
L’attitude des autorités espagnoles Après la libération de mon père, mes parents ont fait des demandes de rapatriement en Espagne auprès du Consulat. Une lueur d’espoir est apparue à l’été 1943, lorsque l’on a appris que notre demande de rapatriement allait être étudiée et qu’il nous manquait seulement notre passeport. Puis le fameux document est arrivé et je me souviens encore du visa allemand qui y figurait et valait autorisation de départ. Nous nous sommes préparés jusqu’à la veille de la date tant attendue lorsque le consul nous apprit que nous ne pouvions pas partir car nous n’avions pas signé le « décret royal ». Je ne sais toujours pas de quoi il s’agit.
Un administrateur aryen a été nommé pour notre restaurant, désigné par l’ambassade espagnole, qui a donc fait tout de même quelque chose. Ce monsieur s’appelait Garcia, il était charmant et n’a jamais accepté un sou de nous, contrairement aux autres administrateurs qui pillaient.
La rafle des Espagnols Puis il y a eu la rafle des Espagnols, la nuit de la Sainte-Catherine, le 24 novembre 1943. En 1943, on était déjà un peu « rodés », on savait qu’il fallait tenter de fuir. Ce jour-là des rumeurs nous étaient parvenues d’une rafle imminente. Mon père a donc décidé, por si por no, « au cas où », de nous cacher dans le restaurant au 4 avenue Parmentier alors que notre appartement se trouvait au n° 8. Nous nous sommes donc tous réunis là, ma grand-mère, mes oncles, des parents, des amis, le fiancé de ma sœur. Au beau milieu de la nuit, des inspecteurs, alertés par notre concierge du 8, ont frappé à la porte. Mon père leur a ouvert car la concierge était avec eux. Mon père et mon oncle ont voulu leur offrir un verre puis de l’argent pour qu’ils prétendent ne pas nous avoir trouvés. Pendant ce temps, ma sœur Sarah m’a forcé à me sauver par la porte de sortie du restaurant qui donnait dans l’immeuble. Il était très dangereux de sortir à cette heure tardive de la nuit, il devait être 3 ou 4 heures du matin, à cause du couvrefeu. J’ai obéi sans broncher mais l’agent de police m’a vite rattrapé. Ma sœur est rapidement revenue vers moi et m’a ordonné de m’enfuir à nouveau et d’aller trouver refuge chez Émile, un inspecteur de police que mon père connaissait. Je savais qu’en face du restaurant, se trouvait le poste de police, à droite une usine électrique qui était protégée par la police, il fallait donc que je passe par la gauche, pour rejoindre la place Voltaire. Je me suis donc mis à courir, discrètement grâce à mes talons de caoutchouc. J’ai fait le tour de la place, j’ai traversé le boulevard Voltaire, je suis passé rue de la Roquette, que j’ai suivie, j’ai continué tout
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1. Le convoi n° 66 du 20 janvier 1944 parti du camp de Drancy en direction d’AuschwitzBirkenau comptait 1 153 déportés. Seuls environ un quart des déportés parvinrent au camp, les troisquarts ont été gazés dès leur arrivée (ndlr).
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droit jusqu’à la Bastille, j’ai sonné à la porte pour que la concierge m’ouvre, elle m’a demandé où j’allais, et j’ai répondu « chez monsieur Bertranuc ». Je suis monté là-haut, j’ai frappé à la porte et ils m’ont reçu. Pendant ce temps-là, dans le restaurant, les inspecteurs se sont vite aperçus de mon absence et se sont lancés de nouveau à ma poursuite abandonnant derrière eux tous les autres membres de ma famille qui ont à leur tour pris leurs jambes à leur cou. Ils sont sortis en bloc et se sont dispersés à droite et à gauche, dans les différents étages des immeubles alentour. Les agents de police ont rattrapé seulement mon père. Il n’est jamais revenu ; il a été arrêté puis déporté par le convoi n° 66 du début janvier 1944 1.
La filière clandestine des Éclaireurs Israélites de France Dès le lendemain, j’ai retrouvé ma mère et mes sœurs. Après cette nuit-là, je suis rapidement parti en zone libre. La sœur de mon père avait accepté de nous accueillir chez elle, ma sœur Flora et moi. Elle est même venue nous chercher à Paris pour nous ramener chez elle. Si nous avons pu nous réfugier en zone libre, c’est également grâce aux E.I.F., les éclaireurs israélites de France, dont je faisais partie. J’avais raconté à mon chef scout l’arrestation de mon père et la fuite de ma famille, il nous a donc mis en contact avec un mouvement clandestin, parallèle aux E.I.F., qui se consacrait à la fabrication de faux papiers. Grâce à ces faux papiers sur lesquels on m’avait vieilli de deux ans, ma tante a pu passer en zone libre avec nous. Cette organisation de Résistance s’appelait la Sixième, un des seuls dirigeants que j’aie connus s’appelait Freddy Menahem. C’était un « grand » par rapport à nous, moi j’avais treize ans et lui devait en avoir plus de vingt. Ils étaient extraordinaires, ils avaient un service de faux papiers et un service de « planquage ». Ils ont beaucoup aidé ma famille. Ma mère a trouvé où se loger dans une petite chambre de bonne où elle est restée cachée, sans sortir, sans faire de bruit, jusqu’à la
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fin de la guerre. Ma sœur, Miriam, qui s’est mariée pendant la guerre, avait un appartement où elle a pu loger une autre de nos sœurs. En zone libre, j’ai d’abord vécu avec ma sœur Flora, chez ma tante qui vivait dans un grenier, avec son mari et ses deux enfants, dans le Limousin. C’était un espace très réduit que leur louait l’épicier du village. Dans ces conditions, ils n’ont pas pu nous garder longtemps, il a fallu que l’on apprenne à se débrouiller pour manger et pour dormir. Nous allions de villes en villages. Après Chaillac chez ma tante, nous sommes descendus à Limoges puis à La Royère, un petit village près de Rochechouart et enfin à Excideuil en Dordogne où l’on a vécu la Libération. Chaque jour, il fallait trouver de quoi manger mais cela ne s’est quand même pas mal passé. Nous n’avons jamais vu d’Allemands en zone libre, seulement des gendarmes, la milice et puis le « maquis ». Les gens avaient peur de ces derniers car ils savaient que les résistants du maquis éliminaient les traîtres. Mon oncle était boucher à Paris avant la guerre. En zone libre, il a trouvé du travail chez un boucher de Saint-Junien ; il n’était pas payé mais recevait de la viande ce qui nous a permis de subvenir aux besoins de notre famille. On faisait des colis de viande mais aussi de graisse fondue en galettes, qu’on envoyait à ma mère. Ce qui me reste de la guerre, c’est le sentiment de peur. Depuis le jour où les Allemands sont entrés dans Paris jusqu’à la Libération, j’ai toujours eu peur.
L’après-guerre À la fin de la guerre, je n’ai pas eu de difficulté à retrouver ma mère, mes sœurs et le reste de notre famille car nous étions restés en contact. Nous nous sommes retrouvés à Paris où, par chance, nous avons pu récupérer notre appartement. En général, quand un appartement appartenant à une famille juive s’était libéré pendant la guerre, la mairie y logeait des sinistrés, des victimes de bombardements. Il était très difficile de les en faire sortir ensuite et de récupérer
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le logement. Le nôtre avait été spolié mais pas distribué ce qui nous a permis de le récupérer dès la fin de la guerre. Le restaurant nous est revenu également et ma mère a rapidement décidé de le rouvrir. C’était un restaurant familial où les gens de Bulgarie et de Turquie venaient se retrouver, qu’ils aient de l’argent ou pas. Ils venaient midi et soir et signaient une addition à la fin du repas. À la fin du mois, on faisait les comptes et ils nous payaient, mais quand la guerre est arrivée, des dizaines d’additions se sont trouvées impayées. J’avais seize ans à la fin de la guerre. Tous les jeunes du quartier qui avaient survécu se sont retrouvés place Voltaire. Et on a tous posé des questions, au Ciel d’abord. On s’est demandé comment on avait pu arrêter des enfants, des femmes, des bébés. Nous avions tous perdu un membre de notre famille. Après la guerre, différents courants se sont formés dans la jeunesse : le courant communiste, très communiste, très stalinien ; le courant sioniste, très fort aussi, et le courant des gens qui voulait gagner de l’argent, notamment grâce au marché noir. Ceux qui ont voulu gagner de l’argent en ont gagné énormément, ils se sont beaucoup enrichis. Les communistes, c’était autre chose, ils ont commencé à s’inscrire au parti, à militer et puis il y a eu le courant sioniste et moi je me suis engagé dans celui-là. J’ai adhéré à toutes les idées sionistes de l’époque : il faut se défendre, il faut se battre et il nous faut un pays.
L’engagement dans le mouvement sioniste J’avais arrêté mes études au certificat d’études en 1942 et je ne les ai pas reprises après la guerre. Je me suis engagé dans un mouvement sioniste de lutte contre les Anglais qui s’appelait la Haganah. Nos objectifs étaient de partir en Palestine puisqu’Israël n’existait pas encore. D’abord pour en faire un pays et puis pour accueillir toutes les personnes qui étaient dans des camps de déplacés en Allemagne. On organisait l’Alyah
Beth, c’est-à-dire l’immigration clandestine. En France, nous avons créé des camps pour rassembler les personnes désireuses de partir, puis nous avons affrété des bateaux pour les emmener. Mais lorsqu’elles voulaient débarquer en Palestine, bien souvent des Anglais les y attendaient. Ils prenaient nos gens et les emmenaient à nouveau dans un camp, notamment celui d’Atlit, en Palestine, ou plus tard à Chypre. Puis il y a eu l’épisode de l’Exodus qui a été notre plus grosse opération. Des Français et des Palestiniens y ont conjointement participé mais l’infrastructure était palestinienne et dirigée par les membres de la Haganah. J’étais un petit maillon, et un des plus jeunes à participer à l’embarquement à bord de l’Exodus. Il a fallu organiser cinq convois pour rapatrier toutes les personnes d’Allemagne. J’ai participé à un convoi de Mulhouse jusqu’à Marseille. Le bateau est parti de Sète, malgré des problèmes terribles car le pilote qui avait été payé à l’avance n’est jamais venu. Il a donc fallu en trouver un autre, en urgence. Puis le navire est parti et la suite fait partie de l’Histoire. Mais à travailler dans des conditions aussi précaires, j’ai attrapé la typhoïde, j’ai donc dû être rapatrié à Paris. Il n’y avait pas d’antibiotiques à l’époque, j’ai donc été mis en quarantaine. Mon groupe est parti le dernier en Palestine mais ils n’ont pas pu m’attendre et je suis resté à Paris. On entraînait militairement ceux qui souhaitaient partir dans des camps autour de Marseille. J’ai travaillé dans la Haganah jusqu’à la proclamation de l’État d’Israël en 1948. J’ai compris que je ne reverrai pas mon père peu de temps après la guerre. Quand les déportés sont revenus, ils passaient par l’Hôtel Lutetia. Ma mère et moi nous avons attendu là-bas dix jours, vingt jours, un mois… On rencontrait des gens qu’on connaissait, alors on leur demandait des nouvelles. Des tas de rumeurs circulaient : « Peut-être qu’ils sont dans un hôpital » ou « Les Russes les ont libérés, alors peut-être qu’ils sont partis avec eux », etc. Ma mère y a cru pendant des années. Nous, nous n’y croyions déjà plus.
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Je suis allé à Auschwitz à l’occasion de l’inauguration du monument commémoratif dans les années 1950-1953. Les discours étaient encore prononcés à la gloire de l’URSS et de l’armée Rouge. J’ai pu y faire des recherches sommaires sur mon père dans les archives. Ils m’ont donné sa date d’arrivée et m’ont appris qu’il avait été immédiatement gazé à son arrivée. Je n’y suis plus jamais retourné. Quand mes enfants ont commencé à me poser des questions, je répondais mais je n’ai jamais provoqué cette « transmission ». D’ailleurs, pendant de nombreuses années, les enfants n’ont rien su. Après la guerre et l’épisode de la Haganah, j’ai retrouvé la vie civile. J’ai rencontré Esther, ma femme, nous avons fondé une famille, monté un commerce et on a repris une vie normale.
La vie de la communauté juive pendant la guerre : faits et anecdotes Les mariages se faisaient toujours en casa – à la maison. Le haham – rabbin – se déplaçait et mariait à la maison. À l’époque, on disait echar taleth, ce qui veut dire mettre le taleth au-dessus de la tête des jeunes mariés. Lorsque le Consistoire de France a souhaité que les mariages se fassent à la synagogue, notre communauté a condamné cette décision et quitté le Consistoire. Nous n’avions pas de Beth Din comme aujourd’hui, tout le monde mangeait casher. Nos mères préparaient la viande en respectant toujours les rites. Par exemple, jamais il ne nous serait venu à l’idée de manger une goutte de lait ou du fromage, comme le keso blanco ou le kashkaval, après la viande, c’était toujours avant de manger. Nos rabbins mangeaient comme cela, et nous tous aussi. Nos mères le faisaient normalement, c’était intégré à notre mode de vie. Dans notre quartier, il y avait bien sûr un Talmud Thora. C’était le plus important de Paris, plus de trois cents élèves y étudiaient avant la guerre, passage Charles Dallery. Pendant la guerre, une cantine avait été créée, dans les locaux du
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Talmud Thora, pour nourrir les plus pauvres ou ceux qui devaient se cacher. Ils n’avaient plus de carte d’alimentation, plus d’argent du tout. Ils venaient chaque midi mais ne restaient pas longtemps, ils prenaient une casserole de nourriture et un peu de charbon de bois puis repartaient. Mais de là est parti quelque chose, un grand mouvement. Tous les dimanches, les dirigeants des différentes organisations de la communauté se réunissaient, et parmi eux Elie Danan. Cet homme était responsable de l’alimentation à l’UGIF et il était juif sépharade, comme nous. De ce fait, il nous faisait quelques faveurs et nous distribuait parfois des aliments supplémentaires pour nos cantines. Grâce à lui, nous avons pu aider pendant un temps les enfants de déportés. Il y avait, en effet, des camps d’accueil pour les enfants de déportés tout autour de Paris, à Guy Patin, à Lamarck, à Neuilly. Nous avions réussi à en faire sortir un bon nombre chaque dimanche pour qu’ils soient reçus dans des familles du quartier, ce qui leur permettait de sortir, de bien manger et de voir d’autres personnes. Dans un premier temps, on les faisait manger dans un restaurant au 68 rue Sedaine, Chez Albert, mais cela nous coûtait très cher à cause du marché noir alors nous avons décidé de créer notre propre maison d’enfants afin d’en accueillir davantage et à moindre coût. De là est venue l’idée de la maison de Saint-Mandé. Cette maison a accueilli trente à trente-cinq petites filles et nous a coûté autant d’argent que de les emmener une fois par semaine au restaurant. Ces petites filles ont très bien vécu jusqu’au 27 juillet 1944, lorsque Aloïs Brunner, commandant du camp de Drancy les a toutes fait arrêter. Certains se sont enrichis pendant la guerre, grâce au marché noir. C’est le cas de Sam Madjar par exemple, un garçon extraordinaire. Il venait à la synagogue où il faisait des dons chaque samedi. Le jeudi matin, à L’Istanbul, un café qui se trouvait près de la synagogue, il prenait deux tables sur lesquelles il déposait des liasses de billets devant lui, et les femmes dont les maris étaient inter-
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Paris 1947. René et Esther Benbassat. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Benbassat.
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nés ou déportés venaient pour recevoir un don. Il donnait un billet à chacune, c’était extraordinaire. Il a aussi été arrêté et emmené à Drancy. Il a réussi à en sortir et est parti en zone libre. Dans le 9e arrondissement, la communauté juive était surtout représentée par de riches commerçants, des gens qui, selon moi, voulaient s’embourgeoiser, s’assimiler et se faire passer pour des Français de souche. Ils ne parlaient par exemple jamais espagnol dans la rue. Ils estimaient qu’on baragouinait un « dialecte ». Quand les Juifs du 9e arrondissement parlaient des Juifs du 11e c’était, en général, d’un air très hautain. Les femmes du 9e venaient de temps en temps pour nous distribuer des ouvrages de tricot ou des bouts de tissus récupérés. De vraies dames patronnesses ! Ils nous considéraient comme des bashos, c’est-à-dire des gens de « basse classe ». Bien sûr, c’est vrai que dans le 11e, on trouvait des ivrognes, des salopards, des hommes qui laissaient tomber femmes et enfants… Mais c’est un milieu que j’ai aimé, parce qu’il évoquait les personnages d’Albert Cohen. Ils avaient leurs surnoms, leurs défauts, leurs qualités, comme l’entraide par exemple. Même lorsqu’ils n’avaient plus qu’un sou dans la poche, ils le partageaient. Quand un Juif arrivait de Sofia par exemple, ils se battaient pour lui trouver une chambre, pour lui trouver un travail. Nous avons ouvert notre première synagogue en 1913. C’était un simple oratoire mais l’on pouvait y accueillir beaucoup de monde. Dans le 9e, ils ont construit la synagogue de la rue SaintLazare, elle était superbe mais après-guerre on ne pouvait plus l’entretenir en raison de ses dimensions. Et puis ceux du 9e étaient surtout des Saloniciens qui ont été raflés le 6 novembre 1942 et déportés par les convois 44 et 45, il ne restait plus personne après-guerre pour payer le loyer, aussi le président, Edgar Abravanel l’a donné au consistoire. C’était un immeuble entier majestueux, avec beaucoup de marbre. Notre communauté s’est donc retrouvée sans synagogue, sans âme en quelque sorte. Car, même si l’on ne croît pas en Dieu, on a toujours besoin à un moment
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ou un autre de la vie d’un lieu où se recueillir. Popincourt est devenu notre lieu de rencontre, un centre communautaire, un simple café où nous jouions aux cartes. Plusieurs jeux comme la belote ou le rami étaient de coutume mais notre jeu de prédilection était la pastra. Nos mères l’appréciaient tout particulièrement car c’était un jeu très joyeux que l’on accompagnait de petites phrases ou de dictons pour chacune des cartes. Les femmes se réunissaient également chaque jeudi après-midi pour le bain rituel, normalement appelé mikveh mais que nous appelions el banyo. Notre bain à vapeur, qui n’obéissait pas franchement aux normes rituelles, se trouvait place Voltaire. Les femmes s’y racontaient des histoires, arrangeaient des mariages, chantaient, mangeaient des borekas tout au long de l’aprèsmidi. Ainsi, lorsque ma mère revenait des bains, elle nous tenait informés des nouvelles de « Radio Voltaire », c’est-à-dire des nouvelles du quartier. Ces bains étaient des lieux de rencontre où les femmes apportaient tout ce qu’elles avaient sur le cœur, les bonnes comme les mauvaises choses, mais en essayant de trouver des solutions.
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Esther Benbassat
Témoignage d'Esther Benbassat Je dois commencer mon récit par une anecdote que j’ai apprise d’une cousine d’Israël. À Istanbul, ma grand-mère était veuve d’un premier mariage et avait un enfant, David. Elle s’était remariée avec mon grand-père Salvator Behar et avait eu trois autres enfants : ma mère Perla, ma tante Clara – Claire – et mon oncle Jacques. Quand on a parlé de quitter la Turquie, un ami de David lui a dit : « Ne t’inquiète pas, moi je vais en Amérique, je t’écrirai de là-bas ». Ma grand-mère ne savait pas lire, mais quand elle a vu arriver une lettre avec un timbre d’Amérique, elle l’a cachée : elle ne voulait pas aller en Amérique et mon oncle David n’a jamais su qu’il avait reçu ce courrier. C’est ainsi que toute la famille s’est retrouvée en France.
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1925 : l’arrivée en France
1. Terme judéo-espagnol signifiant baluchon noué aux quatre coins.
C’est David, l’aîné, qui est venu en France le premier et qui a ensuite fait venir sa mère et ses frères et sœurs. Ma mère Perla Behar est arrivée en 1925 ; de son côté mon père, Joseph Habib, est venu seul d’Istanbul avec les papiers de son frère qui s’appelait Elie Raphaël Habib et qui ne tenait pas à faire l’armée. Son frère était mort en Turquie durant son service militaire. Mon père a porté son nom toute sa vie et s’était donc vieilli de quelques années. C’était une pratique courante en Turquie pour échapper au service militaire.
Paris 20e, rue des Amandiers Ma mère et mon père se sont rencontrés en France. Ils se sont mariés le 2 février 1926 à la mairie de Saint-Mandé. Ils ont habité rue de l’Amiral Courbet à Saint-Mandé jusqu’en 1934. Quelqu’un leur a alors trouvé un appartement à Paris dans une cour du 20e arrondissement au 8, rue des Amandiers. Ma mère a habité là avec son mari et sa mère. Ma sœur Dora est née en 1926, moi Esther en 1929 et mon frère Léo en 1934. Mes parents se plaisaient en France. Marco Leon – Haïm –, le beau-frère de ma mère travaillait sur le paquebot Normandie comme ébéniste ; il avait fait embaucher mon oncle David et aussi Jacques, le frère de maman. Mon cousin Salvator Behar travaillait aux Puces. Toute la famille parlait judéo-espagnol. Mes parents parlaient naturellement entre eux mais aussi quand ils ne voulaient pas que l’on comprenne… et c’est ainsi que nous l’avons appris ! Nous sommes restés rue des Amandiers jusqu’à notre mariage.
Les marchés Mes parents étaient marchands forains. Mon père et ma mère c’étaient la tête et les jambes ! Mon père était un travailleur, une « grande gueule »
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mais ma mère l’aidait, elle le poussait et nous, les enfants, quand ils rentraient vers deux ou trois heures de l’après-midi le dimanche ou le jeudi – le jeudi l’école était fermée – nous pliions toute la marchandise. C’était la mode de l’indémaillable, des combinaisons, des chemises de nuit… Quand mon père finissait le marché, allez hop ! il mettait la marchandise comme ça lui venait dans le bogo 1. Ils vendaient aussi des mouchoirs, un petit peu de blanc, des petites pièces… Il fallait tout porter ! Tout sur le dos ! Ils n’avaient pas de voiture, ils prenaient l’autobus, ils allaient aux Lilas – du Père-Lachaise aux Lilas ce n’était pas très loin – ou alors à SaintLeu-la-Forêt. Et quand ils partaient loin, c’est qu’ils allaient à Brunoy. Nous n’étions pas riches ; on n’était pas malheureux, mais il fallait compter. Nous, les enfants, on ne se rendait pas compte s’ils comptaient ou s’ils ne comptaient pas. Nous savions que nous n’avions rien, et c’est tout. On avait juste une maison avec une entrée et une chambre ! Et ils étaient contents. Comme ils avaient peu de moyens, ils nous envoyaient en colonie ; en 1939 les vacances ont été interrompues à cause des bruits de guerre et ma mère est venue nous chercher. Nous sommes rentrés à la maison. Mon jeune frère Léo était un peu petit, un peu rachitique, pas bien costaud. On l’avait envoyé au sanatorium pendant deux ans ; en 1938, il était encore très jeune ; il n’a donc presque pas connu son papa et n’en conserve que quelques souvenirs comme cette image : quand il faisait sa toilette, debout devant la glace, une serviette sur les épaules et qu’il mettait de la gomina dans ses cheveux frisés parce que c’était la mode.
1940 : l’exode Peu après il y a eu la déclaration de guerre et, en 1940, l’exode. Notre amie Virginie, la mère de Jo Amiel – qu’on appelait « la tante » – avait décidé d’emmener son fils Jo et sa fille Sarah à la campagne dans la Nièvre.
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Photo de mariage d'Elie Raphael (dit Joseph) Habib et Perla Behar le 2 février 1925. Ils eurent trois enfants : Dora née en 1926, Esther née en 1929 et Léo né en 1934. Elie Raphaël Habib, père d'Esther fut déporté le 15 mai 1944 par le convoi 73 et mourut en déportation. Perla Habib mère d'Esther est décédée en 1954. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Benbassa
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2. Rituel aussi connu sous le nom de pidyon qui consiste à changer le nom d’une personne pour tromper les forces malfaisantes, écarter le mauvais sort. Cette pratique est reconnue par les rabbins aussi bien sépharades qu’ashkénazes et un rituel spécial a été élaboré pour cette occasion. 3. Litt. un autre coq chantait pour signifier qu'un autre pouvoir était en place.
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Depuis Sarah a changé de prénom parce qu’elle a eu un accident de tramway à Lyon pendant la guerre ; elle a perdu une jambe et, comme il est de coutume chez nous, on a fait une prière parce que c’est une nouvelle vie qui commence. Sarah on n’en parle plus, elle est devenue Simone. Quand on revient à la vie, on te change de nom, on oublie l’autre 2. Ma mère a décidé de nous envoyer aussi dans la Nièvre mon frère Léo et moi ; comme il était petit je veillais toujours sur lui. C’est comme ça qu’on s’est retrouvés, avec Jo Amiel à Cosne-sur-Loire. On est restés là quelque temps. Lorsque Paris est devenue « ville ouverte », Madame Amiel a réussi à attraper l’un des derniers trains au départ de Paris pour venir rechercher ses enfants. Ma mère, en apprenant la nouvelle, a également décidé de venir nous chercher mais il n’était plus possible de voyager. Madame Amiel est donc arrivée et a dit qu’elle repartait avec ses enfants. Je lui ai dit : « Moi je pars avec toi ! » et j’ai dit à mon petit frère : « On va voir maman ». Nous sommes repartis à pied, il n’y avait plus de trains. C’était l’exode, les gens quittaient Paris pour la campagne et nous, nous marchions dans l’autre sens ! Quelqu’un a réquisitionné une maison pour nous à Montargis. Nous avons mangé des petits trucs qu’on a trouvés dans le placard. Jo Amiel nous a quittés le lendemain pour rejoindre Paris à vélo. Nous n’étions plus que quatre : madame Amiel, Sarah-Simone, mon frère Léo et moi. On a repris la route ; il fallait faire un grand détour à pied parce qu’on n’avait pas le droit de traverser le pont de Melun. Mais là, une voiture d’Allemands s’est arrêtée et ils nous ont fait monter pour nous conduire de l’autre côté ; ils nous ont donné du pain noir et du chocolat et nous ont laissés à Lieusaint mais nous, on était… « Pouet pouet » ! On n’en menait pas large. Pendant ce temps, Jo Amiel qui était reparti à vélo a téléphoné à ma mère. À ce moment-là, on appelait au café d’en bas et quelqu’un sortait dans la rue et criait « Madame Habib ! Téléphone ! » Il a rassuré ma mère et peu après nous sommes
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arrivés. Mais là, il y avait d’autres problèmes… Comme on dit chez nous : « Otro gayo kanta » 3…
20 août 1941 : la rafle du 11e arrondissement Nous habitions au Père-Lachaise, mais mon père allait souvent dans le quartier Voltaire, au Bosphore, chez Bouco – le père de René Benbassat, mon futur mari. À l’époque, c’était là que se traitaient les affaires. Il était copain avec les Bendavid, les Namer, avec plein de monde. C’est au cours de la grande rafle du 11e que mon oncle Haïm Marco Leon a été arrêté ; il habitait 19 rue Godefroy Cavaignac avec sa femme et ses cinq enfants. L’aîné Jo avait dix-sept ans. À compter de ce moment-là, quand mon père sortait, il envoyait ma sœur « en éclaireur » guetter s’il n’y avait pas de danger, car on n’embêtait pas encore les enfants. Il avançait ainsi de rue en rue, s’arrêtant à chaque carrefour, ma sœur devant et lui, caché un peu en arrière, guettant ses signes. C’est dans le 11e, qu’on apprenait les dernières nouvelles… parce que chez nous, dans le 20e, les Juifs étaient nombreux, mais il y avait moins de Judéo-espagnols. On savait qu’il y avait des rafles, des bruits circulaient au café. On prévenait celle-là, on prévenait celui-là : « Ne rentre pas ce soir, ça va être les Turcs… »
1942-1943 : « l’étoile », la peur Nous allions à l’école rue de Tlemcen, celle où l’on a posé la première plaque en mémoire des enfants déportés. À partir de 1942, on a dû porter l’étoile. Pour mon père, il était de plus en plus difficile de travailler. Après la rafle du Vel d'Hiv’ en juillet 1942, on a commencé à avoir très peur, à se demander ce qu’on allait pouvoir faire. Ma sœur se souvient qu’en 1942, des policiers français sont venus à la maison pour arrêter mon père. Maman leur a dit qu’elle était séparée de son mari mais quelques mois plus tard, en 1943,
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à deux heures du matin on a sonné à la maison. Deux agents se sont présentés : « Madame, on vient chercher Monsieur Habib, il doit nous suivre… ». Ma mère répond : « Vous savez, je suis turque reconnue et je le protège. De toute façon il est malade… si vous voulez, je viens avec vous ». Ma mère était en robe de chambre, elle enfile un manteau par-dessus et elle part avec les policiers au commissariat du 20e arrondissement. Et là, le commissaire lance : « Mais on ne vous a pas demandé de femmes ! » Eux répondent : « Oui mais son mari est malade… ». Et le commissaire : « Mais il y a des brancards ici ! ». Alors les agents expliquent : « Oui… mais madame est turque et le protège… ». Ils ne devaient pas être au courant. Les agents ont dit : « Écoutez madame, on va vous ramener, cela nous fera perdre du temps. » Ma mère était tellement contente qu’elle avait envie de les inviter à prendre un café ! Mais elle pense aussitôt que si mon père entend plusieurs personnes monter, il est capable de se jeter par la fenêtre. Pendant ce temps-là, mon père était dans le lit, il lisait les téhilim 4. Les agents ont dit : « Il ne va pas partir, hein ? » Elle répond : « Non, puisque vous m’avez moi ! » Et les voisins ont tapé au mur pour signaler : « Tout va bien, elle est revenue ! » Ils avaient entendu sonner à deux heures du matin et, chez nous, on ne sonnait jamais, on frappait ! C’était en 1943. À partir de ce moment-là, on était toujours sur le qui-vive, on ne le savait pas… mais on l’avait échappé belle ! Malgré cela, avec Léo nous allions au Talmud Thora ; on a commencé à apprendre l’hébreu et, avec d’autres, mon père s’occupait de la cantine pour les gens du quartier.
5 mai 1944 : la rafle du Bosphore Le matin du 5 mai 1944, ma mère avait préparé des haricots blancs et elle a demandé à mon père de manger avant de partir l’après-midi. Mais lui avait rendez-vous pour une affaire et il lui a demandé tout l’argent dont elle disposait en
l’assurant qu’il lui en rapporterait beaucoup plus. Il est donc sorti plus tôt et à une heure de l’aprèsmidi, il se trouvait au Bosphore où il y a eu une rafle. Il s’est fait prendre. Quand mon père a été arrêté, il a croisé ma cousine Miryam Kazes ; de loin, il lui a fait un signe d’un air de dire : « Tu as compris ? ». Alors elle s’est mise à pleurer et est allée annoncer la mauvaise nouvelle à son père – David, le frère de ma mère – qui logeait au 89 boulevard Voltaire. David envoie Miryam chez sa sœur pour qu’elle vienne avec Dora se réfugier chez lui ; c’était un appartement fermé qui abritait déjà trois familles, la place était comptée. Il n’y avait ni gaz ni électricité, il ne fallait pas faire de bruit ni ouvrir les volets. Mon frère Léo était déjà caché chez les curés en Dordogne et mon oncle pensait que je pourrais trouver refuge chez madame Savoy, la mère d’une copine de classe non juive qui occupait une minuscule chambre de bonne au 7e étage sans ascenseur en face de chez nous. Vers 16 heures, Miryam explique la situation à maman qui décide d’attendre mon retour pour partir. Il fallait faire vite car le couvre-feu pour les Juifs était à 20 heures.
4. Psaumes.
L’étau se resserre J’avais quatorze ans et je travaillais déjà chez une modiste ; ce jour-là, j’avais reçu un pourboire de cinq francs et en passant je vois un joli bouquet de muguet à cinq francs que j’ai acheté pour l’offrir à ma mère. Lorsque j’arrive, elles me mettent au courant : le bouquet est resté sur la table… Il faut que je m’arrange avec madame Savoy pour qu’elle me dépanne. Rapidement je rassemble quelques affaires et comme elle n’était pas là, j’ai déposé mes paquets devant sa porte. Il était 10 heures du soir et elle n’était toujours pas là… alors, je regagne mon immeuble pour attendre chez des voisins de palier juifs, et tout d’un coup, j’entends qu’on tape à la porte de notre appartement. Par précaution, nous avions confié aux voisins du dessus la précieuse machine à
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1926 Paris France. Perla Habib née Béhar mère d'Esther Benbassat. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Benbassat.
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coudre Singer et d’autres choses ; quant aux haricots qui étaient tout prêts, nous les avions donnés à la concierge, on avait comme ça distribué tout ce qu’on pouvait si bien que tout le monde savait que nous n’étions pas là. Une voisine non juive de l’étage au-dessus qui était au courant est sortie pour détourner l’attention et a demandé ce qu’ils voulaient, ils tapaient tellement fort ! Il y avait des policiers et un Allemand. Elle leur a donné un marteau pour éviter qu’ils ne cherchent à côté d’où nous entendions tout. Ils ont cassé la porte, ouvert les lits-cages pour voir si on n’était pas cachés dedans, ouvert les armoires et finalement après avoir posé des scellés, ils sont redescendus. Tous les gens qui ont été pris au Bosphore ont été visités le soir même et ceux qui ne savaient pas où aller ont été pris. Ce jour-là, madame Savoy est rentrée à deux heures du matin car son mari était de retour. Le problème c’est que dans ce minuscule studio nous dormions dans le même lit elle et moi et quand son mari était là, je ne pouvais pas y être. Par la suite, ma mère et Dora se sont cachées dans un petit logement au 144 avenue LedruRollin ; là non plus il n’y avait ni gaz ni électricité, seulement l’eau mais, chose importante, il n’y avait pas de concierge ce qui assurait plus de sécurité pour les allées et venues. C’est nos voisins de palier de la rue des Amandiers – les Barocas – qui lui avaient prêté ce logement. J’allais chez le boulanger – au coin de l’avenue Ledru-Rollin et de la rue Godefroy Cavaignac – récupérer un peu de charbon de bois pour que ma mère puisse réchauffer le boulgour que j’allais chercher à la cantine ; elle allumait le feu dans un simple trou ménagé dans la paillasse près de l’évier. En 1944, j’allais travailler chez ma patronne, à la Bourse, rue de Richelieu, rue Saint Marc… mais je n’étais jamais en contact avec le public. Pour mes quinze ans, elle m’avait offert deux œufs ! Grâce à des collègues d’atelier, j’ai pu dormir tantôt chez l’une, rue des Ecouffes, tantôt chez l’autre, à Clichy. Je ne me séparais plus de mon nécessaire ni de ma brosse à dents.
Le retour de mon oncle Mon père avait été arrêté quinze jours avant le débarquement, on avait de l’espoir, on l’attendait… Ma mère se rendait parfois chez sa sœur Clara dont le mari Marco avait été déporté en 1941 et qui devait se trouver en Haute-Silésie. Ma mère lisait dans le marc de café et elle disait à Clara : « Je vois ton mari mais pour moi je ne vois rien… ». Et mon oncle est bien revenu ! Il pesait 30 kg. Il avait été arrêté en août 1941, dans la rafle du 11e et il est resté plus d’un an à Drancy. Il a été déporté en Haute-Silésie, à Blechhammer, et ma tante était parvenue à lui envoyer 1 kg de sucre dans un colis ; il l’a fait durer en le mangeant petit à petit, chaque fois un demi morceau, pas plus. On l’avait mis sur le tas des morts et quand les Russes sont arrivés, ils ont vu qu’il respirait encore. Nous pensions tous qu’il ne reviendrait pas. Son fils, mon cousin Jo Léon, avait dix-sept ans à l’époque de son arrestation ; il était devenu le chef de famille car ma tante avait cinq enfants. C’est lui qui a appris que son père allait arriver à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre ; il s’est rendu le premier là-bas parce qu’il ne savait pas dans quel état il trouverait son père. Nous y sommes allés le lendemain, dès qu’on l’a su, ma tante était auprès de lui et lui épongeait les cuisses tellement il transpirait de faiblesse : il pesait 30 kg et pourtant il est mort à 101 ans ! Pour mon père, on a su qu’il était parti avec le convoi 73. On a reçu un petit bout de papier : « Esto fue mi mazal 5, attention à vous ». C’est tout, on n’a rien reçu d’autre. Je ne sais pas comment il a réussi à faire passer ce mot. Ce n’est même pas lui qui a écrit, il ne savait pas écrire.
5. C’était mon destin.
Les années 1950 Après la guerre, ma mère a dû reprendre les marchés. Dans le quartier, tout le monde lui a dit de ne pas s’inquiéter pour la marchandise, on l’aidait. Elle partait le lundi matin à Dreux, le mardi elle faisait l’Aigle et le mercredi Crépy-en-Valois.
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Le jeudi elle venait au réassort, vendredi ChâteauThierry et samedi le marché d’Épernay. Moi je travaillais dans un magasin de gros et le samedi je l’accompagnais à Épernay. Mon frère allait parfois la chercher au métro pour l’aider à porter le bogo parce que c’était très lourd. Pour aller à Épernay par exemple on prenait le métro à six heures du matin, on allait jusqu’à la gare de l’Est pour prendre le train, on y retrouvait les copains. Il y avait un gars qu’on appelait « monsieur Clou », parce qu’il vendait des clous. Il avait une valise si lourde qu’il la déposait dans le premier compartiment ; il faisait le voyage avec nous en queue de train et il récupérait la valise à la sortie. Pas de danger qu’on la lui vole ! Pour vendre ses clous, il prenait une boîte d’allumettes, il la remplissait, cela faisait la mesure. Ma sœur et moi nous nous sommes mariées en 1952, l’une au début de l’année, l’autre à la fin, mais il y avait encore mon frère de dix-neuf ans à la maison. Ma mère a souhaité avoir un revenu fixe, une paye. Elle se disait : « Mon fils va partir à l’armée, Il faudra que j’aie de l’argent pour lui envoyer des colis ! » Elle a demandé à l’une de ses connaissances, madame André, qui faisait les marchés avec une camionnette, si elle ne voulait pas l’employer. Madame André était d’accord et elle est partie avec elle le 3 janvier pour se rendre à Dreux. Il y avait du verglas, elles ont eu un accident. Ma mère est morte sur le coup, madame André qui conduisait n’a rien eu. On s’est retrouvés orphelins, Dora avait vingtcinq ans, moi vingt-trois et mon frère dix-neuf ans. J’avais travaillé dans le Sentier chez monsieur Algazi, un fabricant de robes ; je ne faisais que les ceintures. Il y avait tellement de commandes à la Libération qu’on n’arrivait pas à fournir. René, mon fiancé, s’est dit : puisque tu fais ça pour un patron, pourquoi ne pas le faire pour nous ? En réalité je ne savais pas faire les robes, je n’avais jamais appris la coupe.
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Je me suis lancée. Oncle Baron, l’oncle de René, nous a prêté une chambre de bonne qu’il avait faubourg Montmartre et on coupait des robes comme ça, une par une, deux par deux, et on les portait à coudre chez les ouvrières. C’était moi le coupeur, j’avais pris tous les patrons. La première saison on était contents et on s’est payé des gâteaux comme des gamins. Ensuite on a pris une boutique au Pré-SaintGervais et on a monté un atelier de coupe. On fabriquait des salopettes pour enfants et je les vendais sur le marché avec un copain, Albert Schimel. Quand on était jeune on faisait partie du mouvement de Jeunesse sioniste. Il y a eu une scission et nous avons crée le Chear-Yachouv qui veut dire « Le reste viendra », plus religieux. En 1952, je me suis mariée avec René Benbassat. Je fais partie de plusieurs associations et je collabore aux recherches sur le convoi 73. Un petit groupe a fait le voyage en 1995 dans les pays Baltes, en Lituanie au camp du 9e Fort à Kaunas et en Estonie à la prison de Reval (Tallin aujourd’hui). Depuis 1983, je fais également partie d’une chorale, Zamir et du Casip Cojasor qui s’occupe des seniors et propose beaucoup d’activités.
Scène au marché. Paris 1935. Sol Mordohai. Collection Alice Joachimowicz. Photothèque Sépharade Enrico Isacco.
Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, François Azar, René et Esther Benbassat, Corinne Deunailles, Jenny Laneurie, Lydia et Jacques Salmona, Alain de Toledo. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Lydia et Jacques Salmona en 1946. « Just married ». Collection Behar Salmona. Impression Caen Repro ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40 € Siège social et administratif Maison des Associations Boîte n° 6 38 boulevard Henri IV 75 004 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030 Janvier 2016 Tirage : 1250 exemplaires
Aki Estamos, Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien