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| J ANVIER, FÉVRIER,

MARS 2016 Tevet, Shevat, Adar 5576

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

01 H ommage à

Yitshak Navon

07 L 'Université

d'été judéoespagnole 2015 en images

10 À propos de

Sur la scène intérieure, Faits — MARCEL COHEN

14 L a Djuderia de Rhodes : mon foyer perdu

— ISAAC JACK LEVY

23 E ntre el

Imperio Otomano i los Estados Unidos — DEVIN E. NAAR

29 P ara meldar — CORINNE DEUNAILLES — ARIANE EGO-CHEVASSU — MONIQUE HERITIER


L'édito La rédaction Sauvegarder, conserver, transmettre, d’une part ; inventer, créer, imaginer, d’autre part. Ces deux pôles de la culture ont toujours été indissociables l’un de l’autre. On ne peut saisir le passé sans imagination. On ne peut créer sans inspiration. Le passé sépharade est un immense jeu de pistes qui nous fait voyager à travers les époques, les latitudes, les mentalités. Un étranger proche, un étranger intime, dont nous portons en nous des fragments, mais un étranger tout de même et qui nous fascine, comme il avait fasciné les orientalistes du XIXe siècle. 1916 - 2016. Rapprocher ces deux dates c’est prendre conscience d’un monde qui a pratiquement disparu en l’espace de deux à trois générations. Et pourtant chaque jour nous apporte la preuve que ce peuple dispersé, ce royaume imaginaire des Sépharades, est encore vivace. Comme un secret bien gardé, un art de vivre chaleureux, un paradis des saveurs d’antan et des accents mélodieux. Pour s’en convaincre, il suffit de constater l’extraordinaire vitalité du répertoire musical judéo-espagnol. Repris par un nombre étonnant d’artistes, il est détourné, remanié, mutilé parfois, mais toujours très présent. Lorsque nous faisons œuvre de mémoire c’est donc toujours avec le désir qu’une image, une poésie, une mélodie suscitera de nouveaux désirs, donnera naissance à de nouveaux talents. On le constatera encore au détour de ce numéro de Kaminando i Avlando qui fait retour sur l’université d’été 2015.

Bien souvent c’est par les livres que les jeunes générations redécouvrent leur passé. Il est donc naturel que nous leur donnions une place privilégiée dans ce numéro à travers quatre chroniques qui sont autant d’exercices d’admiration. Notre association est aujourd’hui au cœur d’un véritable projet culturel. Trois universités d’été nous ont permis de tisser des liens à l’étranger avec des artistes, des chercheurs, des responsables communautaires qui consacrent leur vie à la renaissance du judéo-espagnol. Nous soutenons des projets, nous en portons d’autres. Nous avons surtout conscience que rien ne se fera sans exigence et sans ambition. Nous vous fixons d’ores et déjà deux grands rendez-vous pour 2016 : le mardi 14 juin, le contrebassiste star du jazz contemporain, Avishaï Cohen, sera notre invité et celui du Festival des cultures juives pour un concert à la salle Gaveau et, le dimanche 4 septembre, nous vous donnons rendez-vous au théâtre de l’Épée de Bois, à la Cartoucherie de Vincennes, pour une fête de Djoha qui renouera avec les origines d’Aki Estamos – les Amis de la Lettre Sépharade. Pour mener à bien ces projets nous avons besoin de votre soutien. Aideznous à franchir de nouvelles étapes par votre adhésion et vos dons - qui tous, sachez-le, ouvrent droit à déduction fiscale – (à hauteur de 66 % de leur montant et même 75 % pour les dons ISF). Et faites connaître notre action autour de vous. Vous contribuerez ainsi à pérenniser une culture qui est une vraie richesse.


HOMMAGE |

Hommage à Yitshak Navon Ancien président d’Israël et de l’autorité nationale du Ladino. Nous avons appris avec une très grande tristesse la disparition le 7 novembre 2015 d’Yitshak Navon, cinquième président d’Israël et président pendant dix-huit ans de l’Autorité nationale du Ladino. Plusieurs membres de notre association ont eu le privilège de le connaître et il s’était prêté au jeu de l’entretien en judéoespagnol devant la caméra d’Enrico Isacco. Il était avant tout un homme de haute culture, polyglotte, profondément attaché aux vertus de l’éducation. Yitshak Navon était né en 1921 à Jérusalem dans une famille judéoespagnole du quartier d’Ohel Moshe. Du côté paternel, ses ancêtres étaient originaires de Turquie et installés à Jérusalem en 1670. Sa famille maternelle était originaire du Maroc et présente en Palestine depuis 1742. Il fit ses études au lycée puis à l’Université hébraïque de Jérusalem dont il sortit diplômé en langue et littérature arabes. Après la Seconde Guerre mondiale, il décida de s’engager dans les services de

renseignements de la Hagganah. Envoyé ensuite comme diplomate en Uruguay et en Argentine, il participa à l’identification des criminels nazis exilés en Amérique latine. Sa maîtrise de l’espagnol lui permit de nouer des contacts efficaces pour le compte du nouveau service diplomatique israélien. En 1951, Yitshak Navon devint le conseiller politique et chef de cabinet du premier ministre David Ben Gourion. En 1963, il est nommé haut fonctionnaire du ministère de l’Éducation et de la Culture. Il y développa un plan de lutte contre l’illettrisme en mobilisant les jeunes femmes effectuant leur service militaire. Il devient deux ans plus tard député de la Knesset sur la liste Rafi de David Ben Gourion. Le 19 avril 1978, Yitshak Navon est élu à une très large majorité président de l’État d’Israël. Alors que Menahem Begin est premier ministre, il aura un rôle essentiel pour consolider le traité de paix avec l’Égypte signé en 1980. Bien qu’appartenant à l’élite du parti travailliste, Yitshak Navon était de par ses origines sépharades et de par sa connaissance parfaite de l’arabe, à l’aise dans tous les secteurs de la

Yitshak Navon alors directeur de l'Agence culturelle pour l'éducation des nouveaux immigrants avec une mère de famille nombreuse apprenant sa leçon. 26 avril 1964. Photothèque nationale israélienne.

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| HOMMAGE

Yitshak Navon et sa femme Ofira avec leur fils Erez et leur fille Naama dans le Sacher Park au cours de la fête de la Mimouna. Jérusalem, 8 avril 1980. Collection Navon. Photothèque sépharade Enrico Isacco.

société israélienne. Il œuvra pour réduire les différences entre les communautés et faciliter l’intégration des olim d’Éthiopie et d’Union soviétique. Malgré sa popularité, Yitshak Navon refusa en 1983 de se représenter pour un second mandat. Il fut en revanche ministre de l’Éducation et de la Culture de 1984 à 1990. Député jusqu’en 1992, il mit ensuite fin à sa carrière politique. Il investit alors toute son énergie au service de la promotion du judéoespagnol. Il était notamment l’auteur de deux comédies musicales sépharades Romancero Sefardi (1968) et Bustan Sefardi (1970) représentées au théâtre Habimah de Tel-Aviv. Nul mieux que lui ne pouvait présider l’Autorité nationale du Ladino et sa disparition nous désole autant qu’elle nous inquiète.

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Nous reproduisons ci-dessous l’hommage en judéo-espagnol que lui a consacré Moshé Shaul qui fut à ses côtés le vice-président de l’Autorité nationale du ladino et l’hommage émouvant de l’un de ses plus proches amis, Eliezer Papo, né en 1969 à Sarajevo et professeur de judéo-espagnol à l’Université Ben Gourion du Neguev.


HOMMAGE |

En Yerushalayim murio oy Yitshak Navon, el V Prezidente de Israel i personalidad mas admirada i respektada de las komunidades sefaradis en el mundo. Yoramos la piedrita de un grande lider, ombre de estado, intelektual, edukador i eskritor ; un prezidente ke ovro para la union entre los diferentes sektores de la povlasion ; una persona ke advoko siempre la igualdad del ombre, sin diferensia de rasa, djenero o relijion. Sigiendo la tradision del mundo sefaradi, el estava konvensido ke kale adoptar el kamino de la toleransia i alesharmos de todo modo de ekstremismo, pozision ke adopto en su vida personala tambien, karakterizada por su aktitud amable i amistoza. Al lado de su aktividad publika i politika, Yitshak Navon kontribuyo muncho al mantenimiento i promosion de la erensia kulturala sefaradi ke el absorbo al seno de su famiya, en Yerushalayim. Su amor a esta tradision se reflekta, entre otras, en sus 2 ovras de teatro, Romansero Sefaradi i Bustan Sefaradi ke tuvieron grande reushidad i insuflaron una mueva vida en la aktividad kulturala djudeoespanyola, i tambien en los 18 anyos durante los kualos enkaveso la Autoridad Nasionala del Ladino. Tuvi el privilejio de gozar, a lo largo de munchos anyos, de su amistad i apoyo en la lucha para el futuro del ladino i su kultura. El mos mankara muncho, a mi personalmente i tambien a todos los amantes de la kultura djudeoespanyola. Mi famiya i yo mizmo kompartimos el dolor de su mujer, Miri, sus ijos, Naama i Erez, i toda la famiya Navon. Ke su alma deskanse en paz. Moshe Shaul

In Memoriam, Don Isak Navon, 1921 – 2015 Karo prezidente, amigo i ombre enshemplario, karo Mar Navon, karo Don Isak, karo Isak ! En favlando sovre los Sefaradim, siempre eras dizien, « Mos dizen ke somos un punyado de djente, non saven, los zavalis, ke, segun la definision, la aristokratia es siempre poka »… Un viejo refran dize : « Loke dize Reuven de Shimeon, mos dize mas de Reuven ke de Shimeon », i komo « refran mintirozo no ay », tambien esta fraza tuya dezia mas de ti, ke de tus konfratelos, los Sefaradim, de oy. Ama, tanto si non todos los Sefaradim son fidalgos, tu lo eras de veras, i komo « de kasta vienen los reyes », tu komo el rey, mos fizites kasta. Al kavo del ravo : « Un rey sin djente, non vale niente ». Te saludamos, Prezidente de Israel, muestro paiz de siempre, i rey de Sefarad, muestro paiz imajinario, rogando ke, el Rey de los reyes, el Santo bindicho El, te de repozo enterno. En Ganeden ke estes, i sea tu alma atada en el atadijo de los bivos, Amen ! Eliezer Papo

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| HOMMAGE

De gauche à droite : Yitzhak Navon, Miriam, sa mère, Viktor, son frère, Yosef, son père. Jérusalem, 1935. Collection Navon. Photothèque sépharade Enrico Isacco.

Famille d'Yitzhak Navon. De gauche à droite : debout : Avraam Yaish (un parent), Haim Benatar (son oncle), Yosef (son père), assis : Ester (une soeur), Hana (sa grand-mère), un enfant, un bébé, Miriam (sa mère). Jérusalem, mai 1918. Collection Navon. Photothèque sépharade Enrico Isacco.

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KE HABER DEL MUNDO ? |

Ke haber del mundo ?

À Paris

24.01

Rencontre avec Haïm Vidal Sephiha – Journée internationale à la mémoire des victimes de la Shoah.

Isaac Pereire peinture de Léon Bonnat. Photo RMN Grand Palais.

À Paris

18.01

Quinzième conférence Alberto Benveniste Sous le patronage de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études et de l’École normale supérieure, Esther Benbassa directrice du Centre AlbertoBenveniste organise, le 18 janvier 2016 à 17 h à l’École normale supérieure, 45 rue d’Ulm 75 005 Paris, salle Dussane, la quinzième conférence Alberto-Benveniste.

19.01 > 23.02

Concession de la nationalité espagnole aux Sépharades : « Culture et civilisation » à l'Institut Cervantès Le mardi 15 décembre à 19 h s’est tenue, à l’Institut Cervantès de Paris, une soirée d’information sur les conditions de concession de la nationalité espagnole aux Juifs sépharades originaires d’Espagne. Cette manifestation a été organisée par l’Institut Cervantès avec l’ambassade d’Espagne en France et le consulat d’Espagne en France, en collaboration avec l’Association Aki Estamos – Les Amis de la Lettre Sépharade.

Cyril Grange directeur de recherche au CNRS interviendra sur le thème : La banque sépharade en France au XIXe siècle : les Pereire et les autres… La conférence de Cyril Grange sera suivie de la remise des prix Alberto-Benveniste 2016 de littérature et de la recherche ainsi que de la bourse Sara Marcos de Benveniste en études juives 2016. La conférence se clôturera par un récital de chansons traditionnelles judéo-espagnoles par Keren Esther (voix) accompagnée de Narciso Saul (Voix et guitare) et Sylvain Fournier (percussions).

À l’occasion de cette réunion d’information, il a été rappelé que, conformément à la loi du 24 juin 2015 pour la concession de la nationalité espagnole aux juifs sépharades originaires d’Espagne, l’Institut Cervantès administrait deux preuves qui font partie des conditions requises : la possession d’un diplôme d’espagnol de niveau A2 ou supérieur et d’un diplôme qui accrédite la connaissance de la Constitution, de la réalité sociale et culturelle espagnoles. Dans cette perspective, l’Institut Cervantès organise un cours spécifique de préparation « Culture et civilisation » du mardi 19 janvier au mardi 23 février de 15 h à 18 h. Le diplôme d’espagnol de niveau A2 fait partie des diplômes habituellement décernés par l’Institut Cervantès.

Né à Bruxelles en 1923, Haïm Vidal Sephiha a été déporté à 20 ans à Auschwitz. Il en revient en 1945 après avoir survécu aux marches de la mort. Après des études de chimie, il s'oriente vers la linguistique et fondera la chaire de judéo-espagnol à la Sorbonne. Animée par Alain de Tolédo, président de l'association Muestros dezaparesidos. Mémorial de la Shoah. 17 rue Geoffroy L'Asnier 75004 Paris. Entrée libre sur réservation. Auditorium Edmond J. Safra

À Londres

05.09 > 07.09

Dix-neuvième congrès des études judéo-espagnoles Appel à communications Le dix-neuvième congrès des études judéoespagnoles se tiendra du 5 au 7 septembre 2016 à l’université Queen Mary de Londres. Elle est ouverte aux chercheurs et aux étudiants qui préparent des thèses relatives au monde judéo-espagnol. Les candidatures sont acceptées jusqu’au 31 janvier 2016. Chaque candidat devra produire : - une communication originale et inédite d’une durée maximum de 20 minutes. - u ne présentation brève (n’excédant pas 10 minutes) d’un projet ou d’un travail de recherche en cours, y compris projections et publications. Les thèmes devront concerner la langue ou la littérature des Judéo-espagnols à une époque postérieure à l’Expulsion. Les résumés de 200 mots au maximum devront être envoyés à l’adresse suivante : sizen.yiacoup@liverpool.ac.uk KAMINANDO I AVLANDO .17 | 5 |


| KE HABER DEL MUNDO ?

Isaac Revah revient sur...

Passeport pour Sefarad Un acte solennel de Philippe VI d’Espagne Le 30 novembre 2015 Sa Majesté le roi Philippe VI d’Espagne a invité un certain nombre de personnalités à un acte solennel consacré à la loi relative à la concession de la nationalité espagnole aux Sépharades descendants des Juifs expulsés de la Péninsule ibérique en 1492. Cet acte solennel a eu lieu au Palais royal de Madrid en présence du ministre de la Justice, Raphaël Catala, des députés et sénateurs qui ont été très actifs dans la rédaction de cette loi et de nombreux diplomates. Étaient également présents des représentants des communautés juives : Isaac Querub, président de la Fédération des communautés juives d’Espagne, David Hatchwell, président de la communauté juive de Madrid. Le Centro Sefarad-Israel était représenté par son directeur Miguel de Lucas et par deux directeurs de départements. Enfin participaient également à l’Acte cinq membres de l’entité Erensya : Alicia Sisso (Voces de Haketia, New-York), Angel Calderon (Federacion Sefaradi Latinoamericana, Bogota), Alberto Levy (Comunidad Sefaradi de México), Jacques Sigura (Comunidad Sefaradi de Esmirna, Turquie), Isaac Revah (Association Aki Estamos – AALS et à titre personnel, Paris). | 6

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Réparer une injustice historique

Discours de Sa Majesté le Roi Felipe VI

Le ministre de la Justice prend la parole et souligne que la nouvelle loi a pour objectif de ne pas persévérer dans les erreurs du passé : « Avec cette loi, notre pays est en train de prendre les mesures nécessaires pour réparer cette injustice historique qui résulte de l’expulsion des Juifs d’Espagne ». Il rappelle que dans l’histoire « existent des événements très douloureux comme l’expulsion des Juifs, mais aussi des moments de convivialité, de bonne entente et de tolérance, à l’exemple de Tolède, la cité des trois cultures. Cette tolérance, qui a disparu un jour, se retrouve en 2015 dans la société espagnole actuelle, ouverte et dynamique, sachant interpréter son histoire et corriger ses erreurs ». Le retour à Sépharade n’est plus une illusion affirme Raphaël Catala : en effet aujourd’hui 4 307 Sépharades ont obtenu la nationalité espagnole par lettre de naturalisation et il y a 583 demandes en cours d’examen d’après le dispositif prévu par la nouvelle loi.

Le roi Felipe VI commence son adresse à l’assistance par une exclamation affectueuse envers les Sépharades expulsés en 1492 : « cuanto os hemos echado de menos ! » (Combien vous nous avez manqué !). Puis il déclare aux descendants des expulsés qu’ils sont à nouveau chez eux en Espagne (« Estais de nuevo en vuestra casa »). Avant d’ajouter qu’il a eu ce privilège peu fréquent de « pouvoir écrire des pages nouvelles et positives en signant la nouvelle loi » dont l’adoption a fait l’objet d’un consensus entre les différents groupes parlementaires.

Isaac Querub intervient ensuite et déclare : « on nous a appelés Espanolès sin patria mais nous fûmes et serons toujours les ambassadeurs d’un pays que nous sommes incapables de cesser d’aimer ». Il souligne également que certains peuvent exprimer par écrit leur rancœur mais que les Sépharades ne l’ont pas fait pendant 500 ans et ne le feraient pas davantage aujourd’hui.

Le Roi rappelle que la rencontre nouvelle entre l’Espagne et les Sépharades date du milieu du XIXe siècle et que cette loi, qui offre la nationalité espagnole, achève le processus de réintégration. Il « remercie, avec affection ces communautés pour leur loyauté et pour avoir fait prévaloir l’affection sur la rancœur », pour avoir conservé comme un trésor leur langue et leurs coutumes « qui ne sont autres que les nôtres » et, enfin, pour avoir « enseigné à leurs enfants l’amour de cette patrie espagnole ». Felipe VI affirme en conclusion que les Espagnols comptent beaucoup sur les Judéo-espagnols à l’avenir : « nous attendons beaucoup de vous car nous n’oublions pas les nombreuses contributions apportées par la communauté sépharade durant tant de siècles ». Il cite alors comme exemples les noms de Maïmonide et d’Abraham Ibn Ezra.


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Université d'été judéo-espagnole 2015

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Renato Kamhi.

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Marlène Samoun.

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Jenny Laneurie et Monique Covo (chorale d'Aki Estamos – AALS).

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Antonina Zharava-Kamhi.

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Rafael Kamhi.

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De gauche à droite : Ioana Nechiti, Andrea Soroko Naar et Devin E. Naar.

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La librairie.

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Le public lors de la soirée d'ouverture.

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Susana WeichShahak.

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Crédits photo : AIU/ Jean-Pierre Riom et Aki Estamos – AALS/ François Benedetti.

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e gauche à D droite : Jenny Laneurie, Moïse Cohen, François Azar, Gabrielle Rochemann, Isabelle Cohen.

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Xavier Rothéa.

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e gauche à D droite : MarieChristine Bornes Varol et Pilar Romeu Ferré.

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e gauche à D droite : Hazal Corak, MarieChristine Bornes Varol, Doris Motro, François Azar, Susana Weich-Shahak, Il-Il Baum, Yusuf Magiya.

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Une partie de l'équipe d'accueil : de gauche à droite au deuxième rang, Isaac Revah, Roni Aranya, Andrew Penn. Au premier rang : François Azar, Ariane Ego-Chevassu, Annette Loëb, Irène Behar, Judith Revah, Suzanne Varol, Françoise Apiou.

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telier cuisine A avec Françoise Apiou.

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e gauche à D droite : Reysi Kamhi, Il-Il Baum, Doris Motro, Hazal Corak, Yusuf Magiya, Ioana Nechiti.

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telier enfants A avec Sandra Albukrek-Sebban.

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ne partie des U étudiants de l'atelier chant de Susana WeichShahak.

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'atelier enfant de L Reysi Kamhi.

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oncert de C Kobi Zarco : Uzi Rozenblat (accordéon).

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Kobi Zarco.

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telier chant de A Susana WeichShahak.

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Frank London.

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adav Lev N (concert Azafea).

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emy Yulzari R (concert Azafea).

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ierre Sintès P (soirée Rhodes).

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Isaac Jack Lévy.

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ichael M Dinerstein (récital S. Kundish).

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Svetlana Kundish.

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Rita Ender.

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Crédits photo : AIU/ Jean-Pierre Riom et Aki Estamos – AALS/ François Benedetti.

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| AVIYA DE SER… LOS SEFARDIM

Marcel Cohen

Aviya de ser…los Sefardim

À propos de Sur la scène intérieure, Faits.

1. Cf. KiA n°6 septembre 2013.

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Les auditeurs de la troisième Université d’été judéo-espagnole ont eu le privilège de rencontrer Marcel Cohen et d’assister à la lecture par Laurent Natrella, sociétaire de la Comédie-Française, du premier chapitre de son livre Sur la scène intérieure, Faits paru en 2013 chez Gallimard. Nous en avions souligné l’importance dès sa publication 1. Ce livre de mémoires contient selon les mots de l’auteur : « tout ce dont je me souviens, et tout ce que j’ai pu apprendre aussi sur mon père, ma mère, ma sœur, mes grands-parents paternels, deux oncles et une grand-tante disparus à Auschwitz en 1943 et 1944 ». Ce tout ne représente que quelques fragments arrachés à l’oubli puisque l’auteur était âgé de cinq ans et demi lorsque ses parents ont été déportés. Ils forment autant de signes qui dessinent en creux le portrait des disparus, de la même façon qu’un vêtement garde en lui la mémoire de celui qui l’a porté.


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Le livre de Marcel Cohen est d’abord un exercice très personnel, l’œuvre d’un écrivain. Sans la musique des mots, le lecteur serait incapable de ressentir la nuance particulière d’un sentiment, le détail significatif d’une réalité banale. Et pourtant dans le texte qui suit  2, Marcel Cohen se défend d’avoir voulu faire œuvre. Sur la scène intérieure, Faits a été écrit à la demande du grand psychanalyste et écrivain J.-B. Pontalis (il avait horreur qu’on l’appelle par son prénom. Pour tous ceux qui l’ont connu, il était donc « Jibé ») pour la collection « L’un et l’autre » qu’il dirigeait chez Gallimard. Ce livre contient tout ce dont je me souviens et tout ce que j’ai pu apprendre aussi, sur ma famille, déportée en 1943, alors que j’avais 5 ans. Pour un écrivain, un tel livre, par sa nature même, est le lieu de bien des contradictions. J’ai tenté de les noter brièvement. Voici ce qui m’est venu à l’esprit : 1. En tant que fils de déportés, je suis très heureux qu’un tel livre existe, et pour des raisons évidentes. Et cependant, c’est un livre qui rejette son auteur en tant qu’écrivain. Ce n’est pas du tout un livre où l’écriture est en jeu. C’est même un livre où l’écriture n’était pas du tout la bienvenue. C’est donc un livre qui, à première vue du moins, n’engage pas l’auteur en tant qu’écrivain. On pourrait aller plus loin et dire que l’auteur voulait échapper à la littérature. À l’appellation de « récit », je préfère donc celle de « dépôts de savoir » empruntée à un titre de Denis Roche. Cependant, le livre est immédiatement retombé dans la littérature, et avant même sa publication. S’il est publié par un psychanalyste, il l’est, en effet, dans une collection vouée à la littérature pure et chez un éditeur dont c’est la spécialité. Pourquoi vouloir échapper à la littérature ? Parce que la littérature tente d’éclairer, de rendre lisible, de faire apparaître les réalités dans toute leur lumière. C’est parce qu’ils ont l’ambition de faire « toute la lumière » que les récits et les livres

ont un début, une apogée et une fin. Dans la vie, personne n’est maître ni du début ni de l’apogée ni de la fin. Or, non seulement la matière de ce livre est venue dans le désordre, décennie après décennie, mais elle ne forme pas un tout cohérent et il m’apparaissait clairement qu’il fallait la conserver telle quelle. En effet, sauf à tirer ce livre vers la fiction, il était impossible de ne pas conserver les silences, les lacunes et l’oubli, qui entourent ce livre et qui, sans doute, en sont le cœur même. En d’autres termes, et contrairement à un ouvrage littéraire, ce livre n’éclaire rien et n’a rien à dire. 2. Par antithèse, on peut se dire (et sans doute le faut-il) que la fonction de la littérature est d’accueillir des expériences, des faits, des récits qui, pour une raison ou pour une autre, lui échappaient jusque-là. Et pour lesquels il n’y avait, en tout cas, pas d’autres formes possibles. Georges Perec expliquait que l’un des ouvrages littéraires qui l’avait le plus étonné c’était L’Espèce humaine de Robert Antelme, dans lequel celuici relate son expérience d’ancien déporté à Buchenwald, Gandersheim et Dachau. Si Perec utilise le mot de « littérature » pour ce qui s’apparente à un document, c’est pour une raison très simple : Antelme a su transformer en langage une expérience extrêmement complexe. Sans de très grandes qualités d’écriture, cette expérience serait restée, soit de l’ordre de l’indicible, soit de l’ordre de ce que nous savions déjà sur les camps. Rappelons, à ce propos, que la grande hantise des déportés était de ne pas être compris s’il leur était donné de témoigner un jour. Les nazis eux-mêmes misaient sur le caractère absolument « incroyable » de leurs méthodes. C’était là leur ultime rempart. Dans une lettre adressée à Berlin en juin 1943, le haut-commissaire du Reich pour les territoires de l’Est écrivait : « Supposons un instant que nos ennemis aient vent de nos pratiques et les utilisent dans leur propagande. Cela ne leur serait d’aucun secours pour l’excellente raison que personne ne les croirait. »

2. Texte d’une conférence que Marcel Cohen a bien voulu nous confier et nous autoriser à reproduire.

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| AVIYA DE SER… LOS SEFARDIM

On comprend donc mieux pourquoi Perec ne voit pas seulement en Robert Antelme un témoin, mais un grand écrivain. 3. Sur la scène intérieure est le genre d’ouvrage qu’au fond, un fils de déportés aurait aimé voir écrit par quelqu’un d’autre. C’est impossible puisqu’il est seul détenteur des informations. Mais, d’un autre côté, il n’est pas normal que ce soit l’héritier des victimes qui ait à se déclarer comme tel et à se faire le gardien de ces dernières. Il n’est pas tout à fait irréaliste de penser que, peut-être, quelqu’un aurait pu souhaiter prendre en charge une telle mémoire, qu’il se serait inquiété de savoir qui étaient les disparus. Ce n’est pas un simple fantasme : après tout, on peut très bien recueillir la mémoire d’autrui. Or, tout ce qui est fait dans ce sens l’est, et presque toujours, à l’initiative des héritiers des victimes ou de leurs ayant droits moraux, c’està-dire, généralement, par des institutions juives, que ce soit en Europe, en Amérique, et évidemment en Israël. En d’autres termes encore : en ne faisant rien de ce qui précède, nos sociétés témoignent d’une passivité qui est de même nature que la passivité ayant rendu les crimes possibles. 4. Puisqu’il s’agit d’un sujet extrêmement sensible, on peut se demander si un tel livre est bien à même de soulever des questions plus générales, au-delà de ce qu’il tente de préserver matériellement (des souvenirs d’enfance, des photos, des faits, des objets, des odeurs, etc.) La matière de ce livre semble beaucoup trop friable et lacunaire pour déboucher sur quelque réflexion que ce soit. En d’autres termes, l’auteur a beaucoup de chances de se voir félicité pour quelque chose qu’il n’a pas voulu faire, ou qu’il a cherché à éviter. Et notamment pour la « sensibilité » (je mets ce mot entre guillemets), qu’à tort ou à raison, on peut voir dans un tel livre, voire pour sa « sensiblerie » (je mets là aussi des guillemets). Dans ce livre, il est clair qu’il ne s’agissait pas du tout d’émouvoir, mais de redonner un visage à

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ceux qui risquaient de le perdre définitivement. Je rappelle la formule magique d’Alberiche qui rend invisible dans L’Or du Rhin de Richard Wagner : Seid Nacht und Nebel gleich « soyez semblables à la nuit et au brouillard ». « NN » pour Nacht und Nebel, c’est aussi l’abréviation du latin nomen nescio « je ne sais pas le nom » qui avant la guerre, et dans toutes les morgues d’Europe, servait à désigner les cadavres non identifiés. Il faut rappeler par ailleurs que dans l’Europe occupée, les nazis commençaient très souvent par détruire les cimetières juifs avant de s’en prendre aux vivants. Ce fut notamment le cas en Grèce. L’artiste Jochen Gerz, pour sa part, a dénombré 2 146 cimetières juifs rasés dans la seule Allemagne. Les nazis estimaient, et à juste titre, qu’une communauté qui n’avait plus de passé n’avait plus d’avenir. 5. L’auteur ne peut pas, et ne veut pas, tirer gloire de ce livre, parce que, au fond, c’est le seul livre qu’il n'a pas écrit. Ce livre était écrit dans sa mémoire bien avant d’être couché sur le papier. Il ne présente donc pour l’écrivain aucun risque puisqu’il ne pouvait pas être écrit autrement. Il ne représente pas non plus la moindre aventure. Pour un écrivain, c’est une situation nouvelle que de n’avoir rien à décider concernant ni ce qu’il convient de dire dans un livre ni sur la manière de le dire. On pourrait donc affirmer que ce n’est pas un livre de l’auteur, au sens strict du terme. C’est plutôt un livre en forme d’image de l’auteur dans un miroir. 6. Il y a une autre raison pour laquelle un auteur peut se sentir gêné devant un tel livre, c’est la remarque de Maurice Blanchot dans l’Ecriture du désastre : « Il y a un degré de la douleur humaine au-delà duquel l’exercice d’un art devient une insulte à cette douleur. » En d’autres termes, comment éviter une part de séduction, même très mince ? Et est-ce possible ? On peut se demander si essayer d’être aussi peu séduisant que possible, ce n’est pas, encore, une manière de séduire.


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On doit se dire que Goya a beau travailler aussi sobrement que possible, quand il grave Les désastres de la guerre, il n’a pu empêcher un certain esthétisme du noir et blanc. Bref : peut-on éviter tout effet en littérature ? La réponse, dès que l’on a pour souci de s’adresser à quelqu’un, et d’être compris, est, très vraisemblablement, « non ». 7. On peut difficilement éviter l’argument suivant, même s’il est un peu de mauvaise foi : l’auteur, qu’il le veuille ou non, tire un avantage de la douleur des autres, au sens où l’entend Blanchot. Cette fois encore, comment éviter cette sorte d’exploitation involontaire ? En tout cas, que l’auteur le veuille ou non, cela fait bel et bien un livre de plus dans sa bibliographie. Et, de surcroît, il semble donner l’impression de vouloir attirer sur lui la pitié, au titre de son expérience d’orphelin. C’est extrêmement désagréable parce que s’il y a quelque chose qu’un enfant de déportés ne supporte pas, c’est bien la pitié, et sous quelque forme que ce soit. Un enfant de déportés est un accusateur. C’est même un accusateur extrêmement virulent. 8. S’il n’écrit pas un tel livre, l’auteur laisse se perdre quelque chose qu’il dépendait de lui, et de lui seul, de ne pas laisser disparaître à jamais. Certes, les noms des victimes sont préservés quelque part. À Paris, les noms des Juifs déportés à partir de la France, sont, notamment, gravés dans le marbre du mémorial de la Shoah. Sur ce monument, on trouve les noms de 75 721 déportés. Mais, il faut se rendre à l’évidence : ces noms sont illisibles. Plus exactement, ces noms ne sont lisibles que par ceux qui les cherchent, et qui savent donc, déjà, qu’ils se trouvent bien sur le monument. Voici, par ailleurs, quelques chiffres : Pour le soixantième anniversaire du départ du premier convoi de Drancy, il a fallu 3 heures pour lire les noms des 1 000 déportés. On compte, au total, 77 convois au départ de ce camp entre 1941 et 1944.

Pour lire les noms des déportés de ces 77 convois, à la date de leur départ, il a fallu, à raison de mille déportés par convoi en moyenne, un total de 231 heures. Une remarque de Günther Anders dans L’obsolescence de l’homme prend ici toute sa dimension. Je le cite : « Dix morts c’est un massacre, mais six millions c’est une pure abstraction. » Il faut ajouter ceci : non seulement c’est une abstraction, mais il n’y a aucun moyen de sortir de cette abstraction pour rendre un visage aux victimes et pour se contenter même de lire leurs noms. Pour lire les noms de 6 000 000 de victimes, il faudrait 18 000 heures. Soit 750 jours. Soit encore 2 ans de lecture, 24 heures sur 24, sans interruption. 9. En d’autres termes, malgré tous les soins que mettent les témoins pour préserver ce qui peut l’être, seuls les bourreaux sont tout à fait réels. Nous savons tout, ou presque, sur Eichmann ou sur Rudolf Hoess, le commandant d’Auschwitz (qui a d’ailleurs écrit ses mémoires). Mais, en Ukraine, par exemple, les fosses communes, contenant un million cinq cent mille morts, ne sont pas encore toutes localisées et les noms des victimes sont, très vraisemblablement, perdus à jamais. 10. Voilà, en gros, et très sommairement, ce que je peux dire autour de ce livre. Pour résumer, c’est sans doute le seul livre que je ne me serais pas pardonné de ne pas avoir écrit. Mais, en même temps, c’est un livre dont les retombées me font un peu peur parce que, comme je le disais plus haut, j’ai du mal à accepter qu’on m’en attribue quelque mérite que ce soit. Cependant, j’ajoute aussitôt ceci, pour terminer, et pour ajouter une contradiction supplémentaire à ce qui précède : malgré tout ce que je viens de dire, si je suis parmi vous, c’est évidemment pour défendre ce livre.

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Isaac Jack Levy

La Djuderia de Rhodes : mon foyer perdu 1. And the World Stood Silent : Sephardic Poetry of the Holocaust. University of Illinois Press, 1989 2. Jewish Rhodes : A Lost Culture. Judah Magnes Museum, 1989. 3. Ritual Medical Lore of Sephardic Women. University of Illinois Press, 2001.

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Le professeur Isaac Jack Levy est né à Rhodes en 1928. Sa famille a quitté son île natale en 1939 pour rejoindre Tanger d’où il émigre aux États-Unis en 1944. Après un doctorat à l’université du Michigan, Isaac Jack Levy est nommé professeur à l’université de Caroline du Sud où il enseigne la langue et la littérature espagnoles. Il a cofondé l’American Society of Sephardic Studies et est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels And the World Stood Silent : Sephardic Poetry of the Holocaust 1, Jewish Rhodes : A Lost Culture 2 et en collaboration avec son épouse Rosemary Levy Zumwalt, Ritual Medical Lore of Sephardic Women 3. Nous publions ci-dessous la traduction française de la conférence donnée par Isaac Jack Levy le 8 juillet 2015 lors de l’Université d’été judéoespagnole et consacrée à l’histoire de la communauté juive de Rhodes.


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La rue principale du quartier juif de Rhodes dite Calle Ancha vers 1917. Collection Gérard Lévy. Photothèque sépharade Enrico Isacco.

Je me souviens de mon foyer perdu, la Djuderia de Rhodes. Mes souvenirs sont très présents même si – ou peut-être parce que – j’ai quitté mon île natale avec ma famille, alors que j’étais un enfant âgé de seulement dix ans, pour trouver refuge dans la ville internationale de Tanger au Maroc en 1939. Je me souviens parfaitement de marcher main dans la main avec mon grand frère Julian vers le restaurant de Monsieur Davichon où, longtemps avant que nous arrivions, nous pouvions sentir l’odeur des chich-kebabs et comment je jouais avec mon cousin, qui s’appelait également Isaac Levy, dans les ruelles tortueuses de la vieille ville. Tout jeunes enfants, mon frère, mes cousins et moi ne réalisions pas l’importance historique des rues pavées de galets de la ville fortifiée dont l’édification remontait aux périodes classique et médiévale. Pour nous, l’essentiel était que les maisons et les ruelles soient remplies de vie. Nous étions bien à l’abri et en sécurité dans un berceau douillet entouré d’épaisses murailles. Je peux encore

entendre les gens se saluer depuis le seuil de leur porte : Komo esta, Mana Rahel ? (Comment allezvous, Madame Rachel ?) Il ijo ke biva sien anyos (Que ton fils vive jusqu’à 100 ans !) Komo esta la mana ? (Comment va ta mère ?). Dans ces mêmes rues on entendait les prigoneros (crieurs publics) annoncer Asinder mujeres ! (Allumez les lampes de Shabbath, Mesdames !), A selihot, ermanos ! (Debout, mes frères, pour selihot ! – les prières du pardon et de miséricorde qui précèdent le nouvel an juif ). Je me souviens des rues dans le quartier des affaires débordantes des activités des marchands et de leurs clients et bruissantes de cette langue du commerce, mélange de judéo-espagnol, de turc, de grec et d’italien. Et je peux encore sentir le parfum des épices, des fromages relevés, des olives, des poissons salés, et de mes plats favoris, le pain sortant tout juste du four, du pita et de l’estasmus 4. La Rhodes juive s’étendait au-delà de la ville fortifiée. Les riches vivaient dans le quartier de Marash, dans des villas entourées de cours, avec

4. simit pain rond brioché en forme de couronne couverte de sésame (ndlr).

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Ruelle de l'ancien quartier juif de Rhodes, dite kaleja de la buzada (de buz, glace en turc) en raison du courant d'air frais qui y passe. Juillet 2014. Collection F. Azar.

des fontaines et des jardins soignés. Il y avait le Mandraki, avec son petit port où, il y a des siècles, le Colosse de Rhodes, l’une des Sept Merveilles du monde, chevauchait l’embouchure du port. Les amis et les jeunes couples se promenaient en début de soirée et l’on pouvait voir des jeux de lumière sur l’eau et entendre les rires provenant des restaurants et des magasins. La paix de Rhodes fut détruite ; l’idylle avec Rhodes fut brisée. Les lois raciales que le Messaggero di Rodi annonça le jeudi 1er septembre 1938 firent voler en éclat la communauté juive. Parmi mes souvenirs d’enfant de neuf ans, je me rappelle la première strophe d’une nouvelle chanson composée spontanément et qui traitait des nouvelles lois : Prima noche de septiembre Asentados a komer Los jurnales en la mano Mos salio este haber. La première nuit de septembre Assis à manger Tenant le journal dans la main Nous avons reçu ces nouvelles. Le jour suivant, un vendredi, comme d’accoutumée, ma mère et moi sommes allés au port de Mandraki pour faire les courses du Shabbat. Certains leaders de la communauté sépharade se rassemblèrent autour de ma mère, qui était tenue en grande estime en raison de sa parenté avec Reuben Capeluto, un banquier de Rhodes. Je me tenais silencieusement à ses côtés, et écoutais les avertissements qu’ils adressaient pour eux-mêmes et la communauté. Ce n’est que bien plus tard, à la fin des années 1940, que j’ai appris que la population des Juifs de Rhodes avait déjà chuté de quatre à deux mille personnes, en raison d’une vague d’émigration économique au début du XXe siècle. En juillet 1944, sur les 1 716 Juifs présents à Rhodes, 1 674 furent déportés et 54, principalement de

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nationalité turque, purent rester grâce aux efforts du consul général de Turquie, Selahattin Ülkümen. Les membres de la communauté sépharade qui se considéraient eux-mêmes comme loyaux envers le gouvernement, et dont les enfants étaient d’enthousiastes participants au Gruppo giovanile fascista, ressentirent durement les odieux propos antisémites du journal. J’étais moi-même alors, un Figlio della Lupa, un jeune scout. Les nouvelles lois furent appliquées sans délai. Les Juifs qui servaient dans l’Armée furent renvoyés, et certains officiers, qui se sentirent complètement trahis, se suicidèrent. Les banques juives furent expropriées et les grandes entreprises fermées. Le prestigieux Collège rabbinique dut fermer ses portes. Les enseignants et les directeurs d’écoles publiques juifs furent relevés de leur fonction ; les étudiants juifs interdits dans les écoles d’État. Les fascistes exproprièrent le vieux cimetière juif datant de 1593 et un nouveau, situé à quelques kilomètres de la ville, le remplaça. Cet ordre s’abattit cruellement sur la commu-


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nauté ! Plus de mille sépultures furent exhumées. Mon père, que j’ai à peine connu puisqu’il est mort lorsque j’avais deux ans, fut le quatrième à y être transféré. Les Juifs qui s’étaient établis dans le royaume d’Italie après le 1er janvier 1919 avaient six mois pour quitter le pays. Les mariages entre Juifs et « Aryens », qualifiés de mélange de races, furent prohibés. L’emploi de domestiques, surtout « aryens » et l’exercice de certaines professions également interdits. Même si la communauté continuait à fréquenter la synagogue et à suivre les rituels religieux 5, on ordonna aux commerçants d’ouvrir leur magasin les samedis et l’abattage rituel des animaux n’était plus autorisé. Pour contourner ces restrictions, ma propre famille et certains amis achetaient une chèvre et, en secret, la faisait abattre rituellement par un shokhet (un abatteur rabbinique agréé). Dans une décision peu connue, le Vatican ordonna à tous les Juifs convertis au catholicisme de quitter l’Église. Dans un monastère de Rhodes, un jeune prêtre, qui avait été élevé par les Frères, fut informé que, lui aussi, devait s’apprêter partir. Le jour suivant, tôt le matin, les Frères entendirent un bruit de martèlement provenant de l’atrium du monastère. Le Père supérieur trouva le jeune prêtre au sommet d’une échelle, faisant mine de retirer du mur au burin la statue du Christ crucifié. Le Père s’enquit de ce que le jeune prêtre était en train de faire. Il répondit qu’il obéissait à la nouvelle loi : puisque le Christ était Juif, il devait l’emmener avec lui. D’après les gens qui m’ont raconté cette histoire, cela provoqua un scandale ; le Vatican en fut informé et la mesure fut rapportée. Malgré la mise en œuvre des lois raciales et la déportation de quelque 8 000 Juifs d’Italie par les fascistes, l’attitude des Italiens était dans l’ensemble bienveillante envers les Juifs ; ils les protégèrent autant que possible. Violette Fintz, lors de notre entretien à Bruxelles le 23 juillet 1984 déclara : « Il n’y eut pas de problème avec les Italiens jusqu’en 1936 lorsque les fascistes se mirent à donner des ordres… Nous vécûmes de longues années heureuses avec eux. »

Lors d’une rencontre le 30 janvier 2014 suivant la projection du film Le plus long trajet – Les derniers jours des Juifs de Rhodes 6, un participant, Stefano Albertini, questionna vivement Stella Levi : « Je suis fasciné, dérouté… vous vous définissez vous-même comme italienne et vous avez ce sentiment de trahison des Italiens, tout en ressentant cette connexion culturelle avec l’Italie… Les Italiens sont restés dans leur cantonnement durant la déportation, ils ont imposé les lois raciales, vous ont abandonnés et brutalement opprimés. » Stella Levi répondit : « C’est vrai, je me sens… juive, très juive… Mais tout ce qui me définit vient de la culture italienne… sa belle littérature, sa musique, sa poésie… ils m’ont donné une sensibilité au Beau, ils m’ont appris à apprécier les bonnes choses, l’élégance. C’est ce que je suis. ».7 Michael Mastas, un Juif grec, dans L’illusion de la sécurité 8, remarque : « Les troupes italiennes sont extrêmement civilisées. Elles ne confisquèrent rien, n’exécutèrent pas d’otages, et n’ont brûlé aucun village dans notre région, même quand des soldats italiens furent tués par la résistance grecque. » Mastas continue : « Le 20 janvier 1944, les Juifs de Rhodes et de Cos reçurent la bonne nouvelle que le roi Victor Emmanuel III – qui était contre le décret de Mussolini –, rendait aux Juifs d’Italie leurs droits civils. » Cette mesure humanitaire intervint alors que les Allemands étaient toujours sur l’île et avaient molesté et tué des milliers de soldats italiens. La protection par les officiels et le peuple italiens dura plusieurs mois après leur reddition inconditionnelle aux Alliés, le 8 septembre 1943 lorsqu’ils abandonnèrent les îles de la mer Égée aux Allemands. Les Juifs, qui avaient encore l’impression de ne pas courir un grand danger, demeurèrent dans leurs maisons jusqu’aux bombardements continus par les Britanniques du port qui était situé à proximité du quartier Juif. Entre février et avril 1944, 34 Juifs furent tués dans les bombardements. Pour des motifs militaires, et pour pouvoir enregistrer la population juive, les Allemands ont par la ruse incité les Juifs à trouver refuge

5. Hizkia M. Franco. The Jewish Martyrs of Rhodes and Cos. HarperCollins. Zimbabwe. Harare. 1994. Traduit par Joseph Franco à partir de l’original en français Les Martyrs juifs de Rhodes et de Cos, Elisabethville. Congrégation israélite du Katanga.1952. Publication soutenue par The Rhodes Jewish Historical Foundation of Los Angeles. 6. The Longest Journey : The Deportation of the Jews of Rhodes 2013, film réalisé par Ruggero Gabbai. 7. The Longest Journey. Op. cit. 8. Michael Matsas, The Illusion of Safety : The Story of the Greek Jews During the Second World War. Pella Publishing Company. New-York.1997.

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Un groupe de jeunes femmes juives prenant le café à Rhodes vers 1940. Collection Musée juif de Grèce.

9. Haim Rafael, un survivant. Entretien en juin 1982, à Tel-Aviv, Israël. 10. Débat suivant la projection du film The Longest Journey : The Deportation of the Jews of Rhodes. Entretien de Stella Levi avec Stefano Alberti, Natalia Indriami, Alessandro Cassin en collaboration avec le Centre Primo Levi. Casa Italiana ZerilliMarinò. New York University, 30 janvier 2014.

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dans les villages de Kremasti, Trianda, Villanova et Kalamari. Cette mesure n’a pas troublé outre mesure les Juifs. Violette Fintz m’a raconté comment un laitier lui a permis, à elle ainsi qu’à 35 autres personnes, de trouver refuge dans une étable où il logeait ses chevaux. « Une ou deux fois par semaine, on autorisait les Juifs de Rhodes à retourner dans leur maison pour y récupérer des vêtements propres ». Au début de l’année 1944, Berlin prit conscience que quelques milliers de Juifs vivaient encore en toute tranquillité dans les îles de la mer Égée. Les Allemands étaient tellement obsédés par leur désir d’achever la « solution finale », qu’ils consacrèrent des agents, des trains et d’autres ressources pour déporter les Juifs de Rhodes et de Cos alors même qu’ils étaient en train de perdre la guerre sur tous les fronts. Quand je l’interviewais en 1982 en Israël, Haim Rafael, natif de Salonique, se remémora le souvenir de l’arrivée des Juifs de Rhodes à Auschwitz : « Ce qui m’a toujours étonné

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était l’audace [des Allemands] de les faire venir par la mer, d’aussi loin, à la fin de la guerre, quasiment à la fin de la tragédie. » 9 Je fus également frappé par l’émotion qui se dégageait du récit de Stella Levi lors de l’entretien suivant la projection du film Le plus long trajet. Les yeux plein de larmes, la voix vibrante, la tête courbée de tristesse, elle fit l’observation suivante : « Ce qui est le plus horrible c’est que je n’ai jamais compris pourquoi, à la fin de la guerre, ils sont venus chercher 1800 personnes. » Parmi eux, il y avait Rica Cohen, la grand-mère d’une amie de Stella, âgée de cent quatre ans, qui était aveugle et mourut à Auschwitz. Et Stella de demander : « Dans quel but ? Et vingt-trois jours, pourquoi ? Quelle haine obstinée, irrationnelle… Pourquoi ? Quelqu’un a-t-il une réponse ? » 10 En collectant des informations sur la déportation des Sépharades, je me suis trouvé confronté à la variété des récits des survivants et chercheurs concernant le voyage de Rhodes et Cos vers


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Auschwitz-Birkenau. Il y a des disparités quant au nombre de déportés, de bateaux les transportant, de lieux où ces bateaux firent relâche durant le trajet vers le Pirée, et le nombre de jours passés à chaque escale. Cependant, ces variations n’altèrent pas la réalité historique de la souffrance des Sépharades dans l’Holocauste. Un exemple caractéristique de cette divergence et en même de temps de l’authenticité de cette expérience apparaît dans l’entretien filmé : Sami Modiano : Una storia vera. La personne qui interroge Modiano observe que Sami « parle et dit ce qui ne peut être dit » 11. C’est une histoire qui exprime l’amour, la douleur, les larmes amères, et la sincérité, tous provoqués par la tragédie qui a frappé son peuple aux mains des nazis. Oui, il y avait des divergences dans son récit, mais il faut considérer qu’il n’avait que treize ans quand il fut déporté. Au moment où l’entretien fut filmé des décennies s’étaient écoulées et Sami admit qu’il avait souvent des problèmes de mémoire. Il est certain que si la mémoire fait défaut dans des conditions normales, elle faiblit d’autant plus dans des conditions de dureté extrêmes. L’important pour nous est la part de vérité, de douleur et de générosité qu’exprime la relation de ces expériences. Le 18 juillet 1944 la tragédie commença. Tout d’abord les Allemands ordonnèrent aux personnes de seize ans et plus de se présenter au Palazzo d’Aviazione et d’amener avec eux leurs cartes d’identité et leurs permis de travail. Une fois les hommes pris en otages, on ordonna aux femmes, enfants, personnes âgées, malades, et handicapés de les rejoindre sous vingt-quatre heures, le 19 juillet, et d’y apporter tout leur argent, or, bijoux, certains effets personnels, et de la nourriture. « Tout mari dont la femme ne se sera pas présentée personnellement sera exécuté immédiatement ». Deux officiers SS, envoyés par la Commission Alfred Rosenberg – un rouage essentiel dans la mise en œuvre de la « solution finale » – ainsi que l’espion et traître, Costa Recanati, un natif de Salonique parlant le judéo-

espagnol, les réunirent et collectèrent leurs cartes d’identité et permis de travail. Des Grecs orthodoxes se firent une joie d’insulter les Juifs. Ils les harcelèrent en leur proposant de leur vendre du pain et de l’eau au prix exorbitant de dix mille lires. Une ordonnance du 20 juillet stipula que quiconque saisissait les biens ou les propriétés des Juifs devait les remettre aux autorités. Malgré cela, les Grecs saccagèrent les maisons juives et en prirent possession. Ironiquement, selon les gens qui me racontèrent cette histoire, les Allemands, comme des vampires, dépouillèrent notre peuple de tout ce qui avait de la valeur. D’après les règles, ils devaient envoyer tous les objets de valeur en Allemagne, mais ils en prélevèrent une part pour leur compte. Des représentants du Haut Commandement allemand à Athènes furent envoyés à Rhodes pour superviser la collecte d’objets de valeur et démasquer ceux qui volaient ; à leur tour ils prélevèrent pour eux des objets de valeur et envoyèrent ce qui restait en Allemagne. C’est une pratique qui ne s’est pas limitée à Rhodes ou à Cos. Des 18 et 19 juillet, jusqu’à la déportation le 25 juillet 1944, les autorités allemandes gardèrent les Juifs emprisonnés dans le sous-sol du Palazzo. L’administration municipale italienne et les catholiques essayaient de mettre à l’abri tout ce qui pouvait être sauvé dans les maisons des Juifs, et l’archevêque Acciari organisa la livraison de pains, de fruits, de boissons, de lait et de milliers de rations de soupe aux captifs. L’intervention avait un prix : « Mère Sofia qui essaya d’aider les malades et les enfants… fut durement insultée, mise à l’écart et projetée au sol par un Allemand. » 12 L’imam turc sauva les rouleaux de la Torah qui se trouvaient dans la synagogue et les garda cachés dans la ville nouvelle jusqu’à ce qu’il fut en mesure de les restituer aux Juifs à la fin de la guerre. Le 25 juillet 1944, escorté par la garde militaire et leurs chiens cruels, les Juifs effectuèrent le trajet de quelque trois cents mètres qui les séparaient du port. Durant la marche vers le port, un espion grec qui travaillait pour le compte des Britanniques,

11. Sami (Samuel) Modiano, Sami Modiano: Una storia vera. Cf. www. italiaebraica.it/ una storia vera. 12. Esther Fintz Menascé, Gli ebrei a Rodi. Storia di un’antica comunità annientata dai nazisti, Guerini e Associati. Milan 1992, pp. 286.

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13. Cf. les entretiens suivant la projection du film The Longest Journey : The Deportation of the Jews of Rhodes. 14. Hizkia M. Franco. The Jewish Martyrs of Rhodes and Cos. Ibid.

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dit à un leader juif que ces derniers étaient au courant de la déportation et allaient les sauver. Natalia Indrimi du centre Primo Levi de New York dit à ce propos : « Les Britanniques interceptèrent l’ordre de déportation des Juifs de Rhodes et décidèrent de ne pas intervenir. » Même si les Britanniques surveillaient constamment la navigation en Méditerranée orientale, à cette occasion, ils ne sont pas intervenus 13. Un navire commercial turc était mouillé pas très loin au large mais resta à l’écart. Les Juifs furent abandonnés à leur sort. Les 1 674 Sépharades de Rhodes furent chargés sur trois bateaux vétustes, et 99 de Cos sur un autre bateau ; les quatre bateaux se rejoignirent à Leros et poursuivirent leur route jusqu’au Pirée. À bord, les 1 773 personnes subirent régulièrement des sévices. On leur donnait seulement un peu de nourriture et d’eau et ce à l’initiative du capitaine autrichien qui refusa de conduire le bateau autrement. Ils furent extraits comme du bétail des navires et chargés sur des camions pour rejoindre le sinistre camp de concentration d’Haidari. Ce n’est que grâce à l’intervention de la Croix rouge que les prisonniers furent alimentés trentesix heures après leur arrivée au Pirée. « Environ une douzaine sont morts à Haidari, et plusieurs autres furent laissés à l’agonie ». De Haidari les prisonniers furent entassés dans des trains pour Athènes, et de là pour AuschwitzBirkenau, le principal camp d’extermination où ils sont arrivés le 16 août 1944. Du départ à l’arrivée à Auschwitz-Birkenau, les portes des wagons à bestiaux furent scellées durant tout le trajet. Avec en moyenne quatre-vingts occupants par wagon, il n’y avait ni eau, ni nourriture et seulement un sceau pour les besoins. Tout le monde se tenant debout, entassé comme des animaux. Environ vingt-deux personnes moururent 14. Un survivant de Rhodes nous dit à Ashdod, en Israël : « Les trains étaient pires que les camps. Les Allemands nous battaient, nous donnaient des coups de pied et nous laissaient sans nourriture et sans eau pendant des jours. Ils n’avaient aucune

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pitié pour les personnes âgées et encore moins pour les enfants. Les morts étaient poussés sur le bas-côté des rails et laissés là à pourrir. » Les Juifs de Rhodes et de Cos finirent par arriver à Auschwitz-Birkenau. Leur expérience est un microcosme de l’enfer dans lequel tous les prisonniers juifs étaient aspirés. Durant les quatre mois où ils furent présents, leur expérience du camp ne différa pas dans le détail de ce que les autres enduraient. Ils travaillèrent comme ouvriers dans les cantonnements, les latrines, les mines de charbon, les usines de munitions, sur les routes ; ils furent envoyés pour récupérer les corps des morts sur les clôtures électriques ; ils servirent dans le Kommando Canada, responsable de la collecte des vêtements et des effets personnels de ceux qui arrivaient par train ; ils souffrirent, aussi bien les hommes que les femmes, ils furent torturés lors d’expériences médicales. Mais heureusement, ils ne firent pas partie des Sonderkommandos, ces groupes de détenus affectés aux crématoires. Avec leur coreligionnaires, ils souffrirent en plein milieu de l’hiver l’agonie des marches de la mort quand les nazis, résolus à cacher leurs abominations chassèrent presque tous les prisonniers sur les routes, à travers champs, d’un pays à l’autre, en tentant d’échapper à l’avance des armées alliées. Après la libération des camps, le gouvernement italien, l’American Jewish Joint Distribution Committee, ainsi que d’autres organisations et personnes prirent en charge ces survivants lors de leur passage en Italie. Ils leur fournirent de l’argent, de la nourriture et un gîte. Ils les aidèrent à reprendre contact avec leur famille au Congo belge, au Zimbabwe, aux États-Unis, et dans plusieurs pays d’Amérique du Sud. Ces survivants – qui avaient besoin d’un suivi médical – furent placés pendant des semaines et des mois dans des hôpitaux et des maisons de convalescence jusqu’à ce qu’ils récupèrent. Sur les 1 773 déportés, seuls 151 originaires de Rhodes et 18 originaires de Cos ont survécus. Après la Libération, les Rodeslis survivants


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Anciennes pierres tombales du nouveau cimetière juif photographiées en juillet 2014. Le transfert de l'ancien cimetière fut ordonné par le gouverneur antisémite italien De Vecchi di Val Cismon à partir de 1938. Collection F. Azar. Photothèque sépharade Enrico Isacco.

désiraient ardemment retrouver leur île natale, mais ils réalisèrent que plus rien ne les y attendait. Leurs maisons étaient soit en ruine, soit avaient été expropriées par les familles grecques, et la communauté juive qui les avait jadis protégés, avait été détruite. L’espoir d’une vie nouvelle à Rhodes avait disparu. À une exception près, Violette Fintz, qui retourna travailler pour l’entreprise de machines à coudre Singer à Rhodes, mais qui n’y resta qu’un an. Durant l’un de nos voyages de recherche à Rhodes, Rosemary et moi avons rencontré le regretté monsieur Moïse Soriano, le président de la communauté juive qui avait pu rester à Rhodes durant la guerre grâce à sa nationalité turque ; nous lui sommes reconnaissants pour son aide dans nos recherches. La regrettée madame Lucia Sulam, une survivante qui retourna sur l'île et s’occupa de la synagogue, fut pour nous une autre source informations. Les seuls Rodeslis vivants encore sur l’île sont les deux enfants de monsieur Soriano.

Les quelque vingt-cinq autres Juifs qui vivent maintenant à Rhodes sont venus de Grèce après la guerre pour reconstruire la communauté, mais en le faisant, ils se sont d’abord occupés de leurs propres affaires. À l’exception de Carmen Cohen, la directrice de la communauté, ils sont restés à l’écart de la culture et des traditions des Rodeslis. Si l’histoire de Rhodes survit, c’est grâce aux nombreux films, DVD, articles, entretiens, sites internet et au musée juif de Rhodes fondé par mon ami, Aaron Hasson, qui le gère seul. Quant à moi, mon île natale subsiste comme un souvenir, dans lequel je peux puiser, même brièvement, la vie, lorsque je me rappelle mon foyer perdu, ma Rhodes.

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La famille Policar en 1911 à Seattle. En haut : Sol et Ralph Policar ; assis au milieu Isaac Policar et sa femme Calo ; leurs enfants Sultana, Harry – le premier judéo-espagnol né à Seattle – et Morris. MSCUA, Université de Washington. États-Unis. Neg. no. UW 10432.

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El kantoniko djudyo

Entre el Imperio otomano i los Estados Unidos Los kaminos de los Sefaradim en Seattle Devin E. Naar est professeur et directeur du programme d’études sépharades à l’université de Washington à Seattle. Natif du New Jersey, il a soutenu sa thèse d’histoire à l’université de Stanford sur le thème : La Salonique juive et la construction de la Jérusalem des Balkans (1890-1943). Il a reçu le prix Elizabeth Spillman Rosenfeld du département d’histoire de Stanford en 2011. Son intervention en judéo-espagnol lors de l’Université d’été 2015 portait sur la place des communautés sépharades aux États-Unis et plus

particulièrement à Seattle. Nous en proposons l’intégralité du texte en judéo-espagnol et un résumé en français. Les premiers contacts des Judéo-espagnols avec les États-Unis remontent à la fin du XIXe siècle lorsqu’un premier groupe de Juifs ottomans participa en 1893 à la Foire internationale de Chicago. Avec la révolution des Jeunes-Turcs (1908) puis les guerres balkaniques (1912-1913), la Première Guerre mondiale (1914-1918) et la guerre grécoturque (1919-1922), de nombreux Sépharades KAMINANDO I AVLANDO .17 | 23 |


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Solomon (Sam) Calvo devant sa boutique du marché aux poissons de Seattle (Seattle's Pike Place Market) vers 1918. Solomon Calvo arriva en juin 1902 à Seattle depuis une île de la mer de Marmara avec son ami Jacob Policar. En 1904, il fit la connaissance de Nessim Alhadeff, originaire de Rhodes qui fut le premier immigrant sépharade à Seattle. Calvo comme d'autres Sépharades s'engagea dans le commerce du poisson et des crustacés, d'abord comme vendeur ambulant dans le centre ville, puis comme propriétaire d'un commerce (The Western Fish & Oyster Co.). University of Washington. Collection Calvo. Négatif no. UW1092

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quittèrent leurs communautés d’Orient pour trouver refuge aux États-Unis. Entre la fin du XIXe siècle et l’instauration de quotas d’émigration en 1924, on estime leur nombre entre 40 000 et 50 000. C’est beaucoup moins que les 400 000 à 500 000 immigrants grecs mais nettement plus que les 25 000 musulmans qui vivaient alors aux États-Unis. Il faut avoir à l’esprit que toutes les communautés sépharades d’Orient et d'Occident communiquaient entre elles. Écrire l’histoire de l’une de ces communautés en particulier, c’est ouvrir la porte sur toutes les autres. La majorité des immigrants s’établirent à New York où ils rencontrèrent la masse des immigrants juifs venus d’Europe centrale et orientale. Entre les yiddishisants et les judéo-hispanisants le contact s’établit difficilement. Chacun vit et prie selon son propre rite. Les Sépharades créent leurs propres institutions et s’organisent suivant leurs origines géographiques : entre Saloniciens, Rhodeslis, Monastirlis, Izmirlis… Comme beaucoup d’immigrants, les Juifs orientaux occupent des emplois manuels peu qualifiés ce qui renforce les préjugés des autres Juifs à leur égard. Une communauté importante, la deuxième des États-Unis, prend naissance à Seattle, sur la côte ouest. Les premières familles arrivent de Rhodes et de la mer de Marmara dès 1903-1904 attirées par les récits encourageants d’immigrants grecs. Il se dit que la côte du Pacifique évoque la mer de Marmara et son climat méditerranéen. Au début de la Première Guerre mondiale, 1 500 Sépharades se trouvent déjà installés à Seattle. Comme à New York, les familles s’organisent suivant leurs villes d’origine et à l’écart des Ashkénazes. Malgré l’éloignement, les Judéo-espagnols de Seattle s’efforcent de maintenir le lien avec leur famille restée au pays à travers la correspondance et en leur transmettant de l’argent. Des rabbins, des professeurs, des chantres sont recrutés à l’étranger et apportent avec eux livres et rituels. C’est le cas du hazan Benaroya, formé à l’école des maftirim d’Edirne, et qui enseigna l’art de la hazanout ottomane à Seattle.

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Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’ouvre un autre chapitre. Les communautés d’origine ont été décimées, l’assimilation progresse et les nouvelles générations poursuivent d’autres objectifs. Les jeunes fréquentent de moins en moins les synagogues et la langue s’éteint malgré la volonté de la communauté de maintenir vivante cette tradition. À l’université de Washington, un programme intensif de préservation de l’héritage sépharade de la ville a été entrepris. Une bibliothèque et des archives ont été créées pour recueillir l’ensemble des documents relatifs à ce passé, les numériser et les rendre consultables depuis le monde entier via internet.


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par Devin E. Naar

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n kuenteziko djudeo-espanyol dize ansina : David, ke mora en Balat, en Istanbul, resivio letra de la Amerika. No la esta puediendo meldar, se va al farmasien, pensando ke el ke save meldar los ganchos  1 ke eskriven los doktores, siguro ke ya se va pueder meldar esta letra. « Melda esta », dize David al sinyor Nasi, el farmasien. Le dize, « Dame, yo ya se, tu estate kayado. » Se va adientro i apareja una kura en una botcha 2 i viene : « Tres vezes al dia, una kutchara de supa antes de komer ». Este kuenteziko umorozo, esta shaka  3, mos aze reir porke se burla de la eskritura mala de los doktores, de la fe ke tenemos en el farmasien a trezladar los ganchos del doktor i darmos la kura menesteroza. Reprezenta, mas mijor, la idea ke los mundos viejo i muevo, el del Imperio Otomano, Turkia i Grecha, i el de Amerika, kedan muy leshos uno del otro, de jeografia i de eksperiensia, ke non se puede ni entender ni espyegar 4 la vida Amerikana de los migrantes a los parientes en las sivdades natalas del viejo mundo. Puede ser por esta razon ke non se puedian meldar bien la letra ni David ni el sinyor Nasi, el farmasien. Si, bueno, fraguar un kyupri 5 entre estos dos mundos non es kolay 6, ama es lo ke los migrantes ke vinieron a los Estados Unidos del Levant kijeron azer : non olvidar las komunitas de onde vinieron i azer todo posivle para integrarse a los muevos vezindados en New York i en otras sivdades de Amerika : Rochester, New Brunswick, New Jersey ; Atlanta, Montgomery, Indianapolis, Los Angeles, Portland, i la sivdad de Seattle, onde la mas grande kolonia, komo se yamava, de sefaradim en los Estados Unidos afuera de New York se formo. Estas kolonias partichiparon en un mundo sefaradi mas grande vinikuladas una kon la otra, kon las komunitas madres de Salonik, Istanbul, Izmir, Rodes, Monastir, i kon los otros chentros de

migrantes, de Paris, Marseilles, Brussels, i Londra asta Tel Aviv i Yerushalayim, asta Buenos Aires, la Sivdad de Mexiko, i Havana. Djente, ropas, paras, korespondensia, ideolodjias, i mas, viajavan entre estas kolonias. Kontar la istoria de una de estas kolonia es avrir una puerta al mundo sefaradi en jeneral. Lo ke keremos azer aki es kontar un poko de la istoria de los Sefaradim en Amerika, en partikular los de Seattle, i mostrar ke mientras ke los mundos viejo i muevo eran tan demudados 7, non avia temel 8 imperviavle ke separava uno del otro. Non ay rensenyamientos prechizos, ama se puede dezir ke dezde el fin del siekolo 19 asta 1924, kuando los Estados Unidos serraron las puertas del paiz a los ke kerian emigrar, 40-50 mil djidyos sefaradim del viejo Imperio Otoman se establisieron en la Amerika. Son muy pokos frente los 2.5 milyon djidyos Eshkenazim o los 400-500 mil gregos ke vineron a los Estados Unidos ; ama los djidios sefaradim se formavan una populasion mas grande ke los 25 mil Muzulmanos ke moravan en los Estados Unidos durante esta epoka. Komo otros migrantes en Amerika, los djudyos del Imperio Otomano empesaron a venir al muevo mundo, al empesijo 9, por kavzas ekonomikas. Los primos Turkinos, komo se yamavan estonses, vinieron a los Estados Unidos al 1893 para partichipar en el World’s Fair en Chicago. Kon la bandiera otomana en mano, eyos representaron el sultan verso el mundo entero. En el Fair, estos Turkinos vendieron ropas otomanas, komo sigaros de tutun i tapetes orientales. Despues de la revolusion de los djovenes Turkos (1908), mas djudyos emigraron, inkluyendo mansevos fuyendo del askyer  10 otomano. « Pekado piko el togar 11, » espyego 12 un migrante de Salonik, « porke a non-Muzulmanos al askyer kijo tomar, munchos djudyos de Turkia por esto emigraron, i la mas parte en Amerika se instalaron » (La Amerika, 31 Djulyo 1914). Durante las gerras ke destruyeron el Imperio Otomano i kavzaron muncho merekiya 13 i sufriensas – las dos gerras Balkanikas (1912-1913), la Prima Gerra mundiala

1. Crochet, hameçon. Au sens figuré ici, l’écriture torturée. 2. Récipient, bouteille pansue ( J. Néhama, Dictionnaire du judéo-espagnol, Les Éditions de la Lettre Sépharade, 2003). 3. Blague. 4. Expliquer. 5. Un pont. 6. Facile. 7. Étrangers, bizarres, inhabituels, insolites. 8. Une base, une fondation, un soubassement. ( J. Nehama Op. Cit.) 9. Au début. 10. Armée. 11. Togar (de l’hébreu) : Turc. Le Turc a fait une erreur. ( J. Nehama Op. Cit.) 12. Expliqua (du verbe espyegar). 13. Du turc merak : chagrin, dépression.

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14. Du turc : encore. 15. Exil. 16. Minhag : coutume juive. 17. Diriger. 18. Cuisiner. 19. Retardés. 20. Pâtissiers. 21. Glaciers. 22. Ouvriers dans les fabriques de tabac ou de tissus. 23. Marchands de légumes. 24. Cireurs de chaussures. 25. À l’invitation. 26. De l’hébreu : réussite, prospérité. 27. Du turc : linge de corps, sous-vêtements ( J. Nehama. Op. Cit.) 28. Une gorgée.

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(1914-1918), i la gerra entra la Grecha i la Turkia (1919-1922) – mas djudyos salieron. Kon el deskayamiento del Imperio otomano, muevos governos tomaron el poder – en Grecha, Bulgaria, Turkia, i mas. Los djudios vieron al nasimiento del nasionalizmo (djunto kristianizmo en los Balkanes) i el kresimiento del antisemitizmo en estos muevos paizes kon negro ojo i dezplaser komo si fuera, yene 14, la expulsion de 1492 : « el nuevo gerush 15, » komo se lo yamo este akontesimiento un djornalista, ke provoko la salida de munchos djudyos del Balkan i de Turkia. En los Estados Unidos, los djudyos del viejo Imperio Otomano se enkontraron kon una komunita muy grande de djudios ya establisidos. Ama las diferensias entre los djidios del viejo Imperio otomano i los Eshkenazim – de origin jeografika, de uzos i kostumbres, minhagim 16 i maneras de rejir 17 las keiloth, de komidas i la manera de gizar 18 (kon aziete o schmaltz), de nombres i alkunyas, la pronunsiasion de ebreo, i puede ser mas importante, la lingua avlada (Yiddish o Djudeo-Espanyol) no permitia a los Sefaradim i a los Eshkenazim de lavorar endjuntos por los mizmos butos. Mientras ke la majorita de Sefaradim i Eshkenazim moravan en New York, las dos populasiones se kedavan leshos una de la otra. Los Yiddishim, komo se yamavan en DjudeoEspanyol Amerikano, kreian ke los Sefaradim, ke non avlavan Yiddish, non eran djudyos del todo. Gregos, Turkos, Italianos, Spanyoles, puede ser, ama veros djudios ? Non es posivle, pensavan. La kestion de klasa ekonomika tambien aparto los « orientales », komo se yamavan, de los yiddishim : los migrantes del Imperio otomano eran, en jeneral, de la klasa ovradera ke malorozamente dio la impresion ke eyos eran no solo proves ama tambien atrazados 19. Eyos toparon lavoro en el muevo mundo komo ambulantes, mosos, vendedores de kart-postales o de flores, shiekerdjis  20, dondurmadjis 21, lavoraderos en fabrikas de tutun o de teshidas 22, bakales, zaravatchis 23, o lustrajdis 24 (en Amerika, se yamavan « shine-djis »), komo deskrivio un djornal : « Lustradji me ago, kon pan

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i agua me mantenga, en la tavla me etcho, en tal de salir anado » (El Liberal, 24-25 Agusto 1915). Avian, al empesijo, pokos medianeros – avokatos, dantistas, farmasienes, maestros, djornalistas – i muy pokos rikos, komo komerchantes i merkaderes grandes. Ekskluidos de las institusiones djudias jeneralas las mas importantes, los sefaradim se krearon sus proprios kafes, sochetas mutualas i ermandades, keiloth, servisios funebres, batei ahaim – non para todos los sefaradim sin distinksion, ama kada komunita de djudyos se formo sus propias institutiones : Los Selaniklis, los Rodeslis, los Izmirlis, los Stambulis, los Monastirlis, ets. Kada grupo pensava en si mizmo komo « ijos egzilados » de su sivdad natala, keria guadrar su manera de avlar el djudeo-espanyol i su minhag en la keila, dar sedaka a « los muestros », i mandar paras solo a su sivdad de nasimiento, a sus famiyas i komunitas propias. Al kavo de la Prima Gerra Mundial en 1919, ya se establisieron 40 sochetas de migrantes sefaradim en New York i 20 mas en otras sivdades de los Estados Unidos. En Seattle, al koste oksidental del kontinente, se topavan una kolonia numeroza, la segunda atras de New York. Segun el folklor de Seattle, los primeros sefaradim, kon alkunyas komo Kalvo, Polikar, i Alhadeff, vinieron en 1903-1904 de las izlas de Rodes i de Marmara por el kombido 25 de amigos gregos ke ya viajaron antes a l’Amerika i toparon oportunitas por azer una buena parnasa 26 en Seattle. Konvensidos por los amigos gregos, algunos mansevos Marmaralis i Rodeslis vinieron a New York por vapor, i despues a Seattle kon tren. Se dize ke kon eyos trusheron solamente sus kamiza, siddur, tefilin, i chamashir 27. En arivando a « Siatli », komo se yamava estonses, se fueron al bodre de la mar Pasifika, tomaron un suluk  28 grande del aire fresko i disheron : « Aaah, es komo Marmara (o de Rodes). » Este kuenteziko kere dezir ke a los primeros sefaradim en Seattle, la klima aparesia komo la del Mediteraneo. Toparon lavoro komo lustradjis i, mas importante, vendedores de pishkado en


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el bazaar puvliko, ke se izo el famozo Pike Place Market. Estos musafires 29 sefaradim avagar avagar invitaron a sus famiyas de Marmara i Rodes a venir en Seattle para azer una mueva vida. Otros sefaradim, de Istanbul, Gelibolu, Izmir, Terkirdag, Edirne, Brusa, i otras sivdades del viejo Imperio otomano se adjuntaron asta ke al empesijo de la Prima Gerra Mundial se topavan 1 500 sefaradim en Seattle. Komo en New York, en Seattle tambien los Yiddishim al empesijo no rekonosieron a los sefaradim komo veros djudyos. Un rav Eshkenazi en Seattle dechidio de eskrivir a los hahamim 30 en New York para demandar si esta djente del Oriente, ke no avla ni un biervo de Yiddish, ke tiene karas de gregos, i ke avla komo Mexikanos, puede ser i 31 djudyos. Los hahamim Eshkenazim respondieron ke si, eyos son djudyos i sus nombre es « Sefaradim ». Aserkamiento entre Eshkenazim i Sefaradim vino avagar avagar. Asta la fin de la Segunda Gerra Mundial, kazamientos entre Eshkenazim i Sefaradim non tuvieron lugar i los ke lo izieron se yamavan « kazamientos mikstos. » Los mansevos sefaradim, en mientras, pasavan la ora en las kafes de los gregos en Seattle, sin echar lashon 32 kon los Eshkenazim. Los muevos arivados del viejo Imperio otomano moravan en el sentro de la sivdad, en un foburgo multikultural onde se topovan prinsipalmente djudyos Eshkenazim i Sefaradim, Japonezes, i pretos (AfroAmerikanos). Durante la Prima Gerra Mundial, los kapos de la kolonia sefaradia en Seattle, komo en otras sivdades de Amerika, dechidieron ke los trokamientos politikos no los deshan a tornar mas en sus paizes natales i dechidieron fraguar sus propias keiloth 33. Kon el ayudo de los Eshkenazim, i kon paras ganadas por un bazaar onde vendieron burekas, boyos i travajo ala mano ke izieron las mujeres, los Tekirdalis establesieron sus keila i socheta de benfezenia mutuala, kal kadosh Bikur Holim Sefaradi, en 1914 ; i los Rodeslis sus organizasion Ezra Bessaroth en 1917. Las divisiones no solo por minhagim ama tambien las de politika

pujaron los dos grupos a formar sus proprias institusiones : los Marmaralis komo Turkinos ; i agora, los Rodeslis komo suditos 34 Italianos asi ke esta izla se izo parte de Italia en 1912. Despues de la gerra, en 1922, los Marmaralis fraguaron sus keila, Ahavath Ahim. Mas tadre, los yehidim de esta keila i los de Bikur Holim se fuzionaron un una sola keila turkina. Los « Siatelinos », komo se yamavan en esta epoka, djugaron un rol muy importante en la vida amerikana sefaradia. Si meldavas los djornales djudeo-espanyoles puvlikados en New York, komo La Amerika o La Vara, te paresia komo si Seattle era un kuartier de la grande sivdad de New York porke munchos haberes 35 de Seattle se puvlikaron en las pajinas de estos djornales de New York. Afuera de New York, Seattle fue la unika sivdad Amerikana onde se fundo un grupo dramatiko djudeo-espanyol. Un ofisier en el askyer otomano, Leon Behar, despues de su servisio en la armada, salio de su sivdad natala, Istanbul, i vino a Seattle onde el sirvio komo direktor del teatro djudeoespanyol ke djugo ovras sovre kestiones politikas i djudias komo el Afair Dreyfus i Josef I sus ermanos. Por modo de la kolaborasion entre la kolonia en Seattle i los djornales en New York, i kon la esperansa de aklarar i instruir la manseves, los Siatelinos invitaron al bien konosido djornalista i maestro Selanikli, Albert Levi, redaktor de La Vara, a venir en Seattle i okuparse komo direktor del Talmud Tora Sefaradi. Kon « Professor Levi » a la kavesera, Seattle se izo una de las unikas sivdades en los Estados Unidos onde los elevos djudios ambezaron komo meldar i eskrivir el djudeo-espanyol en letras ebreas (inkluso el soletreo) komo parte de sus estudios djudyos. Tambien Levi puvliko un romanso en djudeoespanyol « moderno », komo el se yamo, en letras latinas i mas serka al Kasteyano. Esta ovra se yama Rashel I la Inkizision, puvlikado en Seattle en 1934. Malgrado sus leshura, las komunitas natalas kedaron muy serka de korason de los Siatelinos. Eyos mandararon paras a las institusiones de bienfazensa en sus sivdades natalas. I tambien

29. Invités. 30. De l’hébreu (sage) : rabbins. 31. Ici le i espagnol prend le sens de aussi. 32. Adresser la parole. 33. Communautés, synagogues. 34. Sujets, citoyens. 35. Nouvelles.

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36. Litt. en hébreu Les jours terribles, période de repentance séparant Rosh Hashana et Kippour. 37. Lashon, « langue » en hébreu, désigne l’hébreu (ou parfois le judéoespagnol) en judéo-espagnol. Echar en lashon : parler dans une langue juive inconnue des gentils. 38. Maftirim : école de chantres juifs de tradition ottomane. 39. Doroth venideras : générations suivantes (de l’hébreu dor, génération). 40. Rideaux. 41. Difficile. 42. Perpétuer.

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invitaron a hahamim del viejo mundo para ke se agan sus kapos spirituales en Seattle : los de las famiyas afamadas komo Maimon de Tekirdag i Israel de Rodes – todos ke tuvieron postos grandes en el Imperio otomano, okuparon rolos importantes i en Seattle. Trusheron kon eyos bibliotekas djudias importantes kon munchos livros en Ladino. La famiya Israel de Rodes introduizio en Seattle el uzo de kantar las poezias de yamim noraim 36 trezladadas de lashon  37 en djudeoespanyol « libero » – es dezir « moderno » i non de Ladino kalko. Un hazan Shemuel Benaroya, de Edirne, onde partichipo en un ekip de maftirim 38 ke kantava kantes relidjiozos sigun la musika otomana, tambien vino a Seattle. Benaroya ambezo a las doroth venideras 39 esta paraliturjia djudia kantada kon los makamim ke dayina se uza en Seattle oy. Es dezir ke los Siatelinos modernizaron unos uzos i guadraron otros. Munchas famiyas Siatelinas mantenian korespondensia kon sus parientes en sus sivdades natalas i algunos egzemplarios de estas letras se guadran oy. Una chika ke se yamava Klara Barki, de Rodes, aedada de mueve anyos en 1930, empeso a eskrivir a su tio, Raphael Capeluto en Seattle, patron de una fabrika de perdez 40 avlando de detalyos de la vida djudia en Rodes, de la famiya, de la eskola. La primera letra empeza ansina : « Carissimo tio Rophael Capelouto, Con grande plaser li ago esta cica letra por aserti saver como grazias al diò ià stamos mui buenos de la salut de mismo speramos saver de su parte amen. » Kon esta korespondensia, Klara i su tio establisieron un kyupri fuerte entre miembros de la famiya en los dos lugares. Kuando Mussolini tomo el poder en Italia i despues de la introduksion de mezuras antisemitikas en Rodes, Klara eskrivio a tio Raphael rogando ayudo por fuyir de Rodes. Por una ruta muy pesgada 41, i kon el apoyo del tio Raphael, Klara i su famiya partieron de Rodes a Norte de Africa, onde se kedaron durante la Segunda Gerra Mundial, i despues, se instalaron en Seattle. De esta manera la famiya Barki

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se salvo de la Shoah mientras ke la majorita de los djudyos de Rodes se murieron en las tierras ajenas de Polonia. Asta la Segunda Gerra mundial, komo el egzempio de Seattle mostra, las kolonias sefaradias en las Amerikas non olvidaron sus komunitas natalas i sigieron partichipando en un mundo sefaradi. Despues de la Segunda Gerra mundial, kon la destruyision de las komunitas en Rodes o Salonik, kon la asimilasion en los Estados Unidos, kon la fondasion de Israel, los butos de las muevas djenerasiones en Amerika trokaron. Los en Seattle – ke formaron una izla sefaradia en la Amerika oksidentala – guadraron las kostumbres mas ke en otras sivdades en el paiz. Ama oy, avagar avagar, los djovenes se kitaron de las keiloth i abandonaron la lingua. En la sena de la komunita ofisiala – kompuesta por las dos keiloth – keda el dezeo de guadrar i de adaneyar. 42 En la University of Washington, estamos lavorando muy muncho para arekojer i prezervar la eredensya sefaradia en Seattle por la kreasion de una biblioteka i un arshivo de dokumentos, letras, fotos, i livros puvlikados en munchas sivdades del viejo Imperio otomano ke la kolonia Siatelina arekojo durante mas de un siekolo. Esta biblioteka i arshivo son tambien didjital : non apartiene solamente a Seattle ama a todos los ke tienen un interes en la vida, la kultura, la istoria, la lingua, i la literature, de los Sefaradim. El ke tiene el internet, puede entrar en este mundo sefaradi siatelino virtual.


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Les incontournables de la littérature judéo-espagnole

De Constantinople à Caracas via Paris Les Eaux douces d’Europe Brigitte Peskine Éditions du Seuil, 1996, 379 pages. ISBN : 978-2020220323

Ce qui saute aux yeux dans le récit foisonnant de Brigitte Peskine c’est d’une part la densité exceptionnelle d’informations sur les Juifs ottomans qui fait de son livre, au-delà de la fiction fort bien menée, une mine de renseignements historiques de tout premier plan, et d’autre part la place prépondérante de l’expérience de l’exil, souhaité ou subi. Souhaité par le personnage principal, Rébecca Gatégno, fille d’une buena familia de Constantinople, mal-aimée par sa mère Tamar qui ne voit en elle qu’une maladroite (mano pezgada : main lourde) et ignoré par son père (el señor padre), patriarche autoritaire figé dans ses préjugés qui ne voit pas d’autre avenir à ses filles que le mariage. Exil subi par ceux qui s’y sont vu contraints par les événements politiques (guerre des Balkans en 1912, guerre gréco-turque en 1917-1919, avènement de la République turque en 1923), ou pour fuir l’obligation du service militaire qui n’était pas une partie de plaisir pour les Juifs. Et puis, l’exil de toujours, le sentiment d’exil ancestral hérité du XVe siècle, quand les Rois catholiques ont chassé

les Juifs d’Espagne. De cet exil originel, les Juifs ottomans ont gardé des traditions culinaires, folkloriques, musicales. On parlait le ladino, comme on appelait souvent le judéo-espagnol, et pour les générations exilées, la seule évocation de cette langue singulière est synonyme d’appartenance : « si le français, importé par les écoles de l’Alliance israélite universelle, devenait une sorte d’habit de fête, la bonne vieille robe de chambre restait cet espagnol archaïque, mâtiné de mots turcs qui s’écrivait en caractères hébraïques. » Le récit commence au tournant du XXe siècle, quand Istanbul était encore Constantinople. Dans la famille de Rébecca il y a la sœur aînée Adela qui épouse un type moche et insipide, Bonjour Coenca, la sœur cadette Ernesta, le clone de la mère, le frère aîné Vitali qui s’emballera pour les Jeunes-Turcs, poussé par son désir de se sentir turc et d’échapper à sa communauté ; il se retrouvera au front d’où il reviendra estropié. Il y a aussi les enfants de la première épouse Régine, Nita, dont la fille Simone sera très proche de Rébecca ; David qui fera une belle carrière de banquier, soucieux de s’assimiler, de faire oublier sa judéité mais néanmoins extrêmement conformiste et inflexible sur les convenances sociales ; et enfin Henri, dragueur et médecin. Banquier et médecin, le rêve de tous les parents juifs qui n’ont pas eu les moyens de s’élever. Dans la famille Gatégno on n’est pas malheureux mais on ne roule pas sur l’or. Le père Isaac est commerçant et fait de bonnes affaires. La famille vit dans une maison ottomane en bois. Dans le quartier, « des vignes en treille enjambaient la chaussée, faisant de la juderia un véritable lacis, à l’image des relations entre ses habitants. […] opaques sur la rue pour ne pas susciter la convoitise des non-Juifs, les façades s’égayaient à l’arrière […]. Le cortijo était à la fois le cœur,

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Note : Les Eaux douces d’Europe étaient un lieu de promenade au fond de la Corne d’or, une prairie traversée par deux rivières ; Les Eaux douces d’Asie se situaient sur la rive orientale du Bosphore. Carte postale ottomane. Collection privée.

le ciment et le miroir de la vie communautaire ». Les femmes règnent sur le cortijo (patio, cour) où elles bavardent, cancanent, cousent, échangent des recettes de cuisine. Dans le petit monde sépharade, on a un sens du théâtre tout oriental et on n’hésite pas à mourir cent fois pour des bagatelles ; par exemple lors d’une négociation commerciale qui oppose aux Juifs, Grecs et Arméniens avec lesquels les relations sont houleuses : « cannibales, suceurs de sang ! ce prix, moi, je me vole, je vole ma famille, je n’ai plus qu’à demander la charité ! que me muero yo ! » ; La mère, répète toutes les quatre secondes, Ke mal mos kera (garde-nous du mal). La vie familiale est rythmée par les traditions, les fêtes religieuses, les tractations pour arranger les mariages, mais aussi par les bouleversements politiques qui bousculent les vies et expédieront les uns et les autres aux quatre coins du monde. Le récit regorge de scènes truculentes, pittoresques, tragi-comiques, de Constantinople à Paris où Rébecca découvre avec gourmandise la modernité occidentale mais aussi le quartier de la Roquette et son café Le Bosphore, rendez-vous

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des exilés. Elle rêve de faire des études pour être institutrice mais la vie contrarie ses projets. Elle est obligée de rentrer en Turquie, pour prendre la place de sa sœur Adela décédée et se charger du mari qu’elle déteste et des enfants. Rébecca souffre de cette triple malédiction d’être née orientale, femme et juive, à laquelle il faut ajouter un sentiment de culpabilité tenace. Mais comme l’auteur aime ses personnages, elle réserve à Rébecca une nouvelle vie au Venezuela où elle rejoindra son frère Vitali et sa nièce Simone tant aimés et connaîtra une véritable renaissance. Brigitte Peskine a fait un véritable travail de mémoire dans ce récit généreux et plein de vie où s’expriment les caractéristiques du monde sépharade oriental, ses qualités et ses excès, dans le cadre d’un contexte historique très présent et dans un style dont les couleurs vibrent sur la corde de l’émotion.

Corinne Deunailles


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Mama tengo hambre ! Une enfance juive à Istanbul 1911-1929 Nissim M. Benezra Préface de Rifat N. Bali

Le rabbin Moshe Sheres Mara d'Atra de Kuzgundjuk avec son épouse la Bulisa Rebeka Sheres. Vers 1920.

Cahiers du Bosphore XIV Les Éditions Isis Istanbul, 1996 ISBN : 975-428-084-3

À l’heure où les images des migrants envahissent nos écrans, suscitant à la fois compassion et inquiétude, il n’est pas anodin de revenir sur les assez rares récits d’exils qui fondent nos parcours familiaux et intimes. Nissim Benezra retrace ici les conditions qui, à dix-huit ans, l’ont mené à quitter sa terre natale le 24 juin 1929. Du pont du bateau italien qui l’emmène vers Marseille, les larmes aux yeux, il voit s’éloigner le port d’Istanbul. Voyage sans retour avec quelques sous en poche que son frère, de la jetée, vient juste de lui lancer dans un mouchoir. Cent francs… pour supporter « les embûches qui l’attendaient du côté occidental de la Méditerranée ». En ce début de siècle, les ravages de la Première Guerre mondiale et les tensions de la jeune République turque conduisent cet enfant du malheur et de la pauvreté à quitter sa terre d’attache, comme tant d’autres de ses coreligionnaires. Dédié par l’auteur « à la mémoire des victimes de la famine qui sévit dans la capitale ottomane pendant la Première Guerre mondiale », ce récit en fait vivre l’atrocité avec un réalisme qui s’accompagne d’une sorte de détachement excluant l’apitoiement personnel. Quelle fut l’origine de cette famine et de tant de détresse ? Revoyons le contexte présenté par l’auteur : un an après sa naissance en 1911, et peu après que les Jeunes-Turcs eurent arraché au Sultan la Constitution (1909), les États

Photographe : Constantinides. Collection Avram Mizrahi.

balkaniques « se jetèrent sur l’Empire ottoman ». En 1914, l’Allemagne s’engageait aux côtés de l’Empire et décidait pour les Turcs qu’il n’y aurait plus de bedel, à savoir le paiement de l’exemption de guerre : « chaque citoyen, musulman, grec ou israélite, riche ou pauvre, lettré ou analphabète, devait payer de sa personne. » Le père de Nissim, simple ouvrier dans une verrerie à Pacha-Bagtché sur la rive asiatique, y perdit la vie sur le front de Gallipoli, « l’enfer des Dardanelles » où marins français et britanniques affrontaient les troupes de Mustapha Kémal. Un carnage des deux côtés. L’enfant avait cinq ans. «  M a m a , t e n g o h a m b re  » . L a f a i m e s t obsédante : « Les vivres devenaient rares, conséquence du nombre d’hommes tués sous les armes, autant de bras arrachés à la charrue. Les récoltes s’amenuisaient et l’essentiel de la production allait à l’armée, privant la population civile. De loin en loin, les autorités procédaient à des distributions

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La boulangerie américaine d'Ortaköy à Istanbul située à proximité immédiate de l'orphelinat juif. Photographie prise en juin 1922 par un agent de la Near East Relief Mission. Sur les vitres de la boulangerie on peut notamment lire de gauche à droite en arménien : « Four américain, salon américain » ; en judéoespagnol : « Four américain » ; en grec : « boulagerie grécoaméricaine » et en russe : « boulangerie américaine ». Collection : Frank et Frances Carpenter. Library of Congress. Washington.

1. L’orthographe des noms a été conservée.

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de denrées aux veuves de guerre, mais c’était maigre : tantôt des pois chiches ou des lentilles véreuses, tantôt des fèves sèches minuscules… » De plus, les Allemands ne pouvant se faire payer en argent la défense de l’Empire ottoman, se faisaient rembourser en denrées qu’ils rapatriaient dans de nombreux wagons que les populations autochtones affamées n’hésitaient pas à attaquer. Le déroulement du récit montre un Istanbul qui se décline par les quartiers où vivent ensemble Juifs, Grecs, Arméniens, Turcs, lieux qui seront le cadre de cette vie rude : Pacha-Bagtché 1, Kousgoundjouk, Kadiköy sur la rive asiatique, Ortaköy, Péra sur la rive occidentale. Chassés de Pacha-Bagtché après la mort du père en 1915 aux Dardanelles, la famille se réfugie chez la grand-mère à Kousgoundjouk. Après la mort de la mère, ce sera l’orphelinat d’Ortaköy. Plus tard, les premiers emplois d’apprenti imprimeur au Jugueton, hebdodmadaire satirique dirigé par

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Eliya Carmona, suivi de celui de garçon de bureau à Istanbul, chez Jacoël Fils, commerçants originaires de Salonique. En 1926, moyennant le prix de sa pension, il est hébergé chez sa tante paternelle à Kadiköy. Une fois ces frais payés, y compris ceux des « bateaux fluviaux » faisant la navette, il ne reste à l’adolescent presque rien, sauf ces déambulations du dimanche sur les hauteurs de Tchamlidja d’où il contemple la beauté de la mer de Marmara, irrésistible. Revenons à la première enfance « sevrée d’affection » à l’origine de cette personnalité solitaire, autodidacte, état que décrit avec justesse l’auteur : « Avec tous leurs diplômes, bien des intellectuels ont mené une vie misérable. La mienne a été modeste, mais de qualité […]. Le seul handicap de l’autodidacte est qu’il perd un temps considérable à pressentir les matières qu’il faut acquérir. Par ailleurs, les professeurs sous lesquels on étudie, les condisciples avec lesquels


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on s’est lié peuvent, éventuellement, vous aider à avancer dans la vie. Ce n’est pas le cas de l’autodidacte privé de maîtres et d’amis. » Cette existence vécue « plus ou moins à l’intérieur d’une tour d’ivoire » commence à Patcha Bagtché, dans le quartier grec d’un petit faubourg de Constantinople, « Le verger du Pacha ». Sevré de bonne heure, ce qui « constitue un facteur de pessimisme et de sensibilité aiguë », l’enfant est très vite confié à des nourrices, sa mère étant « très occupée au-dehors ». Même malade, il n’y avait personne pour le veiller. Parfois le médecin turc de la municipalité était appelé, la clef laissée sur la porte, et découvrait le petit malade installé sur le pot de chambre. « Il m’examinait, laissait une ordonnance bien en vue et s’en allait. Que pouvait-il faire de plus ? » Plus tard, trop petit pour vagabonder seul dans les rues, on a recours à la garde d’une dame grecque (la Kyria) qui enferme l’enfant dans une pièce du premier étage sans boire, sans manger de toute la journée. La mère avait « dû lui dire que j’étais un enfant sage, qu’il suffirait de m’enfermer dans une pièce sans avoir à me surveiller ». La guerre se fait présente au village, concrétisée par un zeppelin dans le ciel et par des combats aériens auxquels les habitants assistent comme à un spectacle. Tous sont convaincus que le conflit restera délimité, préservant la population civile et qu’il ne durera pas, comme « ce fut ainsi dans l’Empire ottoman depuis des générations ». D’autres savaient : « les femmes qu’on avait employées pendant la Guerre balkanique, un an auparavant, à remettre en état les uniformes des soldats tués ou blessés […] faisaient de drôles de découvertes : ici pendait un doigt, là était collée une oreille ; des débris de cerveaux ou d’yeux – qui semblaient encore vous fixer – s’incrustaient avec ténacité dans le drap vert dont étaient faits les uniformes. » Après la mort du père, et ne pouvant être prise en charge par la petite communauté, la famille se réfugie à Kousgoundjouk, dans la baraque de la grand-mère maternelle, « seul havre de salut » qui se présente à la jeune mère désemparée. Elle

loue les services d’un vieux charretier turc, entasse ses meubles dans l’attelage et s’aventure de nuit sur des routes infestées de brigands. Pauvre femme, épuisée par les travaux domestiques et la pauvreté, obsédée et durcie dans la survie, tentant l’impossible, suppliant les épiciers ou les fermiers de lui donner des œufs et des pommes pourries en espérant que, parmi ces déchets, se glisseraient quelques éléments comestibles. Mais les œufs – définitivement – « puaient ». Un soir d’hiver devant le braséro, l’aïeule montre à l’enfant affamé comment se nourrir : « C’est bon, mon petit, fais toi aussi comme moi, fouille et si tu trouves un charbon éteint, ne le laisse pas, croquele : cela soutient ». Plus d’une fois, l’enfant la vit déjeuner d’un verre d’eau dans lequel elle glissait un morceau de sucre et y tremper un morceau de pain. Elle ne survivra pas à ce régime. Pas plus que sa fille qui mourra d’une pneumonie à la même heure et le même jour qu’elle. C’est ainsi que Nissim, son frère et sa sœur, rejoignent en 1920 l’Orphelinat juif d’Ortaköy, fondé par le Near East Relief 2, société philanthropique américaine. Encaissé entre deux collines, ce faubourg porte à sa cime le palais de Yildiz, ancienne résidence du Sultan Abd’ul Hamid. « Du temps où Hamid régnait encore, tous les vendredis soirs, il quittait le palais de Yildiz et descendait en carrosse la colline au milieu d’un grand concours de monde pour se rendre à la splendide mosquée qu’on voit sur la jetée. […] Le déplacement du Padischah était parfois agrémenté de quelques bombes lancées par des Arméniens. » Durant ces cinq années d’internat mixte, Nissim grandit, éprouve ses premiers émois, se responsabilise. Le chapitre qu’il consacre à cette période regorge d’anecdotes et montre à la fois la dureté de cette vie et la chaleur d’une communauté inclusive. L’adolescent s’en échappera à quinze ans à l’aide de petits emplois… jusqu’au départ pour l’Europe en pleine crise européenne. Il s’engagera en France pendant la Seconde Guerre mondiale dans les Régiments de marche des Volontaires étrangers (R.M.V.E.), sera fait prisonnier en 1940

2. En 1915, l'ambassadeur des États-Unis dans l'Empire ottoman, Henry Morgenthau alerte son gouvernement à propos du génocide en cours contre les Arméniens. La Near East Foundation (NEF) est alors créée avec le soutien du congrès américain. Cette association philantropique à vocation universelle sera pionnière dans beaucoup de domaines dans les années 1920 (campagnes médiatiques, organisation de camps de réfugiés et de missions de secours, etc.).

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et libéré en 1945. Il s’installera en 1952 en Israël. En 1960, il publiera une anthologie de la poésie hébraïque qui lui ouvrira les portes de l’ambassade de France. Entre autobiographie et récit historique en général s’écrit un vécu qui donne au texte une forte authenticité. Il nous rapproche d’un passé révolu, il produit des images de proximité qui pourraient donner matière à un documentaire : les bagarres rituelles entre enfants des différentes communautés, l’incendie de l’orphelinat, un cortège funèbre juif à Péra où chacun s’immobilise silencieusement le chapeau à la main, l’entrée des Alliés à Istanbul, l’arrivée de Mustapha Kemal sur le Bosphore, l’homme étant décrit par son amour pour cette ville, ses casinos et l’alcool. Et l’extraordinaire « Jet de la croix à la mer » espéré par les badauds de toutes confessions qui attendaient, une fois bénie, son lancer dans la mer sous les acclamations de la foule bigarrée. « Aussitôt des nageurs aguerris plongeaient dans l’eau fraîche. C’est à celui qui piquerait la tête la première pour mettre la main sur la Croix, la disputer aux autres plongeurs et la rapporter triomphalement au pope ou au patriarche […] une compétition de ce genre suffisait à rompre la monotonie du quotidien ». Narration captivante, restitution de l’ambiance d’une époque et des lieux où s’entremêlent dans leur chronologie « vies minuscules » et excès de la Grande Histoire : c’est avec une distance légèrement ironique et un vocabulaire savoureux auquel il faut prêter attention, même s'il peut faire sourire aujourd’hui, que l’auteur décrit ici le cruel parcours d’un enfant juif des faubourgs d’Istanbul, tôt orphelin, soumis durant ses jeunes années à l’enfermement, l’étouffement, la solitude, la pauvreté auxquels seul l’exil volontaire lui permettra d’échapper. Rappelant sans misérabilisme les malheureux destins enfantins de la littérature du XIXe siècle à la Oliver Twist et aussi parce qu’il peut être confronté à la récente actualité géopolitique, ce livre ne peut être absent de nos bibliothèques.

Ariane Ego-Chevassu

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Les deux ouvrages suivants, en castillan et publiés en 2003 et 2006 en Espagne, retracent l’histoire mouvementée de deux familles dans la première moitié du XXe siècle, la première originaire de Salonique, la seconde d’Edirne. Elles ont en commun un long exode pour échapper à la guerre et les persécutions, les menant à retisser peu à peu des liens qui étaient devenus ténus entre leur monde sépharade et une Espagne retrouvée.

El ABA de Salónica a Sefarad Samuel Mordoh Éditions FUENTE CLARA (Estudios de Cultura Sefardí), 2003, 332 pages ISBN: 84-930570-4-5

Un récit riche entrant de plain-pied dans une réalité historique parfois dramatique, et dans lequel fourmillent des anecdotes relatées avec beaucoup d’amour, l’humour n’étant jamais bien loin. On se laisse facilement porter par la biographie rocambolesque de Léon Mordoh, le père de l’auteur. Le récit navigue entre présent et passé, de la chambre espagnole où Léon se remet d’une embolie, revenant à Salonique où il vit le jour en 1910. Il coule une enfance sans histoire dans une Salonique ottomane, où la population sépharade était particulièrement active. Sa famille, sans être très aisée, appartient à la petite bourgeoisie locale. Les jours heureux s’arrêtent net avec l’incendie de la ville en 1917 ; il voit alors disparaître définitivement les jours heureux et la quiétude de l’enfance. S’ensuit un long parcours de lutte pour survivre dans une Grèce en proie à l’instabilité politique. La conscience politique s’éveille rapidement chez le jeune Léon, très rapidement impliqué dans la lutte syndicale et politique. Il s’engage beaucoup, dans son club de football, dans le parti communiste également avec l’enthousiasme de ses dix-huit ans et la volonté de lutter contre l’injustice et l’ignorance. Il fait rapidement la connais-


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sance de Riqueta, son seul et unique amour qui deviendra son épouse et l’accompagnera jusqu’à la fin de ses jours. Les épisodes pleins d’aventures s’enchaînent : prison, fuite, avec une intensité de plus en plus dramatique, lorsqu’il faut échapper aux tortionnaires nazis. Une fuite mouvementée, un long périple le conduisent à Tel-Aviv, alors sous mandat britannique. Il y séjourne avec sa famille pendant les années de la guerre. À cette époque, l’ancien militant communiste décide qu’il ne travaillera plus pour un patron, mais pour son propre compte, se lançant dans une aventure qui, pour être individuelle et artisanale, n’en est pas moins capitaliste. Il se met à vendre des savons et produits cosmétiques aux particuliers, puis monte une mercerie ambulante. La vie n’est pas facile mais il parvient néanmoins à économiser tout en réussissant à faire vivre sa famille. L’histoire individuelle n’est jamais loin de la Grande Histoire et le récit de la fondation de l’État d’Israël est évoqué avec la plus forte émotion. Après quelques années en Israël, Léon décide de partir à nouveau, et de s’installer en Espagne. Toute la famille s’embarque donc pour Barcelone en 1954 ; les fils sont inscrits au Lycée français. La famille coule enfin des jours heureux ; Léon a réalisé son rêve de voir les siens enfin réunis, indépendants et vivant dans des conditions matérielles satisfaisantes. C’est en Espagne qu’il rend le dernier soupir, léguant à ses nombreux descendants son énergie et son amour infini pour une famille unie. On lira avec le plus grand intérêt ce récit magnifique naviguant entre présent et passé, entre l’histoire individuelle d’une famille judéoespagnole qui a dû lutter avec force pour sa survie et les événements tragiques qui ont bouleversé le monde du XXe siècle. Les anecdotes fourmillent, l’humour apparaît souvent en filigrane et l’on se prend vite de tendresse pour les principaux acteurs de cette magnifique saga.

Monique Heritier

Viaje en el ocaso de una cultura ibérica Isaac Papo

Edición TIROCINIO, Estudios de Cultura Sefardí, 2006, 370 pages ISBN: 84-930570-7-X

Un récit à la première personne en espagnol – l'autobiographie apparaît de façon évidente dès les premières lignes –, un voyage dans l'espace et le temps que ponctuent les temps des différents leaders politiques. L’auteur et narrateur est né à Milan en 1926 dans une famille originaire d’Edirne également appelée Adrianópolis (en grec) ou Andrinople. Sa famille, appartenant à la bourgeoisie de la ville ottomane y était installée depuis des générations, s’adonnant à l’artisanat de la soie. On vit assez bien chez les Papo, ne dédaignant ni la bonne nourriture ni les bonnes boissons. On parle plusieurs langues, on étudie dans les écoles de l’Alliance israélite universelle. En 1914, la famille s’installe à Istanbul, la ville d’Edirne ayant connu de nombreuses vicissitudes et s’étant transformée en un poste frontière à peu près privé de ressources. Les parents d’Isaac Papo se marient en 1915, mariage arrangé par les familles, une pratique très courante à l’époque. Au cours des années 1920 la famille se disperse complètement, en fonction des activités pratiquées par ses différents membres. Ceux qui avaient des intérêts dans le commerce et l’industrie de la soie se fixent à Milan, ville natale de notre narrateur. L’émigration vers l’Italie a lieu en 1923, sans grand lien semble-t-il avec le contexte politique de l’époque, mais plutôt avec la perspective de développer une activité déjà florissante dans de meilleures conditions que dans une Turquie moribonde. Changement radical de société, premières années d’opulence rapidement mises à mal par la Grande Dépression. La famille, à l’égal de nombreuses familles sépharades vivant à Milan en ce temps-là n’a qu’un intérêt limité pour

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Salonique. Carte postale représentant un jeune juif en costume traditionnel. Collection Gérard Lévy. Photothèque sépharade Enrico Isacco.

1. Aba signifie papa en hébreu.

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la politique, déplorant toutefois l’aspect étatique de la politique économique mussolinienne. Les enfants pratiquent dès le plus jeune âge le multilinguisme : italien, judéo-espagnol (émaillé de vocables turcs), français. Le jeune Isaac est inscrit dans une école israélite où il voit arriver dès 1933 les premiers enfants réfugiés venant d’Allemagne. L’auteur ne se contente pas de décrire la tempête prête à s’abattre sur sa communauté, il en analyse les causes avec précision, il replace cela dans le contexte géopolitique de l’Europe centrale, expliquant les frustrations nées du Traité de Versailles ainsi que les vexations imposées alors aux différentes minorités ethniques et religieuses. La situation étant devenue intenable en Italie, la famille trouve refuge en Espagne en 1942, une Espagne encore déchirée et mal remise d’une guerre civile sanglante, mais où au moins le décret de Primo de Rivera de 1924 permettait aux Sépharades de demander et d’obtenir la nationalité espagnole sous certaines conditions. L’auteur n’entre dans aucune polémique à ce propos, indiquant simplement qu’en Espagne ils trouvèrent un refuge : si les liens avec l’ancienne patrie étaient devenus ténus pour les Sépharades, l’antisémitisme était pour ainsi dire absent ; en fait cela ne faisait pas partie des préoccupations des Espagnols. Les derniers chapitres font un retour sur l’Europe centrale et les Balkans dévastés, un regard rétrospectif de l’auteur sur les décennies écoulées, les relations entre l’Espagne et le monde sépharade avec un brin de nostalgie sur tous ces mondes en voie de disparition, un regard sans préjugés analysant ombres et contradictions. Une pointe d’humour apparaît de temps à autre, assortie d’une volonté de livrer un récit honnête, authentique et objectif. Les deux ouvrages abordent les problèmes sous un angle de vue différent : beaucoup plus personnel dans le cas de Samuel Mordoh. Certes, l’Histoire y apparaît en toile de fond mais uniquement centrée sur la famille de son père Léon Mordoh (El Aba 1), un récit plein de tendresse et d’émotion que partagera facilement le lecteur. L’ouvrage d’Isaac Papo est lui aussi, bien évidemment, centré

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sur une famille, mais avec un regard embrassant en même temps l’Histoire et le monde, dans une volonté très nette d’objectivité. L’histoire de cette famille permet de porter un regard sur les événements qui ont forgé le XXe siècle souvent dans le sang et les larmes, le tout agrémenté de réflexions sur la société et la survivance de la langue sépharade. L’approche est nettement plus philosophique et historique que celle du premier ouvrage mais le lecteur se laisse aussi aisément porter par le récit. Ces deux livres sont en grande partie complémentaires, et s’ils sont différents, ils feront découvrir au lecteur maîtrisant la langue espagnole une même réalité, empreinte d’amour pour la culture sépharade ; dans les deux cas c’est un pur délice.

Monique Heritier


Las komidas de las nonas APIO ILADO Recette de Rustchuk (Ruse ou Roussé, Bulgarie) de Menahem Pinto (1990) CÉLERI FROID

Ingredientes – 2 grandes kavesas de apio – 250 gramos de safanorias chikas – 3 vazos de agua – el sumo de 3 limones – 2 kucharas yenas de asúkar – sal (a gusto) – 2 kucharas de azeyte Preparasión Se mundan i se kortan a revanadas el apio i las safanorias i se buyen en la agua, kon el sumo de limón, la sal, la asúkar, asta ke se ablandan. Se sierve yelado. En Sofia esta kumida se aze sin azúkar.

Bénédiction prononcée après le repas rapportée par Sarah Isikli d'après les paroles de son grand-père smyrniote. Ya komimos, ya bivimos i al Dyo ya bendichimos Ke mos dyo pan para komer Agua para bever Anyos para bivir Panyos para vistir Hodu LaShem ki tov Ki L'olam chasdo Siempre mejor i nunka peyor

Ingrédients

Préparation

– 2 grandes têtes de céleri – 200 grammes de petites carottes – 3 verres d'eau – le jus de 3 citrons – 2 cuillères pleines de sucre – du sel – 2 cuillères d'huile

Éplucher et trancher en rondelles le céleri et les carottes. Les faire bouillir avec le jus de citron, le sel et le sucre jusqu'à ce qu'ils blanchissent. Servir froid. À Sofia cette recette se fait sans sucre.

In Gizar kon gozo de Matilda Koén-Sarano en collaboration avec Liora Kelman. Editorial S. Zack. Jérusalem. Israël. 2010.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, François Azar, Marcel Cohen, Corinne Deunailles, Ariane Ego-Chevassu, Monique Héritier, Jenny Laneurie, Isaac Jack Lévy, Devin E. Naar, Isaac Revah. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Yitzhak Navon avec Ben Gourion lorsqu'il était son secrétaire politique. Jérusalem 1958. Collection Navon. Photothèque sépharade Enrico Isacco. Impression Caen Repro ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif Maison des Associations Boîte n° 6 38 boulevard Henri IV 75 004 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030 Janvier 2016 Tirage : 1250 exemplaires

Aki Estamos, Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien


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