| A VRIL, MAI, JUIN 2018
Nissan, Iyar, Sivan, Tamouz 5778
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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998
03 R etour sur
l'acquisition des nationalités espagnole et portugaise — MICHEL BENVENISTE
06 U ne vie juive en Bulgarie — LÉONTINA ISRAËL
25 L a saga
de la famille Arié de Samokov (suite)
31 P ara meldar
— HENRI NAHUM
SUPPLÉMENT
La Niuz
L'édito
1. Antari ou Entari. Vêtement masculin ou féminin sans manche, en forme de robe ou de toge, dont les pans non cousus se croisent sur le devant. 2. Yurdi ou kyurdi. Du turc kürdi. Long manteau ottoman qui peut être fourré (ensamarrado). 3. Coiffe sophistiquée que portaient les femmes sépharades en Orient.
Qui sont les Judéo-espagnols ? Il y a tant de réponses possibles à cette question que l’on pourrait à bon droit se demander si l’on n’est pas en présence d’une chimère. Faut-il, pour les représenter, privilégier la version traditionnelle a la turka en antari 1 ou en yurdi ensamarrado 2, coiffé d’un fez ou d’un tokado 3 ou bien la version moderne a la franka en costume imitant le dernier cri parisien ou italien ? Il faut reconnaître que la plupart des photographies des Judéo-espagnols prises au siècle dernier se retrouveraient très bien dans des albums de famille espagnols, grecs, turcs, arméniens ou italiens, voire français ou anglais. Si ce n’est pas l’image qui les différencie, c’est donc l’esprit. Encore faut-il s’entendre sur ce que serait l’esprit judéo-espagnol. Les dispositions pour les langues ? Le goût du livre et de l’étude ? La propension au commerce ? L’amour de la bonne chère et des plaisirs de la vie ? L’attachement aux ancêtres et le sens de la famille ? La référence à un âge d’or espagnol ? On trouvera tant d’objections que cela n’est absolument pas convaincant. Quant à la généalogie, bien peu nombreux sont les Judéo-espagnols qui peuvent faire la preuve de leur ascendance en remontant jusqu’à la péninsule ibérique. Il faut reconnaître qu’être judéoespagnol c’est d’abord cultiver plusieurs identités et n’en renier aucune. Que cette alchimie des caractères fait tout le charme de l’expérience judéo-espagnole, mais aussi toute sa complexité.
Cette question revient avec plus d’acuité depuis que l’Espagne a ouvert aux Sépharades la possibilité d’obtenir la nationalité espagnole sans pour autant perdre leur nationalité d’origine. On en trouvera des échos dans ce numéro à travers le témoignage de Michel Benveniste et la recension du livre de Pierre Assouline, Retour à Sépharade. Ce numéro fait aussi une large part à la communauté judéo-espagnole de Bulgarie sous deux facettes : la suite de la saga de la famille Arié de Samokov et le témoignage de Matilda Israël, une vie juive dans une bourgade de province en Bulgarie qui, loin des clichés, dresse le portait d’une femme étonnamment moderne, cultivée et séduisante. Dans moins de trois mois, le 8 juillet 2018, s’ouvrira notre quatrième université d’été judéo-espagnole. Nous l’avons voulue encore plus ouverte et internationale que les précédentes éditions, mêlant tous les publics et tous les aspects du monde judéo-espagnol. Car c’est en gardant cette définition ouverte et incertaine, en échangeant nos doutes et nos points de vue que nous serons plus près de la vérité. Être judéo-espagnol en 2018, ce n’est pas revendiquer une quelconque identité, mais avoir des projets pour faire vivre et partager un patrimoine qui tient plus dans quelques notes de musique et recettes de cuisine que dans un monument.
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Ke haber del mundo ? En France
En Espagne
Une nouvelle initiative de la Fédération des associations sépharades de France en faveur de la jeunesse
Nationalité espagnole pour les Sépharades descendants des Juifs expulsés d’Espagne en 1492 : délai prolongé pour entamer les démarches
André Derhy, le président de la Fédération des associations sépharades de France (branche française de la World Sepharad Federation), multiplie les actions en faveur de la jeunesse juive en France comme en Israël. Ainsi, il organise et finance chaque année à Jérusalem, au nom de la Fédération, des cérémonies de Bar Mitsvah et de Bat Mitsvah pour de jeunes israéliens issus de familles déshéritées. En France, après le colloque tenu en février 2017 sur les cent-vingt ans du sionisme, il a organisé, en partenariat avec l’Association des jeunes RELEV et avec le soutien de l’Organisation sioniste mondiale, un shabbat plein dans la région parisienne les 16 et 17 mars 2018. Plus d'une centaine d'étudiants et de jeunes adultes, de vingt à trente ans, accompagnés d'intervenants de qualité et de membres du comité de la FASF ont pu ainsi écouter les interventions de Michel Gurfinkiel, du rabbin Abraham Drai, d'André Derhy et de Jean-Charles Zerbib. Une occasion de contribuer à la connaissance des valeurs du judaïsme sépharade, à l’histoire des communautés et de leur patrimoine culturel, à leur insertion dans l’ensemble du monde juif en France. Une occasion encore de renforcer les liens entre les communautés sépharades de France et d’Israël, de contribuer à améliorer la situation des communautés sépharades en Israël et d’impliquer les jeunes Juifs.
Le 11 juin 2015 le gouvernement espagnol promulguait une loi facilitant l'obtention de la nationalité pour les descendants des Juifs expulsés d’Espagne sans qu'ils aient pour cela à renoncer à leur nationalité actuelle. Le roi d’Espagne Philippe VI en a fait solennellement l'annonce devant les représentants des Juifs d’Espagne le 30 novembre 2015.
travaux d'études et de normalisation de la langue en préservant ses particularismes géographiques. Conjointement avec la fondation hispano-juive, une « convention de la langue judéo-espagnole (ladino) » a eu lieu à Madrid à la fin février 2018, consacrée à la création d’une académie en Israël. Cette 23e Académie prendrait pour titre : « Académie nationale du Ladino en Israël », sous la direction de Tamar Alexander et Shmuel Rafael.
En Israël
Cette forme de « réparation historique » est toutefois assortie de conditions dont les deux principales consistent en la production des preuves d'une ascendance sépharade ainsi que le passage d’une épreuve de langue et de culture espagnoles. L'espoir suscité par ces nouvelles dispositions a été quelque peu refroidi par des procédures administratives faisant de cette opportunité un véritable parcours du combattant. À ce jour, un nombre relativement faible de Sépharades ont « retrouvé » la nationalité espagnole comme nous l'observions dans notre numéro précédent. C'est sans doute pour cette raison que le gouvernement espagnol a jugé opportun de prolonger d’une année, jusqu’en octobre 2019, ce dispositif.
Fondation de la « Kaza de Muestras Palavras » L’Académie royale espagnole a cette particularité d’avoir créé des Académies dans les vingt-deux pays où l’espagnol est parlé. Ces Académies mènent des
Le professeur Edwin Seroussi lauréat du prix Israël Le professeur Edwin Seroussi a reçu le prestigieux prix Israël le jeudi 19 avril 2018 des mains du président d'Israël lors de la fête de Yom Ha'atzmaout. Né en 1952 à Montevideo en Uruguay, il a émigré en Israël en 1971 où il dirige depuis l'an 2000 le Centre de recherches sur les musiques juives de l'université hébraïque de Jérusalem dont les travaux font autorité dans le champ des musiques juives.
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Il avait auparavant soutenu sa thèse de doctorat en ethnomusicologie à l'université de Californie à Los Angeles (UCLA) en 1984. Ses recherches ont principalement porté sur les traditions musicales des communautés juives de la Méditerranée et du Moyen-Orient et il a mis en évidence les processus d'hybridation de ces traditions et leur rôle identitaire lors de la montée des nationalismes au XXe siècle. Nous adressons au professeur Seroussi nos très sincères et chaleureuses félicitations. À travers sa personne se trouve honorée toute une communauté de chercheurs en musicologie qu'il a accompagnée, soutenue et dirigée.
Disparition de Gérard Nahon
particulièrement des « Nations » juives portugaises d'Occident (XVIeXVIIIe siècles). Son ouvrage Juifs et judaïsme à Bordeaux (Mollat, 2003), qui couvre deux mille ans d’histoire, retrace ce parcours modèle d’une communauté bien intégrée dans la vie urbaine. Il n’aura eu de cesse d’approfondir et d’élargir ce thème vers les autres communautés d’origine ibérique établies en Europe occidentale, en Afrique du Nord, dans l’Empire ottoman et dans les Amériques, mettant en évidence leurs interactions religieuses, intellectuelles, commerciales et familiales. Il repose à Jérusalem, dont il a reçu en 1995 avec Simon Schwarzfuchs le prix éponyme pour sa contribution aux études juives, qu’il a honorées toute sa vie avec intelligence, passion et élégance. Nous avons eu le bonheur, lors d’un voyage d’Aki Estamos, en Turquie, d’accueillir madame et monsieur Gérard Nahon. Pour moi, ce nom était un livre… des livres.
Gérard Nahon nous a quittés le 19 février dernier. Il était né à Paris le 19 janvier 1931, dans une famille juive d'Algérie arrivée en France dans les années 1920. Spécialiste de l'histoire juive, il a notamment été directeur d'études à l'École pratique des hautes études de Paris, directeur de l'unité de recherche Nouvelle Gallia judaïca du CNRS et directeur (avec Charles Touati) de la Revue des études juives de 1980 à 1997. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles sur l'histoire juive en France et plus
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En réalité c’est un homme bien dans son siècle alors qu’il en avait étudié tellement, des siècles, un homme qui apprécie la douceur du soir à une terrasse qui fait face à la baie d’Izmir.
Le Portugal avait été l’objet premier de ses recherches et il avait suivi les familles juives venant de Lisbonne ou de Porto pour fonder des foyers… et des entreprises. C’était un réel bonheur de l’écouter car, comme tous les vrais sachants, il ne professait pas, il racontait… et je dirais même qu’il contait, car son érudition était accompagnée d’une infinie sensibilité qui nous faisait aimer les personnages qu’il décrivait. Comme beaucoup d’entre nous, ce n’est qu’après l’avoir rencontré que nous avons découvert cette « somme » littéraire et historique qu’il a publiée sous le titre « Métropoles et périphéries séfarades d’Occident ». On y retrouve « los muestros » depuis Bordeaux et Bayonne jusqu’à Jérusalem avec un détour par Amsterdam et Kairouan. Mais ce serait bien injuste que de limiter son œuvre historique aux seuls Sépharades. Gérard Nahon avait découvert, avec son maître Georges Vadja, la philosophie juive en Allemagne autour de Moïse Mendelssohn et il put en enrichir ses étudiants de l’École pratique des hautes études comme il l’avait fait de l’histoire, dans sa prime jeunesse, auprès de ses élèves du lycée Pasteur à Neuilly puis de l’école Maïmonide. Personne ne peut travailler sur l’histoire des Juifs de France sans se référer à Gérard Nahon.
C’est un homme affable et malicieux, avec un beau sourire qui fait bouger sa moustache et plisser ses yeux… pas de solennité chez ce savant, que de l’humanité.
Il disait à ce propos : « l’histoire juive a ceci de particulier qu’elle se crée et se recrée sans cesse… »
Timidement, je le fais parler de l’antique Smyrne et surtout de l’accueil parfois chaleureux, parfois un peu moins, qui fut réservé aux familles juives venant d’Espagne et, assez peu, du Portugal.
Elle revivra dans les yeux de chaque étudiant, de chaque lecteur… et nous, nous lui sommes tout particulièrement reconnaissants de l’intérêt qu’il a porté à la culture judéo-espagnole.
De même l’œuvre de Gérard Nahon ne s’éteindra pas avec lui.
Jean-Yves Laneurie
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Michel Benveniste
Retour sur
l'acquisition des nationalités espagnole et portugaise Le dernier numéro de Kaminando i Avlando évoquait à travers un article traduit de La Vanguardia les résultats incertains de la loi sur l'acquisition de la nationalité espagnole (et portugaise) pour les Sépharades. Ce sujet continue d'alimenter les discussions et l'on lira dans ce numéro, sous la plume d'Henri Nahum, la recension du livre que Pierre Assouline consacre à la question. Michel Benveniste nous apporte également son témoignage de deux années de procédure heureusement conclues par l'acquisition des nationalités espagnole et portugaise.
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Nationalités espagnole et portugaise : oui, c’est possible, avec un peu d’obstination et de patience…
« Et ça va vous servir à quoi d’être espagnol ? » Voilà la question qui m’a été le plus souvent posée lorsque j’ai expliqué que j’étais en train de demander la nationalité espagnole et également portugaise. Et bien la réponse est claire : cette démarche est purement symbolique et, à part ce côté sentimental, cela ne me sert à rien ! J’ai en effet estimé que cette possibilité offerte tant par l’Espagne que par le Portugal était une façon pour ces pays de reconnaître les erreurs du passé, qui ont conduit à tant de drames et de tenter, le passé étant le passé, de rétablir des liens avec les descendants des Juifs expulsés en 1492 et les années suivantes. Pourquoi l’Espagne, pourquoi le Portugal ? L’Espagne parce que dans la famille nous nous sommes toujours considérés d’origine de Castille, que la langue maternelle de mes grands-parents, originaires de Salonique, était le judéo-espagnol et que nous nous référions souvent à ces lointaines origines. Pourquoi le Portugal ? Parce qu’à Salonique, ma famille était de nationalité portugaise depuis plusieurs générations et que pendant la guerre, mes grands-parents, mais aussi beaucoup de membres de notre famille, ont pu être « rapatriés » au Portugal et échapper ainsi à la déportation et à la mort. Donc reconnaissance envers le Portugal.
La procédure Le processus lui-même est long, et assez exigeant côté espagnol. En d’autres termes, il faut être motivé, et se préparer dans une certaine mesure à un parcours du combattant. Allons-y pays par pays. L’Espagne tout d’abord : tout se fait par internet. Il faut donc s’inscrire sur le site du ministère
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de la Justice. Parallèlement, il faut s’inscrire sur le site de la Federación de las Comunidades Judías de España afin de demander un certificat attestant l’origine sépharade (60,50 €), puis s’inscrire sur le site de l’Institut Cervantès, afin de passer les examens CCSE (connaissance de la constitution et du milieu socio-économique) et d’espagnol DELE (diplôme d’espagnol comme langue étrangère) A2. Chaque fois une petite centaine d’euros. Ces examens sont bien faits et logiques. Ils nécessitent quand même une bonne connaissance de base de l’espagnol. Les plus de soixante-dix ans en sont heureusement dispensés. Puis, il faut décrire ses liens avec l’Espagne (pris au sens très large). Une fois tout ceci réalisé et après avoir téléchargé extraits de naissance et de casier judiciaire dûment traduits, il faut choisir un notaire dans la ville de son choix en Espagne, payer 100 € de frais, puis aller rencontrer ce notaire qui va dresser un acte de notoriété, moyennant environ 200 € d’honoraires. Cet acte de notoriété est transmis au service d'état civil qui va tout vérifier et en principe, la nationalité est concedida. Il faut ensuite aller au Consulat d’Espagne le plus proche jurer fidélité au Roi et obéissance à la Constitution, sans toutefois renoncer à sa nationalité actuelle. L’acte de naissance est enfin transcrit au consulat d’Espagne de son lieu de naissance. Pour le Portugal, c’est plus simple : première étape, obtenir là aussi un certificat montrant que d’une façon ou d’une autre on est d’origine portugaise. Pour moi ce n’était pas très difficile. C’est la communauté juive de Lisbonne (moyennant 500 €) ou celle de Porto qui délivrent ce certificat. Il faut ensuite remplir un formulaire, envoyer extraits de naissance et de casier judiciaire au service de l’état civil à Lisbonne avec 250 € (à payer par mandat postal uniquement…) et attendre. Dans les deux cas, la procédure prend environ deux ans. Mais ce qui est fort intéressant, c’est la réaction des Espagnols et des Portugais.
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Prestation de serment de fidélité au roi d'Espagne d'un Sépharade de Caracas (Venezuela) à l'occasion de l'acquisition de la nationalité espagnole.
Chaque fois que j’ai rencontré des Espagnols ces derniers mois, que je connaissais ou que je ne connaissais pas, je leur ai expliqué ma démarche en cours. En général, ils étaient au courant de la possibilité offerte par cette nouvelle loi, en avaient entendu parler, mais n’avaient jamais eu l’occasion d’en parler avec quelqu’un ayant entamé le processus. Dans tous les cas, l’accueil a été plus que favorable, allant de l’intérêt positif à l’enthousiasme. Et ceci sans parler du consul d’Espagne à Lyon, qui connaissait l’histoire mieux que personne ; il avait été en poste à Istanbul avant Lyon, et était très heureux d’avoir pu contribuer à l’obtention de la nationalité espagnole par plus de 2 000 Juifs turcs. La seule chose que je regrette en ce qui concerne l’Espagne est que les démarches soient si lourdes, comme si inconsciemment on avait voulu rendre la démarche difficile. D’ailleurs, seules 6 000 personnes ont demandé à bénéficier de cette loi, alors que les attentes portaient sur plusieurs dizaines de milliers. Ceux
qui en ont bénéficié sont originaires essentiellement d’Amérique latine, de Turquie et d’Israël, très peu de France. Les réactions ont été comparables avec les Portugais ; j’en ai rencontrés beaucoup moins. Les Portugais considèrent en général leur héritage juif de façon plus présente, chacun expliquant telle ou telle coutume dans sa famille (ne pas manger de lapin, allumer deux bougies le vendredi soir sans savoir pourquoi, faire un nettoyage de printemps méticuleux) et mettant sa « côte juive » en avant. Outre la motivation il faut être tenace et accepter deux ans environ pour qu'aboutisse le processus. Mais que ne ferions-nous pas pour renouer avec le passé de nos familles et tenter de cicatriser les plaies et injustices du passé…
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Avia de ser… los Seferadim
Une vie juive en Bulgarie Entretien avec Matilda Meshulam Israël réalisé par Léontina Israël en mars 2003 à Sofia.
Matilda Israël à dix-neuf ans. Photo prise au studio Aida à Sofia en 1940.
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Matilda Meshulam Israël est née en 1921 à Karnobat en Bulgarie et est décédée en 2007. En mars 2003, elle avait confié ses souvenirs à sa petite-fille Léontina. Elle vivait alors seule dans un grand appartement du centre de Sofia. Toujours élégante et souriante, elle évoquait avec plaisir une enfance heureuse passée au sein d’une famille unie. Ce bonheur sera brutalement interrompu par la mort de son père, puis par la persécution des Juifs de Bulgarie pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1948, la plupart de ses proches émigreront en Israël et elle regrettera longtemps de ne pas les avoir suivis. Matilda Meshulam Israël est une femme étonnamment moderne qui a toujours travaillé malgré les charges familiales. Elle voue une grande admiration à son mari, un médecin et scientifique de renom qui après sa retraite a dirigé la communauté juive de Sofia.
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Grandir à Karnobat Je suis née le 20 octobre 1921 à Karnobat au sud-est de la Bulgarie, une petite ville qui comptait environ 10 000 habitants et était un centre pour l’élevage des bovins. Le quartier juif, situé à la périphérie de la ville, avait été fondé par la communauté. Une cinquantaine de familles y résidait. Nous étions tous très unis et les années de mon enfance ont été sans doute les plus heureuses de ma vie. Je jouais toute la journée jusqu’à l’heure du dîner où toute la famille se retrouvait. Tous mes amis étaient juifs. Le soir, nous rendions visite à une famille ou bien des invités venaient chez nous. C’étaient des visites improvisées qui se passaient de formalités. Les enfants se réunissaient dans une pièce et les parents dans une autre. Nous dégustions du maïs cuit, du pop-corn, des fruits. Comme les cours intérieures n’étaient pas clôturées, nous allions de maison en maison sans passer par la rue. Lorsque le couvre-feu a été imposé pendant la guerre, nous pouvions ainsi nous rendre visite sans que personne ne le sache.
Mon père Meshulam Sabetay Yulzari Mon père, Meshulam Sabetay Yulzari, est né à Karnobat en 1864. Très jeune, il s’est retrouvé orphelin. Étant l’aîné de la famille, il a dû travailler pour venir en aide à son frère Yako et à sa sœur Duda. La plupart des Juifs de Karnobat étaient commerçants et mon père possédait un magasin de textile assez important. Mon frère, Sabetay, s’est plus tard associé avec lui. Mon père portait toujours un costume, un chapeau melon et une canne. Il était très strict en matière d’éducation, mais aussi très gentil. Tous les enfants du quartier l’aimaient car il avait toujours des bonbons dans ses poches à distribuer. Étant sa cadette, j’étais sa préférée. Quand je suis née, il avait presque soixante ans. Sa première femme était décédée d’une maladie, et il avait
Photo de Meshulam Yulzari, père de Matilda Israël à Karnobat (Bulgarie) le 10 juin 1930.
rencontré ma mère à Plovdiv lors d’un voyage d’affaires. De son premier mariage, mon père avait déjà eu six enfants : Sabetay, Jacques, Sophie, Buka, Ana, Albert. Jacques a obtenu son diplôme de dentiste en France, puis en 1951 il s’est installé en Israël avec sa famille. Son fils, Michel Bar Zohar, a été député à la Knesset et il est l’auteur d’un livre sur le sauvetage des Juifs bulgares dont a été tiré un film en 2001. Albert est décédé à dix-sept ans du typhus. Il avait très bon cœur. Un jour, ma mère s’aperçut que les provisions de fromage s’épuisaient très vite et qu’Albert portait toujours la même chemise. Elle l’a interrogé et il a reconnu qu’il avait donné tous ses vêtements et le fromage à une famille pauvre. Mes autres frères et sœurs ont tous émigré en Israël en 1948.
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Matilda Israël à cinq ans. Photo prise dans un studio à Karnobat en 1926.
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Ma mère Rebecca Solomon Yulzari née Perets Ma mère, Rebecca Solomon Yulzari Perets est née en 1887 à Asenovgrad, une petite ville du sud de la Bulgarie. C’était une femme très belle et délicate, blonde aux yeux clairs et à la peau douce. Je sais peu de choses de sa jeunesse si ce n’est que mon oncle Jacques lui a sauvé la vie lors d’une inondation en la faisant sortir d’une maison qui s’est effondrée peu après. À ce moment-là, ma mère ne pouvait marcher seule car elle était sur le point d’accoucher de mon frère Haïm. Elle était l’aînée de la famille et avait deux frères – Jacques Perets, un artisan du cuir, et Israël Perets – ainsi que trois sœurs, Regina, Sophie et Mazal. Le premier mari de ma mère a été tué durant la Première Guerre mondiale et elle s’est retrouvée veuve avec un fils âgé d’à peine un an. Ma mère et ses sœurs ont alors dû travailler. Elles fabriquaient des parapluies dans une usine de Plovdiv qui appartenait au père de mon mari, Marko Israël. Son frère Jacques s’est marié après un tragique accident. Il avait une fiancée à Sofia qui était exceptionnellement belle. Ils étaient très heureux ensemble. Malheureusement elle était myope et un jour elle voulut allumer la gazinière qui brûlait déjà. Elle ouvrit à fond le gaz et une flamme jaillit si fort qu’elle fut grièvement brûlée. Elle est morte de ses blessures peu de temps après. Mon oncle n’a jamais pu surmonter son décès. Certes il a aimé Marie, la femme avec laquelle il s’est marié peu de temps après, mais je pense qu’il n’a jamais pu oublier la belle Anushka. Mon père a rencontré ma mère par hasard à un kiosque où elle vendait des cigarettes. Peu à peu, il l’a convaincue de l’épouser et ensemble ils s’installèrent à Karnobat avec mon demi-frère Haïm. Ma mère devait être inquiète de l’accueil qu’elle trouverait à son arrivée ; elle avait l’âge des filles de mon père. Au début, on la traita avec beaucoup de froideur, mais progressivement elle parvint à s’intégrer à la famille.
La nouvelle que mon père était sur le point d’avoir une fille en même temps qu’une petitefille a dû provoquer un grand scandale pour l’époque. Mati, la fille de ma sœur Buka, est en effet née presque en même temps que moi. Mon autre nièce, Viki, la fille de ma sœur Ana, a aussi mon âge, et quelque temps après ma naissance sont nés les deux fils de mon frère Sabetay, Léon et Misho. Nous avons tous grandi ensemble. Au début, la famille n’était pas bien disposée à mon égard, mais ils ont fini par s’attacher à moi et n’ont eu de cesse de me prendre dans leurs bras. Je porte le nom de la première femme de mon père. Mes sœurs ont insisté là-dessus et ma mère n’y attachait pas beaucoup d’importance.
Rebecca Solomon Yulzari née Perets, mère de Matilda Israël. Photo prise à Karnobat dans les années 1940.
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Photo prise lors de la fête de Pourim au jardin d'enfant juif de Karnobat en 1927. Matilda Israël est au centre de la photographie (deuxième rangée entre deux garçons).
Notre vie religieuse
1. Trésorier de la synagogue. 2. Nom de la fête de tou bishvat en judéo-espagnol.
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Nous célébrions toutes les fêtes juives et les traditions qui s’y attachent. Nous avions une merveilleuse synagogue à Karnobat. Mon père était très religieux et il exerçait la fonction de gabay 1. Il n’y avait alors qu’un seul rabbin en Bulgarie qui résidait à Sofia. Le hazan de Karnobat devait donc accomplir toutes les fonctions. Dans la synagogue, les femmes s’asseyaient au balcon et les hommes en bas. Les enfants occupaient un banc réservé. Je me souviens que nous plaisantions et que nous nous agitions pendant le service et que mon père nous grondait gentiment. Ma fête préférée, comme tous les enfants, c’était purim. Nous l’attendions tous avec impatience, car nous savions qu’après purim le printemps ne tarderait pas à arriver. Nous revêtions de drôles de tenues. Purim est une fête joyeuse pour laquelle on prépare différents desserts sucrés. Une famille
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réalisait pour l’occasion des figurines en sucre comme des agneaux, des ciseaux ou des oiseaux. La partie la plus amusante venait le soir quand nos parents revêtaient leur masque. On organisait des tournées de maison en maison et chacun devait deviner qui se cachait derrière. Nous passions de très bons moments ainsi ! À l’école, nous préparions toujours une pièce de théâtre sur Esther, Aman et Mordekhaï. J’aimais aussi tou bishvat, le nouvel an des arbres. Pour las frutas 2, ma mère confectionnait des pochettes en satin qu’elle remplissait de différents fruits pour tous nos amis. Une veille de tou bishvat, mon père m’emmena dans la cour et me fit écouter les chuchotements des arbres. Il m’expliquait qu’ils étaient sur le point de s’épanouir et qu’ils se parlaient à l’occasion de leur fête. À cette époque, il y avait des fruits que nos enfants n’ont pas connus comme le roshkovi qui ressemble au fruit de l’acacia – de longues
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Sophie Lévi, née Perets – tante de Matilda – et son mari Buko Lévi à droite de la photographie avec leurs enfants Olga, Léon, Esther et Violeta (de gauche à droite) et la bonne. Karnobat. Années 1920. Ils émigrèrent tous en Israël.
gousses brunes avec des graines à l’intérieur. Elles étaient sèches, mais très savoureuses. Nous disposions beaucoup de fruits à table. Nous gardions pour cela des fruits en bocaux que l’on préparait à l’automne. Une semaine avant pessah, la maison était nettoyée de fond en comble pour qu’il ne reste plus une seule miette de pain. La veille de la fête par précaution nous mangions dans la cour. Nous avions une vaisselle spéciale que nous gardions dans une armoire. Après pessah, nous lavions et rangions soigneusement les plats. On ne trouvait pas de matzah à l’époque. Nous achetions donc un pain à la boulangerie préparé sans sel et sans levure que nous appelions boyos. Il se présentait sous la forme de petits pains très durs que ma mère réchauffait à la vapeur pour les ramollir. Ma belle-sœur, Liza, la femme de Sabetay, ne respectait pas la tradition et mangeait du pain à la maison durant pessah, ce qui contrariait mon père.
Il était de tradition de s’habiller pour les fêtes ou d’acheter de nouveaux vêtements. Lors du seder, mon père et parfois mes frères lisaient la haggadah et nous les accompagnions en chantant. Nous avions rarement des invités pour pessah. C’était une fête que l’on célébrait en famille. Lors du shabbat, ma mère allumait les bougies et nous dînions tous ensemble. Mon père se rendait seul à la synagogue. Il bénissait ensuite ses enfants. Le samedi, la jeune fille turque, qui prenait soin de moi, nous aidait dans les tâches domestiques. Pour yom kippour, nous observions tous le taanit 3 sauf les enfants. Nous dînions tôt puis nous allions à la synagogue. À notre retour, nous ne pouvions pas allumer la lampe nousmêmes et un enfant turc s’en chargeait. Cela peut paraître étrange, mais c’est une coutume que nous observions très strictement. Durant yom kippour tous les enfants étaient très heureux, car les adultes étaient à la synagogue et nous
3. Jeûne en hébreu
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La famille de Matilda Israël. De gauche à droite, sur des chaises : les tantes maternelles de Matilda, Sophie Lévi, née Perets, Regina Natan née Perets, sa mère Rebecca Yulzari née Perets tenant Matilda sur ses genoux, son père Meshulam Yulzari et sa grand-mère maternelle, Ester Perets. Derrière eux, debout, Yosif (le mari de Regina), Jacques (le frère de Matilda), Buko (le mari de Sophie). Les enfants en bas de gauche à droite sont Haïm Benaroya (demi-frère issu du premier mariage de Rebecca Perets), Olga et Léon (les enfants de Sophie Lévi). Karnobat 1923.
4. Liqueur d’anis semblable à l’ouzo, au raki ou à l’arak.
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pouvions nous en donner à cœur joie. Nous étions également dispensés d’école ce jour-là. Comme enfants juifs, nous étions plutôt privilégiés puisque nous n’allions pas à l’école lors des fêtes juives et chrétiennes. Lors de rosh hashana, nos parents ne nous achetaient pas toujours de nouveaux vêtements mais d’ordinaire des chaussures. Nous préparions les plats traditionnels à base de poulet et un gâteau aux noix, le tishpishti. Mon autre fête préférée était sukkot qui correspond à la fête des vendanges. La cour de la synagogue abritait chaque année une grande tente en toile. Nous suspendions au plafond tous les fruits et légumes que la terre et les arbres peuvent porter. C’était magnifique ! Il y avait des bancs à l’intérieur, sur lesquels les hommes s’asseyaient et lisaient les prières. Après quoi, ils se régalaient en buvant du mastika 4 et en mangeant du pain, du fromage de chèvre, du kashkaval et des raisins. Pendant ce temps nous
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jouions à l’extérieur. Très souvent, des garnements piquaient le dos de leurs pères en passant des aiguilles à travers la toile et nous nous faisions gronder. La cour de la synagogue était envahie par les herbes et après les prières, chaque enfant en coupait une poignée pour son père. Celui-ci l’agitait au-dessus de la tête de l’enfant en disant : Ke kreskas komo las yervas ! (Pourvu que tu grandisses comme l’herbe !) À Hanuka, les Juifs de Karnobat allumaient toujours des bougies et entonnaient des chants. Habituellement, nous préparions alors du halva.
Notre maison et notre jardin Notre maison était très confortable. Mon père l’avait achetée en venant vivre à Karnobat. Nous avions un grand foyer vitré, trois pièces, une cuisine d’été et une d’hiver, et un grand jardin où poussaient des arbres fruitiers qui donnaient des cerises, des griottes, des pêches et beaucoup
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d’autres choses encore. Ce jardin était la fierté de mon père. Je me souviens de nombreuses soirées d’été où toute la famille était réunie autour d’une table sous la treille ; il y avait des rires et des jeux. Nous avions aussi un puits dans la cour, car il n’y avait pas d’eau courante à Karnobat en ce temps-là. L’eau potable provenait d’une fontaine du centre-ville et la porter était la corvée la plus pénible qu’il m’ait été donné d’accomplir.
Les Turcs de Karnobat Quand j’étais jeune, une Turque, Mirem, veillait sur moi. Elle n’avait que dix ans. Mon père l’avait recueillie alors qu’elle était orpheline. Grâce à elle, j’ai appris à parler le turc, même si plus tard je l’ai oublié. De son côté, elle a appris le judéoespagnol, car c’était la langue que nous parlions à la maison. Elle était comme une sœur pour moi. Mon père lui avait promis de lui présenter un garçon qu’elle pourrait épouser s’il lui plaisait. Mais un jour, elle s’est enfuie. Nous connaissions beaucoup de Turcs à Karnobat, car ils vivaient près de chez nous. Je me souviens d’une célèbre voyante. Elle était tout à fait impressionnante. Ma belle-sœur Liza, la femme de Sabetay, possédait une magnifique bague sertie d’un diamant qu’elle avait l’habitude d’enlever lorsqu’elle se lavait les mains. Elle l’oublia une fois et la bague demeura introuvable. Ils accusèrent une jeune fille turque qui les aidait à faire le ménage, mais elle nia l’avoir prise. En désespoir de cause, ma belle-sœur est allée chez la voyante qui lui a dit que la bague était encore dans la maison et qu’ils finiraient par la retrouver. Un jour, une pièce de la toiture s’est brisée. En allant la réparer, on retrouva la bague perdue. Personne n’aurait pu la jeter jusque là ! Une pie l’avait peut-être volée, attirée par son éclat. Une autre fois, cette même femme a indiqué à mon frère où trouver le manteau qu’il cherchait. Elle lui a dit que c’était un manteau beige et qu’il l’avait laissé sous un tas de choses. Et c’est exactement ce qui s’était passé !
Les traditions culinaires Ma mère se chargeait de presque tous les travaux ménagers. Mes sœurs, bien sûr, l’aidaient, mais la plupart d’entre elles étaient déjà mariées et vivaient ailleurs. Comme elles avaient presque le même âge, elles ne lui disaient pas maman, mais l’appelaient par son prénom. Quand elle est arrivée chez mon père, elle ne savait pas du tout cuisiner et mes sœurs se sont moquées d’elle, mais peu à peu, elle est devenue une excellente cuisinière. Mes fils se souviennent encore de ses plats. J’ai appris d’elle beaucoup de spécialités juives que j’ai transmises à ma belle-fille. Parmi celles-ci : l’apio – un horsd’œuvre de céleri et de carottes, l’agristada – du blanc de poulet à la sauce blanche, las albondigitas kon merengena – des boulettes de veau à l’aubergine, el pastel – une tourte à la viande, las borekas – des chaussons au fromage, los boikos – des galettes au fromage, los bormoelos – des beignets de matsah pour pessah, las roskitas de alhashu – des gâteaux en couronne fourrés au miel et aux noix, las orejas de Aman – des spécialités pour purim, el leche papeada – du lait condensé, las fritikas de prasa – des boulettes de poireaux frits. Nous mangions seulement casher dans la maison de mon père. Le hazan procédait à l’abattage rituel des animaux. Nous faisions nos courses au hali 5. Chacun y avait son boucher préféré où la viande casher était marquée d’un sceau violet. La plupart des magasins de Karnobat étaient de petites épiceries. Il y avait aussi des crèmeries où l’on pouvait acheter un yogourt si épais qu’on le découpait avec un couteau.
5. Le marché couvert.
Mes années d’école Quand j’ai eu sept ans, on m’a inscrite à l’école juive de la ville. L’école ne comptait que deux salles de classe qui accueillaient chacune deux niveaux. Pendant que le maître donnait la leçon à une classe, les autres élèves faisaient des exercices. Notre enseignante était une jeune femme juive
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Pique-nique d'une classe de l'école juive de Karnobat en 1928. Matilda Israël est la troisième en partant de la droite. Elle est en première année à l'école primaire. L'enseignante s'appelle Fortunée et la scène se passe à l'extérieur de la ville.
de Kazanlak. Tous les enfants qui ont étudié dans cette école ont obtenu d’excellents résultats plus tard au collège. Je me souviens de beaucoup de mes amies de l’époque – Sarah Konfino, Nora Konfino, qui était ma sœur de lait, car ma mère l’avait allaitée, Rashelina, Mari Behar, Benji, Miko… L’école était mixte et les filles se mêlaient aux jeux des garçons. Mon père me grondait souvent pour cela. En hiver, nous allions faire de la luge et je portais alors des pantalons amples pour ne pas avoir à porter de jupe. Nous organisions souvent des soirées dans la cour de l’école. Quand j’étais au lycée, je dansais jusque tard le soir avec mes amis juifs et bulgares. Je connais toutes sortes de
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danses folkloriques bulgares. Nous avons également présenté des pièces de théâtre improvisées. Une fois, nous avons interprété une pièce dans laquelle la bien-aimée d’un jeune homme avait été assassinée. Son fiancé la portait dans ses bras en maudissant le meurtrier. Je jouais le rôle de la fiancée et je dégoulinais de peinture rouge. Les vieilles femmes ont pensé que quelque chose de grave m’était arrivé et se sont mises à crier : « Negra sea de Matika la matoron. Esta entera en sangre ». Pauvre Matika, ils l’ont tuée. Elle est pleine de sang. Et je leur disais : « Tais-toi donc, je vais bien ! » Je n’arrêtais pas de rire. La pièce était donc une comédie pour certains et une tragédie pour d’autres.
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Photographie prise à Bourgas sur la plage en 1933. De gauche à droite : Liza, épouse du frère de Matilda, Sabetay, leur fils Misho, Matilda, la sœur de Matilda, Sophie née Yulzari, le demi-frère de Matilda, Haïm Benaroya, Matilda la fille de Buka, la sœur de Matilda, une servante, Léon, fils de Sabetay et de sa femme Liza.
Nos vacances
La mort de mon père
Lors des vacances, nous allions souvent à Bankya 6 avec Liza, la femme de mon frère Sabetay. J’aimais surtout les week-ends que nous passions à Bourgas 7. Nous prenions le train qui passait à Karnobat à 6 heures du matin et nous étions sur la côte de la mer Noire une heure après. C’est une très jolie ville et nous en profitions pour prendre des bains de soleil. Nous rentrions par le dernier train. Parfois je me rendais aussi à Sofia en visite chez ma grand-mère maternelle Esther, que j’aimais beaucoup parce qu’elle se pliait à mes moindres caprices. Elle vivait avec son fils Jacques. C’était une femme petite et très maigre aux yeux bleu pâle. Son mari, le père de ma mère, était parti pour la Palestine et n’en était jamais revenu. Une rumeur disait qu’il avait épousé une femme arabe. Ma mère, qui était l’aînée des enfants, a dû travailler pour subvenir aux besoins de la famille. Grand-mère Esther est décédée en 1942.
Les jours heureux de mon enfance ont pris fin à la mort de mon père. Il était diabétique et après un combat long et douloureux, il est décédé d’une congestion cérébrale. J’ai très durement ressenti sa disparition. Je n’avais que quinze ans et je venais de perdre l’homme qui avait toujours veillé sur moi. Mon frère Sabetay a alors endossé ce rôle. Il a voulu m’envoyer en apprentissage dans une école de couture ce que j’ai refusé. Il n’y avait pas de lycée à Karnobat et il me fallait aller à Bourgas, Sliven ou Kotel pour poursuivre mes études. J’ai postulé au lycée de Bourgas, mais comme toutes les classes étaient déjà pleines, j’ai dû aller au lycée de Kotel. J’ai été très déçue en découvrant que mes camarades de classe avaient été expulsés d’autres écoles. J’ai vite compris que je n’apprendrais pas grand-chose là-bas. Heureusement, peu de temps après, un lycée a ouvert à Karnobat et sans hésiter, je suis retournée dans ma ville natale. J’étais la seule juive de la classe, mais je me suis très vite liée d’amitié avec les autres élèves.
6. Une ville d’eaux près de Sofia. 7. Une ville portuaire sur la côte de la mer Noire.
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Matilda Israël avec ses amis du lycée à Karnobat en 1935. 8. La jeune garde en hébreu : un mouvement pionnier sionistesocialiste fondé en Bulgarie en 1932. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ses membres furent envoyés dans les zones occupées par les nazis et devinrent des leaders des groupes de résistance juifs. Après la guerre, Hashomer Hatzair organisa l’immigration clandestine vers la Palestine. 9. La « Loi pour la protection de la nation » a été officiellement promulguée en janvier 1941. Cette législation interdisait aux Juifs de posséder des magasins et des usines. Ils devaient porter l’étoile jaune et les maisons juives arborer un signe distinctif. Les enseignants juifs étaient renvoyés de leurs postes. Les Juifs n’étaient autorisés à sortir dans les rues qu’une ou deux heures par jour. Il leur était interdit d’utiliser les rues principales, d’entrer dans certains établissements commerciaux et de fréquenter
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des lieux de divertissement. Leurs radios, automobiles, bicyclettes et autres objets de valeur ont été confisqués. À partir de 1941, des hommes juifs furent envoyés dans des bataillons de travailleurs forcés et affectés à des travaux épuisants. Dans les territoires yougoslaves (Macédoine) et grecs (Thrace égéenne) occupés par la Bulgarie, les Juifs ont été déportés dans les camps d’extermination, tandis que les plans de déportation des Juifs de Bulgarie proprement dits ont été interrompus par un mouvement de protestation lancé par le vice-président du parlement bulgare.
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Nous formions une classe très unie. Encore aujourd’hui, je suis en contact avec certains de mes amis lycéens. Mes matières préférées étaient le bulgare et le français. Je n’ai rencontré de problème qu’en zoologie, ou plus précisément, avec le professeur de zoologie. Apparemment, il n’aimait pas les Juifs, car il m’insultait souvent et me mettait de mauvaises notes. Mon professeur principal m’a conseillé de demander à être examiné en zoologie par une commission en fin d’année. J’ai ainsi obtenu une excellente note. Les autres professeurs étaient très gentils et nous nous sentions très proches d’eux. À cette époque, j’étais membre de l'Hashomer Hatzair 8, l’organisation de jeunesse juive. Nous ne parlions qu’en hébreu lors de nos réunions. Nous allions souvent dans une cabane près de Karnobat où nous passions quelques jours à jouer et à nous amuser. Je suppose que nos jeux n’étaient pas très différents de ceux des organisations scoutes d’aujourd’hui.
À dix-neuf ans, j’ai obtenu mon diplôme de fin d’études secondaires et j’ai été nommée professeur à l’école primaire juive de Karnobat. J’enseignais à quatre classes en même temps et je courais d’une salle à l’autre. Ce n’était pas facile, mais très agréable. Je n’ai toutefois pas enseigné longtemps. L’école a été fermée, car il n’y avait plus assez d’enfants. J’ai alors décidé d’aller poursuivre mes études à Sofia. J’y ai loué un appartement avec l’argent que ma mère avait mis de côté pour moi et j’ai suivi un cours de comptabilité et de dactylographie pendant six mois. Lorsque j’ai postulé à des annonces d’emploi, j’ai essuyé plusieurs refus. La Seconde Guerre mondiale était sur le point d’éclater et en entendant mon nom, les employeurs se détournaient à cause de mes origines juives. Grâce au beau-père de mon frère Jacques, j’ai pu travailler quelque temps dans un laboratoire pharmaceutique. J’ai vécu à Sofia quelques mois encore, mais quand les lois antisémites ont été adoptées 9 j’ai décidé de rentrer à Karnobat.
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Les temps étaient alors très troublés. Les gens se demandaient si on nous enverrait travailler en Pologne. Ma mère avait des sacs à dos cousus pour chacun d’entre nous, afin que nous puissions y mettre les choses indispensables en cas de départ. Quelques mois plus tard, j’ai rencontré par hasard mon futur mari. Il travaillait dans un village voisin et un ami commun nous a présentés. Nous nous sommes fiancés trois jours après notre rencontre. Il m’avait charmé par son sens de l’humour, son intelligence et les histoires captivantes qu’il racontait de sa vie et de sa famille.
Mon mari, Salvator Israël Mon mari, Salvator Marko Israël, est né le 2 avril 1908 à Plovdiv. Son père, Marko Israël était un marchand réputé et sa mère, Léontina Demayo, était une Sépharade de Hongrie qui avait vécu à Budapest et Vienne avant leur mariage. Ils s’étaient rencontrés à Vienne lors de l’un des voyages d’affaires de Marko. Elle a dû tomber de haut en venant vivre à Plovdiv car elle était habituée à la vie viennoise. Mon mari avait cinq sœurs – Rashel, Sarika, Renée, Elizabeth et Hanika. Cette dernière est décédée très jeune. Les autres sont allées vivre en Israël après la guerre et plus tard Elizabeth s’est installée aux États-Unis avec son mari, un Juif allemand. Leurs enfants Kamea et Mickey y vivent également. Je n’ai pas connu ma belle-mère Léontina car elle est morte jeune, mais mon mari était très attaché à elle. Le grand-père paternel de mon mari était un homme très pieux qui a vécu quelque temps à Jérusalem. Il aimait beaucoup ses petits-enfants. Sa belle-fille Léontina, s’occupait de lui et pour lui faire plaisir, elle lui lavait souvent sa longue barbe. Leur famille possédait une merveilleuse maison au centre de Plovdiv qui a été démolie depuis. Salvator a étudié en France, à Montpellier, et a obtenu son diplôme de docteur en médecine à Paris. Puis il a dû retourner en Bulgarie car il ne pouvait subvenir à ses besoins. À son
Salvator et son père Marko Israël. Budapest 1927.
Photographie de la famille de Salvator Israël prise dans les années 1900 à Plovdiv. Au milieu se trouve la mère de Salvator, Léontina Israël, née Demayo, à droite sa sœur Renée et en bas ses deux autres sœurs Sarika et Rachel. Les hommes debout sont deux oncles de son père.
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Photographie du mariage de Matilda et de Salvator Israël à Karnobat en 1942 devant la maison d'Ana, la sœur de Matilda. Figurent également sur la photographie du côté gauche, Misho, fils de Sabetay et de sa femme Liza, Victoria et Felicita, les filles d'Ana.
retour en 1938, il a travaillé pendant un certain temps à l’hôpital d’État de Plovdiv, puis il a ouvert son propre cabinet où il a exercé jusqu’en 1941. Cette année-là, il fut mobilisé comme médecin de district et plus tard comme médecin municipal à Karnobat. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés. Notre mariage a été célébré en 1942 à Karnobat.
Les années de guerre Pendant la guerre, les vêtements manquaient dans les magasins. J’étais jeune et je désirais porter une robe de mariée. Mon mari et moi avons emprunté nos habits de mariage à des amis. Nous avions un drôle d’air ! Salvator avait ourlé ses pantalons, parce qu’ils étaient trop longs et le chapeau melon, qui appartenait à son père, était trop grand pour sa tête. Deux jours avant la cérémonie, mon frère a invité parents et amis. Le jour venu, nous avons quitté la maison de ma sœur Ana accompagnés en cortège par des Turcs et des Roms. Après le rituel à la synagogue, nous
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nous sommes réunis dans la maison de Sabetay. C’était le début de l’été, et nous avons célébré notre mariage dans la cour. Nous avons passé un moment merveilleux. Le lendemain, nous sommes allés au village de Nevestino où mon mari travaillait comme médecin. C’était notre lune de miel. Les gens là-bas nous ont accueillis très chaleureusement, mais ils pensaient que j’étais malade, parce que j’étais très maigre et pâle ; les villageois pensent que les personnes en bonne santé sont un peu grosses et rougeaudes. Petit à petit, ils m’ont adoptée et m’ont beaucoup aimée. Nous avons aussi célébré notre mariage là-bas. Il y avait une femme turque qui était une très bonne cuisinière et qui avait préparé deux énormes plateaux de baklavas. Nous avons régalé tout le village pour l’occasion. Ils nous ont offert beaucoup de cadeaux. La fête au village me semblait encore plus chaleureuse que celle à Karnobat. Mon nom et celui de mon mari ont été changés deux fois pendant la guerre. Les autorités voulaient nous donner des noms qui sonnent
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différemment des noms bulgares pour que tout le monde sache que nous étions juifs. Tout d’abord, le 29 décembre 1941, je suis devenu Meshulam, au lieu de Meshulamova. La deuxième fois, le 14 avril 1943, j’ai été renommée Mazaltof Sabetay Meshulam. Après la guerre, j’ai retrouvé mon vrai nom. Mon mari et moi avons observé les traditions juives autant que possible en temps de guerre. La synagogue de Karnobat avait été convertie en étable. Notre vie à Nevestino était paisible. Le village est situé au pied de la montagne de Stara Planina. Comme il n’y avait pas de puits dans les cours, nous puisions l’eau d’une fontaine au village. Les rues étaient couvertes de graviers et n’étaient pas éclairées la nuit. Il y avait une grande école avec une cour où parfois les jeunes se rassemblaient et interprétaient des danses folkloriques. L’hôtel de ville se trouvait dans le village voisin. Je me souviens qu’une fois nous y avons été invités. À 21 heures, l’un des convives s’est levé et a dit que mon mari et moi devions partir, afin de respecter le couvre-feu. À cette époque, conformément à la loi de protection de la nation, les Juifs n’étaient pas autorisés à sortir la nuit. Par solidarité, tous les invités se sont levés et sont partis avec nous. Je n’oublierai jamais ce geste. De tels actes nous ont permis de conserver le moral durant les années difficiles, car nous étions convaincus que des gens sympathisaient avec les Juifs et trouvaient injustes les lois prises contre nous. Mes frères et tous les hommes juifs ont été envoyés dans des camps de travail 10 et de nombreuses personnes de la capitale ont été internées en 1942. Mon frère Haïm n’a ainsi pas pu assister à notre mariage. Certains Juifs ont été hébergés à Karnobat. Je me souviens que ma sœur Ana partageait sa maison avec six autres familles. Trois familles vivaient dans une seule chambre, accrochant des draps au plafond pour avoir un peu d’intimité. Ils ne travaillaient pas et n’avaient pas d’argent. Ils avaient seulement droit à un déjeuner gratuit par jour 11.
Salvator et Matilda Israël lors de leurs fiançailles en 1942 à Karnobat.
10. Créés par la loi du Conseil des ministres en 1941. Tous les hommes juifs âgés de dix-huit à cinquante ans, admissibles au service militaire, ont été appelés. Dans ces brigades de travail forcé, les hommes juifs devaient travailler sept à huit mois par an à la construction de routes dans des conditions de vie et de travail épuisantes.
Mon mari a été ensuite envoyé comme médecin à Svishtov 12. Je n’avais pas le droit de m’y rendre avec lui, mais après quatre mois de démarches d’un ministère à l’autre, on m’a finalement autorisée à l’accompagner. Je n’ai pas été humiliée par le port de l’étoile jaune à Svishtov. Les gens étaient très gentils avec nous. Nous écoutions souvent Radio Londres chez nos voisins, le ministre des Finances Ivan Stefanov et sa femme. Nos propriétaires étaient aussi des gens très aimables. Nous avons vécu à Svishtov jusqu’au 31 décembre 1942, date à laquelle mon mari a été muté à Gorna Oryahovitsa 13. Nous sommes arrivés dans cette ville hostile le soir, par un froid glacial, la veille du nouvel an. Ce furent les cinq mois les plus durs que nous avons dû passer loin de chez nous. Pendant la
11. Les Juifs internés dans les petites villes de Bulgarie vivaient habituellement avec des familles bulgares, mais les autorités de Karnobat décidèrent de les héberger dans des maisons juives, car Karnobat avait un nombre de Juifs supérieur à la moyenne. 12. Une petite ville sur le Danube. 13. Une petite ville du centre de la Bulgarie.
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14. Dans le centre de la Bulgarie. 15. Le jour de la prise de pouvoir communiste en Bulgarie. En septembre 1944, l’Union soviétique déclara la guerre à la Bulgarie. Le 9 septembre 1944, le Front de la Patrie, une large coalition de gauche, dépose le gouvernement. Bien que les communistes soient en minorité en son sein, ils ont été la force motrice de la coalition, et leur position a été renforcée par la présence de l’Armée rouge. 16. En janvier 1953, la presse soviétique rapporta que neuf médecins, dont six juifs, avaient été arrêtés pour avoir voulu assassiner des dirigeants soviétiques et avaient avoué leur culpabilité. Comme Staline mourut en mars 1953, le procès n’eut jamais lieu. Le journal officiel du Parti, la Pravda, a annoncé plus tard que les accusations portées contre les médecins étaient fausses et que leurs aveux avaient été obtenus sous la torture. Cette affaire a été l’un des pires incidents antisémites du régime stalinien. 17. Le front de la santé.
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guerre, mon mari travaillait comme médecin civil, remplaçant des praticiens mobilisés. Dans chaque ville, nous trouvions à nous loger chez l’habitant, mais à Gorna Oryahovitsa, en voyant nos étoiles jaunes, on nous claqua la porte au nez en nous insultant. Nous avons fini par trouver un endroit où passer la nuit et le matin nous avons loué un appartement. Malheureusement, le propriétaire s’est révélé être un antisémite et nous avons bientôt dû quitter notre logement. La paix revenue, mon mari rencontra le gérant de l’hôtel qui avait refusé de nous héberger lors de cette première nuit. Il était en prison en raison des délits qu’il avait commis pendant la guerre et il était prêt maintenant à s’agenouiller devant mon mari, qui était devenu un homme influent, pour le supplier de lui épargner la prison. Heureusement, après un certain temps à Gorna Oryahovitsa, j’ai rencontré par hasard un autre Juif mobilisé. C’était un expert en tabac et nous sommes allés vivre dans la maison de sa propriétaire, une ancienne institutrice. La maison était située en périphérie de la ville. Nos propriétaires étaient des gens bien. Nous sortions souvent en marchant le long de la route d’Arbanasi, un village voisin qui abritait un monastère. Je ne sortais pas en ville, car une fois deux enfants m’avaient frappée et menacée. Ma propriétaire faisait les courses pour nous. Je n’avais même pas le droit d’aller aux bains, car on m’avait dit que je ne pourrais pas porter mon étoile jaune si je me déshabillais. En juin 1942, nous avons déménagé à Strazhitsa 14, où nous vivions beaucoup plus sereinement. Nous avons cependant été harcelés par trois personnes, qui s’étaient unies contre nous – un criminel, qui s’était évadé d’une prison de Londres, le pharmacien et un prêtre. Ils offraient beaucoup d’argent à ceux qui capturaient des partisans. Quand mon mari allait acheter quelque chose à la pharmacie, ils le provoquaient et l’insultaient sans aucune raison. Le fait qu’il soit juif leur suffisait. Je lui ai conseillé de garder le silence car ils cherchaient juste un prétexte pour le tabasser.
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Nous étions encore là quand le 9 septembre 1944 15 est arrivé. Le 8 septembre, nous attendions l’armée russe. À son arrivée, après avoir parlementé, la police militaire s’est rendue sans combat. Tout le village était assemblé sur la place. Les habitants ont accueilli les soldats en présentant des fruits et du pain. Mon mari a été nommé maire pendant 48 heures, le temps que des élections puissent être organisées. Il était une personnalité respectée à Strazhitsa, car comme médecin, il avait aidé le mouvement antifasciste clandestin entre 1941 et 1944.
Après-guerre Après-guerre, nous sommes retournés à Karnobat où mon mari a dirigé le centre médical jusqu’en 1950. Nos deux fils sont nés durant cette période – Marcel, à Plovdiv en 1945 et Michel, à Karnobat en 1948. Après la naissance de Marcel, j’ai étudié deux années pour devenir assistante en pharmacie. En 1950, nous avons déménagé à Sofia où nous avons acheté l’appartement de ma sœur. Mon mari a été nommé directeur du département d’épidémiologie au ministère de la Santé. Il aimait beaucoup son travail. Lors du complot des blouses blanches 16, il a été licencié comme tous les autres Juifs du ministère. Ce fut un coup très rude pour lui. Il a alors travaillé comme rédacteur en chef adjoint du journal Zdraven Front 17, puis à la faculté de médecine. Il est aussi devenu professeur agrégé en études hébraïques de l’Académie des sciences de Bulgarie. Il est l’auteur de plus de cinq cents publications. À Sofia, j’ai étudié deux années de plus pour pouvoir travailler à l’Institut des maladies infectieuses et parasitaires. Le travail était très intéressant et nous formions une équipe unie avec mes collègues. J’aurais voulu poursuivre mes études pour obtenir un diplôme universitaire, mais c’était impossible. Nous avions déjà deux enfants et les traites de l’appartement à payer. J’ai travaillé à l’Institut comme laborantine jusqu’à ma retraite en 1978.
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Photographie de Matilda Israël (troisième à droite) avec ses collègues de la pharmacie de Karnobat en 1946.
Salvator Israël à la synagogue Neolog à Sofia en 1982. Après avoir pris sa retraite en 1974, Salvator présida le conseil spirituel de la synagogue et lança le processus de sa restauration.
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fois en Israël où j’étais invitée par les sœurs de mon mari lorsqu’elles étaient en vie, puis par mon frère Haïm. Je parle couramment l’hébreu. J’ai également beaucoup voyagé avec mon mari. Je l’accompagnais à des conférences sur l’histoire de la médecine partout en Europe. Nous avons également rendu visite à la sœur de mon mari aux États-Unis et nous sommes allés à Auschwitz en Pologne où tous les parents de la mère de mon mari ont été assassinés. Après avoir pris sa retraite en 1974, Salvator est devenu président du conseil spirituel de la synagogue. Il a lancé le processus en vue de sa restauration. Au ministère de la Culture, on lui a affirmé que le financement ne serait accordé que si la synagogue devenait une salle de concert. Mon mari s’y est opposé de toutes ses forces. Finalement, il a réussi à préserver les fonctions religieuses de la synagogue. C’était un homme exceptionnel – érudit, sage et doté d’un grand sens de l’humour. Ses langues maternelles étaient le judéo-espagnol et l’allemand. Il parlait également très bien l’hébreu, le français et le russe. S’il pouvait voir la synagogue restaurée, il en serait très fier et heureux.
Mes enfants Salvator Israël avec son fils aîné Marcel, la mère de Matilda, Rebecca Yulzari née Perets et Matilda Israël tenant dans ses bras son fils cadet Michel. Karnobat. 1949.
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Je regrette surtout de ne pas avoir immigré en Israël. Tous mes parents y vivent. Ma mère, qui vivait avec nous à Sofia jusqu’à sa mort en 1974, désirait également s’y rendre, mais Salvator pensait que sa place était ici et je n’ai pas pu le convaincre que nous vivrions mieux là-bas. Je m’y suis rendue pour la première fois en 1958 avec mon fils cadet. Nous avons embarqué sur le Georgi Dimitrov à Varna. Il n’y avait pas beaucoup de fruits en Israël à l’époque. Mes parents m’avaient demandé de leur apporter des noix, des amandes et des saucisses plates. J’ai voyagé avec quatre énormes valises. Lorsque nous sommes arrivés à Haïfa, j’ai été stupéfaite de voir autant de gens nous attendre. J’ai été accueillie par la sœur de mon mari, Sarika. Je me suis rendue plusieurs
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Nous nous sommes efforcés d’éduquer nos enfants dans l’esprit des traditions juives même si ni mon mari ni moi ne sommes religieux. Nous célébrions toutes les fêtes. Contrairement à mes années d’enfance où beaucoup de gens se rassemblaient à la synagogue, Salvator et moi avons toujours célébré ces moments à la maison avec les enfants. Le soir du shabbat, ma mère allumait les bougies et je le fis ensuite à mon tour. Nos fils ont également appris le judéo-espagnol. Au début, Michel refusait de le parler mais ils finirent par le pratiquer entre eux. Quand les enfants étaient petits, ils aimaient beaucoup Tou bishvat. Je leur confectionnais des sachets contenant des fruits, dans lesquels ils fourraient la main comme s’il s’agissait de
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trésors inépuisables. Marcel mangeait tout sans attendre, mais Michel conservait ses fruits et les mangeait peu à peu jusqu’à ce que son frère vienne lui demander de les partager « comme des frères ». Aujourd’hui, je prépare ces sachets pour mes petites-filles, qui ne sont plus de petits enfants, mais qui sont toujours très heureuses de les recevoir. Notre fils aîné, Marcel, était un enfant au caractère volontaire et peu expansif. Il lisait beaucoup et était très investi dans ses études. Quand il préparait un examen, on s’efforçait de ne pas le déranger. Mon autre fils, Michel, était très espiègle. Il accumulait les mauvaises notes, mais plus tard il a découvert sa voie. Enfants, ils se disputaient beaucoup, mais à l’âge adulte, ils sont devenus très proches l’un de l’autre. Marcel était tellement têtu que je me souviens l’avoir vu pleurer pendant trois jours parce que son père ne voulait pas qu’il aille étudier dans une école technique. Plus tard, il est devenu ingénieur en Allemagne et a travaillé à l’Institut de robotique de l’Académie des sciences. En 1990, il est parti en Espagne, à Madrid où il vit encore aujourd’hui. Notre autre fils, Michel, est diplômé en physique et en biologie. Il est professeur agrégé et enseigne à l’université de Sofia. Sa femme, Sultana n’est pas juive, et ils ont deux filles, Matilda et Léontina. Nous ne nous sommes pas opposés au fait qu’il épouse quelqu’un qui ne soit pas juif. Nous avons vu que c’était une fille bien, qu’ils s’aimaient et qu’ils avaient une famille merveilleuse. Notre belle-fille a appris à observer les traditions juives avec nous. Leur fille aînée, Matilda, vit en Israël depuis quatre années, ce qui me rend très heureuse. Bien que notre famille soit petite, c’est un moment très émouvant lorsque nous nous retrouvons tous pour pessah – Marcel vient d’Espagne et Matilda d’Israël. Comme Marcel n’a pas d’enfants, il est très proche de ceux de son frère et les aime comme s’ils étaient les siens.
Les petites-filles de Matilda Israël avec leur grandmère : Matilda (au centre) et Léontina filles de son fils cadet Michel. Photographie prise à Sofia dans l'appartement de Matilda Israël lors de la fête de Rosh Hashana en 2000. Matilda vit en Israël.
La renaissance du judaïsme en Bulgarie Après 1989, la vie en Bulgarie est devenue très précaire pour les jeunes et très difficile pour les retraités. Je n’ai jamais été très intéressée par la politique. Ce n’était toutefois pas le cas de mon mari qui était membre du Parti communiste. Avant la chute du régime, je pouvais voyager, partir en vacances, mais maintenant c’est devenu impossible sans l’aide de mes fils et des organisations juives. Si la vie est tragique pour les personnes âgées, la fin du communisme a toutefois permis aux gens d’être plus libres et responsables. La vie juive est florissante, alors qu’auparavant on nous refusait presque tout et chaque fois que je me rends au Beth Am 18, je ressens une chaleur qui ne peut pas s’exprimer avec des mots.
18. Le centre juif de Sofia qui abrite toutes les organisations juives.
Nous remercions la famille de Matilda Israël, et tout particulièrement son fils Marcel Israël, d’avoir bien voulu autoriser la publication de ces souvenirs. Nos remerciements s’adressent également à Gaëlle Collin et Léon Benatov qui ont permis le lien avec la famille. Une version intégrale en anglais de l’entretien figure sur le site de Centropa, un institut à but non-lucratif dont le siège est à Vienne et qui a pour objet le recueil et la diffusion de l’histoire des familles juives d’Europe centrale et orientale.
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La saga de la famille Arié de Samokov (suite) Nous poursuivons la publication de la saga de la famille Arié de Samokov (Bulgarie). Le tapuscrit qui compte plus de deux mille pages retrace en détail la vie d’une riche famille sépharade de Bulgarie établie à Vidin à la fin du XVIIIe siècle. Le texte en judéo-espagnol a été composé en caractères latins. Sa rédaction par Moche Abraham Arié – à partir de sources familiales plus anciennes – s’achève vers 1913-1914. L’usage du français s’y fait notamment sentir. Ce document à usage privé devait servir de manuel de commerce aux descendants de la famille. Au fil des pages sont évoqués non seulement les pratiques commerciales, mais aussi la vie quotidienne en Bulgarie au temps de l’Empire ottoman. Après son bannissement de Vienne sur ordre de l’Empereur d’Autriche Joseph II, Moche Arié et sa famille s’établissent vers 1774 à Vidin, ville située sur les bords du Danube. La suite du texte retrace les premiers succès de la famille dans l’Empire ottoman et le mariage de l’un de ses fils.
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uando ya se vido kon algo de kapital, se miro un bilanso i denpues ke pago a todos sus amigos ke le avian emprestado moneda se alkilo una butika mas grande en la misma plasa i merko mas muntcha ropa, i en esta manera iva kontinuando, i ulvidandose lo pasado, todos seya en la plasa komo tambien i en kasa eran muy muntcho aounados i se katavan 1 i se respektavan muy muntcho de los unos a los otros, i ansi era ke bivian kontentes i tambien azian grande ikonomia en todos los puntos. En este anio ke su negosio se iva kada dia engrandesiendo i mas non estava topando las ropas ke se le demandavan en la butika para merkarlas de la plasa de Vidin. Se detchizo de azer un viaje a Konstantinople i de akel dia endelantre se empeso a prontar, i ansi fue ke en poko tiempo reucho a prokurarse una sierta kantedad de su moneda ke rekojo de las venditas de su butika, i una sierta suma se empresto de sus amigos kon enteres por unos mas largos tiempos, i kuando ya estuvo pronto en una suma de 2 500 groches, partio el mizmo por Kostan, endjuntos kon otros merkaderes de Vidin, ke ya se ivan siempre, ansi (el) viaje turava dos meses, a razon ke era el viajar solo a kavayo, ke non avia chemen defer, ni mismo paitenes 2, ni los kaminos eran choses 3, i tambien avian munchos ladrones, por los kaminos, ke aparte le les rovavan toda sus moneda era ke i los matavan tambien i por esto era el viajar de akel tiempo, kalia se rekojeran al menos dies personas i se alkelavan a dos guadradores turkos muy bien armados, ke por kuando le arevara ke ladrones los enkontraran va a ser estos dos guadradores ke van a defender a todos los merkaderes, i ansi guadradores era solo los Turkos, ke esto era sus negosio i de esto era sus mantinimiento i mos kale dizir ke la verdad es ke entregavan sus almas, kuando les arivava ansi algunos enkuentros, por guadrar a sus merkaderes. El viajar a kavayo era solo otcho oras al dia, i ansi era ke les turava vente i sinco para irsen de Vidin, a Kostan, i kalia ke se yevaran kon eyos komania i kuvierta, porke non avia en los (Hanes) Hoteles kariolas, otro ke eran las kamaretas de los Hanes en tiera, i espan-
Quand il fut en possession d’un certain capital, il fit ses comptes et après avoir payé tous ses amis qui lui avaient prêté de l’argent, il prit en location une boutique plus grande au même endroit et acheta beaucoup plus de marchandises et de cette manière il progressa, oubliant le passé, tous étant très unis, prenant soin les uns des autres, pleins d’égards entre eux et ainsi ils vivaient heureux faisant en tout point beaucoup d’épargne.
Un voyage de Vidin à Constantinople vers 1778 Son commerce cette année-là allait croissant de jour en jour et comme il ne trouvait pas les articles que l’on demandait à la boutique de Vidin, il se décida à faire un voyage à Constantinople et de ce moment-là il entreprit de se préparer. En peu de temps, il réussit à rassembler des fonds provenant des ventes de sa boutique et une somme d’argent prêtée par ses amis portant intérêt à plus long terme. Quand il eut réuni la somme de 2 500 groches, il partit pour Constantinople avec d’autres marchands de Vidin qui en avaient l’habitude. Le voyage durait deux mois, car il se faisait seulement à dos de cheval, il n’y avait ni chemin de fer, ni même de voiture à cheval, les chemins étaient en terre et il y avait en outre beaucoup de voleurs sur les routes qui non contents de voler tout l’argent des voyageurs, les tuaient également. C’est pour cette raison qu’il fallait pour voyager en ce temps-là réunir au moins dix voyageurs et louer les services de deux gardes turcs bien armés de façon à ce que, s’ils rencontrent des voleurs, les gardes les défendent. Seuls les Turcs exerçaient et vivaient du métier de gardes. Nous devons dire qu’en vérité ils remettaient ainsi leurs âmes entre leurs mains en cas de mauvaise rencontre. On ne voyageait que huit heures par jour à cheval et c’est ainsi que le trajet de Vidin à Constantinople prenait vingt-cinq jours. Il fallait qu’ils emportent avec eux des provisions et des couvertures, car les hôtels de poste en étaient dépourvus. Les chambres des relais étaient en terre et l’on disposait un peu de paille sur laquelle on plaçait une carpette et le manteau en guise de couverture que l’on emportait pour se protéger de la pluie et du froid.
1. Katar : regarder en face, examiner le visage, faire attention à quelqu’un (Dictionnaire du judéo-espagnol de J. Nehama). 2. Phaéton, voiture à cheval. 3. Du français chaussée.
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4. Correspond aux années civiles 1777/1778. 5. Correspond aux années civiles 1778/1779.
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dian un poko de paja i ensima metia su sidjade (tapet) i kon su kiebi (palto grande) para la luvia i el frio ke se yevavan tambien, era ke se kuvijaban. Los gastes del viaje eran : por kira del kavayo, se pagava a un groch al dia i la notche ande durmian, era por el mantinimiento del kavayo i por ke van a durmir los viajadores en kamareta por lo todo 1/2, medio groch, en suma por el viaje entero los kostava de 125 a 150 groches. En este anio de 5538 4 fue por la primera ves ke fue a Kostan, i en pokos dias los izo todos sus empleos, i se bolto a Vidin muy kontente de su viaje, ke en muy poko tiempo, vindio la mas grande partida de la ropa ke trucho. Visto a esto ke la reucho, en el viaje ke izo a Kostan, enpeso de muevo por prontarse, i para azer sigundo viaje, tambien a Kostan, sigun ke lo izo, i en este sigundo viaje, el Sr. Moche A. Arié, por kada sivdad ke iva pasando, si ganava munchos amigos i lo yamavan por durmir i komer en sus kazas, porke el Sr. Moche era una persona muy representante, i tambien era muy savido i estudiado en el Talmud i en todas las otras sensias de muestra Lei, la Santa, i kon algunos de estos amigos, ke i eyos tambien ivan a Kostan, por sus negosios, se li adjoutavan, a el i viajavan djuntos, i de esta manera fue kontinuando. En este anio de 5539 5, sigun ditcho ke siempre fue kontinuando los viajes a Kostan, i sigun ditcho tambien ke en kada viaje siempre se iva ganando amigos muevos, fue ke entre el uno de estos viajes, ke abacho en Andrinople, por ver si es ke iva a topar de merkar algunos artikolos valables para el. Un sierto merkader de la familia Navon ke lo supo ke el Sr. ditcho Moche A. Arié, estava en Edirne, salio el mismo en su buchkida por konoserlo, ke ya lo sintia de sus amigos la su fama, i fue ke se lo yevo a su kaza, i lo detuvo tres dias komo su musafir, i todos los dos fueron muy kontentes, i entre sus platika, les vino el etcho de konsograr, i ansi fue ke kedaron de akordo por darle Sr. Navon a su ija por novia para el ijo del Sr. Moche A. Arié, ke es el Sr. Abraam Arié I, el primer ke vino a Samokov, i el Sr. Moche A. Arié, li dio
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Les dépenses du voyage étaient les suivantes : pour la location du cheval on payait un groche par jour et là où l’on couchait, pour l’entretien du cheval et la chambre des voyageurs un demi groche. Au total, le voyage leur revenait à 125-150 groches. Cette année 5538 fut la première où il se rendit à Constantinople et, en peu de jours, il fit tous ses achats et il retourna à Vidin très heureux de son voyage. En peu de temps, il vendit la plus grande partie des marchandises qu’il avait apportées.
Rencontre de la famille Navon à Edirne Voyant que le voyage à Constantinople lui avait réussi, il fit à nouveau ses préparatifs pour un second voyage à Constantinople. Au cours de ce second voyage, à chaque ville qu’il traversait, M. Moche A. Arié, gagnait de nombreux amis qui l’invitaient à coucher et à manger chez eux, car M. Moche était une personne très respectable, et également très savante et instruite en matière de Talmud et dans tout ce qui concerne notre Sainte Loi. Certains de ces amis qui allaient également à Constantinople pour leurs affaires se joignaient à lui pour voyager. L’année 5539, il poursuivit ses voyages à Constantinople gagnant ainsi de nouveaux amis. Au cours de l’un de ses voyages, il passa par Andrinople [Edirne] pour voir s’il pourrait trouver quelques articles intéressants à acheter. Un marchand de la famille Navon sut que M. Moche A. Arié était à Edirne et partit à sa rencontre pour faire sa connaissance, car il avait appris par ses amis sa renommée. Il l’invita chez lui et lui offrit l’hospitalité pendant trois jours. Tous deux en furent très heureux et au fil de leur conversation, ils formèrent le projet de devenir parents par alliance. Et ainsi ils tombèrent d’accord pour que M. Navon fiance sa fille au fils de M. Moche A. Arié, M. Abraham Arié I, le premier du nom à être venu à Samokov. M. Moche A. Arié fit des présents à la fiancée et ils se réjouirent et se félicitèrent cette nuit-là. La fiancée s’appelait Behora et à la satisfaction des deux parties ils résolurent de célébrer les fiançailles lors du retour de M. Moche (Arié) de
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presentes a la novia, i se gustaron i se alegraron en akeya notche, la novia se yamava Behora i kon la kontentes de todas las dos partes decharon para azer el espozorio ouficial, por kuando tornara el Sr. Moche, de Kostan i este ultimo muy kontente de la nueva parientes, partio por su viaje a Kostan, en dechando presentes en moneda para los sirvidores de kaza i para todas las kriaturas. Denpues ke el Sr. Moche A. Arié eskapo de azer sus empleos en Kostan ya fue i la nueva aniada de 5540 6 i se vino a Edirne i deretcho se abacho en la kaza de pariente nuevo Sr Navon ke fue resivido kon buena kara. A la maniana izieron la siremonia sigun uzo de Edirne kon muntchos hahamim kantando muntchos modos de pizmonim, i tomaron el kinian 7, – de puso i el Sr Moche Arié li dio de muevo presentes a la novia, i a la notche el Sr. Navon izo una souaré ke konbedo a munchos Sres los notables de la Sivdad, porke i Sr. Navon tambien era una de los notables de Edirne i uvieron muntchos tchalgis (muzikas) i muntchos hazanim, kantando i se alegraron i se kontentaron, en topandosen de todas dos partes kontentes, las kundisiones del espozorio fueron, ke li va dar por kontado 100 groches, i achugar, a la onor del padre de la novia el gaste del viaje para yevar la novia a Vidin, va a ser de parte la novia, ke esto kostava tambien komo 100 groches ke estas kundisiones fueron buenas, la novia tenia la edad de 13 anios, i de misma edad era tambien i el novio, sugun el uzo de Edirne, esta novia ya era de muy grande edad para espozar, a razon ke el uzo de Edirne era ke a las novias kalia ke las espozaran, de la edad de 8 anios, ansi i kon los novios, i estavan espozados 5 i 6 anios, fin ke pueden arivar ala edad de kazar i ansi era ke arivavan muntchos modos de maleris 8. La novia era grandina i ermoza, savia eskrivir i meldar era muy sana i forsuda, tenia grande respekto a sus djenitores i de buenas manies, i fue muy bien idukada. […] En este anio de 5541 9, el Sr. Moche A. Arié, en sou butika en Vidin siempre iva andando i engrandisiendose sou negosio, la venditas ke azia, eran todos en kontante, i todo era en detalle, eyos ke non
Constantinople. Ce dernier très content de ses nouveaux parents, partit pour Constantinople en faisant don d’argent aux domestiques et à tous les enfants. Une fois que M. Moche A. Arié eut achevé ses achats à Constantinople, on entra dans l’année 5540. Il se rendit à Edirne et alla directement à la maison de son nouveau parent, M. Navon où on lui fit bon accueil et où le matin on procéda à la cérémonie selon l’usage d’Edirne avec beaucoup de rabbins chantant toutes sortes de louanges à Dieu et ils s’engagèrent devant témoins. M. Moche Arié offrit de nouveaux cadeaux à la fiancée et le soir M. Navon organisa une soirée où il invita de nombreux notables, car M. Navon était lui-même l’un des notables d’Edirne. De nombreux musiciens et chantres jouaient et chantaient, et les deux parties se réjouirent et se congratulèrent de bon cœur. Les conditions pour les fiançailles étaient les suivantes : on lui donnerait une dot de 100 groches, le trousseau, et à l’honneur (comprendre à la charge) du père de la fiancée, ses frais de voyage jusqu’à Vidin qui s’élevaient aussi à 100 groches. Ces conditions étaient bonnes. La fiancée avait treize ans tout comme le fiancé. Suivant les usages d’Edirne, cette fiancée était déjà d’un âge très avancé pour se fiancer, car à Edirne les filles se fiançaient dès huit ans et elles restaient ainsi fiancées cinq à six ans jusqu’à ce qu’elles soient en âge de se marier et ainsi il arrivait toutes de sortes de malheurs. La fiancée était grande et belle, elle savait lire et écrire, elle était saine et forte, elle tenait ses parents en grand respect, avait de bonnes manières et était bien éduquée. […]
6. Correspond aux années civiles 1779/1780. 7. De l’hébreu : engagement pris en présence d’un minyan. 8. Du français, malheurs. 9. Correspond aux années civiles 1780/1781.
L’apprentissage du turc Au cours de l’année 5541, M. Moche A. Arié dans sa boutique de Vidin progressait et développait son affaire. Il vendait toujours au comptant et au détail. Comme ils ne connaissaient par le turc, ils eurent des difficultés au début, mais plus tard ils prirent pour professeur un Juif qui leur enseigna les rudiments du turc et on en fit de même pour les femmes. Comme ils étaient tous très intelligents, en peu de temps ils purent se faire comprendre des Turcs qui venaient à la boutique pour acheter des
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10. Du turc bey, gouverneur d’un territoire. 11. Correspond aux années civiles 1781/1782. 12. Dix hommes juifs adultes dont la présence est requise pour la récitation de certaines prières. 13. Beth midrash : maison d’études religieuses. 14. Commentaires du Talmud.
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konosian la lingue turka, al presipio sufrian ma mas tarde eyos se tomaron por profesor a un Djidio, para ke los enbezara los prisipios de la lingue turka, ansi de mizmo lo izieron i las mujeres, i eyos todos ke ya eran muntchos entelejentes fue ke en poko tyempo, se enpeso algo i a dar a entender i kon las Turkas – ke le vinian a la butika por azer empleos de moda nuevas de ropas ke traiva de Kostan. Mas tadre ke le enpezaron a vinir a la butika i de los Begis 10 turkos, izo ke se tomo un profesor turko i tomava liksion kada dia, ke en un enterval de un anio supo i avlar bueno i tambien eskrivir. Ke kon esto gano, ke enpeso a vijitar los dias de viernes ke era uzo de los Turkos de vijitarlos, i kon esto si ganavan enfluensa, sigun ditcho ke el Sr. Moche A. Arié, era Talmud(ista) i savia bono platikar, i a los Turkos ke ya les plaze muntcho era ke lo yamavan, i les azia saver muntchas kozas del talmud, i tuvo muntchos protejos i levianezas para su etcho de la butika i les tomava rekomendasiones para algunos Begis de Kostan. En kaza las mujeres vijitavan i resivian vijitas kon grande onor, eyos los ombres eran religiosos, manyana i tadre azian sus oraziones kon minyan en el kahal, mantener se mantenian bueno ansi tambien i vistian bueno, el pasatiempo kon amigos les plazia muntcho, eyos non frikontavan kavanes ni mismo meyanes. En este anyo de 5542 11, sus dos ijos los mas grandes ke estavan estudiando en el midrash del rabino de Vidin sovre el Talmud, se los tomo kon si a su butika, i en las notches les dava liksion el padre en kaza, i ke son el grande Chemoel i el sigundo Ishak, i el tresero ke es Abraam, el ke vino primer a Samokov, lo decho en el midrach para ke estudiara en la gemara. El Sr. Moche A. Arié, se detchizo de azer la boda i kazarlo a su ijo Abraam i ansi fue ke se pronto para azer el viaje a Kostan, por azer sus empleos de ropas para butika i ke a la pasada de Endirné, iva a demandar boda kon la entision por kuando boltara de Kostan, vinirse djuntos kon la novia i en akel tiempo era el uzo ke se mandava konsuegros para traer a la novia, i esto era ke le davan
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nouveautés de Constantinople. Plus tard, alors que commençaient à venir à la boutique de nobles Turcs, ils eurent un professeur turc et ils prirent des leçons chaque jour de sorte qu’en l’espace d’une année ils surent bien le parler et aussi l'écrire. Il commença à rendre visite aux Turcs les vendredis comme c’était l’usage et gagna ainsi en influence. Il se disait que M. Moche A. Arié était savant et avait une agréable conversation et les Turcs qui l’appréciaient l’invitaient. Il leur apprenait beaucoup de choses du Talmud et il obtint beaucoup de protections et d’aides pour ses affaires commerciales ainsi que des recommandations pour des personnalités de Constantinople. À la maison les femmes recevaient et rendaient des visites avec beaucoup d’honneur. Les hommes étaient pieux et faisaient leurs prières du matin et de l’aprèsmidi à la synagogue en présence d’un minyan 12. Ils se maintenaient et s’habillaient ainsi très bien. Ils aimaient passer du temps avec leurs amis. Ils ne fréquentaient pas les cafés, ni même les tavernes. En 5542, il [M. Moche A. Arié] prit avec lui à la boutique ses deux fils aînés qui étudiaient le Talmud au midrash 13 du rabbin de Vidin. Il leur donnait des leçons le soir à la maison. L’aîné s’appelait Samuel, le second Isaac. Abraham, le troisième et le premier du nom à venir à Samokov resta étudier la gemara 14 au midrash.
Le mariage d’Abraham Arié avec Behora Navon M. Moche A. Arié se décida à marier son fils Abraham. Il fit ses préparatifs pour se rendre à Constantinople acheter des marchandises pour la boutique. En passant par Edirne, il comptait faire la demande en mariage et revenir de Constantinople avec la fiancée. En ce temps-là, il était d’usage que la fiancée se fasse accompagner de ses beaux-parents, ce qui sanctifiait son voyage. Le fiancé donnait une procuration au père de la mariée afin de le décharger de la responsabilité des risques du voyage. M. Moche [A. Arié] prépara tout le nécessaire pour le mariage, nourritures, vêtements et le reste et il écrivit une lettre à son beau-père pour lui faire connaître sa décision.
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a la novia keduchin de kamino ke es al grande konsuegro lo azia prikura el novio, para ketarlo de responsabilita de los rezikos del kamino, a el padre de la novia, lo todo por algunos riskos ke podran arevar solo ala novia. I el Sr. Moche, tambien se pronto i el todo el menester por la boda, ke es toda komania i para todos eyos vistimientas, i mas todo esto ke es el menester para ouna boda, i en este tiempo tambien, li eskrivio una karta al konsuegro, aziendole saver su ditchizion, i esto ke non mando konsuegros fue solo por non azerle gastar al konsuegro sigun ditcho ke sus kundision era por la traidura de la novia, a los gastes del padre de la novia, i el Sr. Moche, non le kovro del Sr. Navon, ni los gastes por si mizmo. Pokos dias pasando, el Sr. Moche A. Arié, ke ya estuvo pronto seya kon sus prontamientos de su etcho de la butika, komo tambyen i estos de la boda, partio por su viaje para Kostan i arivando a Endirné, izo la demanda de azer la boda, i el konsuegro Sr. Navon fue de akorde, en asigurandolo ke por kuando iva a boltar de Kostan ke ya iva a estar pronto por partir djuntos kon la novia, i denpues ke ya estuvo el Signor Moche, dos dias en Edirne, partio por Kostan. En pasando komo un mez de tiempo, el Sr. Moche A. Arié, ke ya eskapo sus empleos en Kostan, se abacho en Endirné i denpues ke estuvo en Endirné, tres dias ke izo tambyen el konsuegro komo media boda, i yamo a sus parientes de Edirne i les dio a komer i se alegraron djunto kon la novia, kon muntchos bailes i kantares, ke konbedo tambien la novia, a sus amigas, ke pasando i esto, partieron el padre i la madre i dos mutchatchas sus parientas por akompaniar a la novia, eyos se prontaron todo el menester de la komania, i se alkilaron i a un Turko armado por guadrador para el kamino i de todas las dos partes kontentes i alegres ivan viajando el viajar era a kavayo seya los ombres komo tambien i las mujeres i arivando a Vidin les salieron kaji la sivdad entera a sus enkontros porke esto fue para Vidin una koza mueva i muy maravioza el traer novia de un lugar tanto lechos.
S’ils ne requirent pas les beaux-parents, c’est pour leur éviter les frais du voyage étant entendu que M. Navon s’était engagé seulement à payer les frais de voyage de la fiancée. M. Moche [A. Arié] ne fit même pas payer à son beau-père ses frais de voyage. Peu de jours après, M. Moche A. Arié qui avait achevé ses préparatifs, partit pour Constantinople et en arrivant à Edirne il procéda à la demande en mariage. Le beau-père, M. Navon donna son accord, l’assurant qu’à son retour de Constantinople il serait prêt à partir avec la fiancée. Après deux jours passés à Edirne, M. Moche (Arié) partit pour Constantinople. Environ un mois après, M. Moche A. Arié acheva ses achats à Constantinople et redescendit à Edirne. Il y passa trois jours et son beau-père organisa comme une sorte de demi-mariage, et invita ses parents d’Edirne, leur fit servir à manger et ils se réjouirent avec la fiancée en chantant et en dansant. La fiancée invita également ses amies. Une fois cela terminé, le père, la mère et deux jeunes filles, ses parentes, s’apprêtèrent à partir pour accompagner la fiancée. Ils préparèrent les provisions de bouche pour le voyage et louèrent les services d’un garde turc armé pour les protéger en chemin. Les deux partis voyagèrent de bonne humeur. Le voyage se faisait à dos de cheval pour les hommes comme pour les femmes. En arrivant à Vidin presque toute la ville sortit à leur rencontre pour les saluer, car c’était une chose tout à fait nouvelle et extraordinaire que de faire venir une fiancée d’un endroit aussi éloigné. Ils arrivèrent sains et saufs de leur voyage et se reposèrent deux jours. Le mercredi on procéda aux bénédictions du mariage dans la maison de M. Moche A. Arié en présence de nombreux chantres et invités. Ils goûtèrent 15 toutes sortes de confitures et au son des musiciens, ils se réjouirent et se félicitèrent. Au cours de la soirée, on invita de nombreux notables, parents et amis de la ville et ils mangèrent, burent et fêtèrent tous ensemble et ainsi se passèrent les huit jours de la noce. Une fois cela achevé, on retint encore huit autres jours les beaux-parents. Ils ne voulurent pas rester plus longtemps. Ils se saluèrent, se remercièrent et se félicitèrent. Ils se bénirent mutuellement et embrassèrent la mariée. Des torrents de larmes coulaient de
15. Littéralement « furent adoucis par ».
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Eyos ke ya vinieron sanos i kontentes de sus viaje repozaron dos dias i fue en dia de mierkoles ke dieron los kidouchim en la kaza del Sr. Moche A. Arié, kon muntchos hazanim i muntchos konbidados i a todos fueron adulsados kon muntchos modos de konfiturias i las muzikas taniendo se ivan alegrando i kontentandosen i ala notche konbido a muntchos notabiles i parientes i sus amigos de la sivdad i komieron i bevieron i se alegraron todos djuntos, i ansi lo izieron todos los otcho dias de la boda. I denpues ke esto se eskapo fue ke los detuvo otros otcho dias en kaza a los konsuegros, ke pasando i esto non kijeron mas estarsen, se saludaron de los unos a los otros en forma de rengrasiamento i de kontentes i se bindicheron, de todos las dos partes, i abrasaron a la novia kon tchoros de lagrimas kuriendoles de sus ojos, i meldandoles las miles – las bindisiones, de padre i madre, i partieron kontentes por sus viaje, los mismos yoros del padre i la madre, kontinuaron en la novia, una semana entera. Sovre esto ke yoran, los parientes de la novia, kuando la dechan en la kaza del novio ; – avria de demandar !? Visto ke esto ya egziste, sovre todas la novias en general es porke non estuvo este adjuntamiento formado en regla, ke al punto de vista es para los de la parte de la novia, yoran porke les revataron un pedazo de sus karnes i non se la pueden tomarselas atras, i para los de la parte del novio son alegres komo ke revataron un pedaso de djoya valutoza. Kuando le estudiara kada enteresente sovre esta demanda, ke responda.
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leurs yeux, et après avoir lu des milliers de bénédictions paternelles et maternelles, ils partirent contents en voyage. La mariée versa encore des larmes toute une semaine. On peut s’interroger sur la raison pour laquelle les parents de la mariée pleuraient lorsqu’ils la laissèrent dans la maison du marié. C’est une chose que l’on voit encore arriver de nos jours chez toutes les mariées. Cela s’explique par le fait que cette alliance n’a pas été réalisée dans les règles. Les parents de la mariée pleurent, car de leur point de vue c’est comme si on arrachait un morceau de leur chair qu’ils ne pourront reprendre et les parents du marié sont heureux comme s’ils avaient arraché une pièce de joaillerie de grand prix. Voilà ce que l’on pourra expliquer à ceux qui s’interrogeront à ce sujet. La transcription du judéo-espagnol a été modifiée afin de rendre le texte plus facilement accessible aux lecteurs familiers de la graphie employée par la revue Aki Yerushalayim.
PARA MELDAR |
Para Meldar
Retour à Séfarad Pierre Assouline
Paris. Gallimard. 2018. ISBN : 978-2-07-019700-2
Pierre Assouline a été « invité » par Felipe VI à « retourner » dans « son » pays d’où « il » a été expulsé en 1492. Il s’attache donc à acquérir la nationalité espagnole, droit qui lui a été accordé par une loi récente. Il se heurte alors à d’innombrables difficultés. Il n’a pas la chance de s’appeler Toledano ni Laredo ; son nom est d’origine berbère : As-souline, le rocher. Sa famille n’est pas originaire de Salonique ni de Tétouan, mais de Debdou, une oasis aux confins algéro-marocains où quelques centaines de Juifs de Séville se sont réfugiés lors des massacres de 1391. Le candidat à la citoyenneté espagnole doit prouver une bonne connaissance de la langue et de la culture espagnoles d’aujourd’hui. Il doit rédiger un texte montrant son attachement à l’hispanité. Il serait bon, pour que son dossier soit examiné favorablement, que quelque ancêtre ait accompli une action d’éclat. Il lui faut aussi présenter un certificat de judéité qui n’est délivré que par la Fédération des communautés juives à Madrid ; on lui demande l’acte de mariage religieux de ses grands-parents. Une fois le dossier complet, il doit être déposé au ministère de la Justice à Madrid. Ces difficultés ne découragent pas Pierre Assouline. Il s’inscrit à l’Instituto Cervantes pour perfectionner sa connaissance de la langue espagnole,
parcourt l’Espagne en tous sens, de Madrid à Grenade, de Séville à Salamanque, de Barcelone jusqu’à de minuscules villages presque inconnus et presque déserts. Ce que veut écrire Assouline, c’est un livre d’histoire, mais il veut éviter les innombrables notes et références qui rendent souvent très ennuyeux ce genre d’ouvrages. Il veut présenter son livre comme un roman. Javier Cercas lui conseille de le rédiger comme un cocido madrileño, un pot-au-feu. Ce sera donc un roman, un roman d’amour, d’amour de l’Espagne, de ses villes, de ses paysages, de ses hommes et de ses femmes, de ses odeurs, de ses couleurs et surtout de sa langue et de ses écrivains, particulièrement de Cervantès dont Pierre Assouline imite la rédaction des titres des chapitres. Néanmoins, Retour à Séfarad reste un livre d’histoire, résultat d’un travail important dans les bibliothèques et les archives ; c’est une histoire non linéaire qui « met l’épopée en morceaux ». Guidés par le talent et l’humour d’Assouline, nous participons à de nombreux événements de l’histoire espagnole. Il nous fait vivre de plainpied la disputation de Barcelone en 1263 entre Nahmanide, talmudiste réputé et Paul Christiani, Juif converti. Nous écoutons, en 1939, dans la salle d’honneur de l’université de Salamanque, Miguel de Unamuno apostropher, sous les huées et les sifflets, les dignitaires franquistes : « Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, mais vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. » Nous visitons, à Tolède, la synagogue El Transito transformée en KAMINANDO I AVLANDO .26 | 31 |
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église avant de devenir musée de la culture juive médiévale, ainsi que l’ancienne synagogue Santa Maria la Blanca, toujours propriété de l’Église. Nous assistons le 12 avril 1869 aux Cortes à la discussion sur les relations entre l’Église et l’État et sur la tolérance aux cultes autres que le culte catholique. Nous lisons les diverses interprétations du rôle du roi et de celui d’Adolfo Suarez lors de la tentative de coup d’état du 23 février 1981. Pierre Assouline nous fait découvrir les ambiguïtés et les contradictions de l’Espagne d’aujourd’hui. Dans les esprits, la guerre civile n’est pas terminée. Il y a deux Espagnes, l’une catholique et conservatrice héritière du franquisme, l’autre libérale et démocratique héritière de la République. Franco a su se faire passer pour protecteur des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ; il n’en est rien : l’antisémitisme des dirigeants franquistes et de Franco lui-même a été clairement proclamé à de nombreuses reprises, ce qui peut paraître paradoxal dans un pays sans Juifs ; si des milliers de Juifs ont pu échapper à la Shoah grâce à l’Espagne, cela est dû à l’action courageuse de nombreux consuls et ambassadeurs d’Espagne. Alors que chaque ville souhaite avoir sa judería médiévale restaurée, que reste-t-il aujourd’hui de l’antisémitisme traditionnel espagnol ? Pierre Assouline ne nous cache rien. À Majorque, les chuetas – descendants de Juifs convertis au catholicisme – sont ségrégués et rejetés. Dans une bourgade proche de Caceres, une « fête juive » se termine autour d’un mannequin qu’on décapite et qu’on brûle. À Leon, le vendredi saint, on crie dans les rues : « Vamos a matar judíos » – Nous allons tuer des Juifs. Dans le village nommé Castrillo matajudíos – Castrillo mort-aux-Juifs –, le maire organise un referendum pour supprimer ce matajudíos devenu anachronique ; il obtient la majorité de justesse. Un sondage parmi les étudiants de Madrid révèle en 2011 que 52 % d’entre eux refusent de s’asseoir à côté d’un Juif. La maire d’une petite ville proche de Madrid déclare à la presse : « No soy una perra judía » –
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Je ne suis pas une chienne juive - ; suivent bien entendu excuses, affirmation qu’il s’agit d’une locution populaire sans aucune signification antisémite. Pierre Assouline s’interroge sur le philosépharadisme. Ne s’inscrit-il pas dans le contexte d’un empire espagnol qui a succédé à l’empire colonial perdu au XIXe siècle ? Il s’interroge aussi sur le sépharadisme lui-même, se rappelant que le terme même de Sefarad n’apparaît qu’une seule fois dans la Bible et qu’on n’est même pas sûr qu’il signifie Espagne. Ne serait-il pas une entité artificielle politique, un mythe, une « communauté imaginée » comme l’affirme une thèse soutenue en 2015 à la faculté d’Aix-Marseille ? À la fin de son livre, Pierre Assouline n’a toujours pas reçu son passeport espagnol. Il s’avise alors que le décret d’expulsion de 1492 n’a toujours pas été abrogé. Cette abrogation pense-t-il lui est indispensable pour retrouver une identité espagnole. Il s’adresse alors au roi : « Je Vous le demande, Majesté, solennellement, d’homme à homme, les yeux dans les yeux, abrogez, sans quoi il me faudra renoncer car ce serait une tache sur mon passeport tout neuf que cette ombre sur mon identité. »
Henri Nahum
Las komidas de las nonas
ROSKAS DE ALHASHÚ Recette de Bucarest (Roumanie) de Jenny Navon 1991
Ingredientes Masa – 4 guevos – 8 kucharas de azeyte – 2 vazos de arina – 1 kucharika de baking Gomo – pedazikos de muezes – asúkar (a gusto) – 1 kuchara de miel – un poko de arina de masá Preparasión Se aze la masa i se mete en el frijider por 2 oras a lo manko. Se meskla todos los ingredientes del gomo. Se avre la fila, se kortan redondikos kon un vazo. Se inchen de gomo i se arrodean en forma de yevrekes. Se ornan en orno a kalor mediana por kaje 20 minutos. Se les echa enriva asúkar en pudra.
Ingrédients pour la pâte – 4 œufs – 8 cuillérées d'huile – 2 verres de farine – une petite cuillère de levure chimique
pour la farce – des morceaux de noix pilés – du sucre (selon le goût) – une cuillère de miel – un peu de farine pâtissière
Préparation Préparer la pâte et la mettre à reposer au réfrigérateur pendant au moins deux heures. Mélanger tous les ingrédients de la farce ensemble. Étaler la pâte et découper des cercles avec un verre. Remplir les cercles avec de la farce puis refermer en donnant la forme d'une couronne. Cuire au four à feu moyen pendant 20 minutes. Saupoudrer de sucre glace.
In Guizar kon gozo de Matilda Koen Sarano en collaboration avec Liora Kelman. Editorial S. Zack. Jérusalem. Israël. 2010.
Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, Michel Arié, François Azar, Marie-Christine Bornes-Varol, Corinne Deunailles, Marcel et Léontina Israël, Jenny et Jean-Yves Laneurie, Henri Nahum, Ida Simon Barouh. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Matilda Israël. Photographie prise en 1939 à Karnobat alors que Matilda fréquentait le lycée de la ville. Impression Caen Repro Parc Athéna 8, rue Ferdinand Buisson 14 280 Saint-Contest ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030 Avril 2018 Tirage : 950 exemplaires Commission paritaire en cours
Aki Estamos – Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien