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| J UILLET, AOÛT,

SEPTEMBRE 2019 Tamouz, Av, Eloul, Tichri 5779

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

03 O ù est donc

passé Mentesh Matalon ?

15 Chronique de la famille Arié de Samokov (suite)

26 P ara meldar

— FRANÇOIS AZAR, HENRI NAHUM, LAURENCE ABENSUR-HAZAN


L'édito L'histoire continue… D’un trimestre riche en rendez-vous et en créations nous retiendrons surtout les quelques moments de grâce offerts par Lily Henley et ses musiciens, Duncan Wickel et Haggaï Cohen Milo, le 18 juin dernier sur la scène du Café de la Danse. Instants privilégiés de communion avec le public, mais surtout aboutissement d’un travail de création engagé il y a de nombreuses années 1. Pour Lily Henley, une tradition n’est vivante que dans la mesure où elle est capable de se réinventer. À cet égard, il est clair que la culture judéo-espagnole n’a cessé de se transformer, y compris dans ses composantes les plus sacrées : une bonne partie des chants judéo-espagnols considérés comme canoniques – A la una yo nasi, Adyo kerida, La vida do por el raki, Ocho kandelikas – sont en fait des créations récentes entrées dans le répertoire au XXe siècle. Les romances ou les coplas, n’échappent pas à ce travail de réappropriation générationnelle : raccourcis, interprétés sur de nouvelles mélodies, détournés de leur usage premier, ils n’ont bien souvent qu’un rapport lointain avec le texte d’origine – que l’on pense ici à cet hymne judéo-espagnol qu’est devenu Kuando el rey Nimrod dont la version actuelle remonte à la fin du XIXe siècle. La légende de chants venus en droite ligne d’Espagne et du Portugal et pieusement transmis de génération en génération nous renseigne surtout sur l’imaginaire d’une communauté qui a besoin de puissants marqueurs identitaires pour exister. Plutôt qu’à l’incertaine notion d’authenticité, c’est à la fraîcheur de nouvelles interprétations que le judéo-espagnol devra sa survie. Bien sûr ce travail de création doit respecter celui des universitaires, mais l’essentiel est dans l’inspiration : « Je voudrais exprimer en judéo-espagnol ce que serait aujourd’hui l’amour pour une jeune fille de vingt ans » nous confiait Lily Henley à la veille de son concert.

Nous appelons de nos vœux la multiplication de ces projets où s’allient mémoire et création. Parfois, tout ou presque est à créer comme dans ce programme de chants marranes, commande du Théâtre de la ville à Dafné Kritharas, qui sera un temps fort du festival des cultures juives en 2020. Réinterpréter signifie dans ce cas être fidèle à l’esprit de la tradition plus encore qu’à sa lettre afin de rendre sensible une pratique secrète où sont agrégés plusieurs niveaux de significations. Parmi tous les projets chers aux Judéoespagnols, l’un était particulièrement attendu : le Mémorial de la déportation des Judéo-espagnols de France. Ce « monument » est enfin paru et il faut en saluer l’initiateur et inlassable promoteur Alain de Toledo et avec lui toute l’équipe qui s’est investie pour l’accomplir. Le livre réalisé déborde largement son objet par la richesse de sa documentation et de ses analyses qui couvrent non seulement les années de guerre, mais aussi toute l’histoire de l’immigration judéo-espagnole en France. Il fut sans doute difficile d’y mettre un point final, car c’était clore un chapitre particulièrement douloureux. Il ne fait pas de doute que ce livre suscitera de multiples réactions qui feront l’objet de mises à jour régulières sur le site du Mémorial 2. Nous vous souhaitons un très bel été, un temps propice au ressourcement et à la méditation, aux rencontres et aux découvertes, en espérant vous retrouver dès le dimanche 8 septembre pour une après-midi littéraire et gustative au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme. Enveranada buena a todos ! Kaminos de leche i miel ! 1. Un disque enregistré dans la foulée du concert en rendra compte dans quelques mois. 2. https://muestros-dezaparesidos.org/


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Ke haber del mundo ? À Paris, France Donation à l’Institut Cervantès de Paris Le 18 juin dernier, l’association Aki Estamos les Amis de la Lettre sépharade a remis, à l’Institut Cervantès de Paris, les dix volumes d’un ouvrage tout à fait exceptionnel, l’Encyclopedia judaica castellana. Publiée à Mexico entre 1949 et 1961, cette encyclopédie a été réalisée par MM. Edouardo Weinfeld et Isaac Babani avec l’aide de centaines de collaborateurs. Il s’agit d’une encyclopédie sur le peuple juif dans le passé et le présent, son histoire, sa religion, ses coutumes, sa littérature, ses grands hommes et sa situation à travers le monde. Elle ne se trouvait jusqu’à présent dans aucune des bibliothèques de l’Institut Cervantès à travers le monde. Cette encyclopédie a été offerte à la présidente de l’association Jenny Laneurie Fresco par Jean Carasso, peu de temps avant le décès de celui-ci, en juin 2016. Nous tenons à rendre ici hommage à cet ami qui était un ardent défenseur de la langue et de la culture judéo-espagnoles. Il avait été le fondateur de La Lettre Sépharade, dont il avait toujours assuré seul la charge éditoriale. Et c’est lui qui avait été à l’origine de la création de l’association Aki Estamos les Amis de la Lettre sépharade en 1998. Cette donation est intervenue lors de la journée judéo-espagnole organisée comme chaque année par Aki Estamos – AALS à l’occasion du festival des cultures juives. Nul doute que cette encyclopédie sera une source importante de documentation pour

Jean Carasso, mars 1945.

les étudiants et les chercheurs qui viendront travailler à la bibliothèque de l’Institut Cervantès. Aki Estamos – AALS tient à remercier une fois encore cette institution et son directeur, M. Javier Muñoz Sanchez Brunete, de nous avoir accueillis, comme chaque année, dans ce lieu particulièrement ouvert et chaleureux.

En Grèce Ioannina élit le premier maire juif de Grèce

ville qui, autrefois, était le cœur de la tradition juive romaniote du pays. Professeur de médecine et responsable depuis 17 ans de la petite communauté juive de la ville d’Ioannina, dans le nord de la Grèce, il serait le tout premier Juif de l’histoire moderne du pays à prendre la tête d’une municipalité. Elisaf a recueilli 50,33 % des suffrages, l’emportant de justesse face au maire actuel Thomas Bega, qui a obtenu pour sa part 49,67 % des voix, a fait savoir le journal Ekathimerini.

Moses Elisaf a remporté l’élection municipale le 2 juin 2019 dans la

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À Carpentras, France

28.07

Concert de Marlène Samoun au Festival des musiques juives de Carpentras Entre tradition et création, Marlène Samoun et ses musiciens nous offrent une douce et vibrante interprétation, personnelle et renouvelée, de ces mélodies judéo-espagnoles, hébraïques et yiddish, nées d’échanges et de rencontres improbables entre cultures diverses. Ces chants sont des voyageurs sans bagage, témoins de notre Histoire, de nos histoires, et qui poursuivent leurs itinéraires au gré de nos voyages réels ou rêvés, toujours réinventés.

Marlène Samoun.

Marlène Samoun : chant. Emek Evci : contrebasse. Pascal Storch : guitare. http://cultures-musiques-juivescarpentras.com/ marlene.samoun@club-internet.fr

À Paris, France

15.09

L’association Vidas Largas fête ses 40 ans L’association Vidas Largas fondée par le professeur Haïm Vidal Sephiha fêtera le dimanche 15 septembre à partir de 15 h son quarantième anniversaire à l'Espace culturel et universitaire juif d’Europe (ECUJE), 119, rue Lafayette 75 010 Paris. Au programme, le spectacle musical de Tara Benharroch Les rêves de Lalla Soulika, tombola, présentation de livres et verre de l’amitié.

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En Israël

16.07 > 18.07

Premier festival judéo-espagnol à Safed L’Autorité nationale du ladino en Israël organise le premier festival judéo-espagnol à Safed en Israël les 16 et 18 juillet 2019. La ville est connue pour sa tradition cabalistique et ses nombreuses synagogues fondées par des Juifs sépharades venus d’Espagne et du Portugal au XVIe siècle.

En Autriche

30.09 > 5.10

Atelier de formation à la sauvegarde des langues et cultures en danger Ioana Nechiti nous informe qu’elle présentera son travail de documentation autour de la langue judéoespagnole au cours de cet atelier consacré à la préservation des langues en danger organisé à Vienne du 30 septembre au 5 octobre 2019 par l’Académie des sciences autrichienne. Les membres de ces communautés sont appelés à participer à cette rencontre.


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Aviya de ser… los Sefardim

Où est donc passé Mentesh Matalon ?

L’histoire inédite d’un journaliste salonicien sauvé de l’oubli Il y a une vingtaine d’années, Rivka Havassy, une universitaire israélienne, s’engageait dans un véritable travail de détective. En consacrant ses recherches à la poésie judéo-espagnole, elle allait inscrire ses pas dans ceux d’un écrivain et journaliste dont la signature revenait fréquemment au bas d’articles, de chants, voire de pages entières de journaux publiés à Salonique dans les années 1920. Ce journaliste s’appelait Mentesh (Mordekhay) Matalon, mais il signait plus volontiers ses articles sous des noms de plume : Maxim, Bébé, Baby, Bambino, Max Leblond, Un varon djudyo, Mordekhay el kofer1, et bien d’autres encore.

1. Kofer : de l’hébreu, blasphémateur, calomniateur.

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Sous cette collection de pseudonymes se dissimulaient, quelques années seulement avant son anéantissement, les vestiges d’une époque et d’une culture aujourd’hui oubliées.

De fil en aiguille… Journaux en judéo-espagnol légués par M. Matalon. Ici, le journal satirique La Gata de Salonique.

L’histoire commence il y a deux décennies, lorsque Rivka Havassy s’inscrit comme auditeur libre à un cours de l’université de Bar Ilan consacré à la poésie populaire en judéo-espagnol. Bibliothécaire aguerrie, sa démarche était princi-

palement motivée par un intérêt personnel. Elle n’imaginait pas que cet intérêt se changerait bientôt en passion et qu’elle réaliserait un master, puis un doctorat au sein du département de littérature du peuple juif. Cette section de Bar Ilan consacrée à l’étude du judéo-espagnol constituait le noyau du futur Institut Salti pour l’étude du ladino. Lorsque Rivka Havassy se mit en quête d’un sujet de mémoire, le directeur du centre Salti, le Pr Shmuel Refael l’orienta vers une collection de vieux journaux judéo-espagnols conservés sur place. « C’est ici qu’il faut chercher » lui dit-il, en l’assurant que parmi ces journaux des années 1920, elle trouverait des chants intéressants. Ces publications de Salonique avaient pour point commun un contenu humoristique comme l’indique leur titre : La Gata (La chatte), El Maymon (Le singe), El rizon (Le rire). Au fil de son enquête, Rivka Havassy réalisa qu’elle était en présence d’exemplaires uniques sans équivalent nulle part ailleurs. Dans l’un des journaux, elle découvrit un chant d’amour sensuel intitulé Chikitika. Ce chant publié en 1928 retint son attention car il différait des autres chants saloniciens qu’elle avait rencontrés jusqu’alors. « Tous les autres chants d’amour en judéo-espagnol publiés à cette date étaient empreints de douleur, de désillusion et de souffrances, mais, ici, il s’agissait d’un chant d’amour gai et joyeux évoquant la beauté de l’amante. » De tus lavios kolor de koral De tes lèvres couleur de corail La sonriza me es sin igual, Le sourire m’est sans pareil I sus dientes son perlas preciozas Et vos dents sont des perles précieuses Tus karikas mansanas ermozas Tes joues de belles pommes I tus senos ke son alkanfor Et tes seins blancheur de camphre Aretornan kon sus kayentor Bouleversent par leur chaleur

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À l’intérieur de la caisse où étaient conservés les journaux, Rivka Havassy trouva un billet où était écrit en hébreu et en judéo-espagnol : « propriété de Mentesh Mordehay Matalon, rue Shtand 21, Tel-Aviv. » Sur le moment, elle n’accorda pas beaucoup d’importance à ce nom qui lui sembla être simplement celui du donateur de la collection. Ce n’est que lorsque ce nom se représenta à elle lors de son travail de master et de doctorat qu’elle s’aperçut que Matalon était, dans les années 1920, un acteur-clé de la vie culturelle juive à Salonique. Elle prit alors la décision d’enquêter sur ce personnage mystérieux. La première étape de cette enquête, rue Shtand à Tel-Aviv, fut décevante. Après avoir posté des demandes de renseignement dans chacune des boîtes à lettres de l’immeuble, elle dut se rendre à l’évidence qu’aucune famille Matalon ne vivait à cette adresse. Elle poursuivit sa recherche chez les généalogistes et lança un appel à la radio « Kol Israël » lors de l’émission consacrée aux recherches familiales. L’espace d’un instant, elle crut avoir avancé, lorsqu’au centre sur le patrimoine de Salonique et des communautés juives de Grèce à Petah-Tikva, elle trouva un document daté de 1944 révélant que Matalon avait été propriétaire d’une imprimerie au 33 rue KfarGileadi à Tel-Aviv. Mais une fois sur place, elle ne trouva trace d’aucune imprimerie. Au cours de son enquête, le nom de Mentesh Matalon n’évoquait aucun souvenir chez les personnes qu’elle interrogeait. Ce n’était pas en soi quelque chose de surprenant, puisque la plupart des Juifs de Salonique avaient été assassinés lors de la Shoah. En outre, il y avait peu de chances qu’une personne en mesure de lire un journal dans les années 1920 soit encore en vie. « Je trouvais des gens qui connaissaient les chansons écrites par Matalon, confie Rivka Havassy, mais ils disaient en ignorer l’auteur. Eux-mêmes sont aujourd’hui probablement dans l’autre monde. »

Les recherches n’avancèrent en fin de compte que grâce aux archives de la hevra kadisha et à l’aide du Dr Dov Cohen du centre Salti. Les registres de la hevra kadisha révélèrent que les membres de la famille Matalon avaient changé leur nom de famille en Alon et c’est ainsi que Rivka Havassy eut le plaisir de découvrir qu’Uzi (Azriel), le fils unique de Matalon était encore en vie. Elle fit sa connaissance à Rishon-le-Zion et réalisa qu’elle avait, selon ses dires, « enfoncé une porte ouverte. » Lors de leur rencontre, Uzi Alon, alors âgé de quatre-vingts ans lui confia : « Un jour, dans ma jeunesse, ma mère me demanda d’aller chercher un ustensile au grenier. Une fois monté, une chose éveilla ma curiosité ; c’était une housse de coussin dans laquelle étaient emballés de vieux journaux. À ma question, ma mère répondit que c’était des journaux que mon père avait apportés de Grèce et qu’elle les avait mis au grenier, car il n’y avait nulle part où les garder. » Un peu plus tard, alors qu’il avait dû remonter au grenier il en profita pour sortir les journaux de leur housse. Lorsqu’il interrogea son père celui-ci lui raconta un chapitre de sa vie dont il n’avait jamais entendu parler : « Dans ma jeunesse, à Salonique, je travaillais pour des journaux. En émigrant ici, je les ais emportés en souvenir. J’ai donc été chez un artisan pour les faire relier ; depuis ce temps ils sont ici à l’abandon. On ne sait pas trop quoi en faire. » Une partie des journaux archivés à l’Institut Salti proviennent du grenier de la famille Matalon qui en fit don à l’université de Bar Ilan. La rencontre entre la chercheuse et le fils de Mentesh Matalon se révéla très fructueuse. Rivka Havassy put partager avec lui les découvertes résultant de ses recherches – les chants, les articles et les journaux publiés par son père – soit une part importante du patrimoine des Juifs de Salonique. Uzi Alon de son côté lui confia ses souvenirs, lui présenta l’album de photographie familial et l’aida ainsi à compléter le puzzle.

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L’horreur du charleston

L'esprit du charleston et des années folles. Renée Perle par J.-H. Lartigue 1930.

Mentesh Matalon était né à Salonique en 1903. Il était le premier fils d’Azriel et Oro Matalon. Sa mère mourut alors qu’il était encore très jeune. Son père – chez qui des désœuvrés et des traînesavates venaient chercher à boire – se remaria. Matalon étudia à l’école de l’Alliance et connaissait le français, le grec et le judéo-espagnol. En 1925, il commença à rédiger des articles dans des journaux. Il devint rapidement un écrivain prolifique et publia des satires, des pamphlets, de la critique sociale, de longs poèmes épiques chantant la beauté de la nature, du monde et de l’amour. Il écrivit aussi des chants populaires, un genre qui fleurit à Salonique pendant l’entre-deux-guerres, à partir de textes qu’il rédigeait en judéo-espagnol, ensuite interprétés sur des mélodies de chants grecs ou français par des musiciens professionnels ou amateurs. Certains de ces chants populaires furent publiés dans les journaux et nombre de Juifs saloniciens les connaissaient par cœur. Pour mieux apprécier les œuvres de Matalon, il faut avoir à l’esprit les changements survenus à Salonique depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à la Shoah. La communauté de Salonique était l’une des plus anciennes d’Europe. Avec l’arrivée des Juifs expulsés d’Espagne, elle devint la « Jérusalem des Balkans » et fut le centre d’une vie juive très intense. « Une ville juive sans équivalent dans le monde entier et même en Eretz Israël » comme le rapporta David Ben-Gourion lorsqu’il y séjourna en 1911 pour y apprendre le turc avant d’entreprendre des études de droit à Istanbul. Salonique avait une place centrale pour ce qui concerne la littérature et le journalisme juifs. Des dizaines de journaux – sans compter les œuvres de poésie, les chants, les pièces de théâtre – furent publiés dans la ville au début du XXe siècle. La majorité d’entre elles furent composées en judéoespagnol et, une part plus réduite, en français et en hébreu. Ces journaux reflétaient les débats

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qui agitaient la communauté juive à propos de la politique, du sionisme, de la culture et de la religion – alors que progressaient la modernisation et la sécularisation. Avec le temps, les jeunes de la communauté prenaient leur distance avec la pratique religieuse et adoptaient de nouveaux modes de vie et de divertissement difficilement compatibles avec ceux de leurs parents. La nouvelle génération profita d’une nouvelle offre culturelle dans les cinémas, les théâtres, les cafés chantants, les dancings, les musichalls. Alors qu’ils s’initiaient à de nouvelles danses comme le tango, la rumba, le charleston, ils étrennaient aussi de nouvelles modes vestimentaires, pour les femmes, tenues moulantes, déshabillés, coupes de cheveux à la garçonne. « Sous l’influence de l’Occident, la communauté de Salonique qui était conservatrice fut soumise à un rythme accéléré de changement. Des comportements qui autrefois étaient strictement interdits


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de pseudonymes était aussi « une sorte d’amusement et de jeu, laissant croire que le journal possédait de nombreux rédacteurs. » Les poèmes composés par Matalon furent publiés en trois livrets sous le titre « Les chants de Maxime ». Un avis publié dans les journaux indiquant « Aujourd’hui est le dernier jour où les Chants de Maxime sont en vente » est un signe de leur popularité. Les créations de Matalon comprennent des chants comme Solo tu figura ou Korason doloriozo. D’autres chants avaient pour thème des sujets d’actualité et critiquaient les vices de la communauté et notamment la corruption des autorités rabbiniques. Selon Rivka Havassy, « Matalon accuse les rabbins d’oisiveté, d’hédonisme et de mépriser la religion et la tradition ; il leur reproche en outre d’être corrompus et de donner toujours la préférence aux riches en sacrifiant les pauvres, comme dans le chant Keriya ser… Haham – Je voudrais être rabbin. » et jugés contraires à la tradition, commencèrent à se répandre au sein de la société juive : tenues audacieuses, femmes travaillant à l’extérieur du foyer, divertissements mêlant hommes et femmes » comme l’explique Rivka Havassy. L’œuvre de Matalon révèle la confrontation entre deux mondes : celui de la tradition et celui de la modernité. Matalon, bien que membre de la nouvelle génération, se situe à la charnière entre les deux. D’un côté, il comprend le point de vue des anciens, en particulier pour tout ce qui concerne les relations entre les sexes. D’un autre côté, il s’insurge contre la corruption et les malversations au sein de la communauté. Ses poèmes sont ponctués de critiques tout autant à l’égard de l’ancienne génération qu’envers les innovations. C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle il choisit de se dissimuler sous des noms d’emprunt. Il redoutait peut-être les répercussions de ses articles polémiques et pamphlétaires. Pour Rivka Havassy, cette pléthore

Los Kantes de Maxim, 1926

Un sacro dezeo tengo, es de ser haham, J’ai un désir sacré, c’est d’être rabbin Kon djuben de panyo, antari i kalpak, Avec une soutane en drap, une toge et un bonnet d’astrakan Por pasar vida de reyes, sin ningun gam, Pour passer une vie de roi, sans aucun chagrin Komo la pasan, todo en siendo tokmak, Comme ils la passent, tout en étant des crétins. Dezeo ser haham por no ir a lavorar, Je désire être rabbin pour ne pas aller travailler, I no meter el alma en aharayu, Et ne pas mettre l’âme en péril Es un ofisio ke no ay sudar, C’est un travail où il n’y a pas à suer I en el kual se puede azer ramayu. Et dans lequel on peut agir avec malice … En fin dezeo ser haham i dayan … Enfin je veux être rabbin et juge (religieux) Para amizurar siempre kon mi piko,

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Pour toujours mesurer avec mon mètre Dar la sentensya i mirar sayran, Donner la sentence et regarder les disputes Sakrifikar al povre, favorizar al riko, Sacrifier le pauvre et favoriser le riche Le chant Mis tefilot : el otro Kipur i este Kipur – Mes prières : l’autre Kippour et ce Kippour – traite lui du service militaire obligatoire auquel Matalon fut appelé en 1927 : Ya savesh ke el otro anyo Vous savez que l’an passé Yo aziya parte del revanyo Je faisais partie du troupeau De la klasa vente i siete De la classe vingt-sept I deviya irme kontente Et je devais partir content A servir la patrida Servir la patrie Al riziko de mi vida Au péril de ma vie Djuntos otros kompanyeros Ensemble avec d’autres compagnons Ke titireavan enteros. Qui tremblaient de tous leurs membres. Ma yo tomi guezmo Mais j’ai eu vent Ke sin gastar chentizmo Que sans dépenser un centime La podiya eskapar On pouvait en finir I no irme a krepar. Et ne pas m’en aller crever. Se tratava de azer demanda Il s’agissait de faire une demande En regla, sin kontrebanda, En règle et sans fraude Para ke me kitaran mezamer Pour que l’on me fasse l’assistant du chantre Sin dar a ninguno a komer Sans donner à manger à personne

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… Ma se toparon enemigos … Mais se trouvèrent des ennemis Ke se dizian por amigos, Qui se faisaient passer pour des amis Ke me denunsiaron devista Qui me dénoncèrent aussitôt Por kafrador i ateista. Comme blasphémateur et athéiste. Es por esto motivo C’est pour ce motif I por tener este pasivo, Et pour avoir subi cela Ke dezierti la keila Que j’ai déserté la synagogue Por rendirme a la kishla. Pour me rendre à la caserne. Uzi, le fils de Matalon explique qu’il était possible à cette époque d’éviter le service militaire grâce à une disposition selon laquelle tout jeune dont le père était propriétaire d’une synagogue pouvait être exempté des obligations militaires : « Il suffisait de remplir une chambre de livres religieux et de trouver un minyan de désœuvrés et d’un coup on avait une synagogue. Près d’une maison sur trois en abritait une pour dispenser les fils de l’armée. » Un autre moyen d’échapper au ser vice militaire, consistait à servir de chantre – hazan – ou d’assistant du chantre – le mezamer – ce personnage auquel Matalon fait allusion dans son chant. Leur nomination était du ressort des chefs de la communauté et ils en profitaient pour nommer leurs parents à ce poste, même s’ils étaient éloignés de la religion et ne savaient pas lire l’hébreu. C’est ainsi que poursuit Matalon : El papel, eskrito valia karo Le diplôme valait cher Se keria deshado kaparo Il fallait laisser des arrhes En yendo saba a tefila En allant le shabbat à la prière


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Famille Matalon à Salonique pendant l’entredeux-guerres.

Muy londje de mi mala. Très loin de mon quartier Komo el azno me iya Comme l’âne j’allais Sin tomarme merekiya Sans me prendre la tête Eskontando al rezultado Comptant sur le résultat Ke por hazan seriya untado Que comme hazan je serais soudoyé Matalon, en effet, passait les shabbats à la synagogue, embrassait les mezuzoth et prétendait respecter toutes les mizvoth, mais le jour de Kippour il cédait à l’appel du ventre et courrait se restaurer au beau milieu des prières. Ses « amis » – ou plutôt ses « ennemis » – comme il écrit le dénoncèrent et il fut contraint de partir à l’armée. Matalon, dans ses chants s’en prenait également au gouvernement. L’un de ceux-ci était dédié à Theodoros Pangalos, le Premier ministre

grec, qui en 1926 se proclama dictateur et imposa la censure à la presse. Les journaux en réaction, se moquaient des lois étranges qu’il avait promulguées. L’une d’entre elles instaurait un impôt sur le célibat : chaque célibataire âgé de vingt-quatre à quarante ans devait s’acquitter de 3 000 drachmes par an. Matalon fait référence à ce nouvel impôt dans son chant O kazar o pagar – « Se marier ou payer », où il conseille aux jeunes de se marier et pas forcément par choix : Kazadvos presto Mariez-vous vite Echad al sesto Jetez dans la corbeille Alguna hanum Quelque femme Kon lo ke tiene Celle que vous avez Ya vos konviene Vous convient déjà Vos va ser lukum. Et elle vous sera un loukoum.

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leurs jupes », dans lequel il ne se prive pas de les critiquer. Certains passages de ce chant sont triviaux et acerbes ; on ne les imagine pas publiés aujourd’hui dans un journal : Es Pangalos ke dio esta mezura C’est Pangalos qui donna cette mesure Trenta puntos de altura Trente centimètres de hauteur Deve tener el faldar Doit avoir la jupe Kien no la va respektar Celle qui ne la respecte pas La djeza i la prizion va somportar L’amende et la prison va endurer La ley de Pangalos en tiempo vino Pangalos prit l’habitude De aferrarlas al kamino De les arrêter sur le chemin De azerlas aserkar De les faire approcher I dizir sin verguensar Et de leur dire sans honte Ven aki te amizurare el faldar. Viens ici je te mesurerai la jupe.

Black bottom i Charleston.

Une autre loi promulguée à cette époque réglementait la longueur des jupes que les femmes étaient autorisées à porter ; la distance entre le bas de la jupe et le sol ne devait pas dépasser trente centimètres. Le dictateur, lui-même, avait pris l’habitude de se rendre en ville avec une escouade de policiers et d’arrêter les jeunes femmes qu’il croisait pour mesurer leurs jupons. Matalon fait référence à cette loi dans son chant : Las ninyas i sus faldares – « Les jeunes filles et

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… Las ninyas no se van a korijar …Les jeunes filles ne vont pas s’amender Al ombre siempre van enfechizar L’homme, elles vont toujours ensorceler La piojera no la kieren entender La pouillerie/la misère elles ne veulent pas la comprendre Por azer luso kitan todo… a vender Pour briller, elles mettent tout… en vente Dans un autre chant, Matalon réserve ses flèches aux jeunes qui suivent les nouvelles modes, fréquentent les dancings et pratiquent le libertinage. Matalon critique les jeunes filles qui, prises de la fièvre du mariage, sont prêtes à tout, et plus encore les jeunes hommes qui en profitent pour en tirer des avantages matériels et du plaisir sans s’engager à rien.


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Dans le chant Black Bottom i Charleston – soit deux types de danses – les garçons sont représentés comme des séducteurs et les filles comme cédant à la tentation et se comportant sans pudeur : El mansevo ke es kornas Le jeune homme est malin A ningunos pensa mas Il ne pense plus à personne Salvo esta biva estraksion. Sauf à cette vivante créature Porke el ya save bien Car il sait bien Ke kon gastar el de sien Qu’en dépensant cent Puede obtener satisfaksion On peut obtenir satisfaction

Dans le chant Charleston, Matalon s’en prend aux vêtements indécents qui accompagnent cette danse : Ropas ke no eran shik Des vêtements qui n’étaient pas chics Kon kashones karishik Avec des coiffures désordonnées Ma las venden oy por novote. M ais ils les vendent aujourd’hui pour des nouveautés Presio saven demandar Les prix ils savent demander Sin kitar ni un pendar Sans dépenser un seul centime Para mos azer de ‘galite Pour nous faire de qualité

Charleston chant de Maxim dans le journal El Maimon en 1926

A la ninya kalma À la fille calme Le toma la palma Il prend la main Empesa a rodear. Il commence à tourner Kon pies i kon manos Avec les pieds et les mains I djestos livianos Et des gestes légers La aze kizderear. Il la fait s’échauffer La ija es fushkin La fille est du fumier Le ekspoza la puatrin Elle lui montre la poitrine I sus senos yenos de pasion. Et ses seins pleins de passion Eya piedre la razon Elle perd la raison Mizmo la kombenizon Même la combinaison Save konfiar sin atansion Elle la confie sans attention

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Mentesh Matalon et sa famille à Tel Aviv en 1936. Uzi est âgé d’un an.

2. La convertie : l’histoire vraie d’une jeune juive qui s’est convertie au christianisme. 3. Fleur fanée. 4. Sous le ciel bleu de l’Orient enchanteur.

