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| J UILLET, AOÛT,

SEPTEMBRE 2017 Tamouz, Av, Eloul, Tichri 5777

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

02 L es Miraculées — ELISABETH NAVARRO

15 D e Smyrne

à Barcelone : sur les traces d’Avner Nahum — SOPHIE BIGOTGOLDBLUM

25 M ushiku

il ikmitchi — ISAK PAPO

27 I I paru kun la pipa

— ISAK PAPO

29 P ara meldar

— FRANÇOIS AZAR


L'édito Retour à la vie

Les Judéo-espagnols du XXe siècle ont pour la plupart vécu plusieurs vies en une. C’est leur capacité à renaître et surmonter les traumatismes qui les définit le mieux. Chacun des deux récits familiaux présentés dans ce numéro, les Ganon d’Aydin et les Nahum de Smyrne, en offre un nouvel exemple. Aussi éclatant que la joie qui irradie le visage de Gaby Ganon en couverture de la revue quelques années après avoir été sauvée de la déportation par le Pr. Georges Lauret. C’est une joie aussi vive qui nous a étreints le 14 juin dernier lors de la journée judéo-espagnole du festival des cultures juives. La joie d’écouter le répertoire judéoespagnol chanté avec toute la beauté, la fraîcheur et l’enthousiasme de la jeunesse. Les trois événements programmés ce jour-là ont fait salle comble. Avec le concert du Collectif Medz Bazar au New Morning, notre association franchit un cap supplémentaire en réunissant en une seule soirée près de 400 spectateurs de tous âges et de toutes origines partageant un même héritage. Le diaporama ci-joint en fixe quelques instants mémorables. Ce succès nous le devons aux partenaires et bénévoles qui nous ont aidés à organiser cette journée. Qu’ils trouvent ici l’expression de notre profonde gratitude. Ces moments d’exception nous souhaitons les renouveler sans tarder. Nous vous invitons donc à venir nombreux au rendez-vous « Djoha aux Trois Baudets » le dimanche 10 septembre en ce théâtre fondé il y a 70 ans par Jacques Canetti. Nous y célébrerons le chant judéo-espagnol grâce au talent de deux jeunes chanteuses Dafné Kritharas et Svetlana Kundish accompagnées par une pléiade de musiciens talentueux. La vie de notre association ne saurait toutefois se réduire à ces journées festives. Le cœur de notre activité ce sont nos cours hebdomadaires de langue et de civilisation, notre chorale et notre atelier théâtre. C’est là que se tissent le mieux les liens entre nos adhérents et que se transmet notre culture. Nous vous invitons à les rejoindre à la rentrée pour partager la chaleur et l’amitié d’une grande famille.


KE HABER DEL MUNDO ? |

Ke haber del mundo ?

À Paris

03.09

Salon du livre et du disque judéo-espagnols À l'occasion des Journées européennes de la culture et du patrimoine juif 2017, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme et la fédération Muestros Dezaparesidos organisent un salon du livre et du disque judéo-espagnols le dimanche 3 septembre 2017 de 14 à 18 heures. Le salon se déroulera dans la cour d'honneur de l’Hôtel de Saint-Aignan. De nombreux auteurs et chanteurs seront présents pour signer leurs œuvres. Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme 71 rue du Temple 75 003 Paris.

10.09

Djoha aux Trois Baudets Paul et Dafné. © Photo : Chloé Kritharas.

Lors des Journées européennes de la culture et du patrimoine juif 2017, Aki Estamos – Les Amis de la Lettre Sépharade organise un rendez-vous exceptionnel de 16 h à 18 h 30 au théâtre des Trois Baudets fondé il y a 70 ans par Jacques Canetti. Mot de bienvenue par Benjamin Barouh, concert de Paul et Dafné accompagnés par Camille El Bacha au piano : chants des Balkans, grecs et judéo-espagnols, compositions originales de Paul Barreyre dans la tradition de la chanson d’auteur des Trois Baudets. Récital de Svetlana Kundish & Friends : chants judéo-espagnols par l’une des grandes voix du répertoire Klezmer contemporain accompagnée de ses amis musiciens. Billetterie : www.weezevent.com/djoha-aux-troisbaudets

Svetlana Kundish. © Photo : Sacha Osaka.

Théâtre des Trois Baudets, 64 boulevard de Clichy 75 018 Paris. M° Blanche (ligne 2) ou M° Pigalle (ligne 2 ou 12).

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| AVIYA DE SER… LOS SEFARDIM

Elisabeth Navarro

Aviya de ser… Los Sefardim

Les Miraculées Linda Ganon, née Alalouf, et ses deux filles Paulette et Gaby, ont été cachées à l’hospice de Rouen du 15 janvier 1943 au 30 juillet 1944 grâce à l’intervention du professeur Georges Lauret. Quand Gaby parle de son histoire, elle dit : « Nous avons été trois miraculées sauvées par un Juste ». Le professeur Georges Lauret, né en 1904, était chef du service d’obstétrique de l’hospice de Rouen pendant la Seconde Guerre mondiale. Installé à Rouen depuis 1937, il s’y marie. Il décèdera en 1996. Il est le seul Juste rouennais. Aslan Ganon et Linda, née Saul en 1878, sont originaires d’Aydin en Turquie. Lorsque la ville est incendiée en mai-juin 1919 durant la guerre gréco-turque, ils se réfugient à Smyrne avec leurs neuf enfants. À la mort de son mari en 1927, Linda décide de quitter Izmir avec ses enfants pour rejoindre les membres de sa famille déjà installés en France. Elle s’établit tout d’abord à Paris, où

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Mariage de Raphaël Ganon et de Linda « Lucie » Alalouf à Rouen en 1930. Raphaël, debout, au centre. Linda, en mariée, assise. Linda Ganon (Saul) et huit de ses enfants figurent sur la photo de mariage.

vit sa fille Judith Ganon, épouse de Maïr Sabah, née également à Aydin, puis à Rouen quelques années plus tard. Une autre de ses filles, Rebecca Ganon est partie directement de Turquie pour l’Uruguay avec son mari, Isaac Saul. En 1930, Raphaël Ganon, le deuxième enfant et fils aîné de la fratrie, né en 1900 à Aydin, épouse Linda Alalouf, née en 1901 à Smyrne. Portant le même prénom que sa belle-mère, elle est surnommée Lucie 1. Lucie et Raphaël se sont connus bien plus tôt à Izmir mais Lucie a dû attendre le mariage de sa sœur aînée pour avoir le droit de convoler à son tour. En 1930, elle prend seule le bateau pour Marseille où Raphaël vient la chercher. Trois mois plus tard, ils se marient à Rouen. La famille de Lucie – son père, son frère et sa sœur aînée – est restée en Turquie. Raphaël et Lucie ont eu deux filles, Paulette et Gaby qui naissent respectivement le 14 avril 1931

et le 1er avril 1932. La famille vit à Rouen, heureuse. Raphaël et Lucie tiennent un commerce de bonneterielingerie comme d’autres membres de la famille Ganon. De nombreux Juifs immigrés de Turquie et de Grèce vivent à Rouen. Les Juifs de cette communauté se sont bien acclimatés à leur nouvel environnement; ils se réunissent souvent les uns chez les autres et continuent à parler le djudezmo en famille. En 1939, Raphaël et sa femme Lucie ont fait une démarche auprès de la préfecture de Rouen pour obtenir la nationalité française. Mais la procédure est interrompue car Raphaël doit subir une intervention chirurgicale. Lorsqu’il reprend la démarche, il est trop tard, la guerre est sur le point d’éclater. Pour prouver leur fidélité, de nombreux Juifs français ou étrangers, et notamment des Judéoespagnols pas encore naturalisés, décident de

1. C’est ainsi

que nous la désignerons dans la suite du texte. 2. Ils formeront en 1944 dans la clandestinité à Lyon l’Union des engagés volontaires et anciens combattants juifs 1939-1945. Plus de 20 000 Juifs étrangers s’étaient portés volontaires à la déclaration de guerre avec l’Allemagne.

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s’engager en tant que combattants volontaires  2. C’est notamment le cas de Nissim Ganon qui s’est engagé dans le nord de la France, puis a rejoint le réseau Andalousie à Toulouse et de là l’Afrique du Nord et d’Isaac ( Jacques) Ganon également engagé volontaire.

Juin 1940, l’exode Le 6 juin 1940, Raphaël et sa famille suivent l’exode général des civils jusqu’à Arcachon mais, manquant de ressources, ils décident de revenir à Rouen pour rouvrir leur magasin de bonneterie. Des troupes allemandes sont de toute façon cantonnées à Arcachon. Raphaël avait d’abord envisagé de partir pour l’Uruguay où vivait sa sœur Rebecca, mais rentrer à Rouen leur a semblé plus facile. Certains frères et sœurs de Raphaël sont partis pour Vichy, Toulouse ou d’autres villes de la zone libre.

3. Ce jour où Rouen tomba, 200 photos inédites, Paul Le Trévier, édition Comever/ De Rameau, 2010. 4. Françoise Bottois, De Rouen à Auschwitz, p. 41 à 48 et p. 300, 1988. 5. Raoul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, éditions Fayard, 1988. 6. F. Bottois, ibid. p. 300.

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À leur retour à Rouen, ils trouvent une ville qui a brûlé plusieurs jours durant et où les ponts ont sauté. Les pompiers n’ont eu le droit d’intervenir que pour sauver la cathédrale. Il y a eu des morts par centaines et des blessés par milliers  3. Leur quartier n’a heureusement pas trop souffert.

Les lois raciales Dès août 1940, la presse collaborationniste relaie massivement la propagande antisémite de l’occupant et de l’État français. Le 3 octobre 1940, le gouvernement de Vichy promulgue une loi édictant un premier statut des Juifs. Les Juifs de nationalité française perdent leur statut de citoyen à part entière qu’ils avaient obtenu de l’Assemblée nationale le 21 septembre 1791. Est considéré comme Juif, celui qui a trois grands-parents juifs, ou deux si son conjoint est juif. De nombreuses ordonnances vont se succéder contre les Juifs : interdiction d’être un agent de la fonction publique d’État, d’exercer dans la presse,

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le cinéma, le théâtre, la radio, d’aller à la piscine ou au stade, d’avoir un poste de téléphone ou d’entrer dans une cabine téléphonique publique. En juin 1941, le deuxième statut des Juifs est édicté par Vichy. La liste des professions interdites s’allonge avec un numerus clausus pour les médecins, pharmaciens. Interdiction d’être avocat, notaire, banquier, assureur, de travailler dans l’armée, d’être décoré de la Légion d’honneur, d’exercer une profession libérale. En juillet 1941, avec la loi dite d’aryanisation, on met en place des administrateurs provisoires dans les entreprises juives abandonnées durant l’exode qui seront ultérieurement confisquées. Le 8 juillet 1942, une ordonnance allemande restreint l’accès aux magasins pour les Juifs de 15 à 16 heures. La loi du 11 décembre 1942, impose aux Juifs de faire apposer la mention « Juif » sur leur carte d’identité.

Les Juifs de Rouen pendant la Seconde Guerre mondiale Avant l’exode de mai/juin 1940 plus de 600 Juifs vivaient à Rouen. L’offensive allemande entraîne la fuite de plus de deux cents familles en zone libre. En octobre 1940, 365 Juifs se font officiellement recenser. Le 6 janvier 1942, ils ne sont plus que 264 adultes et enfants de plus de 15 ans après le troisième recensement allemand. En août 1944, 179 ont été assassinés dans les camps 4, soit 67 % des Juifs recensés le 6 janvier 1942. Ce taux de victimes dépasse largement celui de la France qui s’élève à 24,4 % selon Raoul Hilberg 5. Il serait d’ailleurs encore plus important puisque trente jeunes enfants ne sont pas comptabilisés 6. À Rouen, les Juifs sont recensés et fichés du 2 au 20 octobre 1940. La famille Ganon ne déroge pas à la règle. La vie devient très compliquée pour Raphaël et Lucie. Ils font placarder une affiche sur la façade de leur boutique indiquant : « entreprise juive ». Les marchandises sont rares ;


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les Allemands viennent, malgré l’interdiction de leur hiérarchie, y faire des achats. Puis, très vite, dès 1941, il est interdit aux Juifs de tenir leurs commerces qui sont placés sous administration provisoire en attendant leur vente obligatoire à des non-Juifs. Ils vont se faire inscrire à la mairie et doivent porter l’étoile jaune dans les rues. Un jour, Gaby et Paulette sortent pour acheter du pain à la boulangerie; sur le chemin elles croisent une femme venant de la pharmacie. Elles avaient retourné le revers de leur manteau pour cacher l’étoile jaune. Cette femme, reconnaissant Gaby, lui dit : « Mais tu n’as pas ton étoile, toi ? ». Gaby a serré la main de sa sœur Paulette, tout en retournant le revers de son manteau côté étoile jaune et a continué jusqu’à la boulangerie, tête baissée.

Les rafles Rouen a connu plusieurs rafles dont deux très importantes : celle du 6 mai 1942 touchant les hommes et celle du 15 au 19 janvier 1943 qui a été l’une des plus grandes rafles réalisées en province touchant femmes, enfants et personnes âgées.

Arrestation de Raphaël Ganon Le 6 mai 1942, à 21h, on frappe à la porte de leur appartement, 41 rue Victor-Hugo pour arrêter Raphaël. Il se cache dans le grenier. Lucie indique que son mari est parti voir sa mère. Un policier part chez Linda Ganon, place Saint-Marc. Il ne l’y trouve pas et revient rue Victor-Hugo. Le gardien de l’immeuble signale qu’il a vu Raphaël rentrer. Le policier interroge Lucie jusqu’à ce qu’elle cède et appelle son mari. Raphaël Ganon descend alors rejoindre sa femme. Il est arrêté à 23h30. Conduit au poste central, puis à Drancy le 12 mai suivant, il est déporté six mois plus tard à Auschwitz, sans retour.

Copie de la dernière lettre de Raphaël Ganon à sa femme avant de quitter Drancy pour Auschwitz le 30 septembre 1942 : Drancy le 30 septembre 1942 Ma chère petite femme et mes chères petites filles chéries Je t’écris cette carte en te faisant savoir comme je suis en bonne santé, pour moi ne te fais pas de mauvais sang du tout ma chérie. Hier mardi j’ai reçu ton colis qui m’a fait grand plaisir surtout que je n’avais rien, ça tombe bien. Ma chère petite femme et mes bien aimées filles, ce matin mercredi 30 je pars à destination inconnue. Je te le jure que je suis fort et courageux, j’espère que tu [le] seras de ta part. Je t’assure que bientôt je reviendrai et nous oublierons tout cela, tu peux être tranquille, je vais pour travailler, je suis entouré des amis, tu essayeras de faire quelque chose si c’est possible par Mr Lebrun, ma chérie, j’espère que tu prendras précaution pour tes affaires, j’ai remis à mon cousin merajean un pantalon et une paire de chaussures. J’espère que tu as reçu un colis contenant le sac de couchage, sans cela tu le réclameras à l’U.G.I.F. Embrasse maman chérie, merci pour le gâteau turc et ton poulet et tout le reste car c’est le dernier maintenant surtout n’envoie plus rien. Départ sûr, embrasse ma grande fille Paulette, sois gentille avec maman chérie, embrasse bien fort ma petite Gaby poupée, mon pauvre frère Lieto et tous les amis, amis Burstein, Mme Berki, j’ai rejoint son mari. Je t’embrasse affectueusement dans l’espoir de notre grand jour de se revoir bientôt, amen ton petit mari qui pense toujours [….] Ganon

Arrestation de Lucie Ganon et de ses filles Le 15 janvier 1943, deux policiers, l’un en civil, l’autre en uniforme, viennent arrêter Lucie Ganon et ses deux filles, Paulette et Gaby alors âgées de

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Paulette, 12 ans, à l'extrême droite à l'hospice de Rouen, vers 1943.

12 et 11 ans, dans leur appartement de Rouen. Lucie a immédiatement l’idée d’un stratagème. Elle se déclare malade, prétend qu’il s’agit d’une fausse couche et qu’elle ne peut marcher. Elle est, malgré tout, emmenée à pied au commissariat avec ses deux filles. Elle avance très lentement, se repose fréquemment sur la chaise qu’elle avait emportée avec elle, tout en se tenant le ventre. Elles arrivent les dernières. Une fois sur place, les autres Juifs étant déjà partis, les policiers rédigent un procès-verbal d’arrestation. Ils font appel à la Croix Rouge. Elle est conduite avec ses enfants à l’hospice en ambulance.

À l’hospice de Rouen de janvier 1943 à juillet 1944 Arrivées à l’hospice, Lucie refuse de se faire examiner par des internes et demande, en pleurant, le médecin-chef du service. C’est alors

que le professeur Lauret se rend à son chevet et lui demande des explications. En larmes, elle lui avoue finalement sa situation : « Je ne suis pas malade, on est venu m’arrêter avec mes deux filles parce que nous sommes juives ». Sans la moindre hésitation, le professeur Lauret l’a rassurée en lui disant qu’il la prenait dans son service et sous sa protection. Il invente le diagnostic d’une maladie indécelable et lui recommande de rester au lit. Ses filles sont placées dans un service pour enfants avec la complicité des religieuses infirmières. Il a risqué sa vie et également celles des religieuses de son service pour ses trois « malades ». Georges Lauret avait été militaire dans les années 1920 avant d’être médecin. Il avait appris le courage, l’endurance et à résister aux frustrations et aux contrariétés. Comme ce 10 septembre 1942 où lui parvient une convocation de l’Obersturmfürer et où on l’abandonne une journée entière confiné dans les toilettes avant de le laisser repartir le soir.

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Page de droite : Professeur Georges Lauret.

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Quelque temps plus tard, un médecin allemand vient examiner Lucie; le professeur lui indique que « la mère souffre d’une grave infection avec des poussées de fièvre et que les enfants présentent des ganglions et une importante anémie ». Le médecin militaire confie au professeur Lauret avant de le quitter : « Je pars pour le front de l’Est. Mon remplaçant ne sera pas forcément aussi bienveillant que moi ». Les religieuses sont également interrogées, mais elles n’ont jamais contredit le professeur Lauret et elles indiquent, elles aussi, que les filles ont des ganglions et sont très anémiées. Les religieuses avaient dit : « pas d’étoile jaune ici… et ne dites pas que vous êtes juives ». Paulette et Gaby ont passé leurs journées au milieu des autres enfants occupées à se promener dans la cour ; elles vont à la pharmacie de l’hospice chercher des médicaments, tricotent des chaussettes et des gants, vont voir leur mère tous les jours. La nourriture manque et parfois il faut se pincer le nez pour avaler ce qu’on leur donne. Elles vont à la messe quotidiennement et connaissent les prières autant que les petites catholiques. Elles sont dorlotées par les religieuses qui espèrent les convertir ! Mais Lucie Ganon leur indique qu’elle attendra le retour de son mari pour accomplir une telle démarche. En avril 1944, Georges Lauret, accompagné de toute sa suite d’internes, de sages-femmes et d’infirmières, doit tenir front à un second médecin militaire allemand, plus suspicieux. Il expose le cas de madame Ganon. Un cancer, en voie de guérison qu’il désire soigner. L’Allemand veut qu’on lui explique pourquoi, plus d’un an après, madame Ganon est encore là. Le professeur Lauret présente de nombreuses notes et entre dans des considérations scientifiques assez longuement. De retour à sa voiture, l’Allemand se tourne vers le professeur Lauret et lui dit : « La race juive est peut-être plus réceptive à vos travaux ! Peutêtre qu’après la guerre je pourrai profiter de vos avancées. Je vous souhaite bonne chance ». Il n’est certainement pas dupe. Nouveau salut et brusque

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départ. Lucie Ganon et ses deux filles sont restées hébergées dans cet hôpital jusqu’à la libération de Rouen, plus de quinze mois.

La libération de Rouen, le départ de l’hospice L’été 1944, après des jours de combats et de bombardements, des colonnes d’Allemands quittent la ville. C’est la Libération. On hisse le drapeau tricolore au portail de l’hospice. Lucie et ses filles font vite leurs bagages et partent sans revoir le professeur Lauret. Elles retournent dans leur appartement qu’elles trouvent occupé par un gendarme et sa famille. Elles sont donc relogées au rez-de-chaussée chez les Burstein, une famille déportée, avant de pouvoir récupérer leur logement. Elles ne savent pas encore qu’elles ne reverront pas leur mari et père. Elles gardent espoir, car elles connaissent des personnes qui sont revenues de Drancy. Elles n’apprendront sa mort que l’année suivante. Après la guerre, Lucie et ses filles reviennent à l’hôpital pour témoigner leur reconnaissance au professeur Lauret et aux religieuses qui les ont secourues mais le professeur n’y est plus présent. Paulette et Gaby proposent à leur mère de reprendre contact avec lui, mais Lucie leur répond : « Que va penser sa femme ? » Jamais, ni pendant, ni après la guerre, le professeur Lauret n’a raconté ce qu’il a fait. Pas même à sa famille et à ses enfants. Son fils Philippe, médecin dermatologue, n’a appris les faits qu’après son décès en 1996. Il a fait sa carrière dans ce même hôpital où son père avait été médecin. Selon des notes retrouvées par son fils, le professeur Lauret aurait sauvé d’autres Juifs pendant la guerre. On avait prévenu le professeur Lauret à son arrivée à Rouen qu’on ne pouvait réussir dans cette ville qu’à trois conditions : être né à Rouen, ce qui n’était pas son cas ; avoir de la fortune, il n’avait jamais un sou de côté; être catholique, il était protestant. Il savait qu’il ne ferait jamais


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tout à fait partie du sérail, mais il avait le goût du travail, le sens de l’honneur et de la droiture. La discrétion est le propre même des Justes parmi les nations. À titre posthume, le comité français pour Yad Vashem lui a décerné ce titre le mercredi 13 avril 2005, en présence de l’ambassadeur d’Israël en France. Sur la médaille décernée par Yad Vashem est gravée cette phrase du Talmud : « Quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier ». Sept membres de cette famille Ganon ont été déportés entre septembre 1942 et juillet 1944, seul Samuel (Samy) est rentré : –– Linda Ganon Saul  7, 65 ans, et son fils Liéto, sourd et muet, sont arrêtés le 15 janvier 1943 et déportés. Linda mourra en gare de Drancy. –– Lieto (Elie) arrêté avec sa mère sera déporté seul à Auschwitz le 11 février 1943 par le convoi 47, sans retour. –– Raphaël, mari de Linda « Lucie » et père de Paulette et Gaby, est arrêté le 6 mai 1942 et transféré à Drancy puis à Auschwitz par le convoi 39, sans retour. –– Samuel est déporté le 6 août 1944 à Buchenwald, il est rentré en 1945 et est décédé à Izmir en 1960. –– Germaine Ganon, née Hakim, résistante, épouse de Nissim Ganon, sera arrêtée à Toulouse le 16 février 1944 et déportée à Auschwitz le 7 mars 1944 par le convoi 48, sans retour. –– Ses parents, Berla et Isaac Hakim seront déportés de Vichy par le convoi 76, sans retour. –– Lina et Renée, les filles de Nissim et Germaine, nées à Rouen les 24 aout 1931 et 25 février 1930 sont arrêtées à Vichy le jour où elles rendent visite à leurs grands-parents ; emmenées à Drancy le 2 juin 1944 et déportées à Birkenau le 30 juin 1944 par le convoi 76, camp de femmes du 4 juillet au 18 octobre 1944 , sans retour.

Les destinées de Linda « Lucie » et de ses deux filles Lucie Ganon, née Alalouf, est décédée en 2003 à 103 ans. Un pied de nez aux nazis. Paulette Ganon, épouse Schmied, est décédée en 2013 à 82 ans. Elle a eu deux enfants, Jacky et Laurence. Gaby Ganon, épouse Bardavid, 84 ans, vit à Paris depuis 1950. Elle a un fils Gérard Bardavid, un petit-fils et deux petites-filles, jumelles. Gaby a assisté le 13 mai 2006 à la pose de la plaque au pavillon mère-enfant du CHU de Rouen en l’honneur du professeur Georges Lauret .

7. Réfugiée à Vichy en janvier 1943, Linda Ganon née Saul est retournée à Rouen chercher le trousseau de sa fille Esther qui devait se marier avec Henry Levita, rencontré à Vichy. C’est pendant ce court séjour à Rouen qu’elle a été raflée le 15 janvier avec son fils Lieto et qu’ils ont été internés ensemble à Drancy.

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Ganon

Samuel n : Aydin

?

Esther

Ganon

Aslan Juda Léon n : Aydin

Saul

Linda 1878-1943

Ganon

Ganon

Bohora Hanula Anna n : 1897, Aydin

Ganon

Raphaël n : 1900, Aydin d : 1942, Auschwitz

Judith Djoha n : vers 1900, Aydin d : 1932, Rouen

Alalouf

Sabah

Sadras ?

Linda-Lucie 1905-2003

Ganon

Ganon

Gaby n : 1 avril 1932

Schmied

Bardavid

Raphaël Ralph n : 1925 d : 2014, Rouen

?

Jacky

Schmied Jacky

Schmied Laurence

Bardavid Gérard

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Isaac d : 1963

Sara

Sabah

Robert

Saul

Saul

Raphaël

Sadras

Ganon

Rébecca n : 1904, Aydin d : 1962, Montevideo, Uruguay

Maïr

Paulette 1931-2013 Claude

Ganon

Samuel Samy n : Aydin d : 1960, Izmir

Sabah

Annie-Claude

Saul

Julieta


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Généalogie de la famille Ganon n - naissance d - décès - mariage

Ganon

Ganon

Nissim n : vers 1905, Aydin

Elie Lieto n : 1913, Aydin d : 1943, Auschwitz

Hakim

Ganon

Ganon

Isaac n : 1915, Aydin d : Rouen 1

Esther n : 1917, Aydin

Levita

Lemartinet

Germaine d : 1944

Henri

Odette 2

Sodrato Carla

Levita

Margareth 1

Ganon

Jean-Pierre

1

Ganon

Jean-Claude 2

Ganon

Renée n : 25 février 1930, Rouen d : 1944, Auschwitz

Ganon

Lina n : 24 août 1931, Rouen d : 1944, Auschwitz

Levita

Françoise

Ganon

Marie-Paule

2

Ganon

Jean-Jacques

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| FIGURES DU MONDE SÉPHARADE

Paulette à gauche et Gaby à droite, à la Libération.

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FIGURES DU MONDE SÉPHARADE |

Les Rouennais et les Juifs pendant la guerre Pendant la guerre, la préfecture de SeineInférieure 8 a suivi avec zèle la politique antisémite du gouvernement de Vichy et de l’occupant. À la Libération, les associations de déportés et de résistants et les rares Juifs survivants, dénoncent les crimes de deux préfets proches du Parti populaire français, Parmentier et Spach, qui sont jugés par la Haute Cour de justice, à l’hôtel de ville de Rouen. Parmentier n’est condamné qu’à cinq ans de dégradation nationale, condamnation suspendue en 1949 ; Spach, reconnu coupable, est condamné à cinq ans de travaux forcés qu’il purge, puis il est réintégré dans la fonction publique 9. D’autres Rouennais, par contre, se sont montrés très solidaires, tel le maire de Rouen, Maurice Poissant, l’archevêque de Rouen, le pasteur Jean Médard ; bien d’autres, laïcs comme religieux, ont aidé des Juifs. Edouard et Joséphine Vain, résidant dans une banlieue rouennaise, ont caché deux enfants, Isaac et José Mizrahi, et les ont élevés. Ils ont été reconnus Justes parmi les nations en 2001. Une famille Guéron, originaire d’Izmir et vivant à Déville-lesRouen, une proche banlieue rouennaise, a vécu sans se faire recenser et sans se cacher, grâce au maire de leur ville et au secrétaire de mairie qui ont indiqué aux parents : « Nous déposerons les demandes de recensement dans vos boîtes aux lettres, car on nous le demande, mais vous faites comme vous voulez…». Ils ont eu quatre fils, dont deux nés après la guerre.

*** La présence des Juifs à Rouen L’installation des Juifs à Rouen remonte aux tout premiers siècles de notre ère, encouragée par le pouvoir romain. De 1010 à 1035, les ducs de Normandie persécutent les Juifs. Le Pape met provisoirement fin à cette persécution mais elle reprend en 1096 avec les croisades.

De 1140 à 1200, épanouissement des études hébraïques à Rouen. Au XIIe siècle, le quartier juif compte 5 000 à 6 000 âmes, soit 15 à 20 % de la population totale de Rouen. Au Moyen Âge, la présence juive à Rouen n’est pas un fait isolé. Norman Golb a dénombré, à travers la Normandie, quelque 85 sites attestant d’une telle présence (noms de rues, de hameaux, etc.) Elle s'est maintenue pendant plus d’un millénaire jusqu’à l’expulsion en 1306 ordonnée par Philippe le Bel. L’arrivée des crypto-Juifs venant d’Espagne et fuyant les persécutions religieuses rétablit une présence juive à Rouen au XVI e siècle. Aussitôt arrivés, ces « marranes » ou « Portugais » se remettent à judaïser. La bibliothèque municipale de Rouen leur est indirectement redevable des ouvrages hébraïco-espagnols (ou portugais) très précieux qu’elle possède. Une communauté de Judéo-espagnols venus de Turquie et de Grèce s’est installée à Rouen dès le tout début du XXe siècle, se disputant de temps en temps avec le rabbin au sujet de la prononciation des prières. En 1976, près de la rue aux Juifs, sous le tribunal de Rouen, a été découverte une maison construite vers 1100, sur plusieurs étages avec des inscriptions en hébreu. Très certainement une école (yeshiva) ou une synagogue. Le lieu, appelé « La Maison sublime » 10, peut être visité par l’intermédiaire de l’office de tourisme. À partir de 1869, la communauté se réunissait dans l’ancienne église Sainte-Marie-la-Petite, vendue sous la Révolution française. Devenue synagogue, elle sera fermée aux premières heures de l’Occupation par les Allemands et transformée en poste de secours. Le 31 mai 1944, elle a été détruite par une bombe anglaise. Le porche subsistant fut démoli en 1946. La synagogue actuelle a été édifiée au même emplacement, rue des Bons-Enfants et sa construction achevée en 1950.

8. la SeineMaritime sera dénommée Seine-Inférieure jusqu’en 1955. 9. De Rouen à Auschwitz, Françoise Bottois, op. cit. 10. Norman Golb, université de Chicago, Les Juifs de Rouen au Moyen Âge, portrait d’une culture oubliée, P.U.R. 1985 ; Gérard Nahon, École pratique des hautes études de Paris, La Localisation de la synagogue médiévale de Rouen, Revue des Études Juives, 1978, fasc. 3-4 ; Jacques-Sylvain Klein, La Maison sublime, l’école rabbinique et le royaume juif de Rouen, éditions Point de vues.

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Sources Gaby Ganon-Bardavid. Photos privées, informations et documents remis par Gaby Ganon-Bardavid Entretien avec Sébastien Bailly le 17 août 2016 à Rouen. Sébastien Bailly est l’auteur du livre Les Miraculées. Éditions des Falaises. Il a travaillé pendant deux ans pour restituer des faits peu connus survenus à Rouen dans une période tourmentée. Il a recueilli, entre autres, les témoignages de Gaby, la plus jeune des miraculées, et du fils du docteur Georges Lauret, Philippe Lauret. Sans ce livre leur histoire serait restée confidentielle. Entretien avec Chantal Dossin le 4 août 2016 à Rouen. Chantal Dossin, professeure d’histoire au collège Hector Malot à Rouen a fait des recherches pour sa classe de 3ème sur les enfants cachés en 2005. Elle a rencontré Paulette et Gaby Ganon et recueilli des documents. Elle a écrit avec Jeanine Thomas L’Avant-dernier Convoi Drancy-Auschwitz : le convoi 76 du 30 juin 1944 et elle continue à faire des recherches sur les enfants cachés qu’elle publiera prochainement.

Bibliographie –– De Rouen à Auschwitz, Françoise Bottois, éditions Ovadia, 2014. –– L e s J u i f s e n N o r m a n d i e 1 9 3 9 - 1 9 4 5 , Yv e s Lecouturier, éditions Ouest-France, 2011. –– Hommage aux 52 médecins Justes parmi les nations. (Sauver des vies était leur vocation.) Akadem. –– J ustes parmi les nations : 52 médecins. Entretien avec Robert Haïat, président de l’association des médecins israélites de France (l’histoire du professeur Lauret pendant la guerre est mentionnée). La revue du praticien, médecine générale, Tome 29, n° 933, janvier 2015. –– Les Justes de France, édité par le Mémorial de la Shoah, 2006. –– H istoire et géographie au collège et au lycée. La Shoah à Rouen 1940 – 1944, Chantal Dossin, Académie de Rouen, 2005.

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–– L’Avant-dernier convoi Drancy-Auschwitz, Chantal Dossin et Jeanine Thomas, Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah, 2010. –– Le Manuscrit de Cayeux-sur-Mer, juillet, août 1945, Rouen, Drancy, Birkenau, Bergen-Belsen, Denise Holstein, éditions Le Manuscrit, 2008. –– Je ne vous oublierai jamais, mes enfants d’Auschwitz, Denise Holstein, première édition, 1995. –– Interview de Gaby Ganon Bardavid, 13 mai 2016, France 3 Normandie. Documents des Archives départementales de la Seine-Maritime –– Procès-verbal de l’arrestation de Linda Ganon (née Saul) le 15 janvier 1943. ––Procès-verbal de l’arrestation de Raphaël Ganon le 6 mai 1942. –– Lettre du maire de Rouen adressée au délégué aux Affaires juives le 30 septembre 1943 au sujet de Linda/Lucie Ganon (née Alalouf ), hospitalisée comme malade à l’hospice général depuis le 16 janvier 1943. –– Liste des déportés du convoi 39, parti de Drancy le 30 septembre 1942, sur laquelle figure Raphaël Ganon (liste établie par Serge Klarsfeld – CDJC). –– Extrait du registre du commissariat de police de Rouen où sont inscrits les Juifs rouennais recensés en octobre 1940 et contrôlés en 1941 (lettre G) l’ensemble de la famille Ganon y est enregistré ; plusieurs membres de la famille ont fui Rouen en 1941 et se sont réfugiés en zone libre. –– Courrier du commissaire central aux Affaires juives adressé au maire de Rouen le 2 novembre 1940 au sujet d’Isaac ( Jacques) Ganon, frère de Raphaël. –– Lettre manuscrite de Raphaël Ganon à sa femme de Drancy le 30 septembre 1942, peu avant son départ pour Auschwitz (Archives privées). Remerciements à : Gaby Ganon Bardavid et sa famille, Sébastien Bailly, Chantal Dossin, les Archives départementales de Seine-Maritime, Richard et Françoise Navarro, Corinne Deunailles.


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Sophie Bigot-Goldblum

Figures du monde sépharade

De Smyrne à Barcelone : sur les traces d’Avner Nahum

Ce printemps, Aki Estamos est parti sur les traces d’Avner Nahum (1917 - 2014), figure incontournable et attachante de la communauté juive de Barcelone, qui nous a quittés il y a trois ans. Si le périple qui mena les Nahum d’Izmir à Barcelone en passant par Alexandrie est fascinant, l’enquête qui a permis de retracer ce parcours l’est tout autant. Notre histoire commence dans une salle des ventes de Barcelone. Une petite chemise de carton bleu est mise aux enchères sous le label : « 1930. Manuscrit : Barcelone – Hebraica. Lot comportant différents documents d’une famille juive installée à Barcelone dans les années 1930 ». Pour mettre l’eau à la bouche des curieux, on ajoute en sous-titre : « Lettres et documents personnels

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La famille Nahum à Smyrne au milieu des années 1920. Le jeune garçon à gauche près de sa mère est Avner Nahum.

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en provenance de diverses villes et pays : Argentine, Smyrne, Alexandrie, Jérusalem, Paris, etc. » Il est vrai que les Sépharades voyagent rarement en ligne droite. La mise à prix est fixée à 55 euros et, sans que d’autres enchérisseurs se manifestent, c’est le département de philologie de l’Université de Barcelone qui en fait l’acquisition. Si les chercheurs catalans jettent leur dévolu sur ce lot particulier, c’est en raison des lettres d’un certain Isak Nahum, rédigées en judéoespagnol dans des caractères indéchiffrables pour les néophytes : la cursive hébraïque orientale ou solitreo. La petite chemise bleue est un véritable trésor, mais aussi un cas d’école pour les linguistes et les historiens. Pas moins de trois philologues seront requis pour mener l’enquête : Meritxell Blasco Orellana, professeur agrégée à l’Université de Barcelone, le docteur José Ramón Magdalena Nom de Déu et le professeur Yom Tov Assis (z’’l), de l’Université hébraïque de Jérusalem. Leurs recherches nous mènent tout droit à Avner Nahum, disparu en juin 2014 et né près d’un siècle plus tôt à Izmir, alors communément appelée Smyrne. Pour remonter le cours de l’histoire et relier le lot d’enveloppes bleues à Avner Nahum, nos deux historiens catalans sont allés s’enquérir auprès des vétérans de la Communauté israélite de Barcelone (CIB), un jour de shabbat. – Connaissez-vous, par hasard, une famille venue de Smyrne, du nom de Nahum? La réponse ne tarde pas. Alors fier nonagénaire, Avner Nahum est connu de tous. Aux historiens, on présente ses nièces, Nelly (Éléonore) Curiel Nahum et Vicky (Victoria) Perez Nahum. De fil en aiguille, Meritxell Blasco Orellana et José Ramón Magdalena finissent par se rendre à la maison de retraite où vit Avner Nahum. De ces diverses rencontres, lectures et enquêtes, Meritxell Blasco Orellana, José Ramón Magdalena et Yom Tov Assis ont conçu un ouvrage remarquable : De Esmirna a Barcelona, Avatares y aventuras de una familia sefardí: los Na um 1.

Le livre rend compte de l’émotion d’Avner  2 lorsqu’il redécouvre les lettres de son père, adressées en 1907 à sa jeune fiancée, Diamante. Ses propos fiévreux et amoureux constituent, pour les chercheurs « d’extraordinaires exemples du genre épistolaire, intime, […] du judéo-espagnol à l’aube du XXe siècle ». Outre la beauté des lettres d’Isak, ce court ouvrage permet de retracer, à travers l’épopée singulière d’une famille sépharade entre Smyrne et Barcelone, celle, collective, des minorités ethniques et religieuses de l’Empire ottoman déclinant.

Au commencement était Smyrne À quoi ressemble la Smyrne où le jeune Avner Nahum est né un soir de décembre 1917 ? Port majeur de la mer Égée, la ville est un carrefour commercial connu pour sa population cosmopolite qui abrite cinq grandes « nations » : Grecs orthodoxes, Turcs musulmans, Juifs, Arméniens et Latins répartis en autant de quartiers. À la fin du XIX e siècle, la communauté juive est forte d’environ 25 000 âmes si l’on en croit le bulletin de l’Alliance israélite universelle cité par Henri Nahum 3 – soit approximativement dix pour cent de la population de la ville. Les origines de la communauté juive à Smyrne se confondent avec le développement de la ville et de son port au XVIIe siècle. Beaucoup de Juifs qui s’y installèrent durant cette période étaient originaires de Salonique ou des villes proches d’Anatolie comme Manisa, Aydin, Tireh. Smyrne a également accueilli un contingent de Juifs en provenance de la péninsule ibérique, de la Toscane ou des Pays-Bas qui disposaient de la protection consulaire. Ces nouveaux arrivants, que les autochtones appellent los Francos, ont vécu selon leurs propres usages et coutumes. Smyrne a ainsi vu fleurir des dizaines de kehilot différentes où se regroupaient des fidèles de même origine. En marge des commerçants prospères, Smyrne abrite au milieu du XIXe siècle de nombreuses

1. De Esmirna a Barcelona Avatares y aventuras de una familia sefardí: los Na um de Meritxell Blasco Orellana, José Ramón Magdalena Nom de Déu et Yom Tov Assis. Riopiedras ed. Barcelone 2015. ISBN 978-847213-204-4. 2. Les lettres conservées pieusement par Avner au fond d’une armoire furent oubliées lors de son déménagement en maison de retraite. Une main inconnue les retrouva et les porta à la maison de vente Soler y Llach. 3.Juifs de Smyrne XIXe-XXe siècle d’Henri Nahum. Aubier. Octobre 1997. Pour l’histoire de Smyrne, nous nous appuyons en grande partie sur ce livre.

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4. En hébreu ‫ עניים שעות‬la cire des pauvres. Le manuscrit original est conservé à la British Library. Une copie existe à l’Institut Ben-Zvi de Jérusalem. Meritxell Blasco Orellana, José Ramón Magdalena Nom de Déu et Yom Tov Assis op. cit. 5. Il n’est pas possible de déduire l’activité de cette maison de commerce des lettres envoyées par Isak Nahum. Les auteurs du livre précité déduisent du terme ropas employé par Isak Nahum (me manca un poco de ropas por vender) dans sa lettre du 20 février 1907, qu’il faisait le commerce de textile. Or le terme ropas n’a pas le même sens en castillan qu’en judéo-espagnol où il désigne simplement des marchandises de toute nature. 6. Entretien avec Victor Sörenssen, 2013. Reproduit par le site Mozaika.es février. 7. Le 7 novembre 1918 lors de la visite de l’amiral Dixon dans la ville tenue par les Grecs. Meritxell Blasco Orellana, José Ramón Magdalena Nom de Déu et Yom Tov Assis op.cit.

8. Henri Nahum, op.cit. p. 200.

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familles juives miséreuses comme en attestent les descriptions de la ville rédigées par des voyageurs européens. Un manuscrit daté de 1847 donne une idée assez juste du climat de tensions qui régnait entre les différentes classes sociales 4. Le prétexte de la révolte fut une taxe prélevée sur la viande casher. Une part importante des pauvres refuse de s’en acquitter et certains vont même jusqu’à consommer des viandes prohibées. Les démunis parviennent à attirer l’attention des missionnaires, et l’on note durant cette période, une recrudescence des conversions au christianisme. En 1907, ce sont trois cas de conversions à l’Islam qui scandalisent la communauté. Ils poussent ses membres à fonder Agudah, une association juive censée enrayer le phénomène. Smyrne s’occidentalise à la fin du XIXe siècle avec le développement du port de commerce par les Français et du réseau de chemin de fer par les Anglais. La communauté juive profite de cette ouverture et de l’implantation des écoles de l’Alliance israélite universelle qui jouent un rôle clé dans l’émergence d’une bourgeoisie et d’une classe moyenne francophone. Dans ce contexte, d’importantes compagnies tenues par des familles juives smyrniotes se dotent de succursales ultramarines. C’est le cas de la maison de commerce B. N. Politi & Crespin, qui dépêcha, en 1907 à Alexandrie, Isak Nahum, père d’Avner, en tant que représentant commercial 5. Deux ans après la naissance d’Avner, en mai 1919, la ville passe aux mains des Grecs. Il s’ensuit une guerre à outrance où les populations civiles subissent massacres et exactions. De nombreux réfugiés d’Anatolie affluent à Smyrne dont près de 15 000 Juifs chassés de leurs foyers. L’armée grecque est finalement stoppée par Mustafa Kemal lors de la bataille de Sakarya en août-septembre 1921 avant d’être définitivement écrasée le 26 août 1922. Le 9 septembre 1922, l’armée turque entre dans Smyrne en flammes. Le Traité de Lausanne signé le 23 juillet 1923 entérine la victoire des Turcs. L’extension territoriale de la Turquie s’accompagne d’un déplace-

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ment sans précédent de populations : 1,3 million de Grecs orthodoxes traversent la mer Égée, tandis qu’en représailles, Athènes procède à l’expulsion de 300 000 Turcs et Grecs musulmans. C’est la fin de la pluralité ethnique de l’Empire ottoman auquel se substitue l’État-nation turc. Les Juifs de la nouvelle Turquie saluent dans un premier temps la victoire de Mustafa Kemal et son projet de modernisation et de laïcisation du pays qui semble à l’unisson des idéaux de l’Alliance israélite universelle. C’en est toutefois fini du système des millets qui régissait les rapports sociaux et juridiques des différentes minorités. De l’arabe milah – nation –, le millet était avant tout une protection juridique, offrant une autonomie administrative et judiciaire à plusieurs groupes religieux. Avner, lui-même, en témoigne 6 : « Nous vivions comme des citoyens turcs, mais en réalité, c’était un pays avec deux gouvernements, un turc et un juif. N’importe quelle affaire qui se passait entre Juifs n’était pas portée au tribunal civil, mais devant le rabbinat, où l’on suivait la loi de Moïse ». L’instauration de la République remet en cause ce statut protecteur des communautés juives, nonobstant le soutien qu’elles ont apporté aux Turcs face aux Grecs ; oubliant, notamment, que c’est un Juif, Nissim Navarro, qui le premier décrocha le drapeau grec qui flottait sur l’hôtel Karmar (Splendid) de Smyrne 7. La nouvelle Constitution a beau proclamer l’égalité entre tous les citoyens, les fonctionnaires non-musulmans sont licenciés sans préavis, ni indemnités en 1923. À l’armée, les Juifs sont victimes de brimades et affectés à des tâches subalternes. Les non-musulmans, toujours suspects de collusion avec les puissances étrangères, devront jusqu’en 1932 disposer d’une autorisation spéciale pour se déplacer dans le pays 8. S’il tient à Smyrne, en février 1923, des propos bienveillants à l’égard des Juifs, Mustafa Kemal ne dit pas un mot des cabales orchestrées par certains organes de presse. À Smyrne, les journaux Türk Sesi (La Voix turque) et Yanik Yurt (La Patrie brûlée) lancent une campagne diffamatoire


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contre les Juifs. On leur reproche notamment leur recours à une langue étrangère, quand bien même cet attachement serait plus culturel que politique. En mai 1928, une campagne est déclenchée à Smyrne, comme à Istanbul, avec pour slogan « Citoyen, parle turc » 9. Des étudiants font la chasse aux réfractaires dans les lieux publics et n’hésitent pas à les molester. La mise en cause de leur place dans la nation turque s’accompagne d’une grande précarité économique. Après l’incendie de 1922, Smyrne est en ruine et, faute d’argent, sa reconstruction ne débutera pas avant les années 1930. En outre, le transfert de la population grecque, avec laquelle la communauté juive entretenait de nombreux liens, désorganise le commerce. Quant aux écoles juives, elles sont en butte à de multiples tracasseries du ministère de l’Éducation qui de facto conduiront à leur fermeture. La dégradation de la situation est telle qu’une majorité de Juifs de Turquie se résigne au départ comme le rapporte en judéo-espagnol le Sefer Zikaron haYamim du mois d’adar 1923 : Entre éstas y éstas los ijos de los judíos se ivan fuyendo de Izmir, unos a Buenos Aires, a New York, Aleksandria, Mécsico, Rodos, etc. etc., a países ajenos y era con muncha pena para poder pasar, era con muncho penar y muncho gastar. A los turco[s] cada día les iva pujando [e]l siná [odio] con los judíos 10. Dans un entretien accordé à 96 ans, après cinquante années de bons et loyaux services auprès de la communauté juive de Barcelone, Avner s’attarde sur ce que signifie l’identité judéoespagnole à ses yeux : « Le fait est que nous autres étions des Juifs sépharades, originaires de Sefarad, comme tous ceux vivant en Turquie, en Bulgarie, en Yougoslavie ou en Grèce… En dépit du h’eh’em nous interdisant de retourner à Sefarad, nous nous sentions Sépharades, Espagnols. Et le Juif revient toujours. Le décret de Primo de Rivera en 1929 a accéléré les choses. Tous les Sépharades pouvaient demander la nationalité, il suffisait d’aller voir le consul. J’imagine que c’était une manière de mettre les Juifs de leur côté, mais la vérité, c’est que c’est grâce

à ce décret que nous avons pu venir. D’autre part, Primo a sauvé bien des Juifs bulgares, grecs, qui purent se réfugier en Espagne et échapper ainsi aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale ». Pour Avner, c’est bien la langue qui rattacha pendant tant d’années les Juifs de Turquie à leur Espagne originaire : « Il faut garder à l’esprit, dit-il, que nous parlions en ladino, et que nous l’utilisions tout le temps et pour toute chose. Nous correspondions en españolico, nous le parlions également avec les Bulgares et les Yougoslaves. C’est au collège que l’on te fourrait dans la tête l’idée que tu étais turc ». Précisons qu’Avner fut collégien dans un établissement francophone. À l’entendre, les plus fortunés avaient accès au collègue américain, tandis que les classes moyennes faisaient leurs classes en français, et les désargentés, dans un lycée juif subventionné. Et Avner de rapporter cette édifiante anecdote sur ses années de collégien : « Au collège français, nous parlions aussi l’españolico, même s’ils nous l’interdisaient. Un jour, un professeur turc m’a demandé d’où je venais. J’ai répondu que j’étais Espagnol. Et pan ! Il m’a giflé pour me reposer la question. « D’où viens-tu ? ». J’ai répondu que j’étais Juif. Et pan, une autre gifle ! C’est ainsi qu’on me fit savoir que j’étais Turc ».

9. En turc : Vatandaş Türkçe konuş ! 10. En conséquence de tout cela, les fils des Juifs s’enfuirent d’Izmir, qui à Buenos Aires, qui à New York, qui à Alexandrie, à Mexico, à Rhodes, etc. Partir à l étranger causait bien des peines et des dépenses. Chaque jour croissait l’hostilité des Turcs envers les Juifs. Meritxell Blasco Orellana, José Ramón Magdalena Nom de Déu et Yom Tov Assis op. cit.

Les Nahum Le nom Nahum est un patronyme relativement fréquent chez les Juifs de Smyrne et des environs. Par le passé, certains Nahum ont accédé à de prestigieuses fonctions communautaires, en particulier Hayim Nahum (1873-1960), originaire de Manisa (Magnésie) près de Smyrne, qui fut nommé grand rabbin d’Istanbul puis du Caire. On note que la version catalanisée du nom, Nafum, fait son apparition en 1382 dans les registres barcelonais d’un notaire Arnaldo Lledó qui fait l’inventaire d’un certain Abra’am Nafum. L’auteur des lettres rédigées en solitreo, Bohor Isak Nahum Alasdraski, né à Smyrne le 9 novembre

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11. L’annonce du mariage entre Bohor Isak Nahum et Diamante Masah apparaît dans le journal judéo-espagnol El Commercial du 23 mars 1907. Le contrat de mariage religieux figure aux Archives centrales pour l’histoire du peuple juif de Jérusalem où il a été retrouvé par le Dr. Dov Cohen. 12. Seul Me’ir, né en 1912 et qui réside à Alexandrie viendra par ses propres moyens à Barcelone. En raison de désaccords familiaux, il partira vivre à Marseille vers 1935-1936 d’où il sera déporté et assassiné à Auschwitz en 1942. 13. Memorias judias (Barcelona 1914-1954). Historia oral de la Comunidad Israelita de Barcelona presentada por Martine Berthelot. p.224. Barcelona 2001.

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1867, est le fils aîné de Me’ir Nahum et de Zafirah Alasdraski. En 1907, il est représentant commercial à Alexandrie de la Maison B.N. Politi & Crespin de Smyrne. En mars de la même année 11, il épouse Diamante Masah, née à Smyrne vers 1870, et fille aînée de Menahem et Mazalto Masah. De ce mariage naîtront à Smyrne neuf enfants : Regina (1908), Lé’ah (1909/1910 ?), Me’ir (1912), Abraham (1914), Avner (1917), Luna (1920), Yosef (1922), Clara (1924), Moïse (1926). Du 1er novembre 1922 jusqu’à sa retraite, le 31 janvier 1930, Isak Nahum exercera la fonction de chef caissier de la succursale de la Banque de Salonique à Smyrne. Lorsqu’on interroge Avner sur les motifs qui ont poussé son père à quitter la Turquie en 1931, il répond : « Il s’était mis en tête de changer d’air. À vrai dire, il ne voulait pas que ses fils fassent l’armée en Turquie, et a décidé qu’on allait gagner l’Espagne. À cette époque, les enfants n’avaient pas leur mot à dire ; le père décidait, point à la ligne ». C’est donc à contre-cœur que le jeune Avner, accompagné de sept frères et sœurs 12, quitte la terre qui l’a vu grandir. Dans un premier temps, le patriarche aurait préféré rejoindre Alexandrie, mais, aux dires d’Avner, le coût des visas l’en aurait dissuadé. « Bien sûr [d’autres destinations que Barcelone avaient été envisagées], en particulier l’Égypte. Malheureusement, les gens demandaient deux mille livres par tête, et nous étions beaucoup de têtes ! Maintenant que j’y pense, quelle chance que ne nous soyons pas partis pour l’Égypte, tu imagines ! » Grâce au décret de 1924 leur accordant protection et naturalisation, l’alternative ibérique s’impose aux Nahum. Déjà sexagénaire, le patriarche gagne Barcelone sur le Théophile Gautier en passant par Istanbul, Le Pirée, Naples et Marseille. Dans le souvenir d’Avner, le périple prend des accents d’exode biblique : « Nous emportions toute une maison avec nous, une telle quantité de paquets que je ne saurais le dire, car je mentirais si je disais dix, vingt, quinze ou dix-huit. À la main, mon père

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tenait un antique Sefer Thora qu’il n’aurait lâché sous aucun prétexte. Quand nous passâmes la douane, le douanier nous dit qu’il voulait le voir et mon père répondit : – Que vienne ton chef et je le lui montrerai ! Au chef, mon père demanda : – Vous voulez le voir ? Il l’ouvrit, et le douanier devint comme fou, il n’avait aucune idée de ce que c’était, ni de comment c’était écrit. C’était une Thora tout entière… – Ferme, ferme, ferme dit-il. Mon père le referma et de tous les paquets que nous avions apportés, ils n’en ouvrirent pas un seul. Tout de suite, le même capitaine revint et il apposa la croix de la douane maritime en guise de visa » 13. La famille pose son pied en Catalogne le 3 décembre 1931, pour s’installer au 88 de la rue Viladomat dans un appartement mis à disposition


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Page de gauche : Smyrne, 1924. Isak et Diamante Nahum portant Clarita. Ci-contre : Smyrne 1931. Photographie du passeport collectif de la famille Nahum. De gauche à droite, debout : Avner, Regina, Le’ah, donya Diamante i don Isak Nahum, Abraham. Entre Le’ah et don Isak, le petit Moïse. Assis sur le banc : Clarita, Luna et Yosef. Me’ir qui est en Egypte n’apparaît pas sur la photographie.

par Isidoro Nahum, un cousin d’Isak qui a émigré en 1928. Puis, en 1934, la famille déménage au 78 de la rue Floridablanca, dans la vieille ville, dans un appartement qu’Avner ne quittera, pour ainsi dire, jamais. Barcelone, à n’en point douter, leur réservait quelques surprises. Certaines étaient bonnes, assurément : Isak découvre, soulagé, qu’une communauté existe déjà dans sa ville d’adoption. Mieux encore, la majorité des Juifs de la petite synagogue fondée en 1919 au 250 de la calle Provença sont, eux-mêmes, d’origine turque. Avner rapporte, par ailleurs, les excellents rapports entre Ashkénazes et Sépharades dans le quartier du Poble sec. Mais les hommes ont souvent été les premiers à émigrer et on manque de jeunes filles à marier. Les Nahum ne sont pas un cas isolé. Fuyant le repli nationaliste turc, la diaspora judéo-espagnole

se retrouve très largement dans la péninsule ibérique. Rien qu’à Barcelone, on compte, d’après le témoignage d’Avner lui-même, plusieurs familles Nahum, parfois également originaires d’Izmir, qui sans se concerter, ont convergé vers la même destination. Certaines s’assimileront sous Franco, en se convertissant au catholicisme ; d’autres reprendront la mer pour la terre d’Israël ou l’Amérique du Sud. Les lettres envoyées aux Nahum par leurs coreligionnaires turcs dénotent à la fois de la relative notoriété de la famille, et de la solidarité des Judéo-espagnols fuyant la Turquie. On s’y inquiète notamment des formalités consulaires et du prix des appartements à Barcelone… De ce livre-enquête, une figure se détache clairement : celle d’Isak, le père d’Avner qui, à l’âge de 64 ans, entame une nouvelle vie à Barcelone. Homme de culture, il maîtrise, en dehors du

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14. Memorias judias, op. cit. p 504. 15. Abréviation de : ‫הברוך מנשי אהל‬ 16. Abréviation de : ‫שומר אמונים‬

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judéo-espagnol, l’arabe, le turc, le grec, le castillan, le français, l’italien et l’hébreu. Homme de foi, il accepte en 1932 d’assurer les fonctions de rabbin intérimaire et de chantre de la communauté israélite de Barcelone. Homme de mystères, aussi, il est secrètement franc-maçon entre 1934 et 1939, date à laquelle les tribunaux franquistes pour la répression du communisme et de la maçonnerie mettent en œuvre des mesures répressives. Conscients des dangers, les maçons optent pour des pseudonymes, et Izak devient Maïmonide. Il est néanmoins inculpé, et l’on trouve les actes de son procès dans l’ouvrage de M. Blasco Orellana et J.R Magdalena. À plus de 75 ans, il met en avant, à la barre, une conduite « honorable et honnête depuis (son) arrivée sur le sol espagnol ». Il est, en pleine guerre, sous le coup d’un avis d’expulsion qui ne sera jamais exécuté. Comme le Rambam, Isak a vécu une parenthèse orageuse de l’histoire espagnole, en particulier la guerre civile. Cruelle ironie, pour celui qui, en 1931, pensait échapper à la fièvre nationaliste turque. Lorsqu’en 1939, les troupes franquistes atteignent Barcelone, les synagogues sont pillées. Avner raconte que le zèle pousse même les phalangistes à venir « réquisitionner » les livres juifs de l’appartement familial du 78 rue Floridablanca. Il est vrai, comme le souligne Martine Berthelot dans Memorias Judias 14, que les Juifs étaient systématiquement suspects de sympathies républicaines. De 1939 à 1947, les offices religieux israélites ne sont plus célébrés publiquement à Barcelone. Conséquence de la guerre, les difficultés économiques succèdent aux violences politiques, et les Nahum peinent à faire face. Dans les années 1940, Avner se rend quelque temps en Palestine sous mandat britannique. Il travaille dans un hôpital, chez un caviste, à la confection de tissus imprimés alors que dans la rue on manifeste pour l’indépendance de l’État d’Israël. Son grand regret est de n’avoir jamais vécu dans un kibboutz. Il raconte comment, à Tel-Aviv, il s’est intégré à la communauté sépharade et a perfectionné son judéoespagnol davantage encore que son hébreu…

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À son retour en Espagne, en 1948, la communauté ouvre une nouvelle synagogue rue de l’Avenir, à la condition qu’aucun signe juif ne soit perceptible de l’extérieur. Le groupe se renforce, en 1953, avec l’arrivée de Juifs hispanophones du Maroc, après la déposition par la France du sultan Mohammed V, connu pour la protection qu’il avait apportée aux Juifs marocains pendant la Seconde Guerre mondiale. Ceux-ci s'intègrent rapidement. Avner ne retournera jamais en Turquie. De santé fragile, il ne se mariera pas, consacrant sa vie à la communauté juive de Barcelone, dont il ne manque pas, dans son ultime entretien, de critiquer les divisions. Il en occupera presque toutes les fonctions jusqu’à celle de président. Dotée d’une fabuleuse mémoire et ayant plaisir à raconter l’histoire des siens, sa figure devint au fil du temps celle de la communauté incarnée. Il repose aujourd’hui aux côtés de son père Isak – décédé en 1950 – et de sa mère Diamante – décédée en 1958 – au cimetière israélite de Les Corts. Le souvenir de sa faconde et de son dévouement ne s’éteindra pas grâce à ce livre.

Lettre du 6 février 1906

Bohor Nahum Représentant de la Maison B.N. Politi & Crespin de Smyrne Alexandrie le 20 février 1907 Adorada Diama[n]te, tm’ 15 Querida ! Respondo tu estimada del 13 šebat, y que su contenido / fue mi pura anta[n]sión. Veo por tu lućia que me demandas escuśarte por lo que non / respondites a mi letra a su hora y esto a cavśa de los tiempos cativos y que/ el caro papa š’’ 16 ya me pasó tus saludos. Te digo, querida, que por todas las días vías / ya sos escuśada y onde hay amor no hay rancor, solo que es que quedo penseriośo hasta ver / tu preciada que me parece el Dio guadre no sea


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que estás dispuesta! Seguro estarás / bien abrigada porque los tiempos están muy cativos es menester antes de todo / guadrar la salud. A las queridas hijas Rebeca y Reĝina, tm’, saludos, lo miśmo a los/ caros hijos uno por uno, saludos a tu querido papá junto tu querida mamá, tm’. Saludos / a toda la pariente, chicos y grandes, saludos a mis queridos ĝenitores, te rogo saludarlos / y beśar a la querida mamá, tm’, por mi, a ti, mi querida, te saludo cordialmente. Recibe un abrazo de tu querido espośo Bojor. Yiŝ ac Na um s’’t 17

Lettre du 20 février 1907 Bohor Nahum Représentant de la Maison B.N. Politi & Crespin de Smyrne Alexandrie le 20 février 1907 Ánĝel adorado! Reci í tu estimada sin data y leí todo su / contenido imposible de poderte esplicar la alegría que me hiźo al reci ír tu estimada / siendo estaba muy deśesperado siendo haćía 15 días que no reci ía tu lućia espero en / Poderośo goźarás de parfecta salud que esto es mi último deśeo! sentir buenas y / alegres noticias y enchirme de plaćer! Querida Diamante! non te espacencies por muestra espartición porque / lo muncho se fue lo poco quedó, que si Dio quere en estos días vo a ir a Eśmirna me manca / un poco de ropas por vender en vendiéndolas ya vo a partir porque ya no puedo más / somportar el descariño que de muerte que no mos espartamos, amén Te regracio bastante por tu ama ilidad verso mis queridos ĝenitores que esta recompensa / la vas a recibir de parte del Poderośo y de mi parte si Dio me decha ivir de rendirte! / venturośa toda mi vida! Agora de mi parte te rogo saludar a tus caros ĝenitores lo / miśmo a las caras hias Rebeca y Reĝina los caros hios la pariente en ĝeneral saludos! / a mis queridos ĝenitores los saludas cordialmente a hermano David Morón š’’ ĵunto su noble / familla

saludos a todos los amigos conocidos olvidados parientes aenos saludos! / A ti mi querida te saludo y te abrazo cordialmente y te quedo rogando a el Todo / Potente de acercarmos lo más presto posible tu espośo Bojor. Yiŝ ac Na um s’’t]

Lettre du 6 février 1907 adressée par Isak Nahum depuis Alexandrie à sa fiancée Diamante.

Les transcriptions en caractères latins ont été réalisées par la Dr Elena Romero et suivent le système de transcription hispanique du Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC). 17. Abréviation de : ‫( סופר תוב‬bon scribe).

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Lettre du 20 février 1907 adressée par Isak Nahum depuis Alexandrie à sa fiancée Diamante.

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EL KANTONIKO DJUDYO |

El kantoniko djudyo

Mushiku il ikmitchi Mushiku le boulanger Conté par Isak Papo in Cuentos sobre los Sefardies de Sarajevo d’Isak Papo, Rikica Ovadiya, Gina Camhy, Clarisse Nikoïdski. Logos. Split. 1994.

I

ntri tantus talmidim ki tiniya in il maldar il rubi ham rebi Elizer, tuvu unu ki no apristava para nada. Kuandu maldavan las Tefilot i la Tora, todus maldavan klaru, kun bos alta i prestu. Il suniju di lus taamim di la perasha i aftara era djustu sin yarus. Lus pizmonim para lus Moadim tambyen lus saviyan kantar. Lus Teilim, il Shir Ashirim, La istoria di Rut i Boaz, la Meguila di Purim, todu era in regla. Il uniku talmid ki no pudiya kantar i ambizar lus taamim hue Mushiko. Il rubi li diziya : « Grita Mushiku, alsa esta boz, avri la boka un poku, no vas itchar perlas ». Nada no ayudava lus esfuersus dil rubi, Mushiko kido torpi. Vyendu la situasyon, il rubi yamo a Salamunatchi il padri di Mushiku dizyenduli ki tomi a Mushiku i ki lu de ondi algun zanatchi.

Parmi tous les enfants que le maître Ham rebi Eliezer avait à l’école 1, il y en avait un qui ne valait vraiment rien. Quand on lisait les prières ou la Thora, tous les élèves prononçaient d’une voix claire, forte et assurée. La cantillation de la parasha et de la haftara était rendue avec justesse et sans erreur. Ils savaient aussi interpréter les chants traditionnels pour les fêtes. Les psaumes, le Cantique des Cantiques, l’histoire de Ruth et de Boaz, la méguilah d’Esther, tout était chanté dans les règles. Le seul élève qui ne pouvait ni chanter ni apprendre la cantillation c’était Mushiku. Le maître lui disait : « Crie donc Mushiku, élève la voix, ouvre un peu la bouche, tu ne vas pas laisser échapper des perles ! » Le maître se dépensait en vain, Mushiku restait ignorant. Voyant la situation, le maître convoqua Salamunatchi, le père de Mushiku et lui conseilla de reprendre Mushiku et de le placer chez un artisan.

1. Nous traduisons ici maldar par école, mais il s’agit bien sûr de l’école juive où l’on apprend à lire et à compter en hébreu pour réciter les textes sacrés. L’instituteur avait souvent lui-même étudié pour devenir rabbin.

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Salamunatchi intindyo buenu luke li dishu il rubi, tumo pur la ureja a Mushiku i si lu intrigo a Mustafa il ikmitchi in la Lugavinam ondi las famiyas djudiyas ivavan a kuzer il pan. Pasarun anyus, il rubi ya si envijisyo. Un dia pasandu pur il tcharshi, syenti una boz alta i vey un mansevu kun un tavla yena di samunis gritandu : « Somuna ! Somuna ! ». Si abolta il rubi, alsa lus ojus i kunisyo a Mushiku, ki no eskapo il maldar. Si aserka il rubi dil mansevu dimandandulo : « Sos tu Mushiku ? » « Si sinyor, rubi » li arespondyo Mushiku. « E, mi fiju, vitis ondi vinitis » « Si gritavas, komu gritas, No gritavas luke gritas, No gritatis komu gritas, Grita agora, luke gritas » Kun esta kurta i klara ditcha ya s’intindyeron, il rubi si hue kun su Tora, Mushiku kun sus somunis. Note sur la transcription du judéo-espagnol : Afin de faciliter la lecture nous avons choisi de modifier le mode de transcription adopté par Isak Papo qui est mieux adapté aux langues slaves que romanes. Dans notre transcription, le caractère noté č est rendu par tch, le caractère š est rendu par sh, le caractère ž est rendu par j, le caractère j est rendu par y. En revanche nous avons conservé les spécificités du judéoespagnol de Bosnie et en particulier la substitution très fréquente des voyelles o par un u (poko = poku), e par un i (onde = ondi) ou par un a (meldar = maldar).

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Salamunatchi comprit bien ce que lui disait le maître. Il attrapa Mushiku par l’oreille et le conduisit chez Mustafa, le boulanger de la Logavina, auquel les familles juives portaient le pain à cuire. Les années passèrent, l’instituteur se faisait déjà vieux. Un jour, en allant par le marché, il entendit une forte voix et vit un jeune homme portant un plateau plein de petits pains qui criait : « Des petits pains ! Des petits pains ! » Le maître se retourna, leva les yeux et reconnut Mushiku, celui qui n’avait pas terminé l’école. Il s’approcha du jeune homme et lui demanda : « Es-tu Mushiku ? » « Oui, Monsieur le maître », lui répondit Mushiku. « Eh, mon garçon, vois-tu à quoi tu es arrivé ? » « Si tu avais crié, comme tu cries, tu ne crierais pas ce que tu cries. Tu n’as pas crié comme tu cries, alors crie maintenant ce que tu cries ! » Par cette formule courte et claire, ils se comprirent, et le rabbin s’en fut avec sa Thora et Mushiku avec ses petits pains.


EL KANTONIKO DJUDYO |

II paru kun la pipa Le chien à la pipe

I

n il tcharshi, serka d’il kal grandi, si tupava un restorant kasher. II patron era di alkunya Atias, ma lu yamavan « Tetu ». Aparati di us djidyos, us musulmanus tambyen viniyan ondi Tetu a kumer diferentis kumidas oriyentalas, ki uzavan a kumer lus djidiyos, pur inshemplu : yaprakis, sivuyitias inrinadas, bamyas i otras. In lugar di samunis Tetu sirviya pitityas fetches di kaza, ainda kayentis. Komu buen dyidyo iya al kal kada diya, tambyen li agradava asistir in las derashot di lus hahamim. Gizandu el mizmu in la kuzina, no tiniya tyempu di asindersi sigarityas, pur estu si uzo a afumar la fayfa. Dil prisipyu di esti siglo, unus 30 anyus biviya in Saray il erudita haham sinyor Kapon, ki vinu di Rustchuk. Komu redaktor i editeor d’il periodiko La Alborada (1900/1) prikurava a dispartar a lus Sefaradim di la letargiya in kuala si tupavan. In la kaza dil Talmud Tora aviya un kal in kual Kapon era il haham, li ayudava komu gabay Sabetay Djaen, tambyen kunusidu imigranti di Rustchuk. Esti kal la djenti yamavan « II kal di Kapon ». Ma, komu no dishava a lus yehidim ki kantin gritandu las tefilot, algunus diziyan ki estu es « II kal di lus mudus ».

Conté par Isak Papo in Cuentos sobre los Sefardies de Sarajevo d’Isak Papo, Rikica Ovadiya, Gina Camhy, Clarisse Nikoïdski. Logos. Split. 1994.

Dans le quartier du marché, près du grand Temple, se trouvait un restaurant cacher. Le propriétaire avait pour patronyme Atias, mais on le surnommait « TETU ». À part les Juifs, chez Tetu venaient aussi des musulmans pour manger différents plats orientaux que les Juifs avaient l’habitude de consommer, par exemple : des feuilles de vigne, des oignons farcis, des bamyas et d’autres encore. À la place du pain ordinaire, Tetu offrait des petits pains maison servis tout chauds. Comme tous les bons Juifs, il allait tous les jours au Temple et il aimait aussi assister aux sermons des rabbins. Comme il faisait lui-même la cuisine, il n’avait pas le temps de rouler lui-même ses cigarettes, et pour cette raison, il fumait la pipe. Depuis le début du siècle, soit quelque trente années [à l’époque de ce récit], vivait à Sarajevo le rabbin Kapon, un érudit et un sage, originaire de Roustchouk. En tant que rédacteur et éditeur de la revue La Alborada (1900/1), il s’efforçait de tirer les Sépharades de la léthargie dans laquelle ils se trouvaient. Dans le bâtiment du Talmud Tora se trouvait le Temple dont Kapon était rabbin. Sabetay Djaen, un

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D’il anyu 1920, Kapon no hue mas rav in il numbradu kal. Komu era buen darsador, lus mas aedadus Djidyos ki viniyan a la kavane « Gradska bastcha », si asintavan serka di Kapon, pur uyir kvandu stava kuntandu akuntisimyentus di la istoriya dyudiya. Avezis intri la djenti, in la kavane, si tupava Tetu, i el si asintava a sintir a Kapon. Si komu Tetu era abastanti sordu, tumava un lugar aladu di Kapon. Interu il tyempu ki Kapon stava darsandu, Tetu tiniya su fayfa in la boka, fazyendu una nuvi di fumu. Dja-dja Kapon tusiya, si biviya un djaru di agua, ma no rushiya a salvarsi d’il tosigu ki li stava fazyendu Tetu. Mi sinyor padri, kual tambyen (rispetava mutchu a Kapon) asistiya in estas derashot, mi kunto luka akapito una vez. Para salvarsi di Tetu, Kapon kunto esta kunsijitya : « In il kupe d’il trenu viyajavan dos viyajantis, una dama kun su parityu i un ombri kun su fayfa. II ombri stava afumandu interu il tyempu, il kupe si intcho di fumu. Asimijava a « la kuzina in kvala si sta buyendu la kulada ». Verdad, la vintana ya avriyerun, ma estu no lis ayudo mutchu. Alkavu la dama si alivanto, li arivato di la boka la fayfa i la itcho pur la vintana. II viyajanti ravyozu, ki kido sin la fayfa, si alivanto, tumo al paru pur las urejas i lu itcho pur la vintana. Agora impisaron a palavrarsi lus viyajantis itchandu unu al otru la kulpa pur luke lis akapito. Intrimyentis, il trenu ya arivo a la stasyon. Abasharun d’il trenu i luke abistarun era il paru ki stuvu kuryendu ditras dil trenu kun la fayfa in la boka. Skapandu di kuntar la kunsijitya, Kapon kun boz alta, mirandu a Tetu, dishu : « Naldu il paru kun la fayfa ». Aunki sordu, Tetu ya intindyo la ditcha di Kapon, mas no si asintava serka di el.

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autre émigré de Roustchouk, l’assistait en qualité de gabay [trésorier]. Ce temple était connu comme « le Temple de Kapon ». Mais comme il n’était pas permis d’y chanter très fort les prières, certains l’appelaient le « Temple des muets ». À partir de 1910, Kapon ne fut plus rabbin dans ce temple. Comme c’était un bon orateur, les Juifs les plus âgés qui fréquentaient le café « Gradska bastcha » [le jardin de la ville] aimaient s’asseoir près de Kapon pour l’écouter raconter les événements de l’histoire juive. Parfois, Tetu venait s’asseoir parmi les gens du café, pour écouter Kapon. Comme Tetu était dur d’oreille, il prenait place tout près de Kapon. Pendant tout le temps que Kapon parlait, Tetu tenait sa pipe entre ses dents, faisant un nuage de fumée. Çà et là, Kapon toussotait, buvait un verre d’eau, mais il ne pouvait échapper à la suffocation que lui causait Tetu. Mon père, qui assistait souvent à ces sermons (et respectait beaucoup Kapon), me raconta ce qu’il arriva un jour. Pour échapper à Tetu, Kapon raconta cette histoire : « Dans le compartiment d’un train, il y avait deux voyageurs, une dame avec son petit chien et un homme fumant la pipe. L’homme fumait constamment, le compartiment était rempli de fumée. Il ressemblait aux buanderies où l’on met le linge à bouillir. Il est vrai qu’on avait ouvert la fenêtre, mais cela n’aidait guère. Finalement, la dame se leva, lui arracha la pipe de la bouche et la jeta par la fenêtre. Le voyageur en colère d’être resté sans pipe, se leva, prit le chien par les oreilles et le lança par la fenêtre. Les deux voyageurs commencèrent à se quereller, se rejetant la faute l’un sur l’autre pour ce qui était arrivé. Entre-temps, le train arriva en gare. Ils descendirent et aperçurent immédiatement le chien qui courait après le train la pipe entre les dents. En achevant son histoire, Kapon dit d’une voix forte en regardant Tetu : « Et le voilà le chien à la pipe ». Tetu, bien que dur d’oreille, comprit la remarque de Kapon, et ne revint plus s’asseoir à ses côtés.


PARA MELDAR |

Para Meldar

Un des murs de ma cuisine est couleur cannelle Sandra Albukrek

ISBN : 978-2-9548062-7-3. Lior éditions. Juin 2017.

Sandra Albukrek a conçu ce texte alors qu’elle étudiait la scénographie à l’École nationale des arts décoratifs, loin de sa famille et de sa ville natale Istanbul. Conservé sous la forme d’une maquette, c’est seulement quinze années plus tard que prend corps l’idée d’une publication grâce à la persévérance de Marie-Christine Varol. Ce projet sera l’occasion pour l’auteure de jeter un nouveau regard sur son texte en l’illustrant. Empreint de poésie, de tendresse et du sentiment plus âpre de l’exil, le livre de Sandra Albukrek s’impose en l’absence de toute réflexion théorique par sa puissance évocatrice. Pourtant derrière un désordre apparent, l’auteur a construit son œuvre avec une précision proprement architecturale. La première page est une véritable scène d’ouverture et de préfiguration. « La cuisine, une des pièces de la maison, un espace,

un refuge. Lieu d’évasions, d’envies de départs et de retours. Un geste du quotidien, un modeste atelier. La cuisine comme héritage, comme recherche. Comme lieu de rencontre, de longues conversations, Lieu du feu, de la chaleur, de la matière vivante… » L’espace de la cuisine méditerranéenne, la maison en réduction, nous évoque quelques phrases d’Emmanuel Leroy-Ladurie dans Montaillou, village occitan 1 qui auraient pu servir de préface au livre : « La cuisine, c’est bien comme le disent expressément nos textes, la maison dans la maison, la domus dans l’ostal, où l’on mange, où l’on meurt, où l’on hérétique, où l’on se dit les secrets de la foi et les potins du village. […] La maison la plus intime, appelée foganha, s’emboîte donc dans la maison plus vaste, appelée ostal, comme une poupée russe dans une autre. » Emmanuel Leroy-Ladurie rappelle également que la cuisine est le seul espace de la maison qui soit construit en maçonnerie. C’est là que l’on se barricade en cas de danger. C’est aussi l’espace où l’on fait la toilette funèbre, où l’on apprête

1. Montaillou, village occitan de 1294 à 1324. Première parution en 1975. Édition revue et corrigée en 1982. Collection Bibliothèque des Histoires. Gallimard.

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les morts pour le voyage dans l’au-delà, où l’on recueille leurs reliques. La cuisine c’est donc plus que le centre de la maison. Dans la culture méditerranéenne, c’est le centre de la maisonnée, de la famille dans sa plus grande extension, autrement dit de la maison des ancêtres et de leurs recettes. Significativement, dans le livre de Sandra, lorsque la maison se réduit à sa plus simple expression, une cabane sur une île, ce qu’il en reste, c’est une cuisine. La forme la plus primitive d’habitat qui permet de conserver le feu. Car au centre de la cuisine il y a justement le feu, le foyer. « Le lieu du feu » dit Sandra. Dans le livre, le feu revient à sept reprises accompagné de tout le champ sémantique associé : brûler, ébouillanter… Un deuxième terme, moins attendu, s’impose après le feu : le couteau qui revient également à sept reprises avec un cortège de verbes : couper, écailler, trancher, entailler, retirer, ôter, dépecer. Le couteau c’est d’abord ce qui sépare. La marque de l’exil. Quand justement on doit transporter son feu ailleurs. Quand la maison qui était emboîtée, se déboite. Quand elle perd son centre, qu’elle se vide et qu’elle se décentre comme l’indique le refrain qui revient au fil des pages : « Dans une cuisine vide, Sur une chaise trop haute. » De là naît la dramaturgie du livre : la cuisine de la nostalgie, du temps long, de la grand-mère et la cuisine transplantée, étriquée, du temps haché que tout oppose en apparence mais qu’il faut bien tenter de réconcilier. Le couteau, c’est aussi l’outil du sacrifice. La cuisine se réfère tout autant à un espace qu’à une pratique. Un rituel laïcisé certes, mais qui se répète, qui se transmet et auquel on est fortement attaché surtout si l’on est judéo-espagnol. De cet aspect ritualisé de la cuisine, on perçoit beaucoup de signes dans le texte :

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« Je casse un œuf. Il s’étale sur le fromage. Un œil qui me regarde. » : référence biblique. « N’oublie pas d’ajouter une goutte de lait » : l’impératif. « Je trie, je jette, je me sépare, je renouvelle, j’allège » : l’ascèse. La prière que l’on prononce à chaque fruit nouveau, le repas de deuil au cimetière italien d’Istanbul, la recette du sharope blanco à Rosh Hashana, l’équivalence entre la lettre hébraïque et le miel et même la prière du muezzin que l’on perçoit en arrière-plan… Et pourtant cela est dit à mots couverts, discrets, tant cela peut paraître évident. Dans l’idée de rituel, il y a aussi l’idée d’ordre, de seder, d’espace bien rangé et bien ordonné, où chaque chose est à sa place. C’est le côté rassurant, apaisant de la cuisine où tout est en ordre. « Je contemple cette cuisine, petite et simple, et si délicieusement accueillante. Lorsque j’arrive chez elle, je plonge directement dans le frigo ! Tout est toujours à sa place. Les couverts de tous les jours dans le tiroir à côté de la cuisinière, les grands plats sur la troisième étagère, les petits sur la deuxième, les plats creux sur la quatrième, les bols… Dans l’armoire vit un centre d’ordre qui protège toute la maison contre un désordre sans borne ». G. Bachelard Pendant que l’on cuisine, que l’on répète les même gestes, la pensée s’évade, les soucis s’oublient. Une tension remplace une tension. « Envie de donner et de prendre/tendre/et relâcher/… s’entourer pour se contourner pour dénouer les nœuds de la pensée ». Et encore plus loin : « Temps précieux pour desserrer, par un geste rythmé, débloquer, laisser respirer, par la matière, retrouver la source, temps de remise en place. C’est une préparation pour un temps intérieur. » Dans cette alternance du nouer et du dénouer, du catch and release, du save and travel, cher


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aux violonistes on entre de plain pied dans un univers musical. Le geste c’est aussi la main qui accommode le sauvage, qui médiatise, qui forme et humanise les aliments, leur confère un nom. La cuisine, c’est le lieu où la nourriture prend une valeur sacrée, une valeur d’échange. « Le börek a au moins vingt formes et farces différentes » nous dit Sandra. Calme, accueillante, humaine sans doute, la cuisine est aussi le lieu de toutes les ambivalences. Si c’est un refuge, c’est aussi un lieu que l’on assiège. Si c’est un lieu d’ordre, c’est parce que le désordre menace de s’y installer. Si c’est un lieu qu’il faut sans cesse nettoyer, c’est parce que la saleté s’y incruste. Toute la cuisine est guettée par le danger. La recette qui rate, le lait qui déborde, le verre qui se brise. Les invités qui arrivent trop tôt, qui goûtent ce qui n’est pas prêt. « Le lait grimpe, gonfle… déborde, il éteint le feu. J’éponge, j’essuie, j’en finis, je ne recommencerai plus. » Tout est dans un équilibre fragile, qui ne tient qu’à un fil, qui concentre l’émotion et la tension. C’est le lieu d’une certaine obsession : du rangement, de la propreté, de la réussite, de la perfection. Si la nourriture se partage, la cuisine se partage beaucoup moins. La cuisine est un lieu solitaire. Ma cuisine dit le cuisinier ou la cuisinière de la maison. Celui qui cuisine ne veut pas que l’on touche à la disposition de ses outils, de ses plats, que l’on perturbe son travail. « Ma grand-mère revient et renvoie tout le monde, pour avoir la paix ! » Et pourtant tous ces plats sont bien destinés à être partagés. « Je fais comme si je voulais être toute seule mais en réalité je veux que quelqu’un vienne » écrit Sandra.

Si la cuisine est le lieu de la transmission, c’est d’une transmission informelle qu’il s’agit. Sandra cuisine avec sa grand-mère en silence, en chantonnant ou en disant quelques mots pour soi : « patiencia ». On y pratique l'alchimie, on y confie ses secrets de mère en fille ou mieux de grand-mère en petite-fille. On n’aime pas y être dérangé. Lieu frontière, la cuisine filtre et épure avant de livrer passage. D’où l’importance des portes et des fenêtres qui reviennent dans le texte aussi bien que dans les images : « Dans une cuisine vide Sur un tabouret trop haut Je fixais la fenêtre D’où la ville ne voulait pas s’infiltrer » C’est dans ce lieu à demi-clos, où l’on cuisine avec ordre, que l’esprit s’évade le mieux par les goûts et les senteurs. Presque tous les livres de cuisine sont aussi des livres de voyage et celui de Sandra Albukrek ne déroge pas à cette règle. Mais si l’on veut bien y penser, ce voyage est surtout le voyage immobile cher à Valery Larbaud, c’est à dire le voyage qui nous conduit à l’intérieur de nous-mêmes et de ce qui nous constitue. Dis-moi ce que tu cuisines et je te dirai qui tu es.

FA

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Las komidas de las nonas PASTELITOS DE QUEZO « FERTALEJOS O FARTALEJOS » Une recette traditionnelle de Tanger et Larache pour Shavouot. Recueillie en 1979 et transmise par Bella Clougher. LES FERTALEJOS OU FARTALEJOS PETITS FEUILLETÉS EN FORME DE LIVRES

Para la masa –1 güevo –½ cascarón de azeite –2 medios cascarones de agua –1 cucharadita de limón –h arina la que lleve para una masa blanda que se trabaja hasta que esté lisa Para el relleno –q ueso blanco bien escurrido –1 güevo duro picado fino –1 güevo crudo –u nas cuantas hojas de hierbabuena picadas –u n poco de mejorana – sal Azeite para freir. Almíbar para pasarlos.

1. La notation xx en haketia correspond au son ch appuyé. 2. La notation àa en haketia correspond à la lettre gutturale ayin en hébreu.

Modo de hazerlo La masa Cuando ya blabás está la masa bien trabajada, se forman tres bollitos. Se estira el primero con el fuzlero (el rodillo) bastante fino, se unta bien de margarina vegetal derretida y se roxxea 1 con harina; se dobla en tres partes, se le da media vuelta (en sentido del reloj) y se dobla en dos ; se estira otra vez con el fuzlero y se àaudea 2 (se repite) la operación. Se estira la masa no muy fina, se recortan los bordes y se cortan cuadraditos del tamaño que se quiera. Se haze lo mismo con los otros bollos de masa. El relleno Se mezclan todos los ingredientes para hazer un relleno suave y ¡ gostozo ! Los fertalejos Se estira un poco más el centro de cada cuadradito de masa, se pone el relleno se dobla en rectángulo y se unta de agua alrededor para pegar la masa y cerrar, pero no al borde. Se van poniendo en una batea y se tapan con un paño para que no se sequen. Se fríen en azeite caliente pero a fuego lento para que se abran bien las hojas, ¡ como un librito ! Después se pasan en almíbar. También se pueden rellenar de carne o atún.


Pour la pâte – 1 œuf – ½ coquille d’œuf pleine d’huile – 2 demi-coquilles d’eau – une petite cuillerée de jus de citron – la farine nécessaire pour une pâte souple travaillée et lisse Pour la farce – du fromage blanc bien égoutté – 1 œuf dur haché fin – 1 œuf cru – quelques feuilles de menthe fraîche finement hachées – quelques feuilles de marjolaine – du sel Huile pour la friture. Sirop de sucre.

Préparation La pâte Une fois la pâte bien travaillée et homogène, la partager en trois boules. En prendre une et l’étirer au rouleau. L’enduire de margarine végétale fondue et saupoudrer de farine. Plier la pâte en trois, tourner dans le sens des aiguilles d’une montre et plier deux fois. Répéter toute cette opération une autre fois et étaler la pâte pas trop fine, 2 mm, découper les bords pour qu’ils soient réguliers puis découper des carrés de la taille désirée. La farce Mélanger tous les ingrédients pour obtenir une farce légère et goûteuse. Les fertalejos Prendre un carré de pâte, étaler le centre un peu plus fin, y déposer une portion de farce et plier la pâte en deux, on obtient un rectangle que l’on ferme en humectant autour de la farce et on colle, mais pas au bord ! Les placer au fur et à mesure dans un plat recouvert d’un linge pour qu’ils ne sèchent pas. Faire frire dans l’huile chaude mais à feu doux pour que la pâte s’ouvre comme un petit livre ! On les trempe dans un sirop. On peut aussi les farcir à la viande ou au thon.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, François Azar, Sophie BigotGoldblum, Bella Clougher, Francine Conchondon, Corinne Deunailles, Gaby Bardavid Ganon, Lisa Navarro, Alain de Toledo. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Gaby Bardavid née Ganon et son fils Gérard Bardavid sur la côte normande après-guerre. Impression Caen Repro ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif Maison des Associations Boîte n° 6 38 boulevard Henri IV 75 004 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030 Juillet 2017 Tirage : 1050 exemplaires

Aki Estamos, Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien


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