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SEPTEMBRE 2016 Sivan, Tamouz, Av, Eloul 5776
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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998
02 H ommage
à Jean Carasso
06 Aux origines de La Lettre Sépharade — JEAN CARASSO
07 Aux origines de la fête de Djoha
— JANINE GERSON
08 La nona
— JEAN CARASSO
18 Rencontre avec l’ensemble Los Bilbilicos
22 Avlando con
Albert Segura — ZOÉ STIBBE
27 P ara meldar
— CORINNE DEUNAILLES, MONIQUE HERITIER, HENRI NAHUM, LAURENCE ABENSURHAZAN
L'édito La rédaction Jean Carasso n’est plus. Nous perdons avec lui non seulement une grande figure du monde judéo-espagnol mais surtout un ami, un soutien fidèle et une source constante d’inspiration pour notre association. Il avait su avec maestria fédérer les énergies et les projets afin de redonner une nouvelle vitalité à la culture judéoespagnole. S’il était emblématique de ce renouveau c’est aussi parce que, né en France en 1925, il n’avait pas connu directement le monde salonicien de ses ancêtres. C’est à Paris, auprès de sa grand-mère, la nona, comme il l’évoque dans ce numéro, qu’il s’est imprégné du judéo-espagnol. Après une vie professionnelle bien remplie, il avait renoué avec ses souvenirs d’enfance restés enfouis pendant près de soixante ans. Son itinéraire démontre que le passage du temps n’est pas toujours irréversible. Avec l’énergie et le charisme qui le caractérisaient, Jean Carasso s’est senti investi d’une mission que beaucoup jugeaient désespérée : redonner vie à une communauté quasiannihilée. Dans ce combat, il était armé de la foi des pionniers et d’un enthousiasme communicatif. C’est d’abord presque seul, puis rejoint par un groupe d’amis fidèles, qu’il a construit une maison solide année après année, étage après étage : La Lettre Sépharade, puis les éditions éponymes, la fête de Djoha et l’association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade. Tous ceux qui venaient le rencontrer étaient certains de trouver une
écoute, des encouragements, des conseils et au besoin une aide efficace pour leurs projets. Jean n’en était pas moins exigeant et il n’appréciait ni les tièdes, ni les médiocres, ni les poseurs. Il avait une haute idée de la culture judéo-espagnole et cherchait, en toutes circonstances, l’excellence dans ce domaine. Surtout il avait un amour immodéré pour le chant sépharade dont il tenait la chronique régulière et dont certaines interprétations l’émouvaient au plus profond de l’âme. Il ne tirait aucune vanité de l’œuvre accomplie ; lorsqu’il approcha du terme de sa vie, il pensa à son interprète favorite, Judy Frankel, et demanda qu’on lui rende hommage autant qu’à lui lors de ses obsèques. Jean nous quitte en vainqueur, certain que son œuvre demeure et qu’elle a essaimé à tous les horizons. Mais cette victoire est fragile comme toutes les formes d’art et de culture menacées par l’oubli et la barbarie. Il nous appartient de faire vivre son héritage en accueillant, comme il le faisait, tous ses amateurs sans regarder à leur âge ou à leurs origines. C’est ce défi que nous relèverons en lui rendant hommage sur le lieu de l’un de ses plus mémorables succès : la fête de Djoha au théâtre de l’Épée de Bois de la Cartoucherie de Vincennes. Nous vous y convions nombreux le dimanche 4 septembre pour découvrir un plateau artistique inédit qui, nous en formons le vœu, donnera un coup de jeune al mundo djudeo-espanyol de ayer, de oy i de syempre !
KE HABER DEL MUNDO ? |
Ke haber del mundo ? À Paris
06.11
Mémorial de la déportation des Judéo-Espagnols de France
L’association Muestros Dezaparesidos regroupe les associations suivantes : Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade, Al SyeteCentre Culturel Popincourt, Centre communautaire Don Isaac Abravanel, JEAA, Vidas Largas, Vidas Largas Marseille, UISF. Ce travail a été effectué en partenariat avec le Mémorial de la shoah. Tous les entretiens (plus de 80), les photographies et les documents sont conservés au Mémorial.
Inscriptions à la journée du 6 novembre 2016 À l’occasion de la sortie du livre Mémorial de la déportation des Judéo-Espagnols de France, la mairie du 11e arrondissement de Paris et l’association Muestros Dezaparesidos organisent un après-midi judéo-espagnol. Les allocutions des personnalités seront suivies d’une présentation du livre. Puis viendra un moment musical avec le groupe d'Istanbul Los Pasharos Sefaradis, et enfin un verre de l’amitié autour de spécialités préparées pour l'occasion. La journée sera présidée par l’historienne Annette Wievorka, en présence de Serge Klarsfeld. Pour des impératifs de sécurité, et en raison de la présence de nombreuses personnalités de France et de l’étranger, dont le grand rabbin de France, il est obligatoire de s’inscrire auprès de l’association Muestros Dezaparesidos. Merci de préciser vos noms, adresse, contacts téléphoniques et de les adresser par courriel à muestros.dezaparesidos@gmail.com ou par la poste à : Muestros Dezaparesidos, 47, boulevard Voltaire 75 011 Paris.
Photo prise en 1942 de Juifs internés dans le camp de Drancy après avoir transité par le stade du Vélodrome d'hiver à Paris.
En France
Appel aux dons pour le sauvetage de la synagogue de Bayonne Un appel aux dons est organisé par le Consistoire israélite de Bayonne en raison d'importants travaux à réaliser pour la réfection de la charpente et de la toiture. La synagogue de Bayonne a été inaugurée en 1837, sous le règne de Louis-Philippe. Elle demeure un symbole de la communauté juive sépharade et de l'histoire des Juifs fuyant l'Inquisition. Ces marranes sont venus s'installer dans la région de Bayonne à compter du milieu du XVIe siècle et ont su s'intégrer à la vie sociale et économique de la région. Ils ont notamment fait connaître le procédé de fabrication du chocolat et ont constitué le berceau de communautés juives sépharades qui ont essaimé dans de nombreuses contrées. Au XVIIIe siècle, la communauté juive de Bayonne constituait l'une des plus importantes de France. On comptait de nombreux
lieux de culte. La devise figurant sur son blason, « Nefousot Yehouda », « les exilés de Juda », fait référence aux Juifs de l'Antiquité qui auraient gagné la péninsule ibérique après leur exil en Babylonie consécutif à la destruction du premier Temple de Jérusalem en 586 av. J.-C. Le cimetière juif de Bayonne dans lequel on dénombre plus de trois mille tombes anciennes est sans doute le cimetière sépharade le plus vaste et le plus ancien d'Europe. Aujourd'hui encore le rite judéo-portugais est pratiqué à Bayonne comme à la synagogue de Bordeaux ou à celle de la rue Buffault à Paris. Les dons peuvent être adressés par chèque au siège de l'association consistoriale : ACI – 35 rue Maubec 64 100 Bayonne. Un reçu cerfa ouvrant droit à une déduction fiscale sera adressé aux donateurs.
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Hommage à Jean Carasso Fondateur de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade
1. http://www. lalettresepharade. fr/
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Jean Carasso nous a quittés le 20 juin 2016. Depuis quelque temps déjà il se préparait avec courage et dignité à cette échéance inéluctable. Il est parti apaisé mais nous laissant orphelins. Son regard à la fois bienveillant et exigeant nous manquera à tous. Pendant longtemps encore il incarnera à nos yeux la quintessence du judéoespagnol. Jean n’avait pas fait de longues études, ni accumulé les titres et les honneurs. Il lui suffisait d’être lui-même et ce jusqu’à la perfection. Chacun reconnaissait son charisme, son élégance, sa générosité. La Lettre Sépharade est là pour attester de l’excellence de ses intentions et de ses réalisations. Il faisait corps tout entier avec cette publication où l’on reconnaît à chaque page son style et son souffle. Les 57 numéros qu’il a dirigés sont aujourd’hui consultables en ligne 1 et forment
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Jean Carasso chez lui à Paris consultant un livre ancien du fonds Elie J. Nahmias.
une source irremplaçable d’informations sur la culture judéo-espagnole. Jean Carasso avait à cœur de soutenir les projets, les initiatives. Grâce à lui de nombreux chercheurs, musiciens, écrivains se sont sentis soutenus et encouragés dans leurs œuvres naissantes. En témoignent les très nombreux messages de reconnaissance que nous avons reçus du monde entier à l’annonce de son décès. Jean était surtout le fondateur de notre association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade qui prit son essor en 1998 avec l’organisation de la première fête de Djoha à la cartoucherie de
Vincennes. C’est bien évidemment dans ce lieu que nous lui rendrons hommage le dimanche 4 septembre 2016. Il aurait été heureux de voir à nouveau sa communauté réunie à cette occasion et communier autour d’un plateau de borekas et d’un verre de raki. Nous dirigeons nos pensées vers son épouse Odette, sa fidèle collaboratrice Sabine Locoge, toujours présente à ses côtés depuis La Lettre Sépharade, et ses deux petits-neveux Tristan et Caroline Sciaky. Ke su alma deskanse en paz.
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De très nombreux messages du monde entier nous sont parvenus depuis l’annonce de la disparition de Jean Carasso. Nous en publions une première série en judéo-espagnol ou en espagnol qui sera complétée lors de la prochaine livraison de la revue.
Sinti grande tristeza de saver ke oy (el 20 djunio 2016) murio muestro viejo i kerido amigo Jean Carasso en Paris. Jean fue el fondador i editor de la maraviyoza revista La Lettre Sepharade en fransez, ke lo publiko regolarmente kada 3 mezes de 1992 asta 2007, todo a su gaste, tambien de la version en inglez por 8 anyos, de 2000 asta 2007. El era muy savido, eskrivia muncho de los artikolos, revistas de livros, ets, kon un stilo klaro i eloquente. En 2002 Jean organizo el program de UNESCO sovre el djudeo-espanyol en Paris. Era un grande amante de muestra lingua, muestra kultura, muestro puevlo, i de toda la umanidad, i el dediko su vida kon toda su fuersa a este amor. Mos va venir a mankar. Su alma ke repoze en ganeden. Rachel Amado Bortnick Dallas, Texas
Vinimos a saver kon dolor ke Jean Carasso oy mos desho la vida. Jean Carasso era uno de los lideres internasionales ke kontribuyeron al muevo enfloresimiemto del ladino. Su revista paso munchas frontieras i trusho notisias de todo el mundo prezente i pasado. El yevo el ladino al UNESCO, supo azer kreser el ekipo de sus kolaboradores i les dio muncha alegria kon la figura de Djoha. Era sensero i fuerte ; mos va mankar muncho. Mandamos muestras senseras kondoleansas a su mujer i a toda su famiya. Bindicha sea su memoria Matilda Cohen Sarano de Yerushalayim i Petah Tikva
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*** Kon su karizma, su enerjia i dinamizmo Jean Carasso kontribuyo i ayudo muncho al renasimiento i enfloresimiento de la aktividad kulturala djudeo-espanyola al seno de los sefaradis de Fransia i de otros paizes tambien. Su muerte es una grande piedrita para los ke luchan para la konservasion i promosion de la erensia kulturala sefaradi. Moshé Shaul, Yerushalayim *** Chers amis, Je me joins à vous tous, en ces moments si tristes et envoie mes sincères condoléances pour la mort de notre Muy Kerido Jean Carasso… qui était pour moi le symbole de l’amitié, et ami de alma i korason. Nous avions une vive correspondance, français/ ladino, sur la langue et culture judéo-espagnoles… et de longues conversations téléphoniques… Me va vinir a mankar… Ke su alma dekanse en paz en Gan Eden, Amen ! Zelda Ovadia, Yerushalayim
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Queridos amigos, Lamentamos profundamente la desaparición de Jean Carasso, de bendicha memoria, quien fue una destacada figura dentro del mundo sefaradi. Su vida y su asiduo trabajo en favor de sus hermanos y de la cultura universal lo ubican como un ejemplo a seguir por nosotros y las generaciones venideras. Enviamos nuestros sentimientos más respektuosos a la familia en estos momentos de tristeza. Albert Levy, comité mexicano de la Federación Sefaradí Latinoamericana (FeSeLa) *** Me apenó muchísimo la noticia del fallecimiento de mi querido amigo, tan bien descrito en vuestro mensaje : entotal un amigo entrañable y una hermosa persona, noble y cariñoso con los amigos. Espero que partió de este mundo sabiendo que sus esfuerzos por la difusión de la cultura sefardí tienen ahora una continuidad en vuestra labor. Le recordare siempre con profundo afecto. Por favor, transmitir mis condolencias a su esposa. Abrazos Susana Weich-Shahak, Tel-Aviv ***
Jean Carasso à Cordoue en 2007.
Amigos haverim Yo tambien esto muy triste de la perdida de Jean. No me puedo olvidar ke todo empeso kon « la fiesta de los Carasso » ke Jean organizo kon otros Carassos (Elie, Joseph, Mario) ke fue el punto de salida de La Lettre Sépharade. Ko m o pe rso n a e ra muy bue n a pe rso n a siempre dando atensyion a la djente kon mucha humanida !!! una perdida inmensa para muestra komunita.