Rivka Havassy reconnaît que toutes les œuvres de Matalon ne sont pas de premier ordre. Son humour non plus n’est pas de la plus grande finesse. « Ses blagues n’étaient pas toujours très raffinées, mais, en grossissant le trait, il parvenait à aborder de manière franche et ouverte des sujets considérés jusqu’alors comme tabous. Cela fait partie de sa rébellion contre l’establishment. » Matalon a également signé trois nouvelles publiées en 1925 et 1926 : La konvertida : una istoria verdadera sovre una djovena judia ke se konvertio al kristianismo 2 ; Flor amurchada 3 et Bacho el sielo blu del oriente enkantador 4. À côté de ces œuvres originales, il adapta en judéo-espagnol quatre autres nouvelles de sources grecque et française qui furent publiées en feuilletons dans la presse. L’une d’entre elles s’intitule Alfonso no kiere mas mujeres 5 et une autre Rozita, kantadera de las kayes 6.

5. Alphonse ne veut plus de femmes. 6. Rozita, chanteuse des rues.

Un chapitre se referme Matalon qui était sioniste fit son alyah en 1930. Dans le formulaire du permis d’émigration, il écrivit qu’il était peintre et qu’il venait représenter des paysages antiques et enchanteurs. Ses parents le rejoignirent quelques années plus tard. Il s’installa dans le quartier Shapira de Tel-Aviv et se maria avec Flor Andjel. Tous deux eurent un fils Azriel (Uzi) nommé ainsi d’après le nom du père de Mentesh. Uzi fut le premier bébé à naître dans le nouvel hôpital Assuta de Tel-Aviv inauguré en 1935. Depuis la Palestine mandataire, Matalon poursuivit ses publications dans les journaux de Salonique. En 1932, El rizon publia une série de reportages sous le titre : La Palestina : su situation al punto de vista nasional, fiziko, sosial, relijiozo i ekonomiko. Dans un autre reportage adressé de Tel-Aviv en 1936, il exhorte les Judéo-espagnols à pratiquer l’hébreu. La réaction d’un lecteur ne se fit pas attendre : « En Eretz Israël parle en hébreu tant que tu voudras. Si nous écrivons en hébreu

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ici, personne ne nous comprendra. Nous continuerons à parler dans la langue de nos pères. » Après cette date, on perd la trace de Matalon dans la presse. Il est toutefois possible qu’il ait continué à publier des articles envoyés depuis Tel-Aviv, dont les exemplaires ont disparu. Il est cependant plus probable que Matalon ait été accaparé par son travail et qu’il n’ait plus disposé du temps nécessaire à l’écriture. Selon Rivka Havassy, « il se passa alors une chose intéressante. Il referma ce chapitre de sa vie et se mit à vivre au présent dans la Palestine juive. Est-ce qu’il le fit faute de public ou de sa pleine initiative ? Bien malin qui pourrait le dire. » Mentesh tira d’abord son revenu de la peinture et de la réalisation d’enseignes commerciales en arabe. « Beaucoup de commerçants de Jaffa et de Ramla venaient lui passer commande et il ne manqua pas de travail jusqu’en 1948 où il se trouva du jour au lendemain sans clients », explique son fils Uzi. Alors qu’il tournait à droite


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Mentesh Matalon dans son imprimerie. Années 1950. Tel Aviv.

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et à gauche en quête d’un travail, il tomba par hasard sur une petite imprimerie rue Kfar Gileadi qui était en vente. Il obtint un crédit et réussit à acheter l’affaire. Il connaissait le monde de l’imprimerie depuis ses années dans la presse de Salonique. « Quand il était nécessaire de faire des corrections, il passait beaucoup de temps à manipuler les caractères typographiques, raconte Uzi Alon. Dans sa nouvelle imprimerie, il imprimait des cartes de visite, du papier à lettres, des avis de décès en français, en anglais, en arabe et en hébreu sur une vieille presse. » Finalement, il acheta une machine plus moderne équipée d’une pédale. « Cela avait l’avantage de laisser libres les deux mains et de pouvoir travailler plus vite. » se rappelle Alon qui, enfant, eut le privilège d’actionner la machine. Plus tard, il hérita de l’imprimerie et la vendit. Après le décès de sa première femme, Matalon se remaria avec Ester qui était originaire de Corfou et également veuve. Il mourut en 1986 et est enterré à Holon. Il ne raconta jamais à son fils les détails de son glorieux passé et Uzi Alon fut très surpris en découvrant avec Rivka Havassy l’étendue de ses activités. « Au temps de ma jeunesse, je me souviens d’un grand afflux d’immigrants et de rescapés de la Shoah ; toute la presse ici était naturellement en hébreu et le judéo-espagnol restait confiné à quelques quartiers de Tel-Aviv comme Shapira et Florentin. Cette culture n’intéressait pas grand monde et mon père n’avait aucune chance de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de ses vieux parents en écrivant sur elle. Il mit tout son talent de côté. Quand Rivka Havassy m’a appelé, je suis subitement revenu soixante-sept ans en arrière le jour où, à l’âge de treize ans, je suis tombé sur ces journaux dans le grenier. Toute cette histoire a une dimension légendaire pour moi. » Son petit-fils, Shay Alon, âgé de cinquante et un ans ajoute : « La seule chose que je puisse faire de mon côté, c’est imaginer ce qu’était la vie dans les années 1920 et les sentiments de quelqu’un qui

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a dû abandonner sa terre natale pour mener une autre vie en Eretz Israël avec toutes les difficultés que cela suppose. Cette découverte, qui concerne mon grand-père, me laisse le sentiment qu’il est passé à côté de grandes opportunités. » Shay Alon écrivait également dans sa jeunesse avant de devenir comptable. Il est tardivement revenu à l’écriture comme commentateur sportif du site One. « J’éprouve la sensation d’un grand talent sacrifié en pure perte, de quelqu’un qui aurait pu devenir un poète ou un écrivain influent en Israël y compris en hébreu. » D’après Rivka Havassy, Matalon n’était pas un cas unique : « Il y avait beaucoup d’autres Mentesh dans la presse satirique à Salonique, mais comme ils avaient pris l’habitude d’écrire sous des noms de plume, nous ne savons rien d’eux. » Les deux plus connus formaient le duo Sadik Gershon et Moshe Kazes – mieux connus sous leurs surnoms respectifs de Sadik et Gazoz. Ils disparurent tous deux dans la Shoah. Rivka Havassy ajoute : « C’est pour moi une mission que de faire connaître leur existence et leur activité, car, même si pour nous ils restent de parfaits inconnus, ils ne l’étaient pas pour ceux de leur génération. Nombre d’études et de recherches restent à faire pour les tirer de l’ombre. » D’après un article d’Ofer Aderet paru dans le journal Haaretz et traduit en judéo-espagnol par Yehuda Hatsvi pour El Amaneser. Nous remercions Rivka Havassy qui a bien voulu partager avec nous son travail et son iconographie. Elle sera prochainement notre invitée à Paris pour présenter ses découvertes concernant le journalisme et le répertoire musical de Salonique.


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El kantoniko djudyo

Chronique de la famille Arié de Samokov (suite) Nous poursuivons la publication bilingue de la chronique de la famille Arié de Samokov. Ce tapuscrit, qui comprend plus de 2 200 pages en judéoespagnol en caractères latins, retrace la vie d’une famille de grands commerçants sépharades de Bulgarie du milieu du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle. Bannie de Vienne par un édit impérial, la famille Arié s’est d’abord établie à Vidin en 1775, sur les bords du Danube. C’est là que le patriarche Moche A. Arié, soutenu par ses trois fils Samuel, Isaac et Abraham, développe avec succès un premier négoce. À sa mort en 1789, ses fils héritent du commerce qui est ruiné lors du pillage de la ville de Vidin par des troupes irrégulières. Sans ressources, les trois frères se séparent. Alors qu’Isaac demeure à Vidin, Samuel se rend à Tourno-Severin en Roumanie et Abraham M. Arié I part pour Sofia. Dans cette ville, il fait la connaissance d’un pharmacien juif, M. Farhi, qui l’embauche et ne tarde pas à lui confier la gestion de son commerce. Il y rencontre un jour l’Agha Mehmed Emin de Samokov qui le recrute à titre de fournisseur. La chronique se poursuit après un intermède consacré aux traits de personnalité de la famille Arié.

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El buto de esta biografia Arie, es por azer konoser a todos los miembros de la familia Arie, sea ombres, komo tambien mujeres mizmo i a las kriaturas, de las vidas, de la familia Arie, ke bivieron i se komportaron seya, entre eyos, komo tambien i kon las otras familias djidias, i ke non son djidios, de Samokov, i algunos pasajes seya merkantiles, komo tambien i familiar, i tambien de estos en general, i kon los uzos del pais en kada tiempo, i kon las maneras de las Admenestrasiones, i de los komportos ke se komportavan enfrente el puevlo en general, i tambien todos los uzos de kada tiempo, i de los karakteres en general de todo el puevlo. Los karakteres de la persona ke es de pura sangre de Arie, son : I. Amorozos del lavoro, sin kansarsen, i sin enfastiarsen. II. Buchkan de azer plazer, a kuala persona fuesa, sin diferensia de religion i nasionaledad, i sagrefikan i en moral i en material. III. Amorozos de todos los estudios en general. IV. Amorozos, por enpatronar, seya bien, komo tambien la koza ke les plaze, sin ke tengan el orgoyo, kuando ya lo enpatronan, ke lo kontan komo ke ya es koza naturel. V. Se akavidan a non arivar, para enprestarsen la mas tchika koza, seya del pariente, i non kere ditcho, kuando es de el ajeno. VI. Amorozos, sovre la espandidura de la enstruksion, i sostenidores, por el adelantamiento de la komunita djudia. VII. Detinidores i guadradores en la Religion Djudio. VIII. Les plaze mas muntcho la parte trajik, ke del komik. IX. Guadradores la onor de la familia Arie, se aparentan i buchkan la mas tchika okazion para adjuntarsen kon toda la familia en general. X. En okazion kuando tienen algunas diferensias de la plasa sovre algunas merkansias, lo

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La chronique Arié a pour objectif de faire connaître la vie de la famille Arié à tous les membres de la famille Arié, les hommes comme les femmes et même les enfants, la façon dont ils ont vécu et se sont comportés les uns envers les autres, comme ils ont agi à l’égard des autres familles juives et non juives de Samokov. Certains passages concernent les affaires commerciales, d'autres la vie de famille, les usages du pays à chaque époque, les manières d’agir des administrations et leurs attitudes face au peuple en général et également toutes les coutumes à chaque époque et les caractères de tout le peuple. Une personne de pur sang Arié a pour caractère : 1. D’aimer le travail, sans s’en lasser et s’en fatiguer. 2. De chercher à faire plaisir à toute personne, sans faire de différence de religion et de nationalité et en se sacrifiant moralement comme matériellement. 3. D’aimer les études en général. 4. D’aimer et désirer s’approprier le bien et les choses qui leur plaisent sans en tirer vanité quand ils les possèdent et en présentant la chose comme naturelle. 5. De veiller à de ne pas en arriver à devoir emprunter la moindre chose qu’il s’agisse des parents, et cela va sans dire, des étrangers. 6. D’aimer la diffusion de l’instruction et soutenir les progrès de la communauté juive. 7. D’être des conservateurs et gardiens de la religion juive. 8. D’avoir plus le sens du tragique que du comique. 9. De veiller sur l’honneur de la famille Arié, de se marier entre eux et de profiter de la moindre occasion pour se réunir en famille. 10. À l’occasion d’un différend commercial portant sur quelques marchandises, ils ont pour principe de ne pas se fâcher lors des visites et des réunions auxquelles ils participent. 11. D’être patients à tous égards. 12. D’aborder toutes les personnes avec le visage souriant. 13. De ne pas convoiter les marchandises ni mêmes les postes d’aucune autre personne.


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XI. XII. XIII.

XIV.

XV.

tiene por prensip, a non ser anojados en las vijitas i adjuntas ke tienen. Todos son muntchos pasenziosos en todos los puntos. Enkontran a todas las personas kon kara riente. Non se enteresen sovre las merkansias, ni menos sovre las puzisiones de dinguna otra persona. Buchkan a tener relasiones kon personas enfluentes, i platikar de eyos, i en sus adjuntas, platikar mas muntcho sovre el estudio, en general. Todo akel miembro Arie, ke es en manko de los 14 puntos eskritos ariva, es ke su madre fue de otra familia, i non se asamelo a los karakteres de la familia Arie, o ke su mujer tambien sera de otra familia, i su marido non la pudo asamelar a los karakteres de la familia Arie, yo mi permeto de kondenarlo komo kulpozo a este ultimo por esto ke si demostro flako, a decharse konvenser de su mujer i devinir a los karakteres de otras familias.

Akurtamiento Por el akurtamiento de algunos biervos les asenialo aki algunos, seya kon los titolos de los ombres komo tambien i estos de las mujeres, i tambien i algunas palavras, ke son : En lugar de Signior : S-r., En lugar de Ham Ribi : Hr., En lugar de Ham : H., En lugar de TCHELEBI : TCHE., En lugar de Bulisa : Bu., En lugar de Signora : S-ra., En lugar de Kilo-gram : K-gr., En lugar de Groch : G-ro., En lugar de Lira Turka : L-tu. ; En lugar de AGA : A., En lugar de Tchorbadji : tch-ji., TITULOS.

14. De s’efforcer d’avoir des relations avec des personnes influentes, de converser avec elles et en leur compagnie, de s’entretenir prioritairement des études. 15. Tout membre de la famille Arié auquel fait défaut les 14 points ci-dessus, c’est que sa mère est issue d’une autre famille et qu’elle n’a pas assimilé les qualités de la famille Arié ou que sa femme est d’une autre famille et que son mari n’a pas pu lui inculquer les qualités de la famille Arié.

Erreurs et omissions Dans cette chronique il est certain que l’on trouvera beaucoup de fautes et de lettres manquantes à certains mots, de même beaucoup de mots ne sont pas séparés les uns des autres, parce que j’ai oublié de placer l’intervalle nécessaire ou parce que j’ignore le mot juste, ainsi même dans les termes de ma propre langue, moi, Monsieur Moshe A. Arie II, je vous prie de ne pas me considérer le seul fautif mais de vous attribuer aussi, mes chers lecteurs, une part de la faute simplement parce que vous ne l’avez pas lu comme il convenait, et, s’il manque des lettres, de détacher les mots quand ils les trouveront accolés et surtout dans ma langue et mon style propre.

Biographie de M. Abraham M. Arie et quelques détails de son séjour à Samokov En l’an 5553 1, comme cela est écrit plus haut, M. Abraham M. Arié était déjà prêt à partir à Samokov et il n’attendait plus que l’Agha Mehmed Emin pour s’en aller avec lui. Enfin, un dimanche, ils montèrent sur de bons chevaux qui appartenaient à l’Agha Mehmed Emin et dans l’après-midi ils étaient déjà arrivés à Samokov situé à une distance de neuf heures de route. Il n’y avait pas de routes pavées [en ce tempslà] et les chemins étaient dans l’état où Dieu les avait créés. Monsieur Abraham I fit halte au palais de l’Agha Mehmed Emin et il y résida le temps que ses affaires soient toutes en ordre, ce qui dura 15 jours.

1. Soit les années civiles 1792/1793.

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Sigun el titulo ke le davan a kada persona ; seya aparte de su nombre, or ke lo adjuntavan antes de su mizmo nombre algun titolo or denpues de su nombre or ke se lo engrandisian su nombre kon algun titolo, los vo a yamar i nombravan en su vida, i en los tiempos de su vida.

Yeros i ulvidos En esta biografia Arie, siguro es ke van a enkontrar muntchos yeros i mankas letras en algunos biervos, ansi de mizmo i en muntchas palavras ke non estan apartadas las unas de las otras, seya por ulvido ke non le di el enterval menesterozo or porke non konoski la palavra djusta, ansi de mizmo i kon el mio linguaje, yo Tchelibi Moche A. Arie II. les rogo de non kargarme ande mi solo la kulpa entera otro de tomar i los keridos meldadores algo de parte solo por esto, ke non lo meldo sigun ke prima, si mizmo mankan algunas letras, ansi i de apartar los biervos kuando los topara apigados el uno kon el otro i sovre todo kon el mio linguaje i este de mi stil.

Biographia, i algunos pasajes del S-r. Abraam M. Arie en Samokov 2. Le texte original donne 400 paras pour un groch. Nous avons corrigé cette erreur manifeste en reprenant le taux donné par Joseph Nehama dans son dictionnaire : 1 groch vaut 40 paras. 3. La livre turque vaut approximativement 25 francs-or en 1914 d’après Joseph Nehama, ce qui correspond à ce calcul.

En este anio de 5553, sigun eskrito mas antes, ke el S-r. Abraam M. Arie, I. ke ya estava pronto para partir por Samokov, i ke lo estava esperando al S-r. de Mehmed Emin AA, por partir djuntos. Fue en un dia ke era alhad, biniados a buenos kavayos ke eran de el Mehmed Emin AA, i a la tadre eyos ya estuvieron en Samokov ke es una lichura de 9 oras de kamino, i non avian choses otros ke los kaminos eran sigun ke el Dio, los krio, i el S-r. Abraam I. abacho en el palasio de el S-r. de Mehmed Emin AA, i estuvo en el palasio fin ke se le reglo su etcho ke esto le turo 15 dias. Las kundisiones ke tuvieron vokalas fueron : I. Ke le tiene de dar el S-r. de Mehmed Emin AA, una kaza para morar en toda su vida ke

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Les conditions fixées oralement étaient les suivantes : 1. L’Agha Mehmed Emin était tenu de donner une maison où [M. Abraham M. Arié] résiderait de son vivant sans qu’il ait à payer de loyer ni même aucune réparation ni aucun impôt. À sa mort elle reviendrait [à l’Agha] dans un délai d’un an sans que ses descendants puissent en prendre possession. 2. Pour commencer l’Agha Mehmed Emin devrait attribuer un lieu convenable afin de monter une boutique sans limitation dans le temps et sans loyer jusqu’à ce que M. Abraham M. Arié puisse s’installer et louer une boutique dans un endroit approprié pour ses marchandises. 3. Que l’Agha Mehmed Emin se devait de faire ses achats, qu’il s’agisse des marchandises pour les femmes de son harem ou également pour d’autres articles pour la construction et à tous les points de vue le protéger et l’aider. 4. Que l’Agha Mehmed Emin devait lui donner 2 000 groches de capital à conserver durant tout le temps où il serait en vie et que ses descendants seraient tenus de restituer à sa mort. Telles étaient ses conditions que M. Abraham I prit en note et que l’Agha Mehmed Emin ne nota pas de M. Abraham I Arié. Aujourd’hui ces 2 000 groches de capital qu’on lui attribua paraissent une somme très modeste, mais on calcula la valeur de ces 2 000 groches selon le cours en vigueur en ce temps-là, où les achats et les ventes se faisaient en aspres, qui correspond à la monnaie d’aujourd’hui où les achats se font en francs. Il en résulte donc que cela représente en réalité une somme de 2 000 lires turques soit 50 000 francs comme le montre ce calcul : étant donné qu’une para vaut trois aspres et que 40  2 paras valent 1 groch, il en résulte qu’un groch vaut 120 aspres. Aujourd’hui, la valeur des aspres et des paras a changé et s’est dépréciée et l’on ne parle plus que de groches et de francs avec une livre turque qui vaut 120 gr. mais à cette époque, la livre turque valait encore un groch. En multipliant 2 000 livres turques par la valeur d’une livre en franc 3 on obtient la somme de 50 000 francs et on ne peut donc pas dire qu’il s'agisse d’une petite somme.


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bivira, sin ke le va a pagar dinguna kira ni menos dinguna reparasion ni dingun dasio, i denpues de su muerte del S-r. Abraam ke se la va a tomar atras, sin ke tengan el deretcho sus desendientes de enpatronarla, i esto dopo de un anyo. II. Ke le tiene de dar por los prinsipios, lugar konviniente para butika, lo todo fin ke se resenta i se alkila butika en este lugar ke le va a ser konvenible para su merkensia, sin dinguna paga i sin tiempo fiksado. III. Ke tiene de azer todos los empleos seya de ropas para su Harem, ke es por sus mujeres i tambien todas las drogas ke en primera ni tambien i algunas otras kozas apartinientes a la bina i tambien guadrarlo i sostenerlo en todos los puntos. IV. Ke le tiene de darle 2 000 groches por kapital sin din. i detenerlo toda la vida ke bivira, i denpues de su muerte, sus desendientes ke deven de boltarselos atras, estas fueron sus kondisiones, todo esto se lo tomo en nota el S-r. Abraam I. ke el Mehmed Emin AA, non le tomo por eskrito del S-r. Abraam, I., ke para el tiempo de agora los ditchos 2 000 groches por kapital ke le dio es una suma muy tchika, ma se lo kalkularon la valor de los 2 000 gr. de moneda koriente de akel tiempo, ke era en aspros las merkida i venditas ke se aziyan, son igual a la moneda de agora ke las merkansias se azen en frankos, viene a ser ke es una suma de 2 000 liras turkas, ke son 50 000 frankos, i la kuenta es, ke siendo los 3 aspros, es una para, i 40 paras ke es 1 groch, a la ora es ke 120 aspros, tiene de valor el un groch, i en el tiempo muestro ke ya se troko i se deperdio el nombre de aspros i de paras i se trata solo de groches i de frankos, i tiniendo la una l-t. la valor de 120 gr. Viene a ser ke la una lt. es igual a un gr. de akel tiempo, i devizandolas las 2 000 lt. por fr. ya son una suma komo de 50 000 fr. i ansi es ke non mos kale dizir ke fue suma tchika.

M. Abraham M. Arié, durant les 15 jours où il fut libre à Samokov en attendant que l’Agha Mehmed Emin lui procure un lieu pour son affaire, fit la connaissance de la communauté juive de Samokov qui se composait de 20 à 25 familles parmi lesquelles celles de M. Bohor, le bijoutier, de la famille des bijoutiers actuels, M. Samuel Barouh, aujourd'hui Behoratche l'instituteur et ses parents, M. Bohor, Acher, aujourd'hui la famille des Acher, M. Presiado Koen, aujourd'hui les fils de M. Joseph Chemtov Koen et de son frère Nissim, M. Presiado Avdala, aujourd'hui toute la famille des Avdala, quelques autres qui ont quitté Samokov et d'autres encore dont les familles n'ont pas eu de descendance. Ils exerçaient des commerces ayant pignon sur rue comme celui de bijoutier travaillant l’or, l’argent, le laiton et le cuivre ou de ferblantiers qui faisaient des lanternes [feneris], des cafetières, des chaudrons, des entonnoirs, des petits plateaux et tout ce qui se fabrique en étain et les tcharitchis 4 achetaient les cuirs des vaches, des bœufs et des buffles tant de ceux qu’on égorge pour leur viande que de ceux qui mouraient. Ils faisaient sécher les peaux en les étirant et en les clouant sur un plateau et ensuite il les découpaient en lanière d’une largeur d’un pied – environ 20 à 25 centimètres et d’une longueur de 35 à 40 cm – et ils les vendaient aux paysans et à certains citadins qui s’en servaient pour confectionner des chaussures. D’autres parcouraient les rues où vivaient les Turcs et les chrétiens, un baluchon à l’épaule empli de toutes sortes de tissus, un mètre à la main pour mesurer les quantités qu’on leur achetait. De cette façon, ils allaient cheminant des jours entiers en criant pour faire savoir que le colporteur était de passage. Parmi eux, il n’y avait pas un Juif qui possède un commerce ou même une maison. Leur genre de vie était des plus misérables. Ils demeuraient dans les enclos extérieurs 5 des Turcs, pour se protéger, car on les surveillait et on les dépouillait, même les Turcs. Ils avaient une sorte de pièce qui leur servait d’oratoire et dont on disait qu’un Turc très religieux leur avait prêté tout le patio. Aucun d’entre eux n'avait la moindre influence. Tous étaient misérables et on voyait qu’ils ne résidaient pas depuis longtemps à Samokov. Ils étaient très étonnés qu’un Juif puisse séjourner au

4. Tacharukdjís du turc çarıkçı, fabricants de chaussures grossières – tcharukas – en lanières de cuir tressées. 5. Quartier avlis du grec enclos et du turc dışarı dehors, hors de : quartier de dehors, enclos des Turcs hors la ville.

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6. Kupot olim (hébreu) : soins aux malades.

En el tiempo de los 15 dias ke estuvo en vazio el R-r. Abraam I. en Samokov fin ke se le resento el etcho kon el S-r. de Mehmed Emin AA, se iva konosiendo kon los Djidios ke avian en Samokov, ke eran komo 20-25 familias, i eran, H. Bohor el kuyumdji, ke son agora la familia de los kuyumjis, i H. Chemoel Baruh, ke son agora Behoratche el Melamed i sus parientes, i H. Bohor, el de Acher, ke son agora la familia se los Acherim, i H. Presiado, Koen, ke son agora los ijos de H. Joseph Chemtov Koen i de su ermano H. Nisim. i H. Presiado Avdala, ke son agora toda la familia de los Avdalas, i algunos otras ke los kualos ya se alevantaron de Samokov, i algunos non kedo de eyos familia, sus negosios era los mas de eyos ufisiales, komo kuyumdjis, lavoro en oro, plata, pirintch i kovre, i otros tenekedjus, ke azian feneris, djezve, kalderas, embudos, tablaikas, i mas todo akeyo ke se lavora de el teneke, i los tcharitchis, era ke se merkavan los kueros de vakas i de los boeyes i demandas, kualas ke las degoyan por tomarles las karnes i kualas de estas ke se morian i los sekavan en el… kon ke los estiravan en sima de unas tavlas enklavados i denpues los kortavan en fachas de una antchura de un pie komo 20-25 santimetro, i de una largura de 35-40 s-mr. I los vindian a los kazalinos i a algunos sivdadinos ke era esto por kalsado, i otros de eyos kamenavan las kayes ande moravan los turkos i los kristianos, kon bogos en sus kuestas, yenos de modos de ropas, de toda manera ke era pasable i un piko en sus manos por mezurar las kantedades ke les merkavan, de esta manera ivan kamenando dias entero i gritan para azersen saver ke ya pasa el bohtchdji, ke de eyos non avia ni un Djidio ke tinia su butika, ni menos ke enpatronavan dinguno de eyos seya kazas komo tambien i butikas, sus pasadias era muntcho mizerable, eyos moravan en los dichari avlis de los Turkos, por guadrarsen, ke los karvavan i los soidiyavan, tambien Turkos, eyos ya tenian un lugar komo una kamareta para azer sus orasiones, i estos dizien ke fue un Turko ke era muy religiozo se los enpresento el kortijo entero, i de eyos non avia dinguno ke tuviera la mas tchika

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palais du gouverneur. Au début, ils ne croyaient pas qu’il était Juif, mais plus tard en voyant qu’il venait le matin et l’après-midi à la synagogue et qu’il respectait le shabbat, ils s’en convainquirent et ils furent bien contents en pensant qu’ils allaient avoir un bon protecteur des Juifs. Ils le traitaient avec beaucoup d’égard, mais ils ne le recevaient pas et il leur dit qu’il fallait établir [cet usage] à Samokov et qu’il les protégerait du mieux qu’il pourrait. M. Abraham I à ses débuts installa une boutique grâce aux bons soins de l’Agha Mehmed Emin comme il avait été convenu dans le caravansérail de celui-ci, là où il rassemblait les soldats pour les envoyer au sultan en temps de guerre. Il fit quelques réparations des serrures et ensuite demanda à l’Agha Mehmed Emin de lui montrer où était la maison où il devait demeurer et de bien vouloir l’autoriser à aller à Vidin chercher sa famille. Cela fut accordé aussitôt. En ce qui concerne la maison, il lui en montra quelques-unes parmi toutes celles qu’il possédait. Parmi celles-ci, il choisit celle qui était la plus proche de la synagogue. C’est la maison qui – de notre temps – a été achetée par Nissim B. Moche, celui qui était marié avec madame Mazalu, la seconde fille de M. Abraham M. Arié II. Ses fils sont aujourd’hui MM. Behor, Chemaya et Abraham Sarovi, du nom de son grand-père que l’on surnommait M.  Aaron le sourd. Une fois [la boutique] bien nettoyée et apprêtée, il la ferma avec de bonnes serrures, se procura une petite somme d’argent et partit pour Vidin. En peu de jours il arriva à Vidin et sans beaucoup tarder il rejoignit sa femme et ses enfants. Il réunit son mobilier, ses vêtements et toutes les antiquités qui lui appartenaient ou celles qui lui revenaient de son père – ce qui n’était pas rien. Il fit les comptes avec tous ceux à qui il devait de l’argent et après les avoir tous payés, il fit des dons en argent pour les pauvres de Vidin et pour la communauté, et pour toutes les kupod 6. Il s’occupa de la vie de madame sa mère qui demeurait à Vidin. Il embrassa tous ses parents, toute la famille et tous ses amis, ils s’embrassèrent tous et se bénirent les uns les autres et ils partirent de concert, avec leurs meubles et leurs bagages. Leurs parents et leurs amis leurs apportèrent des provisions de bouche et ils montèrent


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Femmes bulgares à Salonique fabriquant des poteries en costume national de fête. 1885-1895. Photographe inconnu. Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

Bateliers turcs sur la Corne d'or à Istanbul. Après 1883. Photographie : Sébah & Joaillier. Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

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enfluensa, ke todos eran mizerabiles i se vei ke non eran de longo tiempo estabelidos en Samokov. I tambien embezarse las kayes de Samokov, i los ditchos Djidios ke ya estavan en Samokov eran muy maraviados komo puedi ser ke un Djidio venga a ser ke este en el Palasio de el Hajan, al presipio non se kreiyavan ke era Djidio, ma mas tadre ke lo viyan maniana i tadre ke viniya a el kaal, i guadrava el chabat, fue ke se konvinsieron, i eran gustozos ke ya ivan a tener un buen protejador para los Djidios, i lo katavan muy muntcho, ma el non resiviya, i les diziya ke si tiene de estabelos ese en Samokov, i ke les tiene de muntcho protejarlo en todos los puntos ke lo podra. El S-r Abraam I. al presipio el reglo una Butika sigun ditcho ke tenia de ser de el Mehmed Emin AA, i esta primera Butika fue en el han de Mehmed Emin AA, ande los detiniya a los Soldados kuando los rekojia, para mandarselos al Sultan, en tiempo ke tenia gueras, kon ke izo algo de reparasion, kon sus seraduras, i denpues le demando de el Mehmed Emin AA, por ke le amostrara kuala va a ser su kaza par morar i ke lo alesensiara para irse a Vidin a traere su familia, ke esto fue alesensiado al punto i kon el etcho de la kaza le amostro unas kuantas kazas ke el ya tiniya muntchas i de entre eyas fue ke eskojo la kaza ke era mas serka de el kaal i es la kaza ke en el tiempo muestro la merko S-r. Nisim B. Moche, ke estava kazado kon S-ra Mazalu, la ija sigunda del tch. Abraam M. Arie II. I sus ijos son agora en este tiempo S-res Behor, Chemaya i Abraam, Sarovi, al nombre de sus Papu ke lo yamavan H. Aaron el sodro, i denpues ke la alimpio i la pronto, la sero kon buenas seraduras, i se prokuro una tchika kantedad de moneda i partio por Vidin, ke en pokos dias ke ya arivo a Vidin, sin muntcho tadrarse se rekojo a su mujer i sus ijos i toda su mubilia i vistidos i las kozas antikas valutozas seyja las suyas komo tambien i estas ke le toko, de el bien de su padre, ke non eran pokas, i se miro el konto kon todos estos ke tiniya algunas devdas i denpues ke pago todos, decho prezentes en moneda para los menesterozos de Vidin aparte para la komunita, i para todas las

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tous à cheval avec des larmes aux yeux. De nouveau ils s’embrassèrent et ils partirent à la grâce du nom de Dieu, en espérant que tout irait bien. Ils firent très bon voyage et, en peu de jours, ils arrivèrent tous sains et saufs à Samokov. Ils descendirent dans leur maison qui était déjà prête. Peu de jours après, ils étaient déjà parfaitement installés et, le jour du shabbat, tous les Juifs de Samokov vinrent leur rendre visite et, pendant la semaine, toutes les femmes de Samokov en firent de même. On les reçut en leur offrant toutes sortes de douceurs et de fruits préparés par madame Buhuru que les femmes juives de Samokov ne savaient pas préparer. Monsieur Abraham I et sa femme rendirent également toutes les visites qu’on leur fit et ils expliquèrent à tous les usages de Vidin, à chacun selon sa langue que tous les deux connaissaient et savaient bien pratiquer. Après s'être installé comme c’est écrit plus haut, il alla trouver l’Agha Mehmed Emin pour lui dire qu’il était fin prêt et qu’il lui donne la somme d’argent promise pour aller à Constantinople faire les achats nécessaires. L’Agha Mehmed Emin ne lui avait pas permis de partir faire les achats avant qu’il soit installé comme écrit plus haut. Il lui dit : « c’est ainsi que je le veux, et maintenant que tu t’es installé, c’est bon » et il l’envoya chez son trésorier [haznadar] qui a la garde de son trésor particulier afin qu’il lui décompte 2 000 groches en monnaie sonnante et M. Abraham lui baisa les pieds et s’en fut chez le trésorier, et le trésorier qui était déjà au courant de toute l’affaire, lui décompta 2 000 groches. Il alla à la maison se préparer et le matin, quand il fut prêt, il s’en alla de nouveau chez l’Agha Mehmed Emin, pour de nouveau lui baiser la robe, et qu’on lui souhaite : uğur yollar olsun [bon voyage] et il partit pour Constantinople. Il fit le voyage en 10 jours et en resta 15 à Constantinople jusqu’à ce qu’il eût terminé ses achats sachant qu’il connaissait très bien tant les marchandises que les articles de droguerie. Bien que ce fut la première fois qu’il se trouvât être à Constantinople, il se fit très vite connaître de tous les marchands chez qui son grand frère Samuel faisait ses achats quand il allait à Constantinople et il fit savoir à tous ces marchands qu’il s’était établi à Samokov


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kupod, i reglo por la vida de su S-ra Madre, ke resto en Vidin, i se abraso kon todos sus parientes i toda la Familia i kon todos sus amigos, ke se bezo kon todos estos i se bindicheron de los unos a los otros, i partieron todos, djunto toda su mobilia i bagaje, le trucheron sus parientes i sus amigos prezentes en komania, i suvidos todos a kavayo i kon unas kuantas lagrimas en sus ojos, de muevo se abrasaron i se bezaron, i se fueron kon el nombre de el alto Dio, kon la esperansa de tener todo lo bueno, el viaje lo izieron muy levianamente, i en pokos dias eyos todos arivaron a Samokov, sanos i buenos, i se abacharon en sus kaza ke ya estava pronta, i en pokos dias ya estuvieron resentados de todos los puntos, i en el dia de Chabad, lo vijitaron todos los Djidios ke avian en Samokov, i entre la semana le viniyan de mizmo todas las mujeres de Samokov, i a todas las adulsava kon modos de dulses ke los azia la Bu. Buhuru, de modos de frutas, ke esto non savian azerlo las mujeres djudias de Samokov, i por enfrentante, seya el S-r. Abraam I. komo tambien i la S-ra Buhuru, boltaron vijitas a todos estos ke les vinieron, i les kontavan a todos los uzos de Vidin, a kada uno sigun su linguaje ke todos los dos tenian i savian bueno platikar. Denpues de todo esto eskrito ariva ke ya se resento, se fue ande el Mehmed Emin AA, a dizirle ke de todos los puntos ya estava pronto i ke le diera la suma de moneda prometida por partir por Kostan i azer los empleos menesterozos, ke el S-r. Mehmed Emin AA. non lo alensensio, antes de resentarse de todo lo eskrito ariva ke partiera por azer los empleos, i el Mehmed Emin AA, le dicho es este modo ke kero yo, i agora ke ya te resentates, ya esta bueno i lo mando ande su haznadar, ke es el derekter de la moneda de su kacha partikolar porke le kontara 2 000 groches de moneda sonante i el S-r. Abraam I. le bezo los pies i se fue ande el haznadar, i el haznadar, ke ya estava al koriente de todo el etcho le konto los 2 000 groches, i se vino a kaza por prontarse, i a la maniana kuando ya estuvo pronto se fue de muevo ande el S-r. de Mehmed Emin AA, para bezarle de muevo la alda, i le dicho Ugur-Yollar-Olsun i partio por Kostan,

avec l'appui de l’Agha Mehmed Emin. Tous le connaissaient et tous les amis le félicitèrent et en même temps lui conseillèrent de bien se comporter, qu’il pouvait croire en le meilleur avenir possible. Il en fut ainsi et M. Abraham I lorsqu’il qu’il eut achevé ses achats et dépensé tout son argent, emballa tous ses achats et les plaça à dos de cheval et ils allèrent jusqu’à Edirne où il resta deux jours chez son beau-frère M. Navon et avec de nouveaux chevaux de poste [kiradjis muevos] il alla jusqu’à Filibé [Plovdiv] et ensuite Samokov. Après qu'il eut arrangé la boutique selon l’usage à Vidin, l’Agha Mehmed Emin vint le premier lui rendre visite à la boutique et se trouva fort content et lui souhaita, en le saluant, bonne réussite dans ses affaires. M. Abraham I lui fit présent d’un embout d’écume (lula du turc lüle) pour fume-cigarette [tchibukis] qui était orné de belles peintures rehaussées d’or et il lui dit en le lui offrant : « tchobanim pechkechi tcham-sakiz olur » ce qui signifie le cadeau des bergers peut n’être que de la résine de pin 7 et il le lui posa sur le divan où il était assis et l’Agha Mehmed Emin rit parce que ce qu’il avait dit lui avait plu et il lui dit : « cela me plaît » et il se rendit à sa boutique pour rencontrer des clients. Du premier jour où ils le surent, les notables et les messieurs de la ville s’en vinrent à la boutique et il fit de bonnes ventes. Aux femmes, on portait les marchandises à domicile et aux harems pour qu’elles choisissent ce qu’elles voulaient, car en ce temps-là les femmes ne sortaient pas dans les rues comme aujourd’hui. C’était ainsi. On apportait les marchandises aux femmes juives à domicile. Seules les chrétiennes sortaient sans feredjes 8 et les autres femmes devaient porter leur propres feredjes et yachmakes 9 comme les Turques. Tous les habitants de Samokov appréciaient d’avoir maintenant un véritable commerce où l’on puisse trouver toutes sortes de marchandises et de produits de pharmacie et qu’il ne soit plus nécessaire d’aller les acheter dans d’autres villes. Le premier shabbat suivant le retour de M. Abraham de Constantinople, après que tous les Juifs furent venus prier à la synagogue et avant de rentrer chez eux, tous vinrent lui rendre visite. Il raconta à tous ce qu’il avait vu à Constantinople. Il savait bien parler et se faire comprendre et tous l’écoutèrent avec grande attention. Il offrit à tout le monde

7. La phrase en turc est incorrecte çobanin peşkeşi çam sakizı olur. En turc actuel : çam sakızı çoban armağanı « la résine de pin c’est le cadeau du berger » ce qui signifie c’est un présent de peu de valeur mais c’est tout ce qu’il peut donner. 8. Vêtement ample dont s’enveloppaient les femmes musulmanes en sortant dans la rue. 9. Voile en gaze couvrant la tête et le bas du visage que portaient les femmes turques.

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10. Année civile 1899/1900.

el viaje lo izo el 10 dias i en Kostan estuvo 15 dias fin azer todos sus empleos sigun savido ke konosia muntcho bien seya la merkansia komo tambien i el etcho de las drogas. I aun kon todo ke fue la primera vez ke fue a Kostan ma muy pronto ya se izo konoser kon todos estos merkaderes de ande azia los empleos su ermano el grande S-r. Chemoel, kuando iva a Kostan, i todos estos merkaderes les izo saver ke es en Sakomov, ke se estabelesio kon la fuensa de el Mehmed Emin AA. ke todos ya lo konosko i todos los amigos lo filisitaron i en mismo tiempo lo akonsejaron ke se supiera komportar ke tiene esperansa del mas mijor avenir ke se lo puede pensar sigun ke ansi ya fue, el S-r. Avraam I., kuando ya eskapo todos sus empleos ke merko fin ande tuvo moneda, i todo su empleo lo enpako i djunto kon la ropa ke era todo a kavayo se vinieron djuntos fin a Edirne, ke estuvo 2 dias ande el esuegro S-r. Navon, i kon kiradjis muevos se vino fin Filibe, i dospues a Samokov, ke denpues ke ya resento la butika, al uzo de Vidin, vino al presipio el S-r. de Mehmed Emin AA, a vijitar la butika i se topo muy bien kontente, en saludandolo ke tenga etchos ganansozos, i el S-r. Abraam. I., le dio por prezente una Lula para tchibukis ke era endorada de ermozas pinturias kon oro, i le dicho kuando la dio « Tchobanin pechkechi tcham-sakiz olur », (kere dizir, el presente de los pastores, resine puede ser) i se la metyo en la chelte ke estava asentado, i el Mehmed Emin AA, ha ! ha ! se rejo ke le plazyo estas palavras, i le dicho me plazio, i se vino a su butika para enkontrar klientes, i esto del primer dia ke ya lo supieron dos los beguis i S-res de la sivdad, era ke lo ivan vijitandolo la butika i en mizmo tiempo iva aziendo buenas venditas, ke para las hanumes, de los S-res era ke les yevava las ropas a las kazas i entrava a los haremis i se eskojian de kualas ropas keriyan porke en akeyos tiempos las mujeres non saliyan a la plasa komo agora ansi era i las mujeres Djudias ke les trayavan a kaza las ropas, solo era las Kristianas ke salian sin feredjes i el restan de mujeres era ke kalia se merieran feredjes i yachmakes proprio kom las

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des douceurs et tous s’en retournèrent très contents. Les femmes venaient rendre visite en semaine à madame Buhuru. À cette époque, hommes et femmes n’allaient pas en visite ensemble. Madame Buhuru leur offrait des douceurs et leur servait du café. C’est ainsi que les femmes s’en allaient également contentes. Les hommes comme les femmes, tous s’apprêtaient et se réjouissaient quand se présentait une occasion d’aller en visite à la maison de monsieur Abraham. Cela dura tout le temps où vécurent des Ariés à Samokov. De même, toute la communauté venait leur rendre visite aux premiers jours des fêtes. En sortant de la synagogue, les hommes se rendaient directement à la maison des Ariés lorsque s’achevait la semaine et qu’en commençait une nouvelle. Le rabbin de la ville se préparait pour prononcer un sermon dans chaque maison, différent dans chacune d’entre elles. Dans toutes les maisons des Ariés, on servait pour commencer aux personnes les plus âgées le fume-cigarettes et pendant que le rabbin prononçait son sermon ils fumaient. Ensuite on servait à tous des cafés, puis avec un plateau on donnait à tous un petit verre de raki et une cuillère de confiture. Pendant tout le temps où les invités se tenaient au salon, le maître de maison comme ses fils se tenaient debout. On ne parlait de rien d’autre que du sermon du rabbin. Il en allait de même avec les femmes qui venaient aussi les après-midis des premiers jours des fêtes rendre visite aux femmes des Ariés. Elles étaient servies de la même façon que les hommes. Au second jour des fêtes, les Ariés allaient dans toutes les maisons des Juifs de Samokov pour rendre la visite tout comme le faisaient leurs femmes. Il en fut ainsi comme je l’ai dit aussi longtemps qu’il y eut des Juifs à Samokov, jusqu’à l’an 5660 10 où moi monsieur Moche A. Arié II je rédige cette chronique à propos des vies et des anecdotes des familles Ariés de Samokov et des traditions du pays.


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Turkas, en general todo el puevlo de Samokov, era gustozo ke la tienen agora un bazirguian, (merkader) komplet ande van a topar a merkarsen todo modo de ropas i de drogas i ke non van a ser menesterozos de ir a merkarsen de otras sivdades en el primer chabad, ke vino el S-r. Abraam, de Kostan denpues de tefila, ke ya viniyan todos los djidios a el kaal, antes de ir a sus kazas le vinieron todos los Djidios a vijitarlo, i les kontava a todos de todo esto ke vido en Kostan, ke ya saviya bien bueno avlar i dar a entender i todos lo sintiyan kon grande atansion i a todos los adulsava kon modos de dulses i todos saliyan bien kontentes, aparte era i en la semana ke le ivan a vijitar las mujeres, a la S-ra Buhuru, por esto ke vino el marido de el viaje por ke en akeyos tiempos non vijitavan los ombres kon sus mujeres djuntos i la Bu. Muhuru, a todas las adulsava i les dava kave ansi era ke i las mujeres tambien salian kontentas, seya los ombres komo tambien i las mujeres todos se aparejavan i se gustavan kuando iva aver okazion, para vijitar en la kaza de el S-r. Abraam, I. ke esto ya ekzisto fin al todo tiempo ke bivieren los Aries en Samokov, i ansi fue de mizmo ke vijitavan el kolel entero los primeros dias de todos los moadim, kuando salian de el kaal, era deretcho ke si ivan todos los ombres a las kazas de todos los Aries, saliendo de la semana i entravan a la otra para vijitarlos, i el rabino, de la sivdad se prontava para en kada kaza de azer una derecha, deferentes de la una a la otra, eran en todas las kazas de los ditchos Aries, ke los sirvian al prinsipio kon tchibukis les davan a los mas viejos i mientres ke darchava el rabino ivan fumando i denpues les davan a todos kahve i denpues kon una tavla davan a todos a un vaziko de raki i una kutchara de dulse, i mientres ke los vijitadores eran en el salon, de vijita, seya el patron de la kaza komo tambien sus ijos era ke estavan todos en pies, dinguna otra platika non se avlava aparte solo de esto ke darchava, el rabino, ansi mizmo lo azian i las mujeres, ke eyas tambien les vinian las tardes de los primeros dias de todos los moadim, a vijitar a las mujeres de los Aries, i de mizmo tambien

eran sirvidas i a eyas propio komo de los ombres, i en los sigundos diyas de los moadim, era ke ivan los Aries, a todas las kazas de todos los Djidios de Samokov, por boltarles vijita, ansi lo azian tambien i las mujeres, de los Aries ke i eyas les ivan a todas las kazas por vijitarlas, sigun ditcho esto turo fin al tiempo ke uvo Aries, en Samokov, fin a el anio de 5660 ke yo Tchelebi Moche A. Arie, II., esto eskriviendo la dita biografia Arie, sovre las vidas de las Familias, Aries, en Samokov, i de algunos sus pasajes i de los uzos del paiz. Nous adressons tous nos remerciements Ă Marie-Christine Bornes Varol qui a bien voulu ĂŠclaircir le sens de certains passages et expressions.

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Para Meldar L’orphelin du Bosphore Une enfance juive à Istanbul (1911-1929) Nissim M. Benezra

Lior éditions. Paris. Juin 2019. ISBN : 978-2-490344-03-1

1. Les éditions Isis. Istanbul 1996. Préface de Rıfat N. Bali. 2. Victor Eskenazi, un gentleman ottoman. Lior éditions, 2016. 3. Main dans la main avec Joaquín Rodrigo. L’Harmattan, 2004. 4. La famille Calderon. Chronique de la vie juive de Constantinople au début du XXe siècle. Les éditions Isis. Istanbul, 2002.

En 1996 paraissaient à Istanbul les mémoires de jeunesse de Nissim Mordekhaï Benezra dans la collection les Cahiers du Bosphore 1 dirigée par Sinan Kuneralp. Ce livre revêt à plus d’un titre un caractère exceptionnel. Il s’agit tout d’abord de l’une des rares chroniques sépharades qui a pour toile de fond la grande misère qui régnait dans l’Empire ottoman. Si l’autobiographie judéo-espagnole a connu ces dernières décennies une remarquable expansion, la plupart des textes que nous connaissons sont l’œuvre d’auteurs issus des buenas familyas, ces familles de grands commerçants, de médecins ou de hauts fonctionnaires de l’Empire. Concernant les premières décennies du XXe siècle à Istanbul, nous pouvons citer les mémoires de Victor Eskenazi  2, de Victoria Kamhi  3 et de Maurice Caraco  4, tous nés dans les meilleures familles de la ville et ayant ainsi échappé aux épreuves de la Première Guerre mondiale. Or, nous savons à travers la correspondance des instituteurs de l’Alliance israélite universelle que tel ne fut pas le cas de la grande majorité des Juifs d’Istanbul. Ceux-ci souffrirent de la famine qui régnait dans les quartiers pauvres, de l’hécatombe des combattants aux Dardanelles, des épidémies et des incendies qui décimaient périodiquement ces quartiers. Mais ces victimes sont restées muettes et nous ne connaissons qu’indirectement

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la misère qui les accablait. Ceci n’en rend que plus précieux le témoignage de Nissim M. Benezra où le dénuement n’est plus ravalé au rang de spectacle affligeant ou de souvenirs pimentant les récits des voyageurs européens, mais d’une véritable expérience humaine. Nissim Benezra ne se prive d’ailleurs pas de flétrir le commerce de la misère lorsqu’il relate la façon dont on le travestit à son arrivée à l’orphelinat d’Ortaköy. Le charity business ne date pas d’hier. « Une idée germa dans le cerveau d’une dame : nous dépouiller un moment de nos costumes neufs, nous passer le machlah des enfants miséreux et nous photographier déguisés en mendigots. Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous avions l’air si pitoyable dans notre nouvel accoutrement que notre sœur Rica, présente à la scène, ne put retenir ses larmes. » Nissim Benezra ne cherche pas à apitoyer ses lecteurs. Il préfère une description lucide et parfois cinglante du monde dans lequel il a grandi. Un monde où il est très tôt sevré de tendresse et de soins et où il fait l’amère expérience de l’injustice. Sous l’effet de la misère, les liens sociaux et familiaux se délitent. Derrière le masque de la fraternité des exilés d’Espagne, la réalité est celle du chacun pour soi et du chacun entre soi y compris les jours de fête, comme lors de cette veillée de Souccot où son frère et lui ne peuvent pas même se repaître des miettes de pain laissées à la table du banquet. La complainte, mama tengo ambre, « maman j’ai faim », bientôt suivie de tia tengo ambre, « tante, j’ai faim » revient comme un leitmotiv tout au long des premiers chapitres ; une expérience primordiale du monde que l’on s’efforce de dissimuler comme une maladie honteuse. La faim comme la misère suscitent des scènes proches de l’hallucination. La grand-mère qui encourage un soir son petit-fils à se nourrir


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de charbon : « C’est bon mon petit, fais toi aussi comme moi, fouille et si tu trouves un charbon éteint, ne le laisse pas, croque-le ; cela soutient.» La fenêtre du taudis arrachée une nuit par une rafale de vent et que la mère grelottante de fièvre parvient à replacer dans son cadre au prix d’un ultime et héroïque effort. L’expérience de Nissim Benezra ne s’arrête cependant pas à la honte d’être pauvre et à l’égoïsme des riches. Elle est bien plus complexe. Grandissant dans plusieurs quartiers d’Istanbul, il en tire à chaque fois un panorama attachant, où se profile une certaine nostalgie d’un monde où les communautés juive, grecque et arménienne pouvaient se côtoyer dans une relative harmonie. Ainsi en est-il de Kuzkundjuk où Grecs et Juifs vivent en bonne entente dans la ville basse alors que les Arméniens peuplent les hauteurs. Tout ce petit monde se fréquente, s’affronte à l’occasion entre bandes concurrentes, mais les aînés, qui savent le prix de la paix et redoutent l’intervention de la police turque, arrivent à temps pour calmer les fortes têtes. Les rues de Kuzkundjuk sont parcourues de figures pittoresques tel le haham Alcolumbre, qui tient à la fois du rabbin et du maître d’école tout en partageant la pauvreté de ses ouailles. Si la pauvreté règne en effet, l’éducation n’en est pas pour autant délaissée. Nissim M. Benezra fréquentera ainsi à Kuzkundjuk le meldar puis l’école de l’Alliance, alors que sa mère peine à nourrir ses enfants. Après la cahute de Kuzkundjuk, l’orphelinat d’Ortaköy, abrité dans l’ancien konak du grand échanson fait presque figure de paradis perdu, d’autant qu’il sera quelques années plus tard réduit en cendres. Nissim Benezra s’y épanouira physiquement et intellectuellement. Son énergie vitale, longtemps refoulée par la misère, y donnera toute sa mesure même s’il confesse qu’il gardera toute sa vie les stigmates de ses traumatismes d’enfance. Ayant échappé à une éducation policée et tirant ses règles de vie de son empirisme, Nissim Benezra nous offre une vision sans fard de la

société. Aux riches les consolations des Arts et des Lettres, aux pauvres celle de la religion « opium aussi nécessaire que celui cultivé dans les plaines d’Afion-Kara-Hissar. » Même à la synagogue de Kuzkundjuk, se souvient Benezra, l’office matinal était partagé en deux temps, l’office des pauvres habitués à se lever tôt et expédié à la première heure du matin par le haham Alcolumbre, suivi de celui des commerçants cossus, chanté d’une voix posée par le haham About 5 . Nissim Benezra cultive aussi un complexe de supériorité à l’égard des Juifs ashkénazes désignés sous le vocable peu charitable de « Juifs slaves ». « Juifs sémitiques et Juifs slaves n’entendent pas de la même manière le judaïsme. Les premiers, disciples des philosophes juifs espagnols, s’attachent à l’esprit ; leurs prosélytes, plutôt tartuffes que dévots, s’en tiennent à la lettre. » Son esprit caustique s’applique, dès que l’âge lui en permet la compréhension, aux relations entre les sexes. S’il dépeint avec grâce l’éveil de la sensualité féminine, il n’est dupe ni de ses sentiments ni de ceux des jeunes filles de son entourage. Le romantisme est un luxe que seuls peuvent s’offrir des êtres oisifs et bien nourris. Plus révélatrices de la condition humaine lui semblent être les privautés que le directeur de l’orphelinat s’autorise sur ses pupilles et dont le bruit remonte jusqu’au grand rabbinat. Le mordant de Nissim Benezra trouve enfin un terrain de choix lorsqu’il s’agit d’évoquer ses premières expériences laborieuses au sortir de l’orphelinat. On ne reviendra pas sur les quelques semaines qu’il passe comme apprenti typographe à l’imprimerie du Djugeton puisque son patron Eliya Karmona omettra tout simplement de le payer. Embauché ensuite comme factotum chez des commerçants aisés, il apprend à composer avec les désirs contradictoires des membres de la famille, certain qu’en définitive c’est lui qui paiera les pots cassés. Il est toutefois quelques sujets qu’épargne sa féroce ironie. Au premier rang desquels son nom de famille, alkunya de l’une des plus célèbres

5. Le fils du rabbin Nissim Rafael About (1853-1935) dont il est ici question, Michel About (1879-1965), dernier rabbin de la famille des About de Kuzkundjuk est en couverture de ce numéro. Source : famille About (Paris).

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familles d’al-Andalus comptant dans ses rangs le rabbin, philosophe, linguiste et poète Moïse ibn Ezra. Nissim Benezra, fidèle en cela à la tradition judéo-espagnole, en tire une grande fierté qui vient compenser son dénuement et qui justifie son goût des Belles Lettres. Autre domaine préservé de la critique, le chant, une bénédiction en soi selon Benezra. Il se remémore avec émotion le cortège funèbre qui accompagnait le cercueil de Madame Kanza conduit par le chantre : « Quand le chœur eut épuisé les chants élégiatiques, il y eut un moment de silence dramatique. Le cantor About fit quelques pas en avant et, ramassant tout son souffle – il n’était plus tout jeune –, il se mit à ébranler l’air avec le verset qui termine l’Écclésiaste. […] Sa voix puissante, émouvante, faisait frémir tous les cœurs, cela donnait envie de pleurer, malgré vous. Popes et oulémas qui, par hasard, se trouvaient sur le trajet du convoi funèbre, s’arrêtaient, non moins bouleversés que nous, pour l’écouter. » Le livre, et singulièrement le livre français, constitue un autre objet de vénération. Celui-ci est d’autant plus sacré qu’il est rare et cher. On le savoure feuille après feuille, on l’apprend par cœur, on le collectionne avec amour. « J’avais treize ans que je ne possédais pas encore un seul livre à moi. Si je passais pour être plus instruit qu’un autre, c’est parce que je dévorais tout ce qui me tombait sous la main. Une page détachée d’un livre traînait-elle dans le jardin, je la ramassais aussi pieusement que les Turcs ramassent les miettes de pain, je la nettoyais, la lisais et, si son contenu pouvait intéresser mes camarades, je leur en faisais part. » Les trois premiers livres qu’il obtient sont une bible d’Ostervald introduite à travers la grille de l’orphelinat juif par des religieuses, le Nouveau petit Larousse illustré et les Morceaux choisis de littérature de Moïse Fresco. Avec un pareil appétit de connaissances, Nissim Benezra aurait sans doute pu devenir un brillant étudiant, mais son statut d’orphelin ne le permettait pas et il restera toute sa vie un autodidacte.

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De l’originalité de sa verve et de sa pensée, Nissim Benzera avait pleinement conscience. S’il déplore de ne pouvoir s’appuyer sur un réseau de maîtres et de condisciples, il n’en célèbre pas moins ses qualités : « être autodidacte comporte cependant un bon côté. On n’écrit pas et l’on ne pense pas comme tout le monde, on conserve son originalité. Maints écrivains – Chateaubriand, Anatole France – se sont formés eux-mêmes. Cela leur vaut un style personnel. » Oserons-nous conclure que c’est justement par le style que Nissim Benezra se distingue le mieux de ses devanciers ? Beaucoup de ses pages semblent tirées d’un roman de Cervantès. On y sent l’humour au vitriol des meilleurs peintres et auteurs espagnols. Ainsi de ce portrait du haham Alcolumbre que l’on n’est pas prêt d’oublier. Car sous le savoureux français d’Orient – où a-t-il déniché le délicieux « acagnardé » et tant d’autres vocables oubliés ? – on perçoit la vitalité du judéoespagnol qui affleure à la faveur d’un refrain ou d’un dicton. C’est ce style inimitable qui donne vie et unité à la biographie de Nissim Benezra. Il a l’art de se mettre en scène, de ménager surprises et rebondissements, de ralentir ou d’accélérer le tempo afin de mieux nous faire partager ses joies et ses peines. Sous sa plume, les quartiers et leurs habitants s’animent et bruissent de vie. Son exceptionnelle mémoire charrie une foule d’anecdotes qui brossent par touches successives un monde romanesque. La fin qu’il réserve à ses lecteurs est à l’égal du livre : un départ en forme d’évasion, un nouveau pied de nez au destin condensé dans une scène que l’on imagine aisément transposée au cinéma. Resté célibataire et sans descendance, Nissim Benezra n’a jamais vu son autobiographie publiée. S’il était encore parmi nous, nul doute qu’il se réjouirait de voir ainsi reconnu son talent et légué à la postérité une œuvre splendide, digne de la longue lignée des Benezra d’Andalousie.

François Azar


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Des Sépharades aux Juifs grecs. Histoire, mémoire et identité

Odette Varon-Vassard Le Manuscrit. Paris, 2019. ISBN : 978-2-304-04752-3

Odette Varon-Vassard est historienne, spécialiste de la Résistance et de la Shoah, enseignante en Grèce. Plusieurs des chapitres de son livre sont repris de publications antérieures et mis à jour. L’ouvrage a néanmoins une grande unité que traduit bien son titre. Fille d’un père natif de Kavala et d’une mère salonicienne, Odette Varon évite toute référence familiale mais ne peut se départir d’une réelle émotion. Une partie importante de l’ouvrage est évidemment consacrée à Salonique. À la suite de Fernand Braudel, Odette Varon divise l’histoire de Salonique en trois périodes : une période longue 1492-1913, une période moyenne 1913-1941, une période très brève 1941-1944. La période longue (421 ans) est celle de la gloire de la Salonique juive, la Jérusalem des Balkans, la Madre de Israel. Elle est bien connue des lecteurs de Kaminando i Avlando. Odette Varon n’omet pas de noter que cette période n’a pas été d’une seule tenue : il y a eu des âges d’or, des décadences et des renaissances. La deuxième période va de l’occupation par l’armée grecque en octobre 1912 lors de la première guerre balkanique et du rattachement de Salonique à la Grèce à l’issue de la deuxième guerre balkanique par le traité de Bucarest en avril 1913, à l’occupation allemande en avril 1941. Les Juifs de Grèce sont devenus citoyens à part entière. Néanmoins, bien des choses ont changé à Salonique. En 1917, un incendie accidentel a entièrement détruit le quartier juif : plus de 50 000 de ses habitants se retrouvent sans abri. Ils seront relogés par les autorités grecques,

mais celles-ci ne souhaitent pas reconstituer un quartier juif concentré. Plusieurs mesures veulent contribuer à l’hellénisation des Juifs saloniciens, en particulier celle de décider que le jour férié hebdomadaire sera désormais le dimanche et non plus le samedi. La démographie de Salonique a été profondément modifiée. À l’issue de la guerre gréco-turque, un échange de populations a été décidé : 30 000 musulmans doivent quitter la ville, 100 000 Grecs orthodoxes, réfugiés d’Asie Mineure, viennent s’y installer. En 1931, à l’initiative d’une organisation fasciste et antisémite (l’EEE, Union nationale des Grecs) le quartier juif Campbell a été victime d’un pogrom. Les Juifs ne sont plus majoritaires à Salonique. Ils furent nombreux à émigrer en France ou en Palestine où ils ont contribué à la construction du port de Haïfa. De 60 000 en 1913, la population juive de la ville est descendue à 49 000 en 1940. La dramatique troisième période est celle de l’occupation allemande. Salonique est occupée en avril 1941. En juillet 1942, plusieurs milliers d’hommes juifs sont rassemblés place de la Liberté ; ils doivent rester immobiles sous un soleil de plomb ; ils sont humiliés, soumis à des exercices de « gymnastique ». En février 1943, des mesures antisémites sont édictées : port d’une étoile jaune, défense de quitter la ville, spoliation de biens immobiliers, regroupement dans deux ghettos, puis dans un troisième proche de la gare. La déportation se déroule avec une rapidité sans précédent. Du 15 mars 1943 à août 1943, 19 convois amènent à Auschwitz-Birkenau la presque totalité des Juifs de Salonique : 47 000 sur 49 000 ; ils sont presque tous gazés dès leur arrivée. Parallèlement, le cimetière juif est détruit ; à vrai dire, sa destruction avait déjà été envisagée par le gouvernement grec dans les années 1930. Sur les 35 synagogues que comptait la ville, 34 sont incendiées et leurs traces anéanties. La plupart des auteurs chargent d’une lourde responsabilité le rabbin Koretz. Originaire d’Europe centrale, il s’était très mal intégré à la communauté sépharade, il a conseillé aux Juifs de la ville de se confor-

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mer aux consignes allemandes. Déporté avec sa famille par le dernier train, il a été interné au camp de Bergen-Belsen. Par un des derniers trains ont été également déportés les quelques centaines de Juifs de nationalité espagnole ; grâce en particulier à l’action du consul Radigales, ils ont été emmenés non à Auschwitz, mais à Bergen-Belsen qui n’était pas un camp d’extermination ; ils ont eu la vie sauve. À la Libération, c’est une autre époque qui commence. 96% des Juifs ont été exterminés, mille sont revenus d’Auschwitz. Il faut y ajouter 950 personnes qui n’ont pas été déportées, soit parce qu’elles étaient cachées, soit parce qu’elles ont pu quitter la ville. La Jérusalem des Balkans est une ville de fantômes, un Sahara. Les survivants sont de jeunes hommes ou de jeunes femmes qui ont résisté à l’impitoyable travail forcé concentrationnaire. Ils n’ont plus de famille, plus d’amis, plus de logement. Ils errent dans une ville méconnaissable. La plupart d’entre eux émigreront dans les années suivantes vers Israël, la France, les États-Unis ou l’Amérique du Sud. Lise Pinhas, qui a publié son témoignage, est restée à Salonique jusqu’à sa mort et a eu à cœur de donner des conférences et de présider des commémorations. Salonique occupe évidemment la place la plus importante dans l’ouvrage d’Odette Varon. Mais de nombreuses autres communautés juives existaient en Grèce. Avant 1913, une seule d’entre elles faisait partie de l’État grec, celle de Corfou. Corfou et les îles ioniennes avaient été « offertes » à la Grèce par l’Angleterre en 1864. C’est l’île natale d’Albert Cohen qui a préféré situer fictivement ses romans dans l’île voisine de Céphalonie. Les Juifs qui y demeurent ne sont pas des descendants de Juifs espagnols. La plupart d’entre eux sont romaniotes, c’est-à-dire descendants de Juifs de l’époque byzantine. Ils sont hellénophones. Le père d’Albert Cohen était romaniote ; sa mère, d’origine italienne, parlait le judéo-vénitien. Au traité de Bucarest, la Grèce se voit attribuer des territoires immenses : le sud de la

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Macédoine, l’Épire, la Thrace, la Thessalie, la Crète. De nombreuses communautés juives y vivent. Certaines sont sépharades : outre Salonique, celles de Thessalie. D’autres sont romaniotes comme celles d’Épire ; d’autres mixtes comme celles d’Athènes et de Crète et aussi celles du Dodécanèse qui restera sous souveraineté italienne jusqu’après la Deuxième Guerre mondiale. Quel a été le sort de ces communautés pendant les années 1941-1944 ? Il a beaucoup dépendu de la délimitation des zones d’occupation. La zone allemande est relativement petite : Salonique – cible privilégiée, la frontière gréco-turque, certaines îles égéennes, la Crète. La zone italienne, très vaste, comprend l’Épire, la Grèce centrale, le Péloponnèse, les Cyclades ; après l’armistice italoalliés de septembre 1943, les Allemands y remplaceront les Italiens. La zone bulgare comprend la Macédoine et la Thrace. Une question peut se poser : y a-t-il eu une différence entre les communautés sépharades et les communautés romaniotes, hellénophones, mieux intégrées ? Il n’en est rien. À Corfou, par exemple, où, malgré le pogrom de 1891, les Juifs paraissent vivre paisiblement, la proportion de déportés a été de 91 % (187 survivants sur 2 000). La déportation des Juifs d’Épire, d’abord occupée par les Italiens puis par les Allemands, a été massive, de même que celle des Juifs de Thessalie, à quelques exceptions près (Volos 26 %) ; à Athènes, grâce à l’action du rabbin Barzilaï et à la solidarité des Grecs orthodoxes, la proportion des déportés a été de 25 %. La pire a été la zone d’occupation bulgare. Dans le royaume de Bulgarie lui-même, les Juifs ont été protégés, les pouvoirs publics ont refusé de mettre en œuvre une réglementation antisémite. Mais dans la zone d’occupation bulgare, la déportation a été massive (95 %) d’abord vers Skopje puis Vienne, enfin Treblinka. Au total, la politique allemande a réussi à rendre la Grèce judenrein, débarrassée de ses Juifs. Le pourcentage des victimes a été de 82,5 %, analogue à celui de la Pologne ou de la Hollande (85 %), bien supérieur à celui de la France (25 %) ou de la Belgique (55 %).


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Un certain nombre de chapitres du livre d’Odette Varon traitent de questions relativement peu connues, la résistance juive par exemple. Contrairement à d’autres pays, il n’y a pas eu en Grèce de résistance juive d’ordre militaire, mais sous la forme d’actions collectives d’aide et de secours. Plusieurs centaines de Juifs se sont engagés dans les réseaux grecs de résistance. Odette Varon est frappée qu’il ne soit jamais question dans la presse clandestine grecque de la déportation massive des Juifs de Salonique : aider ou sauver les Juifs ne faisait manifestement pas partie des objectifs prioritaires de la Résistance ; seuls quelques tracts le demandent mais ne proposent rien de concret. La question de l’identité intéresse beaucoup Odette Varon. Elle voit chez les Juifs sépharades une culture de l’exil et de la diaspora, un double exil, une double diaspora, ceux de la destruction du Temple au Ier siècle, ceux de l’expulsion d’Espagne en 1492. Cette culture se passe de liens réels : l’allusion au retour à Jérusalem lors du Seder est symbolique ; quant à l’Espagne, les Juifs de Salonique ne sont pas tout à fait conscients qu’il existe, à l’autre bout de la Méditerranée, un pays réel où on parle, comme eux, espagnol. Lorsque les Juifs modernes souhaitent s’intégrer à la société environnante, ils se heurtent souvent à un échec schizophrénique : peut-on être à la fois juif et non-juif ? Ainsi le personnage de Solal, dans Belle du seigneur d’Albert Cohen est écartelé entre ces deux options : il a sa place dans la société occidentale, mais ne peut que rester attaché à sa condition juive. L’incontestable indifférence des habitants de Salonique préoccupe Odette Varon. Les trains de déportation sont pourtant partis le plus souvent en plein jour. La physionomie de la ville a beaucoup changé : certaines rues sont désertes, on n’y parle plus espagnol. Certes, il y avait eu des journaux violemment antisémites. Certes, les réfugiés d’Asie Mineure voyaient dans les Juifs des concurrents illégitimes. Mais la raison essentielle de l’indifférence, pense Odette Varon, est que les

Juifs saloniciens, bien que citoyens grecs à part entière, étaient vus comme étrangers. L’identité grecque était considérée comme indissociable de la religion chrétienne. Ellas Ellenon Christianon, la Grèce des Grecs et des Chrétiens ; ce sera la devise de la dictature des colonels. Les Juifs eux-mêmes, d’ailleurs, ne voyaient parfois pas la nécessité de s’helléniser dans une ville où, avant 1913, ils étaient majoritaires. Il y a eu, bien sûr, quelques exemples, à Volos, à Athènes où la population a aidé les Juifs à se cacher ou à quitter la ville. Ce sont des exceptions. Odette Varon cherche aussi à expliquer le silence d’après-guerre. Repliées sur elles-mêmes, les communautés juives ont apposé des plaques, commémoré des dates dans des espaces privés, cimetières ou synagogues. L’ensemble de la communauté grecque a vécu des événements politiques majeurs et le problème juif n’était pas une priorité. Après la sanglante guerre civile, par exemple, les anciens résistants, presque tous communistes, étaient internés en particulier à Macronissos ; comment parler à cette époque d’une résistance juive ? Que reste-t-il aujourd’hui du judaïsme en Grèce ? Sur les 31 communautés d’avant 1941, 9 ont survécu : Athènes (3 000 personnes), Salonique (1000 personnes) ; des 7 autres, seule Larissa (400 personnes) dépasse les 100 membres. Le nombre de Juifs va en s’amenuisant : 70 décès pour 40 naissances. Ils ne parlent plus judéoespagnol. Citoyens grecs, les voilà hellénisés. Le groupe néo-nazi Aube dorée, qui a beaucoup inquiété, paraît avoir perdu de son influence. Depuis 1990, et surtout 2000, les pouvoirs publics semblent vouloir intégrer le passé juif grec et la Shoah dans l’histoire officielle de la Grèce, en particulier à Salonique sous l’influence du maire Yannis Boutaris : pose de plaques commémoratives, inauguration officielle de monuments et de musées. Odette Varon paraît optimiste. Dois-je vous dire, chers lecteurs de Kaminando i Avlando que l’auteur de cette recension ne partage pas cet optimisme. J’ai passé quelques jours à Salonique

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il y a deux ans. J’y ai vu une ville magnifique dans la somptuosité méditerranéenne. Mais la présence juive, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas évidente. J’imaginais que le très beau monument de la place de la Liberté se trouverait au centre de cette place en souvenir de ce jour de juillet 1942 où des milliers de Juifs y avaient été rassemblés ; il est dans un coin d’un immense parking. Je n’ai pas trouvé les plaques commémoratives témoignant que l’université a été construite sur les ruines de l’ancien cimetière juif. Grâce à la lecture d’un guide spécialisé, j’ai identifié des banques juives, des écoles juives, un hôpital juif ; je n’y ai pas vu non plus de plaques commémoratives. J’ai vu la façade de la villa Allatini. J’ai visité le musée juif. Sur les listes affichées des déportés, j’ai lu des dizaines de Nahum, des dizaines de Saltiel – c’est le nom de mon oncle salonicien dont les nombreux frères et sœurs, sans aucune exception, ont été déportés de Salonique ou de Paris où certains d’entre eux étaient venus s’installer dans les années 1920. Mais les panneaux témoignant de la gloire de la Jérusalem des Balkans m’ont paru pauvres. Je n’ai jamais entendu parler espagnol. Ke te izites, Madre de Israel ? Il s’agit donc d’un livre très riche. Il a l’intérêt de donner des chiffres précis, d’attirer l’attention sur les différences entre les zones d’occupation, de démontrer s’il en était besoin l’ampleur de la catastrophe qui a frappé le judaïsme grec. Sont traités des points peu connus comme la Résistance, mais aussi certains qui intéressent tout Juif comme l’identité, l’acculturation, la reconnaissance du fait juif et de la Shoah par les autorités officielles.

Henri Nahum

Note de la rédaction : des propos tenus par Odette VaronVassard lors de la présentation de son livre à l'Alliance israélite universelle le 27 mai dernier, il semble que la situation évolue notamment à Salonique où un musée de la déportation est en projet sous l'impulsion du maire Yiannis Boutaris.

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Objets Portraits

Conversation avec de jeunes Juifs de Turquie

Rita Ender et Reysi Kamhi. Lior éditions, février 2019. ISBN 978-2-490344-00-0

Près de trente portraits d’objets, ou plutôt « objets portraits » comme l’annonce subtilement le titre, composent ce recueil publié par Lior Éditions. Ce livre est né d’une rencontre entre François Azar, éditeur, Reysi Kamhi, artiste, et Rita Ender, avocate et auteure qui a mené les entretiens qu’il réunit. Il est né aussi de leur idée commune de s’intéresser aux jeunes Juifs de Turquie aujourd’hui et à leur héritage culturel. Très vite, c’est la question des souvenirs de famille qui a surgi et avec elle, celle de la transmission. En partant de leurs propres expériences, Rita Ender et Reysi Kamhi se sont intéressées aux objets de famille qui se transmettent d’une génération à l’autre, de manière parfois discontinue, passant quelquefois directement des grandsparents aux petits-enfants. En interrogeant une trentaine d’hommes et femmes, tous nés en Turquie dans les années 1970, 1980 ou 1990, elles sont parties sur les traces de la mémoire individuelle, familiale, et forcément collective aussi, de la communauté juive turque. Biens tangibles – une montre, un coffret, une robe, une tasse à café, des photographies, des tableaux brodés… – ou souvenirs immatériels – comme une grand-mère et les petits plats qu’elle concoctait ou les shabbats partagés avec un grandpère –, tous servent de support à la mémoire en permettant à ceux qui les possèdent aujourd’hui de renouer le fil de leur histoire familiale et de faire le constat de ce qu’il leur en reste. Souvenirs intimes et personnels, ils tendent néanmoins vers une certaine universalité puisqu’ils ont souvent en


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commun d’évoquer la cuisine, la transmission du judaïsme ou plus largement les traditions d’une époque révolue. Outre l’originalité de son propos, nourrie aussi par les illustrations de Reysi Kamhi qui permettent aux lecteurs de se représenter les objets évoqués, l’émotion caractérise également ce recueil de souvenirs dans lequel chacun se retrouvera à un moment ou un autre, au fil des témoignages.

Il amène inévitablement le lecteur à interroger ses propres souvenirs, à chercher son « objet de famille » et à laisser voguer ses pensées sur le chemin de son histoire personnelle et familiale.

Laurence Abensur-Hazan Nous reproduisons ci-contre l’entretien avec Niso Esim qui a choisi comme objet de famille la dernière montre portée par son grand-père Nesim Esim.

La montre c’est l’espace, son fonctionnement c’est le temps, mais son réglage c’est l’homme. – Ahmet Hamdi Tanpinar

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Niso Esim

C'était la dernière montre de mon grand-père Nous nous sommes entretenus avec Niso Esim, qui à chaque fois qu’il regarde sa montre se souvient de son grand-père paternel y consultant l’heure. Quel est votre objet de famille ? La montre de mon grand-père paternel. Je ne l’ai reçue que récemment. Mon grand-père est décédé il y a peu de temps. Il a porté cette montre à son poignet jusqu’à sa mort. C’était sa dernière montre. Ce n’est pas un objet si ancien. Peut-être qu’il ne l’a portée que durant ses cinq dernières années. Mais, malgré tout cet objet est devenu un symbole par lequel je m’identifie à lui. Savez-vous comment votre grand-père s’est procuré cette montre ? Non. Mon grand-père portait toujours des montres. Pas des montres de luxe. Il était issu d’une famille modeste. D’ailleurs à son époque on n’avait pas les moyens de dépenser beaucoup d’argent pour des montres comme aujourd’hui. Mais mon grand-père achetait et portait régulièrement des montres. Je ne pense pas qu’il ait acheté celle-ci. Il se peut que ce soit mon oncle qui la lui ait achetée, ou peut-être quelqu’un d’autre. Je me rappelle simplement qu’il regardait cette montre. Dans les derniers temps de sa vie, il la regardait plus encore. Comme il dormait beaucoup, peutêtre qu’il perdait la notion du temps.

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Comment cette montre est-elle passée du poignet de votre grand-père au vôtre ? Après la mort de mon grand-père, j’ai dit à ma grand-mère : « Je veux avoir les montres-bracelets de mon grand-père. » Elle m’a alors remis trois montres-bracelets. Comme elle savait que je voulais un souvenir de mon grand-père, elle m’a donné tout ce qu’elle a trouvé. Les deux autres montres sont plus anciennes. Ce sont des montresbracelets à chaînes. Comme ces derniers temps je le voyais régulièrement avec cette montre, c’est celle que j’ai choisi de porter. Y a-t-il une raison particulière pour laquelle vous avez voulu sa montre et non pas un autre objet lui appartenant ? Je collectionne les montres. J’en ai environ une dizaine. Je les ai achetées à différentes périodes de ma vie et je les ai toutes utilisées. Chacune des montres est liée aux souvenirs d’une époque particulière. J’ai par exemple une montre que j’ai achetée il y a des années. Elle ne correspond pas complètement à mon style actuel, mais je n’ai jamais pensé la revendre ou la donner. Elle est toujours restée dans son écrin. Quand je la regarde, je me rappelle mon passé, l’époque où je la portais. Cette montre c’est pareil, elle est chargée de sens. À chaque fois que je la regarde, je pense à mon grand-père. C’est pour cela que je la porte d’ailleurs. Par exemple maintenant il est deux heures et quart. Et je me dis, qui sait combien de fois mon grand-père a vu sur sa montre qu’il était deux heures et quart ? Comment décririez-vous cette montre à quelqu’un qui ne l’a jamais vue ? Je dirais qu’il s’agit d’une montre moderne. Elle possède un bracelet avec des points de couture blancs et noirs. Le fond du cadran est blanc. Seuls les chiffres 3 et 9 sont marqués. Les autres heures sont figurées par des traits. La date est également indiquée, mais je pense que mon grand-père ne la consultait pas. Lorsque j’ai pris la montre, elle retardait de quelques jours. Étant donné que


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tous les mois ne font pas trente-un jours, il est parfois nécessaire d’ajuster la date manuellement. Comme mon grand-père ne le faisait pas, la date n’était pas la bonne. Je l’ai corrigée et je devrais le refaire. Les jours, les heures, le temps passent, et nous n’y faisons pas attention. C’est aussi pour me faire penser à cela que j’aime porter une montre. Bien entendu quand je porte cette montre, ce n’est pas seulement pour connaître l’heure, mais pour me rappeler mon grand-père. Qu’est-ce qui différencie votre grand-père des autres grand-pères ? Quel genre de relation aviez-vous avec lui ? C’est peut-être l’homme le mieux élevé et le plus modeste que j’ai connu sur cette terre. Y a-t-il quelqu’un de meilleur dans cette vie ? Si cela existe, cela peut être mon autre grand-père. Dans la famille, chaque personne a sa place dans mon cœur, mais la place de mes grands-pères est vraiment différente. Je n’ai pas vu mon grand-père paternel aussi souvent que mon grand-père maternel, mais je me suis tout le temps identifié à lui. Pourquoi ? Peut-être parce que je porte son prénom. Je pense que cela me lie à lui. En réalité, son prénom est Nesim, mais on l’appelait aussi Niso et parfois Dori. Porter son prénom, être le petitfils d’un grand-père tel que lui, est pour moi une source de fierté. Comment décririez-vous votre grand-père Nesim Esim ? C’était un gentleman d’Istanbul, né en 1928. Originaire de Hasköy  1 , enfant d’une famille pauvre. Il aurait épousé son premier amour, une jeune fille qui venait d’une famille relativement riche. Ma grand-mère et mon grand-père paternels étaient natifs du même quartier. Les familles se connaissaient. Ma grand-mère aurait assisté à la bar-mitsvah 2 de mon grand-père. Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre et c’est ainsi que mon grand-père a épousé le premier

amour de sa vie. Ils ont été ensemble jusqu’à son dernier jour. Je tiens leur histoire de ma grandmère paternelle. Pendant les cinq dernières années de sa vie, mon grand-père ne pouvait plus parler, mais ce n’était pas quelqu’un d’expansif même avant qu’il tombe malade. Il était calme, posé, la tête sur les épaules. Il parlait à des moments choisis. Il était drôle. Il a toujours eu pour souci de subvenir aux besoins de sa famille. Il aurait commencé comme vendeur ambulant puis il a vendu des chemises dans un magasin avant que mon oncle et mon père n’ouvrent leur propre commerce « Esim Smokin ». Leur boutique était située passage Tokatlı Han sur l’avenue Istiklal 3. Ils ont travaillé ensemble pendant des années. Il me semble qu’il y avait un horloger arménien dans la boutique voisine. Mon grand-père a appris à mon père et à mon oncle le métier d’artisan. Il a continué à se rendre au magasin jusqu’à ce qu’il tombe malade. Il s’asseyait là-bas et parfois même faisait une sieste.

1. Un quartier d’Istanbul, situé sur la côte européenne, près de la Corne d’Or, où habitaient de nombreuses familles juives. 2. L’âge de la majorité religieuse (treize ans pour les garçons juifs). 3. L’avenue Istiklal, en turc İstiklâl Caddesi, littéralement « avenue de l’Indépendance », anciennement connue sous le nom de Grande Rue de Péra, est l’une des plus célèbres avenues d’Istanbul.

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4. Un verset du Coran, inscrit sur la porte d’entrée du cimetière de Zincirlikuyu, situé sur une avenue d’Istanbul. 5. Les Îles des Princes.

Qu’avez-vous ressenti en l’accompagnant dans ses derniers instants ? « Toute âme goûtera à la mort. » 4 Il n’y a pas d’échappatoire à la mort. Nous savions qu’il allait bientôt mourir, donc nous n’avons pas été vraiment surpris. Mon grand-père a beaucoup souffert, son entourage aussi. Il ne l’aurait pas voulu, mais c’est le destin… Après l’avoir vu traverser cette épreuve, je ne voudrais pour rien au monde mourir en souffrant. Que chaque être humain, bon ou mauvais, quitte ce monde le plus vite possible sans trop souffrir. Quand a-t-il quitté ce monde selon vous ? Lors de son enterrement avez-vous ressenti sa présence ? Je me tenais au côté de mon père. Je me souviens seulement de ses paroles. Il m’a pris par le bras et m’a dit doucement : « Ne sois pas triste. En réalité, la mort n’existe pas. Une autre vie commence pour lui. Notre religion ne veut pas que nous soyons tristes. » Mon père est imprégné des idées de la kabbale, il croit à la réincarnation et au fait que la mort n’est pas une fin, mais un commencement. Moi aussi j’y crois. J’ai besoin de croire que la vie continue dans une autre dimension. Mon père a exprimé ce genre de pensées, puis nous sommes allés ensemble enterrer mon grand-père. Pendant tout le temps qu’a duré sa maladie, je me disais : « Un jour je verserai de la terre sur lui. » Et alors que je versais cette terre, j’ai pensé que je ne pourrais plus jamais être à ses côtés. Quand j’allais chez lui, même quand il était malade, je rentrais dans sa chambre, je le regardais de loin, il ne pouvait pas parler et me regardait. Cela me procurait une émotion que je ne peux exprimer. Avant sa mort, je suis allé lui rendre visite à l’hôpital. Il était dans un très mauvais état. Il ne pouvait plus réagir du tout. Je me suis approché de lui. Il a senti que j’étais là. Il a ouvert les yeux et m’a pris la main. Il me l’a tenue pendant un long moment en me regardant.

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Des larmes lui sont monté aux yeux. Ni lui ni moi n’avons rien dit. Je ne pourrai jamais oublier cet instant. Cet homme qui ne pouvait plus du tout réagir a été ému en me voyant et cela m’a bouleversé. Je lui ai dit : « Tout va s’arranger, nous irons ensemble dans les îles 5. » Mon grand-père y passait toutes ses vacances. Au début, il allait à Heybeliada, puis il est allé à Büyükada. Là-bas, c’était un autre homme, cela le rajeunissait et lui apportait la sérénité. Nous avons hérité de son amour pour les îles. Pensez-vous transmettre un jour cette montre à quelqu’un d’autre ? Si j’ai un enfant, et si celui-ci l’apprécie autant que moi, sachant que c’est la montre de mon grand-père, alors je la lui donnerai.


Las komidas de las nonas BOYIKOS DE PIMYENTA

PETITS BISCUITS AU POIVRE

Ingredientes – 3 vazos de arina – 1 vazo de azeyte – 1/2 vazo de agua tibia – 1 kuchara de asukar – 1 kuchara de sal – 1 kuchara de pimyenta molida – 1 yema de guevo – un poko de asukar

Preparasión 1. S e amasa todo avagar avagar asta ke se aga una pasta. Se adjusta la arina asigun el menester. 2. Se forman balikas 3. Se apretan las balikas entre las manos 4. Se untan de yema de guevo kon un poko de agua 5. Se meten en un tifsin untado de azeyte 6. Se kozen 30/35 minutos en el orno kalentado (180°) asta ke esten bien dorados

Ingrédients – 3 verres de farine – 1 verre d’huile – ½ verre d’eau tiède – Une cuillère à café de sucre

Ke savrozo k’esta tu boyiko ! se disaient les femmes d’Istanbul ou d’Izmir en sirotant leur café. Boyiko désignait alors, par métaphore, le sexe de la femme. Quand le boyiko est salé, poivré et sucré, on imagine les rires que cela pouvait provoquer !

– Une cuillère à café de sel – Une cuillère à café de poivre moulu – Un jaune d’œuf – Un peu de sucre en poudre

Préparation 1. Mélanger dans un récipient l’eau tiède, l’huile, le sel, le sucre et le poivre. Ajouter peu à peu la farine en mélangeant bien jusqu’à obtenir une pâte très homogène. Si la pâte est trop grasse, ajouter un peu de farine. 2. Prendre une à une des boules de pâte de la taille d’une prune et les aplatir entre les paumes. 3. Les déposer sur la plaque huilée du four. 4. Les enduire au pinceau avec du jaune d’œuf dilué d’un peu d’eau. 5. Saupoudrer d’un peu de sucre. 6. Faire cuire au four à 180° jusqu’à ce que les biscuits soient bien dorés (30/35mn).

Extrait de Gizar kon gozo de Matilda Koen-Sarano Editorial S. Zack. Jérusalem. Israël. 2010 et de La Kozina de los Muestros publication d'Aki Estamos.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, Ilsen, Cédissia et Michel About, François Azar, Marie-Christine Bornes Varol, Francine Conchondon, Corinne Deunailles, Rita Ender, Rivka Havassy, Jenny Laneurie, Henri Nahum. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Le rabbin Michel About (1879-1965) et son petit-fils Michel About. Istanbul 1948. Le rabbin Michel About est le fils du rabbin Nissim Rafael About (1853-1935) de Kuzgundjuk évoqué dans le livre de Nissim M. Benezra, L’orphelin du Bosphore (Lior éditions, 2019). Collection : famille About. Impression Caen Repro Parc Athéna 8, rue Ferdinand Buisson 14 280 Saint-Contest ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300048 Juillet 2019 Tirage : 1000 exemplaires Numéro CPPAP : 0319 G 93677

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