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| AVRIL, MAI, JUIN 2017

Nissan, Iyar, Sivan, Tamouz 5777

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

04 Avlando kon Le collectif Medz Bazar

— FRANÇOIS AZAR

11 Pierre Barouh

— RAOUL BELLAÏCHE, ALAIN GRANAT

19 Hiloula du

centenaire de la mort de Rebbi Mordekhaï Bengio — ABRAHAM BENGIO

23 El corvo i la rapoza

— TRASLADADA POR DANIEL ALCALAY

24 La ija de la mar

— ESTHER LÉVY

27 El avokato i su ijo

— DIANA SARANO

28 No se save nunka

— MOIZ ROIF

29 P ara meldar

— MONIQUE HÉRITIER, BERNARD PIERRON, HENRI NAHUM


L'édito Le salut par les notes

1. Strabon, Géographie, X.

Le chant a rythmé pendant des siècles la vie de nos ancêtres exprimant leurs joies, leurs peines et leurs tendresses. À chaque événement, à chaque sentiment correspondait un air bien connu célébrant l’amour, le mariage, la naissance ou apportant les consolations aux affligés. Rien de moins figé que ce répertoire qui n’a cessé d’évoluer, de se réinventer et d’emprunter à son environnement. Il nous oblige à nous dépasser, à nous reconnaître dans les romances chrétiens du Moyen-Âge, dans les maqâms orientaux de la tradition soufie ou dans les sevdalinkas balkaniques. Cette vocation universelle de la musique, cette faculté d’emporter les cœurs en faisant fi des préjugés, nous est plus précieuse que jamais. Si les Juifs en général, et les Judéoespagnols en par ticulier, sont des musiciens dans l’âme c’est aussi parce qu’ils ont trouvé dans la musique une terre promise dont on ne saurait les exiler. L’immense répertoire judéo-espagnol, bien trop vaste pour un peuple de 300 000 âmes, en est l’éclatant reflet. C’est maintenant notre responsabilité de le transmettre, d'en faire connaître le sens profond, les aspects méconnus, et ce avec passion et exigence. On ne s’étonnera donc pas que ce numéro de printemps mette à l’honneur le chant sous toutes ses formes. Nous vous offrons tout d’abord l'occasion de voir un rêve advenir réalité. À notre invitation, le collectif Medz Bazar, l’un des groupes musicaux les plus inventifs du moment, a accepté de s’approprier plusieurs titres

du répertoire judéo-espagnol. Ce sera le 14 juin au New Morning en clôture de la journée judéo-espagnole du Festival des cultures juives. Medz Bazar c’est non seulement une folle créativité mais aussi un sens de la fête et un humour qui transcendent toutes les frontières ; un véritable antidote à la morosité des temps présents. Nous rendons également hommage à deux de nos chers disparus dont la vie est inséparable de la musique : Monique Covo, la fondatrice de notre chorale, dont nous garderons toujours en mémoire le lumineux sourire et Pierre Barouh, parolier et compositeur de génie qui fut présent à notre première fête de Djoha, et ne cessa d’être fidèle à ses origines judéoespagnoles tout en poursuivant un idéal universel. Alors que revient le temps de la Pâque juive, en vous souhaitant un chaleureux Moadim le Simha, n’oublions pas ce que nous devons à la musique pour célébrer notre libération. Le mot de la fin revient à Strabon, un grec d’Asie Mineure, qui deux mille ans avant notre ère l’avait parfaitement compris : « La nature nous le suggère : il faut accomplir les rites religieux dans le relâchement d’esprit d’une fête […] Quant à la musique, elle nous fait toucher le divin par le plaisir qu’elle procure pour la raison que voici : on a dit très justement que les hommes n’imitent jamais aussi bien les dieux que lorsqu’ils se conduisent en bienfaiteurs, mais on dirait encore plus justement que c’est lorsqu’ils sont heureux ». 1


KE HABER DEL MUNDO ? |

Ke haber del mundo ?

À Paris

15.06

Un colloque international à l’Inalco : La satire dans les langues juives Le jeudi 15 juin se tiendra dans les salons de l’Inalco, 2 rue de Lille 75 007 Paris, un colloque international intitulé : « La satire dans les langues juives (yiddish, judéo-espagnol) face aux crises du monde juif contemporain (XIXeXXIe siècles) » Les communications seront pour la plupart en anglais ; les conférences en espagnol et en français seront traduites. Du côté judéoespagnol interviendront : Elena Romero, David Bunis, Peter Nahon, Orito Lukie Nagatsuka, Eliezer Papo. Le programme définitif sera mis en ligne sur le site de l’Inalco et sur celui d’Aki Estamos AALS : www.sefaradinfo.org

Au Mexique

En Espagne

Santa Maria la Blanca redeviendra-t-elle une synagogue ? L'ancienne synagogue Santa Maria la Blanca est le monument le plus emblématique de la présence juive en Espagne et l'un des plus visités de la ville de Tolède. Sa construction remonte à l'an 1180 comme l'atteste une date en hébreu sur l'une des poutres. Tolède était depuis 1085 reconquise par les princes chrétiens. C'est un splendide exemple du style mudéjar qui incorpore l'art décoratif musulman à des bâtiments laïcs ou affectés à d'autres cultes. En 1260, la communauté juive de Tolède obtint l'autorisation exceptionnelle d'Alphonse X de reconstruire ce qui serait « la plus grande et la plus belle » synagogue d'Espagne. L'édifice fut érigé en territoire chrétien par des maçons maures et financé par la communauté juive de la ville de Tolède, représenté par don Yosef ben Shoshan. Pendant des années, les Juifs tolédans vinrent dans cette synagogue pour prier et étudier le Talmud, mais cette période prit fin lors de l'attaque du quartier juif en 1355 et les massacres de 1391 consécutifs à la prédication du prêtre dominicain Vincent Ferrier.

La grande synagogue fut transformée en église au début du XVe siècle puis successivement affectée à un ermitage, une caserne, un entrepôt. En 1929, le roi Alphonse XIII en transmit la propriété à l'Église catholique. Des démarches émanant des communautés juives d’Espagne pour obtenir de l’Église catholique la restitution de ce monument historique ont été entreprises il y a plus de vingt-cinq ans. Les pourparlers entre le Vatican (par l’intermédiaire de l’archevêque de Tolède de l’époque) et l’État d’Israël en 1992 se sont heurtés à la volonté de l'Église catholique d'échanger la synagogue de Tolède contre le cénacle de Jérusalem ou tombeau de David suivant la tradition juive. Après l’échec de ces négociations, la Fédération des communautés juives d’Espagne n’a cessé de renouveler cette demande. Par la voix de son actuel président Isaac Querub, elle revendique une restitution essentiellement symbolique, c'est-à-dire la reconnaissance de l'édifice comme synagogue et son incorporation au patrimoine national. Cette pétition a jusqu'ici reçu une fin de non-recevoir de l’archevêque de Tolède, Braulio Rodríguez. Santa Maria la Blanca, dont le financement a été assuré par les Juifs de Tolède et qui a été spoliée des décennies avant l'expulsion des Juifs d'Espagne reste, pour l’instant, la propriété de l'Église catholique.

04.06 > 08.06

Quatrième Cumbre Erensya organisée à Mexico par le Centre Sefarad Israël de Madrid Après trois rencontres organisées en Europe, en Bulgarie (2011), en Turquie (2013) et en Espagne (2015), c’est le continent américain et plus précisément le Mexique qui a été choisi par le Centre Sefarad Israël de Madrid pour l’organisation de la quatrième rencontre entre l’Espagne et les communautés judéoespagnoles de la Diaspora. Du 4 au 8 juin 2017 se tiendra à Mexico le quatrième sommet Erensya dont l’objectif principal est de tisser des liens entre l’Espagne et les communautés judéo-espagnoles de la diaspora avec, au programme des activités institutionnelles, sociales et culturelles. Cet événement est ouvert aux dirigeants et représentants des principales communautés et organisations judéo-espagnoles internationales. Il vise particulièrement cette année à réunir les représentants des communautés hispanophones du continent américain. KAMINANDO I AVLANDO .22 | 1 |


| HOMMAGE

Hommage à Monique Covo Monique Covo nous a quittés le 23 février 2017 au terme d'une longue et cruelle maladie. Elle faisait partie du comité directeur d’Aki Estamos – AALS et, en septembre 2011, elle avait été à l’origine de la création de la chorale de l’association dirigée par Marlène Samoun. Elle en assurait l’animation et la gestion avec beaucoup de talent et d’enthousiasme. Nous aimions tous Monique, sa voix émouvante, sa personnalité lumineuse, sa gentillesse envers chacun. Nous reproduisons ci-dessous les textes de son mari, Jean Covo et de son amie, Françoise Apiou, prononcé au nom d'Aki Estamos lors de ses obsèques au Père-Lachaise.

Monique m'avait dit un jour : « J'aimerais qu'à mes obsèques il y ait beaucoup de monde. » Merci d'être venus aussi nombreux pour lui permettre d'accomplir ce dernier vœu. Et merci aussi pour les innombrables messages de sympathie que j'ai reçus, et auxquels je n'ai pas toujours pu répondre. | 2

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Monique et Jean Covo à Jérusalem.

On a dit qu'on reconnaît le bonheur au bruit qu'il fait en s'en allant. C'est ce que je ressens enfin en ce moment. Pendant plus de trente années j'ai eu une très belle vie avec Monique, j'ai connu des moments de grâce incroyables, mais je ne m'en suis pas assez rendu compte. Ma vie me paraissait normale, tout simplement. J'avais eu la chance de rencontrer une femme merveilleuse, mais il m'a fallu du temps pour comprendre qu'elle était unique. Et aujourd'hui je crains de ne pas l'avoir assez protégée, pas assez regardée, et je cherche dans ma mémoire ses visages d'avant la maladie, et je cherche à retrouver sa voix que j'aimais tant. J'ai l'impression d'avoir traversé un très long, très beau rêve, qui s'achève en cauchemar. Je ne suis pas sûr d'avoir tout compris ni réalisé qu'elle ne reviendra plus à la maison et que le vide m'attend. Mais une chose reste bien sûre, c'est que tout le monde aimait Monique. Elle n'avait que des amis, dans tous les milieux. Elle passait partout. Parce qu'elle était toujours naturelle, chaleureuse, parce qu'elle allait vers les gens, et qu'on sentait chez elle une vraie humanité, sincère… Elle était notamment devenue un pilier très populaire d'une association judéo-espagnole, Aki


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Estamos, dont elle avait même lancé la chorale, elle qui n'était pas sépharade d'origine, mais qui était devenue sépharade de cœur… Et du cœur, Monique en avait beaucoup. Monique était aussi une hyperactive. Quand je la voyais assise, rarement, je lui demandais : « Tu es malade ? » Elle avait aussi beaucoup de talents et de volonté. À quarante ans elle avait tout quitté à Bordeaux pour venir me rejoindre à Paris où elle ne connaissait personne. Quelques mois plus tard elle dirigeait avec brio un important magasin de prêt-àporter à Montparnasse. Et dans une boutique qu'à sa retraite elle a contribué à lancer rue du Bac des clientes réclament encore « la dame aux beaux yeux verts qui n'était pas là pour vendre mais pour rendre service. » Et en effet, à combien de personnes, famille ou amis, Monique a-t-elle rendu service en les écoutant, les aidant, les conseillant, les encourageant… Monique était aussi très courageuse : elle l'a démontré en se battant avec une incroyable énergie pendant plus d'une année, dont la moitié à l'hôpital, contre une terrible maladie, ce qui a fait l'admiration du corps médical. Et même si la maladie l'a finalement emportée, l'adorable sourire de Monique flottera encore longtemps dans nos mémoires, j'en suis sûr. Comment parler en cinq minutes d'une personnalité aussi riche et contrastée ? Chacun a SA Monique. Pour moi c'était d'abord la femme de ma vie, bien sûr, mais c'était aussi une femme à la fois fragile et forte, aussi anxieuse que rieuse, sensible et passionnée, un vrai soleil rayonnant, mais un soleil parfois noir aussi. Monique était musicienne. Elle était heureuse quand elle chantait, en espagnol surtout, d'une voix très pure. Tandis que son amour du piano, de Mozart à Louis Armstrong, était bien connu de tous les résidents du 268 avenue Daumesnil… Mais Monique aimait mille choses ! En vrac, les champs de lavande en été, le Vaucluse, l'élégance joyeuse, Nicolas de Staël et les Marx Brothers, la Grèce, sa musique, ses tavernes et sa mer bleue, les voyages, les petits apéros (pour l'ambiance, disait-elle), les cafés et les restos sympas, les chambres d'hôtes et les hôtels de charme, les quais de la Seine à Paris, la montagne l'été et le bon bruit des torrents, quelques églises romanes ou baroques, et j'en oublie…

Elle aimait les fêtes, qu'elle savait si bien organiser dans notre petit nid avec terrasse qu'elle avait patiemment embelli, et où elle savait créer une ambiance sympathique et lumineuse, comme elle. Mais elle aimait aussi travailler, apprendre et réussir. Elle adorait vivre, tout simplement… Nous n'étions heureusement pas des copies conformes, mais nous avions la même sensibilité. Et avec le temps nous nous sommes encore rapprochés, nous avons grandi ensemble, et je crois, sans prétention, que nous nous sommes même bonifiés mutuellement. Je suis devenu plus gentil et Monique plus douce. Et trente-deux ans après notre première rencontre nous étions devenus, semble-t-il, un couple fusionnel. Et nous le resterons toujours… Car, au-delà de la mort, je continuerai à vivre avec Monique, avec ma Marinette, pour que cette vida de papel comme disait mon père, cette vie de papier, ait encore un sens, un intérêt, et pour essayer de survivre, GRÂCE À MONIQUE ; et pour la mériter. Jean Covo

Monique, L’injustice de cette maladie qui t’a pris la vie n’effacera pas le souvenir que nous garderons de toi : le souvenir de ta gentillesse, de ton charme, de ta douceur mais aussi de ta détermination et de ton enthousiasme qui ont fait que chacun voulait être ton ami et que la chorale d’Aki Estamos a vu le jour. Par ton amour de la musique et du chant, tu as rejoint la culture ancestrale de ton Jean et tu as appris les romances de son enfance. Tu étais membre à part entière de notre association Aki Estamos et la chorale qui va te rendre hommage dirigée par Marlène Samoun restera Ta chorale. Moi, je garderai en mémoire pour toujours les moments de douceur que nous avons partagés Arnaud, Jean, toi et moi devant un ouzo sur une petite île de Grèce ; époque heureuse où nous étions quatre… Nous nous associons à la peine de ta maman, de ton fils, de Jean et de ses enfants et nous essaierons de penser : « ne soyons pas tristes de l'avoir perdue, soyons heureux de l'avoir connue ». Françoise Apiou KAMINANDO I AVLANDO .22 | 3 |


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Le collectif Medz Bazar À la rencontre des diasporas du monde ottoman Propos recueillis par François Azar

1. Amarrée au Bassin de la Villette face au 61 quai de Seine.

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Entretien avec le collectif Medz Bazar à l’occasion de leur concert au New Morning le 14 juin 2017 organisé par Aki Estamos en partenariat avec le Festival des cultures juives et la Fédération des associations sépharades de France. De Paris à Los Angeles, en passant par Berlin, Londres, Moscou ou Istanbul, le collectif Medz Bazar est l’un des ensembles de musiques du monde les plus en vogue du moment. Ses sept membres se sont rencontrés en 2012 autour des musiques d’Anatolie, du Caucase, des Balkans et plus largement des cinq continents. Dans Medz Bazar, tout le monde écrit, compose, chante et joue de plusieurs instruments.

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Pour ce concert au programme inédit, les membres de Medz Bazar ont décidé de s’approprier plusieurs titres du répertoire judéo-espagnol. Le concert se conclura sur une jam orientale, improvisée avec les amis musiciens du groupe tous issus de l’exceptionnelle pépinière musicale de la péniche Anako 1. À cette occasion nous sommes partis à leur rencontre et les avons notamment interrogés sur leur parcours musical et la sortie de leur second album Poshmanella en janvier 2017. Toute ressemblance avec le monde judéo-espagnol n’est évidemment pas fortuite !


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Le collectif Medz Bazar. De droite à gauche : Shushan Kerovpyan, Sevana Tchakerian, Elâ Nuroğlu, Ezgi Sevegi Can, Raffi Derderyan, Marius Pibarot, Vahan Kerovpyan. Photographie : Samuel Buton.

Comment a été fondé Medz Bazar ? Marius Pibarot : Le collectif a été créé en 2012 lors d’une jam de musique orientale à la péniche Anako. Shushan Kerovpyan : On nous avait demandé de préparer un mini-concert en première partie de la jam orientale et cela a bien fonctionné entre nous. La jam est vraiment une pépinière pour les groupes ? Vahan Kerovpyan : Ah oui tout à fait ! Il y avait déjà des mini-constellations. Avec Marius on avait déjà formé un groupe pendant trois mois. Certains liens s’étaient tissés au préalable et cette jam a permis de faire décoller le groupe. Vous êtes tous Parisiens ? Vahan : On l’était à l’époque. À l’automne 2012, je suis parti vivre à Porto au Portugal. Sevana Tchakerian : De mon côté je vis depuis deux ans en Arménie. Pour travailler avec le

groupe, on essaie d’organiser des résidences artistiques et de profiter de nos concerts en France ou à l’étranger pour répéter. Comment s’est formé votre répertoire ? Sevana  : Au départ, chacun a apporté des chansons traditionnelles qu’il aimait et qu’il voulait partager avec le groupe ; il y avait des chansons en arabe, en persan, en rom, en serbe, en grec, en albanais. D’autres membres du groupe, comme Marius, avaient à cœur de composer et ont été moteur en ce sens. Aujourd’hui notre second album, Poshmanella, comprend une moitié de créations et une moitié de chants traditionnels. On a parfois l’impression que la matrice du groupe est arménienne mais en même temps vous refusez cette étiquette de groupe arménien ? Sevana  : Notre public arménien ne le comprend pas toujours, ils sont tellement contents qu’il y ait un groupe arménien qu’ils aiment bien qu’ils ont envie de se l’approprier.

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Vahan  : On a proposé quelque chose de tout à fait nouveau. Dès nos premiers pas sur scène, avant que l’on se professionnalise, l’impact sur la communauté arménienne a été très grand. C’était le public le plus immédiatement réactif. Shushan  : On a fait du rap en arménien, des choses assez inédites. Il y avait une soif de cela. Sans l’avoir voulu, les premières vidéos que l’on a diffusées sur internet étaient en arménien. Beaucoup de gens ignoraient que l’on chantait aussi en turc. Sevana : La diaspora arménienne nous a invités dans beaucoup d’endroits dans le monde. On a été deux fois aux États-Unis, au Canada, en Russie. Ces grands concerts étaient toujours à l’initiative de la communauté arménienne. Du point de vue musical vous êtes très exigeants, perfectionnistes et en même temps dans vos concerts vous exprimez beaucoup de joie et de spontanéité. Comment travaillez-vous concrètement une nouvelle composition ? Marius  : Cela dépend des fois. Un membre du collectif arrive avec une proposition musicale : cela peut être une mélodie, une ligne d’accords ou les deux. Ensuite d’autres membres du groupe proposent un texte pour compléter cette mélodie. C’est ce qui explique que certaines compositions puissent être très chargées. On essaye de faire cohabiter différentes approches et créativités. Comment évoluent les morceaux ? Sevana  : Il faut laisser le temps aux morceaux de s’installer. Parfois des compositions mettent beaucoup de temps à atteindre le résultat attendu jusqu’à ce qu’un jour on découvre que cela nous plaît à tous. La scène joue-t-elle un rôle dans ce processus de maturation ? Vahan  : Oui, il y a par exemple des morceaux du premier album que l’on joue maintenant différemment en fonction des réactions du public et aussi avec l’idée de maintenir une certaine fraîcheur. En fait cette joie dont tu parlais, on la

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maintient grâce au travail. Les premiers mois, on avait cette joie toute simple de jouer ensemble. Au bout d’un moment, on en avait fait le tour. Il fallait alimenter cette joie avec quelque chose d’évolutif. C’est à partir de là qu’on a vraiment commencé à travailler, à assembler des matériaux. D’où proviennent ces matériaux traditionnels justement ? Vahan : Pour l’instant on n’a pas eu besoin de faire des recherches car on a beaucoup de morceaux à notre disposition qui proviennent de notre entourage. À la composante arménienne, s’ajoute la composante turque. Ezgi et Elâ pouvez-vous nous dire quelques mots sur les origines de vos familles et sur votre parcours musical ? Elâ Nuroğlu : Je suis née en France, mais de trois à dix ans j’ai vécu à Istanbul. Ma famille paternelle est originaire de Serbie - où mon grand-père était imam - et celle de ma mère de Salonique. Ils ont dû quitter Salonique quand la ville est devenue grecque. Aucun de mes parents n’est musicien ; en revanche mon père écoute énormément de musiques qu’elles soient traditionnelles ou rock. Quand nous sommes revenus en France, il m’a inscrite à un atelier de lutherie urbaine à Bagnolet. À partir de matériaux trouvés dans la rue, on fabriquait des instruments qui nous permettaient ensuite de jouer en concert. Au collège, comme tout le monde, j’écoutais du rap, du R&B. L’intérêt pour les musiques traditionnelles est venu plus tard, au moment où nous avons formé le collectif Medz Bazar. Ezgi Sevegi Can : Mon père est d’origine arabe, alévie et ma mère d’une famille turque de Crète. Je suis née à Bagdad en Irak où mon père travaillait. Lorsque la guerre Iran/Irak a éclaté nous sommes rentrés en Turquie, à Ankara, où j’ai grandi. Ma mère chantait beaucoup ; dans ma famille c’était la personne la plus intéressée par la musique. Vers l’âge de sept ans, elle m’a inscrite à un chœur


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polyphonique. J’ai ensuite débuté la guitare – classique et flamenco – à l’âge de douze ans puis la clarinette à l’université. Au début c’était un hobby, mais lorsque je suis venue à Paris, à l’âge de vingttrois ans, j’ai entamé une formation plus solide au conservatoire municipal en même temps qu’un mastère d’ethnomusicologie. Aujourd’hui je me consacre entièrement à la pratique musicale. Tu ne te définis pas comme turque ? Ezgi : Je suis réticente à me définir comme turque. Je préfère ne pas revendiquer une nationalité dans une période où le nationalisme créé beaucoup de tensions et de haines. Si je ne me reconnais pas dans la culture turque c’est aussi parce que je ne me sens pas à l’aise dans la Turquie d’aujourd’hui. Il y a par exemple la domination masculine dans tous les domaines de la vie qui me dérange en tant que femme. Ma famille est laïque et je pense que cela joue un rôle dans notre perception de la Turquie et dans notre pratique artistique. Ce n’est pas un hasard si l’on a choisi la musique pour nous exprimer. On peut faire passer beaucoup de choses par la musique qui ne se disent pas avec des mots. Elâ : Je n’oublierai jamais un épisode qui nous est arrivé à Dersim lors de notre tournée en Turquie. Nous étions à l’hôtel avec une troupe de danse venue d’Arménie. Tout à coup nous avons entendu à plein volume l’une de nos chansons en azéri. En nous penchant par la fenêtre nous avons vu les Arméniens qui dansaient sur ce chant. On avait du mal à y croire. C’était un moment extrêmement touchant et précieux pour nous. Nous allons maintenant aborder un autre chapitre : la façon dont la communauté arménienne conserve sa langue et sa culture. Vous-mêmes parliez déjà arménien dans vos familles et fréquentiez l’école du samedi 2 ? Sevana : On a vraiment grandi là-bas. Raphaël Derderyan : Sevana, Shushan et Vahan la fréquentaient dès sa création en 1990 et je les ai rejoints quand j’ai eu 17 ans.

Comment cette école aborde-t-elle la culture arménienne ? Sevana  : De façon décomplexée. Pas du tout basée sur l’identité mais juste sur la langue : communiquer en arménien et vivre en arménien. Pas grandir Arménien et être Arménien. C’est sans doute ce qui nous a décomplexés en tant qu’Arméniens de France par rapport à d’autres personnes de notre génération qui vivent différemment cette situation. Shushan  : Le principe fondateur de l’école n’était pas de transmettre la culture arménienne mais de construire un espace où, à travers le prisme de la langue arménienne, on puisse s’intéresser à tout et pas seulement à la culture arménienne. Vahan  : Une des idées fondamentales était de nous donner les outils pour que l’on ait libre accès à la culture dont on est héritier. On ne nous a pas gavés de notre culture mais on nous a juste donné les outils pour y accéder et les premiers outils sont la langue et l’alphabet. Jusqu’à ce que l’on soit adolescent ou adulte on ne se rendait pas compte que ce cercle était une création et n’avait rien de traditionnel. On a vécu cela très naturellement bien qu’il s’agisse d’une invention adaptée aux conditions de vie en diaspora. Vos parents vous parlaient depuis l’enfance en arménien. Ils étaient eux-mêmes des néo-locuteurs ? Shushan et Vahan  : Ce n’est pas le cas de notre père qui est originaire d’Istanbul mais c’était le cas de notre maman qui l’avait appris à vingt ans. Sevana : Mes parents sont originaires de la diaspora d’Iran et du Liban et ont grandi dans un milieu arménien. Raphaël  : Je parlais surtout avec ma grand-mère et un petit peu avec mon père. Il est originaire d’Istanbul et ma mère est française. J’ai tout de même fréquenté une école maternelle arménienne. L’une de vos compositions ’Ariur Ar ’Ariur est une parodie d’un Arménien très nationaliste et

2. Fondé en 1990, l’atelier éducatif franco-arménien MGNIG met au point des activités éducatives destinées aux plus jeunes, de la maternelle à la terminale, pour transmettre la langue et la culture arméniennes.

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en même temps très acculturé. Qu’est-ce qui a motivé cette satire ? Vahan  : Même si on a eu la chance de grandir dans un cercle libre des complexes du nationalisme, on a quand même grandi dans cette communauté. À l’adolescence quand on commence à fréquenter d’autres cercles de la communauté des Arméniens de France, on entend forcément ces choses-là. Cela a un impact que l’on aime ou que l’on n’aime pas. C’est à partir de ce que j’ai découvert de drôle ou de triste à ce moment-là et de choses que j’ai pu adopter un moment, que j’ai écrit cette chanson. Vous prenez le parti d’en rire ? Vahan  : Oui parce que ce n’est pas une critique d’eux, les Arméniens de France mais c’est rire de nous, les Arméniens de France. Raphaël  : C’est une sorte d’autocritique parce que l’on s’y reconnaît. Il faut savoir rire de soi. Vahan  : Ça en a peut-être froissé quelques-uns mais la plupart des gens ont compris que cela faisait du bien de rire de ça. Sevana, tu as composé un titre, Notre patrie, qui se moque gentiment des Arméniens de la diaspora qui partent faire la fête l’été en Arménie sans se poser de questions ou chercher à s’intégrer. Sevana  : Il y a quelques années je m’identifiais avec le premier couplet de la chanson. Ensuite mon regard a changé quand j’ai passé plus de temps là-bas et que j’ai mieux compris comment se passait concrètement la vie en Arménie. Tant que l’on n’a pas passé cette barrière-là, on ne se rend pas compte du décalage. C’est aussi le produit de mon évolution, de mon rapport avec l’Arménie. Je suis un cas un peu extrême puisque je suis partie vivre là-bas. Ce n’est pas une leçon que je donne mais juste mon point de vue. Comment s’est passé votre premier voyage à Istanbul ? Shushan  : On avait déjà beaucoup de contacts

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là-bas dans le milieu musical. On s’est vite senti un peu comme chez nous. Elâ  : C’est une ville qui nous va bien. Marius  : C’est là-bas d’ailleurs que l’on a tourné le clip de ’Ariur Ar ’Ariur. Shushan  : Ensuite on a été dans des villes du Sud-Est, de l'Anatolie, Diyarbakır, Dersim. Des endroits qui sont parfois un peu conservateurs ou d’autres endroits plus ouverts d’esprit où l’on a croisé des Arméniens d’Arménie lors d’un festival. Est-ce que des compositions sont nées là-bas ? Shushan  : A Diyarbakır on a travaillé sur les paroles de Notre patrie et sur une chanson qui n'a finalement pas vu le jour. À chaque fois que l’on passe du temps en voyage beaucoup de choses se créent. Il y a souvent un discours pessimiste concernant l’avenir des cultures minoritaires. Vous avez de votre côté un discours plus positif. Vahan  : On est optimiste ! Le discours pessimiste mène à l’échec. Plus on dit que la culture se perd et plus elle se perd. Moins on le dit et plus on a de temps pour agir. On est bien sûr d’accord : c’est une culture minoritaire, menacée, mais si on consacre notre énergie à dire cela, on ne crée rien. Du coup on a arrêté de se lamenter et on fait des choses. Il y a aussi un discours culpabilisateur, attaché à la conservation de la tradition… Vahan  : Ah oui ! On oublie aussi qu’il ne faut pas faire de la musique turque avec des Turcs ! Sevana  : Dans traditionnel il y a aussi l’idée qu’il faut garder l’authenticité et là, avec nous, c’est perdu d’avance. On n’est pas des troubadours arméniens ou des spécialistes qui chantent à la manière d’un tel. Ce n’est pas notre propos. Cette perte de la tradition ne touche pas que les cultures minoritaires mais aussi celles dites majoritaires comme dans le monde turc. Ezgi : En ce moment, en Turquie, tout se perd…


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Elâ  : Nous, on est plus pessimiste… Ezgi : … À part si vous êtes un vrai islamiste. Que pensez-vous de la scène culturelle en Turquie ? Elâ : Nous venons de passer un mois avec Ezgi à Istanbul. Il y a toujours de très bons musiciens en Turquie. Le théâtre également est très vivant. La culture est devenue une forme de résistance. Ezgi : Il y a encore beaucoup de gens qui veulent continuer à créer mais cela devient de plus en plus difficile de gagner sa vie grâce à la musique. On a l’impression que, pour le groupe, comme pour les participants à la jam orientale, il n’y a pas de frontières. C’est un sentiment beaucoup plus vaste qui vous unit autour du monde méditerranéen et oriental. Shushan : Nous quatre sommes des Arméniens de diaspora, ce qui veut dire que l’on a un rapport avec les musiques traditionnelles arméniennes mais aussi avec toutes les autres musiques avec lesquelles on a grandi, occidentales, urbaines. On est aussi un groupe très parisien. Vous participez aussi à d’autres groupes, comme Shushan qui joue du Blue Grass avec les Fierce flowers, ou Ezgi qui joue dans le groupe swing Mama Shakers. C’est toi Ezgi qui a apporté cette touche jazzy dans le groupe ? Ezgi : C’est vrai que j’étudie le jazz et que cela m’influence… Shushan : Dans le nouvel album on a un gospel américain que Marius a proposé et qui se chante dans le monde du Blue Grass. Venons-en maintenant à votre nouvel album Poshmanella. Comment l’avez-vous composé, en combien de temps ? Vahan : Il s’est composé doucement. Il y a des morceaux qui sont très récents et d’autres qui sont là depuis deux ans voire plus.

Et l’idée d’enregistrer le nouvel album dans les Cévennes ? Vahan  : C’est une idée de Marius, de même que l’idée d’enregistrer en extérieur. Marius : On avait déjà fait une résidence il y a deux ans au même endroit chez mes parents. J’ai proposé ça au groupe et l’idée a plu. Vahan : On était convaincu qu’il fallait faire l’enregistrement en extérieur.

Le collectif Medz Bazar. Photo : Pablo Garrigós Cucarella D.R.

Pour garder une fraîcheur, une spontanéité ? Raphaël : Oui pour jouer en direct et pas chacun notre tour en studio. On entend les grillons, beaucoup de cigales. L’enregistrement a pris combien de temps ? Sevana : Dix jours mais avec une phase de préparation de deux semaines au Portugal. Une vraie résidence pour se préparer et rôder l’album. Le titre de l’album Poshmanella ce n’est pas de l’italien comme on pourrait le croire ? Vahan : On l’a vraiment fait pour dérouter les linguistes (rires). Au début on avait une mélodie que l’on avait envie de mettre en paroles. On a commencé à improviser. Ça commençait à sonner un peu géorgien, mais aussi un peu serbe, un peu grec et tout à coup un imaginaire est apparu. On a écrit les paroles pour les faire sonner méditerra-

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néen pour faire écho à cet imaginaire. Chacun a apporté sa touche. Sevana : C’était un peu comme un exercice de style. Chaque couplet est formé d’une allitération avec une consonne. C’est tout à fait loufoque, très absurde. Vahan : Ce sont quand même des phrases en arménien. Mais des Arméniens nous ont dit qu’ils avaient compris tous les mots mais rien au sens. Shushan : Poshmanella c’est un verbe conjugué au passé. Ça veut dire : « il a regretté ». Un autre titre de l’album Khio, Khio que vous chantez Sevana et Shushan est plus traditionnel ? Sevana : Il y a une série de chants traditionnels qui empruntent cette mélodie. Je connaissais une version poétique, amoureuse et Shushan avait appris par sa mère une version beaucoup plus acide, avec des femmes qui se moquent de leurs maris pendant qu’elles travaillent aux champs. C’est une chanson que l’on interprétait durant les moissons et qui vient de Chatakh dans la région de Van. De ton côté Elâ tu interprètes aussi sur cet album un chant traditionnel ? Elâ : C’est un chant alevi du centre de l’Anatolie Kanadım değdi sevdaya composé dans les années 1970 par Aşık Mahzuni Şerif. Et toi Marius tu chantes une composition originale en français Toujours en retard ? Marius : J’ai écrit la plupart des paroles mais le refrain est de Sevana. On a tous travaillé ensemble. On a l’impression que le processus de création est très collectif ? Marius : C’est le but. Même des gens qui ne se mettraient pas en avant a priori sont poussés à être créatifs. Cela peut passer par composer une chanson, trouver une mélodie ou un arrangement.

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Vous jouez tous de plusieurs instruments et vous chantez tous. Toi aussi Raffi tu chantes sur cet album ? Raphaël : J’interprète Aghavni une chanson d’Arméniens d’Istanbul. Qu’est-ce qui la rend stambouliote par rapport à un chant arménien d’Anatolie ? Raphaël : C’est un chant arménien mais avec beaucoup de mots de turc ou de mots arméniens turquifiés ou turcs arménisés. La chanson commence par : « Sur les chemins d’Istanbul… ». Cela raconte l’histoire d’une certaine Aghavni qui trompe son mari avec le docteur du coin. On chante pour ne pas oublier que le soleil caresse nos têtes de la même distance, qu’on a tous mangé à la même table, qu’on a tous des rêves qui voyagent vers des planètes inconnues, des rêves qui se croisent au milieu de la route qui nous font poursuivre notre chemin. Plus on marche, plus on se sent en vie. On joue à la joie de ce soleil témoin de notre rencontre, qui fait renaître nos rêves à chaque nouveau pas. Au prochain lever du jour, on vous attend, chers amis, pour faire un bout de chemin ensemble… Extrait de l’album Poshmanella

Album Poshmanella Medz Bazar. Janvier 2017

Ezgi Sevegi Can : chant, clarinette, saxophone alto. Raphaël Derderyan : chant, dhol, darbuka. Shushan Kerovpyan : chant, contrebasse, davul. Vahan Kerovpyan : chant, dhol, zarb, davul, cajón, accordéon. Elâ Nuroğlu : chant, davul, darbuka, balais sur dhol, zil. Marius Pibarot : chant, violon, cuatro, contrebasse. Sevana Tchakerian : chant, accordéon, shvi, percussions.


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Raoul Bellaïche & Alain Granat

Figures du monde sépharade

Pierre Barouh

Moments choisis Lorsqu’il adapta en français les paroles de Samba da Bênção, chanson de Vinicius de Moraes et Baden Powell devenue Samba Saravah pour la bande originale d’Un homme et une femme en 1966, Pierre Barouh se qualifia ainsi : « Moi qui suis peutêtre le Français le plus brésilien de France ». Elie Pierre Barouh, né le 19 février 1934 à Paris dans une famille juive sépharade originaire de Turquie, fut bien plus que cela. En 2012, alors âgé de 78 ans, il répondait aux questions de FR3 à l’occasion du festival des Allumés du Jazz et déclarait « Je ne connais qu’une mort, celle de la curiosité. Si on perd sa faculté d’émerveillement, on peut être mort à 12 ans… ». Pierre Barouh, décédé le 28 décembre à l’âge de 82 ans, se sera émerveillé toute sa vie, de la France au Brésil en passant par le Québec et le Japon, et

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quelques impondérables, ils m’ont envoyé dans le bocage vendéen où j’ai eu la chance de vivre chez un paysan merveilleux. Je suis resté très attaché à cette terre : j’ai une maison là-bas au bord de la rivière où j’allais à la pêche quand j’étais enfant. Et quand je suis revenu à Paris, je ne parlais plus que patois. J’étais complètement décalé et dans une situation d’incompatibilité totale avec toute l’éducation dirigée, avec l’école. Je n’ai jamais fait un devoir de ma vie ! ». « Et puis, ajoute Barouh, mon univers à l’époque, c’était Tino Rossi, Marcel Cerdan, René Vietto qui était un grand champion cycliste, les patins à roulettes et les billes. Il y avait un cinéma en bas de chez moi qui s’appelait l’Eden. Un jour je suis allé voir Les visiteurs du soir, et là, ça a été un choc énorme parce que Prévert m’a éclaté dans la tête comme mille soleils ». Il écrit sa première chanson, « pour ainsi dire le lendemain ». Pierre Barouh. Photo : N. Gabriel. D.R.

aura émerveillé le monde en créant des chansons restées dans la mémoire populaire. Il découvrira et produira Jacques Higelin, Brigitte Fontaine, JeanRoger Caussimon, Pierre Akendengue…, au sein du plus audacieux des labels français, Saravah, qu’il anima avec une incroyable passion, comme pour mieux faire mentir son slogan « Les rois du slow-bizz ». Le journaliste Raoul Bellaïche s’était entretenu avec lui en 1992 pour le magazine Je chante ! Dans cette longue interview dont nous reproduisons ici une partie, Pierre Barouh revient sur sa vie d’enfant caché pendant la guerre, sur ses débuts comme chanteur et sur sa vie mouvementée de producteur. Il avait inscrit « promeneur » comme profession sur son passeport, il aurait pu y ajouter « ciseleur de mots », « troubadour », et surtout « amoureux de la vie ».

Un enfant de la banlieue « Je suis un enfant de la banlieue », revendique Pierre Barouh. Juifs originaires de Turquie, ses parents faisaient les marchés. « J’avais cinq ou six ans au début de la guerre. Alors, pour m’éviter

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Prévert et Billie Holiday À la même époque, soigné pour une primoinfection, il se retrouve dans une maison de repos universitaire pour adolescents. « J’étais un môme et ils m’ont fait découvrir le jazz. Ils m’ont fait écouter Billie Holiday, j’ai lu La rage de vivre et ça a été gauche-droite : j’ai pris deux énormes coups dans la gueule, et ma vie a basculé à partir de ce moment-là. » Il commence à écrire des chansons et cesse d’aller à l’école. « J’ai pris alors cette décision et la seule chose qui me trouble, c’est que je n’en saurais plus jamais la source. Elle m’a été inspirée par un film que j’avais vu, ou une bande dessinée. J’ai décidé que je n’irai plus à l’école, que j’écrirai des chansons et que je ne ferai rien que me promener jusqu’à l’âge de trente ans. » Aujourd’hui, Barouh estime qu’il a rempli ce « contrat » : « Je me suis promené, j’ai visité sept ou huit pays, j’ai vaguement appris deux langues Mais je n’avais pas un pouce d’humilité. Je n’étais pas humble pour un rond. Je me disais : je me promène et à trente ans, je fais une halte et ça marche. »


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Entre Saint-Germain-des-Près et Montmartre Pierre Barouh vit alors une quinzaine d’années comme un seigneur. Partout où il va, il se fait des amis. « Je travaillais pour vivre là où je me trouvais et je revenais à Paris de temps en temps. Je n’avais pas de problèmes, j’avais des potes. Je passais mon temps entre Saint-Germain-des-Près et Montmartre. Quand je revenais, je me retrouvais journaliste sportif, assistant metteur en scène, et à chaque fois, je repartais. » Mais un jour, il décide de s’arrêter. « Tout s’est passé dans le désordre. J’avais toujours imaginé que c’était la chanson qui m’amènerait vers les voies royales du succès, et en fait, je me suis retrouvé assistant-metteur en scène et acteur dans le film de Georges Lautner, Arrêtez les tambours. » Il y chante Les filles du dimanche. Puis c’est le théâtre, une pièce de Tennessee Williams, La Ménagerie de verre, jouée au théâtre Mouffetard. Il y est remarqué par un producteur et sera le gitan du film D’où viens-tu Johnny ?

Lucien Morisse, AZ et Bobino Pierre Barouh fait ses débuts dans la chanson en 1962. Pour le label belge Palette, il enregistre, accompagné par l’orchestre de Willy Albimoor, deux 45 tours simples qui paraîtront au mois de septembre. On y trouve des chansons qu’il reprendra par la suite : Chanson pour Teddy, Le tour du monde, Le p’tit ciné « Mais ils n’ont jamais été diffusés, finalement. Moi, je n’ai plus rien de tout ça. » Ensuite, c’est la rencontre avec Lucien Morisse qui montait alors sa première maison de disques, AZ. Avec Danyel Gérard, il est le premier à enregistrer sur ce nouveau label. « Je suis toujours copain avec Danyel pour qui j’ai écrit Memphis Tennessee et D’accord, d’accord. Nous avons fait les premiers rocks français et tout récemment, j’ai écrit une chanson avec lui dans son dernier disque. » Néanmoins, il n’est pas satisfait. « J’avais pris tellement de recul pendant ma période privilégiée de balades que je n’avais pas prévu que le

succès m’apparaîtrait plus comme une convention et comme un ghetto. On se projette tous des images. Pour moi, le succès, c’était les bagnoles, les autographes, son nom sur l’affiche, des trucs comme ça. Et puis, une fois confronté à ça, c’est devenu surtout une privation de disponibilité, de liberté. Tout d’un coup, j’étais condamné à me parodier à vie, à répéter sans arrêt les mêmes choses. » Bientôt, Lucien Morisse lui propose de passer à Bobino. En vedette américaine d’une dame dont il a oublié le nom. Félix Vitry, le directeur de Bobino, lui impose sa tenue de scène et sa chanson d’entrée « Je me disais : mais pourquoi faut-il faire des plans comme ça ? Je vivais des moments privilégiés avec Maurice Vander et Francis Lai avec qui j’étais passé à l’Ancienne Belgique. On arrivait au dernier moment sur scène, on se marrait, on allait bouffer, on allait au cinoche et puis on chantait ce qu’on avait en tête. Alors bon, moi, ça me gonflait un peu le discours de Vitry mais comme il insistait je me suis dit : il raconte ce qu’il veut, et une fois que je suis sur scène, c’est moi qui tient la mitraillette. » Arrive le soir de la première. Georges Brassens l’encourage, « par un mot merveilleux » sur ses chansons. Pierre Barouh entre en scène sans avoir changé de tenue et démarre par une chanson de son choix. Au milieu de la deuxième, il s’arrête pour raconter une histoire « On était tellement complices, Francis, Maurice et moi ! Je vois Vitry qui, en coulisses, me montre le poing et là, je ne sais pas ce qui m’a pris : je suis descendu de la scène par la salle et je suis sorti dans la rue. Et on ne m’a plus revu sur une scène pendant vingt ans ! Ça a fait scandale. Tous mes copains m’ont dit : c’est foutu, c’est fini pour toi. »

Un prosélytisme épouvantable Et Saravah ? Comment est né ce label, cette entreprise ? « J’ai plongé dans l’histoire Saravah à l’impulsion parce que je n’ai jamais eu de vocation de producteur. Mais j’ai toujours été d’un prosélytisme épouvantable depuis que je suis adolescent,

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c’est-à-dire qu’à chaque fois que j’écoute quelque chose ou que j’aime quelqu’un, ou un chien ou un livre, j’emmerde tous les gens autour de moi ! » Par le jeu des hasards et des rencontres, il se retrouve éditeur, « un coup unique dans l’histoire de l’édition ». Barouh édite Un homme et une femme parce que personne n’en voulait. « Quand j’ai rencontré Lelouch, j’ai d’abord fait Une fille et des fusils et c’est à la suite de ce film qu’il a eu l’idée d’Un homme et une femme. À l’époque, Lelouch n’avait jamais mis de chansons dans un film. Pour lui, la chanson et le cinéma étaient deux choses complètement différentes. »

La naissance du café-théâtre : la Vieille Grille Désormais célèbre, Barouh pourrait se reposer sur ses lauriers. Mais il n’a pas oublié ses années de bohème, quand il chantait dans les petits bistrots montmartrois, Chez Pomme ou à La Souricière. À l’époque, un adolescent de 14 ans joue du banjo sur la Butte : Jacques Higelin. « On s’était rencontrés une nuit et il m’avait vraiment intrigué. Il était comme une espèce de grand chat. Et j’avais suivi de loin son parcours. Je le rencontre à nouveau, et à cette époque, avec Brigitte Fontaine et Rufus, à la Vieille Grille, il faisait naître tout le mouvement du café-théâtre. » Le café-théâtre est né là, affirme Pierre Barouh : Romain Bouteille, Coluche, Depardieu , tout est né de l’expérience Higelin-FontaineRufus, sous l’impulsion de Maurice Alezra. « Dans cette pièce, Maman, j’ai peur, précise Barouh, il y avait une chanson d’anthologie : Cet enfant que je t’avais fait. Et comme ils étaient tricards de partout, je leur ai produit un album. C’est vrai que j’avais été fusillé par le talent d’auteur de Brigitte Fontaine. Voilà comment est né Saravah. Je n’avais pas prévu du tout de devenir producteur. On s’est donc installé aux Abbesses et on a créé un studio. C’était magnifique aux Abbesses ! Les gens qui ont connu ça sont tous devenus des anciens combattants de cette époque ! Les bureaux et le studio donnaient sur la rue, la

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succursale, c’était le Saint-Jean, le bistrot d’à-côté. Les musiciens passaient, tout le monde circulait et se rencontrait  »

Le temps des dettes « Quand Saravah est né, se souvient Barouh, ça a été pour moi une aventure autour de laquelle je cristallisais tout un fatras d’émotions très puériles issues de l’adolescence. Puis le temps a passé et il se trouve que je ne suis pas gestionnaire et que je ne me reconnais pas comme tel, je suis conscient de mes manques. J’ai confié la gestion à un ami d’adolescence que j’avais connu à 15 ans en jouant au volley-ball. Saravah est né en 1965-1966, et j’ai découvert en 1972 qu’il m’avait piqué 150 briques par des moyens qui m’empêchaient tout recours puisque je lui avais tout donné : les signatures, etc. Moins 150 millions, en 1972, imaginez ce que ça représente aujourd’hui. » L’alternative était claire : soit abandonner Saravah soit continuer. S’il mettait la clé sous la porte, Barouh n’avait pas de problème : à la sortie d’Un homme et une femme, on lui proposait cinq films par semaine. « Je pouvais écrire et faire des choses. J’ai choisi de continuer. Je ne sais pas quelle est la part de la passion et celle de l’orgueil parce que la frontière est fragile entre ces deux sentiments. » Il relève le défi et va trouver les gens du métier qui peuvent l’aider à continuer Saravah : les presseurs de disques, les imprimeurs de pochettes. « On dit toujours que quand on est dans la merde, les gens vous mettent le pied sur la tête, mais en l’occurrence, ça n’a pas été vrai. Je leur ai dit : voilà où j’en suis. Je ne ferai pas de faillite frauduleuse, je ne vous planterai pas, mais aidez-moi le plus loin possible. Et ils m’ont aidé le plus loin possible. » De ces années difficiles, Pierre Barouh se souvient avec émotion : « À partir de ce moment, ça a été les barricades. On était acculés par les huissiers, c’était le western, on avait des flèches dans les chapeaux. Mais j’ai tenu et ça a été la période la plus fantastique de Saravah. On a fait


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Sur le tournage du film Un homme, une femme le 1er mai 1966. De droite à gauche : Pierre Barouh, Anouk Aimée, Jean-Louis Trintignant, Claude Lelouch. Photo : François Pages D.R.

presque un an de spectacles gratuits dans toute la France. C’est de ça que s’est inspiré Jean-Louis Foulquier pour les Francofolies. On faisait au théâtre Mouffetard des spectacles qui duraient dix heures, avec tout le monde qui venait. Je me disais : quitte à mourir, je veux mourir comme dans les bandes dessinées : haut panache et sabre au clair. Et puis finalement ça a survécu. »

« Retrouver mon autonomie de créateur » En 1976, Pierre Barouh se rend compte que la survie de l’entreprise Saravah a occulté sa vie personnelle. « Tout d’un coup, j’ai réalisé que

toute ma substance passait dans la survie de cette aventure, et qu’en plus, j’étais entouré par des monstres, des gens dont l’égocentrisme est inhérent au talent – je ne le dis pas péjorativement, mais c’est un constat –, et que j’étais resté six ans sans faire une chanson ni un film, alors que je suis un créateur avant tout, et que j’allais mourir. J’ai donc décidé à ce moment-là de tenter le pari qui semblait impossible : garder Saravah dans la même orientation, la même philosophie, et retrouver mon autonomie de créateur. C’està-dire fermer la clinique Saravah et flanquer ma blouse d’infirmier au vestiaire, parce que j’étais tout : j’étais le papa, l’infirmier, l’ami, l’ennemi, le financier ; j’étais tout ! »

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Mariage de Pierre Barouh et Anouk Aimée le 21 avril 1966 à la synagogue de la rue Saint-Lazare, inaugurée en 1931. Photo : Keystone D.R.

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La même année, il enregistre un album, « Viking Bank », puis tourne deux films, L’album de famille et Le divorcement. Il a retrouvé son autonomie de création. « J’ai fait deux ou trois disques, dont deux au Japon. Et ce pari qui paraissait impossible, je l’ai donc tenu, mais ça nécessitait pour autant de faire face à certaines réalités. C’est-à-dire que j’ai dû vendre le studio parce que c’était les barricades depuis des années, et là maintenant, on en sort. On a épongé virtuellement toutes les dettes et miraculeusement, Saravah existe toujours 1 dans la même orientation, la même philosophie de création. Je n’ai pas dévié d’un pouce. » Extraits d’un entretien avec Raoul Bellaïche le 14 janvier 1992 publié dans la revue Je chante ! n° 8 et sur le site Jew Pop par Alain Granat. Publication autorisée par les auteurs.

La bicyclette d’Yves Montand J’ai écrit Vivre pour vivre, Des ronds dans l’eau et aussi des chansons comme Memphis Tennessee et D’accord, d’accord qui ont été d’énormes succès. La bicyclette et Des ronds dans l’eau, c’est directement des choses qui me viennent de mon enfance en Vendée. Ce sont des parfums de chemins creux, c’est la Vendée… Ces chansons ne sont pas des tubes, mais elles sont rentrées dans la mémoire populaire. Il y a très peu de gens qui savent que c’est moi qui ai écrit La bicyclette. C’est très bien comme ça, ça ne me dérange pas. L’histoire va vous amuser ! La chanson est sortie en mai 68 mais je l’ai écrite bien avant. Je traînais à Saint-Germain-des-Près où j’avais plein de potes. À l’époque, un ami qui travaillait

dans la publicité me dit un jour : « On fait une grande campagne sur le vélo, est-ce que tu veux nous écrire un texte ? » Pas une chanson, mais un texte, comme ça, juste pour me faire toucher 100 sacs ! Et moi je me suis drapé dans ma dignité en disant : écrire pour la pub, jamais ! Et pourtant… Un matin de printemps, en partant à pied chez Francis Lai, je traversais le Louvre. Inconsciemment, ce copain m’avait mis un poison dans la tête ! J’ai commencé à penser au vélo, à écrire la chanson dans ma tête, et elle est née comme ça, finalement. Des années se sont écoulées, il y a eu Un homme et une femme. J’étais marié avec Anouk Aimée, et un été, on s’est retrouvé à Saint-Paulde-Vence à la Colombe d’Or avec Yves Montand et on passait notre temps à jouer au poker ou à la pétanque. Un jour, entre deux parties de poker, on a vaguement parlé chansons, et je lui ai parlé de cette chanson. Et là, je me suis rendu compte que ce mec était un interprète, au sens le plus noble possible, parce qu’au départ, la chanson n’était pas la même. Le dernier couplet qui dit : « Quand le soleil à l’horizon profilait sur tous les buissons… », ne figurait pas à l’origine. J’ai perdu ce que j’avais écrit, mais à l’époque, la chute c’était un mec qui revenait sur les lieux de son enfance en bagnole. Yves écoute la chanson et me dit : « C’est vraiment une chanson magnifique, mais la chute, ça ne devrait pas être ça. Ne laisse pas s’écouler le temps, raconte l’histoire d’une journée, va au bout de ton petit film… » Je l’ai écouté, parce que j’aime bien écouter les gens, et grâce à lui, j’ai écrit cette fin qui est très belle. Mais j’ai pu vérifier à quel point ce mec qui se revendiquait comme interprète savait écouter et savait influer sur le travail de l’auteur. Cette fin que j’adore, je la lui dois.

1. Le label Saravah a fêté en novembre 2016 ses 50 ans lors d’une soirée au Trianon à Paris.

Propos recueillis par Raoul Bellaïche.

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Moments partagés Quelques lignes sur mon ami Pierre La nouvelle de la disparition inattendue de Pierre Barouh, mon ami, fin décembre 2016 m’a bouleversée, je devais d’ailleurs le retrouver à Paris les jours suivants car dès qu’il revenait du Japon, où il vivait avec sa femme et ses enfants, il m’appelait. Pierre était un magicien des mots, auteur, poète, scénariste, acteur, musicien, il avait tous les talents. Il a crée Saravah production avec son fils Benjamin qui a produit et découvert d’immenses talents : Jean-René Caussimon, Brigitte Fontaine, Jacques Higelin… la liste est longue… Auteur des Rivières souterraines et de L’effet pollen, témoignage, devoir de mémoire sur le temps qui passe où il se raconte avec ses mots si particuliers, imprégnés par son histoire d’enfant caché en Vendée, amoureux de la vie et de la nature ! Fidèle en amitié (Francis Lai compositeur, Pierre Mas, qui l’accompagnait depuis des années, Claude Lelouch…) c’était un homme attachant et d’une grande simplicité. Grand voyageur et amoureux du Brésil, où il fait des rencontres qui vont le marquer à jamais, Baden Powell et bien d’autres, il enregistrera plusieurs chansons avec des personnages hors du commun ! Il était d’origine judéo-espagnole, ses parents, Sarah et Raphaël, étaient nés en Turquie et bien connus dans notre communauté, il a écrit une chanson fort émouvante sur ses parents Pierrot Pierrot… Il m’a même transmis la recette des borekas de sa maman… J’avais transmis à Matilda Koen Sarano une de ses très belles chansons qu’elle avait traduite et qu’il espérait enregistrer…

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Notre lien était très chaleureux par nos origines communes et j'ai eu l’honneur et la joie de le recevoir lors de l'une des premières fêtes de Djoha au théâtre de l’Epée de Bois à Vincennes dont j’organisais pendant plusieurs années le programme festif, c’était en 1999… quel succès ! Mon mari hélas disparu assistait toujours à ses concerts et avait passé des moments privilégiés et pleins d’humour avec Pierre… J’ai été très touchée lorsqu’il a accepté spontanément de venir à mon émission mensuelle à radio Judaïques FM en juin 2008, moments inoubliables ! J’étais présente et émue à ses obsèques au cimetière de Montmartre où il y avait une foule recueillie d’acteurs, d’auteurs, d'amis et admirateurs, bien sûr Claude Lelouch, Anouk Aimée… un bel hommage du rabbin Delphine Horvilleur qui a prononcé l’office religieux, des discours de ses amis et proches. Cependant, malgré cette tristesse, il était là, parmi nous, puisque, à l’unisson, dans une immense ferveur accompagnée par Francis Lai, quelques chansons ont été reprises en chœur par toute l’assemblée et l’ont accompagné dans sa dernière demeure comme il l’aurait souhaité… Quelques paroles de Pierre Barouh illustrent bien son art de vivre et de chanter, Je suis un promeneur, je suis atteint du syndrome de l’autre rive… De la contrainte nait la créativité… La vertu des impondérables… Les histoires à la morale confuse… Avec cette définition de la saudade, un manque habité… Et cette citation de Cocteau, Soit on soigne trop son œuvre, soit on ne la soigne pas assez, il est assez rare de trouver cet entre deux qui boîte avec grâce.

Bella Lustyk


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Abraham Bengio

Hiloula

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du centenaire de la mort de Rebbi Mordekhaï Bengio à Tanger En cette matinée ensoleillée du 24 janvier 2017, correspondant au 26 tevet 5777, dans le cementerio antiguo de Tanger, une trentaine de personnes, venues de Belgique, d’Espagne, de France, de Gibraltar, d’Israël, d’Italie et bien sûr du Maroc, sont réunies autour de la tombe de Rebbi Mordekhaï Bengio (1827-1917), grand rabbin de Tanger pendant 62 ans, de 1855 jusqu’à sa mort. En tant qu’arrière-petit-fils de son fils, j’ai l’émouvant privilège de prononcer la hashkava 2 pour les grands de la Torah (« vehaHohma meaïn timatsé »…) puis, avant que je ne récite le kaddish, le rabbin de Tanger sonne du chofar. En cet instant, tous, hommes et femmes, Juifs traditionnalistes, libéraux ou mécréants, ont du mal à retenir une larme.

1. La Hiloula est une coutume juive consistant à se rendre sur les tombeaux de tsaddikim (de Justes) le jour anniversaire de leur mort. Source : Wikipedia. 2. Prière pour l’élévation de l’âme d’un disparu.

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Tombe de Rebbi Mordekhaï Bengio. © Philippe Bériro.

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Que faisons-nous ici ? Quelle force mystérieuse a poussé les personnes ici rassemblées, dont certaines ne se connaissaient pas ou ne s’étaient plus revues depuis un demi-siècle, à quitter leurs foyers, leurs occupations professionnelles et à se mettre en route pour participer à cette cérémonie d’un autre âge ? Une manifestation analogue rassemble d’ailleurs à Jérusalem — loin, si loin de Tanger et de la tombe de mon ancêtre — des dizaines de personnes unies dans le même hommage.

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Pour le comprendre, il faut faire un retour en arrière de plus de 250 ans. Vers le milieu du XVIIIe siècle, Tanger est une bourgade ensommeillée et sa communauté juive n’a jamais dépassé jusque-là quelques dizaines de familles. Même après l’expulsion d’Espagne, les Juifs qui ont débarqué ici, près de l’oued Lihoud, « la rivière aux Juifs », se sont aussitôt mis en route vers Meknès ou Fès qui hébergent des communautés nombreuses sinon florissantes. Et la capitale des Judéo-espagnols du nord du Maroc est Tétouan. C’est aussi la ville où résident les consuls des grandes puissances occidentales : le Sultan ne souhaite pas que ces mécréants s’aventurent à l’intérieur du pays et les a confinés à l’extrémité septentrionale de son royaume. Tout va changer en quelques décennies. Le prétexte en est un banal incident de chasse en 1792 (ainsi chemine la grande Histoire…). Un Européen tue par accident un Arabe et le Sultan décide de chasser les diplomates de Tétouan et de les reléguer, à leur grand dam, dans cette insignifiante ville de Tanger, porte d’entrée de l’Afrique. En réalité, le destin de Tétouan était déjà scellé : son port s’ensablait progressivement, la rade de Tanger — au moment où le Maroc s’ouvrait lentement aux influences étrangères — offrait des conditions idéales, bientôt une route reliera Tanger à Fès, la capitale religieuse du royaume. C’est le décollage économique de Tanger, capitale diplomatique du Maroc et bientôt sa capitale économique avant d’être supplantée vers la fin du XIXe siècle par Casablanca. L’histoire de Rebbi Mordekhaï Bengio s’inscrit à la croisée de deux chaînes causales indépendantes : l’essor économique de Tanger et de sa communauté juive, d’une part, et de l’autre l’étonnante pérennité d’une dynastie rabbinique (lorsque je veux faire sourire, je parle du « siècle des Bengio », comme on dit le siècle de Périclès, le siècle d’Auguste ou celui de Louis XIV !). Tanger d’abord. Très vite, et bien avant que la ville n’eût acquis son célèbre « Statut international » (dont elle ne bénéficiera d’ailleurs


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que pendant 31 ans, de 1925 à 1956), Tanger voit naître capitaines d’industrie, banquiers et hommes d’affaires ; elle s’internationalise et attire une population de commerçants (mais aussi — déjà ! — de trafiquants en tout genre…). Dès le début, les Juifs, dont le nombre s’accroît rapidement, jouent un rôle essentiel dans le développement de la ville. Certes, la plupart d’entre eux sont très pauvres et le resteront tout au long de cet « âge d’or » ; ils dépendent de la charité de leurs coreligionnaires plus aisés, dont les Actas de la communauté 3 montrent qu’elle ne fera jamais défaut. Mais certains d’entre eux, maîtrisant l’arabe et plusieurs langues européennes, deviennent les interprètes et les hommes de confiance des légations étrangères 4, cependant que d’autres — et souvent les mêmes — fondent des banques, s’enrichissent dans le commerce international ou dans l’industrie. Ils obtiennent la « protection » des puissances étrangères, ce qui leur permet d’échapper à leur statut de dhimmis  5, et parviennent même parfois à se faire naturaliser. Ils s’habillent désormais à l’occidentale et participent à toutes les innovations qui font de Tanger au XIXe siècle la « ville-phare » du Maroc. Les premiers journaux du pays sont fondés et rédigés par des intellectuels juifs, ainsi que… la toute première loge maçonnique au Maroc ! Plus le siècle avance, et plus la communauté juive de Tanger prend de l’assurance et se découvre même des devoirs envers les autres communautés juives du royaume, qui continuent de mener une existence précaire, vouée aux peurs ancestrales et aux humiliations du mellah. C’est dans cette ville qui prend le large et se découvre une vocation internationale que naît Rebbi Mordekhaï Bengio. Le premier Dayan (à la fois juge et grand rabbin) avait été Rebbi Yehouda Hadida en 1744, auquel avait succédé Rebbi Aron Toledano, venu de Meknès, puis le fils de ce dernier, Rebbi Moses Toledano. En 1798, le fils de Moses, Abraham Toledano, accède à son tour à la plus haute magistrature. Mais les temps ont changé : Tanger réclame son autonomie religieuse

par rapport à la communauté-mère de Tétouan. En 1806, c’est chose faite et Rebbi Abraham Toledano devient le premier Dayan « autonome » de Tanger. Son successeur, en 1833, n’est autre que son gendre, Rebbi Moses Bengio, qui meurt du choléra en 1855, dix jours avant son fils, Rebbi Yusef Bengio, qui devait lui succéder. C’est alors qu’a lieu un coup de théâtre. Rebbi Yitshak Bengualid el Grande, grand rabbin de Tétouan et l’un des rabbins les plus respectés du Maroc, est mandaté pour désigner le futur grand rabbin de Tanger et son choix se porte sur un jeune homme de 28 ans, le fils de Rebbi Yusef Bengio : Rebbi Mordekhaï. Il exercera ses fonctions, comme nous l’avons dit, pendant 62 ans. Son extrême jeunesse lors de sa nomination, son charisme, son érudition, la sagacité des jugements qu’il rend (la place manque ici pour faire le récit, plus ou moins légendaire, de l’audace de certaines des sentences qu’il prononce, sans distinction de confession religieuse ou de statut social), l’amour qu’il porte à sa communauté, son désintéressement et sa modestie proverbiale, confèrent à ce personnage hors du commun une dimension quasi-mythique, qui explique la vénération que lui portent encore, un siècle après sa mort, les Juifs de Tanger. Porté par les vents de la modernité qui soufflent sur Tanger, Rebbi Mordekhaï entreprend des réformes majeures, en s’inspirant du Consistoire de Paris et du Board of deputies of British Jews de Londres, avec lesquels il est en correspondance. Un comité permanent, la Junta selecta, est désigné et des règles de fonctionnement, étonnamment modernes, sont établies. En 1890, après d’âpres débats, il acceptera même que la Junta soit élue au suffrage universel, sous le nouveau nom de Junta representativa : une première au Maroc ! Il apporte son concours en 1864 à la création de l’école de l’Alliance israélite universelle, ce qui n’est pas mal pour un rabbin orthodoxe de l’époque. Tout au long de sa carrière, Rebbi Mordekhaï prendra une part active dans tous les évènements, dont certains ont un caractère historique, qui marquent l’histoire de la ville, du voyage de

3. Libro de Actas de la Junta Selecta de la Comunidad Hebrea de Tanger soit les procès-verbaux de 1860 à 1883 des réunions du comité directeur de la communauté juive de Tanger. Cf. l’article que consacre Philip Abensur dans le numéro de Kaminando i Avlando de septembre 2015 à la découverte et à la republication de ce texte par Gladys et Sydney Pimienta. 4. On citera parmi ces interprètes celui de la légation de France, Abraham Benchimol, qui est l’hôte de Delacroix lors du voyage que le peintre accomplit à Tanger en 1832 et se lie d’amitié avec lui. 5. Non-musulman « protégé » par l’État contre le versement d’un impôt spécifique, la capitation.

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Article paru dans El Eco Israelita le 28 janvier 1917. © Yosi Benarroch.

Sir Moses Montefiore en 1864 (le célèbre philanthrope avait été appelé à l’aide par la communauté de Tanger pour secourir les Juifs de Safi victimes d’une terrible persécution religieuse) au débarquement du Kaiser Guillaume II en 1905, sans oublier la Conférence d’Algesiras en 1906, qui jettera les bases du futur statut international de Tanger. Voilà. Nous sortons du cimetière (magnifiquement restauré par ce qui reste de la communauté juive de Tanger avec le concours financier du Roi du Maroc) où j’ai rendu visite aussi à Rebbi Abraham Toledano, arrière-grand-père de

6. Préfet.

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l’arrière-grand-père de l’arrière-grand-père de mes petites-filles. Nous émergeons de cet abîme temporel pour entreprendre la visite du Vieux Tanger, escortés par de nombreux policiers en civil, mis à notre disposition par le Wali 6 de Tanger. À l’aéroport, le fonctionnaire qui tamponne les passeports m’avait déjà lancé : « C’est vous qui venez pour les fêtes du centenaire ? Soyez le bienvenu ! ». C’est le miracle de Tanger…


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El kantoniko djudyo

El corvo i la rapoza T

chilibi corvo enriva de un arvole asentado, Teniya en su boca un kezo muy salado. Tchilibi rapoza por la golor enganyado. Dicho a tchilibi corvo, este lachon enkantado. Buenos diyas tchilibi corvo, la salud como esta ? Gracias buena, i la tuya bien esta ? Todos van bien en la famiya, Ma, por el dalcavo nasido, esto con merekiya. Con estos tiempos yelados, afero una abachada. Esto viendo, como syempre, tyenes un kezo en la kechada, I soz ansi muy ermozo, kon tu puerpo maraviya, I devez de saver cantar kon alegriya, I soz ansi de esta chara el rey. El corvo muy flatado, se creyo en la rapoza sin fey, ni ley, Avryo, grande su boca, i decho el kezo kayer La rapoza lo afero i se lo comio, ramay como ayer. Ez ansi, ke los ke saven avlar bien Biven en depende de los ke los creyen.

Fabula de Jean de la Fontaine (Le corbeau et le renard). Trasladada en judeo-espanyol por Daniel Alcalay.

Illustration de Charles Pinot, XIXe siècle.

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La ija de la mar

La fille de la mer

Raconté par Esther Lévy en 1994 dans El Kurtijo Enkantado, kuentos i konsejas del mundo djudeo-espanyol de Matilda Koen-Sarano, éditeur Nur-Afakot, Jérusalem, 2002. Esther (Ifrah) Levy est née en 1920 à Jérusalem dans le quartier de Yemin Moshé. Elle a été élève à l'école de l'Alliance israélite universelle. Traduction : Sophie Bigot-Goldblum.

A

vía un rey ke era muy entelijente, riko, ermozo, i la mujer también. Ama (leshos !) kriaturas no tinía. Kada vez dizía : « Na, todo djusto tinemos… Una kriatura mos azía plazer, mos azía kompanía… » Ya pasó un anyo, dos, tres, la reyna no ay parir. I el rey stava muy tristi. Kería una kriatura. Un día s'alevantó la reyna, li disho : « Mira, sto prinyada ! » Addió, s'izo una fiesta muy grandi in el palasio, porké la reyna ya dio haber ke sta prinyada. Bueno, los mezes ya pasan, los anyos pasan, la vida pasa…

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Il était une fois un roi fort intelligent, riche et beau, et son épouse aussi. Cependant – qu'à Dieu ne plaise ! – ils n’avaient pas d'enfants. Chaque fois il disait : « Voilà, nous avons déjà tout le reste… Un enfant nous ferait tellement plaisir, nous tiendrait compagnie… » Un an, deux, puis trois passèrent… et la reine n’avait toujours pas d’enfant. Le roi était très triste, il rêvait d’un enfant. Un jour, la reine se leva et lui dit : « regardez, je suis enceinte ! » Mon Dieu, on fit une très grande fête au palais car la reine venait d'annoncer qu'elle était enceinte. Les mois passèrent, les années passèrent, la vie passait…


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Pasaron mueve mezes, ya vino la ora ke la reyna va parir. Intró kon las mujeres a la kamareta a parir. Era de noche. Akel punto disho el rey : « Mirá, si es ijo, yo lo kero. Si es ija, pishín la va tomar uno de los ke stan akí en el palasio, i yo kero ke la echen a la mar ! » Addió, komo de koza es ésta ? Todos se maraviyaron… el rey ke tanto kería una kriatura… Bueno, la reyna pasó un parto muy muy fuerte. Apenas parió una ijika, si dizmayó i no dimandó kualo parió. El rey izo lo ke kijo. La 'mburujó kon un hiramiko, se la dio a uno de los ke lavoravan ond'el. Li disho : « Tómala, i échala pishín a la mar ! » Akel la tomó a la kriatura, disho : « Komo ? Miskená esta chikitika. Agora la parieron… » Kaminó, kaminó, kaminó ; stava una luvia muy fuerte. Vino al bodre di la mar. No kidiyó a echalda. Kaminó mas i mas ; end'una vido una luzizika muy muy chika al bodre de la mar. Disho : « Lo k'es ke sea ! Afilu ke me va enkolgar el rey, yo no la v'a matar an esta ijika. Yo la v'a dar akí, en esta kaza ». Dío a la puerta, salieron un viejo i una vieja, ke peshkavan pishkados al bodre di la mar. Les disho : « Mirá, esta kriatura yo la tupí aki. Me disheron ke es de un rey muy muy riko. Yo no sé onde dalda. Vo la vo dar a vozós, ke la engrandesásh ». « Addió ! » disheron, « Esto es lo ke kiríamos mozós. Nada no mos manka. Keremos una kriatura ». I la tomaron, la engrandesieron kon muncha amistad. I no li mankava nada an esta ijika. I l'ambezaron komo se nada ast'al fondo di la mar, i eya era la primera en esta sivdad ki savía azer esto. Entremientres la reyna s'espertó, povereta, dimandó kualo parió. Le disheron : « Mirá, paritis un ijiko muerto ». El rey, di la sehorá di la echa ki izo, s'empisó a azer hazino, hazino, hazino… Ya no save kualo tiene. Ya vino un médiko, ya lo miró. Ya vino otro médiko, lo miró. Ya no ay ken no le va dar kura.

Neuf mois passèrent et vint le temps pour la reine d'accoucher. Elle entra avec ses dames dans la chambre d'accouchement. C’était la nuit. À ce moment-là, le roi dit : « Écoutez-moi, si c’est un fils, j'en veux bien mais si c’est une fille, j'ordonne qu'un des serviteurs du palais s'en empare aussitôt et qu'on la jette à la mer ! » Mon Dieu, quelle drôle de chose que ceci ! Tous s'étonnèrent… Le roi, qui voulait tellement un enfant… ! La reine eut un accouchement très difficile. À peine avait-elle accouché d’une fille, qu’elle s’évanouit et ne demanda pas à qui elle venait de donner le jour. Le roi fit ce qu’il voulait. Il l'enveloppa dans une étoffe et la donna à l’un de ses serviteurs en lui disant : « Prends-la et jette-la immédiatement à la mer ! » Celui-ci prit l’enfant et dit : « Comment ? Cette pauvre petite ? À peine vient-elle de naître… » Il marcha, marcha et marcha. Il pleuvait à verse. Il arriva en bord de mer et ne voulut pas la jeter. Il marcha encore et encore et tout à coup vit une toute petite lumière au bord de l’eau. Il dit : « Advienne que pourra ! Même si le roi doit me pendre, je ne tuerai pas cette enfant ! Je vais la donner là, dans cette maison ». Il frappa à la porte ; un couple de vieux pêcheurs en sortit. Il leur dit : « Écoutez, cette enfant, je l'ai trouvée ici. On m’a dit qu'elle était la fille d’un roi très très riche. Je ne sais pas où la laisser. Je vais vous la donner, pour que vous l’éleviez. » « Dieu merci », dirent-ils, « c’est ce que nous désirions tant ! Sans cela, rien ne nous manque. Nous voulions juste un enfant ! » Alors ils la prirent et l’élevèrent avec beaucoup d’affection ; il ne lui manqua de rien à cette enfant. Ils lui apprirent comment nager jusqu’au fond de la mer, et elle fut la première personne de cette ville à savoir le faire. Entre-temps, la pauvre reine s'était réveillée et demanda de qui elle avait accouché. On lui répondit : « Vous avez eu un garçon mort-né ». Le roi, pris par le remords, tomba très malade. On ne savait pas encore ce qu'il avait. Vint un médecin. Il l'examina. Puis vint un autre médecin. Il l'examina à nouveau. Personne ne pouvait

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Ama él está de día en día para murir. Al kavo vino un médiko grande, viejo, ke ya avía uyido la istoria del rey. Disho : « Mirá, este rey tiene sehorá, i esta sehorá se le va ir, kuando va goler una roza ki si topa al fondo di la mar ». I empisaron a bushkar ken va abashar asta las mares ondas. Son muy ondas las mares ! I abashó uno i ya va miter la mano para aferrar la roza, ama no la pudo alkansar. Vino otro, ya sta serka de la rozika de la mar, ama no pudo ! Al kavo disheron ke ay una muchacha ki savi nadar ast'al fondo de la mar, i la yamaron, i eya vino. Le disheron kualo ki keren ke les trayga di la mar. Eya si vistió lo ke si vistía para abashar a la mar, abashó… pasó manko di nada, ya vino kon la roza en la mano. El rey golió la roza i ya s'empisó a azer mijor. Entremientres, kuando la ija entró al palasio del rey, todos disheron : « Esta ijika es del rey ! Asimeja muncho a la reyna ! Está mezma mezma komo la reyna ! » La entró el rey en una kamareta, le disho : « Mira, de onde sos tú ? Onde nasitis ? » Le disho eya : « Yo lo ke sé es ke una noche stava muncha luvia, i vino un ombre, dío a la puerta a los pishkadores, ke stavan al bodre di la mar. Esta djente m'engrandesieron a mí. Me dieron todo lo ke kiría i muncha amor. No me mankó nunka nada… nada ! » « Ah ! » el rey s'akodró d'akeya noche de luvia i entendió ke eya era la ija suya. Empisó pishín a abrasalda, a bizalda… Li disho : « Saves, tú sos mi ija i vas a star akí al palasio del rey ». Eya disho : « No, yo sto uzada a star kon mi padre i mi madre, ke m'engrandesieron ! ». Ansi el rey fue uvligado di fraguar otr'un palasio grandi al lado del suyo, para ke sten i el viejo i la vieja ke la engrandesieron a su ijika. Eyos tengan bien i mozós también.

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trouver de remède. De jour en jour il s'approchait de la mort. Enfin arriva un vieux médecin, qui avait déjà entendu parler de l’histoire du roi. Il dit : « Écoutez, ce roi est triste, et cette tristesse partira quand le roi sentira le parfum d’une rose qui se trouve au fond de la mer ». On commença à chercher qui plongerait dans la mer. Les mers sont si profondes ! Un premier plongea mais alors qu'il allait mettre la main sur la rose, il ne put l'atteindre. Un autre plongea, il était à deux doigts d'attraper la rose mais n'y parvint pas ! Enfin, on entendit parler d'une jeune fille qui savait nager jusqu’au fond de la mer. On l'appela et elle vint. On lui dit ce qu'on voulait qu’elle aille chercher au fond de la mer. Elle mit la tenue nécessaire pour plonger et plongea… et en un rien de temps, elle était déjà là, la rose à la main. Le roi huma la rose et commença à se sentir mieux. Pendant ce temps, alors que la jeune fille entrait dans le palais, tous s'exclamèrent : « Mais c’est la fille du roi ! Elle ressemble tant à la reine ! On dirait le portrait craché de la reine ! ». Le roi la fit entrer dans une chambre et lui dit : « Écoute, d’où viens-tu ? Où es-tu née ? ». Elle répondit : « Tout ce que je sais, c’est qu'une nuit où il pleuvait beaucoup, un homme est venu frapper à la porte des pêcheurs du bord de mer. Ce sont ces gens-là qui m’ont élevée. Ils m'ont donnée tout ce que je désirais et beaucoup d’amour en plus. Je n’ai jamais manqué de rien ! ». « Ah ! », le roi se souvint de cette nuit où il pleuvait et il comprit qu’elle était sa propre fille. Et il se mit aussitôt à l’enlacer et à l’embrasser. Il lui dit : « Tu sais, tu es ma fille et tu vas rester ici, dans le palais du roi ! » Elle lui répondit : « Non ! J’ai l’habitude d’être auprès de mon père et de ma mère, qui m’ont élevée. » C’est ainsi que le roi fut obligé de construire un autre grand palais à côté du sien, pour qu’y vivent aussi le vieux et la vieille qui avaient élevé sa fille. Qu’ils soient heureux, et nous aussi !


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El avokato i su ijo

L’avocat et son fils

Kontado por Diana Sarano en 1979. In Matilda Koen-Sarano, Konsejas i Konsejikas del Mundo Djudeo-espanyol, Éditions Kana. Jerusalem. 1994. Traduction : Sophie Bigot-Goldblum.

A

nd’avía de ser de un padre i un ijo. El padre era un avokato muy kapache, i el ijo avía apenas eskapado sus estudios

de ley. Un dia el padre se izo malo, i sikomo tinía una kavza muy emportante, le dicho el ijo : « No te sikilees ! Ya vo yo al djuzgo en tu lugar ! » I ansina fue. A la noche, kuando el ijo boltó a kaza, estava muy kontente, i le disho al padre : « Ya te ganí akea kavza, por la kuala estavas perkurando por tantos anyos ! » « A Dio, ijo mío, kualo izites ! » le disho el padre, « Esta kavza mos estava dando a komer por tantos anyos, i me permetió de mandarte a estudiar de avokato ! I tú en un día me la eskapates !? »

Il était une fois un père et un fils. Le père était un avocat très compétent et le fils venait juste d'achever ses études de droit. Un jour le père tomba malade et comme il avait une affaire très importante en cours, le fils lui dit : « Ne t'inquiète pas ! Je vais aller voir le juge à ta place ! » Et il en fut ainsi. La nuit venue, quand le fils rentra à la maison, il était très content et il dit au père : « Je t’ai fait gagner cette affaire dont tu t'es occupé pendant tant d’années ! » « Mon Dieu, mon fils, qu’as-tu fait ! » lui dit le père, « cette affaire nous a donné à manger pendant tant d’années et m’a permis de t’envoyer étudier pour devenir avocat ! Et toi, en une journée, tu me l'as terminée !? »

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No se save nunka

On ne peut jamais savoir…

Raconté par Moiz Roif en 1990. In Matilda Koen-Sarano, Konsejas i Konsejikas del Mundo Djudeo-espanyol, Éditions Kana. Jerusalem. 1994. Traduction : Sophie Bigot-Goldblum.

A

1. hayá (en ebreo) : bestia. 2. lakirdí (del turko : lakirdi) : palavra. 3. kioftikas (del turko : köfte) : albondigitas, kopetikas. 4. boy (en turko) : mizura. 5. kodja  (del turko : kocaman) : enorme.

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vían dos amigos, ke eran vizinos de botika. El uno a la derecha, el otro a la siedra. El uno le dizía kada día al otro : « Saves, Izak, después ke mos vamos a murir, yené vamos a vinir al mundo, ama en forma de hayá 1. No savemos komo vamos a vinir. Un viene komo gato, uno viene komo rana, uno viene komo tartuga… No savemos. » El otro ya s’enfasiava de sintir kada día este lakirdí 2. Un día, el ke avlava este modo, oras de midí, aparejó el sefertasiko kon dos, tres, kioftikas 3, ke va komer, lo keyntó, lo metió ensima de la meza i le disho al amigo : « V’a ir al orno a tomar un pedasiko de pan… Yuzudea ke no venga algún gato, algún perro… » disho. « Besseder ! » Akel se hue al orno. Por akí entró a la botika del ke se hue, un perro boy 4 de benadam, se spandió ensima de la meza i se komió todas las kioftés ke se aparejó el póvero para komer. I akel, ke viene kon el pan en la mano… « A bre, Izak, no te enkomendí kuantas vezes ke yuzudees ? » disho, « Ya vites ke entró kodjá 5 perro i se komió las kioftés ! » « A, pashá ! » le disho el amigo, « Tú no me dizis kada día ke vamos a vinir otra vez al mundo en forma de hayotes ? Pue’ ser k’es tu padre ke vino… Por esto lo deshí ke se koma las kioftés. Le ize una onor ! »

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Il était une fois deux amis, voisins de boutique. L'un à droite et l’autre à gauche. Le premier disait tous les jours au second : « Tu sais, Izak, après que nous serons morts, nous reviendrons au monde mais sous la forme d'un animal. Va savoir lequel. Certains reviennent sous forme de chat, d’autres sous la forme d'une grenouille, d'autres encore en tortue. On ne sait pas. » Le second commençait à en avoir marre d’entendre chaque jour ces sornettes… Un jour qu'il reprenait la même histoire, à l'heure du déjeuner, il prépara son assiette avec deux ou trois boulettes de viande qu'il mit à réchauffer pour les manger et qu'il disposa sur la table. Puis il dit à son ami : « Je m'en vais au four prendre un morceau de pain… Fais attention à ce que ne vienne un chat ou un chien ». « D'accord ! » Et il s'en alla au four. À cet instant entra dans la boutique de celui qui était parti, un chien de la taille d’un homme ; il se jeta sur la table et dévora toutes les boulettes que le pauvre homme s'était préparé pour déjeuner. Et le voilà qui revient le pain à la main… « Non d'une pipe, Isak, ne t'avais-je pas demandé plusieurs fois de faire attention ? ! » dit-il, « Tu as bien vu qu’un chien énorme est entré et a mangé les boulettes. » « Mon vieux » lui dit le premier, « Ne me dis-tu pas chaque jour que nous allons revenir de l’autre monde sous la forme d'animaux ? Eh bien, il se pourrait que ce soit ton père qui soit revenu ! C’est pour cela que je l’ai laissé manger les boulettes. Je lui ai fait honneur ! »


PARA MELDAR |

Para Meldar De face sur la photo Ronit Matalon Roman traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech

Éditions Actes Sud. 2015 pour la traduction française. 439 pages. ISBN : 978-2-330-05330-7

Ronit Matalon bénéficie d’une importante notoriété en Israël où elle est née en 1959. Originaire d’une famille sépharade venant d’Égypte, elle a fait des études de lettres et philosophie à l’université de Tel Aviv. Elle a été journaliste et a publié plusieurs romans, parmi lesquels Le bruit de nos pas en 2009 qui a remporté un prix littéraire. De face sur la photo, publié en 1995 à Tel Aviv, ne fut traduit et publié en français qu’en 2015. Cette traduction tardive du premier roman de Ronit Matalon permettra ainsi au lecteur francophone d’accéder à une figure importante de la littérature israélienne contemporaine, et peutêtre de souhaiter découvrir d’autres œuvres d’une romancière au style particulièrement original. La photo, déjà présente dans le titre du roman, en est le fil conducteur. En tête de chaque chapitre figure une photographie, réelle souvent mais, en certains cas, fictive. L’héroïne, parfois narratrice, est une jeune israélienne rebelle nommée Esther. Elle est envoyée pour passer les vacances chez son oncle originaire d’Égypte, mais vivant à Douala

où il dirige une entreprise de pêcherie. L’oncle Sicurel, comme l’appelle constamment sa nièce Esther, est le parfait prototype du self-made-man venu chercher fortune en Afrique noire. Même si l’on n’a qu’une vision plutôt superficielle de son activité, l’entreprise semble assez prospère. Esther, donc, est envoyée passer des vacances chez son oncle, sans que l’on sache précisément la durée du séjour. Pour l’enfant révoltée élevée en Israël, l’immersion dans la société complexe de l’Afrique Noire représente un choc. La famille de l’oncle Sicurel est en relation étroite avec la communauté française et francophone locale. Esther, adolescente avide d’absolu, réprouve le cloisonnement existant entre ce microcosme et la masse des Africains vivant tout près, mais en même temps si loin et de façon si différente. Bravant les codes, elle essaie d’établir des ponts entre les deux mondes, ce qui est réprouvé par les Européens, et pas forcément davantage accepté ou compris par les Africains. À travers ses relations, tant avec sa famille qu’avec l’extérieur – membres de la communauté européenne occidentale, Africains –, Esther, non seulement révoltée, apparaît aussi fragile. Ce roman est aussi un long périple à travers la saga de la famille née en Égypte, pays d’origine de l’oncle Sicurel, mais aussi de la famille de Ronit Matalon. On peut revenir sur le rôle important joué par la photographie dans la narration et sur le fait que chaque tête de chapitre est systématiquement illustrée par une photo de famille portant un titre tiré directement d’un album familial. Citons par exemple L’oncle Sicurel au

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port de Douala, Cameroun. Dans d’autres cas, la photo est virtuelle, un simple carré ou rectangle blanc, assorti d’un même type de légende tiré aussi de l’histoire familiale, comme Photographie manquante : L’oncle Sicurel au port de Douala, Cameroun, 1972. Ce supposé album de photographies donne au lecteur l’impression de pénétrer dans l’intimité de la famille. De façon limitée toutefois ; les photos signalées manquantes ont-elles été égarées ? Mises de côté volontairement ? Cela n’est jamais dit et contribue à rendre le récit déroutant. Déroutant est en effet un adjectif qui caractérise ce roman. Le lecteur ne sera jamais au bout de ses surprises, et restera d’un bout à l’autre à la fois intrigué et tenu en haleine, immergé dans l’atmosphère humide et pesante de Douala. Les relations entre les personnages oscillent entre l’hostilité, l’ambiguïté, l’incompréhension parfois. Le lecteur pourra être déconcerté, il est vrai, mais il est probable aussi que ce monde vu De face sur la photo l’attirera comme un aimant. Sans doute, l’art consommé de la romancière qui manie alternativement le flou et la précision contribuera-t-il à créer une ambiance particulière que le lecteur trouvera certainement très attachante, pour ne pas dire envoûtante.

Monique Héritier

Ezra Benveniste (1827-1899) Pionnier du journalisme judéoespagnol

Annie Bellaïche-Cohen Libra Kitapçılık ve Yayıncılık. 2015. Istanbul. ISBN : 978-6059022194.

Ezra Benveniste a déjà fait l’objet – parmi d’autres – d’un livre sur le journalisme sépharade intitulé La Presse judéo-espagnole, support et vecteur de la modernité de Rosa Sanchez & Marie-

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Christine Bornes Varol (analysé dans le n° 11 de 2014 de Kaminando i Avlando). Le présent ouvrage d’Annie Bellaïche-Cohen intitulé Ezra Benveniste (1827-1899) Pionnier du Journalisme Judéo-Espagnol, nous permet de faire plus ample connaissance avec cette personnalité marquante de la communauté sépharade du XIXe siècle. Ezra Benveniste a publié deux journaux destinés au lectorat judéo-espagnol de l’Empire ottoman, l’un à Paris sous le titre de El Verdadero Progreso Israelita (1864) et l’autre, Habazeleth (1870), à Jérusalem. Annie Bellaïche-Cohen, afin de nous permettre de comprendre ce monde du journalisme sépharade, son évolution, les difficultés qui ont jalonné son histoire et la ténacité des hommes qui ont contribué à cette histoire, a dû entreprendre la lecture ardue, en raison de leur qualité, de documents conservés, entre autres, à la Bibliothèque Nationale à Paris et à l’Institut Ben Zvi à Jérusalem. El Verdadero Progreso Israelita est écrit en caractères carrés, l’imprimeur parisien ne disposant pas des caractères rachi généralement utilisés pour le judéo-espagnol, et Habazeleth en caractères rachi et carrés. Après avoir tracé le contexte historique dans lequel le journaliste a travaillé, l’auteure tente de nous fournir quelques repères biographiques, peu nombreux à vrai dire, sur ce personnage polyglotte et cultivé né à Jérusalem en 1827 et dont l’éducation à Istanbul, après le décès de son père, est confiée au Rav Rafael Avraham Shaki, notable juif de l’époque. Revenu à Jérusalem auprès de sa mère à l’âge de quatorze ans, il commence à envisager une carrière de journaliste et entreprend de nombreux voyages à Vienne, Belgrade, Francfort sur le Main, Amsterdam pour se fixer à Paris où, à compter de 1864, il publie El Verdadero Progreso Israelita. Après l’arrêt de cette publication, il reprend son projet journalistique parisien à Jérusalem, en 1870, où il lance le Habazeleth, toujours en judéo-espagnol. Les deux journaux, dont la durée de publication n’a été que de quelques mois en raison de difficultés financières, ont un dessein commun :


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participer à l’éducation des communautés juives ottomanes, projet répondant d’ailleurs à celui de l’Alliance israélite universelle créée à Paris à la même époque. C’est en cela qu’Ezra Benveniste nous apparaît comme un « Maskil » ottoman dont l’une des missions est de susciter entre autres, parmi le lectorat notamment de Habazeleth, l’enthousiasme pour le retour et l’installation en Palestine au travers principalement de l’agriculture. Précurseur du sionisme religieux il conçoit que ce mouvement, la future « alyah », mènera à la libération du peuple juif par le refus tant de l’assimilation que de l’intégration. El Verdadero Progreso Israelita, qui repose sur des souscriptions et un réseau d’agents, dispose de correspondants dans 27 villes de l’Empire ottoman. Les abonnés au nombre de 111 se répartissent entre Istanbul, Salonique et Paris. Le journal comporte un article en hébreu relatif aux questions religieuses, des chroniques extraites d’autres journaux et directement traduites en judéo-espagnol, pratique courante dans la presse sépharade, des informations sur les communautés du monde entier (Chine) ou sur des événements tels que la guerre de Sécession, sans oublier une page mondaine, le tout dans un style souvent ampoulé voire assez lourd. Fidèle à sa mission d’éducateur des masses juives orientales, Ezra Benveniste reprend souvent le thème qui lui sera toujours cher de l’éducation et de l’enseignement des sciences et des techniques, s’inspirant ainsi de la révolution industrielle en Europe. D’où le rôle des langues dans cette œuvre de communication et le souhait réitéré d’utiliser un espagnol correct par opposition au djudezmo jugé comme le résultat d’un métissage entre un espagnol originel et les idiomes des pays dans lesquels il a évolué au cours des siècles. Il faut souligner que le journaliste ne relève aucune incompatibilité entre les sciences – c’est-à-dire le progrès – et la religion dont il est imprégné depuis sa plus tendre enfance. Par contre les nouvelles relatives à la Turquie sont peu nombreuses, les correspondants, non professionnels, faisant preuve de peu de zèle en la matière.

Et bien qu’Ezra Benveniste se plaigne de cette carence et qu’il relance par ailleurs les abonnés négligents, il ne pourra pas aller au-delà de 6 mois (21 numéros) de publication : en décembre 1864 le journal disparaît. En 1870, le journaliste que ce premier échec relatif n’a pas découragé, lance donc à Jérusalem un second journal en judéo-espagnol intitulé Habazeleth qui fait pendant à la publication homonyme en hébreu d’Israël Beck, Israël Dov Frumkin et Mikhal HaCohen. Le sujet le plus important concerne la Terre Sainte au travers de la création de la colonie « Mikve Israël » à l’est de Jaffa par Charles Netter, représentant de l’AIU. D’ailleurs des nouvelles de l’Alliance israélite universelle sont régulièrement fournies, accompagnées d’informations sur les œuvres qu’elle entreprend en Palestine au profit des communautés locales. Par contre l’absence de sujets intéressant les Juifs de Turquie et des Balkans, notable déjà dans El Verdadero Progreso Israelita, et qui s’explique probablement par le manque de coopération des correspondants du journal, n’est pas sans nous surprendre dans une publication qui leur est destinée. Alors que la version en hébreu du Habazeleth devait survivre jusqu’en 1911, la version judéo-espagnole dirigée par Ezra Benveniste disparaît en février 1872, après un peu plus d’une année de parution. La dernière partie du livre d’Annie BellaïcheCohen comporte la transcription en caractères latins de nombreuses pages des deux journaux grâce auxquelles il nous est permis de juger de la qualité de leur style. Vient s’y ajouter la traduction de quelques-uns de ces extraits que l’auteure juge les plus marquants et qui, donnant au lecteur non hispanophone une vision de la matière qui y est traitée, permettent aussi de juger de la valeur du travail considérable et complexe qu’elle a fourni dans cette recherche.

Bernard Pierron

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Chasser les Juifs pour régner Juliette Sibon

Perrin. 2016. ISBN : 978-2262036683

Docteur en histoire, maître de conférences d’histoire médiévale, Juliette Sibon a fait un travail remarquable d’érudition, reposant sur la consultation et l’exploitation d’innombrables archives. L’étude porte sur une période de plus de 300 ans, du règne de Philippe Auguste (1180-1223) à celui de Louis XII (1498-1515). La problématique de l’ouvrage est claire dès le titre : la situation des Juifs de France est étroitement insérée dans l’histoire du royaume de France lui-même et particulièrement liée à la politique royale. À la veille du règne de Philippe Auguste, les Juifs étaient présents dans tout le royaume. Paris était un centre d’études talmudiques réputé. À Troyes, Rachi réunissait autour de lui de nombreux disciples. Malgré les bulles papales, les communautés juives jouissaient d’une certaine autonomie et d’une relative liberté. Les intellectuels chrétiens connaissaient le judaïsme et entretenaient avec lui un dialogue théologique. Le martyrologue juif était néanmoins une réalité, en particulier lors des Croisades : accusation de meurtre rituel, bûchers, massacres. Bien entendu, Juliette Sibon ne minimise pas l’antijudaïsme religieux chrétien dirigé contre les descendants des meurtriers du Christ. Elle n’oublie pas le rôle de l’usure. Elle a conscience de l’intérêt, pour les rois successifs, d’expulser les Juifs pour s’approprier leurs biens, puis, quelques années plus tard, de leur permettre le retour en échange de sommes considérables. Mais, pense-t-elle, l’un des facteurs importants est, pour le roi, d’être le seul maître de « ses » Juifs et d’affirmer ainsi son pouvoir face au Pape et face à ses vassaux.

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Au XIIe siècle, le domaine royal proprement dit se limite à l’Île-de-France le royaume de France ne comprend qu’une partie de l’hexagone actuel, mais le roi tient à montrer qu’il en est le suzerain ; expulser ou rappeler les Juifs est l’un des moyens de cette affirmation. La situation est différente dans les provinces situées hors des limites du royaume. Par exemple, après s’être révolté contre son père, le futur Louis XI prend le contrôle du Dauphiné et en fait un état quasi-indépendant ; les Juifs y jouissent d’une situation favorable. Autre exemple, le comté de Provence n’est rattaché au royaume de France qu’en 1482 ; des communautés juives, anciennement implantées, à Arles, à Aix-en-Provence, à Marseille, y jouissent de certains privilèges. La dernière expulsion est décrétée par Charles VI en 1394. Elle est confirmée par ses successeurs. Charles VIII expulse les Juifs de Provence, devenue partie intégrante du royaume. Louis XII proclame que les Juifs « peuvent aller vivre là où ils l’entendent à condition que ce ne soit pas sur les terres du roi de France dans lesquelles ils ne sont pas autorisés à entrer ». À la fin du XV e  siècle, il n’y a donc plus, en principe, de Juifs dans le royaume de France tel qu’il est limité à l’époque. Au XVIe siècle, arriveront dans le Sud-Ouest les Marranes expulsés de la péninsule ibérique. Metz, Toul et Verdun seront annexés au royaume au XVIe siècle, l’Alsace au XVIIe siècle, la Lorraine au XVIIIe siècle, Avignon et le Comtat en 1790.

Henri Nahum


Las komidas de las nonas EL LETUARIO DE NARANJAS Recette transmise par Bella Clougher de Tanger LA CONFITURE D’ORANGES AMÈRES OU ORANGES AMÈRES CONFITES

Ingredientes – 1kg de naranjas – 1kg de assúcuar (azúcar) – ½ litro de agua – Jugo de ½ limón Preparasión 1. Se rayan (rallan) las naranjas enteras, es decir que se raspa lo que brilla de la cáscara. 2. Se ponen las naranjas en agua fría toda una noche. 3. Al día siguiente, se cambia el agua y se ponen a ferver (hervir) hatta questén blandas, pero no muncho ! 4. Sacarlas de la agua y dexar (dejar) enfriar. 5. Cortarlas por la mitad y después en 4 o 6 (según el tamaño). Es importante quitar todos los güesos y lo blanco del centro. 6. Hazer un almíbar con el 1kg assúcuar y el 1/2l de agua. Cuando rompa el hervor. 7. Con cuidado colocar los gajos de naranja y dejar cozer hatta que se vayan poniendo como transparentes. Se va dando la vuelta a la fruta con muncho cuidado. 8. Antes de retirar del fuego, la fruta transparente y el almíbar en su punto, se añade el jugo de limón.

Las naranjas o laranjas son naranjas amargas. La “j” es como en francés. Lexique : Assúcuar : azúcar : sucre Rayar : rallar : râper Ferver : hervir : bouillir Hatta questén : hasta que estén : jusqu’à ce qu’elles soient… Muncho : mucho : beaucoup Dexar : dejar : laisser Güesos : huesos : pépins Hazer : hacer : faire Cozer : cocer : cuire

Ingrédients – 1kg d’oranges amères – 1kg de sucre – ½ litre d’eau – Le jus de ½ citron Préparation 1. Râper le zeste des oranges entières. 2. Les mettre dans de l’eau froide pendant une nuit. 3. Jeter cette eau et faire bouillir les oranges dans une eau neuve, jusqu’à ce qu’elles soient tendres, mais pas trop ! 4. Retirer de l’eau et laisser égoutter et refroidir. 5. Couper les fruits en deux, puis en quartiers de la taille voulue. Il faut retirer tous les pépins (parfois très nombreux !) et tout ce qui est blanc des quartiers.

6. Faire un sirop avec le kg de sucre et ½ litre d’eau. Quand il bout à gros bouillons, 7. Faire glisser doucement les quartiers de fruit dedans et cuire à feu assez vif en les retournant délicatement de temps en temps jusqu’à ce que l’écorce devienne comme transparente. 8. À ce moment ajouter le jus de citron et retirer du feu.

On peut faire cette confiture avec des oranges « normales », les choisir à peau épaisse.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, Françoise Apiou, François Azar, Raoul Bellaïche, Abraham Bengio, Sophie Bigot-Goldblum, Bella Clougher, Matilda Coen-Sarano, Jean Covo, Evelyne Darsa, Collectif Medz Bazar, Corinne Deunailles, Alain Granat, Monique Héritier, Jenny Laneurie, Bella Lustyk, Henri Nahum, Bernard Pierron. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Pierre Barouh et Anouk Aimée lors de leur mariage à la synagogue de la rue Saint-Lazare le 21 avril 1966. Photo : Keystone D.R. Impression Caen Repro ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif Maison des Associations Boîte n° 6 38 boulevard Henri IV 75 004 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030 Avril 2017 Tirage : 1200 exemplaires

Aki Estamos, Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien


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