Uno detras de otro se estan indo los que sabian contar y hablar de lo que eran muestros padres y mos estamos quedando huerfanos. Querida Odette que estas palabras te afalaguen y te den coraje. Gan Eden bueno tenga y que la tierra no se le amargue. Estamos con ti. Marcel Coronel
Henri Carasso, Paris
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Aux origines de La Lettre Sépharade Sovre los empesijos de La Lettre Sépharade
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i lo keresh meldar, vos vo kontar lo ke fue este djomal, komo empeso i turo mas de 15 anyos. Un diya, en autunyo 1989, vino a verme un Selanikli de 20 anyos minor de mi, i metyo sovre la meza un livriko eskrito en grego (lingua ke no konosko) i me disho ke se trata de « Los nombres de los djidyos de Gresya i de el Estado ottoman » eskrito de Asher Moïsis i ke le disheron ke es interesante para mozotros, Stamboulis, Izmirlis, Selaniklis, Monastirlis i otros. Mos metimos a bushkar i topimos una profesoresa konosyendo muy byen el grego modemo i el franses. Eya mos salyo en poko tyempo una buena traduksyon kon komentaryos savyos. Topimos este livriko interesante i pensimos editarlo para regalar a 50 ou 60 amigos… ma el estampador mos disho : « no, 500 a lo manko ». Pensimos « Ke vamos a azer kon toda esta ropa ? despues de pagarlos, van a kedar debasho de muestras kamas… ». Yine lo izimos… i empesimos a bushkar en muestra kavesa, sovre repertoryos de telefon i otros livros, alkunyas konosidas : Botton, Toledo, Carasso, Abravanel, Alcalay, Covo, Modiano i otros, eskrivyendolos letras dizyendo la koza i el presyo sin ninguna ganansya para mozotros. Se vendyeron. Ni uno no mos kedo… Despues, otro amigo Selanikli disho : « Deke no mos enkontramos algunos azyendo una fiesta en Paris ? » Lo ke izimos en septiembre 1991 kon mas de 60 kolegas, mujeres i maridos, todos sefaradis balkanikos sovre una nave, en
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frente de Notre-Dame de Paris, kon una sena sefaradita manyifika i una kantadera maraviyoza. La emosyon fue grande, fina lagrimas… A la tadre, me disheron a mi (los otros, menores, lavoravan todos, yo era mas viejo, retirado) « Deke no eskrives en una foja, para mandarlamos lo ke fue esta fiesta ? » I ansina, poko a poko, nasyo La Lettre Sépharade, al empesijo kon 200 o 300 kopiyas, kuatro vezes kada anyo, fina 4 000 a 5 000 kopiyas, anyos despues (todo de boka a oreja…), despartidos en 49 payizes del mundo. En kada djornal eskrito en franses veniya una foja en lingua muestra.
Jean Carasso
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Jean Carasso aux origines de la fête de Djoha Sur la proposition de Janine Gerson nous reproduisons ci-dessous un extrait de son livre Bella, itinéraire mémoriel 1 où elle évoque la première fête de Djoha 2 organisée en 1998 à l’initiative de Jean Carasso au Théâtre de l’Épée de Bois et qui vit la naissance de l’association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade.
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égine tint sa promesse et me fit parvenir une invitation pour la première fête de Djoha à la cartoucherie de Vincennes, organisée par son association Aki Estamos. En cette fin d’après-midi de juin, cinq cents personnes se retrouvaient là avec le sentiment d’appartenir à une communauté. Cinq cents personnes, des jeunes, des vieux, émus de partager une identité commune. Cinq cents personnes chantant à l’unisson des refrains en judéo-espagnol. Pendant le concert, assis à mes côtés, un homme se tourna vers moi les larmes aux yeux : « Je n’y comprends rien, mais qu’est-ce que c’est beau ! J’ai l’impression d’entendre mes parents que je n’ai pratiquement pas connus, ils ont été déportés quand j’étais enfant ». Cet homme exprimait assez bien ma pensée, je ne comprenais pas le sens des mots, mais la musique m’en était familière, et me parlait. Moi qui ne connaissais personne, j’observais les visages, j’écoutais les voix, les accents chantants. Autour de moi, des gens se retrouvaient, s’embrassaient, découvraient avec émerveillement qu’ils étaient encore en vie. En les écoutant, je comprenais qu’ils vivaient ces retrouvailles à chaque fois comme un petit miracle, après les drames de la guerre. Il en manquait tellement que ceux qui restaient se sentaient doublement vivants. Certains
1. Janine Gerson, Bella, Itinéraire mémoriel, Edilivre, 2012.
pleuraient en évoquant un parent disparu, d’autres riaient en se remémorant une aventure commune, d’autres encore se dirigeaient vers le buffet pour y déguster des pâtisseries orientales. Jean Carasso, le créateur de l’association, à la silhouette de Don Quichotte, naviguait de groupe en groupe, et insistait auprès de tous : « Vous voyez bien que j’avais raison, aki estamos, vous dis-je, nous sommes là, bien là, toujours là… ». Il régnait dans cette réunion une euphorie générale et communicative. Le succès était tel que les organisateurs furent vite dépassés : les bouteilles d’ouzo étaient vides, les gâteaux n’étaient pas assez nombreux, et les bulletins manquaient pour tous ceux qui voulaient s’inscrire. C'était un succès inespéré. Je pris aussitôt mon adhésion, après avoir acheté un disque de romances sépharades. Je me promis de participer aux ateliers de cuisine, pour apprendre moi aussi à faire des « borekas » comme les femmes qui m’avaient précédée, afin de perpétuer les traditions. Je notai consciencieusement les horaires des cours de judéo-espagnol, moi qui avais toujours refusé d’apprendre cette langue qui me semblait vieillotte, et qui maintenant revêtait tant de charme à mes yeux. Mais était-ce possible de reconstruire de façon artificielle ce qu’on ne m’avait pas transmis ? N’était-ce pas illusoire ?
2. Djoha : personnage mythique du folklore traditionnel, célèbre dans le Moyen-Orient, moitié fou, moitié sage, dont on dit : il est tellement intelligent qu’il en devient bête ou il est si bête qu’il finit par dire des choses intelligentes.
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Jean Carasso
Aviya de ser… Los Sefardim
La nona Nous reproduisons à titre d’hommage le texte que Jean Carasso consacra à sa grand-mère publié en feuilleton dans La Lettre Sépharade (n° 3 à 9). À travers le personnage émouvant de la nona, nous découvrons le destin d’une famille salonicienne arrivée dans les années 1910 à Paris et qui parcourt de façon exemplaire le chemin de l’intégration. À l’époque ma mère travaillait. Aussi tout naturellement, expédiait-elle le jeudi ses enfants – ma sœur cadette et moi – chez sa propre mère, Flore, habitant non loin, dans un immeuble de briques rouges tout récemment construit, près de la porte Champerret, à Paris. Ce devait être en 1932-1933, et j’avais donc sept ou huit ans, ma sœur quatre ou cinq. Nous trouvions ma grand-mère, femme forte habillée de noir, assise dans un grand fauteuil, souriante, mais peu mobile. À l’époque, on soignait mal le diabète gras dont elle souffrait, sinon par un régime alimentaire draconien, à base de salade cuite, sans sel.
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Je suis incapable, à soixante années de distance, de raconter par le détail comment s’écoulaient ces journées du jeudi, ni comment la nona nous occupait. Je me souviens toutefois très bien de deux épisodes, le premier revenant régulièrement : le goûter de quatre heures, consistant en une grande tartine de pain largement arrosée d’huile d’olive et saupoudrée de sucre. Ce goûter était insolite, et tout différent de celui que nous consommions à la maison. Et c’est cet aspect « hors norme » que j’en retiens. Insolite ou pas, la tartine ainsi préparée nous plaisait. La nona ne parlait pas le français mais uniquement le djidio. Parfois, dans l’après-midi, s’adressant à moi – garçon et aîné – elle disait : « Pacheco vamos a meldar » – notez le pluriel – et me tendait une lettre reçue dans la semaine de son unique sœur restée à Salonique, alors que tous les autres, frères comme sœurs, vivaient à Paris. Et je lisais à haute voix un texte en djidio mais caractères latins bien sûr ; et elle me faisait reprendre un paragraphe, voire une page, et relire encore la lettre comportant plusieurs feuillets. J’étais flatté, de sorte que les motifs de sa demande restaient flous dans la tête de gosse ; si elle voulait contrôler que je savais bien lire, oui, je savais. D’ailleurs, à fréquenter cette nona avant même l’âge scolaire j’étais – oralement – quasi-bilingue très jeune. Puis la journée écoulée, nous rentrions chez nous, dans un autre monde, dans lequel nous étions moins importants, et où il s’agissait d’apprendre une leçon pour le lendemain, ou d’aider à débarrasser la table après le repas. Bref, la vie quotidienne d’écoliers parisiens. Et le jeudi revenait, et nous retournions boulevard Gouvion-Saint-Cyr. « Asentate a la mesa, pacha » disait la nona, « vamos a escribir ». Et me tendant un crayon et un grand papier, elle me dictait lentement un message pour sa sœur. Pénétré de mon importance, je m’appliquais sans rechigner, réussissant à achever une grande lettre en djidio sans m’étonner, jamais, de ce qui aurait
dû m’intriguer… mais je n’avais que sept ou huit ans ! Sous le charme de cette nona, je ne me rebiffais pas. Il n’est pas certain que j’aurais accepté la corvée de quelqu’un d’autre qu’elle ! Parfois nous trouvions Flore en compagnie d’Esther, sa sœur cadette d’un an, copie conforme de l’aînée, forte, diabétique, vêtue de noir. Ces nonas papotaient, et le dijidio entrait en nous. Esther, immigrée en France en 1917 – après l’incendie majeur de Salonique – sous l’impulsion de Flore venue en 1910, n’était pas plus francophone que son aînée. Et ces sexagénaires veuves, ayant vécu en milieu fermé, rue La Fayette, square Montholon ou rue Sedaine, ne pouvaient fréquenter que des compatriotes « djidiophones » puisqu’elles ne s’exprimaient pas en français. Et ne fréquentaient que des compatriotes, non contraintes par une quelconque nécessité sociale ou de travail – elles en avaient passé l’âge – elles n’apprirent pas le français ! Une anecdote illustre bien l’extrême de cet isolement culturel. Quittant Salonique, Flore recueillait parmi les derniers conseils de survie, celui-ci : « Et surtout rappelle-toi qu’à Paris, ça n’est pas comme ici, ils n’ont pas de poisson frais, les pauvres, n’en mange jamais, tu t’empoisonnerais ! ». Et durant des années, circulant en compagnie de sa fille « truchement nécessaire » dans telle ou telle rue commerçante, passant devant un étal de poissonnier, elle détournait la tête, repoussant la tentation. Que de temps perdu… Flore et Esther étaient arrivées en France avec chacune deux enfants, entre adolescents et jeunes adultes, immédiatement à l’école, ou au travail pour les aînés. Et c’est cette génération, née avec le siècle, qui servait de lien avec le milieu ambiant, avec l’école, avec la vie, décrivant celle-ci, en djidio, à leur mère. Flore et Esther s’éteignirent peu après, presque simultanément d’ailleurs. Seulement des décennies plus tard – preuve que la vivacité d’esprit n’est pas la chose du monde la mieux partagée – je compris que ma nona et sa sœur étaient illettrées : pleines de charme,
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souriantes malgré la maladie, pétillantes, un peu polyglottes – comme fréquemment les gens de leur pays – mais illettrées. Et notre mère n’avait jamais « vendu la mèche ». Mais qui était-elle donc cette Flore de bientôt trente ans – vieille selon les critères de l’époque et du lieu –, fille d’Emmanuel Matalon et de Cécile Modiano, pour attirer ainsi le regard d’un médecinmajor d’au moins dix à douze ans plus âgé ? Personne ne me l’a dit, et je ne le saurai jamais. Elle était l’aînée de dix – ou plus, car à l’époque on comptabilisait à peine ceux qui mouraient, tout jeunes, du croup ou d’autre chose – qui adultes restèrent sept, sur lesquels j’en ai connu six. La septième, Ricoula épouse Amir, n’ayant pas émigré vers la France comme les autres, fut déportée de Salonique en 1943, avec mari et enfants. Toujours est-il que Flore Matalon épouse donc, vers 1893 Raphaël Fraggi, décrit comme chétif, originaire de Monastir en Serbie (précisément Bitola, en… puis-je écrire : « Yougoslavie » ?) et ayant obtenu en 1872 son diplôme de médecin à la nouvelle faculté de Constantinople. En 1874, ce jeune homme promu adjudantmajor dans l’armée turque, est envoyé en mission au Yémen. Au moment de son mariage, il est capitaine, médecin des prisons de Salonique, se déplace à cheval et bénéficie des services d’un soldat d’ordonnance. Sa fonction fait de lui le contrôleur des approvisionnements des prisonniers, et l’on racontait dans la famille que, de temps à autre, des individus plutôt louches venaient à son domicile, en son absence de préférence, et tenaient à Flore, jeune mariée, le discours suivant : « Si ton mari ferme les yeux sur la proportion de cailloux contenue dans les sacs de légumes secs que nous livrerons aux économats, lui et toi serez fournis gratis en bons produits à longueur d’année… » L’apprenant, Raphaël devenait furieux et interdisait à Flore de recevoir aucun individu de ce genre en son absence.
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Ce garçon, plutôt cultivé dit-on, attentif, et peutêtre amoureux de sa jeune femme, entreprend, dans ses moments de liberté, de l’instruire un peu ; car elle, Flore, n’a pas eu la chance d’aller à l’école, et reste illettrée. Mais la santé de Raphaël décline rapidement. On attribue à ses incessants déplacements à cheval les difficultés rénales dont il souffre. Et le diabète gagne du terrain de telle sorte qu’il meurt au tout début du siècle, laissant deux enfants en bas âge : Elie quatre ou cinq ans, et Riquetta, un an ou deux, à la charge d’une veuve de trente-cinq ans, peu armée pour la vie… La nona donc, se retrouve veuve avec deux enfants en bas âge vers 1900, à Salonique. Il faut vivre, et c’est là que l’habituelle solidarité familiale joue son plein rôle. Flore a six frères et sœurs, plus jeunes qu’elle, mais résidant tous sur place. Si Regina est encore une gamine de douze ans, Esther, la seconde, trente-trois ans, la plus proche de Flore par l’âge et le cœur (ceci restera vrai jusqu’à leur mort, toutes deux à Paris en 1935) a déjà conçu son premier enfant, Isaac, dit Isaquino, Ino. Et des deux garçons frères de Flore : Haïm, une force de la nature, sourd et muet, menuisier ébéniste de son métier, et pour l’instant célibataire, a vingt-sept ans ; Eliahou en a seize. Nous reparlerons plus loin de la future profession d’Eliahou, qui fut déterminante pour l’avenir de la famille. On convainc Flore qu’il est nécessaire d’aller demander le versement de sa pension de veuve auprès de l’autorité militaire. Ce qu’elle fait. Une fois. Deux fois. Sans aucun résultat, ni même qu’on la prenne le moins du monde en considération. Une femme seule dans un monde d’hommes : l’armée turque. Et pourtant, il était bien médecin-capitaine, son époux ! Elle demande l’aide de son frère muet, (parce que sourd) qui se fait entendre avec difficulté mais affiche une carrure d’« armoire à glace » assez convaincante. L’employé remplit longuement un document et le fait signer à Flore. Mais comme ils n’ont pas
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su lire ledit papier, écrit en turc, – elle est illettrée, et son frère ne lit pas cette langue – les choses en resteront là. Jamais Flore ne recevra un grouchico 1 de cette administration, et il faudra bien qu’elle s’en passe… Il faut pourtant aussi que ses enfants soient un peu alimentés chaque jour, et l’on cuit des fijones, des lentejas, de l’arroz 2… longuement mijotés dans l’oignon et l’huile. Rarement de la viande évidemment : favas con codrero, borrecas y pasteles de carne o de keso sont occasionnels ; letchugas i pimientones areinados, ou keftès de puerro o de carne, o de spinaca, esfongato de merendjena, charope de pertucal 3 pour les jours fastes. Quelqu’un – ce peut être Elie, l’aîné de Flore, qui a maintenant 12 ou 14 ans – apporte parfois un poisson frais pêché. C’est l’aubaine. Conjutear, bien obligé, sans cesse, de saucer avec du pain pour apaiser la faim… Et un jour, un employé modeste travaillant dans le quartier lui demande si elle ne pourrait pas le nourrir à midi, lui évitant le sefer-tasin 4 rapporté de chez lui. Flore accepte, ayant vite compris que la petite participation financière de cet homme aidera à acheter un peu de viande de temps à autre, et que ses enfants et elle-même en profiteront. Mais l’expérience s’avère rapidement décevante : l’employé a si faim quand il arrive chaque jour qu’il dévore une énorme quantité de pain saupoudré de sel et poivre avant que les lentejas soient avancées. Et le profit escompté s’envole. Puis un jour, on ne sait comment, se présentent Madame Vannucci, propriétaire d’un cirque italien ambulant, du même nom, et son fils. Ils sont là, en représentations pour quelque temps, et aimeraient aussi être alimentés à midi. La réputation des fijones con arroz de Flore se répand… 5 Les années passent, les enfants vont à l’école de l’Alliance israélite universelle, où l’enseignement est dispensé en français. Eliahou, le jeune frère de Flore, a maintenant vingt-cinq ou vingt-six ans ans, il est plaisant, sait lire et bien écrire lui, en deux ou trois langues,
dont le français bien sûr ! Et il occupe un emploi envié chez Orosdi-Back, un grand magasin à divisions multiples de Salonique. Il y est chef du rayon de chemiserie masculine. À ce titre, et tous les deux ou trois ans, le directeur de l’établissement l’envoie à Paris, se tenir au courant de la dernière mode masculine, pour que son rayon de vêtements soit le plus réputé de Salonique. Eliahou n’est pas peu fier, et ce prestige rejaillit sur ses frères et sœurs… Il est parti vers Marseille une première fois en bateau à voiles, puis la fois suivante sur un vapeur. Il est « le garçon qui connaît Paris » où il se fait héberger chez l’un ou l’autre des émigrés antérieurs, rue Sedaine, ou rue La Fayette ou rue des Martyrs. Il fredonne en rentrant les derniers refrains parisiens à la mode. Et lorsqu’un jour de 1910, il voit que sa sœur aînée n’en peut plus de misère et souffre de mauvaise réputation – ne recevait-elle pas naguère un ou des hommes, chez elle, à l’heure du déjeuner ? – 6 il lui suggère de vendre ses quatre meubles, d’emballer son linge et, avec la modeste somme recueillie, de s’offrir un billet de pont pour elle et ses enfants, vers Marseille puis Paris où – il fera en sorte – elle sera intégrée provisoirement dans une famille d’accueil. Ce qu’elle fait, très rapidement. Et c’est le début de la grande migration, qui mènera vers Paris, en vingt années et au coup par coup, tous les frères et sœurs de Flore, à l’exception de Ricoula, restée à Salonique et déportée plus tard de là, avec mari et enfants. Munie d’un billet de pont et de baluchons, la nona embarque donc au printemps de 1910, avec ses deux enfants : Elie, quinze ans, et Riquetta douze, à Salonique, avec Marseille pour destination immédiate, mais Paris comme point d’ancrage. Comme son jeune frère Eliahou le lui avait promis, les trois sont accueillis à Paris par quelque famille immigrée avant eux et déjà installée. Mais cette situation ne peut être que provisoire et il s’agit de trouver rapidement tout à la fois des ressources et un logement. Flore sait que les
1. Pièce de monnaie de faible valeur. 2. Haricots blancs, lentilles et riz. 3. Fèves à l’agneau, pâtés et feuilletés de viande ou fromage, laitues et poivrons farcis de viande, soufflé d’aubergines ou de poireaux finement hachés, sorte de nougat à l’orange. 4. « La gamelle », plat préparé chez soi consommé sur le lieu du travail. Mot turc. 5. À juste titre, semble-t-il, car je me souviens encore du goût de ceux qu’elle nous préparait une trentaine d’années plus tard, il y a soixante ans maintenant. 6. Que les plus jeunes lecteurs fassent l’effort de s’imaginer une civilisation patriarcale, voire phallocrate, en Orient, au début de ce siècle ; je les en prie.
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quelques louis qu’elle a cousus dans sa ceinture, fruits de la vente des meubles à Salonique, ne lui permettront pas longtemps de faire face. Heureusement, si elle ne sait pas un mot de français, ses deux enfants sont francophones et son aîné va très vite trouver ce que nous appellerions maintenant « un petit boulot » : il est engagé comme coursier et garçon de ménage dans une pharmacie. Flore cherche et trouve un logement, grâce, bien entendu, à la solidarité des Saloniciens sur place, arrivés avant elle. Et elle se met immédiatement en quête de ressources : les « anciens » lui indiquent « Le Toit Familial ». C’est une institution juive de bienfaisance qui procure aux dames pauvres du travail de couture à domicile destiné aux personnes plus fortunées. Immédiatement monsieur Sacerdote, le directeur, l’agrée, lui fournit des vêtements à coudre, en lui expliquant qu’il faut les rapporter la semaine suivante pour en prendre d’autres, etc. Flore sait coudre, et l’occasion lui est ainsi offerte d’enseigner le travail à sa fille. La première difficulté est que l’organisation de bienfaisance siège dans le 16e arrondissement de Paris, et que Flore habite dans le 10e, avec la majeure partie des immigrés de l’Empire ottoman qui se retrouvent dans les mêmes parages des 10e et 11e. Le prix du billet de métro est dissuasif. Aussi mère (quarante-cinq ans) et fille (douze ans) partent de chez elles au petit jour avec les colis, et marchent durant des heures à l’aller puis au retour, une fois par semaine. Mais c’est le printemps, l’été, et la marche est agréable quand on est jeune et en bonne santé. Et l’on apprend Paris… À l’automne, Riquetta rentre à l’école communale de la rue de Chabrol, proche de leur domicile. Et madame Duchêne l’instruit, lui montre sollicitude, gentillesse, humanité en somme, s’occupant particulièrement de la petite nouvelle pour l’intégrer vite et le mieux possible. C’est ça, l’école de la République, l’école de Jules Ferry. Riquetta – devenue Henriette entre-temps – dévore la grammaire française, apprend l’orthographe, l’écriture, vite et bien.
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Au point qu’au terme de l’année scolaire, lorsque Flore et Elie son porte-parole font savoir qu’Henriette quitte l’école pour travailler et contribuer ainsi à l’équilibre financier de la famille, Henriette pleure toutes les larmes de son corps et aura encore la larme à l’œil racontant l’épisode un demi-siècle plus tard. Et madame Duchêne vient à la maison un soir, spontanément, négocier avec Flore le maintien de la petite à l’école. Sans succès. Ils avaient de la carrure, ces instituteurs du début de siècle, dans le Paris des petites gens… Madame Duchêne : jusqu’à sa mort, Henriette aura conservé de votre enseignement un souvenir ébloui et en parlera à ses enfants comme de la plus belle année de sa vie. Laquelle vie se poursuit, avec des hauts et des bas. Elie, ayant cassé une glace de vitrine en la nettoyant, chez son employeur pharmacien, est aussitôt congédié. Il retrouve bientôt un autre travail, de bureau cette fois, et se présente le premier jour en pantalon blanc bien propre. Et toute la matinée, les collègues se moquent de lui : « Eh ! petit, ça n’est pas une entreprise de maçonnerie ici, pourquoi es-tu habillé en plâtrier ? ». Pour une raison qu’il ne peut pas dire : c’est le seul pantalon présentable qu’il possède. Il faut en avaler des couleuvres, lorsqu’on est immigré misérable et qu’on est chargé de famille ! Les choses n’ont guère changé depuis, d’ailleurs. Et pourtant lui, Elie, est francophone, sait lire et écrire et progresse dans son emploi de bureau. On vit difficilement ; Henriette n’a pas de travail. On continue de coudre pour « Le Toit Familial ». Lorsqu’il faut faire face à une dépense imprévue, il arrive qu’Elie et Henriette, sur le chemin de la boulangerie se laissent aller à ramasser des bouteilles vides, de lait généralement, consignées un sou chacune, collecte qui paiera le pain et quelques légumes ce jour-là.
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Elie travaille beaucoup et progresse dans son emploi. Il entreprend l’étude de l’allemand, langue qu’il a commencé d’apprendre à Salonique mais qui peut maintenant lui être utile : il travaille dans une entreprise lorraine de produits métallurgiques, à Paris, dirigée par les trois frères K. Un matin, une forte fièvre le tient au lit, qui se poursuit. Il faut prévenir l’employeur ; et avant qu’Henriette, sa sœur, ait eu le temps de courir au siège de l’entreprise, un des patrons arrive chez eux, officiellement pour s’enquérir de l’absence insolite de son employé… et incidemment pour constater la réalité de la maladie. Tchatra-patra 7 il s’entretient avec Flore qui lui montre (elle est d’une quinzaine d’années plus âgée que lui) de la reconnaissance pour la manière dont son entreprise contribue à épanouir Elie, à le promouvoir. Il suggère de faire venir un médecin, qu’il s’offre à régler, si la fièvre continue 8. Et lui, d’un milieu familial aisé, observe d’un œil attentif cette famille digne et pauvre dans son logement modeste. On lui offre du café turc, une sucrerie (peut-être y avait-il ce jour-là un peu de charope à la maison ?). Il s’attarde un peu plus que nécessaire… et peut-être sont nés à ce moment une sympathie et un respect mutuels qui ne s’atténueront plus durant un demi-siècle, jusqu’à la mort du premier des protagonistes. Quoi qu’il en soit, les frères-patrons proposent à Elie une promotion inattendue montrant la confiance qu’ils lui accordent maintenant : il deviendra « voyageur » – comme on disait à l’époque – et s’en ira en Russie vendre la gamme des produits métallurgiques proposés par l’entreprise. Bien entendu il ne sait pas un mot de russe, mais se jette sur un « manuel de conversation courante en langue russe ». On en est là lorsqu’au matin d’un dimanche d’été qui s’annonce très chaud, Flore et sa fille Henriette empruntent le tramway ( encore à chevaux ou déjà électrifié ? je ne sais) qui file sur la route de quarante sous 9, descendent à l’arrêt « côte de la Jonchère », et montent lentement à pied cette forte déclivité caillouteuse pour aller passer la journée à l’orée du bois de Saint-Cucufa, dans
la propriété calme, loin du monde, du cousin C., retraité originaire d’Égypte et vivant là depuis le début du siècle. On déjeune de quelques légumes du jardin, papote longuement… et c’est l’heure de redescendre après la canicule. Arrivées au bas, consternation : des affiches blanches appellent à la mobilisation générale : nous sommes le 2 août 1914 et c’est la guerre ; personne n’en savait rien dans le paisible hameau de la Jonchère ! Les événements familiaux et professionnels se précipitent : deux des trois frères-patrons d’Elie sont mobilisés ; l’un sera tué plus tard (le troisième est plus âgé). Il n’est évidemment plus question pour Elie de voyage en Russie. D’ailleurs, le départ des patrons accroît ses responsabilités au sein de l’entreprise, bien qu’il n’ait pas encore vingt ans ! Mais le 31 octobre de cette même année 1914, la Turquie se range dans le camp de l’Allemagne, et Elie, dans les jours suivants, se retrouvera arrêté et envoyé pour quelque villégiature en forêt de Fontainebleau, dans un camp d’internement avec d’autres Saloniciens parisiens, comme lui « bénéficiaires » de passeports turcs. Ces jeunes hommes ne sont pas des ennemis de la France, pays qu’ils ont au contraire choisi comme patrie, et le crient. (Edgar Morin raconte, dans Vidal et les siens, que son père a connu un sort tout différent dans la même circonstance.) Henriette, parfois seule, parfois avec Flore, s’approche à plusieurs reprises dans les semaines suivantes de la porte du camp et, apitoyant une sentinelle, glisse à son frère un colis et quelques mots d’encouragement. Mais pour l’instant rien ne se passe, jusqu’à ce qu’un avocat choisi en commun par plusieurs de ces garçons finisse par attirer l’attention de la Ligue des Droits de l’Homme, qui intervient à haut niveau. Les hommes sont libérés et reprennent leurs activités. Flore, par l’intermédiaire d’un de ses enfants, – puisqu’elle ne sait ni lire ni écrire – continue de correspondre avec Salonique, où sont toujours ses frères et sœurs, ainsi d’ailleurs que leur mère. Et le premier qui décide de rejoindre sa sœur à Paris
7. En « petitnègre ». 8. Faut-il rappeler aux plus jeunes lecteurs que la notion « d’assurancemaladie » est parfaitement récente dans notre civilisation et que dans les quartiers populaires des villes, les médecins soignaient souvent gratuitement nombre de malades bien incapables de régler des honoraires. 9. On appelait ainsi la RN 13, du montant du salaire quotidien attribué aux ouvriers qui l’avaient construite.
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Incendie de Salonique du 18 août 1917 (18 heures). Collection M. Hasson. Photothèque sépharade Enrico Isacco.
10. Une gifle. 11. Disons pudiquement : « correction ». 12. On rappelle que la profession de débardeur au port de Salonique était une quasiexclusivité juive, de sorte que le trafic y était nul le samedi ce dont tous les capitaines de navire tenaient compte.
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est Haïm, l’ébéniste sourd et muet de huit ans son cadet, accompagné de sa femme Mathilde et des trois fillettes, dont la plus jeune voyage dans les bras de sa mère. Lui, Haïm est devenu sourd à la suite d’un… incident de parcours : un jour qu’il avait exaspéré son père, lequel lui avait allongé un chamar 10 retentissant, il s’attendait à une haftona 11 qui devait normalement suivre et, pour l’éviter, sauta par la fenêtre du premier étage. Il en perdit l’ouïe, à vie. Presque en même temps, Esther, la sœur immédiatement cadette de Flore, la plus proche par le cœur, veuve déjà elle aussi et mère de deux grands garçons, décide de rallier Paris. Ici, c’est la guerre, et si le cadet des garçons, Vitalico – Vitalis à Paris –, peut entrer à l’école rabbinique de la rue Vauquelin poursuivre ses études (il n’a que treize ans !) commencées à Salonique, l’aîné, Isaquino – Ino – doit immédiatement gagner sa vie puisqu’il est soutien de famille – il a dix-neuf ans – et trouve tout de suite un emploi de hammal, débardeur de sacs de sucre
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de cinquante kilos, sur le port fluvial du quai de l’Ourcq 12. Peu après heureusement, il entre par la petite porte à la banque Maurice Vergnes dès septembre 1918, puis le mois suivant à la Lloyds avec un salaire immédiatement double du précédent. Et en novembre 1918, dans les journées qui suivent l’armistice du 11, la Lloyds, pour fêter la Victoire, double le salaire de tous ses employés, ce dont Ino, toujours ébahi bien des années après, profite… Revenons à l’été 1917, les troupes françaises du général Sarrail sont maintenant installées à Salonique, découvrant un milieu essentiellement francophone auquel elles ne s’attendaient certes pas. Avant la fin août, dans le microcosme salonicien de Paris se répand instantanément la nouvelle du grand incendie qui vient de ravager la ville, laissant dans la rue des dizaines de milliers de rescapés (miraculeusement, il n’y a pas de morts, mais Flore ne le sait pas encore). Elle en rêve la nuit suivante et acquiert la certitude affective, instinctive, forte, brutale, que sa mère est morte dans la catastrophe. Dès le lendemain
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Incendie de Salonique, réfugiés juifs fuyant l'incendie dans une carriole tirée par des chevaux avec quelques bagages. Les femmes portent la kefya des juives saloniciennes. Collection M. Hasson. Photothèque sépharade Enrico Isacco.
(encore heureux qu’Elie gagne maintenant correctement sa vie), ramassant de force ses deux enfants qui traînent les pieds, et quelques affaires, elle court à Marseille et s’embarque sur le premier bateau en partance, un cargo transport de troupes, bourré d’hommes rejoignant l’Armée d’Orient. Cinquante ans après, Henriette se souvenait toujours que, souffrant d’une rage de dents, elle avait été soignée par le médecin du bord, le capitaine lui-même veillant à sa sécurité (elle avait dix-neuf ans la grande fille… et les femmes étaient rares à bord…) et que personne n’en profita pour l’importuner alors que tous trois voyageaient sur le pont ! Non, aucun membre de sa famille n’est mort à Salonique et cet incendie gigantesque, miraculeusement, n’a tué personne en ville 13. Mais cinquante mille habitants, majoritairement juifs sont dans la rue, campent dans ou aux environs de la ville. Flore et ses enfants, arrivés sur place au début de septembre dans un grand désordre de populations mêlées aux troupes
diverses : françaises et coloniales, britanniques etc., retrouvent les leurs. Et par chance ils peuvent partager un petit appartement déjà occupé par son jeune frère Eliahou – qui héberge lui-même sa propre mère – maintenant marié à Sol – Solica –, et père d’un premier garçon. Flore et ses enfants occuperont une pièce, qui jouxte le séjour-cuisine, lieu de la vie commune. De l’autre côté de cette pièce, deux autres, petites, pour le jeune ménage avec enfant, et la grand-mère. Cette situation ne se prolonge guère, car en cette fin de 1917, la majorité de la fratrie est déjà installée à Paris : Sol depuis 1914, avec ses trois enfants : David – dit Dario –, Manuel et Rachel, dès la mort de son époux Jacob Mordoh 14, et Regina au début de la guerre, avec son mari Jacob Belifante – ils deviendront Belfante plus tard, lors de leur naturalisation – ceux restant à Salonique étant saufs. Elie n’a pas de travail ici, et ne songe qu’à retourner chez ses patrons parisiens et retrouver un salaire.
13. Les lecteurs de Kaminano i Avlando savent grâce à l'enquête d'Anne-Marie Faraggi-Rychner publiée dans l'édition de juillet 2015 que l'incendie de Salonique a fait au moins une victime. (Ndlr) 14. Si Dario termina sa carrière comme rabbin à Perpignan, et mourut en 1974, Sol sa mère, Manuel son frère célibataire, Rachel Goldenberg sa sœur et Jacques, l’époux de cette dernière, furent déportés de Paris et moururent à Auschwitz : les deux premiers par le convoi 44 du 9 novembre 1942, les époux Godenberg par le convoi 61 du 28 octobre 1943.
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14. Laquelle tiendra la rubrique culinaire de La Lettre Sépharade. (Ndlr) 15. Cette anecdote nous est rapportée par José Ezratty.
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D’ailleurs, l’atmosphère en ville est déprimante, trop de gens vivent encore dans la rue, ne songent qu’à fuir pour rejoindre tel ou tel de leur famille déjà installé ailleurs. Le « marché noir » – mais on ne s’exprimait pas encore ainsi –, disons les « petits trafics » se sont organisés avec l’abondante armée alliée. Flore repart comme elle est venue, dans des conditions de navigation précaires : c’est aussi la guerre en Méditerranée ! Elle ne sait évidemment pas qu’elle ne reverra plus sa mère, qui mourra l’année suivante. Et l’on se réinstalle à Paris, dans l’appartement un moment abandonné. Elie est immédiatement ré-accueilli par ses employeurs fort heureux de retrouver un employé expérimenté alors que les hommes jeunes sont de plus en plus rares, « les embusqués » dit-on couramment dans Paris. Au prix des hécatombes et des souffrances que l’on sait, la guerre s’achève enfin. Flore est fatiguée en cette fin de 1918. Les soucis n’ont pas manqué au cours de ces huit années à Paris succédant aux précédentes si difficiles de Salonique : la difficulté de la vie quotidienne accrue par la guerre, les quelques bombardements de Paris y compris par la Bertha, la crainte lancinante « qu’on » lui prenne son fils à la guerre, l’épisode « aller et retour » à Salonique etc. Elle n’a pourtant que cinquante-trois ou cinquante-quatre ans mais se sent vieillie. Elle est neurasthénique, un peu prostrée, et même si elle a retrouvé ses bavardages au square Montholon avec les amies saloniciennes et son frère et ses sœurs maintenant à Paris, son médecin (le docteur Modiano ?) lui conseille de changer d’air. Facile à dire lorsqu’on ne dispose que de peu d’argent, qu’on n’est pas francophone et que ses enfants sont fixés à Paris ! Une occasion se présente : celle d’un séjour qu’elle accepte dans une maison de cure, un Kürhaus en zone française d’occupation en Allemagne. La monnaie allemande commence à baisser et, pour qui dispose d’argent français, la vie
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est beaucoup moins chère là-bas ; et comme elle n’est pas plus francophone que germanophone, pourquoi pas ? Elle découvre là, pour la première fois de son existence, un genre de vie, une discipline quotidienne, une nourriture auxquels elle n’est pas préparée et ne se plaît guère. Elle met assez rapidement fin à cette expérience… Dans le courant de l’année suivante et après la mort de leur mère qui retenait encore Eliahou, le dernier Matalon à Salonique, Flore voit arriver son petit frère préféré, – il n’a que trente-cinq ans –, celui auquel toute la famille doit son installation à Paris. Et c’est paradoxalement lui qui arrive en dernier, avec son épouse Sol Haïm et leurs deux premiers enfants, Manuel et Aaron (Marcel et Charles), Estrella-Jacqueline 14 ne naîtra que bien plus tard. Toute la fratrie – à l’exception d’une sœur mariée qui ne viendra pas, comme on l’a vu – est maintenant réunie à Paris. Et la situation est celle-ci : hors les femmes nées entre 1865 et 1880 peu ou pas francophones, peu adaptables à la société française, les hommes, et surtout la génération suivante, garçons et filles sont à l’école ou au travail, ce qui a été facilité par la connaissance du français, acquise dès Salonique ou à Paris. On est sorti de la grande misère et on ne pèse plus sur les compatriotes accueillants : on a son propre logement, souvent dans le 10e arrondissement, rue de Maubeuge, rue La Fayette, près du square Montholon, dit parfois « square Matalon » 15 tant les Saloniciens y étaient nombreux1, ou dans les environs, voire dans le 11e, rue Sedaine, rue Popincourt ou alentour. On s’approvisionne et on se rencontre dans le quartier ; on se rend visite et on joue aux cartes à la maison pour les plus âgées, au café après le travail pour les hommes ; on va au théâtre, au café-concert pour les plus jeunes. On milite, aussi. La situation sociale de chacun va curieusement évoluer selon les hasards des rencontres et des affinités parentales ou personnelles. Tout un
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chacun a trouvé un emploi, humble et modeste au départ. Le reste, la suite, seront le fait de l’initiative personnelle, du travail fourni, du mérite en somme, de la chance aussi… Elie par exemple, formé au travail de bureau et au négoce technique par les frères K., possède une bonne formation de base et, avec l’accord de ses employeurs retrouvés au retour de Salonique à l’automne de 1917, les quittera en 1920 pour fonder sa propre entreprise. Un bien grand mot pour une initiative si modeste… Comme il doit se déplacer en France pour rencontrer des clients, sa sœur Henriette constituera à elle seule le personnel à poste fixe. On ne téléphone pas encore à l’époque : on écrit de province vers Paris, où le courrier est bien souvent distribué dès le lendemain ! Henriette exécute. Elle apprend « sur le tas » un peu de dactylographie et tient un livre dans lequel elle retranscrit les ordres, les expéditions auxquelles elle procède (les gares du Nord et de l’Est sont proches) : si le colis est lourd à porter, elle hèle dans le faubourg Saint-Martin un porteur équipé d’une charrette à bras. Le volume d’affaires augmente grâce à la diligence d’Elie, à son énergie. Bientôt, par le jeu des relations communautaires, on lui parle d’un jeune Salonicien qui recherche du travail : on l’embauche et il voyagera aussi : c’est Albert Carasso…, qui deux ans après épousera Henriette.
De ce mariage naîtront successivement Jean, le signataire de la présente chronique, puis trois ans plus tard, Françoise. L’affaire prend une petite extension, on a embauché une secrétaire, puis un magasinier, et Henriette ne travaille plus. La crise de 1929 (1930 et 31 en France) est surmontée avec difficulté. Pourtant le niveau de vie s’accroît. On émigre vers l’ouest de Paris, signe de promotion sociale. Flore, elle, est installée avec son fils qui possède maintenant une automobile, dans un appartement auquel elle n’aurait même pas songé quinze ans avant, dans le quartier de la Porte de Champerret. Mais sa santé décline et elle est de moins en moins mobile. Heureusement qu’Henriette, sa fille, demeure non loin et veille sur elle autant que les soins à ses jeunes enfants le lui permettent, scolarisés qu’ils sont dans la journée. Et en fin d’hiver 1935, Flore chute dans son appartement, se brise un fémur – fracture que l’on réduit dans une bonne clinique spécialisée moyennant une position couchée maintenue trop longtemps – et déclare bientôt une congestion pulmonaire qui l’emporte à soixante-dix ans. Ainsi fréquemment mouraient les personnes âgées à l’époque. Nous sommes le 16 mars 1935. Elie s’y attendait. Il résiste mieux qu’Henriette à la souffrance et répète sans cesse à sa sœur : « Tu sais ? même Napoléon a un jour perdu sa mère ! »
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Rencontre avec l’ensemble Los Bilbilicos L’ensemble Los Bilbilicos (Les rossignols en judéoespagnol) est composé de la mezzo-contralto Xenia d’Ambrosio, du ténor José Canales et de la pianiste Juliette Sabbah. Il s’est produit pour la première fois le 16 décembre 2016, à Paris, au temple du Luxembourg avec un programme qui marie des thèmes judéo-espagnols arrangés pour le piano et la voix par Alberto Hemsi et Joaquín Rodrigo ainsi que des mélodies espagnoles du répertoire lyrique de Manuel de Falla et Federico García Lorca. L'ensemble Los Bilbilicos se produira à nouveau le dimanche 4 septembre lors de la fête de Djoha organisée par Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade au théâtre de l’Épée de Bois de la Cartoucherie de Vincennes. À cette occasion, nous avons interrogé Xenia d’Ambrosio, José Canales et Juliette Sabbah sur leur parcours musical et les raisons qui les ont amenés à s’intéresser au répertoire judéo-espagnol.
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Xenia d’Ambrosio : j’ai commencé la musique très tôt vers l’âge de cinq ans. J’ai essayé le piano, le violon, la harpe, la flûte traversière et à l’âge de quatorze ans je me suis mise au chant. Le fait d’ajouter une dimension théâtrale à la musique m’a tout de suite beaucoup intéressée. Je suis entrée au conservatoire de Rome où je suis restée un an, puis chez les chantres de la chapelle royale de Versailles où j’ai pratiqué le répertoire baroque français. Je suis ensuite entrée au Conservatoire supérieur de musique de Paris où j’ai achevé mon cursus avant d’entrer dans les chœurs de l’Opéra de Paris. D’où est venu votre intérêt pour le chant sépharade ? Du côté de ma mère mes ancêtres étaient du Maroc de Larache et de Mogador. Ma grand-mère ne parlait déjà plus la haketía mais ses parents, mes arrière-grands-parents, la parlaient encore. Ma grand-mère n’a donc pas pu nous transmettre cette tradition mais c’est quelque chose que j’ai toujours ressenti. J’ai appris l’espagnol, j’ai beaucoup voyagé en Espagne, je me suis intéressée à la musique espagnole. Je me souviens d’un concert de musique judéo-espagnole à Malaga. J’ai tout de suite beaucoup apprécié ce répertoire, en particulier l’air La rosa enflorece qui m’est resté en mémoire et que j’avais toujours eu envie de chanter. Il y a un an et demi j’ai voulu m’approprier ce répertoire afin que mes origines puissent ressurgir dans mon parcours musical. José Canales : Je suis né au nord de l’Espagne, en Cantabrie. J’ai commencé très jeune à jouer du violon. Je suis venu en France en 1989 où j’ai fait des études supérieures en musicologie à la Sorbonne. C’est à Paris que j’ai découvert le chant et cette dimension théâtrale qui me manquait jusque-là. J’ai également fréquenté le Centre de musique baroque de Versailles et les chœurs à la Chapelle royale. J’ai poursuivi ma carrière dans différents ensembles de musique baroque. J’ai également pratiqué l’opéra en Espagne avec des rôles de caractère, très théâtraux. J’ai décou-
vert l’existence des Sépharades à travers les livres d’Elias Canetti. Juliette Sabbah : Mon intérêt pour la culture sépharade est très récent. Ma famille a pourtant des racines judéo-espagnoles. Mon père vient du Maroc d’une famille originaire d’Espagne. C’est une tradition que j’ignorais et qui n’était pas du tout restée dans la famille. Nous écoutions surtout de la musique classique. Lorsque Xenia m’en a parlé, cela a piqué ma curiosité. Pourquoi avoir choisi d’interpréter les Coplas d’Alberto Hemsi ? Xenia d’Ambrosio : Je me suis aperçue que le répertoire judéo-espagnol était surtout interprété par des chanteurs des milieux de la musique médiévale et des musiques du monde, milieux musicaux dans lesquels je n’avais malheureusement pas de connexions puisque je pratique exclusivement la musique classique. C’est alors que j’ai découvert les compositions pour chant et piano de Hemsi qui me permettaient d’aborder le chant judéo-espagnol par un biais qui m’était très familier. Pour quelles raisons avez-vous choisi de marier les Coplas d’Aberto Hemsi avec des airs de la musique populaire espagnole ? José Canales : On a trouvé beaucoup de correspondances entre la musique d’Alberto Hemsi et la musique qui a été composée en Espagne au XXe siècle. Tout comme Hemsi, les compositeurs espagnols tels que Manuel de Falla ou Joaquín Rodrigo recherchaient des mélodies populaires espagnoles et s’efforçaient de les harmoniser en mélangeant des éléments populaires et l’écriture savante. Comment avez-vous abordé les interprétations pour le piano ? Juliette Sabbah : J’ai été extrêmement surprise par la complexité et l’exigence des parties de piano. Hemsi fait partie de ces compositeurs du début du XXe siècle qui s’intéressent énormément KAMINANDO I AVLANDO .19 | 19 |
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De gauche à droite : Juliette Sabbah, José Canales, Xenia d'Ambrosio. Paris, 2015.
au folklore et s’en inspirent dans leurs compositions. On reconnaît facilement dans la partie chantée la mélodie traditionnelle alors que les parties de piano sont presque en opposition. Il ne se contente pas d’harmoniser mais il met en scène la voix. On a de longues introductions, des parties très solistes au piano. Vous avez également intégré un air de Federico García Lorca José Canales : Federico García Lorca était non seulement un très grand poète mais aussi un excellent pianiste qui comme Alberto Hemsi a arrangé des airs de musique populaire espagnole. Cela explique pourquoi en ouvrant les cahiers de Coplas d’Alberto Hemsi j’ai trouvé un univers qui m’était très familier par les thèmes poétiques et par les structures mélodiques. La copla pour les Espagnols est quelque chose qui fait partie du quotidien. Ce qui est fascinant dans ce répertoire c’est qu’avec les mêmes notes, la même mélodie, d’un chanteur à l’autre, rien n’a le même parfum, ni la même couleur.
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Alberto Hemsi Né le 27 juin 1898 à Cassaba – une bourgade turque à l’est de Smyrne (Izmir) – de parents de nationalité italienne, Alberto Hemsi commence ses études à l’école de l’Alliance israélite universelle. En 1913, bénéficiaire d’une bourse, il est envoyé à Milan par la Société musicale israélite de Smyrne. Reçu en 1914 au conservatoire royal de musique de Milan, il fait de solides études avec les grands professeurs du moment : le piano avec Andréoli, l’harmonie, le contrepoint et la composition avec Bossi et Perinello… Appelé sous les drapeaux vers la fin de la Première Guerre mondiale, en tant que sujet italien, il entre à l’école militaire et devient officier d’infanterie. Grièvement blessé au bras droit, il obtient plusieurs décorations civiles et militaires. Devenu capitaine à la fin des hostilités, il quitte l’armée pour se consacrer uniquement au piano et à la composition.
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En 1919, après l’obtention de son diplôme d’instrumentation, Hemsi décide de revenir dans son pays natal. Son retour est fêté par les siens, au son d’airs ancestraux chantés par sa grandmère maternelle. Marqué par la beauté des chants qu’il entend, Hemsi prend conscience de la nécessité de sauvegarder ce patrimoine qui relève uniquement de la tradition orale. Entre 1920 et 1923, Alberto Hemsi enseigne la théorie, le piano et le chant choral à Smyrne. De 1924 à 1927, il séjourne à Rhodes et là, en même temps qu’il donne des cours, il entreprend des recherches ethnographiques et folkloriques, notamment auprès des vieilles dames et des cantaderas, ces chanteuses semi-professionnelles, réputées pour leurs belles voix, que les familles invitaient à chanter lors d’évènements particuliers (mariages et autres fêtes). En 1928, la communauté israélite d’Alexandrie (Égypte) lui propose le poste de directeur musical du temple Eliahou Hanabi. Professeur de musique aux écoles de la communauté, il fonde et dirige un orchestre d’instruments à vent. Il donne aussi des cours d’harmonie et de composition au conservatoire Giuseppe Verdi d’Alexandrie jusqu’en 1940, puis au conservatoire de musique d’Alexandrie de 1952 à 1957. Après la guerre du Sinaï, il s’installe à Paris avec sa famille en 1957. Au cours de sa carrière parisienne, Hemsi assure la direction musicale de deux synagogues sépharades, Brith Shalom et Don Isaac Abravanel, ainsi que des cours de liturgie musicale au séminaire israélite de France. Musicologue, travailleur acharné à la cause judéo-espagnole, il anime une série d’émissions en langue espagnole à la radio française afin de mieux faire connaître le folklore judéo-espagnol. Peu de temps avant sa mort, en 1975, il est élu correspondant de l’académie royale des Beaux-Arts de San Fernando de Madrid en reconnaissance de son travail effectué sur les musiques sépharades.
Le compositeur Alberto Hemsi durant son séjour à Milan pendant la Première Guerre mondiale au conservatoire Giuseppe Verdi. On lit en bas de la photographie en cursive orientale ou solitreo : Vos mando esta fotografia kon la esperansa de abrasarvos presto, je vous adresse cette photographie avec l'espoir de vous embrasser bientôt. Fonds : Institut européen des musiques juives.
Titulaire de nombreux prix internationaux, musicien reconnu, Alberto Hemsi laisse une œuvre musicale importante (54 opus), souvent inédite et d’une exceptionnelle qualité : de nombreuses pièces pour chants et piano (Kal nidre, Yom guila, Visions bibliques, etc.), pour chœur (Six chœurs en ladino, Quatre pièces hébraïques, etc.), pour un ou deux pianos (Trois danses égyptiennes, Trois danses bibliques, etc.), pour violon, alto ou violoncelle et piano (plusieurs Suites sépharades), enfin pour différents ensembles et orchestre symphonique (Danses bibliques, Tableau symphonique, etc.). Une grande partie de ses œuvres n’existe que sous la forme de calques ou de manuscrits, actuellement conservés par l’Institut Européen des musiques juives après la donation de ses archives par sa veuve, madame Myriam Capelutto Hemsi.
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Albert Segura Entretien réalisé en espagnol, retranscrit et traduit en juillet 2014 par Zoé Stibbe Au moment où l'Espagne vient d'adopter une législation facilitant l'acquisition de la nationalité par les Sépharades, il nous a paru intéressant de publier un entretien avec Albert Segura, un judéoespagnol natif d'Izmir, qui a vécu successivement à Istanbul et aux États-Unis avant de s'installer à Madrid et de prendre la nationalité espagnole. Il y a fondé une famille et, plus de vingt ans après son arrivée, il y est bien intégré tout en conservant des liens étroits avec sa Turquie natale et ses traditions. L'éloignement et la peur de perdre ses racines a motivé de sa part une recherche culturelle et une volonté de transmission.
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Albert Segura et sa famille à Istanbul.
Racontez-moi votre histoire et vos origines : où êtes-vous né et où avez-vous grandi ? Je suis né à Izmir, puis nous avons déménagé à Istanbul lorsque j’avais cinq ans. J’y ai passé toute mon enfance jusqu’à mes dix-huit ans. J’ai été à l’école et au lycée là-bas, puis je suis parti aux États-Unis pour étudier à l’université. Je suis resté huit ans aux États-Unis jusqu’au doctorat et puis je suis arrivé en Espagne. Je n’avais pas de raison particulière de venir ici si ce n’est que l’on nous offrait la nationalité. J’avais aussi la curiosité de voir ce que l’Espagne avait à donner car j’aime la culture espagnole. Au début j’étais venu en
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Espagne dans le but d’y rester deux ans, et maintenant cela fait plus de vingt ans que je suis là, à Madrid ! On m’a donné la nationalité après deux ans de résidence. Votre famille a-t-elle toujours vécu en Turquie ? Oui, ma famille y a toujours vécu. Mes parents sont tous les deux d’Izmir. Mon père est né dans un village près d’Izmir, qui s’appelle Tire. Au début du XXe siècle, il y avait toujours des Juifs dans les petits villages, dans la région de l’Égée et en Thrace mais maintenant ils sont quasiment tous partis en Israël ou dans d’autres pays. Quant à ceux qui sont restés en Turquie, ils sont à Izmir ou à Istanbul. Avez-vous des frères et sœurs ? Où résidentils ? Sont-ils proches de la culture sépharade ? Oui, j’ai une sœur qui habite en Turquie, à Istanbul. Elle a fait ses études aux États-Unis, dont un master au Massachusetts Institute of Technology, avant de retourner en Turquie. Depuis, elle y réside, a eu deux filles et travaille pour la marque de cosmétiques Avon. Elle est moins proche que moi du monde sépharade, l’aspect culturel ne l’intéresse pas autant mais évidemment elle a beaucoup plus de connexions que moi avec la communauté juive. Ses filles participent régulièrement à des activités de la communauté juive d’Istanbul. Il y a des ateliers de théâtre, de danse etc. Pour ma part, je ne participe pas à ce type d’activités. Quels sont les souvenirs que vous gardez de votre vie à Izmir et à Istanbul ? Je suis parti à cinq ans d’Izmir mais on y revenait tous les étés. J’ai beaucoup de souvenirs d’Izmir ; de plus je revoyais chaque été des amis d’enfance. J’ai aussi beaucoup de cousins, car mon père avait dix frères et sœurs. Notre famille est très soudée, alors je connais intimement beaucoup de mes cousins, dont ceux qui habitent désormais en Uruguay. J’y ai été à de nombreuses reprises pour les connaître. La vie à Izmir était très agréable, j’ai toujours cherché
à retrouver cette qualité de vie et c’est peut-être pour cela que j’habite dans une ville qui a des airs méditerranéens et aussi des airs d’Izmir. … Sin el mar ! Sí, sin el mar. ¡ Eso es la gran falta ! J’ai eu une très bonne enfance, Istanbul était aussi une ville très agréable. J’ai écrit des contes et des nouvelles à ce sujet. Il y avait une ambiance qui n’existe plus aujourd’hui, car la ville n’était alors pas très grande que ce soit à Izmir ou à Istanbul. Les étés, nous étions dans des maisons avec des grands jardins, et avec des enfants de toutes nationalités et de toutes confessions : Juifs, musulmans, Grecs, Arméniens… Nous étions tous ensemble et nous vivions comme cela. Malheureusement, cela n’existe plus aujourd’hui car les Grecs et les Arméniens sont quasiment tous partis. Les maisons ont disparu : ce ne sont plus que des édifices impersonnels. Lorsque j’étais enfant, il y avait plus d’un million de personnes à Istanbul ; maintenant il y en a quinze millions ! Il y a aussi moins de Juifs ; il en reste environ vingt mille. Comment s’organisait la vie de la communauté juive à Izmir et à Istanbul ? Avez-vous le souvenir d’être allé à la synagogue par exemple ? Dans ma famille et chez tous les Juifs de notre entourage, personne n’était orthodoxe. Ma grand-mère pratiquait plus que les autres car elle n’avait aucune activité pendant le shabbat, mais c’est tout. Concernant les pratiques casher, je ne connais pas beaucoup de gens qui les respectaient, alors que j’ai une famille plutôt grande ! Seules une ou deux personnes de mon entourage pratiquaient vraiment la religion de manière régulière. Aux États-Unis, c’est une communauté que l’on appelle les conservative. C’est-à-dire qu’ils ne sont ni réformateurs, ni orthodoxes. Dans ma famille, nous fêtions toutes les fêtes juives, et nous avions un sentiment juif très profond sans être très religieux. Nous allions à la synagogue, mais pas tous les samedis : juste pour les grandes fêtes.
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1. Il s’agit de la pipitada ou subiyá, boisson rafraîchissante et sucrée à base de pépins de melon qui se prépare pour rompre le jeûne de Kippour ou de Tishá beav. 2. Groupe co-fondé par l’ethnomusicologue israélienne Susana WeichShahak.
Gardez-vous des souvenirs de recettes de cuisine et de chants sépharades ? Oui, j’ai beaucoup de recettes de ma grandmère, dont certaines sont propres à la cuisine d’Izmir comme des desserts avec des amandes, que je fais moi-même de temps en temps. Je crois qu’il y a toujours des gens à Izmir qui savent faire ces choses-là, mais c’est vraiment propre à la communauté juive d’Izmir. Il y a aussi une anecdote que j’aime raconter car elle est intéressante : il y avait une boisson que nous ne faisions qu’à Kippour dans ma famille. À Istanbul, personne d’autre ne faisait cette boisson. Tout au long de l’été, nous accumulions des pépins de melon, que nous faisions sécher et avec cela, nous faisions une boisson blanche 1. Puis, les années ont passé et je suis venu à Madrid. Et j’ai retrouvé cette boisson en Espagne, sous le nom de horchata de chufa, c’està-dire à base de souchet. En Turquie cela n’existe pas, mais la saveur est la même et j’ai retrouvé le goût de la boisson que nous préparions à Izmir ! Cette boisson est typique de la région de Valence, et comme la boisson de Kippour était préparée seulement par ma famille, alors peut-être qu’en fait ma famille a des origines valenciennes ! Concernant les chants et la musique, je n’ai pas vraiment de souvenirs. Ma famille avait un niveau d’éducation élevé, et lorsqu’on était d’une classe sociale supérieure, chanter des chants sépharades passait pour vulgaire. Nous connaissions des chansons françaises car ma grand-mère chantait en français des chansons de Maurice Chevalier, mais ceux qui chantaient vraiment étaient les pauvres, et les Juifs qui travaillaient dans les maisons comme domestiques. La plupart des Juifs pauvres sont partis en Israël dans les années 1960. C’est pour cela que je n’écoutais quasiment rien lorsque j’étais enfant. Ma grand-mère nous parlait tout le temps en judéoespagnol, mais sans les chansons. Dans votre famille, tout le monde parlait judéo-espagnol ? Non, ma grand-mère nous parlait en judéoespagnol, mais nous, les enfants, nous répon-
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dions en turc. Cela se passait comme ça, et entre ma grand-mère et mes parents, il arrivait qu’ils commencent une phrase en judéo-espagnol et qu’ils la terminent en turc ou en français. Ma grand-mère parlait judéo-espagnol et ne savait pas bien le turc car elle n’avait jamais eu besoin de le parler. Elle l’a surtout appris avec nous, les enfants, car nous lui répondions en turc. La génération de mes parents est une génération intermédiaire, parce qu’ils savaient assez bien parler le turc, mais aussi le judéo-espagnol. Ma génération parlait le turc et comprenait le français et le judéo-espagnol. Et vous-même, savez-vous le parler couramment ? Je le comprends, mais même si je peux le parler, ce n’est pas habituel pour moi. De quelle manière vous intéressez-vous à la culture sépharade ? Je m’y intéresse car j’ai appris ici à Madrid beaucoup de chansons avec mes amis. En fait, c’est ici que j’ai appris cette culture et je chante avec eux de temps en temps. Je fais partie d’une chorale avec José Manuel Fraile, qui est l’un des membres du groupe de musique judéo-espagnole Arboleras 2. Nous avons même sorti un disque avec la chorale et le groupe Arboleras, qui s’appelle Arboleras III et qui comporte 3 CD. J’ai également réalisé quelques travaux d’histoire à partir de manuscrits en ladino et en judéo-espagnol. Sur quoi portent exactement vos recherches ? J’ai beaucoup travaillé sur les manuscrits mais je n’ai pas encore publié. Actuellement, je travaille sur un manuel de commerce qu’un Juif a écrit au début du XVIIIe siècle, dans lequel il enseigne les principes du commerce aux jeunes gens. Ce manuel comporte beaucoup de mathématiques et présente la manière d’établir des tables de conversion et de gérer les importations. J’ai fait un travail de déchiffrage, de recherche et de traduction en anglais en vue d’une publication.
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Pour revenir à votre parcours à Istanbul, pourquoi avez-vous fait le choix d’aller au lycée français ? Car c’était l’un des meilleurs lycées. En Turquie, lorsque l’on finit les études élémentaires, il est très important d’aller dans un bon lycée. Il faut passer des examens très difficiles qui donnent accès aux meilleurs lycées, qui sont en général des lycées étrangers : français, américain, allemand… À dix ans, je n’avais pas l’opportunité d’aller au collège américain, qui est le meilleur, car c’était seulement un collège de filles, ce qui a changé depuis. Beaucoup de gens de ma famille, des cousins, avaient été au lycée français alors c’était devenu comme un mythe pour moi. Je voulais vraiment y aller ! J’ai réussi les examens et j’y suis resté quatre ans en tant qu’interne. L’éducation était excellente mais il régnait une discipline de fer comme je l’ai écrit dans mon roman. Ensuite, j’ai eu l’opportunité de passer un autre examen pour poursuivre mes études au lycée américain qui s’était ouvert aux garçons. J’ai réussi cet examen ; je ne l’ai pas réalisé tout de suite mais cela a représenté un changement assez brutal. Le fait de passer d’un système à un autre et de n’être qu’avec des garçons, c’était comme intégrer l’armée. De plus, le système américain est très ouvert, on laisse beaucoup d’initiative aux étudiants… c’est une très bonne chose. Après cela, quelles études avez-vous suivies ? Étaient-elles en rapport avec le monde judéoespagnol ? J’ai fait deux choses : des études d’ingénieur et des études d’histoire que j’ai menées en parallèle dans un double cursus à la Brown University, aux États-Unis. Ensuite, j’ai fait des études de post-graduate en mathématiques appliquées à la Tufts University de Boston et mon sujet de thèse portait sur les probabilités statistiques. Maintenant, j’enseigne les mathématiques appliquées dans une école de commerce, el Instituto de Empresa portant sur les statistiques, les probabilités, et l’optimisation. El Instituto de Empresa est considéré comme l’une des meilleures écoles de commerce en
Europe ; elle est l’équivalent de l’INSEAD en France. Nos étudiants sont en majorité internationaux, ce qui est très intéressant. Au semestre dernier, j’avais dans mon groupe un Israélien et un Palestinien. Au départ, je ne savais comment aborder le sujet, d’autant que j’avais été interviewé dans le cadre d’un projet visant à présenter la vie des enseignants. Dans cette vidéo, on me voyait à Tolède, parlant de mes racines juives. Mon étudiant palestinien savait donc très probablement que j’étais juif. J’ai parlé avec lui et j’ai découvert une personne très agréable qui aimait beaucoup la culture juive et qui disait que les musulmans et les Arabes en général devaient beaucoup à cette culture. Il s’entendait d’ailleurs très bien avec l’étudiant israélien. Ses parents résident à Dubaï où il a passé presque toute sa vie. Il me disait que son oncle résidait en Israël et qu’il avait par conséquent la nationalité israélienne avec tous les droits que cela représente. Par contre, ceux qui sont partis au Liban, comme ce fut le cas de sa famille, ont toujours le statut de réfugiés. Pour pouvoir rester en Espagne, il a dû utiliser ce statut en dépit du fait que ses parents vivent et travaillent à Dubaï depuis très longtemps.
Joseph Segura et son épouse Claire née Zion, les grandsparents d'Albert Segura et la mère d'Albert, Beky. Izmir, faubourg de Karatache, vers 1937. Collection : famille Segura.
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Êtes-vous retourné en Turquie depuis votre départ ? Que vous inspire le fait de revenir sur les terres de votre famille ? Je retourne chaque été à Izmir et au moins trois fois par an à Istanbul. J’aime retourner à Izmir et à Çeşme, qui est une station balnéaire à environ cinquante kilomètres d’Izmir. Je retrouve avec beaucoup de plaisir la mer et la plage que je fréquentais enfant. Ma famille a été parmi les premières à s’y installer mais, ces dernières années, Izmir et Çeşme sont devenus des lieux très touristiques où l’on n’éprouve pas la même impression. Mais voir mes cousins et ma famille chaque année est pour moi quelque chose d’essentiel, je ne pourrais pas vivre sans cela. Existe-t-il une communauté juive à Madrid ? Oui même si mes contacts avec cette communauté se sont réduits. Il y a dix ans, je me suis impliqué dans la lutte contre l’antisémitisme. J’ai travaillé pour la radio juive, Radio Sefarad. On a produit beaucoup d’émissions. Si j’ai moins de contacts aujourd’hui c’est que plusieurs de mes amis sont partis s’installer aux États-Unis, en Allemagne et en Angleterre à la recherche d’un travail. En Espagne, le marché de l’emploi est particulièrement difficile actuellement. Avez-vous des enfants, et souhaitez-vous leur transmettre la culture judéo-espagnole ? J’ai une fille qui s’appelle Sofia qui a neuf ans et un fils, Daniel, qui a six ans. Je veux leur transmettre la culture sépharade et je trouve que ce que je fais n’est pas suffisant. Indirectement mes enfants reçoivent beaucoup de la culture sépharade car ils sont très proches de la famille qui est restée en Turquie où nous nous rendons souvent. Nous fêtons toujours Pessah ensemble. Les enfants sont encore petits mais ils savent très bien quelles sont leurs origines et l’histoire des Juifs. Toutefois, ils vivent à Madrid et cela implique qu’ils ne sont pas en contact avec la communauté juive pendant des mois. Pour en faire un peu plus, je pense que l’année prochaine je vais les inscrire à des cours à
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Madrid qui les rapprocheront de la culture sépharade et de la culture juive de façon générale. Quel avenir voyez-vous pour la culture sépharade, que ce soit en Espagne ou de manière plus large ? En Turquie, certaines personnes s’intéressent à cette culture et font tout pour la conserver. Je pense que le judaïsme a un avenir en Turquie mais je suis plus réservé quant à l’avenir de la culture sépharade. En effet, parmi les gens de mon âge, très peu parlent le ladino ou s’intéressent à la culture. Pour ma part, j’ai la chance d’en avoir été imprégné car ma grand-mère vivait avec nous. Les jeunes Turcs sépharades s’expriment aujourd’hui en turc. Il existe bien un mouvement néo-sépharade qui s’intéresse aux racines, mais il n’est pas très vivant. C’est plus un mouvement de récupération du passé mais c’est malgré tout intéressant ; cela se rapproche de ma propre démarche. Je ne connaissais pas de chants judéo-espagnols et si j’étais resté en Turquie je n’en aurais peut-être jamais connu. Maintenant j’en connais car j’ai fait un effort pour en apprendre à Madrid et je peux les transmettre à mes enfants. C’est cela qui est important mais ce n’est pas quelque chose de vivant car je ne parle pas avec mes amis en judéoespagnol. Je peux le comprendre en le lisant et même en l’étudiant à partir des paroles d’une chanson, mais ceux qui sont plus jeunes que moi ne le parlent pas, du moins en Turquie. D’après vous, que peut apporter une association judéo-espagnole comme Aki Estamos à cette culture qui est peut-être en train de mourir ? C’est quelque chose de très bénéfique pour la culture car c’est la même approche que celle de José Manuel Fraile qui apprend la culture sépharade à travers la musique à un public qui n’est pas forcément exclusivement juif. Les recettes de cuisine sont un très bon moyen pour assimiler la langue de même que les chansons. Les chansons sont essentielles pour la survie de la culture sépharade car en fredonnant les airs on retient la langue.
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Les incontournables de la littérature judéo-espagnole
Une enquête intime Rosa Pinhas Despuech est née à Istanbul, ville qu’elle a quittée pour Paris à 18 ans. Éduquée au carrefour de plusieurs langues (turc, français, allemand, puis hébreu), elle a fait des mots sa patrie, son territoire intérieur, la boussole qui lui permet de naviguer dans les méandres de son histoire sans jamais perdre le nord. Comme souvent, les histoires d’exil sont pleines de trous et de murs aveugles dont on rêve de percer les mystères comme si le poids, voire « le fardeau », de trop de non-dits n’était pas supportable, comme si en faisant la lumière sur l’histoire passée nous pouvions mieux affirmer notre identité. Quelques éléments déclencheurs ont suffi pour qu’un beau jour la narratrice se mette en route vers le cimetière où reposent sa tante Anna et son fils André, deux tombes que son père lui a laissées en héritage, deux sépultures catholiques dans la cosmogonie familiale juive. Anna n’a jamais rien voulu révéler de son histoire de son vivant mais a laissé un précieux carton d’archives. Et puis, il y a eu le souvenir de la grand-mère, nostalgique du pays natal et qui se lamentait doucement « me kiero tornar a inderne » (« je veux retourner à Edirne »). Quelque chose s’est mis en marche qui l’a poussée à lire « avec frénésie » tout ce qui lui tombait sous la main de l’histoire des Juifs et de
Anna, une histoire française Rosie Pinhas-Delpuech Éditions Bleu autour, 2007, coll. D’un lieu l’autre. 196 p. ISBN : 978-2-9120-1960-8
leurs exils successifs. Remonter le fil de l’Histoire et de son histoire, retrouver l’adresse des origines est devenu une obsession irrationnelle qui l’a conduite du nouveau cimetière de Neuilly au vieux cimetière abandonné d’Edirne. Là, l’enquête a livré un secret celé dans les plis de la langue. En effet, la grand-mère ne reconnaissait pas l’adresse dont lui parlait sa petite-fille, ce qui était pour le moins curieux. Déçue de ne pas trouver la rue Ibni arap dans les registres ottomans qui consignaient pourtant tout, elle suppose à raison que le mot arabe a été traduit de l’ancien turc par un autre mot de même signification « fils de » et trouve l’adresse tant recherchée sous le nom de Veled’i arap. De plus, pour de multiples raisons, le quartier a physiquement disparu absorbé par des quartiers limitrophes, une sorte de spoliation géographique d’un bien familial. Tout dans ce récit tient de l’enquête policière qui la mène jusqu’à un rabbin, ancêtre d’Anna, établi à Edirne au XIVe siècle. Il est très difficile de trouver des informations sur la vie quotidienne des Juifs, on ne trouve que des commen-
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taires religieux, si bien que l’imagination prend le dessus pour faire renaître les images, les odeurs et les sons de la communauté juive à l’époque où la famille vivait à Andrinople, ville importante au cœur des Balkans, centre névralgique de l’Empire ottoman. En 1905, un incendie a englouti tous les registres, si bien que la narratrice en est souvent réduite à des hypothèses, se réfère à la légende, à la rumeur ou à d’improbables chroniques qui pourtant rapportent des faits précis. On est frappé par le pouvoir de l’imagination qui n’hésite pas à combler les trous et par la puissance d’évocation des lieux dont elle capte les indices qui lui permettraient de reconstruire la vie familiale d’autrefois. Mettre ses pas dans les pas des ancêtres, toucher les vieilles pierres de la maison qu’on suppose être la maison familiale, c’est renouer les fils interrompus, régénérer la sève tarie des racines. La narratrice tisse les fils qui mettent en lumière les origines mais aussi, dans une deuxième partie, comme en écho, elle reconstitue l’histoire tragique d’Anna, de la déportation de son mari, du décès de son fils André mort pour la France et surtout de la spoliation des biens familiaux qui a donné lieu à un procès qu’elle retrace à partir de correspondances, d’articles de presse, de minutes du tribunal. Ainsi, la narratrice retrace l’histoire d’Anna, « dernier spécimen d’une culture disparue ». À travers cette enquête, elle est allée à la recherche d’elle-même, et elle s’est peut-être bien trouvée au détour d’un dictionnaire consulté en plein désert du Neguev dans une bibliothèque universitaire où elle travaillait. « La page s’est ouverte sur textile, dérivé du latin textus », dont le dictionnaire dit : « tissu, enlacement, […] enchaînement d’un récit, […] ce qui est tramé, tissé. Je l’ignorais, je n’ai pas appris le latin, il me manque. Il a surgi là-bas, dans l’hébreu ambiant, pour me rattacher par le texte au textile familial », faisant ici allusion à l’entreprise de filature paternelle. Un récit émouvant qui, d’une certaine manière, en dit presque autant sur Anna que sur l’auteur.
Corinne Deunailles
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La buena reputación Ignacio Martínez de Pisón Seix Barral Biblioteca breve, 2014, 636 pages. ISBN : 978-84-322-2253-5 Depósito legal : B. 4.878-2014
Le succès d’Ignacio Martínez de Pisón ne se dément pas depuis plusieurs décennies. Le prix national du roman décerné en 2015 par le ministère espagnol de l’Éducation de la Culture et des Sports pour La buena reputación couronne une carrière littéraire riche de succès. La buena reputación est une saga, une histoire familiale vue à travers le regard de différents narrateurs appartenant tous à cette famille. Le roman se déroule sur plusieurs décennies, depuis les années cinquante, époque de l’indépendance du Maroc, aux années 1980, en Espagne, avec un retour à Melilla. Il s’agit bel et bien d’un seul et unique roman ; toutefois la structure du récit, vu du point de vue des différents personnages, pourrait faire penser à une suite de nouvelles, un genre dans lequel excelle également Ignacio Martínez de Pisón. L’œuvre s’ouvre sur un prologue mettant en scène doña Mercedes, ses petits-fils Daniel et Elías, ainsi que Felisa, la domestique au service de la famille depuis des années. Nous sommes bien dans la péninsule dans les années 1980, rien ne laissant présager que l’objet du roman est tout autre et que ce préambule est en réalité une pièce maîtresse du puzzle constitué par les récits des différents membres de la famille. La suite du roman est divisée en cinq parties, chacune vue à travers le regard de chacun d’entre eux, mais aucun d’eux n’accédant au rôle de narrateur. Sans trop dévoiler l’intrigue, quelques grandes lignes la présenteront, afin de mettre le potentiel lecteur en appétit. La saga familiale est longuement déroulée à travers le regard du père de famille, Samuel,
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commanditaire maritime, descendant d’une famille juive installée depuis des générations à Melilla. Il passe pour un pratiquant plus que tiède de la religion et de la tradition juives, considéré par ses coreligionnaires comme un partisan ou un représentant du pouvoir politique en place, interprétation d’autant plus facile qu’il est marié avec une chrétienne appartenant à une famille espagnole traditionnelle, doña Mercedes. Leurs deux filles, Miriam et Sarah, ont été baptisées et élevées dans la religion catholique, la seule concession faite au judaïsme étant le choix de leurs prénoms. Malgré quelques tentatives timides pour les initier au calendrier et aux fêtes juives, les filles sont avant tout chrétiennes et même la célébration du Yom Kippour reste pour elles assez anecdotique. Le couple Samuel/Mercedes n’est guère uni, Samuel rencontrant régulièrement sa maîtresse au cours de déplacements fréquents à Tetuán pour affaires. Au début du roman, l’avenir est incertain : nous sommes en 1956, au moment de l’indépendance du Maroc, et les habitants de Ceuta et Melilla sont inquiets pour leur devenir. Afin d’élargir son champ d’action, Samuel décide d’ouvrir un bureau à Málaga et d’y acheter un appartement. Mercedes, cédant à l’euphorie des opérations immobilières de l’époque, se montre très heureuse de profiter de cette opportunité de regagner la péninsule. Elle est très enthousiaste ; quant à Samuel il est contraint de se déplacer beaucoup afin de gérer ses affaires dans les deux villes, même s’il bénéficie de l’aide efficace de ses deux sœurs Esther et Rebecca restées à Melilla. Le début des années 1960 constitue un tournant dans sa vie : lui, jusqu’à présent peu préoccupé par le sort de sa communauté, est contacté pour exfiltrer vers l’État d’Israël des Juifs en situation précaire et craignant les persécutions depuis l’indépendance du Maroc. Cette action, téléguidée par le Mossad, s’effectue visiblement sans aucune entrave de la part des autorités espagnoles. Un drame, un naufrage faisant périr une quarantaine de ces réfugiés, provoquera d’importants troubles psychologiques chez Samuel qui se rend respon-
sable de ce qui n’est en réalité qu’un accident. Il gagne Saragosse où s’est finalement installée la famille, Málaga n’étant qu’une étape. Il n’est plus que l’ombre de lui-même et si Mercedes admire un moment sa conduite héroïque, le couple est de plus en plus désuni, Mercedes ne comprenant pas l’attachement de plus en plus grand de son mari pour la tradition juive. En quelque sorte chacun revient vers ses racines, un parcours que le lecteur comprendra d’autant plus aisément que le récit est vu d’abord par Samuel, puis par Mercedes, suivant pas à pas leurs parcours respectifs. Les autres chapitres sont consacrés à Miriam, ainsi qu’à ses deux fils Elías et Daniel, Sarah n’apparaissant que dans le récit des autres. Le parcours de cette dernière est un peu à l’écart de la famille dans la mesure où elle avait quitté les siens étant jeune pour suivre un jeune homme nommé Aarón appartenant à la communauté juive, mais qu’elle ne pouvait épouser, étant chrétienne. Elle réapparaît des années après, le récit laissant entendre qu’elle a connu bien des malheurs. Les épisodes sont nombreux dans tous ces récits et l’on pourrait penser la famille définitivement installée à Saragosse. Finalement il n’en est rien, les dispositions testamentaires impliquant un retour de Daniel à Melilla pour reprendre les affaires de Samuel. Un retour aux sources pour la famille, principalement pour Miriam en recherche profonde de ses origines pour qui le retour à Melilla prend la tournure d’un véritable pèlerinage. Sans relater l’histoire des membres de cette famille s’étendant sur une trentaine d’années, cette rapide mise en scène a pour but d’éclairer le lecteur qui devrait se réjouir d’un récit aussi vivant que riche en rebondissements. Ce roman de 636 pages ne semble jamais long, au contraire, il maintient en haleine de telle façon que l’on a toujours envie de lire la suite. Le voyage y joue un rôle essentiel, il est une longue quête des origines, un véritable parcours initiatique.
Monique Heritier
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Une élite parisienne. Les familles de la grande bourgeoisie juive parisienne (1870-1939) Cyril Grange CNRS éditions, Paris, 2016. ISBN : 978-2-271-08954-0
Œuvre de Cyril Grange, directeur de recherche au CNRS, ce livre, qui fait partie des Cahiers Alberto Benveniste, est une somme : bibliographie impressionnante, innombrables documents d’archives, tableaux statistiques et généalogiques, graphiques, etc. L’ouvrage a pour objet l’étude d’un groupe particulier, la grande bourgeoisie juive parisienne, qui a eu un rôle important dans la vie économique, sociale et culturelle de la France de la IIIe République. En 1800, la population juive de Paris ne comptait pas plus de 1 000 personnes. En 1900, ce nombre était passé à 40 000 du fait d’une immigration venue des provinces françaises et de l’étranger. Au sein de cette communauté, une « upper class » juive s’est constituée. Venus d’Alsace et de Lorraine – comme les Fould, les Halphen, les Javal –, du Sud-Ouest – comme les Rodrigues, les Gradis, les Raba, les Pereire –, d’Allemagne – comme les Rothschild, les Stern, les Kann, les Weisweiler, les Koenigswarter –, de Russie – comme les Gunzbourg, les Poliakoff, les Ephrussi, les Warschawski, de l’Empire ottoman – comme les Camondo –, des financiers juifs, déjà prospères, ont convergé vers Paris, pôle d’activité économique au début du XIX e siècle. Ils sont restés fidèles à la tradition juive du rôle de la famille, rempart contre la dissolution et l’assimilation, certitude d’une fiabilité inconditionnelle dans les échanges financiers et commerciaux. Se sont ainsi constituées de véritables dynasties, souvent alliées entre elles par des mariages, liées aussi aux membres de la famille restés à l’étranger. À la fin du XIXe siècle, cette grande bourgeoisie juive est surreprésentée
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par rapport à l’ensemble de la grande bourgeoisie parisienne, surreprésentée aussi par rapport à l’ensemble de la population juive parisienne. Le domaine professionnel de cette élite est très majoritairement la banque et la finance. Les membres de ces familles juives sont parfaitement intégrés à la grande bourgeoisie chrétienne et en adoptent les habitudes : acquisition ou construction d’hôtels particuliers et de résidences secondaires luxueuses, pratique de la chasse, fréquentation des mêmes lieux de villégiature et des mêmes stations thermales, des mêmes cercles et des mêm es clubs, constitution de collections d’œuvres d’art et de meubles anciens, participation à des œuvres philanthropiques (promotion de l’habitat social comme le font les Heine ou les Rothschild ; mécénat médical, par exemple création de la Fondation ophtalmologique Adolphe de Rothschild, création de nombreux dispensaires, participation importante à l’ouverture de l’Institut Pasteur et de la Fondation Curie ; mécénat scientifique comme la participation d’un membre de la famille Bischoffsheim à la fondation de plusieurs observatoires astronomiques ; mécénat universitaire comme la Fondation Deutsch de la Meurthe, à l’origine de la Cité universitaire de Paris). Plusieurs membres des grandes familles juives s’engagent aussi dans l’action politique et deviennent titulaires de mandats électoraux, parfois ministériels. Malgré un recul de l’observance religieuse, la conscience d’appartenir à la communauté juive reste très présente. De nombreux membres de la haute société juive sont des dirigeants du Consistoire central ou du Consistoire de Paris ou appartiennent au Comité central de l’Alliance israélite universelle. Il n’est pas étonnant qu’au tournant du siècle les banquiers juifs soient la cible privilégiée de Drumont et de la Libre Parole, mais aussi des antisémites de gauche : ne sont-ils pas les exemples parfaits de ce capitalisme cosmopolite oppresseur du prolétariat ?
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Lors de l’Affaire Dreyfus, les membres de la grande bourgeoisie juive observent une attitude « de prudence égoïste et timorée qu’on pourrait qualifier de mots plus sévères ». C’est là le jugement sans appel de Léon Blum qui poursuit : « Les Juifs ne voulaient pas qu’on ait pu imputer leur attitude à une distinction ou à une solidarité de race. […]. Ils ne songeaient qu’à se terrer, qu’à se cacher. Ils s’imaginaient que la passion antisémite serait détournée par leur neutralité pusillanime. Ils maudissaient secrètement ceux d’entre eux qui, en s’exposant, les livraient à l’adversité séculaire ». Si, en effet, un certain nombre de personnalités juives se sont vigoureusement engagées en faveur de Dreyfus, il faut bien reconnaître que très peu de membres des dynasties étudiées par Grange ont été à la pointe du combat pour la réhabilitation. À partir du début du XXe siècle, l’influence de la grande bourgeoisie juive parisienne décline progressivement. Beaucoup de ses membres s’éloignent de l’activité bancaire. Le nom de certaines familles s'est éteint du fait de l’absence de descendants masculins. Les réseaux d’alliances matrimoniales intra-confessionnelles se distendent. Les mariages interconfessionnels, en particulier avec des membres de la noblesse, ne sont pas rares. La Grande Guerre donne l’occasion aux Juifs de France, à ceux de la grande bourgeoisie comme aux autres, de prouver leur patriotisme. Plusieurs membres des grandes familles meurent au combat. Des associations d’aide aux orphelins se créent, largement subventionnées par la haute société juive. Les lois de Vichy n’épargnent pas les banquiers juifs, victimes de la mise sous séquestre de leurs établissements et de leurs biens. Les familles de la haute société juive ne sont pas non plus épargnées par les rafles, les arrestations et les déportations. Plusieurs de leurs membres ne reviendront pas des camps de la mort. Que sont devenus aujourd’hui les derniers descendants de cette élite juive triomphante et comblée de fortune et d’honneurs il y a cent ans ? C’est une question qu’on se pose à la lecture du livre de Cyril Grange.
Henri Nahum
Une enfance turque récits inédits recueillis par Elif Deniz Éditions Bleu Autour, SaintPourçain-sur-Sioule, 2015.
Une enfance turque réunit les récits de trente-trois auteurs dont, comme le suggère le titre, les jeunes années ont été bercées par la Turquie, qu’ils y aient vécu ou qu’ils l’aient reçue en héritage. De ce point commun qui constitue le fil conducteur de l’ouvrage naissent des récits très personnels qui mêlent souvenirs individuels et mémoire collective. De l’enfance passée à Ankara racontée par Ayșe Önal ressurgit par exemple le souvenir de l’inondation qui dévasta la ville en 1961. Chaque récit est ainsi l’occasion de révéler des éléments de l’histoire du pays, des us et coutumes de la Turquie d’hier qui reste par bien des aspects celle d’aujourd’hui. Nés sur le territoire turc, à l’est ou à l’ouest, dans les grandes villes ou dans de petits villages, ou parfois à l’étranger où leurs parents avaient émigré, les auteurs ont tous vu le jour après l’avènement de la République, entre 1931 et 1976. Ils ont donc vécu leur enfance dans un pays encore en transition pour certains, et pour tous, en pleine évolution. Leurs témoignages révèlent une Turquie toujours partagée entre tradition et modernité, fidèle par exemple aux coutumes qui président à l’organisation des fêtes (baïram), mais désireuse aussi de porter ses enfants vers une éducation à l’européenne. Signalons d’ailleurs que les trentetrois auteurs ont tous mené de brillantes carrières à l’issue d’études supérieures qui le furent tout autant. La Turquie qui nous est présentée ici est donc vue à travers la mémoire de l’enfance mais aussi dans le regard d’enfants devenus des intellectuels, ce qui leur permet sans doute de prendre une certaine distance avec ce passé. Ces récits nous montrent une Turquie marquée par la diversité et véritable « mosaïque » selon KAMINANDO I AVLANDO .19 | 31 |
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le terme de l’éditeur. À travers notamment les langues de l’enfance – le turc bien sûr, langue commune aux auteurs, mais aussi l’arménien, le grec, le kurde, l’arabe et le judéo-espagnol –, la diversité des origines se révèle. Les lecteurs de Kaminando i Avlando trouveront sans doute un intérêt particulier aux récits de Rosie Pinhas-Delpuech et Moris Farhi qui signe l’épilogue, même s’ils ne révèlent guère leur appartenance au monde judéo-espagnol. Leurs deux textes montrent au contraire qu’une enfance ou une vie juive en Turquie n’étaient – et ne sont – au fond pas si différentes de celles des autres citoyens turcs.
Laurence Abensur-Hazan
Tire Yahudileri The Jews of Tire Murat Sanus et Edip Adanalı
Tire Belediyesi Kültür Yayınları, 2015
individus est présentée en tête de chapitre. Un numéro de référence pour chaque personne citée permet de retrouver l’image correspondante dans les pages suivantes, rendant ainsi l’ouvrage très simple d’utilisation. La part la plus importante concerne les enregistrements de mariages, qu’ils soient civils ou religieux. La liste des mariages civils couvre les années 1926 à 1955 et donne l’identité de chaque conjoint. Celle des mariages religieux débute en 1910 et se termine en 1971. La partie dévolue aux funérailles est la moins importante, faute de tradition d’enregistrement systématique des obsèques dans le monde juif ottoman. La source plus inhabituelle en matière d’histoire et généalogie juives ottomanes que sont les archives scolaires concerne, elle, les années 1930 à 1950. L’ouvrage concerne donc globalement une époque relativement récente de la vie de la communauté de Tire, mais il n’en demeure pas moins qu’il constitue une source essentielle pour l’histoire et la généalogie des Juifs de la ville.
Laurence Abensur-Hazan Le projet mené par Murat Sanus sur la communauté juive de Tire en Turquie a été présenté dans un précédent numéro de Kaminando i Avlando. Le livre reprenant une part essentielle de ce travail, dont la parution était alors annoncée, vient d’être publié en Turquie. Bel ouvrage de plus de 350 pages en turc et anglais, il est illustré de photographies couleur de grand format et d’excellente qualité reproduisant les documents d’archives sur lesquels M. Sanus a travaillé pour reconstituer les parcours individuels des membres de la communauté de Tire. Le sous-titre du livre indique d’emblée les sources utilisées : actes de mariage civil, ketubot, documents liés aux funérailles et à la scolarité. C’est dans cet ordre que le lecteur les trouvera dans le livre. Pour chaque catégorie de documents, une liste nominative reprenant les éléments d’identification des | 32
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Las komidas de las nonas
ARMIKO DE TOMAT KON ARROZ ARMI DE TOMATES AU RIZ De René et Esther Benbassat
Ingredientes – 2 kilos de tomat kortado a pisikos – 2 sevoyas pikadas – 1 masiko de prishil pikado – 1 preza de asukar – azeyte i sal – 2 punyados de arroz Ingrédients
Preparasión En una katcherola se meten la azeyte i las sevoyas pikadas. Se friye un poko las sevoyas en la azeyte. Se adjustan el tomat kortado, el prishil, la asukar, la sal, la azeyte i se mesklan de vez en kuando. Kuando el tomat esta pronto, se mete en medyo dos punyados de arroz. Kuando el arroz esta kocho, se amata la lumbre i se tapa. Se menea de vez en kuando kon una kutchara de palo para ke la kumida no se apege al fondo. Amanyana, kuando esta arekayentado, esta ainda mijor.
– Deux kilos de tomates coupées en morceaux – Deux gros oignons hachés – Un bouquet de persil plat haché – Une pincée de sucre – De l’huile et du sel – Deux poignées de riz Préparation Dans une casserole verser l’huile et couper les oignons. Faire blondir. Ajouter les tomates coupées en morceaux, le sucre, le sel, le persil, l’huile et remuer de temps en temps. Surveiller les tomates, une fois cuites ajouter deux poignées de riz au milieu des tomates. Une fois réduit, éteignez le feu et couvrez. Tourner de temps en temps avec une cuillère en bois pour mélanger le riz afin qu'il n'attache pas. Le lendemain, une fois réchauffé, c’est encore meilleur.
Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, Xenia d'Ambrosio, François Azar, José Canales Ruiz-Capillas, Corinne Deunailles, Janine Gerson-Père, Monique Héritier, Jenny Laneurie, Sabine Locoge, Henri Nahum, Hervé Roten, Juliette Sabbah, Albert Segura, Zoé Stibbe. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Xenia d'Ambrosio, fondatrice de l'ensemble Los Bilbilicos. Studio Flashback. Impression Caen Repro ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif Maison des Associations Boîte n° 6 38 boulevard Henri IV 75 004 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030 Juillet 2016 Tirage : 1000 exemplaires
Aki Estamos, Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien