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| A VRIL, MAI, JUIN 2019

Adar II, Nissan, Iyar, Sivan 5779

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

05 Avlando con

Jacques Adato

14 S e kazo

el papagayo djudyo — MIRIAM RAYMOND

17 Chronique de la famille Arié de Samokov (suite)

25 P ara meldar

— FRANÇOIS AZAR, HENRI NAHUM

SUPPLÉMENT

La Niuz


L'édito Traversées

De toutes les fêtes juives, Pessah, que nous nous apprêtons à célébrer, est sans doute la plus chère au cœur des Judéoespagnols. À elle seule, elle transmet toutes les composantes de l’expérience juive. L’écho non seulement d’un exil et d’un exode, mais de tous les exils et de tous les exodes. Évoquant un séjour ancestral en Égypte, Pessah est né au temps de la déportation en Babylonie, où elle s’est inspirée du Norouz, – le Nouvel An persan – célébré dans tous les pays de culture zoroastrienne. Sous la culture juive, d’autres spiritualités nous font signe. La table du Seder et ses aliments symboliques n’est pas sans rappeler les Haft Sîn, les sept nourritures spirituelles présentes à la table du Norouz. Un Pessah judéo-espagnol, c’est aussi un texte récité en ladino, un calque de l’hébreu travesti en vieil espagnol au point d’en devenir difficilement compréhensible. Et là commence le paradoxe de cette fête qui est censée nous libérer, mais nous enchaîne en vérité au passé par ses multiples langues et symboliques. Pour s’en libérer, certains choisiront le plaisir des sens figuré par le vin et le miel alors que d’autres préféreront l’étude, car à Pessah il n’y a pas une réponse pour tous, mais une réponse pour chacun. Pessah était, et est encore, la fête familiale par excellence : celle à laquelle nul ne peut se dérober. Parce qu’elle doit rassembler, elle s’adresse aussi à ceux qui vivent un exil intérieur, qui se sentent isolés, loin

de leur famille, de leur terre, de leur communauté. Pessah est sans doute à réinventer pour eux, comme l’avaient fait les marranes dans le secret de leur maison et de leur cœur. Pessah est d’abord une traversée, un passage d’une terre d’exil à une autre terre d’exil, avec le livre pour seul viatique ; un livre illustré comme la haggadah de Sarajevo ; un livre judéo-espagnol qui symbolise tous les autres livres et qu’il faut cacher tant il a de valeur ; ou encore un livre qui reste à écrire, qui nous libérera de nos peines, exprimera l’allégresse retrouvée, et sera comme un avant-goût de terre promise. De traversées, d’exils, de libérations, il sera beaucoup question dans ce numéro avec le témoignage de Jacques Adato, celui d’Emmanuel Ventoura – Le rire de Rabelais me manquait –, le patrimoine musical judéo-espagnol, la chronique de la famille Arié sans oublier… le mariage du perroquet juif. Nous vous en souhaitons une belle lecture tout en vous encourageant à participer à nos nombreuses activités qui culmineront avec la journée judéoespagnole du festival des cultures juives le mardi 18 juin prochain. Nous aurons auparavant tenu notre assemblée générale le dimanche 12 mai. À cette occasion, nous vous remercions chaleureusement de bien vouloir nous renouveler votre soutien, si ce n’est pas déjà le cas, en réglant votre adhésion annuelle. Ken manda platikos, aresive tchanakitas.


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Ke haber del mundo ? Paris

14.06 Présentation du Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France

Vienne, Autriche Publication d’entretiens filmés en judéo-espagnol par l’Académie des sciences d’Autriche À l'occasion de la sortie du Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France, lors du salon du livre du Mémorial de la Shoah, une conférence se tiendra à l'auditorium le vendredi 14 juin à 14 h. L'histoire des Judéo-Espagnols durant la guerre est peu connue et n'a fait l'objet d'aucune étude approfondie. L'association Muestros Dezaparesidos a été créée dans le but d'écrire un livre mémorial qui retrace cette histoire. Ce livre montre la spécificité des Judéo-Espagnols dans la déportation et aussi dans la Résistance. En présence d’Alain de Tolédo, président de l'association Muestros Dezaparesidos, des auteurs du livre, Henriette Asseo, historienne, Sabi Soulam, résistant, de Haïm Vidal Sephiha, déporté, professeur de judéo-espagnol, de Victor Pérahia, déporté, auteur, et de Claudine Naar-Cohen, enfant cachée et ancienne directrice du CDJC. Lecture de poèmes de Marcel Cohen, Jeanine Bary, Haïm Vidal Sephiha. Entrée gratuite sur réservation (obligatoire).

Au mois de mars, la philologue Ioana Nechiti a publié en ligne sur le site de l’Académie des sciences d’Autriche une partie des entretiens filmés en judéo-espagnol qu’elle a réalisés à Istanbul. Ces entretiens sous-titrés en anglais et judéo-espagnol portent notamment sur l’éducation, les traditions familiales et communautaires, l’émigration, les événements historiques du XXe siècle. Ils peuvent être consultés à l’adresse suivante :https://www.oeaw.ac.at/ en/vlach/corpus/judeo-spanish/ judeo-spanish-istanbul/ KAMINANDO I AVLANDO.30 | 1 |


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Madrid, Espagne

Remise du prix Ángel Pulido au roi d’Espagne Philippe VI Isaac Querub, président de la fédération des communautés juives d'Espagne (FCJE), un organisme qui représente officiellement les Juifs espagnols, a remis à S.M. le roi Philippe VI d’Espagne, en janvier dernier, le prix Sénateur Ángel Pulido, qui reconnaît le travail des personnes ou des institutions qui se distinguent par leur soutien au judaïsme et aux communautés juives en Espagne et dans le monde. Le prix a été décerné au Roi pour le soutien « continu et sans équivoque que la Couronne a apporté à la renaissance de l'héritage juif et sépharade en Espagne et dans le reste du monde, ainsi qu'à l'amitié entre les peuples espagnol et israélien. » Selon Isaac Querub, « le prix Ángel Pulido porte le nom d'une personnalité extraordinaire qui a sorti les Sépharades de l'oubli historique. Philippe VI a poursuivi dans cet esprit quand, en novembre 2015, il leur a dit : « Combien vous nous avez manqué ! » | 2 | KAMINANDO I AVLANDO.30

Le roi d’Espagne reçoit en audience Annette Cabelli, survivante de le Shoah La FCJE a institué ce prix en 2005 pour reconnaître les contributions des personnes ou des institutions soutenant les communautés juives dans le monde entier, en particulier les communautés sépharades, ainsi que celles s’étant illustrées dans la défense de la liberté de conscience, du pluralisme religieux et de la lutte contre l'antisémitisme. Le prix porte le nom d’une personnalité éminente de la vie politique espagnole. Sénateur, docteur en médecine et écrivain, Ángel Pulido Fernández (1852-1932) a rencontré pour la première fois des Juifs sépharades en 1903, alors qu'il effectuait une croisière sur le Danube. À son retour, il organisa une campagne en vue d’un rapprochement de l’Espagne avec ces communautés de l’Empire ottoman et du Maroc. Dans cet esprit, il publia en 1905 un manifeste resté célèbre, Los españoles sin patria y la raza sefardí. Cette campagne favorisa une première émigration de Juifs des Balkans en Espagne lors de la Première Guerre mondiale.

S.M. le roi Philippe VI a reçu Annette Cabelli, survivante de la Shoah, en janvier, à l’occasion du mois de commémoration de la Shoah organisé par le Centre sépharade Israël et la communauté juive de Madrid. Annette Cabelli, qui a obtenu la nationalité espagnole en 2017 s'est rendue au palais de la Zarzuela en compagnie de Miguel de Lucas González, directeur général du Centre sépharade Israël. Née le 25 avril 1925 à Salonique dans une famille judéo-espagnole, elle a été déportée à l’âge de dix-sept ans à Auschwitz le 2 mars 1943. Sa mère sera assassinée à son arrivée au camp et elle perdra également l’un de ses deux frères. En janvier 1945, elle est contrainte de participer à l’une des marches de la mort qui la conduira au camp de Ravensbrück avant d’être libérée par les Soviétiques le 2 mai 1945. Elle vit aujourd’hui à Nice. Son témoignage a notamment été recueilli en judéo-espagnol par le philologue Pandelis Mavrogiannis et le producteur de cinéma Enrico Isacco.


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Célébration des cent ans de la communauté juive de Barcelone Entretien de Lluís Amiguet avec José Lévy, président de la communauté juive de Barcelone

Tout au long du siècle d’existence que la communauté juive de Barcelone célèbre ces jours-ci, celleci s’est agrandie et a contribué à la prospérité de la ville en s’ouvrant au monde sans perdre son identité et en partageant ses racines avec les autres. Son président Pepe Lévy évoque pour nous son histoire. Depuis Melilla – ville dont il est originaire –, il réalisa des affaires avec le Venezuela avant de s’installer, il y a cinquante ans, à Barcelone et d’y épouser une barcelonaise. Il découvrit qu’il pouvait continuer à être lui-même et en même temps être barcelonais. Il évoque une multitude d’entreprises montées, démontées, remontées, barcelonaises au départ puis devenues multinationales, qui portent des noms aussi bien Juifs que barcelonais. Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? J’ai 82 ans, toute ma vie j’ai fait partie de ceux qui essaient d’additionner et jamais de diviser. Je suis né à Melilla : ville de quatre cultures en comptant la culture juive. Je suis arrivé à Barcelone il y a 50 ans, j’ai épousé une barcelonaise et mes enfants sont barcelonais. Nous avons une école qui enseigne en quatre langues à des enfants juifs et non juifs. Quels ont été les fondateurs de cette communauté, il y a cent ans ? Des Sépharades d’une communauté de Turquie, qui sont arrivés en 1918 à Barcelone, les Bassat, qui fondèrent à cette époque-là ce qui deviendrait la communauté juive de Barcelone. La mère de Lluis Bassat était née ici.

La communauté de Barcelone a toujours été à majorité sépharade ? En principe oui. Sont arrivés aussi les Benveniste, des Sépharades gréco-turcs, dont mon beau père fait partie. Sont arrivés aussi les Arditi, les Molho eux aussi originaires de Salonique qui s’installèrent sur la Costa Brava, ou les Mordó, tous sépharades comme les Andik ou les Palatchi qui arrivèrent de Smyrne. Tous grands entrepreneurs : quand arrivent les premiers Ashkénazes à Barcelone ? Après la Première Guerre mondiale et parmi eux Enrique Grebler. Et vous-même ? Moi, je viens de Melilla. Les Sépharades ont un penchant pour le commerce, et les Ashkénazes, une vocation plutôt pour l’industrie, mais aujourd’hui tout change. Parfois pour le mieux. Au Maroc, par exemple le Roi a ordonné que l’on enseigne l’Holocauste dans les écoles. Pendant ce siècle d’existence, la communauté et ses membres ont apporté à l’économie catalane et espagnole leur vision entrepreneuriale, commerciale, industrielle et leur regard sur la mondialisation… En fondant des marques comme Filomatic, Mango ou Pronovias… Oui, nous pourrions recenser une page entière d’entreprises, d’industries et de marques dont certaines sont déjà des multinationales créées par nos entrepreneurs. Sans parler de Danone, entreprise créée par des Juifs de Barcelone, les Carasso. Danone était le diminutif affectueux que la famille donnait à Daniel Carasso. Avec toujours une vision cosmopolite et en même temps des racines barcelonaises… C’est là notre vocation : nous ouvrir au monde pour servir la communauté dans laquelle nous nous trouvons. Quand êtes-vous arrivé ? Il y a 50 ans. De Melilla, je suis allé au Venezuela – ce qui se passe dans ce pays aujourd’hui m’attriste – puis je suis tombé amoureux non seulement de Barcelone mais d’une barcelonaise. Nos enfants sont nés ici, ils sont donc d’ici. KAMINANDO I AVLANDO.30 | 3 |


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C’était une bonne époque pour vous ? En réalité nous ne savions pas si le régime franquiste nous acceptait, nous tolérait… nous ne savions pas ce qu’il comptait faire de nous.

L’Argentine traversait une mauvaise période. Ils étaient très créatifs, réformateurs, ouverts à la nouveauté et ils se sont heurtés aux membres les plus conservateurs de la communauté.

Je suppose que les États-Unis finirent par imposer la tolérance. Je suppose que oui.

Pour quelle raison ? Je ne vous cacherai pas qu’un de nos grands débats est la question des mariages mixtes. Autrefois épouser un gentil était mal vu.

La synagogue Avenir, existait déjà ? Quand je suis arrivé, le président de la communauté était David Ventura, un de nos grands notables. Nous avions tous en commun la Torah. Nous avons fait construire un immeuble rue de l’Industrie et ensuite celui-ci rue de l’Avenir. Par la suite nous l’avons agrandi et aujourd’hui nous pouvons y accueillir plus de sept cents personnes. C’est ici que vous vous réunissez les samedis ? Pour certaines fêtes, il n’y a pas de place pour tout le monde. Le samedi nous lisons le passage de la Torah correspondant à la semaine. La Torah est en effet divisée en 52 chapitres : un par semaine. C’est dans l’Arche d’Alliance que se trouvent les textes sacrés. Vous avez d’autres lieux de réunion ? Juste après la guerre est arrivé à Barcelone un autre Juif, Luis Stern, un ingénieur dont le talent était la seule fortune. Il a travaillé, s’est enrichi et à sa mort, il a pu léguer à la communauté des terrains extraordinaires situés entre Valldoreix et San Cugat. À quoi servent ces terrains ? Nous avons 10 hectares consacrés au sport, à la natation, en plein air, et nous y organisons aussi des fêtes. Mais surtout notre grande fierté et notre futur c’est notre école. Après les Sépharades de Turquie, de Grèce et du Maroc, qui est arrivé ? Je vous ai déjà parlé des Ashkénazes, et dans les années 1970 sont arrivés à leur tour les Argentins.

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Si j’épousais une femme juive, je pourrais le devenir ? Seulement si vous vous convertissiez auparavant. Notre tradition veut que le judaïsme se transmette par la mère, mais, comme pour tout, cela peut donner lieu à interprétation. C’est l’ouverture qui l’a emporté, ou l’orthodoxie ? Ce qui l’a emporté c’est le fait d’accepter les conversions. Mais chaque rabbin peut aussi avoir son critère. Ma belle-fille catalane est une juive convertie. Dans votre école Hatikvah, on enseigne l’hébreu ? C’était la grande idée du regretté David Melul. Nous enseignons dans quatre langues à 310 enfants, dont presque un tiers ne sont pas juifs. C’est plus que dans l’école de Madrid ? À Madrid, la communauté a bénéficié de la présence d’Isaac Salama – conseiller juridique entre 2000 et 2004 du chef du gouvernement espagnol ndlr – qui avait ses entrées au Prado, mais ici nous avons fondé notre école avant eux. De nos jours, les Juifs qui arrivent en Espagne vont d’abord à Madrid. Par la suite, ils découvrent Barcelone, une grande ville pour les affaires et où il fait bon vivre. Ils s’y installent de plus en plus et y restent. Publication de La Vanguardia le 29 décembre 2018. Traduction de l’espagnol : Bella Cohen Clougher


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Jacques Adato Entretien avec Jacques Adato conduit par François Azar et Camille Cohen.

Jacques et Monique Adato, dont les familles sont respectivement originaires d’Istanbul et de Salonique, ont bien voulu partager avec nous leurs souvenirs de jeunesse et la mémoire de leurs ancêtres. Aux traditions et à la langue judéo-espagnoles se mêlent l’expérience de l’immigration dans l’entredeux-guerres et celle des persécutions lors de la Seconde Guerre mondiale à Paris. Nous publions ci-dessous l’entretien réalisé avec Jacques Adato au printemps 2018. Quelles sont les origines de votre famille ? Mes parents s’appelaient Avram Adato et Rachel Fermon. Je suis né en 1937 dans le 12e arrondissement de Paris et mon frère cadet Jean-Claude, aujourd’hui disparu, est né pendant la Seconde Guerre mondiale. Je n’ai pas connu mes grands-parents, mais ils étaient tous les quatre originaires de Turquie. Mon grand-père paternel, Jacques Adato, était épicier – bakal en turc et en judéo-espagnol – et ma grandmère, Rebecca Benoun, ne travaillait pas.

Photo de famille Paris. Septembre 1946.

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Beïkos Abdullah Frères 1880-1890. Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

1. Lycée des frères des écoles chrétiennes (Lassalien) fondé en 1857 et encore en activité.

Les Adato sont originaires de la ville d’Edirne en Thrace à la frontière grecque. Mes grandsparents se sont ensuite installés à Istanbul quand les trois garçons – l’aîné Robert, mon père Avram et Joseph dit Pepo – ont été en âge d’étudier. Mon grand-père a établi son épicerie dans le quartier de la synagogue de Galata et il employait une dizaine de personnes. Du côté maternel, mes grands-parents étaient originaires de Beïkos, un quartier de la rive asiatique du Bosphore. Je n’ai pas beaucoup d'informations concernant mon grand-père maternel si ce n’est qu’il s’appelait Albert Fermon et était enseignant. Il a été enrôlé dans l’armée turque en tant qu’officier et est mort sur le front. À son décès, la famille s’est dispersée. Ma grandmère, née Attias, s’est retrouvée veuve avec cinq enfants à charge : deux garçons – Albert et Haïm – et trois filles – Rébecca, Rachel et Lucie. Tous ont été placés dans des familles. Après l’installation de ma famille paternelle dans le quartier de Galata, l’aîné, Robert et mon père, Avram, ont étudié au lycée français SaintJoseph1. On prétendait d’ailleurs qu’ils parlaient le français avec l’accent de la Touraine.

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Quand sont-ils venus en France ? L’aîné, Robert, a été le premier à se rendre à Paris, en 1932, après avoir achevé ses études au lycée. De son côté, mon père Avram a entamé des études de pharmacie. Après une première année de faculté, il a rejoint Robert à Paris où, semble-til, on pouvait mieux gagner sa vie. La connaissance de la comptabilité lui a permis de trouver une place intéressante dans un établissement « Le cuir moderne », quai de Jemmapes. Par la suite, il a été convoqué par son supérieur qui lui a signifié qu’une nouvelle loi donnait désormais la priorité à l’embauche de travailleurs français. Mon père et Robert ont alors fréquenté le quartier de la rue Sedaine dans le 11e arrondissement pour se procurer des marchandises et les revendre sur les marchés de Paris. Ils faisaient cela illégalement, car ils ne pouvaient déballer qu’en banlieue. Mon père s’est ensuite acheté une voiture ; il a été l’un des premiers à en posséder une, ce qui lui a permis de fréquenter des foires importantes hors de Paris. Il s’est associé à deux ou trois autres forains avec lesquels il partageait les frais d’essence. Durant la guerre, cette voiture a été réquisitionnée par les Allemands puis récupérée par le consulat de Turquie dont mon père possédait la nationalité. À quelle occasion vos parents se sont-ils rencontrés ? Maman est arrivée à Paris avec sa marraine. Elle voulait se faire confectionner une robe et est allée chez une dame qui s’appelait Rachel Adato. C’était la tante de mon père, qui était couturière. Un jour, papa était dans son atelier et jouait du banjo. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Comment avez-vous traversé la Seconde Guerre mondiale ? En 1939, après la déclaration de la guerre, nous sommes allés à Granville près de Saint-Malo. J’avais alors deux ans. Je suis tombé du deuxième


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étage et je me suis cassé l’avant-bras. Nous sommes alors rentrés à Paris pour que l’on me soigne – très mal – le bras. J’ai conservé depuis un avant-bras plus court que l’autre. Le second exode s’est déroulé à Parthenay, dans les Deux-Sèvres, dans une grande ferme. Je fréquentais le catéchisme et le patronage et je me souviens que parfois, je faisais le signe de croix. À l’âge de quatre ans, en 1941, par mesure de protection, mes parents m’ont placé chez une nourrice à la Fontaine Michalon près d’Antony. Elle gardait déjà quatre autres enfants. À cet âge-là, je ne portais pas encore l’étoile jaune. La nourrice m’a gardé six mois, mais je ne mangeais pour ainsi dire rien et je dépérissais. Mes parents m'ont alors repris. Ressentiez-vous déjà l’effet des persécutions ? À cet âge, je ne savais pas ce que signifiait être juif. Je voyais qu’il y avait la guerre sans vraiment comprendre de quoi il retournait. Je ne savais pas pourquoi il ne fallait pas faire de bruit ou pourquoi il ne fallait pas répondre si l’on nous interrogeait. Ma mère qui n’avait fait aucune démarche pour conserver la nationalité turque était apatride ; elle portait donc l’étoile. À partir de 1942, j’ai dû aussi porter l’étoile en tant que Juif français. Dans la rue, on se faisait alpaguer par des particuliers ou par la police. Je me souviens qu’un jour où ma mère m’avait emmené faire des courses, on nous a chassés de la queue devant le commerçant. Une dame nous a pris à partie, elle s’est mise à insulter ma mère et nous a suivis jusqu’au 78 rue de la Roquette où nous habitions. Elle pensait sans doute que nous cherchions à nous cacher. Ma mère l’a attrapée par les cheveux, l’a frappée et l’a jetée à la cave. Je n’avais alors que quatre ans et j’ai eu une peur bleue en assistant à une scène aussi violente. Je n’avais jamais vu ma mère dans un tel état d’énervement et je ne comprenais pas pourquoi. La gardienne et la voisine ont calmé le jeu et cette histoire n’a jamais eu de suite.

Durant les années de guerre, mon père travaillait moins, mais je me souviens tout de même de marchandises entassées jusqu’au plafond de notre appartement. Quand il ne vendait pas, il faisait du troc, ce qui était courant en raison des pénuries. Même s’il était en principe protégé par sa nationalité turque, il évitait autant que possible de faire les marchés. Son frère Robert avait été interné à Drancy. Ma tante a fait le nécessaire auprès du consulat turc et a pu le faire libérer au bout de

1941 Fontaine Michalon Jacques Adato avec ses parents chez la nounou.

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Jacques Adato au dernier rang à gauche de la maîtresse avec son cousin, l’avant-dernier au fond en partant de la droite. École Popincourt. Paris 1942.

Jacques Adato. Quatrième en partant de la gauche au premier rang. Pension Barbe à Fontenay-sousBois. 1943-44.

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quelques mois à la condition qu’il regagne Istanbul, ce qu’il a fait. Il échappa ainsi aux convois de déportation. En 1942, mes parents m’ont inscrit à l’école maternelle de la rue Popincourt. Un jour, ma mère a été convoquée par la directrice qui l’a informée qu’on lui demandait d’établir une liste des enfants juifs qui fréquentaient son établissement. Ma mère a tout de suite décidé de me retirer de l’école. Je suis ainsi passé à travers les mailles du filet comme trois ou quatre autres enfants de ma classe, dont mon cousin Albert surnommé Bébert. Nous avons souvent déménagé pendant la guerre. Fin 1942, mes parents étaient très amis avec une famille arménienne. Nous nous sommes cachés à Argenteuil dans une cité composée de petits pavillons. Les avions bombardaient régulièrement, car des usines à proximité fabriquaient des moteurs d’avion pour les Allemands. Fin 1943, j’ai été caché pendant un an à l’institution Barbe de Fontenay-sous-Bois, une institution laïque à ce qu’il me semble. C’est à cette période que mon frère Jean-Claude est né. En 2018, j'ai assisté à la pose d’une plaque par la commune de Fontenay-sous-Bois devant cette institution qui a sauvé une vingtaine d’enfants juifs. En 1944, après la naissance de mon frère, j’ai quitté la pension et je suis rentré à la maison en découvrant ce bébé qui aurait dû s’appeler selon notre tradition Isaac ou Isy. À ce moment, une tante de papa nous a indiqué que rue des Bleuets, à Créteil, nous pouvions disposer d’un appartement de trois pièces pour nous cacher. Des bombes de la Royal Air Force qui visaient le nœud ferroviaire de Villeneuve-Saint-Georges tombaient tout près. Nous nous réfugiions deux à trois fois par semaine à la cave jusqu’à ce qu’un V1 défectueux tombe sur l’immeuble voisin et le rase. Par la suite, nous allions nous cacher dans une champignonnière. En 1945, nous étions de retour à Paris dans notre ancien appartement partiellement vidé, notamment des tissus de mes parents. Ma mère, qui faisait des robes dans sa jeunesse, s’asseyait

Septième anniversaire de Jacques Adato. 1944.

Jacques et Jean-Claude Adato avec leur mère. 1945.

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derrière la machine à coudre et faisait les ourlets des mouchoirs et des torchons que papa vendait. En 1946, j’ai été inscrit à l’école primaire de la rue Keller bien que je ne sache encore ni lire ni écrire. Quels traumatismes gardez-vous de cette période ? La guerre a eu des conséquences sur nous. Maman parlait peu de cette période et papa pas du tout. De temps en temps, je suis pris de tristesse. Nous avons été pourchassés et menacés à toutes les époques. C’est ce qui explique que je ne sois pas croyant et que je ne fréquente pas la synagogue. Je me suis rendu compte que malgré les traumatismes que j'ai subis, je suis attaché à mes origines. Notre nom a également été une source de traumatisme. En arrivant à Paris, mon père a eu des problèmes d’état civil. Son nom de famille et son prénom ont été intervertis. J’avais donc été inscrit à l’école sous le patronyme « Avram ». Mon père travaillait pendant la guerre. Grâce à la tante Rachel qui connaissait une famille corse nommée Marquetti, il disposait de papiers d’identité au nom de Paul Marquetti. J’avais donc un père Marquetti, une mère Fermon et mon frère et moi portions le nom d’Avram. Avez-vous le souvenir de pratiques religieuses au sein de votre famille ? Nous n’étions pas religieux, mais nous faisions parfois quelques allumages de bougies comme lors de Hanoukka et ma mère jeûnait à Kippour. Nous allions à la synagogue de la rue Popincourt dans le 11 e arrondissement où j’ai également célébré ma bar-mitsvah ainsi que mon frère. Je me souviens que pour Pessah, nous étions souvent invités chez des amis. Quelles langues employiez-vous à la maison ? Maman parlait le français, mais à la maison elle s’exprimait plutôt en judéo-espagnol. Elle avait également quelques notions d’italien et de grec.

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Papa parlait plusieurs langues : le français, le judéo-espagnol, le turc et un peu d’hébreu. À la maison, nous employions indifféremment le judéo-espagnol et le français. D’ailleurs, je ne faisais pas la différence entre les deux langues, mais lorsque mes parents voulaient nous faire des cachotteries, ils s’exprimaient en turc. J’ai conservé la mémoire du judéo-espagnol qui est la langue que j’utilise avec mes cousins d’Israël. Je comprends également un peu l’hébreu, mais je ne sais pas faire de phrases. Mon épouse Monique a étudié le castillan et nous pouvons faire des rapprochements avec le judéo-espagnol. D’ailleurs, quand elle me parle en castillan, je comprends tout. Avez-vous le souvenir des recettes de cuisine de votre famille ? Maman cuisinait très bien les borekas, les filas, les endjinaras, les boulemas, les gâteaux sucrés comme le baklava ou le tishpishti et les gâteaux des fêtes de Pourim ou Hanoukka. Cela n’était pas associé dans son esprit à une croyance. Vous rappelez-vous de chants traditionnels ? Maman chantait des chansons en judéoespagnol et en turc après la guerre, époque où l’on commençait à revivre. Papa, lui, jouait quelques mélodies sur son banjo. Quelles distractions, quels jeux aviez-vous ? Maman et ses amies se retrouvaient tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre et elles lisaient l’avenir dans les tasses à café. Nous fréquentions beaucoup les cinémas et les plages de Normandie en été. Je me souviens qu’à Trouville nous étions onze garçons très remuants sur la plage et qu’une amie de ma mère louait une cabine à l’année. Nous nous retrouvions entre Juifs à trois ou quatre familles : les Adato, les Izapoff, les Sarfati, les Rubin. Nous avons passé de beaux moments chez madame Sarfati qui avait une maison de pêcheur où l’on jouait bruyamment.


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Jacques Adato à l’accordéon. Orchestre de l’O.R.T. Paris. 1954.

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Première voiture achetée après la guerre avec laquelle la famille s'est rendue à Istanbul vers 1950.

Jacques Adato à l’âge de 14 ans avec ses parents et son frère lors d’une étape en septembre 1951 sur la route Paris-Istanbul à Venise, place Saint-Marc.

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Plus tard, j’ai appris l’accordéon dans une école à l’angle du boulevard Voltaire et de la rue Popincourt. Je l’ai pratiqué une dizaine d’années notamment avec l’orchestre de l’O.R.T. 2 J’ai également fréquenté les Éclaireurs israélites dans les années 1950. Vous rappelez-vous d’autres anecdotes marquantes de votre jeunesse ? Quand la famille de maman s’est dispersée, certains sont venus en France, d’autres sont allées en Israël. L’oncle Haïm et la tante Lucie sont restés à Istanbul et cette dernière a réussi à rétablir le contact avec notre mère. Papa avait une passion pour la voiture. Il s’était procuré une carte routière de l’Europe et avait établi un itinéraire de Paris à Istanbul soit 3 600 km. Nous sommes partis avec notre Renault Juva 4 en 1951. Le voyage a duré cinq jours. L’itinéraire était le suivant : Paris/Modane – Modane/ Trieste – Zagreb/Belgrade – Thessalonique/ Edirne. Nous avons également fait halte à Venise. Papa donnait régulièrement des nouvelles de notre progression par téléphone à ma tante Lucie et il l’a prévenue de notre arrivée à Edirne. Le lendemain, nous avons pris la seule route existante pour les rejoindre. C’était une route étroite avec des ponts en dos d’âne où deux voitures ne pouvaient se croiser. Une voiture s’est présentée à l’entrée d’un pont. C’était un taxi. Tout à coup, j’ai entendu ma mère crier : elle avait reconnu sa sœur Lucie qu’elle n’avait pas revue depuis vingt ans. Mon oncle, ne sachant pas conduire, avait pris un chauffeur pour nous rejoindre sur la route. Nous avons refait trois fois le trajet en voiture Paris/Istanbul en empruntant à chaque fois des routes différentes. Nous nous étions rendu compte qu’en passant par Sofia, nous gagnions 500 km. En revanche, les autorités bulgares autorisaient difficilement le transit qui devait se faire en une journée. Nous n’avions pas le droit de filmer, de nous arrêter ou de prendre de l’essence.

Lors de notre troisième voyage, nous sommes passés par l’Allemagne et l’Autriche. Il fallait y faire étape, mais sans le dire à ma mère qui ne voulait pas en entendre parler. En repartant, nous avons vu un panneau qui affichait le nom de la ville de Dachau. La nationale longeait le camp de concentration. Que sont devenues les familles Adato et Fermon ? Du côté de mon père, son frère aîné, Robert, a eu deux garçons – Jacques et Albert – commerçants dans l’automobile à Montreuil. Joseph a eu deux enfants – Jacques et Amalia – qui vivent en Israël à Tel-Aviv. Du côté de ma mère, Rivka est restée à Istanbul et a eu un garçon. Son fils Şeref nous a invités à visiter l’île des Princes et nous parlions judéoespagnol ensemble. Haïm et Lucie sont également restés à Istanbul. C’est avec cette dernière que ma mère a gardé le plus de contact après la guerre. Elle a eu trois enfants. Le plus jeune frère de maman, Albert, a émigré en Israël dans un moshav ; il a eu cinq enfants avec qui nous correspondons toujours.

2. Œuvre Reconstruction Travail, association fondée en 1880 à SaintPétersbourg pour favoriser l’instruction manuelle et technique des Juifs déshérités de la zone de résidence de l’Empire russe.

Comment voyez-vous le rôle des associations judéo-espagnoles et la transmission au sein de votre famille ? Les associations permettent de maintenir le contact et les traditions entre les différents groupes de la diaspora, en favorisant les us et coutumes tels que les pratiquaient nos grands-parents. Aujourd'hui j'ai cinq petits-fils qui assurent notre descendance. Ils sont éduqués dans un judaïsme « modéré ». L'un d'entre eux se trouve actuellement dans une yechiva en Israël et cherche sa voie.

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El kantoniko djudyo

Se kazo el papagayo djudyo

Le mariage du perroquet juif

D’après une histoire racontée en 1998 par Miriam Raymond. In El kurtijko enkantado, Kuentos i konsejas del mundo djudeo-espanyol de Matilda Koen-Sarano.

V

os akodrash siguro ke el papagayo djudyo le ‘stava aziendo la muerte a su amo Musiù Behar. Tanto k’el no keriya mas vivir kon esta malditcha behema. Un dya le travó en el tcharshi i le dyo por un punyado de metalikos a un misken mansevo. Le disho al papagayo : « Agora, no mas kapricho, no mas enganyo, no mas rizas ! Finita la dolce vita ! » Al fin i al kavo se kreava byen vengado de sus dyas de estrechuras ! El manseviko trushó el papagayo en el lugar ande morava. Era muy prove, era un uvrié… El papagayo le tenía kompanya kuando tornava del lavoro. Un día stan en kaza, sienten una papagaya kantar. El papagayo : « Mira, dize al patrón, ay una papagaya akí. En el etaj d’arriva ay una papagaya. Yo la kero konoser. » Dize el mansevo : « E, áspera, veremos… » « No, no, no, mira, no ay… yo no puedo asperar. Yo, kale ke la konoska pishín a esta papagaya. Kale ke me agas este plazer. »

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Vous vous souvenez certainement que le perroquet juif en faisait voir de toutes les couleurs à son maître, M. Behar. Au point que celui-ci décida de se débarrasser une bonne fois pour toutes de cette maudite bête. Un jour il l’apporta au marché et l’offrit pour quelques piécettes à un jeune garçon sans-le-sou.. En partant, il dit au perroquet : « À présent, plus de caprices, plus de tromperies, plus de rigolades ! Finie la belle vie ! » Il se croyait enfin bien vengé de ses jours de souffrance… Le jeune garçon apporta le perroquet où il vivait. Il était très pauvre, c’était un ouvrier… Le perroquet lui tenait compagnie quand il rentrait du travail. Un jour qu’il était à la maison, il entendit une demoiselle perroquet chanter. Il dit à son maître : – Écoute, il y a une demoiselle ici. À l’étage au-dessus, il y a une demoiselle. Je veux la connaître. – Attends, nous verrons bien… lui répondit le jeune garçon. – Non, non, non, écoute, pas question… Je ne peux pas attendre. Il faut que je fasse tout de suite la connaissance de cette demoiselle. Tu dois me faire ce plaisir.


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Tanto lo kería, disho : « Bien. » Suvió arriva, bateó… Una muchacha… « Tú tienes una papagaya ? » Eya disho : « Sí » Dize él : « La sentimos kantar. Yo tengo un papagayo… Kare ke la konoska. » Disho eya : « No, no » me desplazo. La papagaya mía no konose a dinguno. « Es muy serioza, es muy… no ay ! » Disho él : « Mira, kare… no ay… yo… al papagayo mío, yo le kero muncho bien i no puedo. Kare ke la konoska ! » Disho eya : « Mira, sólo a una kondisión. Si me vas a dar 5 000 dolares. Bien. La papagaya va ser del papagayo. Skapó ! » Disho él de si para si : « Yo d’onde vo tomar 5 000 dolares ? » Bueno, se tomó a kaza, le disho al papagayo : « ulvídate de la papagaya. No ay. » « Deké ? » « … 5 000 dolares !… » « E ?… » « No tengo. De ande te v’a topar ? » « Bueno, disho el papagayo, ya t’entiendo. Ya sé ke no tienes. Kualo v’a azer ? » Ya lo entendió i todo, ma empesó azerse kada día mas triste. Empesó a yorar el papagayo. No ay mas kantar, no ay mas shalom. No ay nada. El patrón, el prove, lo kería muncho bien i él, empesó a azerse siempre mas triste. Se sta indo a la lavor… No está mirando a dinguno. Está yorando el día entero… Los kompanyeros de la lavor le disheron : « Kualo tienes ? » « No, nada, nada, nada… no… Nada. » A la fin fin, ya kontó : « Ansina, ansina el papagayo mío está triste, i yo sto… » « Por kualo ? » « Porké no tengo 5 000 dolares… » Pasa un día, pasa dos, pasa tres. A la fin fin, los kompanyeros disheron : « No ay, kare echo alguna koza para él. » Akojeron entre toda la fábrika i todo… Akojeron 5 000 dolares i se los trusheron :

Il insistait tellement que le garçon finit par dire : « D’accord. » Il monta, frappa à la porte… Une jeune femme ouvrit… – Tu as une demoiselle perroquet ? – Oui ! – Nous l’avons entendue chanter. J’ai un perroquet… Il faut qu’ils fassent connaissance. – Non, non ! Cela ne me plaît pas. Ma demoiselle ne voit personne. Elle est très sérieuse, elle est très… donc pas question ! – Écoute, il faut… on ne peut pas faire autrement… moi, j’aime beaucoup mon perroquet et il faut qu’il la connaisse ! – Bon écoute ! À une seule condition : si tu me donnes 5 000 dollars. Alors d’accord, la demoiselle sera au perroquet. C’est ça ou rien ! Il se dit : « Mais où vais-je trouver 5 000 dollars ? » Il rentra à la maison et dit au perroquet : – Oublie la demoiselle. C’est juste impossible ! – Pourquoi ? – …5 000  dollars ! … – Et alors ? – Je ne les ai pas. D’où je les sortirais ? – D’accord, dit le perroquet, je t’ai compris. Je sais bien que tu ne les as pas. Qu’est-ce que tu vas faire ? Il avait bien compris certes, mais il devenait chaque jour un peu plus triste. Il se mit à pleurer. Plus de chant, plus de shalom. Rien de rien. Le maître, tout pauvre qu’il était, aimait beaucoup son perroquet et lui aussi devint chaque jour plus triste. Il allait au travail et ne regardait personne. Il pleurait toute la journée… Ses compagnons de travail lui dirent : – Qu’est-ce qui t’arrive ? – Non, rien, rien, rien… non… rien du tout. À la toute fin, il raconta : – Et ainsi mon perroquet est triste, et moi aussi… – Pourquoi ? – Parce que je n’ai pas 5 000 dollars… Un jour passe, puis deux, puis trois. À la fin, ses compagnons se dirent : « Tout de même, il faut faire quelque chose pour lui. » Ils organisèrent une collecte parmi tous ceux qui

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« Na, toma ! Tómalos para el papagayo. Tu ke estés kontente i tu papagayo. » Bien. Fue a kaza kon los 5 000 dolares. Le disho al papagayo : « Mira, 5 000 dolares para tí ! » El papagayo se alokó : « Ah, maraviya, maraviya ! Ayde, va presto, presto. Vamos, vamos ke ya no puedo mas ! Ya no puedo mas ! » Lo tomo en su kafés… i kon los 5 000 dolares en la mano, suvíó arriva. Bateó a la puerta, le disho a la muchacha : « Naldos los 5 000 dolares enriva la meza ! » Disho eya : « Sí ! Si ay los 5 000 dolares, ya achetí ! » « Bueno ! Na la papagaya ! » « Ah ! dize el papagayo, Un momento ! Ke vos paresió ? Ke yo me vo a star kon eya endjuntos kon toda esta djente. No !… Yo kero solo. Solo kon eya ! » Disho la muchacha : « Bueno, tiene razón. Solo ke sea ! » Los metieron a los dos papagayos… avrieron las puertas de los kafés, para ke se puedan enkontrar i se fueron todos. Serraron la puerta. Stan afuera asperando. Después de un poko empesan a sintir gritar la papagaya. « Ay, ay, ay… » Sta la prove de la papagaya unos gritos, unos yoros… Le dize la muchacha : « Vamos a entrar a ver kualo se sta pasando ! » « No, no ! le disho él, No ! Deshalos ! » « Komo, déshalos ? La papagaya mía se sta muriéndose… de yorar… Yo kero ver ! » « Bueno, disho él, entraremos i veremos… » Avren la puerta i kualo veen ? El papagayo le está kitando las plumas a una, a una, a una a la papagaya ! « Talokates ? Kualo estás aziendo ? » le disho la muchacha. Dize el papagayo : « Un momento » « Yo por 5 000 dolares no la vo tener desnuda ? »

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travaillaient à l’usine et recueillirent ainsi 5 000 dollars qu’ils lui apportèrent : « Tiens, prends ! Prends-les pour le perroquet. Que ton perroquet et toi soyez heureux. » D’accord . Il se rendit à la maison avec les 5 000 dollars et dit au perroquet : « Regarde ! 5 000 dollars rien que pour toi ! » Le perroquet fut fou de joie : « Ah, merveilleux ! Merveilleux ! Allez, vite, vite, vite ! Allons, allons ! Je n’en peux plus ! Je n’en peux plus ! » Il prit le perroquet dans sa cage… et les 5 000 dollars à la main, monta l’escalier. Il frappa à la porte et dit à la jeune femme : – Tiens les 5 000 dollars sont sur la table ! – D’accord ! S’il y a les 5 000 dollars, j’accepte ! Tiens la demoiselle ! – Ah ! dit le perroquet. Un instant ! Qu’est-ce que vous croyez ? Que je vais être avec elle quand il y a tout ce monde. Non, non, non ! Pas question ! Je veux être seul. Seul avec elle ! – Bon, il a raison, dit la jeune femme, qu’il reste seul ! Ils mirent les deux perroquets ensemble… ils ouvrirent les cages pour qu’ils puissent faire connaissance, sortirent, fermèrent la porte et attendirent à l’extérieur. Peu après, ils commencèrent à entendre la demoiselle perroquet qui criait : « Ay, ay, ay… » La pauvre demoiselle poussait des cris, des pleurs… La jeune femme dit : – Allons vite voir ce qui se passe ! – Non, non, répondit le jeune garçon, laissons-les ! – Comment ça les laisser ? Ma demoiselle est en train de mourir à tellement pleurer… Je veux aller voir ! – D’accord, dit-il, entrons donc et nous verrons… Ils ouvrirent la porte et que virent-ils ? Le perroquet qui arrachait une à une les plumes de la demoiselle ! – T’es devenu fou ? Qu’est-ce qui te prend ? lui dit la jeune femme. Le perroquet répondit : – Un instant ! Alors moi, pour 5 000 dollars, je ne pourrais pas l'avoir nue ?


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Chronique de la famille Arié de Samokov (suite) Nous poursuivons la publication bilingue de la chronique de la famille Arié de Samokov. Ce tapuscrit qui comprend plus de 2 200 pages en judéo-espagnol en caractères latins, retrace la vie d’une famille de grands commerçants sépharades de Bulgarie du milieu du XVIII e siècle jusqu’au début du XXe siècle. Bannie de Vienne par un édit impérial, la famille Arié s’est d’abord établie à Vidin en 1775, sur les bords du Danube. C’est là que le patriarche Moche A. Arié, soutenu par ses trois fils Samuel, Isaac et Abraham, développe avec succès un premier négoce. À sa mort en 1789, ses fils héritent du commerce qui est ruiné lors du pillage de la ville de Vidin par des troupes irrégulières. Sans ressources, les trois frères se séparent. Alors qu’Isaac demeure à Vidin, Samuel se rend à Tourno-Severin en Roumanie et Abraham M. Arié I part pour Sofia. Dans cette ville, il fait la connaissance d’un pharmacien juif, M. Farhi, qui l’embauche et ne tarde pas à lui confier la gestion de son commerce où se rendent couramment des notables turcs (hajanes et ispahis).

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1. Équivalent d’un maire ou du gouverneur d’une ville et de son arrière-pays. 2. Etek-bağı : ceinture archaïque qui permettait de remonter le pantalon ou la jupe.

E

stos hajanes teniyan de kontinuo de 300-500 mansevos soldados turkos, armados, sigun las armas de akel tiempo, ke eran la flinta, or garabina kon tchakmak (briquet), 2 pichtoles, plomos tambien kon tchakmak, i para aplomar kon estas armas eran muntchos djidios ke prontavan fuchekis, atando a la kavesa del fuchek una piesa redonda de kruchum (plomo) de pezo de 15 dramas (49 gramos) i ariento del fuchek ke era de godro papel vertian 5 dramas (16 gramos) de barut (polvora) ke kon esto entchian la flinta i de los plomos apretandolo kon un arbi enstrumento de fiero kontiniendo arientro del arbi una macha i aparte un yatagan, ke es un kotchio grande ariento de una vaina de palo etcha ermoza sea la flinta komo los plomos, i el yatagan eran todos lavorados kon modos de pinturias en plata i oro de diferentes kolores de piedras por depozitar los fuchekis teniyan komo unas tchantaikas en forma de una tabakera ermozas lavradas de plata atadas en unos zindjirikos de platas atados a una silah, ke si la enkocha en el bel (talia) echas de kuero en kolor kolorado or preto kontiniendo 4 i 5 fachas antchas la una mas estretcha de la otra kuzidas solo de los kenares kedando en medio en vazio para meter las ditchas armas debacho sus petchaduras, 3 dias a la simana los enbezavan a intchir los plomos i saverlos vaziar i mas otro dingun exersisio los enbezavan, sus vestidos eran de unos chalvares de amerikan godro mavi kurtos fin a las piernas i en las patchas unos tuzlukes apretados enbotunados kon koptchas los unos de panio i otros de aba godros lavorados kon gaitan delgado de seda i de klabedon en modos de rozas i ramos ermozos i ariva en las piernas rodias atados kon unos etek-baguis de seda chirites komo un dedo de antchura dechando enkolgar unos tchikos piskolikos de seda i en sima de esto una sayola, de hase blanka muntcho enkojida en plises estretchos ke kuando saltavan se antchava al deredor komo medio metro, kurtas fin a las piernas, i se las atavan en el bel ensima un kuchak de lana en el bel rodejados 4-5 vezes bien apretado i en sima este kuchak se enkochakavan las silas, siguin ditcho el deposito de las armas i ensima de todo esto una kurta hervani

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Ces hajanes 1 maintenaient en permanence 300 à 500 jeunes soldats turcs en armes, selon celles en usage en ce temps-là qui étaient le fusil ou la carabine à silex, deux pistolets, des munitions également avec des silex. Beaucoup de Juifs préparaient des cartouches (fuchekis) pour approvisionner ces armes, attachant à la tête de la cartouche une pièce ronde en plomb pesant 49 grammes et versant dans la cartouche en papier épais, 16 grammes de poudre. Avec cela ils chargeaient le fusil de plombs en pressant avec un instrument en fer contenant à l’intérieur une pincette (macha). En outre [ils avaient] un sabre (yatagan) une sorte de grand couteau dans un fourreau en bois. Le fusil comme les munitions et le sabre étaient ouvragés de toutes sortes de motifs d’or, d’argent et de pierreries. Ils gardaient les cartouches dans de petits sacs en forme de jolies tabatières, brodés d’argent attachées à des chaînettes (zindjirikos) d’argent, liés à une cartouchière en cuir rouge ou noir que l’on fourre à la ceinture formant quatre ou cinq larges bandes, l’une plus étroite que l’autre, seulement cousues aux entournures et laissant le milieu libre pour passer lesdites armes sous la poitrine. On leur apprenait à charger et à décharger les munitions trois jours par semaine ainsi qu’à réaliser d’autres exercices. Leurs tenues étaient composées d’un pantalon ample (chalvar) en épais coton bleu d’Amérique tombant jusqu’aux pieds et aux jambes, des guêtres serrées et boutonnées par des agrafes les unes en drap fin (panio) et les autres en drap épais (aba) ouvragées avec un léger lacet (gaitan) de soie et d’or filé formant de belles roses et des rameaux et au-dessus des pieds, aux genoux, des rubans (chirites) d’un doigt de large attachés avec une ceinture (etekbaguis 2) en soie laissant pendre de petits glands de soie et par-dessus une cape (sayola), en calicot (hasé) blanc finement plissé qui lorsqu’ils sautaient se déroulaient jusqu’à un demi-mètre alentour, descendant jusqu’aux pieds. Ils se les attachaient à la taille sur une ceinture en laine bien serrée par 4 à 5 tours, et sur cette ceinture, ils accrochaient la cartouchière comme je l’ai dit pour garder les armes et au-dessus de tout cela une courte tunique sans manche et ils allaient comme s’ils volaient dans le vent. Aux pieds, ils se chaussaient de babouches (tcharukas) en cuir de buffle (manda) à


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Bachi-bouzouk, cavalier mercenaire de l'Empire ottoman. Photographie de Pascal Sébah. Constantinople entre 1856 et 1879. Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

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3. Oka ou oke : mesure de poids orientale valant 1 282 gr. 4. Kesse signifie bourse en turc. Kesse akche représente la somme de 500 piastres (110 francs-or). 5. L’Ispai ou chevalier est un cavalier ottoman détenteur d’un fief.

sin mangas i ivan del aire bolando en los pies se kalsavan de unas tcharukas de kuero de manda medio chtaviado bien apretadas kon gaitanes i en las puntas unos piskoliko de seda kolorado era saltando i resaltando si kamenavan, el mantenimento era de 1 oka de pan al dia i por kondutcho era karne de karnero matcho i kon pilaf, aros i de todos los kondutchos, i kada dia les davan kahve i en los dias de viernes les davan zerde pilaf, ke es aros buido kon agua i muntcho manteka i mesklado kon miel esto era por dulse i los detiniya 3 anios en kazernas separato para eyos dinguna paga en moneda non resivian otro ke sus parientes les mandavan por algunos tchikos menesteres partikular eran muy repozados ke non ayan a dinguno nada 2 vezes a la semana los soltavan, para ke se kaminaran i ke se vieran kon sus parientes i ke si teniyan menester de merkarsen algunas kozas, ivan a ser estos soldados prontos para kuando el Sultan, iva a tener algunas guerras, les mandavan todos estos Ispais, de estos soldados ke prontavan, a sus gaste de los Ipais, por paga ke enpatronavan estos Ipais, sigun ditcho kada uno. Una sivda kon sus kazales, ya tiniyan kortadamente la suma ke diviyan pagar por tributo, (dasio) al Sultan, ke era komo por enchemplo, el Ispai, de Samokov, ke era Mehmed Emin Aga, el kual fue ke se lo yevo a Samokov, al Abraam I., pagava al Sultan, en kada anio, 200 kese ahtche, en moneda sonante, (una kese ahtche es 500 groches) i aparte le mandava 2 000 kotches, kere dizir karneros ke eran matchos, i 5 000 kutlas, del trigo bueno, (una kutla es de peso 30 okas) i 1000 okas de manteka, i 2 000 okas de kandelas de sevo puro ke las lavoravan en Samokov, i kuando teniya el governo turko, algunas gueras le mandava 500 soldados de estos ke los tiniya siempre prontos, djunto kon todos los komanderes, i todo el mantinimento i los vistidos i todas las munisiones de guera lo todo por konto del Ispai, se aziyan los gastes, en todo el tiempo ke los detiniya el governo turko i de esta suma de los 500 soldados kuando mankavan algunos sea ke se murriyan or ke se hazeniavan era uvligado de adjustarselos, aparte teniya ke mandava prezentes a muntchos

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demi-fendues (chtaviado) et bien serrées avec des lacets et aux pointes, des glands de soie rouge qui sautaient et tressautaient en marchant. Le couvert était d’une oka 3 de pain par jour accompagné de viande de mouton avec du riz pilaf et toutes sortes d'assortiments. Chaque jour on leur donnait du café et les vendredi des douceurs au riz (zerdé pilaf) réalisées avec du riz bouilli mélangé avec beaucoup de miel et de beurre. Cela tenait lieu de sucreries. On les gardait trois ans encasernés à l’écart. Ils ne recevaient aucun argent à part ce que leurs parents leur envoyaient pour des dépenses personnelles. Ils étaient très tranquilles qu’il n’arrive rien à personne. Deux fois par semaine ils avaient une permission pour rencontrer et voir leurs parents s’ils avaient besoin de s’acheter quelque chose. Ces soldats se tenaient prêts lorsque le sultan était en guerre. Les ispais envoyaient tous ces soldats préparés sur leurs deniers grâce à l’argent qu’ils administraient ainsi que je l’ai dit. Dans une ville et les villages alentour on connaissait de façon certaine la somme à payer comme tribut au sultan. Par exemple, l’ispai de Samokov, qui était l’Agha Mehmed Emin, celui-là même qui amena Abraham I à Samokov, payait au sultan, chaque année, 200 kese ahtche 4, en argent sonnant et trébuchant, – une kese ahtche représente 500 groches – et en outre il envoyait 2 000 kotches, c’est-à-dire des béliers et 5 000 kutlas de bon blé – une kutla a pour poids 30 okas – et 1 000 okas de beurre et 2 000 okas de chandelles de suif pur confectionnées à Samokov. Quand le gouvernement turc était en guerre, il lui envoyait 500 soldats de ceux qu’il tenait toujours prêts avec tous les officiers, les fournitures, les uniformes et les munitions de guerre. Durant tout le temps où le gouvernement turc les gardait, toutes les dépenses étaient à la charge de l’ispai 5. Et si l’un de ces 500 soldats venait à manquer à cause d’un décès ou d’une maladie, il était obligé de le remplacer. En outre, il était tenu d'adresser des cadeaux à de nombreux grands pachas et au trésorier de la reine-mère, desquels dépendait beaucoup le soutien à ses affaires, puisqu'elle était la mère du sultan ainsi que je l'ai déjà écrit. Alors que chez les autres rois, c’est la femme du roi que nous appelons la reine, chez les Turcs c’est


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de los pachas grandes i al saraf (banker) de la valide sultan, ke era ke dependiya muntcho de estos Sres por el sostinimiento de su etcho sovre la valida Sultan, ya tengo eskrito, ke es la madre del Sultan, i ke se konsidera komo los otros reis, ke a la mujer de el rei, la yamamos, la reina, i en los turkos es a la reves, i se yama por reina, a la madre del rei, por razon ke en los turkos, el rei, non puedi tomar mujer de algunos pachas, or de los de la familia, de los reis solo por la razon ke komo tiene esfuegro, va a ser konsiderado komo mas grande del rei, esto ke non puede ser ke ayga mas grande del rei, es ke toma mujeres ke non se sepa ken son los padres, ke lo mas muntcho de las mujeres ke tiene el Sultan son merkadas kon moneda de los Tchekezes, en ser ke las mas ermozas muchachas salen en el Tcherkistan, ke i estas tambien ya son Turkas, non es fiksado en los Turkos, fin a kuantas mujeres pueden tomar los reis, ke puede tener i 200-300 kon kidochim, aparte de las djaries, ke son tambien komo sus mujeres, kontan por el Chah, de la Persia, kuando murio se supo ke tuvo 500 mujeres, i la mujer ke komandava a todas estas 500 era de la edad de 16 anyos, i todos estos hajanes kalia ke fueran a Kostan, en kada anyo por tomar ordenes muevos sovre los soldados, i tambien les pujavan el tributo, i rapotava el andar del puevlo, i sovre los dasios ke tomava del puevlo, ke avia tambien en sekreto ke se akechavan ande los Pachas, i ande el Saraf, de la Valide Sultan sigun ke ansi una kecha ande el Saraf, de la Valide-Sultan, en el tiempo del Sultan Mahmud, ke era Tchelebi Bohor Karmona, ya akontesio en la familia muestra ke se akecho Hr. Josef, el ijo sigundo del Sr. Abraam, esto eskriviendo ande tchelebi Bohor Karmona de Usref Pacha ke era el Hajan de Samokov del Mehmed Emin Aga, sigun ya lo van a meldar adelantre en su partida, me parese de bueno dizirles de agora a los Sres meldadores de esta biografia, ke puede ser algunos de eyos podriya dizir, ke de ansi pasajes, or uzos de akeyos tiempos ke non sea enteresantes para esta biografia, kale ke sepan ke kada pasaje uzos tienen kada uno su importansa para esta biografia, ande kalia azerselos saver los prensipios para ke puedan

l’inverse : on appelle reine, la mère du roi. En effet chez les Turcs le roi ne pouvait prendre femme chez l’un des pachas ou dans la famille royale sinon, dans ce cas, il aurait eu un beau-père et celui-ci aurait alors été tenu pour supérieur au roi. Personne ne pouvant être au-dessus du roi, il prenait pour femmes celles dont on ne connaissait pas le père. La plupart des femmes du sultan sont achetées avec de l’argent aux Tcherkesses, car les plus belles femmes viennent du Tcherkistan et elles aussi sont turques. Les Turcs ne limitent pas le nombre de femmes que peuvent prendre les rois. Ils peuvent prendre 200 à 300 épouses avec les bénédictions du mariage outre les odalisques (djaries) qui sont aussi considérées comme des épouses. On dit que le Chah de Perse avait à sa mort 500 femmes et que celle qui les commandait toutes était âgée de 16 ans. Tous ces hajanes devaient aller à Constantinople chaque année pour prendre de nouveaux ordres concernant les soldats. On leur relevait le tribut et ils faisaient leur rapport sur la conduite du peuple et sur les impôts qu’ils lui prélevaient. Il y en avait aussi qui se plaignaient en secret chez les pachas et chez le trésorier de la reine-mère. C’est ainsi qu’une plainte chez ce dernier – qui au temps du sultan Mahmud était tchelebi Bohor Karmona – s’est produite dans notre famille. Ham ribi 6 Josef, le second fils de M. Abram écrivit à Tchelebi Bohor Karmona pour se plaindre du pacha Ursef qui était le hajan de Samokov de l’Agha Mehmed Emin, comme vous le lirez plus loin au chapitre correspondant. Il me paraît utile d’en parler dès à présent aux lecteurs de cette chronique. Il est possible que certains d’entre eux puissent dire que de tels passages ou que les coutumes de ce temps-là n’ont pas leur place dans cette chronique. Il faut qu’ils sachent que chaque coutume du passé a ici son importance car il faut avoir eu connaissance des débuts pour pouvoir comprendre la suite. Cette chronique, que moi, Moche A. Arié le second, j’écris à Sofia en l’an 5673 7 est une chronique qui date d’il y a 150 ans. Je suis certain que les membres les plus âgés de la famille Arié ne peuvent connaître beaucoup de choses de ce temps-là. J’ai pu les recueillir en quinze ans, et maintenant, je les écris noir sur blanc.

6. Monsieur le rabbin. 7. Soit l’année 1912-1913.

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entender lo ke van meldar adelantre, esta biografia, yo Moche A. Arie el II. ke la esto eskriviendo en Sofia, en el anyo de 5673 ya es una biografia, de 150 anyos, ke ya esto siguro ke los mas viejos de la familia Arié de este tiempo muntchas kozas non las pueden saver, ke yo esto lo pude rekojer en 15 anyos i agora lo esto eskriviendo a blanko, i sigun ditcho ke a la butika le avian enpesado a entrar i de los ispais, fue ke entre estos un dia kuando non estava Sr. Farhe, en la butika, ke entro tambien i Mehmed Emin Aga, ke era el hajan de Samokov i el Sr. Abraam I. non lo konosia, i lo servia sigun a los otros grandiozos klientes de la butika, i el Sr. de Mehmed Emin Aga, komo era una persona de muntcho esprito bacho non se izo konoser de el grado ke era, en la konversasion ke tuvieron al Sr. de Mehmed Emin Aga le plazia muy muntcho, porke el Sr. Abraam I. konosia muntcho bien la lingua turka, i denpues ke ya izo sus emploes le demando el Mehmed Emin Aga, si es ke se va a Samokov, ke fue entonses ke lo supo era ansi un grande personaje, i komo en akeyos tiempos a ansi personajes nada non se les podiya refuzar por todos sus dezeos, se levanto enpies i le dicho ke el era un enpeigado en esta butika, i sin la lisensia de su amo, nada non le podiya responder, i komo lo asolta su amo ya se va, solo ke non tiene paras, i mas ke es tambien patron de familia, i ke la tiene paras, i ke la tiene en Vidin, a la ora le dicho el Mehmed Emin Aga, yo te veygo a ti una persona kapatche i entelejente, i komo tu ya te keres vinir, a la ora kuando viene tu amo, le diras ke es yo ke te esto yamando ke te vengas kon mi, i yo la vo a estar aki ainda unos kuantos dias, por azer algunos emploes, porke en las sivdades, tchikas deredor de Sofia, non avian merkaderes de ropas i de drogas i de otras kozas era ke viniyan todos en Sofia, para azer sus empleos, i yo ya te vo a dar paras para ke tengas kapital, i te vo a dar i kaza para bivir, i todo esto ke es menester ya te vo ayudar, i vas a ser el Bazirjan-Bachi, mio para merkarte todo modo de ropas i de las drogas ke a esta okazion vas a tener de mas ke ti van a ser i todos los otros begis, i los Sres. de Samokov, i sovre todo esto linaje del Sr. de Mehmed Emin Aga, el Sr.

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Ainsi que je l’ai dit, à la boutique commençaient à venir aussi les ispais et parmi eux, un jour où M. Farhi n’était pas à la boutique, entra aussi l’Agha Mehmed Emin qui était le hajan de Samokov. M. Abraham I. ne le connaissait pas et le servit comme les autres clients de renom de la boutique, et l’Agha Mehmed Emin qui était un homme à l’esprit très bas, ne fit pas connaître son titre. La conversation qu’ils eurent plut beaucoup à l’Agha Mehmed Emin, car M. Abraham I connaissait très bien le turc. Après avoir effectué ses achats, l’Agha Mehmed Emin lui demanda s’il allait à Samokov. C’est alors qu’il sut qu’il avait affaire à un haut personnage et comme en ce temps-là, on ne pouvait rien refuser à ceux-là, il se leva et lui dit qu’il était un employé de cette boutique, et qu’il ne pouvait rien lui répondre sans la permission de son patron, mais que s’il lui donnait congé, il partirait. Seulement il n’avait pas d’argent et était de plus chef de famille. Que c’était sa famille qui avait l’argent et qu’elle était à Vidin. Le pacha Mehmed Emin lui dit aussitôt : « Je vois que tu es une personne capable et intelligente et, comme tu souhaites déjà venir, quand ton patron rentrera, tu lui diras que c’est moi qui t’ai demandé de venir avec moi. Je vais être ici encore quelques jours pour faire des achats, car dans les petites villes aux alentours de Sofia, il n’y a pas de marchands, ni de droguistes et tous viennent faire leurs courses à Sofia. Je vais te donner de l’argent pour que tu aies un capital. Je vais aussi te donner une maison où vivre et t’aider en tout ce dont tu auras besoin. Tu seras mon fournisseur attitré (bazirjan-bachi), celui auquel j’achèterai toutes les marchandises et les articles de droguerie. À cette occasion tu vas en avoir plus qu’il ne t’en faudra et tous les autres beys, et les notables de Samokov et surtout les descendants de l’Agha Mehmed Emin [achèteront chez toi]. » M. Abraham se mit à genoux et baisa les pieds de l’Agha Mehmed Emin en signe de consentement. L’Agha Mehmed Emin sortit de la boutique. Quelque temps après M. Farhi passa à la boutique et [M. Abraham] lui raconta tout ce qui s'était passé avec l’Agha Mehmed Emin. Il fut très mécontent, mais ne put rien refuser, car comme je l’ai dit, en ce temps-là, il fallait se plier à tous les désirs de ces nobles personnages. M. Farhi lui régla son compte en lui ajoutant aussi une gratification. Il lui baisa la


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Abraam se asento de rodiyas i le bezo los pieses del Mehmed Emin Aga, en signal de atchitamiento, i el Mehmed Emin Aga, se salio de la butika, i pasando algo de tiempo ke ya vino el Sr. Farhe, a la butika, le konto todo esto ke le paso kon el Mehmed Emin Aga, ke fue muy deskontente, ma non pudiya en nada refuzar, sigun dicho ke a ansi prensis, en akeyos tiempos, era ke kalia se les intcheran todos sus dezeos, i el Sr. Farhi, le miro el konto i le pago su buena paga, adjuntandole i de un buen prezente, i bezo la mano, i le rengrasio por todo el bien ke le izo i el Sr. Abraam I. se salio de la butika, i se fue deretcho a el Mehmed Emin Aga, i le konto ke ya estava pronto detras de su komando, i le respondio ke dopo unos kuantos dias tiniyan de partir djuntos, el Sr. Abraam I., se fue a su han i le eskrivio a su mujer en largo aziendole saver todo esto ke paso kon el prens de Samokov, i ke se gustara ke por endelantre, ya tiene buena esperanza, de bivir una vida regular ke dopo de pokos dias ya tiene la intision de ir a Vidin, de mizmo le eskrivio tambien i a su ermano. Kuanto a los otros ermanos, Sr. Chemoel, ke partio por la Roumania, i el Sr. Ishak, ke resto en Vidin yo non tengo dinguna enformasion para eskrivir i por eyos alguna kon ke esto ya es kuriozo, i de akel tiempo fin a el anio de 5633 ke estuve yo Moche A. Arie, II. el kompozetor i eskrividor de la dita biografia, en Erokoles-Bad, (Menadia) i topi en estos banios, a un sierto mansevo komo de edad de 30 anios, ke se estava aziendo banios porke sufria de una dolor en la kachareta del pie deretcho, i yo kon mi mujer i mi ija la grande Rachel, i en akel tiempo la yamavamos la buka, ke es la behora, ke era de edad de 6 anyos el kual estava tambien en el hotel, ke mozotros abachimos, mirandonos komo yo le kiria azerle algunas demandas al hotedji i non me estava pudiendo darme a entender porke non konosko la lingua vlaha, i viendome ke so djidio, me se aserko i me demando, ke le dichera a el lo ke keria, ke el ya le va a demandar i yo se lo rengrasii i le deklaro al hoteldji esto ke yo lo keria i denpues mos

main, le remercia de tout le bien qu’il lui avait fait et M. Abraham I sortit de la boutique et s’en fut directement chez l’Agha Mehmed Emin et lui dit qu’il était à ses ordres. Il lui répondit que dans quelques jours ils partiraient ensemble. M. Abraham I se rendit à l’auberge (han) et il écrivit en détail à sa femme, lui faisant savoir tout ce qui était arrivé avec le noble de Samokov et qu’elle se réjouirait, car désormais il avait bon espoir de vivre une vie normale et que sous peu de jours, il avait l’intention de venir à Vidin. Il écrivit de la même façon à son frère. En ce qui concerne les autres frères – Samuel qui était parti pour la Roumanie et Isaac qui était resté à Vidin – je n’ai aucune information à écrire sur eux jusqu’à l’an 5633 8, aussi curieux que cela paraisse, où je me trouvais moi Moche A. Arié, l’auteur et le rédacteur de cette chronique à Erokoles-Bad (Menadia). Je trouvai dans cette station thermale un jeune homme de trente ans qui suivait une cure, car il souffrait d’une douleur à l’entour du pied droit. Nous nous trouvions avec cette personne à l’hôtel, ma femme, moi-même, et ma fille aînée Rachel âgée de six ans – que nous appelions la buka c’est-à-dire la behora 9. Nous descendîmes en nous demandant comment je pourrais poser quelques questions à l’hôtelier car je ne connaissais pas la langue valaque. Voyant que j’étais juif, il s’approcha de moi et me demanda que je lui dise ce que je voulais et qu'il le lui demanderai. Je le remerciai et il dit à l’hôtelier ce que je voulais. Ensuite nous fîmes connaissance et découvrîmes que nous étions tous les deux du même sang et d’une même famille. C’est ainsi que nous fûmes ensemble à l’hôtel, mangeant et nous promenant cinq semaines. Durant ce temps, nous nous sommes racontés les uns aux autres beaucoup d’épisodes de [nos] vies. Il me dit savoir qu’ils avaient de la famille à Samokov. Ils s’intéressaient beaucoup à nous et à notre situation. Ils étaient dans le commerce en gros du blé et de la laine. Souvent il me montrait les lettres qu’il recevait de ses frères de Bucarest, lesquels s’appelaient Yakov, Samuel et Abraham, tous les trois associés. Quand Samuel mourut, il laissa 6 000 000 francs. C’était eux qui prenaient en location les muchias du roi de Valachie. Avec le susnommé Jako, j’ai toujours été

8. Soit l’année 1872-1873. 9. Behora, féminin de behor, aîné en hébreu et en judéoespagnol.

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Bazar turc (détail). Photographie de Sebah et Joaillier. Constantinople. 1883. Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

konosimos ke eramos todos los dos de una mizma sangre i de una familia, i ansi fue ke estuvimos en un hotel i en djuntos komiamos i kamenavamos, 5 semanas, i en este tiempo mos kontavamos de los unos a los otros, muntchos pasajes de las vidas, i mi kontava tambien ke eyos ya savian ke tienen parientes en Samokov i ke se enteresavan muntcho por mozotros, i por muestras puzisiones i ke sus negosios era en las merkansias de trigos i de lanas lo todo a sumas grandes, ke muntchas vezes mi amostrava sus kartas ke resivia de sus ermanos de Bukarest, el kual se yamava Yakov, i sus otros ermanos el uno se yamava Chemoel i el otro Abraam, todos los tres haverim, i el Sr. Chemoel kuando murio, decho 6 000 000 de fr. eyos eran ke tomavan a kiria las muchias del rei de la Vlahia, ke kon el ditcho Sr. Jako Tchelebi Moche A. Arie, II. teniya siempre korespondensia familial i kuanto a los Sres Aries, de Vidin, fue de mizmo ke no se avlava nada por eyos, solo ke en este viaje ke yo bolti de Mihadias, a razon ke avia karantina, ke avia Kolera en Viena, me bachi a Vidin, via el Timok, per la Sirbia, i mi konosi kon familias de los tres ermanos ke avian en akel tiempo ke eran las kaveseras de estas 3 familias de Arie, el grande se yamava (mot illisible) i el sigundo Refael, i el treser Abraam, i estuvimos en las kazas todos los 3 a komer, i en la kaza del Sr. Refael mos izo unos (..) tchis de pichkado yasetra, muy muntcho savrozos, ke ansi yuvechni ke tiniya komido ni menos, fin agora otra ves tengo komido, entre todos empatronavan sus kazas, i kon sus puzisiones la mijor era la de Sr. Refael.

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en correspondance familiale. Quant aux Arié de Vidin, de même, nous ne savions rien sur eux. C’est seulement en revenant de ce voyage à Mihadias que je m’arrêtai à Vidin en passant par Timok en Serbie en raison de la quarantaine causée par l’épidémie de choléra à Vienne. Je connus alors la famille des trois frères qui en ce temps-là étaient à la tête des trois familles Arié. Le plus grand se nommait […], le second Refael et le troisième Abraham. Chez tous les trois, nous fûmes invités à manger. Chez Refael, on nous fit quelque ragoût de poisson yasetra, très très savoureux, je n’avais alors jamais mangé de ragoût de ce type, mais depuis j’en ai mangé d’autres fois. Ils dirigeaient tous ensemble leurs maisons et Refael occupait la meilleure position.


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Les Judéo-espagnols de France. Famille, communauté et patrimoine musical

Jessica Roda Presses universitaires de Rennes, 2018. ISBN : 978-2-7535-6635-4

Il est des livres essentiels dont nous réservons la lecture à des moments propices à la réflexion. Tel est le cas du livre de Jessica Roda, fruit de sa thèse d’ethnomusicologie soutenue en 2013 1, et préfacé par le professeur Edwin Seroussi, prix Israël 2018. Si ce livre revêt tant d’importance à nos yeux, c’est que les activités des associations judéoespagnoles de France, et en premier lieu celles d’Aki Estamos, sont au cœur de son étude et qu’il ouvre de multiples pistes que l’on souhaiterait suivre et prolonger par l’exemple. Le point de départ du travail de Jessica Roda a pour origine une déception : les Judéo-espagnols qu’elle a rencontrés en France ne sont plus – à de très rares exceptions près – les dépositaires de leur propre tradition musicale. Ils en seraient plutôt les orphelins en quête – souvent déçue et rarement satisfaite – d’interprétations qui puissent satisfaire leur besoin d’authenticité. Contrairement aux travaux classiques d’ethnomusicologie fondés sur la collecte du répertoire, la thèse de Jessica Roda porte donc sur l’expérience sociale et culturelle qui découle de la perte de cette tradition. C’est ici que résident le défi et l’originalité de son étude : évoquer une réalité fondée sur

un manque et qui suscite un faisceau d’initiatives destinées à se réapproprier une identité à travers l’expérience musicale. La notion d’authenticité est l’un des fils conducteurs du livre. Elle apparaît sous une forme paradoxale puisqu’elle est l’une des revendications les plus fortes des auditeurs de musique judéo-espagnole, mais qu’elle résiste mal à tout effort de définition. Sa déconstruction apparaît donc comme un préalable indispensable à l’étude du répertoire judéo-espagnol, mais aussi comme un moyen d’étudier l’imaginaire qui lui est associé. « Des interlocuteurs évoquent avec nostalgie, une époque où l’identité judéo-espagnole faisait partie intégrante du quotidien de tous, que ce soit par la langue ou bien par les chants qui animaient les événements de la vie juive, transmis oralement au sein des familles. À ces témoignages, s’ajoute une critique des interprétations contemporaines d’artistes professionnels responsables d’un passage à la scène. […] Au-delà de cette critique, ces artistes professionnels, majoritairement étrangers à la communauté, sont invités à se produire au sein des associations. Ils permettent ainsi à tous d’apprendre le répertoire grâce à des enregistrements et à leurs performances. Toutefois, il convient de souligner ici que les rares Judéoespagnols qui connaissent les chants de tradition orale – transmis par la pratique quotidienne – ne sont jamais invités à se produire devant ces associations. Se dessine alors, à mon sens, un paradoxe entre le discours et la pratique. » Lorsque Jessica Roda approfondit avec ces mêmes interlocuteurs ce que recouvre pour eux

1. Jessica Roda, Vivre la musique judéo-espagnole en France. De la collecte à la patrimonialisation, l’artiste et la communauté. Ph. D. Université Paris Sorbonne/ université de Montréal. 2013.

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Scène de danse urbaine avec musiciens. Le tambour au premier plan est un davoul, tambour militaire ottoman. Plaque de verre colorée à la main pour lanterne magique. J. Sengsbratl. Vienne. Vues et types. 1900. Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

la notion d’authenticité, elle s’aperçoit que leur discours reprend celui des folkloristes du début du XXe siècle fondé sur un « âge d’or » espagnol que les Judéo-espagnols auraient préservé dans sa pureté. L’antiquité supposée des chants sépharades apporterait ainsi une forme de noblesse à l’identité judéo-espagnole, noblesse redoublée par la préservation des chants dans l’espace intime et sacré qu’est la famille.

2. Aux ÉtatsUnis, les chanteuses Gloria Lévy, Judy Frankel. En Israël, Yehoram Gaon ou les Parvanim. 3. Proposé par l’ensemble Hespèrion XX de Jordi Savall ou encore la chanteuse Victoria de Los Angeles.

Pourtant les goûts musicaux que les interlocuteurs défendent dans leurs entretiens démentent ce discours romantique. Bien souvent les références qu’ils mettent en avant correspondent à des enregistrements des années 1960-1970 témoins d’un revival inspiré des tendances folk américaines  2 ou du renouveau des musiques anciennes  3 . Ce qui est revendiqué comme « authentique » varie fortement d’un interlocuteur à l’autre, selon l’émotion ressentie à l’écoute d’un concert ou d’un disque, et beaucoup plus rarement à l’évocation d’un souvenir familial.

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Pour mieux comprendre ces contradictions, Jessica Roda est revenue sur le processus d’élaboration du répertoire actuel. Le patrimoine musical des Judéo-espagnols s’est constitué dès les premières décennies du XXe siècle, par des échanges continus entre sources orales et écrites, collectes de terrain et productions scéniques et phonographiques. Chaque strate du répertoire correspond à une nouvelle génération et à une nouvelle étape de réappropriation. Comme le rappelle Jessica Roda, ce processus s’inscrit dans un courant plus vaste d’affirmation des identités nationales dans les Balkans et l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle. Si les Judéo-espagnols ne revendiquent pas comme d’autres peuples un territoire propre, ils s’affirment toutefois comme une communauté partageant un héritage collectif où le répertoire musical tient une place importante. L’aspiration identitaire relayée dans différents organes de presse emprunte des chemins divergents : adhésion au sionisme, attrait de l’Occident dans le sillage de


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l’enseignement de l’Alliance israélite universelle, adhésion aux idéaux nationalistes turc, bulgare ou grec. Il n’en reste pas moins que se forgent ainsi des références communes. Elles résisteront tant bien que mal à l’exil, aux guerres et au génocide, chacune de ces épreuves rendant plus incertaine la transmission entre générations. Au point qu’en France, cette communauté décimée et démoralisée a entrepris à partir des années 1970 et la fondation de l’association Vidas Largas, un lent travail de réappropriation culturelle et de réactivation des liens entre ses membres. La constitution du patrimoine judéo-espagnol est le fruit de ce double mouvement : réveil identitaire d’une part et prise de conscience des menaces pesant sur le mode de vie traditionnel, d’autre part. Les premiers à s’être intéressés au patrimoine judéo-espagnol sont des philologues romanistes qui ont mis l’accent sur la dimension ibérique de l’héritage et négligé les emprunts aux cultures orientales. Marie-Christine Bornes Varol, relève ainsi que « le judéo-espagnol s’affirme comme espagnol castillan qui plus est archaïsant donc plus proche de la racine, de l’authenticité et de la pureté originelles. Il n’est plus ni un jargon ni un dialecte, il est le conservatoire de l’espagnol ancien, datant de l’expulsion d’Espagne et héritier d’un passé prestigieux. Au XXe siècle, bien des intellectuels judéo-espagnols et chercheurs ne diront pas autre chose. » Cette volonté de « reconnecter » le judéoespagnol au castillan aura une inf luence importante sur le travail des ethnomusicologues puisqu’elle valorise les textes des romances (ballades) issus de l’Espagne médiévale et néglige les mélodies orientales sur lesquelles ils sont chantés. Les premières collectes systématiques de chants traditionnels ont été réalisées dans les années 1920-1930 par le compositeur Alberto Hemsi. Chaque collecteur est nécessairement influencé par les idées et les présupposés de son époque. Hemsi qui a reçu une formation classique au conservatoire de Milan, souhaite à l’instar de

l’école musicale européenne, redonner leurs lettres de noblesse aux traditions de ses ancêtres en valorisant l’héritage sépharade espagnol. « La prépondérance de la référence à l’Espagne est particulièrement perceptible dans ses écrits ainsi que sur la couverture de ses cahiers des Coplas Sefardies. Il suffit de lire les titres sur l’ensemble de ses dix cahiers. Pour chacun d’eux, il mentionne le lieu de collecte dans l’Empire ottoman, mais ajoute España 1492. » Il sélectionne les chants soigneusement dans cet esprit et c’est ainsi que le répertoire liturgique en langue hébraïque est écarté au profit du répertoire profane en judéoespagnol. Il ne se contente pas de transcrire les chants qu’il entend et d’en noter les fonctions, il compose à partir de ces chants afin qu’ils puissent être portés sur les scènes de concert occidentales. Le compositeur espagnol Joaquín Rodrigo épousera le même mouvement quelques décennies plus tard. Le travail pionnier d’Alberto Hemsi sera prolongé dans les années 1930-1950 par celui du compositeur Léon Algazi qui effectue les premiers enregistrements ethnographiques dans la collection universelle de musique populaire dirigée par Constantin Brăiloiu 4. Un troisième corpus important est constitué à partir des années 1950 par Isaac Lévy qui dirige l’émission judéo-espagnole de la radio nationale israélienne. À travers sa collecte qui prend un tour institutionnel, il cherche à faire reconnaître le patrimoine musical judéo-espagnol comme une composante culturelle du nouvel État. Mais comme chez ses prédécesseurs, le mode de transcription musical occidental élimine les ornementations et les micro-tonalités caractéristiques des modes orientaux. Parallèlement au travail de collecte et de sauvegarde, un autre corpus se constitue à partir d’enregistrements phonographiques commerciaux. Le premier disque judéo-espagnol est enregistré en 1907 par le chanteur Haïm Effendi. Ces disques, assez nombreux avant la guerre de 1914, apportent un éclairage différent des collectes ethnographiques. Ils démontrent l’existence d’une scène

4. Du musée ethnographique de Genève publié en collaboration avec le Conseil international de la musique créé en 1949 par l’Unesco.

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5. Avram Galante, Histoire des Juifs de Turquie. Isis. Istanbul. Neuf volumes. 1985. [vol. 1937-1939]. 6. A Jewish Voice from Ottoman Salonica. The Ladino Memoir of Sa’adi Besalel a-Levi. Stanford Studies in Jewish History and Culture. Stanford, California. 2012. 7. Avner Perez ed. Abraham Toledo, Las Coplas de Yosef Ha-Tsadik. Jérusalem, 2005.

musicale judéo-espagnole active dans les cafés, tavernes, music-hall d’Istanbul, de Smyrne ou de Salonique. On y découvre plusieurs instruments qui accompagnent le chanteur et surtout des interprétations qui s’inscrivent dans l’esthétique des musiques populaires ottomanes. « Cela n’est pas sans contredire un grand nombre d’écrits, y compris ceux de Hemsi, qui affirment que ce répertoire était chanté a capella ou simplement avec un pandero […] Effendi donne ainsi l’image d’une musique marquée par l’emprunt et le contact avec les différents répertoires de l’Empire ottoman. On peut donc supposer que la majorité des chants en judéo-espagnol, sélectionnés, matérialisés puis diffusés comme corpus musical judéo-espagnol de référence, tant par la sauvegarde que par la production, sont des compositions et/ou des emprunts aux répertoires musicaux auxquels les Judéo-espagnols avaient accès dans l’Empire ottoman, notamment des chants turcs, grecs, français. […] Ce processus d’adaptation n’a rien d’étonnant. Il semble même être caractéristique du processus de construction identitaire des Judéo-espagnols. Comme l’explique très justement la linguiste Marie-Christine BornesVarol, l’art des Judéo-espagnols est celui de faire de l’identitaire avec du non-identitaire ». Comme les transcriptions ethnographiques, les enregistrements discographiques ne captent qu’une partie du répertoire : celui qui répond au format limité du disque et aux choix commerciaux des producteurs. Il n’en propose pas moins une image de la pratique musicale judéo-espagnole très ancrée dans la réalité du monde ottoman. Cette pratique musicale professionnelle est probablement plus ancienne que les enregistrements phonographiques eux-mêmes comme en témoignent des passages des livres d’Avram Galante  5 – cité par Jessica Roda – du chantre Saadi Besalel Halévi 6 ou même les Coplas de Yosef HaTsadik d’Abraham de Toledo  7 qui font au XVIIIe siècle l’objet de représentations publiques. Ces deux corpus – ethnographiques et discographiques – auront une influence décisive sur les interprétations des artistes du revival judéo-

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espagnol à partir des années 1950. Autour du répertoire collecté se construit toute une mythologie : celle d’une musique remontant à l’Espagne médiévale, transmise entre femmes de génération en génération, et qui appartient en propre à la sphère familiale. Un discours que l’on entend encore de façon récurrente dans les présentations des interprètes, même lorsque des chants emblématiques – Adyo kerida ou A la una yo naci par exemple – sont attestés comme étant d’origine beaucoup plus récente. De façon paradoxale, si l’on s’en tient à la volonté affichée de redonner vie à un patrimoine immémorial, les chants des romances dont les textes remontent à l’Espagne pré-exilique sont parmi les moins pratiqués actuellement – probablement en raison de leur format atypique et de leur caractère narratif. La patrimonialisation – c’est-à-dire le fait de conférer une valeur particulière au corpus sauvegardé – soutient un processus « d’artification » que Jessica Roda décrit avec soin en reprenant le parcours de plusieurs chanteurs emblématiques des scènes américaine, israélienne, espagnole et française. À partir des années 1950, ces artistes ont eu pour point commun de ne plus utiliser les modes orientaux de la musique ottomane. Leur interprétation s’inscrit clairement dans les courants de la musique occidentale (folk-revival américain, tradition chorale classique, musiques anciennes). « Avec l’émergence de mouvements revivalistes, des artistes ont pris en charge le corpus collecté. Ainsi ceux qui étaient à la recherche de répertoires musicaux dits « traditionnels » se sont procuré des sources judéo-espagnoles, se les sont appropriés et les ont dotés d’une signature singulière. Avec le mouvement revivaliste et l’abandon des pratiques musicales traditionnelles par les Judéo-espagnols, ces dernières se sont alors transformées en objets « artifiés ». Cette « artification » est aujourd’hui généralisée en France, mais puisqu’elle a vu le jour dès le début du XXe siècle, comme en témoignent les enregistrements de Haïm Effendi, on peut se demander si elle n’est pas antérieure à cette production d’enregistrements, et si elle n’a pas toujours


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Musiciens pratiquant le répertoire savant ottoman. Ils jouent de la flûte ney en roseau, instrument de prédilection des mevlevis de la tradition soufie. Entre 1865-1899. Photographe inconnu. Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

coexisté en parallèle des pratiques du contexte familial, considérées comme traditionnelles. […] On peut également s’interroger sur les raisons qui ont poussé les Judéo-espagnols et certains ethnomusicologues à opérer une distinction entre une pratique « authentique », « légitime », reliée à la vie quotidienne où la tradition orale serait centrale, et une pratique « artifiée », reliée à la scène de concert et à l’écriture musicale. » Rappelons ici que les journaux judéo-espagnols diffusaient couramment les paroles des nouvelles compositions de chants judéo-espagnols et que ceux-ci étaient vendus à prix modiques dans les rues des villes ottomanes sous la forme de petits livrets de chants 8. Les derniers chapitres du livre de Jessica Roda portent sur l’analyse des performances musicales contemporaines et leur perception par les Judéoespagnols de France. Elle insiste particulièrement sur l’interaction avec le public qui – même s’il n’est pas en mesure de reprendre les chants interprétés – communie avec l’artiste dans le cadre

d’un véritable rituel où l’émotion permet de renouer avec le fil de la tradition, de faire « corps et âme » avec elle. La déception fréquemment manifestée est à la hauteur des attentes suscitées : retrouver un passé et des personnes disparues. Elle est aussi le signe d’une reconstruction romantique et a posteriori de cet héritage, perçu comme le reflet d’un paradis perdu pieusement transmis dans les familles, alors que tout démontre qu’il est fruit d’une tradition plurielle, toujours en mouvement, où pratiques professionnelles et amateurs se complètent plus qu’elles ne s’opposent. De ce point de vue, l’étude de Jessica Roda permet d’écarter nombre de réticences quant aux pratiques scéniques actuelles dont elle démontre qu’elles s’inscrivent autant dans la tradition que des pratiques plus intimistes. Loin de s’opposer, l’oralité et « l’auralité » – liée à l’écoute des disques et des performances – se complètent, les Judéoespagnols venant découvrir et apprendre leur répertoire en écoutant des artistes pour ensuite

8. Rivka Havassi. Nouveaux textes d’airs populaires : chants poétiques en judéoespagnol de Sadik Gershon et Moshe Cazes. Mémoire d’étude. Université de Bar-Ilan. 2000.

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9. Avec notamment l’ethnomusicologue israélienne Susana WeichShahak et le chanteur Kobi Zarco. 10. Le musicien et compositeur Sadik Nehama Gershon « Sadik » et le parolier, acteur et entrepreneur de spectacles Moshe Avram Cazes « Gazoz ». 11. Kouklaki a été fondé en 2017 par des musiciens d’origine grecque, turque et arménienne résidant en France (Thanos Bouris, Antonis Hadjiantonis, Ezgi Sevgi Can, Elâ Nuroğlu, Shushan Kerovpyan). Il interprète des titres de la tradition orientale, dont plusieurs pièces judéoespagnoles.

l’interpréter dans une chorale ou parfois chez eux avec leurs enfants et petits-enfants. De même les artistes trouvent dans les associations, un espace légitimant leurs pratiques et un creuset où puiser de nouveaux chants à travers la mise à disposition de ressources ou l’organisation de séminaires musicaux  9. Selon Jessica Roda, ces échanges réguliers entre artistes et public judéo-espagnol témoignent d’une revitalisation du patrimoine elle-même productrice d’identité pour la communauté. En conclusion de cette lecture stimulante, nous ajouterions volontiers que l’histoire continue. Les nouvelles publications – telles celles de Rivka Havassi et de David Bunis sur les Saloniciens Sadik et Gazoz  10 - ou la publication des enregistrements de Haïm Effendi par le centre des musiques juives de l’université hébraïque de Jérusalem ou celle du répertoire salonicien des années 1920-1930 dans le coffret Ventanas altas de Saloniki par le département musical de l’université de Haïfa offrent de nouvelles possibilités d’interprétation aux artistes. Surtout elles permettent de renouer avec le fil de la tradition musicale ottomane et de promouvoir un répertoire plus récent inspiré de boléros, habaneras, charlestons, fox-trot et tangos. Il faut souligner ici le travail pionnier de Joël Bresler qui en archivant systématiquement nombre d’enregistrements phonographiques a permis d’élargir le champ des possibles. Les répercussions de ces travaux n’ont pas tardé à se faire sentir, d’autant que certains de ces enregistrements, tels ceux des années 1940 de Jack Mayesh, se trouvent désormais facilement accessibles sur la plateforme You Tube. Le groupe Kouklaki 11 a ainsi réinterprété le titre de Jack Mayesh Onde ke se tope una ke es plaziente ou le titre de Sadik et Gazoz Vamos a la palestina – sur l’air du chant grec O’Ergatis – à l’ouverture de l’Université d’été judéo-espagnole 2018. Certains de ces titres figurent également parmi les chants interprétés par le groupe The Circle qui promeut le répertoire du chanteur grec Manólis Hiótis associant rebetiko et musiques swing.

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Les interprètes judéo-espagnols d’aujourd’hui renouent également avec leurs aînés en puisant directement leurs influences dans l’actualité musicale. C’est ainsi que le tube « Toy » de la chanteuse israélienne Netta, lauréate du concours 2018 de l’eurovision a été repris quasi simultanément en judéo-espagnol par la chanteuse Dganit Daddo sur des paroles de Yair Sapir et Bryan Kirschen. À New-York, et bientôt Paris, la chanteuse et musicienne de fiddle, Lily Henley, interprète et compose de nouveaux titres judéoespagnols inspirés de sa pratique de la musique bluegrass. Les exemples pourraient être multipliés tant la scène musicale judéo-espagnole actuelle est dynamique et dépasse largement le champ communautaire. La présence du « ladino » sur les scènes grand public est d’ailleurs un motif légitime de fierté pour les Judéo-espagnols. Si l’on peut se réjouir de cet épanouissement, on ne doit pas oublier que demeure encore largement occulté le répertoire liturgique traditionnel, héritier de l’école des maftirim d’Edirne. Tout un pan de l’univers musical judéo-espagnol, peu évoqué dans le livre de Jessica Roda car délaissé par les chanteurs professionnels, et dont nous appelons la renaissance de nos vœux.

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Le rire de Rabelais me manquait Emmanuel Ventoura

L’Harmattan, septembre 2018 ISBN : 978-2-343-15610-1

Né à Marseille, Emmanuel Ventoura est issu d’une famille salonicienne, d’origine plus lointaine sicilienne, installée dans la ville phocéenne dans l’entre-deux-guerres. Salonique a été la « Jérusalem des Balkans ». Attribuée à la Grèce en 1913, devenue Thessaloniki, elle a perdu une grande partie de sa population juive qui l’a quittée après l’incendie du quartier juif en 1917, la politique d’hellénisation décrétée par le gouvernement grec, le pogrom de 1931. Plus tard – mais la famille directe d’Emmanuel Ventoura était déjà installée à Marseille – la déportation massive a fini de vider Salonique de ses habitants juifs. La mère d’Emmanuel, Allegra, a été élève de l’école de l’Alliance israélite universelle. Elle parle un très bon français, avec cet inimitable accent chantant des Juifs de Méditerranée orientale. Son français est émaillé d’expressions judéoespagnoles : Ke tal ? Todo bueno  1 ; Adio santo  2 ; Bendicho el Dio 3 ; Barminam 4 ; Manuelito, manseviko, rey de la madre 5. Entre ces expressions judéoespagnoles, se glisse parfois un peuchère provençal. À Salonique, Allegra était « maîtresse-couturière ». À Marseille, elle en est réduite à des travaux plus humbles : raccommodage de vieux vêtements, ourlets, boutons à recoudre. Le père d’Emmanuel, Mochon, est illettré, alcoolique et un peu escroc. Un fonctionnaire peu scrupuleux a transcrit son prénom en Machon. Il gardera toute sa vie ce faux prénom dans ses papiers officiels. Mochon est fasciné par la littérature française ; il rapporte à son fils toutes sortes de livres achetés aux Puces.

Le livre est fait d’historias minimas, récits authentiques d’une vie ordinaire immergés dans la grande Histoire du temps de l’Occupation, des rafles et de la Libération. Certaines de ces histoires sont particulièrement savoureuses, par exemple celle consacrée à Lord Mokata, cet ancêtre mythique qui a amassé une fortune considérable dont la famille Ventoura aimerait bien recueillir l’héritage. Encore plus savoureux le chapitre consacré au seder 6. La famille Ventoura a depuis longtemps abandonné toute observance religieuse. Ne voilà-t-il pas qu’une amie catholique souhaite fêter la Pâque juive avec les Ventoura. Que faire ? On consulte les livres, on va voir un rabbin. Et d’abord, on constitue le fameux plateau : herbes amères, huevo haminado 7, haroset  8. Mais qui va lire la Hagadah  9 ? C’est Emmanuel qui est chargé d’aller l’apprendre chez le rabbin, de la répéter à son père qui, doué d’une mémoire exceptionnelle, pourra la redire sans faute. Finalement tout se passe bien et même, grâce aux coupes de vin successives, l’amie catholique se laisse aller à des confidences intimes. Ces historias minimas sont accompagnées de références gastronomiques chères à la culture judéo-espagnole : borekas 10, kashkaval 11, keftes 12, pepitas de kalavasa  13, ainsi que de savoureux néologismes hispanisant les noms propres : Rooseveltiko, Marshaliko. La plupart des historias se déroulent pendant l’Occupation. Mais après la Libération, les Ventoura n’ont rien oublié des habitudes acquises pendant la guerre bien qu’elles soient devenues inutiles. Ils ont encore à l’oreille le petit bruit que fait le grattage d’un tampon trop lourdement appuyé sur la carte d’identité. Le code de sonnerie à la porte de l’appartement, destiné à alerter si c’est quelqu’un d’étranger à la famille qui sonne, est resté en vigueur : trois coups brefs, un silence, un coup long et appuyé. Le mot juif n’est jamais prononcé. On ne va pas à la synagogue, mais au temple. On ne parle pas de la cérémonie du soir du shabbat, mais de la cérémonie du vendredi soir. La bar miztvah 14 d’Emmanuel est restée secrète.

1. Comment ça va ? Très bien. 2. Dieu tout puissant. 3. Béni soit le Seigneur. 4. Quelle horreur ! 5. Mon petit Emmanuel, mon petit jeune homme, roi de sa maman. 6. Cérémonie du soir de la Pâque juive, faite de prières et de chants. 7. Œuf dur marbré. 8. Préparation spéciale à base de dattes, de noix, de pommes, d’amandes et de cannelle. 9. Récit de la sortie d’Égypte. 10. Chaussons farcis de fromage ou de légumes. 11. Fromage turc. 12. Boulettes de viande hachée et épicée. 13. Graines de courge grillées qu’on grignote toute la journée et dont on jette les écorces n’importe où. 14. Majorité religieuse célébrée à l’âge de treize ans.

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15. En hébreu, montée. Départ en Israël

Plusieurs décennies plus tard, Emmanuel, professeur d’histoire retraité, chevelure blanche, revient à Marseille. Il s’installe au Bar des Sportifs et convie tous les fantômes de son enfance. Les voici tous : l’oncle Maurice et la tante Lucie, réfugiés dans les Cévennes, dénoncés, internés au camp des Milles, transférés à Drancy, déportés à Auschwitz d’où ils ne sont pas revenus ; la tante Victoria qui a séduit son futur mari par son allure de petite fille irresponsable ; ils sont tous là, même les grands-parents déportés de Salonique et qu’Emmanuel n’a pas connus. Mais Bella, il est inutile qu’Emmanuel la convie au Bar des Sportifs ; elle est omniprésente. Bella, la princesse aux yeux noirs, c’est son amoureuse. Ils ont sept ou huit ans. Ils sont inséparables. Ils passent des heures ensemble dans un petit réduit encombré de malles saloniciennes. Ils inventent des jeux : échapper à des monstres à la gabardine flottante. Emmanuel a promis à Bella de la protéger quoiqu’il arrive. Il ne tiendra pas sa promesse. Réfugié avec sa famille à Saint-Didier-en-Velay, il apprend par le maire que Bella a été raflée avec ses parents et son frère ; ils ne reviendront pas d’Auschwitz. Toute sa vie, Emmanuel se sentira coupable. Le souvenir de Bella ne le quittera jamais. Lorsque les Marseillais fêtent la libération de la ville, Emmanuel se réfugie dans le fameux réduit où ils ont passé tant d’heures ensemble. Il entend le bruit de ses pas dans l’escalier en colimaçon qui mène au réduit. Chaque fois qu’il passe devant la boutique du père de Bella, il a le cœur serré. Dans la chambre de Bella, rien n’a changé, son cahier est resté ouvert. Emmanuel imagine qu’il est dans le convoi 74 avec Bella. Il essaie de retrouver le coupable de la rafle qui a arrêté sa bien-aimée. En vain. On lui explique qu’en fait tout le monde est coupable : le gouvernement, les fonctionnaires qui ont transmis les consignes, ceux qui les ont appliquées, les dénonciateurs… Écrit dans un style alerte, émaillé d’histoires contées avec humour, ce livre pose une question importante : quel a été le devenir des enfants auxquels « il n’est rien arrivé » – c’est une expres-

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sion qu’on entend parfois – : leurs parents n’ont pas été déportés ; parents et enfants n’ont pas été séparés ; quand ils ont dû, ensemble, se réfugier dans un village isolé, ils y ont été bien accueillis. Mais comment peut-on dire qu’« il ne leur est rien arrivé » ? Ils ont vécu la peur quotidienne, la peur d’un coup de sonnette inattendu, la peur d’un pas inconnu, la peur du regard trop fixe d’un passant, l’inquiétude sur le visage de leurs parents, l’obligation de cacher leur identité, d’éviter de prononcer certains mots. Comment ont-ils pu se reconstruire ? Comment n’auraient-ils pas gardé des séquelles de la période de l’Occupation ? Ces séquelles, elles paraissent réelles dans le parcours d’Emmanuel Ventoura. Sa vie est émaillée de ruptures. Il milite dans l’Hashomer Hatzaïr, cette organisation destinée à préparer des enfants à l’alyah  15. Cela le conduit à faire lui-même son alyah, sans grand enthousiasme. Il décrit avec humour, mais sans complaisance sa vie au kibboutz, son entraînement militaire. Il met sept ans à se rendre compte que, finalement, le rire de Rabelais lui manque – c’est le titre du livre – et à décider de revenir en France. Il achète et restaure une magnanerie et y vit avec ses quatre enfants ; il ne dit pas un mot de leur mère. Plus tard, il vivra seul dans un hameau reculé de la montagne ardéchoise. Si Emmanuel Ventoura a écrit ce livre, c’est, certes pour transmettre ses souvenirs à ses enfants, c’est aussi, comme il le dit, pour se sentir « propriétaire de son histoire et de ses choix » mais n’est-ce pas surtout pour exorciser ses démons ?

Henri Nahum


Las komidas de las nonas FONGOS – FRITADA DE SPINAKA FRITADA D’ÉPINARDS

6 o 8 porsiones – Ingredientes – 1 kilo de spinaka – 4 revanadas espesas de pan seko (sin la krosta) – 5 guevos –½ cupa de leche – 180 gramos de kezo rayado i mesklado (tulum i kashkaval viejo) – 3 kucharas de azeyte d’oliva – ¼ de una kuncharika de sal

Kovertura – 4 patatas de boy medianas – 2 guevos – 100 gramos de kashkaval viejo – Un preza de sal

Preparasion de la kovertura Buyir i machukar las patatas. Adjuntar el sal, los guevos et el kezo. Kuidarse ke el mesklado no esta batirente. Guadrar de lado.

Preparasión 1. Lavar las spinakas. Esprimirlas i pikarlas. 2. Eskaldar las spinakas en la agua 5 a 10 puntos. Apretarlas i esprimirlas byen. 3. Mojar el pan 5 puntos i dospues esprimirlo byen. 4. Mesklar el pan, las spinakas, la leche i la sal Se adjunta el kezo. 5. Batear los guevos i adjuntarlos al mesklado. 6. Eskaldar las 3 kucharas de azeyte en un paylon i adjuntarlas al mesklado. 7. Sovre el mesklado se mete komo una kuchara del machukado de patatas. 8. Se ornan por 40 puntos a 200°C de kalor.

D'après Lina Eskinazi, Ester Antebi, Ora K. Gürkan, Nüket Franco, Sara Enriquez, V. Jinet Sidi Sarfati. Izmir Sephardic Cuisine with its lost and existing 100 recipes. 2012. Etki Printing Publishing co. Izmir.

Ingrédients pour 6 à 8 convives – 1 kilo d’épinards – 4 tranches épaisses de pain rassis (sans la croûte) – 5 œufs – ½ tasse de lait – 180 grammes de fromage râpé (mélange de tulum 1 et de vieux kashkaval) – 3 cuillères à soupe d’huile d’olive – Un quart de cuillère à café de sel Nappage – 4 pommes de terre de taille moyenne – 2 œufs – 100 grammes de vieux kashkaval râpé – Une pincée de sel Préparation du nappage Bouillir les pommes de terre et les écraser en ajoutant le sel, les œufs et le fromage. S’assurer que le mélange n’est pas trop coulant. Réserver.

Préparation 1. Laver les épinards et les essorer. Hacher grossièrement. 1. Laisser dans l’eau bouillante 5 à 10 minutes, essorer et presser. 1. Tremper le pain 5 minutes puis essorer complètement. 1. Mélanger le pain, les épinards, le lait et le sel. Ajouter le fromage. 1. Battre les œufs et les ajouter au mélange. 1. Chauffer les trois cuillères à soupe d’huile à la poêle et les ajouter au mélange. 1. Mettre l’équivalent d’une cuillerée à soupe de bouillie de pomme de terre sur la préparation aux épinards. 1. Après avoir préchauffé le four, cuire pendant 40 minutes au thermostat 200°C. 1. On peut remplacer le tulum par du pecorino.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur Hazan, Jacques et Monique Adato, Michel Arié, François Azar, Marie-Christine Bornes-Varol, Matilda Coen-Sarano, Bella Cohen Clougher, Camille Cohen, Corinne Deunailles, Jenny Laneurie Fresco, Henri Nahum. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Jacques Adato à l’accordéon. Orchestre de l’O.R.T. Paris. 1954. Impression Caen Repro Parc Athéna 8, rue Ferdinand Buisson 14 280 Saint-Contest ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300048 Avril 2019 Tirage : 1000 exemplaires Numéro CPPAP : 0319 G 93677

Aki Estamos – Les Amis de la Lettre Sépharade remercie ses donateurs et les institutions suivantes de leur soutien


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