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| O CTOBRE, NOVEMBRE,

DECEMBRE 2017 Tichri, Hechvan, Kislev, Tevet 5778

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

05 D ’Istanbul

à Barcelone — MONIQUE HÉRITIER

10 Avlando kon Bella Cohen Clougher

— FRANÇOIS AZAR

21 M ichelet et les

Juifs d’Espagne — HENRI NAHUM

25 U na buena ideya

— ISAK PAPO

27 P ara meldar

— BRIGITTE PESKINE, FRANÇOIS AZAR, LAURENCE ABENSUR-HAZAN


L'édito

La disparition de trois figures majeures du monde judéo-espagnol ces dernières semaines – la journaliste Klara Perahya à Istanbul, le poète Vitali Sadacca à Montréal et la poétesse Gracia Albuhaire à Sofia – est venue rappeler la fragilité de notre culture, mais aussi l’attachement que nous lui portons. Tous trois nés dans les années 1920, ils avaient baigné dès leur plus tendre enfance dans un environnement où la langue judéo-espagnole était couramment parlée. Mais ils avaient aussi connu les traumatismes du XXe  siècle : les pogroms en Thrace dans les années 1930, les persécutions antisémites en Bulgarie durant la Seconde Guerre mondiale et les émeutes anti-grecques, mais aussi anti-arméniennes et anti-juives de septembre 1955 à Istanbul. Malgré la dispersion de leur communauté et de leur famille, ils avaient à cœur de maintenir vivante la langue judéo-espagnole. Leurs œuvres nous accompagneront encore longtemps dans tous nos projets. En pas ke deskansen. Mas por dingunos no ! Lorsqu’un pilier de notre communauté disparaît, s’ajoute à la peine de perdre un être cher, le sentiment d’un monde qui disparaît. Se pose alors la question de la relève et de la transmission. On ressent tragiquement ce qui se perd et l’on a tendance à négliger ce qui se crée, car ce qui se crée ne ressemble pas au passé.

La culture judéo-espagnole, comme la plupart des cultures traditionnelles, est entrée dans l’ère du patrimoine. Elle n’a pas pour autant disparu. En un certain sens, elle n’a jamais été aussi présente car, dépassant les limites d’une communauté, elle inspire des chercheurs et des artistes de toutes origines. Si elle est moins ancrée dans une pratique quotidienne, elle relève de l’imaginaire et aussi, si nous nous en donnons les moyens, de l’excellence artistique. Là réside sans doute le cœur de notre projet : forger la culture judéo-espagnole de demain en en transmettant les clés à ceux qui le souhaitent. C’est notamment ce que nous faisons dans le domaine musical grâce à notre chorale dirigée par Marlène Samoun et en aidant plusieurs groupes à enrichir leur répertoire. Ceux d’entre vous qui étaient présents au New Morning ou à l’Institut Cervantès en juin et au théâtre des Trois Baudets en septembre ont déjà pu profiter des fruits de cette initiative. D’autres projets sont en cours qui s’inscrivent dans la durée comme un séminaire « judéo-espagnol pour les artistes » qui alimentera notre programmation 2018. Nous ne sommes qu’aux prémisses de cette belle aventure et, si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve ! Anyada buena i dulse a todos, ke seamos inskritos en el livro de la vida.


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Ke haber del mundo ? de son côté les propositions de l'industrie. Son laboratoire, le Montreal Institute for Learning Algorithms, compte plus de 200 chercheurs et va s'agrandir encore en 2018.

Yoshua Bengio. © DR.

À Montréal Yoshua Bengio, un judéo-espagnol pionnier de l'intelligence artificielle Fin août, Yoshua Bengio participait à un séminaire d'été organisé à Paris par l'École polytechnique. L'occasion rêvée pour de nombreux étudiants d'approcher l'un des scientifiques les plus en vue du moment. Les résultats de ses recherches sur l'intelligence artificielle sont aujourd'hui utilisés couramment par les géants de l'informatique : Apple, Google ou Facebook. Ses applications sont innombrables : assistants personnels intelligents, conduite automatisée, reconnaissance vocale et visuelle, traduction simultanée, sécurisation des données. Comme souvent en matière de recherche, il a fallu du temps pour que les méthodes qu'il a développées finissent par s'imposer. Yoshua Bengio est né à Paris en 1964 dans une famille originaire du Maroc. Dans son enfance il est fasciné par la science-fiction et par les premiers ordinateurs personnels qu'il bricole

avec son frère Sammy. Il effectue ses études à Montréal et obtient son doctorat en informatique à l'université de McGill en 1991 avant de poursuivre des études au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Ses premières recherches portent sur la reconnaissance de l'écriture manuscrite. Avec le britannique Geoffrey Hinton et le français Yann LeCun, il met au point dans les années 1990 des algorithmes qui simulent le fonctionnement des neurones. Mais le trio bute très vite sur les limites de puissance des ordinateurs. Ils sont parmi les derniers à persévérer dans cette voie et à concevoir un réseau qui, comme le cerveau, apprend de ses expériences. En 2010, les progrès de l'informatique permettent enfin de démontrer de façon évidente la pertinence de cette méthode en matière de reconnaissance visuelle ou vocale. Ses promoteurs sont enfin reconnus à leur juste valeur. Yann LeCun est nommé à la tête du Facebook Artificial Intelligence Research (FAIR). Yoshua Bengio qui est resté très attaché à l'enseignement universitaire refuse

L'intelligence artificielle progresse, mais n'en est encore qu'aux balbutiements. Celui d'un enfant de deux ans selon Yoshua Bengio. Il reste de nombreux champs à conquérir comme les techniques d'apprentissage non supervisées par les humains, la compréhension du langage et l'usage de concepts abstraits. Il ne fait pas de doute cependant que dans quelques années, l'intelligence artificielle offrira des possibilités inédites dans l'histoire de l'humanité. Un risque autant qu'une opportunité d'après Yoshua Bengio qui appelle de ses vœux une réflexion démocratique sur le sujet. De très nombreux postes de travail pourraient être rapidement menacés (chauffeurs mais aussi interprètes, comptables, guichetiers, assistants…) et les formidables gains de pouvoir d'achat et de productivité être confisqués par une minorité.

Erratum Quelques erreurs se sont glissés dans la généalogie de la famille Ganon parue dans notre numéro 23 : Page 10 : Annie-Claude Sabah est la fille de Raphaël (Ralph) Sabah. Gérard Bardavid est le fils de Raphaël Bardavid. Page 11 : La deuxième épouse d'Isaac ( Jacques) Ganon s'appelle Carla Sorato. Germaine Hakim (l'épouse de Nissim Ganon) est décédée en 1944 à Auschwitz. Page de couverture : Le petit garçon tenu par Gaby Ganon est son neveu Jacky et pas son fils. KAMINANDO I AVLANDO .24 | 1 |


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Eli, Elsa et Klara Perahya. Square Taksim. Istanbul 1942. Klara Perahya se trouve à la gauche d'Eli et Elsa à sa droite. Eli avait épousé Elsa en 1936. Elle décèdera d'un cancer en 1949. En 1951, il se remarie avec sa belle-soeur, Klara. Source : Centropa.

Disparition de Klara Perahya Le judaïsme turc et le judéo-espagnol ont perdu une de ses plus éminentes et infatigables représentantes. Madame Klara Perahya est décédée le 14 septembre à Istanbul à l’hôpital Or-Ahayim de Balat. Elle avait 97 ans. Elle a été l’éditrice des pages en langue judéoespagnole du journal Şalom jusqu’à son dernier souffle. Klara Perahya était née en 1920 dans le quartier de « Yel Değirmeni » à Kadiköy, situé du côté asiatique d’Istanbul. Bien qu’elle ait passé une bonne partie de sa vie dans les quartiers européens de l’ancienne capitale ottomane, elle était très attachée à ses origines de Kadiköylülüya. Elle repose désormais au cimetière juif de Acıbadem, toujours du côté asiatique. Elle est l’auteur du premier dictionnaire judéo espagnol/turc et turc/judéo-espagnol (Judeo İspanyolca/ Türkçe Sözlük ; Diksyonaryo Judeo Espanyol/Turko) aux éditions Gözlem Gazetecilik, maison d’édition liée au journal Şalom et, en collaboration avec Elie Perahya, du dictionnaire français/judéo-espagnol édité par les éditions L’Asiathèque-Langues du Monde à Paris. | 2

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Elle fut aussi à la tête d’une équipe qui a préparé, en quatre langues et 650 pages, un recueil des proverbes et des dictons judéo-espagnols : Erensya sefaradi – Proverbos i Diças. Le judéo-espagnol était sa langue maternelle. Klara Perahya avait fait des études secondaires au lycée français de Notre-Dame de Sion. En plus du turc, le français était sa langue de tous les jours. Par ailleurs la plupart de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants vivant aux États-Unis, elle a appris l’anglais par ellemême autour de ses 80 ans : « Pour pouvoir communiquer avec eux », disait-elle.

« NOUS AVONS PERDU L’IRREMPLAÇABLE KLARA » Son journal, Şalom, daté du 14 septembre a annoncé la triste nouvelle de sa disparition en titrant : « Nous avons perdu l’irremplaçable Klara ». Ce titre ne lui déplairait sûrement pas. Avec un brin de coquetterie elle aimait se faire appeler, tout comme son regretté époux Elie, par son prénom. Je me souviens du jour où j’avais traité Elie Perahya, de plus de 30 ans mon


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aîné, de « Monsieur Perahya ». Il avait pris l’air étonné et m’avait corrigé : « Elie ! ». Quoi qu’il en soit, Klara Perahya était un modèle de simplicité. Elle était une des principales dirigeantes de « Matan Baseter », association de bienfaisance juive. Matan Baseter a comme but d’aider les familles et les personnes en difficulté. Mon épouse Marie-Christine Varol était frappée par la gentillesse du contact et la complicité qu’elle avait établie avec ces pauvres gens qui recevaient de l’aide. En même temps elle ne dédaignait pas, paraît-il, de négocier point par point avec ceux d’entre eux qui étaient « trop exigeants ». Une autre de ses qualités qu’on se doit de signaler est l’enthousiasme et la générosité avec lesquels elle aidait les chercheurs et les journalistes qui travaillaient sur la communauté juive de Turquie. Mises à part une ou deux des dernières années de sa vie, ni la fatigue ni le temps consacré ne pouvaient l’en dissuader. Elie et Klara Perahya, dans leur appartement de la rue Vali Konağı, avaient pour habitude d’organiser des concerts et des conférences qui attiraient beaucoup de monde. Une vingtaine de membres de l’association Aki Estamos – les Amis de la Lettre Sépharade ont été témoins de leur hospitalité quand ils n’ont pas hésité à les inviter tous dans l’appartement où Klara est restée seule après le décès de son mari. Tous les membres de la communauté juive avaient beaucoup d’admiration pour ce couple âgé d’intellectuels. Je veux citer une remarque de ma propre mère qui avait eu l’occasion de les connaître et de les côtoyer, elle et son mari : « No eran djente kon “yo so, yo me lo valgo”. » (Ils n’étaient jamais de ceux qui se vantaient).

Sabetay Varol Sources : 1. Şalom : www.salom.com.tr/haber-104316-yeri_hicbir_zaman_ doldurulamayacak__klara_perahyayi_kaybettik.html 2. Jean Carasso, La lettre sepharade : www.lalettresepharade.fr/ home/la-revue-par-numero/numero-27/dictionnaire-francais-judeoespagnol---klara-et-elie-perahya 3. Centropa : www.centropa.org/biography/eli-eliyau-perahya 4. Gözlem Gazetecilik : www.gozlemkitap.com/urun-24235-judeo_ ispanyolca_turkce_sozluk_diksyonaryo_judeo_espanyol_turko.html 5. l’Asiathèque : www.asiatheque.com/fr/book/dictionnaire-francaisjudeo-espagnol 6. Dora Niyego, Questions/réponses avec Mme Klara Perahya, Journal Şalom en turc : www.salom.com.tr/haber-104341-kendi_ agzindan_klara_perahya.html

Hommage à Haïm Vitali Sadacca, poète judéo-espagnol

Haïm Vitali Sadacca nous a quittés le 22 août dernier à Montréal où il résidait depuis 1990. Né le 11 septembre 1919 à Bayramiç, une petite ville près de Çannakale en Turquie, Vitali Sadacca avait perdu son père à l’âge de six ans ce qui augurait d’une enfance difficile dans un contexte politique incertain. Il put cependant bénéficier de l’aide de son grand-père maternel et poursuivre ses études au lycée d’Haydarpasha d’Istanbul puis au lycée français Saint-Benoît. Il commença sa carrière comme comptable en 1937 avant de créer sa propre affaire en 1947. La même année, il épousa Janet Molinas. Ses deux fils Jak et Selim émigrèrent respectivement à Montréal et à New York. Lorsqu’il prit sa retraite dans les années 1990, Janet et lui rejoignirent leurs fils en Amérique du Nord, se partageant entre Montréal, Miami et Istanbul. Vitali Sadacca était un polyglotte accompli, passant avec aisance du turc au français, du judéo-espagnol à l’anglais. KAMINANDO I AVLANDO .24 | 3 |


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Sa famille et particulièrement ses petits-enfants étaient la source de toutes ses joies et de toutes ses attentions. Il consacra également son temps libre à deux passions : la peinture et surtout la poésie en judéoespagnol. Ses poèmes ont été publiés aux États-Unis en 2009 sous le titre Un ramo de poemas 1. Tous ceux qui l’ont connu conservent le souvenir d’un homme d’une grande distinction, chaleureux et ouvert aux autres. Il intervenait fréquemment sur le forum ladinokomunita pour partager textes et réflexions. Nous reproduisons l’hommage de Rachel Amado Bortnick, fondatrice de ladinokomunita publié le 31 août 2017. 1. Un Ramo de Poemas. A Bouquet of Poems by Haim Vitali Sadacca. Judéoespagnol et anglais. Traduction du judéo-espagnol en anglais par David Fintz Altabe. Publié par The Foundation for the Advancement of Sephardic Studies and Culture. ISBN: 978-1-886857-11-7. Etats-Unis. Mai 2009.

** Mozotros en Ladinokomunita lo konosimos a Haim Vitali Sadacca por sus maraviyozas poezias en djudeoespanyol, eskritas kon grande atension a rima i ritmo, biervos ekspresivos ke tratavan de amor, kompasion, ansya, umanizmo, dezeos, i todo lo ke la alma reyeva i dezea en este mundo. Ma estas fueron eskritas solo en las ultimas dekadas de su larga vida – aunke ya tenia eskrito i publikado poezias en turko en su manseves. Vitali – ansina se yamava por sus intimos – i el ensistia ke sus amigos lo yamen ansina – nasio el 11 de Setembre, 1919, en una cika sivdad – Bayramiç – a 73 km sud-sudeste de Chanakale (Çanakkale) en Turkiya. Su papa muryo kuando el tenia sesh anyos, ansi ke se engrandesyo en kondisyones difisiles. Ma su papu maternal les ayudo para su edukasion. Despues de eskapar la eskola primaria i mediana en su sivdad, el estudio en Estambol, en la lise (lycée) de Haydarpasha, i en la eskola franseza Saint Benoît. Empeso a lavorar en 1937 komo kontable (yazidji) en una kompaniya, ande gano bastante eksperiensa, i en 1947 avrio su proprio negosyo. Se kazo kon Janet Molinas en desiembre de 1947. Komo ya mos podemos imajinar, el se akodrava del tiempo de Ataturk, i de munchos evenimientos istorikos de Turkia. Mezmo tiene una poezia ande deskrive los momentos de espanto durante los pogromes en Trakya de 1934, ke vino muy serka de ser realizados en Chanakale tambien. Vitali se retiro de su negosio en 1990, para poder bivir mas serka de sus ijos - Jak en Montreal, Canada, i Selim en New York. Desde entonses el i su mujer Janet bivieron | 4

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en tres lugares kada anyo : en Montreal, en Miami i en Istanbul. Su grande hobby se izo el eskrivir las poezias en djudeo-espanyol, kon el grande dezeo de dar una mueva vida a la lingua preferida suya. Vitali era tambien un ekselente pintor, i tiene unos tablos maraviyozos, munchas panoramas de Estambol i otros lugares en Turkiya. Ma el plazer de uzar su lingua maternal en poezias sovrepaso el de pintar, i desho la pintura por la poezia. Lo eksplika en su poema Ser Pintor o Poeta (LK 52 367) ke lo aktualizo a No puedo Ser un Pintor (LK 53 299.) En 2008, el me mando un livriko de sus poezias imprimado por su amiga i mia en Estambol, Beki Bardavid, z"l, ke tanto las admirava. Esto le dio la idea de azer un livro bilingual, i lo engajo al profesor David Fintz Altabe, z"l, ke el tambien era poeta en ladino i inglez. Yo me entremeti para ke sea publikado en New York por el Foundation for the Advancement of Sephardic Studies and Culture. Yo i Daisy Sadaka Braverman las editimos i ansi salyo a luz el livro Un Ramo de Poemas en 2009. Vitali era siempre agradesido de todo lo bueno de la vida, empesando de su ermoza mujer Janet, el amor de su vida, de la amistad de sus ijos, elmueras i inyetos ke tanto orgulyo i alegria le trayian. Era amistozo i jenerozo kon todos. Gozo de una salud buena asta el kavo mez de su vida, kuando le salyo el maldicho mal de la pankreas. Muryo en Montreal el 22 Augusto, 2017, i fue enterrado ayi, muy serka de kumplir sus 98 anyos de edad. No ay biervos de konfortar a Janet, de la piedrita de su kompanyero de vida. Vitali i Janet Sadacca ivan a fiestar 70 anyos de kazamiento este desembre venidero. El kon grande reushita kumplio su buto de deshar un rekordo poetiko de la lingua djudeoespanyola. La lingua bivera por siempre en sus ermozas poezias, i su bendicha memoria tambien, ke estara por siempre en la vida i l'alma de kada uno ke lo konosyo i lo kijo bien a muestro amigo i gran poeta Haim Vitali Sadaka. En pas ke deskanse.

Témoignage de Rachel Amado Bortnick Dallas, Texas


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Traduction de Monique Héritier

D’Istanbul à Barcelone La loi de la nationalité espagnole a-t-elle tenu ses promesses pour les Judéo-espagnols ? Nous reproduisons ci-dessous la traduction d’un article paru le 13 août 2017 dans le journal de Barcelone La Vanguardia 1 qui fait le point sur l’application de la loi de la nationalité espagnole pour les Sépharades de Turquie. Les modalités d’application de cette loi 2, votée en 2015 à grand renfort de déclarations d’intention , faisaient craindre qu’elle ne concerne au final qu’un très petit nombre de demandeurs. Cet article confirme ces craintes et démontre qu’elle a eu plutôt pour effet de restreindre l’acquisition de la nationalité espagnole par les Sépharades. Un rendez-vous manqué ou plutôt qui vient trop tard comme l’écrit avec raison l’auteur de l’article. Car s’il y a eu un rendez-vous manqué entre l’Espagne et les Judéo-Espagnols,

1. La Vanguardia

du 13 août 2017. Article de Jordi Joan Baños, correspondant à Istanbul.

2. Ces modalités

ont été présentées et discutées dans le N°15 de Kaminando i Avlando.

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Quartier de Balat à Istanbul. Ce quartier abritait jusqu'aux années 1950, une forte concentration de Judéoespagnols. Photographie de Marie-Christine Varol prise dans les années 1970.

il remonte à la Seconde Guerre mondiale où des dizaines de milliers de judéo-hispanisants auraient pu être sauvés si les autorités espagnoles n’avaient pas fait preuve de pusillanimité. Une réalité qui ne doit pas faire oublier l’action courageuse de ceux qui s’efforcèrent de protéger leurs concitoyens juifs tels le consul d’Espagne à Athènes, Sebastián de Romero Radigales, celui de Sofia, Julio Palencia Tubau ou encore celui de Paris, Bernardo Rolland de Miota. Le retour vers Sefarad n’a pas eu lieu. Deux années se sont écoulées depuis l’approbation de la loi accordant la nationalité espagnole aux descendants des Juifs qui, sous les Rois Catholiques, ont préféré l’exil à la conversion. Depuis lors, à peine cinq mille Sépharades ont reçu un feu vert, dont la moitié est encore en attente d’un rendez-vous du consulat afin de jurer loyauté au Roi et à la Constitution et obtenir leur passeport. Cette réparation historique concerne dans plus de la moitié des cas un seul pays : la Turquie, et l’on pourrait presque dire une seule ville : Istanbul.

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Le paradoxe est que ces naturalisations sont intervenues, dans une écrasante majorité, en marge de la nouvelle loi, suivant le régime antérieur de la lettre de naturalisation approuvée en conseil des ministres. Il s’agissait de demandes anciennes dont 4 300 furent approuvées en bloc puis 220 autres dix mois plus tard. En ce sens, on peut dire que, contrairement à ce qui a été affirmé, la loi de 2015 n’a pas ouvert la voie de la naturalisation aux Sépharades mais qu’elle a rendu plus complexe le traitement des nouvelles demandes. C’est ainsi que la direction générale des Archives et du Notariat ne recense actuellement que 168 dossiers de demande de naturalisation de Turcs sépharades, dont 82 ont déjà été approuvés. Bien que les demandes soient recevables jusqu’en septembre 2018, la frilosité de la réponse est significative ; elle est due, entre autres choses, à l’obligation de faire appel à un notaire en Espagne et de payer une taxe en sus des honoraires. La possibilité de conserver une double nationalité a eu peu d’influence, pas plus que la prise en


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compte de liens aussi étranges que la détention d’actions d’entreprises espagnoles ou l’affiliation à un club de football. Quoi qu’il en soit l’avalanche de demandes que certains souhaitaient et d’autres redoutaient n’a pas eu lieu. Et seul un infime pourcentage a conduit à une émigration vers l’Espagne. Les premiers intéressés, les Juifs d’Istanbul, demeurent pour l’instant dans leur ville qui abrite le seul consulat d’Espagne dont la majeure partie des ressortissants enregistrés – jusqu’à 70 % – sont des Juifs. L’une des raisons de cette situation est que la loi arrive à un moment où le judéo-espagnol 3 – le castillan du XVe siècle muri en Orient – est une relique en voie d’extinction. « Un trésor », plaide Karen Gerson Sharon, qui, à partir du Centre de recherches sur la culture sépharade ottomano-turque, est la voix chantante de la communauté et la co-fondatrice du groupe musical Los pacharos sefaradis  4. Nous l’avons rencontrée dans son bureau – qui sert également de rédaction et de maison d’édition – après avoir traversé plusieurs barrages de sécurité, au moment où elle achevait de signer des attestations d’appartenance à la communauté, une opération que peuvent également réaliser les rabbins. Dans la plupart des cas, le nom atteste l’origine sépharade : Navarro, Soriano, Franco… Mais dans d’autres cas, c’est plus compliqué, en raison de mariages mixtes, ou bien parce que des parents prudents ont donné des prénoms et des noms turcs à leurs enfants. Si l’histoire de la clef de la maison d’Espagne relève plutôt du mythe romantique, le nom de famille permet à beaucoup de remonter jusqu’à leur origine, et, aux noms déjà cités, on peut ajouter Bejarano, Murciano, Algranata ou León, sans parler des Mayorkas, Gerón, Taragano, Valensi, ou plus rarement Barcilón. D’autres comme Bonfil, Bonsinyor, Rozanes ou Saporta suggéreraient également une origine catalane. Ou bien Basat, comme Lluis Basat – cousin de Karen – dont l’histoire familiale a récemment fait l’objet d’un livre de Vicenç Villatoro.

Les deux examens, à présent obligatoires, portant sur la langue et la société espagnoles, destinés à ceux qui ont entre 18 et 69 ans, ont dissuadé nombre de candidats. « Nous avons entre dix et vingt élèves par session », affirme le directeur de l’Institut Cervantès d’Istanbul, Pablo Martín Asuero. Étonnamment, ce sont des épreuves écrites, alors que le judéo-espagnol a été une langue de transmission essentiellement orale, et suivant des règles orthographiques très variées. « Une dame âgée, dont la langue maternelle est le judéo-espagnol, a fait un scandale parce que le test de Cervantès la situait au plus bas niveau, en dessous de sa petite-fille » raconte Karen amusée. Et pourtant, seuls les plus de 70 ans, qui se sont imprégnés de la langue dès l’enfance, dans des contextes majoritairement sépharades, le parlent encore avec une totale fluidité. Ceux de la génération suivante peuvent à la rigueur le baragouiner, lorsque, par exemple, la grand-mère vit avec eux. Quant aux moins de quarante ans, la plupart ne le comprennent pas. « Nous avons toujours eu au moins 15 % d’élèves sépharades et nous disposons de rayons de bibliothèques consacrés au judéo-espagnol », explique Martín Asuero, « mais ce n’est pas comme il y a dix-sept ans, lorsqu’il y avait de nombreux locuteurs natifs, qui ont disparu peu à peu. » Si le lien affectif avec l’Espagne est tiède, celui avec le Portugal est inexistant, mais le fait que Lisbonne n’exige pas d’examen a reporté les files d’attente vers sa délégation. « Ils obtiennent leur passeport sans rien connaître d’autre que Cristiano Ronaldo », explique León – nom modifié comme ceux qui suivent. Toujours est-il qu’il connaît dans son entourage plus d’une centaine de Sépharades turcs possédant un passeport espagnol, parmi lesquels « seules trois ou quatre personnes sont parties vivre en Espagne. » Il explique aussi pourquoi il a tout préparé pour partir à Londres : « un samedi, je me suis rendu à la synagogue de Madrid et elle était vide. Je suis allé à Londres et en une matinée j’ai connu quarante personnes. »

3. NDT :

L’auteur de l’article emploie systématique­ ment le terme ladino qui s’applique en principe au calque espagnol de l’hébreu utilisé dans la liturgie. Nous lui avons substitué le terme judéoespagnol ou djudezmo qui d’après la terminologie scientifique française concerne la langue employée dans la vie courante.

4. NDT :

Les oiseaux sépharades.

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Can Bonomo. Fanart DR.

5. NDT : D’autres

sources récentes donnent un chiffre proche de 17 000.

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Avant la loi de 2015, préexistait un modeste courant de naturalisations. Isaac l’a obtenue de cette manière « il y a neuf ans ». Ni lui ni ses amis Esther et Isaías, ne font le moindre effort pour dissimuler le côté pratique de la chose : « le premier point auquel nous pensons c’est que nous n’avons plus besoin de visa pour entrer en Europe ». Cependant, un mouvement se fait jour : des jeunes louent des chambres à Barcelone ou des gens plus âgés achètent des appartements. « En Espagne, nous vivrions à Barcelone, car nous avons besoin de la mer et que les personnes âgées y ressemblent à nos grands-parents », ajoute Esther, peu après le voyage qui l’a conduite avec son époux, au Portugal, pays qui leur a accordé leur troisième passeport – le second est israélien et ils parlent hébreu. « Mais il n’y a pas de raisons sentimentales, il ne peut y en avoir après cinq cents ans », explique Isaac sur l’avenue de Bagdad, l’équivalent de la Diagonale de Barcelone sur la rive asiatique d’Istanbul. Au début du siècle dernier, de nombreux Sépharades vivaient déjà sur cette rive, – par exemple dans le quartier tranquille de Kuzgund-

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juk – à côté de Grecs, d’Arméniens et de Turcs. Les meilleurs locuteurs, qui étaient également les plus pauvres, émigrèrent en masse à partir de 1948, avec la création de l’État d’Israël. Ils furent encore plus nombreux à le faire à partir de 1955, après les émeutes organisées par le pouvoir qui ont vidé Constantinople de ses fondateurs grecs. Cependant, les deux rives du Bosphore et de la Corne d’Or sont encore parsemées de cimetières juifs. « Si tu pouvais lire les caractères hébraïques, tu verrais que les pierres tombales sont en réalité écrites en espagnol, on trouve par exemple : ici repose Rosa Varón », explique Isaías, dirigeant d’une entreprise minière. De fait, 90 % des dix mille Juifs d’Istanbul  5 sont d’origine espagnole, et la plupart vivent dans quatre quartiers aisés d’Istanbul, bien que l’on trouve une vingtaine de synagogues disséminées dans toute la ville. Presque tous les autres vivent à Izmir, dont Can Bonomo, représentant de la Turquie à l’Eurovision 2012. Il y a soixante-dix ans, il y avait beaucoup plus de Sépharades ; ils étaient assez nombreux pour fonder un journal en judéo-espagnol, Shalom, qui est encore


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publié de nos jours en turc, avec un supplément mensuel : El Amaneser 6 dont la devise est Kuando muncho escurese es para amaneser 7. L’une de ses rédactrices ne s’est mise à parler judéo-espagnol qu’à soixante ans, car jusqu’alors ses parents lui parlaient en français. « Quand j’étais petite, j’entendais les femmes raconter des histoires salées en judéo-espagnol. Le jour où elles m’ont entendue rire, elles ont cessé de le faire. À présent, à quatre-vingts ans, c’est une façon de me sentir proche de ma mère. » Les Sépharades n’ont peut-être pas eu le même éclat intellectuel que leurs cousins ashkénazes d’Europe centrale. Cependant, leur talent pour le commerce est proverbial. « Là où nous allons, il est florissant », dit à juste titre Sara, épouse d’Isaac. Elle possède aussi un passeport espagnol, comme ses deux plus jeunes filles, alors que ses deux fils en ont demandé un portugais, « parce que l’espagnol est plus long à obtenir et qu’il y a mille demandes en attente à Istanbul, certaines datant de 2010. » Les Sépharades stambouliotes s’en tirent généralement bien ou très bien, avec des affaires importantes dans la parfumerie et, surtout, le textile. Ce n’est pas un hasard si la première fortune de Catalogne, le patron de Mango, Isak Andik, ou bien l’ancien patron de Pronovias, Alberto Palatchi, sont originaires d’Istanbul. Cependant, l’aisance de la communauté est relativement récente. Les voyageurs espagnols des XVIIIe et XIXe siècles étaient très impressionnés par la misère du quartier juif par excellence, Balat, avec son pendant de l’autre côté de la Corne d’Or, Hasköy. Le restaurateur de Poblet 8 et diplomate espagnol, Eduard Toda ne s’est pas privé d’écrire des choses très désagréables à leur égard. « Notre prospérité a commencé lorsque nous sommes sortis du ghetto et que nous nous sommes mêlés à la société », explique León. Balat – le quartier dans lequel a grandi son père et où le dernier locuteur de judéo-espagnol est mort il y cinq ans – rappelle le quartier du Born de Barcelone avant l’essor touristique.

Les Ottomans accueillirent les Juifs expulsés des royaumes de Castille et d’Aragon, et, par la suite, la Turquie fut le premier pays musulman à reconnaître Israël. « Mais en public, nous appelons Israël, Medina, au cas où », avoue León. L’utilisation actuelle de l’islam en tant qu’arme électorale les inquiète : « 70 % des gens sont sans cervelle et l’on est en train de transformer en antisémites des gens qui n’ont jamais vu un Juif. Grâce à Dieu nous avons Israël », s’exclame Isaac. La perspective d’un retour en Israël jouit en effet d’un plus grand engouement que celui du retour vers Sefarad qui arrive trop tard. Même si le premier n’est en aucun cas une panacée : « pour conserver son passeport israélien, il faut vivre là-bas la moitié de l’année. Et de plus, cela ferme les portes du monde musulman ». Une mauvaise affaire d’après un chef d’entreprise turc, même s’il est juif et fait allusion à ses voisins en langage codé : « Son los vedres » (pour « los verdes ») 9. D’autres expressions tirées du judéoespagnol comme « en abierto » (sans facture) sont passées dans l’argot turc. Cependant l’expression séculaire « l’an prochain à Jérusalem » n’a pas été détrônée par « l’an prochain à Barcelone ». Et encore moins à Madrid.

6. NDT : El Amaneser : Le lever du jour. 7. NDT : La profonde obscurité annonce le lever du jour 8. NDT :

Poblet est une célèbre abbaye cistercienne de la Catalogne espagnole dont la restauration a débuté en 1940 à l’initiative de l’architecte Eduard Toda.

9. NDT :

« Vedre » en judéo-espagnol et « verde » en espagnol signifient vert, allusion à la couleur de l’islam, pour désigner les Turcs.

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Bella Cohen Clougher Tanger judéo-espagnol Entretien avec Bella Cohen Clougher conduit par François Azar

Bella Clougher est née à Tanger en 1938 dans une famille originaire de Tanger et de Tétouan. Après des études au lycée français de Tanger, le lycée Regnault, premier lycée français établi au Maroc en 1913, elle fait des études de Lettres en France et obtient le titre de professeure agrégée d’espagnol. Elle est aujourd’hui membre du bureau et du comité directeur d’Aki Estamos, les amis de la Lettre Sépharade. Nous l’avons interrogée sur le parcours de sa famille, sur son enfance tangéroise et plus généralement sur l’histoire de Tanger au XXe siècle.

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Peux-tu nous rappeler le statut très particulier de Tanger au XXe siècle ? La ville avait un statut international de port franc et était régie par une assemblée législative formée de représentants des pays signataires 1 de l’Acte d’Algésiras conclu en 1906. Les pays concernés étaient l’Espagne, la France, le Royaume-Uni, la Belgique, les États-Unis, le Portugal, les Pays-Bas, l’Italie, la Russie. Il y avait un administrateur qui devait être un ressortissant d’un pays tiers. Le statut de la zone internationale de Tanger avait été créé de toutes pièces pour éviter que l’Allemagne ne s’empare du Maroc. J’ai toujours entendu parler de la visite de Guillaume II à Tanger en 1905 qui avait été à l’origine de la crise diplomatique. Dans la vie courante, certaines choses étaient administrées par la France comme l’électricité, d’autres par l’Espagne comme l’eau et le téléphone. Il y avait à Tanger une Poste française (les PTT), une Poste espagnole et une Poste anglaise avec leurs services de Télégraphe et des timbres spéciaux, anglais surchargés Tangier. Selon le destinataire de notre courrier, on choisissait la poste la plus rapide ou la moins chère. Tanger était une ville libre, sans taxes ni impôts où l’on pouvait trouver des produits du monde entier à des prix très avantageux. Par exemple, les fonctionnaires français du Maroc et d’Afrique, qui rentraient en France pour les vacances par les paquebots de la Compagnie Paquet, comme le Lyautey, attendaient l’escale de Tanger pour faire leurs achats de cadeaux, parfums français ou autres, hors taxes. Quels noms portaient tes grands-parents ? Mon grand-père paternel s’appelait Jacob Cohen. Je me souviens de quelqu’un de pas très grand, chauve et portant la moustache. Ma grand-mère paternelle Hannah, que je n’ai pas connue, était née Pimienta ce qui signifie poivre en espagnol. La famille Cohen habitait une grande maison sur les hauteurs de Tanger, le quartier du Marshan. La première pièce à droite en entrant dans la maison faisait office de synagogue pour le

quartier. Il se trouve en effet loin du centre et les familles aisées résidant à proximité (p.e. Hassan, Pinto, Toledano, Abensur) avaient préféré cette solution plutôt que de descendre en ville à la Calle de las Esnogas, la rue des synagogues. À l’époque de la création de la synagogue les transports n’étaient pas faciles, et le soir les portes de la vieille ville étaient fermées. Mon grand-père maternel, originaire de Tétouan, s’appelait Efraim Medina. Ce patronyme qui signifie ville en arabe est aussi un nom de famille espagnol très fréquent. De son prénom, difficile à prononcer pour un enfant, ma sœur avait fait Papaín, de même que Jacob était devenu Pacacó et Bella, Babella, adoptés par toute la famille. Ma grand-mère maternelle s’appelait Bella Gabay. Elle était originaire de Gibraltar où un de ses frères, Yeoshua Gabay fut rabbin. J’avais environ 5 ans quand ma grand-mère est décédée. Plus tard sa sœur, ma grand-tante Sété, m’emmenait à toutes les cérémonies et fêtes au consulat de Grande-Bretagne auxquelles elle était invitée comme sujet britannique. Elle arborait avec fierté son passeport anglais bien qu’il fût périmé depuis longtemps.

Entrée du Kaiser Guillaume II à Tanger le 11 mars 1905. Photo : Antonio Cavilla. Collection Maroc IEFC.

1.Dix-sept fonctionnaires internationaux : quatre Français, quatre Espagnols, trois Britanniques, deux Italiens, un Américain, un Belge, un Néerlandais, un Portugais désignés par leurs consuls respectifs et neuf Marocains, dont six musulmans et trois israélites. Le sultan avait un représentant, le mendoub.

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Efraim H. Medina originaire de Tétouan. Photo-Art S. Benaioun. Tanger.

Quels métiers exerçaient tes grands-parents à Tanger ? Mon grand-père paternel et ses frères grâce à leur société « Cohen frères » faisaient de l’importexport avec les comptoirs d’Afrique et ils avaient ouvert un bureau rue Bergère à Paris dans le 9e arrondissement. Leurs affaires furent florissantes mais je n’ai pas connu cela. Mon grand-père maternel avait un magasin de tissus. Il était le représentant de grands fabricants de tweed et draperies anglaises ; il fournissait les tailleurs pour homme et les confectionneurs de djellabas. Son magasin jouxtait le quartier populaire de la Fuente Nueva où Juifs et musulmans vivaient côte à côte. Il n’y avait pas à Tanger de quartier spécifiquement juif, un mellah, comme dans d’autres villes du Maroc. Et tes parents ? Ma mère s’appelait Ninie Medina, elle était née en 1908 à Tanger. Troisième d’une grande fratrie de sept ou huit enfants, elle avait fréquenté l’école de l’Alliance israélite jusqu’au certificat d’études. Elle s’est mariée avec mon père en 1935, elle a eu trois enfants dont elle s’est occupée. Mon père s’appelait Léon Cohen, il était né en 1898 à Tanger aussi. Il avait deux sœurs et un frère. Il était comptable à la banque Pariente qui appartenait aux frères Aaron et Moses Abensur. Ceux-ci venaient prier à la synagogue de mon grand-père. Quelle langue parliez-vous à la maison ? Nous parlions l’espagnol.

2. La haketia est la forme du judéo-espagnol employée par les communautés juives du nord du Maroc.

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Le castillan moderne ou la haketía 2 ? Je crois qu’il est très difficile de faire la différence entre l’espagnol parlé et la haketía à Tanger si ce n’est par la situation sociale et géographique dans la ville. Beaucoup d'Espagnols résidaient à Tanger. Les gens de ma génération étaient en contact permanent avec l'Espagne. La ville vivait et fonctionnait comme une ville espagnole.

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Il y avait de vraies différences de prononciation avec les Juifs de Tétouan dont nous nous amusions. À Tanger notre spécificité c’est sans doute une intonation particulière et le fait d’émailler notre conversation de mots de haketía pour souligner quelque chose, ou citer un dicton, une expression connue et savoureuse ! Selon les familles, la proportion des mots de haketía pouvait varier. Chez nous, on en employait très peu, mais j’en connais pourtant beaucoup que je n’ai pas inventés. On nous faisait la guerre à la maison. On nous disait : no hables cantando. Parler cantando c’était le sceau du parler populaire. Le statut social rentre bien sûr en ligne de compte. Il était mal vu de parler haketía. Cela signifiait que l’on était d’un milieu modeste, que l’on avait peu d’instruction. Il ne faut pas oublier qu’à Tanger il y avait aussi des Juifs pauvres comme dans toutes les villes du Maroc. Le cordonnier, le cireur de chaussures, le peintre en bâtiment étaient juifs.


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Léon Cohen (à gauche), sa sœur aînée Meri et son frère Salomon au centre. Photographie (colorisée) : A. Cavilla Tanger vers 1905. Antonio Cavilla (Gibraltar 1867 - Tanger 1908) est né dans une famille génoise arrivée à Gibraltar vers 1750. Il débute sa carrière aux côtés de son oncle au studio Cavilla & Bruzón de Gibraltar. En 1885, il ouvre son propre studio à Tanger, ville où il exercera jusqu'à sa mort. Il est connu pour ses vues de Tanger et des principales villes du Maroc, ses cartes postales, ses portraits de famille, de notables et de touristes qu'il habille pour la circonstance de costumes orientaux.

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À propos de langues et milieu social, je vous cite l’exemple du faire-part de mariage de mes parents, rédigé en français alors que la langue de communication courante était l’espagnol. La langue française montre que l’on a atteint un certain niveau social. En revanche si l’on s’intéresse aux épitaphes sur leurs tombes on retrouve l’espagnol, l’hébreu avec quand même une date en français. À Tanger la ketouba était toujours rédigée en reales de Castilla et le mariage était prononcé selon la Ley de Castilla. Vos parents parlaient aussi le français ? Bien sûr ! Le français était une langue acquise à l’école, soit à l’école de l’Alliance Israélite pour ma mère, soit au lycée. On émaillait notre conversation espagnole de mots français prononcés tels quels. Dans certaines familles on ne parlait que français ! Vous ne fréquentiez pas l’école espagnole ? Non ce n’était pas habituel chez les Juifs. Du fait du statut international de Tanger, il y avait

Faire part de mariage de Léon Cohen et Ninie Medina. Tanger 1935.

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des écoles de toutes les nationalités, publiques ou privées : italienne, américaine, françaises, espagnoles. Parmi celles-ci, les plus nombreuses, il y avait plusieurs écoles religieuses pour garçons ou pour filles. Cela montre l’importance de la société espagnole à Tanger bien avant la guerre civile. Il y avait une véritable osmose qui explique pourquoi notre espagnol s’est rapproché du castillan d’Espagne. Quelle était la place de l’arabe à Tanger ? L’arabe était la langue des Marocains, des employées de maison, des paysans du marché, des artisans. Elle n’était pas parlée à la maison, d’ailleurs dans beaucoup de familles juives de Tanger on baragouinait plutôt cette langue. Mes parents savaient parler arabe et en cela ils faisaient exception. Moi je l’ai appris sur le tas et plus tard. Par contre à Casablanca, à Fès ou à Marrakech tous les Juifs employaient l’arabe entre eux.


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Les Juifs de Tanger ont conservé un sentiment de supériorité qui est lié à l’usage de la langue espagnole. Un mot espagnol et de haketía résume bien cela, c’est forastero. Quand on dit de quelqu’un qu’il est un forastero à Tanger, cela ne signifie pas seulement qu’il est étranger à la ville, au sens castillan du terme, mais qu’il est un Juif du sud qui parle arabe. On ne peut imaginer pire mésalliance pour un Juif tangérois ! Ce Juif du sud n’emploie pas la même langue, n’a pas les mêmes coutumes ni la même façon de meldar (prier). Et bien sûr on se le représente vulgaire et mal élevé comme le relève Joseph Bengio : « Malgré son passeport marocain, le Juif de Tanger s’est toujours refusé avec véhémence et même un point d’orgueil à un nivellement avec son coreligionnaire du Maroc intérieur qui demeure à ses yeux le forastero. » 3 Où avez-vous fait vos études ? Ma sœur, mon frère et moi avons fait nos études au lycée Regnault, le lycée français dont nous avons fêté les cent ans en 2013. Nous n’étions pas les premiers de la famille, mon oncle Michel Medina y passa le bac Matélem. Mon grand-père maternel nous avait fait déménager rue Vélasquez pour nous rapprocher du lycée. Le lycée français c’était le prestige universel de la culture française. L’ascension sociale passait obligatoirement par le français. Il y avait bien sûr l’école de l’Alliance israélite où l’enseignement était aussi en français. On pouvait objecter qu’au lycée français il y avait cours le samedi, mais cela ne fut pas un obstacle. Plus tard certains nouveaux venus ashkénazes au lycée assistaient au cours le samedi mais n’écrivaient pas. Comment se passaient les fêtes chez vous ? Mes souvenirs sont un peu lointains, j’ai quitté la maison à 18 ans, pour partir étudier. Ma famille, comme beaucoup, était plutôt traditionnaliste, la maison était casher et on célébrait toutes les fêtes selon la tradition tangéroise, exacte mais sans religiosité extrême. Ma mémoire et mon oreille ont gardé les prières de toutes les fêtes,

Hanoucah, Rosh Hashana, Pessah, et la haggadah dont les mots me reviennent facilement. Je me souviens des préparatifs de Pessah et surtout de la recherche du h’amets que nous réalisions à la lueur d’une bougie tenue par mon père. Le lendemain on brûlait ce que l’on avait trouvé. Il y avait aussi des traditions culinaires liées aux fêtes différentes selon les familles. On adoptait en principe les traditions – las h’adas en haketía – de la famille du mari, mais ma mère poursuivait certaines h’adas de sa famille Medina. La veille de Pessah elle préparait du foie de génisse cuisiné avec des pommes de terre, du cumin et du piment rouge, h’ada des Medina alors que la h’ada Cohen était des steaks grillés au charbon de bois avec du cumin : nous avions donc les deux ! À Rosh Hashana mon père pressait du jus de grenade qu’il scellait dans une bouteille jusqu’à Pessah. Il préparait son haroset avec des amandes, des dattes, des pommes, ce jus de grenade, le tout passé au moulin à viande. Il en confectionnait des boules qu’il roulait dans la cannelle. Il distribuait des paquets de haroset à la moitié de la ville y compris au rabbin de Tanger, Rebbi Yamin Cohen. Les fêtes juives avaient un impact très visible dans la ville. À Kippour on avait l’impression que tout s’arrêtait ou presque. À Pourim on voyait dans les rues un ballet incessant de bandejas de Pourim, des plateaux de gâteaux portés par les bonnes d’une famille à l’autre. On en achetait aussi chez Porte, la pâtisserie française ou bien à La Española, la pâtisserie espagnole. Ce qui nous amusait le plus c’est quand un gâteau que l’on envoyait circulait de famille en famille et finissait par nous revenir. Il avait fait le tour de la ville ! Le jour de Pourim, chez mon grand-père Medina on ouvrait les deux battants de la porte au 2 e étage du 30 calle Italia et on plaçait une grande table en travers. On nous confiait, à ma sœur et moi, des petits sachets contenant des francs ou des pesetas à distribuer à ceux qui allaient se présenter pour demander « pourim ». À partir de neuf heures du matin, c’était un défilé permanent. Certains contaient une histoire, d’autres jouaient de la musique ou une petite

3. Joseph Bengio. Mélanges Tangérois, naissance d’une communauté au XIXe siècle. Éditions Elkana. 2013.

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que tout le monde se connaissait, mais ce n’était pas vrai. Il existait une très forte notion de classe sociale y compris dans les cercles. Il y avait deux cercles principaux où les hommes allaient jouer aux cartes : Casino de Tanger et Círculo La Unión. Les membres de chacun de ces cercles ne se mélangeaient pas.

Photo du mariage de Léon J. Cohen et Ninie Medina. Tanger 1935. Synagogue Suiri.

saynète mais la plupart se contentaient de dire : dame purim. En fin de matinée, on distribuait du pain, le pan de purim. Certains revenaient une deuxième fois. Bien sûr parmi les Juifs se glissaient de petits Espagnols ou de petits Arabes. On donnait à tous. C’était notre grande activité de la journée que nous réalisions avec beaucoup de ferveur. Combien de Juifs vivaient à Tanger ? Je ne saurais le dire avec précision, mais suffisamment pour qu’il y ait plusieurs centres de vie. Un grand nombre de commerces de bouche étaient juifs, des épiceries fines, de nombreux bouchers dans le marché couvert, plusieurs synagogues de toutes tailles. Ce n’était pas une communauté homogène. On avait l’impression

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Quel était le statut des Juifs à Tanger ? Je ne peux parler du statut officiel mais de mon ressenti. Nous étions dans un contexte colonial. J’ai un sentiment très clair d’avoir été « tangéroise ». Au lycée français, il y avait les Français, les protégés français et les Marocains. Chaque année, on nous demandait un acte de naissance. Comme j’étais marocaine et qu’au Maroc il n’y avait pas d’état civil, le mien était établi par le tribunal rabbinique. Plus tard j’ai eu un passeport marocain pour aller à Rabat passer l’oral du baccalauréat, puis pour voyager en France. Mes parents n’avaient pas la même nationalité. Mon père était né espagnol, car mon grandpère avait acquis la nationalité espagnole. Cela conférait une certaine protection, car il n’était pas rare au XIXe siècle que les Juifs subissent des exactions. En revanche, ma famille maternelle était marocaine. J’ai le sentiment que ces questions de nationalité ne se posaient pas tellement à mes parents. On était Marocain et Tangérois tout simplement. À propos de la nationalité de mon père, je me souviens d’une anecdote. Au début du XXe siècle, les Espagnols résidant à l’étranger échappaient au service militaire en payant une taxe, la cuota. Cependant mon père et mon oncle furent appelés tous les deux en même temps pour le service militaire à Cadix, malgré leur différence d’âge. Mon père n’en avait pas gardé un bon souvenir. Tous les dimanches les conscrits se rendaient à la messe. Mon père n’y allait pas et un jour l’un de ses camarades s’en étonna : ¿Y tú Cohen por qué no vas a misa ? Mon père lui dit qu’il était Juif. Et l’autre de répondre : « Notre curé nous a dit que


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Léon et Salomon Cohen à l'armée à Cadix vers 1920. Photographie : El Trebol Cadiz.

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tous les Juifs ont une queue comme le diable, où est-ce que tu la caches ? » et il le harcela jusqu’à ce que mon père finisse par lui apporter la preuve visuelle du contraire. Mon père aurait dû déclarer son mariage au consulat espagnol pour que ses enfants deviennent, à leur tour, espagnols. Il ne l’a pas fait pour éviter que ses garçons soient tenus d’effectuer leur service militaire. C’était une situation paradoxale. Sur une page de son passeport espagnol il était célibataire, et sur la suivante il était accompagné de « son épouse et de ses trois enfants » ! Il n’a régularisé sa situation que bien plus tard. Est-ce qu’il y avait de l’antisémitisme à Tanger ? Non. Je n’ai entendu parler d’antisémitisme qu’à Rabat où j’ai fait Lettres-Sup après le baccalauréat. Certains avaient dû quitter le lycée pendant la Seconde Guerre mondiale, mais ce n’avait pas été le cas à Tanger international. Pour nous l’intervention de l’Espagne à Tanger en juin 1940 n’a rien changé. Nous avons vu arriver des réfugiés juifs hongrois, allemands, polonais même après la guerre. Et dans nos classes au lycée. Comment se passaient vos loisirs ? À la plage, bien sûr, dès qu’il faisait beau, car la plage fait partie intégrante de la vie tangéroise, elle est en ville. Tanger est comme une pointe entre la Méditerranée et l’Atlantique. La côte méditerranéenne forme une baie magnifique avec une immense étendue de sable fin et doré et de grandes marées comme en Atlantique. On s’y rendait à pied. Il fallait être vigilant en traversant, car le chemin de fer de Casablanca longeait la plage. Derrière se trouvait l’avenue d’Espagne qui servait de promenade. Aujourd’hui le train ne passe plus par là. Nous en sommes un peu nostalgiques même si en réfléchissant on se dit que c’est mieux ainsi. Du côté de l’Atlantique, les plages étaient encore sauvages avec des courants dangereux. Nous allions pique-niquer le dimanche à la Forêt

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diplomatique, une étendue couverte d’arbustes. C’était un lieu fréquenté par des gens aisés, car on ne pouvait s’y rendre qu’en voiture. À l’adolescence notre espace de sociabilité c’était le boulevard Pasteur où nous nous donnions rendez-vous l’après-midi ; c’était notre lieu de rencontre, de paseo, des allers-retours sans fin d’un bout à l’autre du boulevard. Tanger est à mon sens une ville qui a souffert de son statut d’internationalité, car les gens qui ont gouverné la ville l’ont administrée plus en fonction de leurs intérêts propres que de ceux des habitants. C’est une ville où il n’y avait pas d’espaces verts ou de piscines. Certes, il existait un club très ancien qui s’appelle toujours Emsallah Garden, ce qui signifie jardin en arabe et en anglais. Mais c’était un club de tennis privé. Après l’indépendance, le pouvoir marocain a négligé Tanger. Le roi Hassan II en avait peur dit-on. Il ne s’y rendait pas. Les choses ont changé avec le roi actuel SM Mohammed VI. Depuis une quinzaine d’années, il y a enfin un vrai plan d’urbanisme. On a aménagé, entre autres, des jardins et une corniche qui longe la baie de Tanger et mène au port. Cela paraît incroyable que l’on n’ait pas réalisé ces aménagements plus tôt. Quels souvenirs avez-vous de l’émigration des gens de Tanger et du Maroc ? Les Juifs sont partis de la même façon qu’ailleurs. Ils ont commencé par avoir peur. On parle toujours de Tanger comme d’un port franc, comme d’une ville cosmopolite où tout était possible, mais il y avait un revers de la médaille. Il n’y avait aucune protection sociale, absolument rien. Les travailleurs n’avaient aucun droit, mais ils avaient l’air heureux d’être à Tanger. J’ai l’impression d’avoir toujours entendu parler de gens qui partaient. Les gens partaient dans les années 1950 au Venezuela ou aux ÉtatsUnis pour faire fortune. En revanche, l’Espagne de Franco était trop pauvre pour offrir de réelles possibilités. C’est Tanger qui avait reçu les Espagnols fuyant la guerre et la famine.


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Léon Cohen et Ninie Medina Tanger vers 1935 à la plage avec des amis.

Beaucoup de ceux qui partaient réussissaient. C’est le cas des cousins de mon père. Il y a également une branche de ma famille maternelle qui a émigré vers 1900. La sœur de mon grandpère Éphraïm Medina a épousé un Bendahan de Tétouan avec lequel elle est partie aux États-Unis. Ils avaient une manufacture de tabac qui a brûlé. Il n’y avait pas d’assurances à l’époque et ils sont donc revenus à Tétouan. Un an plus tard, ils sont repartis à New York où ils ont eu trois enfants, dont mon oncle Joe. Il avait fait la campagne du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la fin de la guerre, il a écrit à son oncle, mon grand-père, pour lui annoncer sa visite à Tanger pour faire sa connaissance. Je revois mon grand-père brandissant joyeusement la lettre de son neveu et s’exclamant : Joe va a venir a verme. Malheureusement sa joie fut de courte durée, car il est décédé brutalement d’une crise cardiaque.

Lorsque Joe arriva, toute la famille était en deuil. On était encore dans los siete dias de abel. À la fin de son séjour à Tanger, Joe a épousé ma tante. La cérémonie eut lieu à la maison et non à la synagogue comme c’était l’usage, car la famille était en deuil. Sur la photo du mariage, on voit ma mère et sa belle-sœur Méri toutes les deux vêtues de noir. Joe et sa nouvelle épouse sont ensuite repartis aux États-Unis. Quand avez-vous quitté le Maroc ? Je suis partie en France en 1957 parce qu’il n’y avait pas de faculté de lettres à Rabat. J’ai eu la chance extraordinaire d’obtenir une bourse du gouvernement marocain. Personne ne pensait que je l’aurais avec mon patronyme Cohen. Mes parents sont restés à Tanger même si ma mère avait rêvé de partir. Elle est décédée en 1965 et mon père un an plus tard. Mon frère s’est installé

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Mariage à la maison de Joe Bendahan avec sa cousine Medina à Tanger en 1948. Trois cousins au centre avec Bella Clougher et sa sœur de part et d'autre. En haut, la mariée est entourée par Meri et Ninie Medina.

en France dans les années 1980 et ma sœur vit toujours à Tanger, sa fille est professeur de musique au lycée Regnault. Est-ce que Tanger est encore la ville cosmopolite que vous avez connue ? Tanger n’est plus… mais est encore. La dimension mythique de Tanger n’a pas disparu. Il y a encore une jet-set qui n’est plus celle de Barbara Hutton mais celle de Pierre Bergé ou de Bernard-Henri Lévy… et de bien d’autres qui renouvellent cette société presque unique, ses réunions, ses soirées. Il y a des lieux qui demeurent comme la librairie des Colonnes qui est La librairie française de Tanger, La Española ou Porte, les deux salons de thé connus, l’hôtel El Minzah en plein centre de Tanger, et le Continental, historique.

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Quel rapport entretenez-vous avec le Maroc aujourd’hui ? Je suis marocaine. S’il arrive quelque chose au Maroc, je le ressens personnellement. Je me sens également française. Et si je vais en Espagne, je me sens instinctivement espagnole. Tangéroise oui bien sûr au milieu de tout ça puisque c’est par Tanger que je me rattache au Maroc. Ma fille, née à Paris s’est définie à 4 ans comme « moitié française, moitié américaine et moitié tangéroise ! ». Joseph Bengio, dans son livre Mélanges Tangérois demande à propos du tangérois – est-il marocain ? espagnol ? international ? Les gens de Tanger connaissaient d’ailleurs très peu le reste du Maroc. Il fallait une raison commerciale ou familiale pour que l’on se rende à Casablanca ou Marrakech. Partir en voyage signifiait traverser le détroit.


AVIYA DE SER… LOS SEFARDIM |

Henri Nahum

Avia de ser...los sefardim

Michelet et les Juifs d’Espagne Jules Michelet (1798-1874) est surtout connu pour son œuvre d’historien de la Révolution française et pour avoir conçu le « roman national » républicain et anticlérical qui sera la référence de l’enseignement dans les écoles de la IIIe République. Fidèle à l’esprit des Lumières, il demeurera réfractaire toute sa vie aux idéologies naissantes du XIXe  siècle : militarisme, industrialisme, socialisme. Il se distingue également de plusieurs écrivains majeurs de son siècle – tels Maupassant ou Jules Verne – en ne cédant pas au nouvel antisémitisme à caractère racial. Dans sa monumentale Histoire de France, c’est sur le ton du polémiste qu’il aborde la question de l’Inquisition et du sort des Juifs lors de l’expulsion d’Espagne. Il y fait preuve d’une empathie et d’une admiration sincère pour le peuple juif qui mérite d’être rappelées.

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Voici quelques extraits : « L’Espagne, en ce moment [les années 1480], consommait sur elle-même une œuvre épouvantable : ayant achevé dans la destruction l’œuvre de l’épée, elle organisait celle du feu […] Par des bûchers, par la ruine et la faim, par la catastrophe d’une fuite subite, pleine de misères et de naufrages, périrent en dix années presque un million de Juifs. L’Inquisition […] emplit l’Espagne de sa royauté. […] Elle dressa aux portes de Séville, un échafaud dont chaque coin portait un prophète, statues en plâtre creuses où l’on brûlait des hommes ; on entendait les hurlements, on sentait la graisse brûlée, on voyait la fumée, la suie de chair humaine ; mais on ne voyait pas la face horrible ni les convulsions du patient. Sur ce seul échafaud d’une seule ville, en une seule année, 1481, il est constaté qu’on brûla deux mille créatures humaines, hommes ou femmes, riches ou pauvres, tout un peuple voué aux flammes. Quatorze tribunaux semblables fonctionnaient dans le royaume. Pendant ces premières années surtout, de 1480 à 1498, sous l’Inquisiteur général Torquemada, l’Espagne entière fuma comme un bûcher. Exécrable spectacle ! et moins encore que celui des délations. Presque toujours, c’était un débiteur qui, bien sûr en secret, comme en confession, venait de nuit porter contre son créancier l’accusation qui servait de prétexte. C’est ainsi qu’on payait ses dettes dans le pays du Cid. Tout le monde y gagnait, l’accusateur, le tribunal et le fisc. L’appétit leur venant, ils imaginèrent, en 1492, la mesure inouïe de la spoliation d’un peuple. Huit cent mille Juifs apprirent le 31 mars qu’il sortiraient d’Espagne le 31 juillet : ils avaient quatre mois pour vendre leurs biens ; opération immense, impossible, et c’est sur cette impossibilité que l’on comptait ; ils donnèrent tout pour rien, « une maison pour un âne, une vigne pour un morceau de toile ». Le peu d’or qu’ils pouvaient emporter, on le leur arrachait sur le chemin ; ils l’avalaient alors mais dans plusieurs pays où ils cherchèrent asile, on les égorgeait, les femmes surtout, pour trouver l’or dans leurs entrailles.

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Ils s’enfuirent en Afrique, au Portugal, en Italie, la plupart sans ressources, mourant de faim, laissant partout des filles, des enfants à qui les voulait. Des maladies effroyables éclatèrent dans cette tourbe infortunée et gagnèrent d’Europe. […] La destruction que (l’Inquisition) opéra fut surtout celle des âmes. Tout homme fut tenu constamment dans l’asphyxie d’une peur considérable, sentant toujours l’espion derrière lui, que dis-je ? ne se rassurant qu’en se faisant espion. Une aridité effroyable s’empara du pays, dans tous les sens. En chassant les Maures et les Juifs, l’Espagne avait tué l’agriculture, le commerce, la plupart des arts. Eux partis, elle continua l’œuvre de mort sur elle-même, tuant en soi la vie morale, l’activité d’esprit. […] Les Juifs, fuyant l’Espagne, trouvèrent des malheurs aussi grands que ceux qu’ils fuyaient. Sur les côtes barbaresques, on les vendait, on les éventrait pour chercher l’or dans leurs entrailles. Plusieurs échappèrent dans l’Atlas, où ils furent dévorés par des lions. D’autres, ballotés ainsi d’Europe en Afrique, d’Afrique en Europe, trouvèrent dans le Portugal pis que les lions du désert. Telle était contre eux la rage du peuple et des moines, que les mesures cruelles des rois ne suffisaient pas à la satisfaire. Non seulement on les fit tout d’abord opter entre la conversion et la mort, mais, en sacrifiant leur foi, ils ne sauvaient pas leurs familles : on leur arrachait leurs enfants. Le roi prit les petits qui avaient moins de quatorze ans pour les envoyer au îles. Ils mouraient avant d’y arriver. […] Les misérables convertis étaient traînés aux églises, n’achetaient leur vie jour par jour que par l’abjection, l’hypocrisie. Au moindre soupçon, massacre. Il y en eut un, terrible, en 1506 à Lisbonne. En Allemagne, Maximilien, Louis XII en France, se popularisèrent à bon marché, en accordant aux marchands indigènes qui craignaient la concurrence, l’expulsion des Juifs émigrés qui affluaient


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dans les villes du Nord. Venise et Florence, quelques villes d’Allemagne, montrèrent plus d’humanité. Cependant, là même et partout, leur condition était cruellement incertaine, variable. A chaque instant, des histoires d’hosties outragées, d’enfants crucifiés et autres fables semblables. Parfois, la simple rhétorique d’un moine prêchant la Passion pouvait ameuter la foule et, de l’église, la lancer au pillage des maisons des Juifs. Arrachés, traînés, torturés, il leur fallait assouvir ces excès de rage infernale. Elle était inextinguible. […] On reprochait souvent [aux Juifs] non seulement d’avoir tué le Christ, mais de tuer les Chrétiens par l’usure. Ceux-ci les accusaient là d’un crime qui était le leur. Les Juifs ne faisaient point l’usure quand on leur permettait de faire autre chose. Ils vivaient de commerce, d’industrie, de petits métiers. On leur défendait ces métiers en confisquant leurs marchandises, en les dépouillant de tout bien saisissable, en ne leur avait laissé que le commerce insaisissable, ou du moins facile à cacher, l’or et la lettre de change. On les haïssait comme usuriers, mais qui les avait faits tels ? Ces mystérieuses maisons, si on eut pu les bien voir, auraient réhabilité dans le cœur du peuple ceux qu’il haïssait à l’aveugle. La famille y était sérieuse et laborieuse, unie, serrée, et pourtant très charitable pour les frères pauvres […]. Le Juif était généralement admirable pour les siens, bienfaisant dans sa tribu, édifiant dans sa maison. Rien n’égalait l’excellence de la femme juive, la pureté de la fille juive, transparente et lumineuse dans sa céleste beauté. La garde de cette perle d’Orient était le plus grand souci de la famille. Morne famille, sombre, tremblante, toujours dans l’attente des plus grands malheurs. » Michelet va beaucoup plus loin. Il ne se borne pas à la compassion pour les expulsés d’Espagne et pour les victimes de l’Inquisition ni à la louange des vertus domestiques des Juifs. Adoptant les thèses de Pic de la Mirandole et de Reuchlin, il considère que les Juifs sont à l’origine de la philo-

sophie grecque antique et qu’ils sont le lien indispensable entre l’Orient et l’Occident : « Je m’explique. Personne n’eût osé formuler cette idée. Et pourtant, elle était implicitement contenue dan l’opinion des érudits : « Que la philosophie rabbinique était supérieure, antérieure à toute sagesse humaine, que les chefs des écoles grecques étaient les disciples des Juifs. » Relever les Juifs à ce point, c’était les donner pour maîtres à l’Europe dans les choses de la pensée, comme ils l’étaient déjà certainement dans la médecine et dans les sciences de la nature. Le jeune prince italien Pic de la Mirandole qui, vivant, fut une légende […] avait dit audacieusement de la philosophie juive : « J’y trouve à la fois Saint Paul et Platon. » Ses thèmes sur la

Portrait de Jules Michelet photographié par Félix Nadar en 1856. Collection : Médiathèque de l'architecture et du patrimoine. Diffusion : RMN.

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kabale furent imprimés en 1488, avant l’horrible catastrophe d’Espagne qui brisa les écoles juives et dispersa dans l’Europe et dans l’Afrique et jusque dans l’Asie, la tribu la plus civilisée et la plus nombreuse de ce peuple infortuné. C’est au milieu de ce naufrage, en 1484, quand ses lugubres débris apparurent dans les villes du Nord parmi les huées d’un peuple impitoyable, c’est alors qu’un savant légiste, Reuchlin, publia son livre « De verbo magnifico », dont le sens était : « Seuls les Juifs ont connu le nom de Dieu. » Ces misérables assis sur la pierre des places publiques, hâves, malades, qui faisaient horreur, qui n’avaient plus figure d’hommes, les voilà, par ce paradoxe, placés au faîte de la sagesse, reconnus pour les antiques et profonds docteurs du monde, les premiers confidents de Dieu. Dans leurs livres et dans leur langue, Reuchlin montrait les hautes origines et des nombres de Pythagore et des principaux dogmes chrétiens. […]. Les humanistes avaient […] adoré la sagesse grecque. On pouvait prévoir que […] la curiosité humaine [les] transporterait […] à une doctrine plus abstruse, à une langue peu connue encore […].

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Qu’on estimât plus ou moins les livres hébraïques et la philosophie des Juifs, on ne devrait pas oublier le titre immense qu’ils ont acquis, pendant le Moyen-âge, à la reconnaissance universelle. Ils ont été très longtemps le seul anneau qui rattacha l’Orient à l’Occident, qui, dans ce divorce impie de l’humanité, trompant les deux fanatismes, chrétien, musulman, conserva d’un monde à l’autre, une communication permanente et de commerce et de lumière. Leurs nombreuses synagogues, leurs écoles, leurs académies, répandues partout, furent la chaîne en laquelle le genre humain, divisé contre lui-même, vibra encore d’une même vie intellectuelle. Ce n’est pas tout : il fut une heure où toute la barbarie, où les Francs, les iconoclastes grecs, les Arabes d’Espagne eux-mêmes, s’accordèrent, sans se concerter, pour faire la guerre à la pensée. Où se cachait-elle alors ? Dans l’humble asile que lui donnaient les Juifs. Seuls, ils s’obstinèrent à penser et restèrent, dans cette heure maudite, la conscience mystérieuse de la terre obscurcie. Les Arabes prirent d’eux le flambeau et des Arabes les Chrétiens. […]. Leur dispersion dans l’Europe fut, pour ainsi dire, l’invasion d’une civilisation nouvelle. Tout subit l’influence occulte, et d’autant plus puissante, des Juifs espagnols et portugais. »


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Una buena ideya Une bonne idée Conté par Isak Papo in Cuentos sobre los Sefardies de Sarajevo d’Isak Papo, Rikica Ovadiya, Gina Camhy, Clarisse Nikoïdski. Logos. Split. 1994.

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alamunatchi tiniya une butikita in il tcharshi ondi vindiya minudayas : algujas, filus, masus di lana, butonis i otru. In tiempu di venti anyus di kazadus a el i su mujer Strulatcha lis nasyerun sinku fijas i un fiju. Kun tiempu las fijikas ya krisyerun i alkansarun la edad di mutchatchas para kazar. Ondi lus djidios era il uzu ki la famiya di la novya devi apruntar dota i ashugar para las fijas. Salamunatchi no pinsava dilintodu a la dota, ma Strulatcha prikurava di kuzir i apruntar todu lu ke es uzu komu ashugar di la novya : savanas, fronjas, mudaduras, pishkiris, i otru. Kuandu la Bukica intchu lus diziotchu anyus i si dispuzo, la primera ashugar ya estava pronta. Lus kidushim di la Bukica pasarun agora kalyo impisar il aparejamyentu para la Klarica. In kurtu ditchu, para kazar sinku fijas, kun lus gastis para lus kidushim, il kuniser, in tiempu di

Salamunatchi avait une petite boutique au marché où il vendait de la mercerie : des aiguilles, du fil, des pelotes de laine, des boutons et encore bien d’autres articles. En vingt ans de mariage, sa femme Strulatcha et lui eurent cinq filles et un fils. Avec le temps, les filles grandirent et atteignirent l’âge de se marier. Chez les Juifs, la coutume veut que les parents de la mariée préparent une dote et un trousseau. Salamunatchi ne se préoccupait pas du tout de la dote, mais Strulatcha s’efforçait de coudre et de préparer tout le nécessaire pour le trousseau de la mariée : des draps, des taies d’oreiller, du linge de corps, des essuie-mains et bien d’autres choses encore. Quand l’aînée, Bukica, atteignit ses dix-huit ans et se fiança, le premier trousseau était fin prêt. Les bénédictions du mariage de Bukica étaient à peine achevées, qu’il fallut entamer les préparatifs pour celui de Klarica. En bref, pour marier cinq filles, en l’espace de huit années, en comptant les frais de mariage, de présentation, les dépenses furent considérables.

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otchu anyus lus gastis fuerun grandis para kazar las fijas. Al kavu di kada anyu li arivava a Salamunatchi un avizo kuantu es il dasio di tal anyu. Komu el no era kapatchi di pagar la devda fue krisyendu, lus arikavdadoris, si turnavan sin arikavadar una para. Il sovrestante di la administrasyon di lus dasios lu yamo a Salamunatchi para avlar kun el personalmente, a ver komu reglar la koza. Komu ya pasarun anyus di kuandu la ultima vez pago il dasio, Salamunatchi pardyo il heshbon kuantu alkanso a ser la devda. Il sovrestante di lus dasios li amustro una lista di kuala si vidu ki la devda era 95 000 dinaris, kuala in akel tiempu Salamunatchi no la pudiya pagar pur diez anyus. « Ti vo fazer una ayuda, kada mes vas pagar 2 000 dinaris, ansina ti va ser mas kulay ». Salamunatchi si mityo a pensar, dondi kitar lus dos mil dinaris kada mes, savyendu kuantu devi a la « Melaha » i la « Guela » ondi alvanto grandis imprestimus para kazar a las fijas. Al kavu li dishu a shefe di lus dasios : « Savi luke sinyor, dami 5 000 dinaris, ansina ki seya la devda rendonda 100 000 dinaris ». Note sur la transcription du judéo-espagnol : Afin de faciliter la lecture nous avons choisi de modifier le mode de transcription adopté par Isak Papo qui est mieux adapté aux langues slaves que romanes. Dans notre transcription, le caractère noté č est rendu par tch, le caractère š est rendu par sh, le caractère ž est rendu par j, le caractère j est rendu par y. En revanche nous avons conservé les spécificités du judéoespagnol de Bosnie et en particulier la substitution très fréquente des voyelles o par un u (poko = poku), e par un i (onde = ondi) ou par un a (meldar = maldar).

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Chaque fin d’année, Salamunatchi recevait l’avis des impôts l’informant du montant qu’il devait annuellement. Comme il n’était pas en état de payer, la dette ne fit qu’augmenter et les percepteurs s’en retournaient sans avoir perçu un centime. L’inspecteur des impôts appela Salamunatchi pour lui parler personnellement et voir comment régler la chose. Comme il s’était écoulé des années depuis qu’il avait payé pour la dernière fois ses impôts, Salamunatchi avait perdu le compte de la somme qu’il devait. L’inspecteur des impôts lui montra un tableau d’où il ressortait que la dette s’élevait à 95 000 dinars, montant qu’à ce moment-là, Salamunatchi n’aurait pas pu payer même en dix ans. « Je vais t’aider, chaque mois tu vas me payer 2 000 dinars, pour que cela te soit plus facile ». Salamunatchi se mit à penser, d’où il pourrait bien tirer les 2 000 dinars par mois, sachant combien il devait à la banque Melaha et à la banque Guela où il s’était fortement endetté pour marier ses filles. À la fin, il dit à l’inspecteur des impôts : « Vous savez quoi monsieur, donnez-moi 5 000 dinars et ainsi cela fera un compte tout rond de 100 000 dinars ! ».


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Para Meldar

Mon père sur mes épaules Metin Arditi

Grasset, 2017, 168 pages.

L’autofiction n’est intéressante que si elle peut être partagée. À cet égard, la portée universelle du récit de Metin Arditi est incontestable. Ce petit livre m’a bouleversée et donné envie de lire le reste de son œuvre. L’auteur, né en 1945 à Istanbul, est devenu romancier à 50 ans, après une carrière d’ingénieur, d’enseignant et d’entrepreneur. À l’âge de 7 ans, il a quitté sa ville natale pour un pensionnat en Suisse. « Libéré » à 18 ans, il a embrayé sur l’École polytechnique de Lausanne et l’université de Stanford. Ses parents, turco-sépharades, ont vécu à Ankara et Istanbul avant de s’installer en Suisse dans les années 1970. Depuis 2009, Metin Arditi co-préside à Genève la fondation « Les instruments de la paix », qui favorise l’éducation musicale des enfants de Palestine et d’Israël. Qu’est-ce qui se cache derrière le parcours exemplaire de l’auteur ? Un enfant blessé, qui, sa vie durant, aura tenté d’obtenir l’estime de son père. Du reste, il y est peut-être parvenu, tant cet homme disparu à la fin du siècle dernier reste impénétrable, pour l’auteur comme pour ses lecteurs.

Nous, enfants juifs nés après la guerre, avons eu toutes les chances : la paix, la croissance économique, Françoise Dolto, la possibilité d’oublier notre judéité – ou de la revendiquer fièrement à l’instar de l’État d’Israël. Metin Arditi fait partie de cette génération de « chanceux » et ne s’était jamais autorisé, jusqu’en 2016, à remettre cette évidence en question. Nos parents avaient vécu l’indicible, de près ou de moins près, mais tous étaient marqués. Du reste, nous leur avons globalement témoigné autant de loyauté que nous en étions capables, même lorsque nous arborions le vêtement révolutionnaire : notre crise d’adolescence (sans risque vital) n’était-elle pas un hommage aux années de peur, de fuite, de cache, et bien sûr d’extermination ? Mais, parvenu à l’âge de se retourner sur sa vie si riche, Metin Arditi s’est demandé s’il ne s’était pas menti, et n’avait pas menti aux autres, des années durant. Peut-être était-il mûr pour la vérité, en tout cas une autre vérité. Peut-être était-il éberlué, comme, nous le sommes tous, de voir ses petits-enfants accéder à l’âge adulte, reléguant leurs parents – nos enfants – hors du champ de leurs possibles. À Madagascar, au bout de quelques années, on retourne les morts. La cérémonie (joyeuse !) permet de nettoyer le squelette et de l’envelopper dans un linceul neuf. La bénédiction que les anciens ainsi « rafraîchis » accordent à leurs descendants est dès lors sans limite. Metin Arditi a retourné son père mort. Il a retiré, lambeau après lambeau, tout ce qui l’avait blessé, tout ce qui avait été enfoui (pas oublié),

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tout ce qui avait été nié pour laisser place à l’hagiographie obligatoire et officielle. Ce père l’avait abandonné, enfant, pendant onze longues années, y compris pendant les vacances scolaires. À peine une dizaine de visites en tout, jamais de compliments malgré les bonnes notes obtenues pour ne pas, ne jamais le décevoir. Qui n’a pas vécu la déception d’un spectacle de théâtre où, encore échauffé par la performance donnée, on se heurte à la moue du seul spectateur pour qui on a joué ? À part ça, il n’était pas désagréable, charmeur même, et charmant. Mais désespérément incapable de montrer la moindre émotion, et surtout absent, même lorsque Metin se blessait. Les rares souvenirs de temps partagé étaient magnifiés par l’enfant, puis l’adolescent, qui s’accrochait à cette antienne : « Je suis au pensionnat pour mon bien ». Et la mère ? Un « délicieux » mois par an, dans un bon hôtel. Une famille judéo-sépharade dans un pays musulman dans les années 1950 n’était pas vraiment le lieu de l’épanouissement féminin. L’homme était le dieu et avait tous les droits, y compris de tromper son épouse. Le père de Metin contrôlait tout, savait mieux que les autres, ne se trompait jamais. Une première née, morte en bas âge, dont le père n’a jamais parlé, avait convaincu la mère qu’elle était incapable d’élever des enfants. Elle a confié son fils et sa fille à une gouvernante. Ce drame originel a sans doute écrit l’histoire familiale avant qu’elle soit vécue. Mais aussi les difficultés – passées sous silence – des affaires en Turquie après l’épisode de Suez, puis la guerre des Six jours. Et la propre jeunesse du père, parti à Vienne à 14 ans chez sa sœur parce que son propre père était joueur et inconséquent. Entre un père privé de référence et une mère culpabilisée, la pension semblait probablement la moins mauvaise des solutions. À Vienne, le père de Metin Arditi avait embrassé les valeurs socialistes et cosmopolites qui firent de lui, dans les années 1950, un citoyen turc foncièrement laïque, ouvert aux autres sans distinction de race ou de religion.

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Des engagements que Metin admirait profondément. Mon père, ce héros. Mais quand Metin veut épouser une femme non juive, son père exige (en vain) qu’elle se convertisse. Première révolte du fils, timide encore, et qui ne dit pas son nom, tant est fort (et inassouvi) son besoin d’amour. Tant est puissant son déni d’une réalité décevante. À la fin de sa vie, ce père jadis si tolérant adhère aux thèses extrêmes de ses coreligionnaires suisses sur la question palestinienne. Lors d’un dîner, Metin croit pouvoir s’exprimer. Il se fait traiter de traître, attend que son père le défende, et se heurte au silence. Même déception (le mot est faible) quand, tout fier d’une réussite professionnelle, l’auteur est humilié devant témoins par l’auteur de ses jours, comme si seul le patriarche pouvait innover, réussir, savoir. Il devait être bien peu sûr de lui, ce père, pour se croire menacé par son propre fils. Metin devait lui faire honneur en toute chose, mais pas pour lui-même, non, jamais ; ses accomplissements n’avaient qu’une finalité : lustrer la statue du Commandeur. Sa mort n’a pas délivré Metin Arditi de son devoir de loyauté. Il lui a fallu vingt ans pour oser écrire (en italiques dans le livre) les mots âpres qu’il n’a jamais pu lui dire en face. Et faire la paix avec un homme sans doute remarquable à plein d’égards, mais si peu père. Aimer, c’est accepter les failles et les manquements de l’autre. On sent l’auteur libéré à la fin de cette confession poignante, et on s’en réjouit pour lui. Mais quelle souffrance on sent poindre dans cette si longue quête de reconnaissance… ! Les parents ont-ils tous les droits, et les enfants tous les devoirs ? Au XXIe siècle, la proposition est volontiers inversée. C’est bien sûr dans l’entredeux que se situe la sagesse. Une fois encore, « Mon père sur les épaules » nous rappelle que chacun est d’abord le produit d’un lieu et d’un temps. L’histoire du Suisse Metin et de son oriental de père est là pour le rappeler.

Brigitte Peskine


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Un juif de mauvaise foi Jean-Christophe Attias

Jean-Claude Lattès. Septembre 2017. ISBN : 978-2-709-65940-6

Jean-Christophe Attias est né d’un père juif d’Algérie et d’une mère charentaise catholique. À l’âge de vingt ans, il décide de se convertir au judaïsme orthodoxe et de suivre dès lors une pratique rigoureuse des mitzvot. Un juif de mauvaise foi est le récit de cette aventure depuis ses sources les plus intimes jusqu’à ses conséquences les plus tardives. Il a pour nous le goût des variations sur un thème familier : celui des complexes de l’identité juive. Complexe bien sûr dans le sens où il existe mille et une façons d’être juif. Complexe surtout dès lors que l’identité est incertaine, changeante et qu’elle se dérobe à qui veut la saisir. Dans le rapport au judaïsme, il y a d’abord le rapport au père. Les pages qui lui sont consacrées sont parmi les plus belles et les plus touchantes du livre. Un père lui-même fragile et hésitant dans ses choix, acceptant le baptême de ses fils et rompant avec le judaïsme de ses origines pour mieux y revenir par l’étude et le livre. Jean-Christophe Attias est en effet né au sein d’un couple mixte où l’on n’avait pas clairement statué sur la religion des enfants : « Des gens compliqués, mes parents. Ou peut-être seulement jeunes, endeuillés et perdus. Luttant contre un destin contraire et peut-être aussi, sans le savoir, l’un contre l’autre. Butant sans recours contre d’insolubles dilemmes. Jouant avec les symboles comme si les symboles n’étaient que les balles d’un jongleur de cirque, alors que les symboles peuvent tuer comme les balles d’un tireur fou. »

Les quatre enfants de Meriem et Jacob Attias, à Mascara, au début des années 1930. Robert Attias, le père de Jean-Christophe Attias figure en bas à droite. Collection privée J.-C. Attias.

D’autres tempéraments auraient sans doute accueilli d’un cœur plus léger ces ambigüités, mais on devine chez l’auteur une sensibilité à vif. Les non-dits du couple sont pour lui autant de motifs d’angoisse : « L’inquiétude profonde qui assombrit tant mes premières années, celle de l’adolescent tourmenté que je fus, puis du jeune adulte incertain que je devins, n’était-elle pas l’effet de l’obscure menace que tout non-choix semblait faire peser sur ma vie même ? […] Et je dois reconnaître que tous mes efforts jusqu’à ce jour n’ont eu qu’une seule et unique fin, littéralement salvifique : briser définitivement l’association mortifère des deux symboles [juif et chrétien], en choisir un et un seul. » Ce choix ne va pas sans une part de provocation : « Alors, deux décennies plus tard, je tranchai, en effet. Non sans violence. Et de la seule façon qui me permit de faire de mon choix un vrai choix. Un choix qui abolit d’un seul coup tous les leurs, quels qu’ils eussent été et surtout si contradictoires

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Jacob Attias, grand-père de Jean-Christophe Attias à Guayaquil (Équateur), à bord de la Nueva Fortuna en juillet 1919. Collection privée J.-C. Attias.

qu’ils eussent été. Je choisis de tuer le baptisé en moi. Et d’être un juif vivant. » Le livre s’ouvre sur la toute-puissance d’un néophyte de vingt ans qui impose les rigueurs de la cacherout à une famille sans voix. Comment devient-on juif ? Qu’est-ce qui soustend ce choix radical ? En apparence presque rien. La famille de Jean-Christophe Attias réside dans de petites villes de province à l’écart de toute communauté. Il n’a pas de condisciples juifs. Le judaïsme se résume donc à la figure du père. Un motif qui revient comme un leitmotiv : « Si fragmentaire, si translucide qu’elle puisse paraître, j’ai bien eu, moi, une enfance juive. Mon enfance juive, ç’avait été lui, tout simplement. Mon père. […] je n’ai pas oublié le jour où (il) m’apprit qu’il était juif. Je me souviens du lieu : la chambre aux murs bleus que je partageais avec mon frère. Je me souviens surtout de mon ravissement. J’avais huit ou neuf ans. J’ignorais ce que cela pouvait précisément vouloir dire. Mais je savais depuis longtemps

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que mon père était différent […] Et voilà soudain que je savais : il était juif. Cela devenait instantanément la chose la plus importante au monde. L’obscur éclat de cette révélation-là éclipsait tout le reste. Comment donc pouvait-on être chrétien quand on avait la possibilité d’être juif ? Et quelle chance n’avais-je pas, moi, d’être un demi-juif ? […] Toute la puissance de mon père était là, il était l’Autre, il fallait donc que je sois lui. Il aurait presque pu ne rien faire. » Longtemps occulté, le judaïsme a le goût du fruit défendu. Il est le signe de quelque chose de différent, de meilleur sans doute auquel le jeune adolescent va pouvoir s’identifier. Sans trop y penser, le père va associer son fils à cette découverte en partageant avec lui l’apprentissage de l’hébreu : « Mon père a voulu m’apprendre - et j’ai voulu apprendre - ce que lui-même était en train d’apprendre ou de réapprendre. Rien de plus profondément juif que ça. L’eau de mon baptême avait commencé de sécher. » Mais le judaïsme se construit aussi en opposition. On devine aisément les affres du jeune intellectuel Jean-Christophe Attias confronté aux rustres du collège des Vertes-Voyes de SainteMenehould. « Ils me détestaient tous. Je le leur rendis bien, y ajoutant le mépris. » Le judaïsme et l’étude lui servent alors de refuge. Ce judaïsme, largement fantasmé est suffisamment attirant pour que Jean-Christophe Attias décide de consacrer ses études supérieures à l’hébreu. En montant à Paris, il s’insère dans plusieurs réseaux juifs : celui des hébraïsants de Langues’O et celui de la synagogue informelle de la rue Georges-Berger. Plus qu’à de grands maîtres, c’est à ce judaïsme populaire que Jean-Christophe Attias doit son initiation. Il nous offre une galerie de portraits, aussi différents qu’émouvants, de ceux qui l’ont accompagné à Paris sur le chemin de la conversion. S’il s’attache corps et âme au judaïsme, il n’est pas touché par la foi. La question de l’existence du Créateur ne le tourmente pas. Une fois détaché de la pratique orthodoxe, il pourra ainsi affirmer qu’il


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n’a jamais cru. Mais de cela justement il n’est pas très sûr. La quête du spirituel est innée chez lui. Le Dieu auquel il adresse ses prières répond au besoin qu’il a de s’élever jusqu’à Lui. Il consacre tout un chapitre au sentiment fugace de la Shekhina, la présence divine qui l’a un jour effleuré : « Non point présence de Dieu, présence de moins que de Dieu, d’autre chose que de Dieu. Présence chaude, légère, enveloppante et protectrice. » De cette aventure intime que peut-on retenir ? Si les blessures de l’âme sont inguérissables, on peut très bien apprendre à vivre avec. L’inquiétude est non seulement inséparable de la condition humaine, mais elle est aussi au fondement de toute philosophie. Or Jean-Christophe Attias a tranché : entre l’inquiétude spirituelle qui le conduit à l’orthodoxie et l’inquiétude philosophique qui le conduit à l’étude c’est la seconde qui l’a emportée. Cette fois sans violence, mais comme une évidence. Celle d’une liberté qui refuse de s’aliéner à un dogme ou à une communauté. Est-il pour autant devenu un juif abstrait comme son père lui en a fait un jour le reproche ? Juif abstrait cela signifie un juif qui n’a pas grandi dans le judaïsme, qui n’en porte pas l’évidence en soi, qui n’est pas organiquement juif. Le père injuste avait visé juste : tellement d’orthodoxie pour rien. Il sera toujours un mauvais juif, issu d’un mauvais levain. C’est seulement en rompant avec l’orthodoxie, en devenant un mauvais juif, que JeanChristophe Attias s’affirme comme un juif à part entière. Si l’on peut légitimement lui reprocher d’avoir trahi les commandements, c’est précisément parce qu’il est juif. Plus qu’une rupture, il s’agit d’un détachement progressif sans drame ni violence. Sans reniement non plus puisqu’il continue d’entretenir sur un mode mineur une pratique religieuse. Ce judaïsme il le vivra désormais en couple. À vingt-quatre ans, par le truchement d’Aron Rodrigue, il rencontre l’âme sœur en la personne d’une juive stambouliote à la triple nationalité turque, française et israélienne, Esther Benbassa. Elle l’aidera à se libérer de ses derniers

complexes ou plutôt à vivre en paix avec ses complexes. Cet inconfort est d’ailleurs tout relatif à mesure que s’accumulent les honneurs universitaires. Il faudra toute la puissance polémique de sa compagne pour qu’il retrouve un temps une position d’outsider. Jean-Christophe Attias sait bien qu’il y a toujours plusieurs versions de la même histoire. Il suffit de modifier la perspective comme il s’en amuse régulièrement au fil de son récit. Pourtant sur un point Jean-Christophe Attias n’a pas varié : le judaïsme est pour lui une aventure avant tout spirituelle. Rien ne lui est plus étranger que la raison d’État ou les impératifs de la géostratégie. Du sionisme, il ne partage ni la vision pessimiste de l’histoire, ni la nécessité du rapport de forces. Ce judaïsme-là, au fond plus laïc que le sien, celui de l’homme nouveau, de la force incarnée, lui est définitivement étranger. Il est un juif diasporique que l’amour de l’hébreu relie puissamment à Israël. Un dernier paradoxe sans doute et pas des moindres. Juif abstrait au dire du père, détaché en principe de sa lignée par l’effet de la conversion, Jean-Christophe Attias n’en revendique pas moins une filiation sépharade. Celle de son grand-père Jacob Attias originaire de Tétouan dont il a pris le prénom hébraïque. Ce grand-père qu’il n’a jamais connu avait fait fortune en Équateur dans le commerce textile. Revenu en Afrique du Nord au début des années 1920, il s’installa à Mascara en Algérie où il épousa une certaine Meriem/Marie Benichou. Jean-Christophe Attias garde pieusement quelques photos de ce grand-père d’Amérique et un service en argent marqué à ses initiales. Suffisamment pour nourrir une légende. « De Jacob l’ancien, je l’avoue, je n’ai rêvé qu’éveillé et à ma seule convenance. Je n’ai gardé de son histoire que le strict nécessaire et j’y ai ajouté de mon cru ce qui pouvait me distraire. » Ce passé judéo-espagnol est suffisamment ancré pour que son père entraîne un jour de Kippour, son fils prier à la synagogue Don Isaac Abravanel fondée par les Judéo-espagnols de Turquie et des Balkans.

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1. Friedrich Nietzsche, Avantpropos de La généalogie de la Morale.

Si le récit de Jean-Christophe Attias fait écho aux conflits intérieurs qui agitèrent les marranes, il s’inscrit d’abord dans la littérature juive moderne : celle d’un judaïsme qui ne doit pas tout à l’héritage familial, mais qu’il faut construire de ses propres mains. Nos mains et pas forcément les siennes. C’est pourquoi, aussi proche qu’il puisse parfois nous paraître, il nous demeure quelque peu étranger. Nous lisons volontiers entre les lignes ce qu’il n’a pu nous confier. Ce grand lecteur de Nietzsche serait-il resté par instants imperméable à lui-même ? « Nous restons nécessairement étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, nous ne pouvons faire autrement que de nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes, pour nous vaut de toute éternité la formule : “Chacun est à soi-même le plus lointain.” » 1

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La communauté Juive d’Urla Équilibres InterCommunautaires dans une Ville Ottomane en 1900 Léon Kontente

Éditions Libra, Istanbul, 2016

Auteur prolixe qui a déjà consacré plusieurs ouvrages à Smyrne/Izmir d’où est originaire sa famille et où il est lui-même né, Léon Kontente s’est cette fois intéressé à la ville voisine d’Urla, délaissée selon lui par les historiens. Dans ce petit livre, Léon Kontente raconte d’un ton alerte la vie de la communauté juive de cette petite ville côtière, à mi-chemin entre Izmir et la station balnéaire de Çeşme, au tout début du 20e siècle. Après un nécessaire rappel géographique et historique, l’auteur s’attache à restituer l’ambiance de la ville à cette époque en évoquant d’abord les

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principales communautés qui s’y côtoyaient : Turcs, Juifs et Grecs. En apparence dans l’ombre de sa voisine plus connue – Izmir -, Urla a en réalité joué un rôle parfois complémentaire et elle a aussi bénéficié de la « vitalité de cette ville portuaire ». C’est dire combien son destin a été lié à celui d’Izmir, comme le fut celui des familles des deux villes. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve parmi les noms des familles qu’il mentionne des patronymes présents aussi à Izmir comme les Arditi et Eskenazi. Bien des informations données par Léon Kontente pour Urla s’appliquent également à Izmir et aux villes voisines, de sorte que l’intérêt de son travail dépasse le cadre géographique défini par son titre. La vie d’un habitant juif d’Urla en 1900 décrite à travers le précieux témoignage d’Avramaki Eskenazi, né en 1872 et décédé en 1961, montre bien des similitudes avec celle de ses coreligionnaires d’Izmir. Dans sa conclusion, Léon Kontente évoque la fierté des habitants juifs des petites villes voisines d’Izmir qui n’hésitaient pas à ajouter à leurs noms celui de leur cité, ceux d’Urla se faisant alors surnommer Urlalı, usage qui ne manquera pas d’intéresser les lecteurs amateurs de généalogie. Quelques informations disséminées ici et là permettront aussi à ceux qui auraient la chance de visiter Urla de retrouver des traces de la présence juive dans ville, l’auteur révélant par exemple que l’actuelle mairie n’est autre que la maison de la famille Eskenazi…

Laurence Abensur-Hazan


Las komidas de las nonas ALBÓNDIGAS

Ingredientes – 500 gramos de karne molida – Una sevoya pikada – Un masiko de prishil pikado – Un guevo – Un revanada de pan mojada i esprimada – Dos o tres kucharas de tomatada Salsa de tomat – 100 gramos de tomatada de kutí – Un diente de ajo – agua – azeyte – sal (a gusto) Se aze buyir todo endjuntos. Preparasión 1. Se amasa todo endjuntos 2. Se azen las albóndigas. 3. Se pasan en l'arina. 4. Se kozen adientro de la salsa buyendo a lumbre basha, por kaje 30 minutos.

Recette extraite du livre de Matilda Koen Sarano Guizar kon gozo (Editorial S. Zack, Jérusalem, 2010). Recette de Rhodes transmise par Jacqueline Benatar en 1988.

Ingrédients

Sauce tomate

Préparation

– 500 grammes de viande hachée

– Cent grammes de purée de tomate en boîte

1. Incorporer tous les ingrédients

– Un oignon haché – Un petit bouquet de persil

– Une gousse d'ail

– Un œuf

– De l'eau

– Une tranche de pain mouillé et pressé

– De l'huile – Du sel (selon le goût)

– 2/3 cuillérées de purée de tomate

Faire bouillir tous les ingrédients ensemble.

2. Former les albóndigas 3. Rouler dans la farine 4. Faire bouillir dans la sauce tomate à feu doux environ 30 minutes.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, Rachel Amado-Bortnik, Jean-Christophe Attias, François Azar, Bella Clougher, Matilda Coen-Sarano, Corinne Deunailles, Monique Héritier, Jenny Laneurie, Henri Nahum, Brigitte Peskine, Sabetay Varol. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Isaac et Ninie Medina, respectivement oncle et mère de Bella Cohen Clougher. Photographie : Blanco Tanger vers 1915. Impression Caen Repro ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif Maison des Associations Boîte n° 6 38 boulevard Henri IV 75 004 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030 Octobre 2017 Tirage : 1050 exemplaires

Aki Estamos, Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien


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