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| O CTOBRE, NOVEMBRE,

DÉCEMBRE 2019 Tichri, Hechvan, Kislev, Tevet 5780

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

04 Avlando kon

Henri Nahum

22 Chronique de la famille Arié de Samokov (suite)

30 E yt Sha’arei

Ratson, un chant de Rosh Hashana en judéoespagnol

33 P oèmes judéoespagnols de la Shoah

— AVNER PERETS, MATILDA KOEN-SARANO

26 P ara meldar

— HENRI NAHUM

SUPPLÉMENT

La Niuz


L'édito Ce numéro doit beaucoup au professeur Henri Nahum qui a bien voulu partager avec nous ses souvenirs et présenter ceux d’un autre médecin passionné d’histoire, Isaac Papo. Henri Nahum a eu le privilège de grandir accompagné de ses quatre grandsparents. De façon vivante, à la table familiale, il a assimilé en leur compagnie différentes temporalités et plusieurs langues. Parmi tous ces grands-parents si proches, l’un d’entre eux a pris la figure d’une puissance tutélaire et bienveillante. Il s’en ouvre de façon touchante dans un texte intime : « Que dire de mon grand-père Raphaël Pontremoli sans trahir la subtilité du souvenir ? Il me reste si présent et si proche. Sa ridicule et touchante maladresse physique n’a d’égal que la mienne : il n’a jamais pu se raser sans se faire saigner. Sa sensibilité, pour ne pas dire sa sensiblerie : je le revois encore pleurant à la lecture d’une lettre bien banale de sa nièce Claire Arditti et lisant, les larmes aux yeux, Les Malheurs de Sophie et Les Caprices de Gisèle. Sa naïveté et sa certitude que ‘tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil’ : jamais un gouvernement français n’édictera de lois antisémites, jurait-il jusqu’à la minute même où elles furent annoncées à la radio ; et lorsque mes parents furent exclus de l’enseignement, il traversa tout Rabat pour leur montrer, triomphant, la formule de politesse et de regret qui terminait la lettre de licenciement. Sa manie de remplir des grimoires

sur Maïmonide, Isaac Abravanel, Bialik ; et que fais-je d’autre en ce moment même ? Sa fameuse autorité et l’air sévère qu’il savait prendre quand, tout enfant, j’étais élève dans son école ; qui en était dupe ? Son désir pathétique d’être reconnu, apprécié, estimé ; son goût des honneurs et des miroirs aux alouettes : directeur de l’école de la Béné Bérith, président du Conseil d’administration de l’hôpital, nationaliste, dignitaire de la franc-maçonnerie, personnalité en vue dans sa communauté et dans sa ville ; dans le livre d’Abraham Galante sur les Juifs de Smyrne, il a souligné toutes les références à lui-même et à sa famille. Son ambition a dû laisser une trace et qui sait un message : et qu’est-ce d’autre que ces lignes que j’écris, en février 1986, à l’Alpe d’Huez, sur le balcon ensoleillé de ma chambre d’hôtel ? N’y aura-t-il jamais quelqu’un pour les lire ? » Les grands-parents occupent une place de choix dans les autobiographies judéo-espagnoles. Personnifiant le temps long, celui des origines, ils sont les vrais passeurs d’un monde vers l’autre. Laissant derrière eux une part de mystère, ils sont le modèle idéalisé à partir duquel se forgent caractères et destinées. À l’aube de l’année 5780, souhaitons que leur bendicha memoria, leur mémoire bénie, inspire encore longtemps nos vies. Anyada buena i klara ! Salud, alegriya i azlaha !


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Ke haber del mundo ? Bulgarie, Sofia Inauguration d’une nouvelle école juive en Bulgarie Le 15 septembre 2019, une nouvelle école juive ouvrait ses portes à Sofia en présence du maire de la ville, Yordanka Fandukova, et de l’ambassadeur d’Israël en Bulgarie, Yoram Elon. Elle est la première à voir le jour depuis l’immigration massive des Juifs de Bulgarie en Israël au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette école primaire accueillera 88 élèves dès sa première année. Elle a été inaugurée par le président du Congrès juif mondial, Ronald S. Lauder, et son financement a été assuré par la Ronald S. Lauder Foundation.

Pour Ronald S. Lauder qui s’est beaucoup impliqué dans le renouveau de la vie juive en Bulgarie, l’antisémitisme doit être combattu à travers l’éducation. Il a notamment été à l’initiative d’une marche de la tolérance à Sofia pour contrer l’hommage rendu à un collaborateur des nazis dans la capitale. Il ajoute : « Qu’attendons-nous de cette école ? Nous voulons que les enfants soient fiers d’être juifs. Pour qu’ils le soient, il faut qu’ils sachent de quoi être fiers et pourquoi. Ici ils apprendront beaucoup de choses, mais surtout, ils apprendront ce qu’il y a d’essentiel dans le judaïsme. […] Il faut un avenir pour les enfants juifs en Bulgarie et c’est une école comme celle-ci qui construira ce futur. »

Israël L’Académie du ladino en panne avant même d’avoir démarré Selon le quotidien madrilène El Pais, le manque de ressources et les conflits internes mettent en péril les premiers pas de cette institution. Dans le n° 28 de Kaminando i Avlando nous faisions part de notre scepticisme devant une initiative qui soulevait beaucoup de réserves : volonté de « recastillanisation » du judéo-espagnol d’Orient, absence de représentants de la diaspora sépharade, méconnaissance de l’empreinte ottomane ; le projet semblait intellectuellement compromis. Les dernières nouvelles rapportées en avril dernier par le quotidien El Pais semblent renforcer ces doutes. Le projet consiste en la création d’une 24e branche de l’Académie royale espagnole, basée en Israël. L’une des principales participantes à ce projet, Aldina Quintana, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem s’en est récemment retirée en soulignant l’absence de ressources financières et le manque d’indépendance faisant de ce projet selon ses termes « une académie fantôme ». Un signe manifeste de manque de discernement concerne les statuts de l’Académie dont la

version initiale a été rédigée en hébreu par l’universitaire Ora R. Schwarzwald puis traduite en castillan moderne, sans qu’à aucun moment ne soit diffusée une version en judéo-espagnol. Ceci confirme l’impression donnée par la première réunion des universitaires membres correspondants de l’Académie dont aucun ne s’était exprimé dans la langue vernaculaire. Le judéo-espagnol a survécu cinq siècles à l’absence d’Académie et il pourrait bien survivre encore à cet épisode picaresque.

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Hommage à Gilberte Behar Gilberte Behar nous a quittés le 31 juillet dernier. Membre active et très appréciée d’Aki Estamos, elle était aussi l’une des personnalités incontournable de la Grande synagogue de la Victoire. Son dévouement, son militantisme n’avaient d’égal que sa discrétion et sa bienveillance. Nous reproduisons ci-dessous son témoignage paru dans le livre commémoratif des 150 ans de la synagogue de La Victoire – dont elle avait assuré le secrétariat de rédaction – ainsi que les hommages d’Annette et Félix Loëb dont elle partageait tous les engagements.

Tout a commencé par la danse ! Par un dimanche de printemps, la jeune fille réservée que je suis alors, marquée par l’Occupation à Paris, se laisse entraîner par des amies rue de la Victoire à l’occasion d’un bal de société donné dans la salle Jérusalem par « l’Union scolaire ». Depuis les années cinquante et cette entrée en scène timide à la Grande synagogue, je n’ai jamais perdu la cadence. Je me suis passionnée pour les cours qu’y donnait le rabbin Paul Roitman, puis j’ai rejoint les Bné-Akiva où j’ai appris l’hébreu tout en suivant des conférences à la Victoire. Et malgré mon aversion pour l’uniforme, j’ai intégré les Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France pour y encadrer un groupe de « Petites ailes ». Pour transmettre, je n’ai pas eu d’autre choix que d’apprendre : psychologie de l’enfant, judaïsme, fêtes, danse folklorique israélienne, etc. Repérée, j’ai été recrutée dans le premier centre communautaire de Paris, rue Notre-Dame-desVictoires : après le travail administratif l’après-

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midi, je me transformais en hôtesse d’accueil le soir. À la fermeture de ce centre en 1961, j’ai participé au Fonds social juif unifié, à l’accueil des réfugiés de Tunisie, puis des rapatriés d’Algérie. Époque passionnante ! Puis je me suis abonnée à l’Arche, j’ai fréquenté le Centre Rachi et me suis enthousiasmée pour les conférences du grand rabbin Bernheim au Centre Fleg. C’est naturellement que je l’ai suivi avec d’autres, lorsqu’en 1997, il a été nommé rabbin de la Victoire. Moi, la fille de parents originaires de Turquie, divorcée et de condition modeste, je ne pensais pas, dix ans après, avoir le profil pour devenir secrétaire générale de la Victoire ! Les filles, à l’époque, on ne leur apprenait rien. La frustration a généré chez moi une énergie


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extraordinaire. Autodidacte, j’ai découvert le judaïsme par moi-même au prix d’intenses efforts et grâce à de belles rencontres, notamment avec Joëlle Bernheim qui m’a souvent accueillie dans son foyer. J’ai donc opté pour l’évolution permanente. C’est un long chemin, mais c’est le seul que j’ai trouvé pour réaliser ce parcours d’une vie sur l’identité juive. Quand la cause est bonne, je m’engage à fond. Je suis une militante née et j’aime le judaïsme ! Bien sûr, nous devons nous battre au quotidien pour faire vivre ce lieu si particulier du judaïsme contemporain, mobiliser et mélanger nos publics. Mais si l’époque fabrique moins de militants, je crois en la relève par les jeunes de la communauté. Cette grande maison est ouverte à tous. J’y suis rentrée en dansant. À vous de voir quelle porte vous choisirez ! Gilberte Behar

J’ai connu Gilberte dans cette synagogue il y a une vingtaine d’années, et ce fut le début d’une amitié profonde. Nous étions assises l’une à côté de l’autre tous les samedis. Entre deux lectures de la Torah, nous parlions de nos joies et de nos petits soucis. Pour Gilberte, c’était l’obsession du travail bien fait. À l'époque où j'avais pris en charge des responsabilités au comité des dames dont elle était la trésorière, j'ai pu apprécier sa disponibilité et sa rigueur. Cette petite femme si énergique trouvait le temps de faire plaisir à tout le monde et d’accepter plusieurs postes de bénévolat. Comme elle le disait très justement elle-même, « Quand la cause est bonne, je m’engage à fond. Je suis une militante née et j’aime le judaïsme. » Nous évoquions nos origines communes car ses parents étaient turcs et ma mère grecque. Nous faisions partie de l’association Aki Estamos, dans laquelle pendant un certain temps, elle avait pris des cours de judéo-espagnol. Son plaisir pendant

les Sedarim était de chanter en ladino les airs de la Hagada qui lui rappelaient son enfance, enfance tristement marquée par l’Occupation et les humiliations comme le port de l’étoile jaune alors qu’elle n’était qu’une petite fille. Je l’ai vue souffrir à la fin de sa vie, mais elle restait stoïque, discrète, elle voulait continuer à travailler pour la communauté, à apprendre, à se battre au quotidien. Annette Loëb

La Victoire est orpheline. Gilberte nous a quittés après une semaine d’hospitalisation pendant laquelle nous avons été quotidiennement entre inquiétude et espoir sur l’évolution de son état de santé. […] Son travail et son apport à notre communauté de la Victoire, à tous les membres du bureau de notre synagogue ainsi qu'à ses rabbins successifs, Gilles Bernheim et Moshé Sebbag, sont immenses. Elle a travaillé à notre Talmud Torah en étroite collaboration avec la responsable Haya Prys. Aujourd’hui nous pensons à sa famille, à son fils et son épouse et à leurs deux garçons qui étaient sa fierté, et dont elle parlait tous les jours, elle qui était restée la petite fille marquée par les années sombres de l’Occupation où l’étoile jaune qu’elle avait portée à Paris avec ses parents lui interdisait les squares, les jeux avec les autres enfants de son âge. Ses parents et elle avaient échappé à la traque dans le 14e arrondissement de son enfance et elle avait eu à cœur de transmettre ses souvenirs avec une grande simplicité aux enfants et aux parents de notre Talmud Torah. Gilberte, tu nous as quittés si rapidement, tes enfants, tes petits-enfants et nous tous à la Victoire avions encore tant besoin de ta présence, de ton sourire et de ta force. Félix Loëb Président d’honneur de la Grande synagogue de la Victoire

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Henri Nahum Entretien réalisé le 11 juin 2019 par Audrey Fourniès et François Azar Henri Nahum a sept ans. Ses parents lui ont offert un beau costume marin venant de France. La casquette porte le nom du bateau, Jean Bart ou Dunkerque. Mais, pour prouver leur attachement à la patrie turque, les parents d’Henri ont fait broder à la place, Istanbul. Ils ont accroché sur la poitrine d’Henri une médaille à l’effigie de Mustafa Kemal. Izmir, 1935.

Henri Nahum est professeur de médecine et docteur en histoire. Il a connu comme beaucoup de Judéo-espagnols l’expérience de l’immigration, de l’acculturation et d’une intégration réussie en France. Comme il l’évoque lui-même, sa vie se décompose en trois parties d’inégales durées. La première débute à sa naissance à Smyrne en 1928. La seconde commence avec l’installation de sa famille au Maroc en 1935. La troisième correspond à son arrivée à Paris en 1946 pour y entreprendre des études de médecine. Mais en vérité aucune époque de sa vie n’efface la précédente. L’amour de la langue et de la culture françaises traverse l’ensemble de ces années. De même, le judéo-espagnol est toujours présent et deviendra à l’âge où beaucoup se retirent de la vie active, la source de nouvelles joies sur les bancs de l’université en renouant avec une passion de jeunesse pour l’histoire.

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Commençons par les origines de votre famille. Que savez-vous de vos grands-parents ? Mes grands-parents paternels étaient originaires de Magnésie selon la terminologie française. En judéo-espagnol on employait le terme grec, Manisa. Magnésie était un carrefour important de l’Anatolie occidentale et abritait une très ancienne communauté juive. Mon grand-père paternel s’appelait Haïm Nahum. Il était illettré dans la mesure où un Juif peut être illettré. Bien entendu, il était passé par le Talmud Torah et avait accompli sa Bar-mitsva. Il avait cependant presque tout oublié et je me souviens dans mon enfance qu’il déchiffrait avec peine l’hébreu. Il exerçait le métier de tenekedji c’est-à-dire de ferblantier. Un métier où l’on gagnait difficilement sa vie. Ma grand-mère paternelle s’appelait Djoya et était également née dans une famille Nahum. C’était un nom très courant à Magnésie. Elle était encore plus illettrée que mon grand-père. Ce n’est que bien après que j’ai découvert qu’elle était de la même famille que le grand rabbin Haïm Nahum,

qui a été successivement grand rabbin de l’Empire ottoman et du Caire. Ma grand-mère était la benjamine d’une grande famille qui comptait 8 ou 9 enfants. L’aîné des enfants, Joseph était le père du grand rabbin Nahum et ma grand-mère était donc sa tante. En quelle langue s’exprimaient-ils ? Mon grand-père devait connaître quelques mots de turc et de grec, mais entre eux ils ne parlaient que le judéo-espagnol.

Faubourg de Caratache ou Karataş en turc, le « nouveau » quartier juif le long du golfe de Smyrne. La photographie rend compte de la topographie : une étroite bande de terre sépare le rivage de la « montagne ». Les maisons donnent d’un côté sur la rue et de l’autre côté sur un ponton ou embarcadère. Au bout du ponton se trouve une cabine. Celle du premier plan est particulièrement luxueuse. Les familles avaient plaisir à y prendre le frais, tandis que les jeunes se baignaient ou faisaient un tour en bateau. Vers 1900. Izmir. Toutes les photographies de cet article proviennent de la collection Henri Nahum dans la photothèque sépharade Enrico Isacco.

Que savez-vous de leur vie à Manisa ? Manisa était une ville qui à la fin du XIXe siècle devait compter environ 20 000 habitants. Outre les Turcs, elle comptait une importante communauté grecque. Si l’on en vient à la communauté juive, j’ai découvert qu’elle comptait déjà une communauté romaniote – des Juifs de culture et de langue grecques – sous l’Empire byzantin. Rien ne me dit que mes grands-parents paternels ne descendent pas aussi de cette communauté.

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Dans toutes les familles juives de Turquie, on répétait le même dogme : nos ancêtres ont été expulsés d’Espagne en 1492 et ont été accueillis dans l’Empire ottoman. Mais ce n’est certainement pas aussi simple ! Certains de mes ancêtres étaient sans doute des romaniotes qui parlaient le grec avant 1492 et qui ont été progressivement assimilés par les Sépharades. Avez-vous mené des recherches généalogiques pour connaître vos origines au-delà de vos grands-parents ? C’est très difficile, car Nahum est un nom très fréquent. Cela serait plus facile si notre nom de famille était moins courant.

1. Le grand rabbin était assisté de trois rabbins : prima firma (première signature), secunda firma (seconde signature) et trecera firma (troisième signature). 2. Du turc hoca, maître, éducateur. 3. Grand prix de Rome (1890), architecte de la villa Kerylos (1902-1908) à Beaulieu-sur-Mer (Alpes-Maritimes) dans le style de la Grèce antique pour Théodore Reinach, de la synagogue de BoulogneBillancourt (1911), du consulat de France à Smyrne (1922).

Dans quelles conditions vos grands-parents ont-ils quitté Manisa ? À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’armée grecque a occupé une partie de l’Anatolie entraînant une guerre avec l’armée turque. Cette guerre effroyable avait tous les caractères d’une guerre civile. Lors de sa retraite, l’armée grecque a mis le feu à de nombreuses villes et bourgades dont Magnésie. Mes grands-parents ont été évacués et sont arrivés en 1922 à Smyrne. C’était leur premier voyage hors de Magnésie. Ma grandmère a pris le train, mais mon grand-père qui était très curieux est resté regarder l’incendie. Lorsqu’il est arrivé à la gare, le train était déjà parti et il a dû faire le voyage à pied. Avez-vous également connu vos grandsparents maternels ? Mon grand-père maternel s’appelait Raphaël Pontremoli et son père était rabbin à Smyrne. Les rabbins peinaient parfois pour gagner leur vie et en plus de son ministère, il avait la réputation d’être un peu médecin. On venait souvent le consulter. L'un de ses ancêtres, Haïm Benyamin Pontremoli était secunda firma1. Mon grand-père Pontremoli était un excellent élève. Il a étudié à l’école de l’Alliance israélite universelle puis dans un lycée où l’enseignement

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était exceptionnellement en turc. Il parlait donc le turc comme le judéo-espagnol, le français et l’hébreu. Il avait la réputation d’être un lettré et on l’appelait notamment hodja2 Pontremoli. Il a commencé par enseigner à l’école de l’Alliance sans être titulaire, mais comme « instituteur indigène » comme on disait alors. C’est là que son chemin a croisé celui de la B’nai B’rith, les fils de l’Alliance. La B’nai B’rith ou Béné Bérith est une loge maçonnique juive fondée aux États-Unis en 1843 qui a ensuite essaimé dans le monde entier. Mon grand-père en est devenu un fervent adhérent. À ce moment-là, le faubourg de Caratache était en plein développement et de plus en plus de Juifs quittaient le quartier traditionnel de la djuderia pour venir s’y établir. Mais il n’y avait pas d’écoles juives à proximité. La Béné Bérith a donc fondé une école primaire à Caratache dont mon grandpère Pontremoli est devenu l’un des premiers directeurs. Si l’on évoque les origines de la famille Pontremoli, on retrouve le même discours dogmatique que dans ma famille paternelle : tout le monde est venu d’Espagne et parlait espagnol. Mais là aussi la réalité est sans doute plus complexe. Pontremoli est une ville italienne qui est située sur la route du col de Cise et qui constitue un point de passage entre la côte ligure et la vallée du Pô. Elle correspond à l’antique Apoue. Nous ne saurons sans doute jamais si les Pontremoli descendent de Juifs expulsés d’Espagne ayant séjourné en Italie ou de Juifs de souche italienne ayant rallié l’Empire ottoman. Mais là encore rien ne prouve une ascendance ibérique. On trouve aussi des Pontremoli en France qui ne sont pas passés par l’Empire ottoman. Bien sûr, comme l’architecte Emmanuel Pontremoli3 dont une cour de l’École des BeauxArts porte le nom. À Smyrne, il est difficile de dater leur arrivée, mais à l’époque de mon grandpère, ils ne parlaient plus l’italien et n’avaient pas la nationalité italienne.


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Classe à l’école de l’Alliance. Meir Nahum, (Magnésie 1898 – Clichy 1984), père d’Henri Nahum est identifié par une croix. Magnésie, 1912.

Raphaël Pontremoli, grand-père maternel d’Henri Nahum (au centre costume gris clair) entouré des instituteurs de l’école de la Béné Bérith. Second à partir de la droite, Meïr Nahum, père d’Henri Nahum. À l’extrême gauche (chapeau cloche), Mlle Benrey, qui a été l’institutrice d’Henri Nahum. Izmir, 1925.

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Famille de Behor (Bohor) Mordekhaï Mizrahi, arrière-grandpère maternel d’Henri Nahum. En haut de gauche à droite : Jacques, Mazaltov, Luna, Jo (debout). En bas, de gauche à droite : Raphaël, (Bohor) Mizrahi, sa femme Reyna (née Habib) et assis sur les genoux de son père, Eliezer. Eliezer tient la photographie encadrée de parents décédés. Si Reyna, née vers 1855, porte encore le tokado traditionnel orné d’un bijou, les coiffures et les tenues de ses filles sont à la dernière mode européenne. Izmir, 1899.

Et du côté de votre grand-mère maternelle ? Mon grand-père maternel a épousé sur présentation la fille d’un commerçant aisé qui s’appelait Bohor Mizrahi. Il vendait du tissu au tcharchi, le bazar. Je me souviens bien de cet arrière-grandpère et de son épouse Reyna. Ils avaient eu dix enfants, dont ma grand-mère Luna. Ma grandmère parlait de son père avec crainte l’appelant Mi signor, « Mon seigneur ». Elle s’adressait à lui à l’ancienne, à la troisième personne, en disant : « Que veut mon seigneur ? » Elle le décrivait comme un homme autoritaire et impulsif. Il l’avait inscrite à l’école, ce qui était une concession importante à la modernité, et l’en avait retirée quelques semaines plus tard en insultant la maîtresse qui avait signalé que la petite avait la rougeole… Quelques années plus tard, la pauvre Luna a assisté à l’irruption de son père, la canne à la main, alors qu’elle dansait le quadrille des lanciers avec des amis de ses frères. À sa mort,

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en 1935, ma grand-mère a pris le deuil des sept jours, assise par terre, comme le veut la coutume, avec les autres membres de sa famille. Mon arrière-grand-père ne savait peut-être ni lire ni écrire, mais il savait compter. Son commerce était prospère et ses enfants ont été envoyés dans de bonnes écoles en France et en Angleterre. Mon arrière-grand-mère Reyna était une femme très douce, tout entière dévouée à ses dix enfants qui lui ont toujours témoigné une grande affection. Mi mama disait ma grand-mère en parlant d’elle et non pas mi signora. Je suis allé lui dire adieu avant de quitter Smyrne en 1935 et elle m’a offert un medjid, une belle pièce de monnaie. Venons-en maintenant à votre père… Mon père, Meïr Nahum, venait donc d’une famille pauvre. Il a étudié à l’école de l’Alliance à Magnésie et il était très bon élève. On recommandait les meilleurs éléments pour qu’ils


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Raphaël Pontremoli (Smyrne 1876 – Rabat 1947), grandpère maternel d’Henri Nahum, à l’âge de quarantecinq ans, sa femme Luna et leur fille Bella. Izmir, 1921.

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Photo de gauche : Cérémonie religieuse à l’hôpital israélite de Smyrne. Au centre, en chapeau, Raphaël Pontremoli, grand-père maternel d’Henri Nahum, président du conseil d’administration de l’hôpital. Izmir, 1930. Photo de droite : Vacances de l’école normale israélite orientale : Ketty Pontreloli (mère d’Henri Nahum) à gauche et Rachel Gabbaï. Louveciennes. 1922.

poursuivent leurs études à l’école normale à Paris. C’est ainsi que mon père a étudié à Paris de 1914 à 1918 et qu’en raison de la guerre il a été coupé de ses parents pendant ces années. L’Alliance avait un dogme : « Nul n’est prophète en son pays ». Autrement dit les instituteurs formés à l’école normale ne pouvaient en aucun cas retourner enseigner dans leur pays d’origine. Ils devaient rester au-dessus de la mêlée, ne pas être partie aux conflits locaux. Mon père a donc été nommé à Marrakech au Maroc en 1918 où il est resté deux ans. Mais privé de contacts avec sa famille, il décide de retourner en Turquie coûte que coûte en abandonnant son poste à l’Alliance. Il arrive à Magnésie qui est alors occupée par les Grecs. Lors d’un voyage à Smyrne, il fait la connaissance de mon grand-père Pontremoli qui lui propose un poste d’instituteur à l’école de la Béné Bérith. Il y enseignera jusqu’en 1935. Ma mère était également une excellente élève de l’Alliance. Elle a été envoyée à l’école normale à Paris qui à cette époque se trouvait à la maison Bischoffsheim, boulevard Bourdon. Elle achève ses études vers 1923 et par dérogation tout à fait exceptionnelle, elle est nommée à Smyrne.

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Comment fait-elle la connaissance de votre père ? La première fois que mon père l’a rencontrée, c’était à l’occasion de ses fiançailles avec une autre jeune fille. Mon père en est tombé follement amoureux et les fiançailles ont été rompues. Ils se sont mariés le 15 juillet 1927 à la grande synagogue Beth Israël de Caratache. C’était évidemment un grand mariage, car à l’époque les instituteurs étaient considérés comme des notables. Je suis né un an après, le 19 juillet 1928 et ma sœur Édith deux ans plus tard, le 18 octobre 1930. Vous n’étiez donc que deux enfants. C’est bien peu par rapport aux générations précédentes ? C’était le début du contrôle des naissances. Je suis aussi le premier enfant juif dans la famille qui ne soit pas né à la maison, mais dans une clinique.


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Étudiants de l’école normale israélite orientale. Meïr Nahum (père d’Henri Nahum) né en 1898 à Magnésie, assis à moitié allongé. Paris 1917.

Quelle langue parlaient vos parents ? Rappelons que mon grand-père paternel ne parlait qu’espagnol, avait oublié l’hébreu et que les quelques mots de turc et de grec qu’il connaissait ne lui permettaient pas de soutenir une conversation. Ma grand-mère paternelle ne parlait que l’espagnol. Côté maternel, mon grand-père Pontremoli était polyglotte, mais ma grand-mère maternelle Luna ne parlait que l’espagnol. Par rapport à cette génération, mon père et ma mère ont été entièrement formatés par l’Alliance. J’ai dit parfois de manière un peu provocatrice que l’Alliance avait développé chez ses élèves une sorte de haine de soi. Même si cela peut déplaire c’est quelque chose qui a existé. Les élèves des écoles normales de l’Alliance parlaient chez eux de multiples langues : le judéo-espagnol, le grec, l’arabe et leur seule langue commune était le français. Et on leur enseignait qu’il n’y avait en fin de compte qu’une seule langue, qu’une seule culture, qu’un seul pays au monde qui comptait véritablement : la France.

Ma mère en a été marquée toute sa vie. Quand on lui demandait quelle avait été sa langue maternelle, elle était gênée et répondait : « Vous savez je parle un jargon absolument épouvantable dans lequel on trouve des mots de toutes les langues. » Mon père avait moins honte à parler le judéoespagnol. Bien évidemment quand ils se sont mariés, ils ont décidé de ne parler que le français entre eux et avec leurs enfants. Comme les parents d’Elias Canetti avec l’allemand. Absolument. Si bien qu’en fait j’ai deux langues maternelles, car mes grands-parents paternels habitaient chez nous et que je ne pouvais parler qu’en espagnol avec eux. Ce n’est pas à proprement parler du bilinguisme, mais une situation intermédiaire : la diglossie. Ces deux langues cohabitaient chez nous, mais avec des statuts différents. Ma langue maternelle était le français dont je maîtrisais l’orthographe, la grammaire, la syntaxe, la littérature, la culture et de l’autre côté, une langue

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4. Si la mare era de leche/ Las barkitas de kanela/Yo me mancharia entera/En defendendio tu bandera. 5. Durmi, Durmi, ermoza donzeya/ Durmi durmi, sin ansya i dolor/I tu sclavo ke tanto dezeya/Ver tu suegno kon grande amor.

espagnole que je parlais couramment, mais dont j’ignorais l’orthographe, la grammaire, la culture. À l’école de la Béné Bérith de Smyrne que dirigeait mon grand-père et où j’ai été élève jusqu’à l’âge de sept ans on ne nous parlait bien entendu qu’en français. Mais à l’heure de la récréation, on ne parlait qu’espagnol. C’était notre langue.

Est-ce que l’on chantait beaucoup dans votre famille ? Oui bien sûr. Mes grands-parents paternels adoraient chanter et je connais encore par cœur certaines de leurs chansons comme La Serena4 ou Durme durme ermoza donzeya5 que j’ai apprises à mes petits-enfants.

Il n’y avait pas de sanctions si vous parliez espagnol comme dans les écoles de l’Alliance ? Non c’était plus ouvert.

Jouaient-ils d’un instrument ? Non, mais ils chantaient beaucoup. Il était très mal vu de chanter faux ou de ne pas savoir chanter. On était jugé là-dessus. On disait avec admiration : « Celui-ci chante merveilleusement bien ! »

Quelle était la pratique de vos parents en matière religieuse ? Comment percevaient-ils la religion ? Il était impensable de ne pas suivre les rites juifs, de ne pas jeûner à Kippour, de ne pas célébrer le seder de Pessah ou de Rosh Hachana. Il n’y avait pas par exemple de rupture entre la génération de vos parents et celle de vos grands-parents ? Non, dans ma famille on était juif. Il n’était pas question d’être autre chose. On célébrait toutes les fêtes. On mangeait casher bien entendu. Il n’y avait pas de différence de ce point de vue entre la famille Nahum, plutôt pauvre, et la famille Pontremoli, plutôt aisée ? Non pas de différence. Personne ne contestait l’appartenance à la communauté juive. On célébrait le shabbat. On faisait le kiddoush tous les vendredis soirs. Il était impensable qu’il en soit autrement. Certaines personnes dans la communauté à Smyrne se posaient peut-être des questions, mais ce n’était pas le cas dans ma famille. Comment passiez-vous le shabbat et les autres fêtes ? La synagogue Beth Israël où j’allais était juste à côté de chez nous. Je me souviens d’avoir participé à un sketch à l’occasion de la fête de Pourim. Je me rappelle aussi du seder de Pessah. C’était à moi que revenait l’honneur de dire le « Ma Nishtana ».

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Dans quel milieu évoluaient-ils ? Ils avaient un cercle d’amis à Smyrne ? C’était en définitive un milieu juif assez fermé et privilégié. Mon grand-père Pontremoli avait quelques amis turcs, mais à la maison on ne voyait que des Juifs. Mes parents avaient un cercle de sept ou huit amis proches tous plus ou moins connectés à l’Alliance. Ils ne parlaient qu’en français et ils se sont d’ailleurs tous mariés entre eux. Plus tard ils ont émigré en France ou dans un pays francophone comme le Maroc. Venons-en au contexte politique dans la Turquie des années 1920-1930. J’ai vécu une période très intéressante dont je me souviens avec précision : le début du kémalisme. En 1928, Mustapha Kemal n’était pas encore Atatürk comme il le deviendra à partir de 1935. Il a entrepris de faire de la Turquie un État-nation sur le modèle français. Les minorités grecque, kurde, arménienne, juive n’ont plus d’existence autonome. Il n’y a plus dans la nouvelle Turquie que des citoyens turcs parlant turc. Jusque là ce n’était pas le cas dans les écoles de l’Alliance ni dans celle de la Béné Berith. Le gouvernement turc a donc imposé des instituteurs turcs dans les écoles juives. Je me souviens très bien de notre institutrice turque. Elle était très claire, très pédagogue. Elle ne parlait qu’en turc pendant l’heure de cours. On finissait par


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Photo de mariage de Meïr Nahum et de Ketty Pontremoli, parents d’Henri Nahum. Izmir, le 15 juillet 1927.

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Classe de l’école de l’Alliance israélite universelle. L’institutrice est Kaden (Ketty) Pontremoli, mère d’Henri Nahum. À dix-huit ans, elle vient de quitter l’École normale israélite orientale de Paris. Izmir, 1923.

Classe d’une école de la Béné Bérith dans le faubourg résidentiel de Caratache destinée aux enfants de familles juives aisées. L’instituteur Meïr Nahum est le père d’Henri Nahum. La photographie, prise devant un grand drapeau turc déployé, témoigne de la volonté d’affirmer le patriotisme turc. Inscription : école mixte Karataş. Noter l’uniforme comportant un tablier noir et un col brodé. Izmir, 1930.

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Manifestation patriotique à l’occasion du dixième anniversaire de la république turque. En 1926, Mustafa Kemal a proscrit le fez « emblème de l’ignorance et du fanatisme ». Les participants portent tous un chapeau. Au centre, tête nue, chapeau à la main, (moustache, nœud papillon), Raphaël Pontremoli,

grand-père maternel d’Henri Nahum, second à gauche de Raphaël Pontremoli, Louis Mizrahi, son neveu (porte-drapeau, grande taille). La manifestation est organisée par le Béné Bérith (Izmir Bene Berit Cemiyeti – Société Béné Bérit d’Izmir). Izmir, 1933.

s’en imprégner et par comprendre à défaut de parler. Parler turc était donc devenu un impératif national et il était très mal vu de parler une autre langue à la maison ou dans la rue. Le gouvernement a mené une campagne importante « Citoyen parle turc ! ». Des étudiants pourchassaient ceux qui parlaient autre chose que le turc dans la rue. J’en ai un souvenir très précis. Nous étions dans un jardin public mon père, ma mère, ma sœur et moi. Tout d’un coup, un adolescent a surgi derrière un arbre et s’est mis à crier : « Türkçe konuş ! » (parlez turc !) parce qu’on parlait français. On a quitté précipitamment le jardin. Une autre fois nous avions été voir l’Aiglon au cinéma et tout à coup je me mets à crier : « Les chevaux ! Les chevaux ! » On nous a expulsés du cinéma. Autre souvenir, cette fois à la maison où nous parlions l’espagnol avec mes grands-parents Nahum. Tout d’un coup on entend des coups frappés à la porte et quelqu’un qui crie : « Türkçe konuş ! ». La vie quotidienne devenait très difficile. Ma mère qui était institutrice à l’Alliance donnait ses cours et des leçons particulières en français, faisait passer les examens d’entrée à l’école normale. Cela se savait et c’était

évidemment très mal vu. Mes parents ont compris que l’école de l’Alliance allait disparaître et ils ont demandé à être mutés ailleurs. Quel était leur sentiment concernant l’évolution de la Turquie dans ces années-là ? On peut comprendre la volonté de Mustapha Kemal de faire de la Turquie un état nation, mais était-ce souhaitable et même possible dans le cas de la Turquie. Si l’on réfléchit au cas de la France cela a pris des siècles et a été imposé par la force. Le traité de Lausanne a mis un terme à la guerre gréco-turque. Il octroyait des droits aux minorités qui pouvaient ainsi préserver leur langue et leurs institutions. C’est alors que les Juifs ont voulu se distinguer en refusant le statut de minorité et en revendiquant le statut de citoyens turcs. Mes parents qui avaient été élevés dans l’amour de la culture française n’ont pas admis que leurs enfants deviennent de petits Turcs. C’était impensable pour eux. Ma mère qui était la seule titulaire en poste de l’Alliance a donc écrit en juin 1935 pour demander sa mutation. Elle souhaitait être nommée en Syrie ou en Palestine pour ne pas être trop éloignée de ses parents. La réponse tombe en

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Membres de la Smyrna Loge. À partir de la droite assis, Raphaël Pontremoli (grand-père maternel d’Henri Nahum) à sa droite, debout, Meïr Nahum, le père d’Henri Nahum. À partir de la gauche, deuxième debout (moustache blanche) Nissim Sidi, beau-frère de Raphaël Pontremoli, à sa gauche (moustache noire) le Dr Behmoiras, à sa gauche, Raphaël Mizrahi, beau frère de Raphaël Pontremoli. Izmir, 1930.

juillet et elle est nommée pour la rentrée à Salé au Maroc. Évidemment en bonne instit’ dans sa réponse, elle s’est confondue en remerciements. Il restait la question de mon père qui avait quitté l’école de l’Alliance au Maroc de façon plutôt cavalière. On plaide longuement son cas auprès de la direction qui finit par accepter de le reprendre comme maître auxiliaire à Salé. Il n’avait évidemment ni le même traitement ni les mêmes possibilités d’avancement qu’un titulaire. Comment se passe votre départ pour le Maroc ? Nous avons embarqué à bord du Théophile Gautier, un paquebot des Messageries maritimes à destination de Marseille où nous avons fait escale. Nous avons pris le prochain bateau en partance pour le Maroc. C’était le Maréchal Lyautey de la compagnie Paquet et justement ce navire devait convoyer jusqu’à Casablanca les cendres

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du Maréchal Lyautey qui était mort en France. À notre arrivée nous avons pris le train pour Salé. On est encore au temps du protectorat français ? Absolument. Le protectorat a commencé en 1912 et s’est achevé en 1956. Quand j’arrive à Salé, j’ai sept ans et je suis inscrit à l’école de l’Alliance. J’ai comme instituteur mon père que j’appelle « monsieur » en classe. À l’âge de dix ans, je devais entrer au lycée de Rabat qui était séparé de Salé par un fleuve, le Bouregreg. Mes parents ont donc demandé leur mutation à Rabat et l’ont obtenue en 1938 au moment des accords de Munich. Quel était alors l’entourage de vos parents ? Nous vivions à Rabat dans une société très compartimentée. Mes parents étaient venus au Maroc avec mes grands-parents paternels. Mon grand-père ne travaillait plus et était entièrement à la charge de mes parents. Comme mes parents


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avaient tous les deux une situation stable, ils ont proposé à mes grands-parents maternels de les rejoindre. En 1936, mes grands-parents Pontremoli ont débarqué à leur tour au Maroc. Mes parents avaient donc à leur charge leurs quatre parents et leurs deux enfants. À Rabat et Salé se trouvaient également trois ou quatre familles juives d’origine turque. Il y avait notamment les Albala qui possédaient un très beau magasin de tapis et une autre famille, les Camhi. C’étaient les seules véritables relations de mes parents.

Henri Nahum (sept ans) avec sa sœur Edith (cinq ans). Izmir 1935.

Ils ne voyaient que des Judéo-espagnols, mais ne parlaient qu’en français avec eux ? Exactement. Je n’ai jamais entendu mes parents parler autre chose que le français avec les Albala ou les Camhi. En revanche, à table où l’on était huit avec mes grands-parents, on passait alternativement du français à l’espagnol. Je m’adressais à mon grand-père Raphaël Pontremoli en français et il me répondait en français. À ma grand-mère Luna, je m’adressais exclusivement en espagnol et elle me répondait dans cette langue. Le judéo-espagnol est pour moi une langue tout à fait familière. Quelle pratique religieuse aviez-vous au Maroc ? L’observance s’est peu à peu estompée. Au début on s’abstenait naturellement de fumer lors du shabbat, mais, un jour, à ma grande surprise, j’ai vu mon père allumer une cigarette. On continuait cependant à célébrer le Seder qui était présidé par mon grand-père Pontremoli. Ce fut un éloignement progressif. Quelle vision aviez-vous des Juifs marocains ? Nous en avions une vision très péjorative. Nous étions tributaires du discours de l’Alliance qui disait à mes parents : « Vous devez civiliser ces gens-là ! » Les instituteurs de l’Alliance venaient pourtant de communautés pas très évoluées, mais comme ils étaient affectés dans d’autres communautés que la leur, ils nourrissaient un sentiment

de supériorité. J’ai lu un jour une lettre qu’un instituteur en poste à Magnésie a adressée au siège de l’Alliance. À le croire, tous les Juifs de Magnésie sont des voleurs, des menteurs, des alcooliques. Pourtant lui-même venait d’Aydin, dans la même région et où la situation des Juifs était exactement semblable ! Donc vous ne receviez pas de Juifs marocains chez vous ? Non sauf de rarissimes exceptions. Mes parents ne se rendaient pas compte que chez les Juifs marocains, à Salé comme à Rabat, il y avait des rabbins, des talmudistes très lettrés. Il y avait un discours de mépris des communautés où ils avaient été nommés. Les dirigeants de l’Alliance étaient des israélites français qui se voulaient plus français que les Français. Ils ont épousé le discours colonialiste, le mépris des indigènes y compris des

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École du Béné Bérith, classe de Meïr Nahum, père d’Henri Nahum que l’on voit ici, à l’âge de trois ans, près de son père. Izmir, 1931.

Juifs. De la même façon qu’en France on réprimait la langue et la culture bretonnes. Ce n’est que très tardivement que j’ai réalisé l’importance de la culture judéo-espagnole qui avait été négligée dans mon enfance. Nous arrivons à l’année 1939 et à l’entrée en guerre de la France… Il faut tout d’abord préciser que l’Alliance au Maroc était très subventionnée par le protectorat français. Avec le régime de Vichy, ce financement s’interrompt et l’Alliance décide de renvoyer une partie de son personnel. On commence par les couples d’enseignants. On renvoie la femme, car bien entendu à l’époque, la femme vaut moins qu’un homme. Sauf que dans notre famille, ma mère qui était titulaire gagnait plus que mon père qui était auxiliaire. Il a fallu supplier le délégué de l’Alliance à Casablanca pour qu’il inverse la décision et que mon père se retrouve dehors. On lui promet alors de lui trouver une place de mandataire aux Halles : une gageure pour lui qui n’avait jamais été commerçant de sa vie. Finale-

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ment, il a donné des leçons particulières à tous les enfants juifs qui avaient été renvoyés des établissements scolaires. Cette période de deux ans a été très dure à supporter pour mon père et pour nous. C’est la raison pour laquelle j’ai finalement fait des études de médecine. Au départ, je voulais étudier les lettres ou l’histoire en khâgne pour passer le concours de l’École normale. Mon père m’en a dissuadé en me disant : même si tu réussis, ton poste dépendra toujours du bon vouloir d’un gouvernement. Tu dois apprendre un métier comme la médecine que tu puisses exercer de façon autonome. J’ai beaucoup résisté, mais comme j’étais un enfant respectueux, j’ai fini par me laisser convaincre. Quelle nationalité avaient vos parents au Maroc ? Mes parents ont demandé la nationalité française en 1938. Il fallait pour cela avoir résidé trois ans en France ou dans un territoire français, mais la loi était à ce moment-là interprétée de façon très restrictive et leur demande a été rejetée.


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Pendant la guerre, nous avions donc tous encore la nationalité turque. Les enfants juifs ont été exclus des établissements publics ? C’est un peu plus compliqué que cela. Le Résident général français avait en effet décrété que les enfants juifs marocains devaient être exclus de l’enseignement, mais le sultan a pris leur défense. Les professeurs ont alors agi de manière sournoise. Puisqu’on ne pouvait pas les exclure officiellement comme Juifs, on allait les exclure comme mauvais élèves. On les notait de façon à ce qu’ils accumulent les mauvaises notes. Il se trouve que j’étais un excellent élève. Un jour j’ai été convoqué par le censeur du lycée qui me demande : « Vous êtes juif ? » Je réponds oui. « Et vous êtes de nationalité turque ? » Je réponds oui également. « Alors on ne peut pas vous exclure. » J’ai donc échappé à l’exclusion. Le censeur a ajouté cette chose étonnante en conclusion : « N’en veuillez pas à la France. » Personne ne réagissait à ces discriminations parmi les membres du corps enseignant ? Non aucun. Il ne faut pas perdre de vue que les mesures antisémites, en France en particulier, contre les fonctionnaires juifs ont été suivies à la lettre parfois avec enthousiasme, souvent avec résignation. On ne pouvait pas faire autrement. Personne ne protestait. Tout cela se passe en 1941-1942 ? Oui jusqu’au débarquement des Américains en Afrique du Nord en novembre 1942. Mon père a ensuite été très vite réintégré. En revanche, la décision concernant mes études intervient en 1946. En octobre 1946, à dix-huit ans, je pars pour Paris étudier la médecine à l’hôpital Saint-Antoine. Pourquoi la France ? Pourquoi ne pas étudier la médecine au Maroc ? Il n’y avait pas de faculté de médecine au Maroc. Il y avait seulement l’année préparatoire, le PCB « Physique, Chimie, Biologie » que j’ai suivi

à Rabat. Dans ma famille il n’y avait qu’un seul vrai pays, la France. Tout le reste n’existait pas. Au lycée de Rabat, je n’étais pratiquement qu’avec des Français du Maroc ou du moins assimilés aux Français. Il n’y avait jamais plus d’un musulman par classe. La France était l’aboutissement logique de notre parcours.

Photo de mariage de Bella Pontremoli (tante maternelle d’Henri Nahum) et de Jacques Saltiel. Paris, 1931.

Vous habitez alors à Paris dans le 11e arrondissement ? J’ai habité un appartement rue Maillard chez ma tante Bella. Plus jeune que ma mère, elle avait épousé Jacques Saltiel, un salonicien. Toute sa famille, en particulier les Saloniciens, avait été déportée sans retour. Dans cet appartement avait habité la sœur de mon oncle Jacques qui avait

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été déportée avec son mari. De temps en temps, j’ouvrais une armoire et je trouvais un jouet qui leur avait appartenu. J’ai suivi ensuite une carrière médicale normale. J’ai été nommé à l’hôpital Beaujon où j’ai effectué toute ma carrière. Je suis devenu professeur, spécialiste en radiologie. Finalement ma patrie, c’est Beaujon. Au cours de vos études de médecine avezvous eu parfois le sentiment d’être discriminé en tant que juif ? Oui très clairement ! J’ai passé au total 27 concours et il y en a certains où j’ai été recalé parce que j’étais juif. Bien sûr on ne le dit pas comme cela, c’est rapporté sous le sceau de la confidence à un copain qui se trouve être aussi mon copain et qui finit par se confier à moi. La tradition antisémite a persisté très longtemps en France. C’est moins vrai aujourd’hui heureusement. On a trouvé un nouveau relais avec les musulmans, mais ce n’est pas la seule raison.

6. Henri Nahum. Juifs de Smyrne. XIX-XXe siècle. Aubier. Histoires. 1988.

Finalement vous prenez votre retraite et vous entamez une seconde carrière d’historien ? D’où vous est venue cette passion ? L’histoire m’a toujours intéressé. Au cours de ma vie, j’ai été en contact avec des milieux issus de traditions très différentes et je voulais mieux les comprendre. À la fin de ma carrière hospitalière, comme chef de service, j’étais maître de mon emploi du temps. Je suis devenu étudiant en histoire et j’ai commencé à fréquenter la Sorbonne. Cela a été une période merveilleuse de ma vie, car j’adorais ce que je faisais. J’avais l’impression d’avoir à nouveau dix-huit ans. J’arpentais le jardin du Luxembourg avec d’autres étudiants. J’apprenais beaucoup de choses. C’est à ce moment-là que le monde judéo-espagnol s’est vraiment révélé à moi. Au terme de ce parcours, j’ai choisi de faire ma thèse de doctorat sur l’histoire des Juifs de Smyrne. De ce travail, j’ai tiré un livre6. Pour rédiger ma thèse, j’ai passé beaucoup de temps aux archives du ministère des Affaires étran-

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gères, du Crédit lyonnais, de la franc-maçonnerie et surtout à l’Alliance israélite universelle. Les documents qui s’y trouvent sont passionnants. Les directeurs d’école envoyaient un rapport environ une fois par mois à Paris où ils ne parlaient pas seulement d’enseignement, mais aussi de la vie communautaire. Je passais des journées entières à étudier ces dossiers. J’ai évidemment découvert toutes les lettres que mes parents avaient adressées et puis un jour, j’ai reconnu une écriture familière : c’était celle de mon grand-père Pontremoli à l’époque où il était instituteur de l’Alliance. On l’avait chargé de suivre un procès de « sonneurs de cloches ». Des Grecs qui avaient accusé les Juifs d’avoir commis un crime rituel et qui s’est avéré être une pure invention. Mon grand-père avait été chargé de suivre le procès de ces calomniateurs grecs par le directeur de l’école, Gabriel Arié. J’ai aussi beaucoup travaillé pour ma thèse à partir de journaux. À ce propos, il y a une anecdote intéressante. J’ai retrouvé à Smyrne une amie d’enfance. Elle avait seulement cinq ans quand j’ai quitté la ville. Elle m’a un jour présenté un journal La Boz del puevlo où son grand-père Raphaël Chikurel avait publié ses mémoires. Il était rédigé en caractères hébraïques rachi. J’ai photocopié le document, je l’ai translittéré en caractères latins et j’en ai assuré la réédition. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Vos parents étaient-ils encore en vie lorsque vous avez entrepris ces recherches ? À leur retraite, mes parents sont venus s’installer à Paris. Ils ont acheté un appartement boulevard Émile-Augier dans le 16e arrondissement. Mon père est décédé à quatre-vingt-cinq ans et ma mère à cent un ans. J’ai pu lui dédicacer le livre tiré de ma thèse. Comment a-t-elle réagi à cet intérêt pour le monde judéo-espagnol ? Elle était très émue. En fait, tout est parti d’une valise de photos qui, par je ne sais quel miracle, nous a suivis de Smyrne à Salé, de Salé à Rabat et


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Les instituteurs de l’école Béné Bérith avec leur directeur Raphaël Pontremoli. Debout de droite à gauche : M. Meïr Nahum 2e, M. Haïm Curiel 3e, M. Rephaël Pontremoli 5e, M. Yahia, 6e. Assises au premier rang de droite à gauche : Mlle Israël, Hakki, La Choulayla, Mme Lévy, Mlle Benrey. Tous les hommes portent le fez en signe de modernité. Izmir, 8 janvier 1924.

enfin de Rabat jusqu’à Paris. Elle devait contenir environ 500 photos. Mes parents étaient encore en vie et j’ai passé des soirées entières avec mon père à identifier chacune des photos. L’un de mes chefs de service d’origine auvergnate m’avait donné l’exemple en me montrant un magnifique album qu’il avait réalisé à partir des photos de ses parents. Cela a été le point de départ de ma thèse. Vous avez eu des enfants, deux garçons, que leur avez-vous transmis de cette culture ? Jusqu’à un passé relativement récent pour ainsi dire rien. La vision que j’en avais, transmise par mes parents, c’est que c’était une langue morte, une tradition perdue et sans grand intérêt. Avec mes recherches, mon regard a évolué. J’ai montré à mes fils les documents en ma possession. Ils ont finalement appris beaucoup de choses. Ils ont tous les deux la cinquantaine et j’ai des petits-enfants qui ont dix-sept, quatorze, huit et quatre ans. Ils m’appellent « papou », le terme grec que l’on employait dans ma famille et qui signifie « grandpère ». Pour l’anniversaire de mes quatre-vingt-

dix ans, ils m’ont offert une gravure ancienne de Smyrne. Comment voyez-vous l’avenir du judéoespagnol ? Il n’est pas possible de refaire du judéo-espagnol une langue vernaculaire. À ma connaissance aucun enfant n’apprend plus le judéo-espagnol. Tous les gens qui parlent le judéo-espagnol sont de l’ancienne génération. On l’entend encore parfois en Israël ou en Turquie, mais en tant que langue parlée c’est une langue qui va mourir. Il vaut mieux être objectif. Aujourd’hui c’est une langue qui intéresse la recherche, les universitaires. D’autres langues juives qui étaient encore pratiquées il y a une ou deux générations comme le judéo-provençal ont entièrement disparu. Il faut éviter que cela n’arrive aussi au judéo-espagnol en développant les études concernant cette culture et cette langue.

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El kantoniko djudyo

Chronique de la famille Arié de Samokov (suite) Nous poursuivons la publication bilingue de la chronique de la famille Arié de Samokov. Ce tapuscrit qui comprend plus de 2 200 pages en judéo-espagnol en caractères latins retrace la vie d’une famille de grands commerçants sépharades de Bulgarie du milieu du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle. Bannie de Vienne par un édit impérial, la famille Arié s’est d’abord établie à Vidin en 1775, sur les bords du Danube. C’est là que le patriarche Moche A. Arié, soutenu par ses trois fils Samuel, Isaac et Abraham développe avec succès un premier négoce. À sa mort en 1789, ses fils héritent du commerce qui est ruiné lors du pillage de la ville de Vidin par des troupes irrégulières. Sans ressources, les trois frères se séparent. Alors qu’Isaac demeure à Vidin, Samuel se rend à Tourno-Severin en Roumanie et Abraham M. Arié I part pour Sofia. Il y fait la connaissance d’un pharmacien juif, M. Farhi, qui l’embauche et ne tarde pas à lui confier la gestion de son commerce où se rendent couramment des notables turcs. Il y rencontre un jour l’Agha Mehmed Emin de Samokov qui le recrute à titre de fournisseur officiel et lui permet ainsi de s’installer dans sa ville où il devient vite un notable apprécié des habitants et de ses coreligionnaires.

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EL KANTONIKO DJUDYO |

Année 5553 [1792/1793]

Année 5553 [1792/1793]

n este anyo le nasio al S-r. Abraam I. un ijo i fue una muy grande alegria, sigun mas antes ditcho ke la Bulisa Buhuru, era una mujer muy sana i muy rezia, i lo pario muy kolay, non tiniya dingunos tuertos o otras hazinuras sigun ke tienen otras mujeres kuando paren, i mientres las 8 dias ke la parida estava asentada en la kama ke le izieron alta adornada kon muntchos modos de brozlados i de ropas valutozas ke ya los enpatronavan de mas antes, era en kada dia ke le vinian a vijitarla grupos a grupos de mujeres, i todas vistidas de primera gala, i todas eran muy bien sirvidas kon kaves i a las mas aedadas kon tchibukes i kon modos de dulses las adulasavan a unas kuantas vezes, i aparte le vinian muntchas turkas por ver la kama ke esto non aviya en Samokov, i tambien le vinieron el harem, ke es las mujeres de el Mehmed Emin AA., i le trucheron prezentes de djoyas en diamante i vistidos i muntchos modos de dulsuras para la parida i para el ijo muevo nasido ke a las kualas tambien eran sirvidas sigun ke lo meresian, de mizmo le vinieron muntcho has kristians de las tchorbadjias de Samokov, a todas estas vijitaderas aparte de todas las onores ke les azian era de mas ke les kantavan las kantikas ke se uzan a kantar a las paridas ke para esto ya avian apropiado mujeres ke konosiyan estos kantes kon panderos i ziles las kantikas eran todas en la lingua djidyo, i en las notches yamava el S-r. Abram, a sus amigos i bevian i les dava a komer i kantavan i se alegravan esto lo izo en todas las 8 notches ke la parida estuvo en la kaza, i en la notche de la chemira, ke es ke a la maniana va a ser el birid, ke la yaman la notche de la fijola, yamo a muntchos de sus amigos kon sus mujeres i lo izo komo una notche de boda kon beveres i komeres i kantares i estuvieron la notche entera guadrando a la parida i a el ijo, i a la maniana se fueron a el kaal, i denpues de la tefila, konvido a todos estos ke estuvieron en el kaal por ke vinieran a la serimonia del birid-mila, ke todos vinieron i se izo el birid, i denpues les dio a todos chirupes de malina i de merdjan i aparte dulse kon modos

M. Abraham Arié eut un fils cette année-là et ce fut une très grande joie. Comme je l’ai dit auparavant, Madame Buhuru était une femme de constitution très robuste et très saine et elle accoucha facilement sans aucune des déformations et maladies qu’éprouvent les autres femmes quand elles accouchent. Durant les huit jours où l’accouchée resta assise au lit, on l’orna de toutes sortes de broderies et de linges de prix qu’ils possédaient jadis. Chaque jour, des groupes de femmes venaient à tour de rôle les visiter, toutes mises sur leur trente-et-un. On leur servait à toutes des cafés et pour les plus âgées on leur présentait le narghilé et, parfois, un assortiment de douceurs. En outre, beaucoup de Turques venaient voir le lit dont il n’y avait pas d’autre exemple à Samokov. Les femmes du harem – celles de l’Agha Mehmed Emin – venaient également en visite et lui apportaient en cadeau des joyaux de diamants, des vêtements et toutes sortes de douceurs pour l’accouchée et pour le nouveau-né ; on leur rendait les honneurs suivant leur rang. Beaucoup de femmes des notables chrétiens de Samokov venaient aussi en visite. Outre tous les honneurs que l’on rendait à ces invitées, on interprétait en leur présence les chants traditionnels des accouchements. Pour cette occasion, on invitait certaines femmes expertes dans l’interprétation de ces chants et qui les accompagnaient d’un tambourin et de zils 1. Tous les chants étaient en judéo-espagnol [djidio]. Les nuits, M. Abraham conviait ses amis à boire, à se restaurer, à chanter et ils prenaient ensemble beaucoup de plaisir. Il en fut ainsi au cours des huit nuits où la parturiente resta à la maison. La nuit de la chemira qui précède le jour de la circoncision – que l’on appelle la nuit de la fijola2 – il invita beaucoup de ses amis accompagnés de leurs femmes et organisa comme une nuit de noces avec des boissons, des victuailles et des chants. Ils passèrent la nuit entière à veiller la jeune mère et son fils. Le matin, ils se rendirent à la synagogue et après la prière, il convia tous ceux qui se trouvaient à l’office à venir assister à la cérémonie de la circoncision. Tous vinrent et on procéda à la Brit-Mila. Ensuite on servit à tous des sirops de malina et de corail [merdjan] et des douceurs accompagnées d’anisettes. Tous disaient

E

1. Zils ou sagattes : cymbales miniatures que l’on passe par paires aux doigts. 2. Ou notche de la viola à Salonique d’après Michael Molho in Usos y costumbres de los Sefardies de Salonica. La cérémonie telle qu’elle est exposée ici correspond aussi à l’usage salonicien.

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3. Il s’agit de la temena ou salut cérémoniel oriental dont Joseph Nehama donne la définition suivante : « Le salut s’esquisse d’une façon discrète et furtive pour un égal, pour un inférieur. La gradation de l’inclinaison, des courbettes se mesure à l’importance de la personne que l’on salue. La grande temena se fait en trois temps ; on s’incline très bas et, du dos de la main droite, on fait mine de toucher le sol ; on se relève prestement et on applique le plat de la main droite sur sa poitrine puis sur son front. Le salut simple consiste en un mouvement rapide de la main droite qui esquisse les trois gestes de la grande temena. » 4. Echos buenos se vos agan. Bon succès dans vos affaires. 5. Du turc şilte, matelas. 6. Un tchul : un tapis grossier souvent en laine brute.

de rakis i todos ivan diziendo al parido « Besimantov », kon una temena a la Turka, ke es kon la mano bezandosela de la boka a la kavesa enfrentante el parido respondia kon la mizma sinial diziendoles « Hisku-veimsu », i los Hahamin kon los Hazanim, siempre kantando los pizmonim ke ya son separatamente solo para ansi seremonias, i el nombre de el ijo le mitieron Refael, a todos los Hahamin i a los Hazanim, i a todos los menesterozos les dio a todos prezentes en moneda, i para a la medio diya konvido a el Kolel, entero de Samokov, seya a los ombres komo tambien i a las mujeres, i les dio a todos a komer de muntchos modos de komidas i de dulses ke esto lo yaman la meza de Eliyau Anavi, i denpues era eya mizma la Bulisa Buhuru, ke lo aletchava al ijo i lo kudiava. En este anio de 5554, el S-r. Abraam I. tiniya su etcho de la butika, mas muntcho de esto ke lo esperava, i ansi era ke si todo va muntcho bien kontente el S-r. Abraam I. era vijitado de los mas grandes Begis, de Samokov de mizmo i de los Tchorbadjis ke le vinian a la butika i en mizmo tiempo le azian i algunos empleos por kontara a estas vijitas el S-r. Abraam I., ande los Turkos, les iva en los dias de viernes, i era muy bien resivido ke le davan tchibuk i kave i los kontava muntchas kozas de Kostan i tambien platikavan sovre la religion porke era muy pratik en los estudios de el Talmud, i avlar ke savia muy bien i konosia tambien bueno la lingua Turka, era ansi ke los amavan todos i sovre todo ke ya savian ke era muy protejado de el S-r. de Mehmed Emin AA., i ande el Mehmed Emin AA., kalia ke fuera a lo menos 2 vezes a la semana ke lo resiviya komo ke era persona de su palasio era ke se asentava en una chilte [T. şilte, matelas] de rodiyas ke esta manera era kuando se asentavan delantre los grandes S-res ke son Turkos, ansi era i mizmo los S-res turkos kuando le ivan kalia ke se asentaran de rodias, esto era para los grandes Turkos i para el S-r. Abraam, ke kuando le ivan los mas grandes Tchorbadjis era ke non los asentava otro ke los detenia en pies i esto en el tilhis ke es a la entrada de la puerta i les metia un tchul para ke pizaran i se estavan en pies

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au père : « Besimantov » en faisant une révérence à la turque 3 c’est-à-dire en baisant de la bouche la main et en la portant au front, et le père répondait de la même façon en leur disant : « Hisku-Veimsu 4 ». Les rabbins et les chantres chantaient sans interruption les pizmonim [chants d’Action de grâce] réservés seulement à ces cérémonies. Ils nommèrent l’enfant Refael. On fit à cette occasion des dons d’argent aux rabbins, aux chantres et à tous les nécessiteux. À la mi-journée on invita tous les membres du kolel [de la communauté] de Samokov, hommes et femmes, et on leur offrit à manger toutes sortes de nourritures et de douceurs – ce que l’on désigne comme étant la table d’Eliyahu Anavi [le prophète Élie]. Par la suite ce fut madame Buhuru elle-même qui allaita et prit soin de l’enfant. En l’an 5554, le commerce de M. Abraham I Arié marchait bien au-delà de ses espérances et il en était très satisfait. Les grands notables [musulmans] et les bourgeois [chrétiens] de Samokov venaient en visite à la boutique et à l’occasion faisaient aussi certains achats. Pour rendre ces visites, M. Abraham I allait chez les Turcs le vendredi. Il y était bien reçu, on lui offrait le narghilé, le café et il leur racontait beaucoup de choses de Constantinople ; ils discutaient aussi à propos de la religion, car il était très versé dans les études talmudiques. Il s’exprimait avec aisance et il connaissait également bien le turc. C’est ainsi que tous l’appréciaient et d’autant plus qu’ils le savaient très protégé par l’Agha Mehmed Emin. Il devait se rendre au moins deux fois par semaine au palais où on le recevait comme s’il était chez lui. Il s’asseyait sur un chilte de rodiyas 5 [un coussin pour les genoux] accroupi de la façon dont on s’asseyait devant les hautes personnalités turques. Il en allait ainsi pour les notables turcs et pour M. Abraham, mais pour ce qui était des notables chrétiens, on les laissait, sans qu’ils puissent s’asseoir, debout au pas de la porte et on plaçait un paillasson 6 pour qu’ils s’essuient les pieds et ils restaient ainsi debout sur le paillasson. Cela avait lieu quand ils venaient en visite lors de la fête de l’Aïd. Lorsqu’il se trouvait de bonne humeur, [le gouverneur] leur faisait servir parfois du café et ils le buvaient debout. Parfois il leur commandait d’aller boire au réchaud à café et


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ensima de el tchul ke esto era kuando le ivan a vijitarlo en los dias de Bairam, i kuando se topava de kef en vezes les azia traer kave i se lo bivian bevian estando en pies i a las vezes los mandava ke fueran al kahve odjagui [T. ocak, kahve ocaği foyer, réchaud à café], ke bevieran kahve i kalia ke fueran, porke se espantavan non seya ke le pareska ke non se endeniaron ke esto ke les metia el tchol era por modre ke se enkonava akel lugar ande pizan Kristianos, i tambien por non darles muntcha delantera, en la entrevista ke tinian era ke el Mehmed Emin AA., demandava komo estach i eyos se enkorvavan i kon una temena le dizian « Saaliniza Dovadji iz efendim », (rogadores por tu vida muestre signior) i se salian afuera kon enkorvarsen porke ni menos los le podian bezarselos a razon ke se le enkonavan, i ande los kristianos Tchorbadjis, les boltava vijita el S-r. Abraam I., en los dias de alhad, i los resivian kon muntcha onor, kale dizir ke es de akel tiempo ke kedo de uzo ke vijitavan a la Familia Arie, seya los Beguis, i Kaimakamis i Dayanimi los enfluentes Turkos, de Samokov i de mizmo i todos los Tchorbadjis, kristianos komo viniyan a vijitar en los dias sigundos de los Moadim de Pesah i de Sukot, en toda las kazas de los djerenansios, solo los vinientes del linye de S-r. Hr. Tchelebi Moche A. Arie, I. ke ansi fue fin a el tiempo ke estuvieron los Turkos en Samokov fin a el tiempo de la guera Turko-Rusa, de el anio 5638, era komo un uvligo ke kalia ke vinieran ansi de mizmo era ke vinian tambien i los Tchorbadjis Kristianos i se vistian los vistidos mas mijores ke tiniyan, i denpues mizmo ke ya se fueron los Turkos, lo izieron esto de vinir a vijitar i los Tchorbadjis Kristianos, en todas las kazas de las Familias ditchas ariva i esto, todo tiempo ke estuvieron estas ditchas Familias, en Samokov, fin a el anio de 5660, ke yo Tchelebi Moche A. Arie II., esto eskriviendo la dita biografia Arie. […] Sigun ditcho mas antes ke el etcho de la butika, le iva siempre engrandesiendose, porke mas non fueron a Sofia, i a otros lugares para azer sus empleos seya de ropas komo tambien i de drogaria porke todo ya teniya el S-r. Abraam

il fallait qu’ils y aillent la peur au ventre, craignant d’être humiliés, car si l’on plaçait ce paillasson c’était parce [qu’on estimait] que les chrétiens souillaient cet endroit. Pour ne pas leur donner trop de place lors de leur entretien, l’Agha Mehmed Emin leur demandait comment ils allaient. Ils courbaient la tête et, en faisant une révérence, ils disaient : « priant pour ta vie mon seigneur » et ils se retiraient à l’extérieur avec force courbettes, car il n’était même pas question de baiser la main, cela les aurait souillés. M. Abraham I rendait leur visite aux notables chrétiens le dimanche et ils les recevaient avec beaucoup d’honneur. C’est de cette époque que date l’usage de rendre visite à la famille Arié, qu’il s’agisse des notables turcs de Samokov : les beys, les kaimakamis 7, les dayanimi 8 et les notables chrétiens qui venaient en visite au second jour des fêtes de Pessah et de Souccot dans toutes les maisons abritant les familles des descendants de la lignée de M. Moche A. Arié I. Il en fut ainsi aussi longtemps que les Turcs furent à Samokov, jusqu’au temps de la guerre russo-turque en l’an 5638 [1877/78]. Ils se faisaient comme une obligation de leur rendre visite y compris les chrétiens de la bourgeoisie revêtus de leurs meilleurs habits. Même après le départ des Turcs, ils conservèrent la coutume de ces visites dans toutes les familles précitées aussi longtemps que ces familles demeurèrent à Samokov jusqu’à l’an 5660 [1899/1900] où moi-même M. Moche A. Arié II, j’écris cette chronique des Arié. […]

7. Marchand de kaymak (crème épaisse tirée du lait de bufflonne). 8. Juges de l’H. dayan.

Les affaires à la boutique allaient toujours en se développant, comme cela a été dit plus haut, car les habitants n’avaient plus à se rendre à Sofia ou ailleurs pour réaliser leurs achats de textile et de droguerie puisque l’on trouvait déjà tout dans le commerce de M. Abraham I. C’est ainsi que des articles vinrent à lui manquer et qu’il dut faire un nouveau voyage à Constantinople. Il s’en ouvrit à l’Agha Mehmed Emin afin qu’il le sache et qu’il puisse commander ce qu’il souhaitait de Constantinople. Il en fit de même avec les autres notables turcs de Samokov et tous lui passèrent commande d’articles que M. Abraham ne vendait pas dans sa boutique et ils lui donnèrent aussi de l’argent. M. Abraham partit en voyage et en arrivant à Constantinople, il fit ses achats pour

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9. Il fait mentir le proverbe alegriya en la plasa, mofina en kaza. Joyeux en ville, bougon à la maison.

I. en su butika, i ansi era ke sus artikolos se le mankaron, i tuvo el menester de azer torna un viaje a Kostan, i sovre eyos se lo dicho al S-r. de Mehmed Emin AA. por ke lo supiera i si keriya algunas kozas merkar de Kostan, ke le komandara para merkarselas, ansi lo izo i kon los otros Beguis, de Samokov, i todos les dyeron komandas, de algunos artikulos ke el S-r. Abraam, non los vindia en la butika, i en mizmo tiempo le dyeron tambien i moneda, i el S-r. Abraam, partio por su viaje, i arivando a Kostan, izo sus empleos para su butika 2 vezes mas muncho del primer viaje, kon ke adjunto tambien i muntchos muevos artikolos ke se le demandavan en la butika, i denpues les merko para todos estos ke le izieron komandas, i en arivando a Samokov, todos estos ya vinieron a resivir sus ropas, ke komandaron i todos eran kontentes de los empleos ke les izo, i dinguna ganansia non les tomava ke ya savia ke non les plaze a los Turkos, kuando les toman ganansia i ansi eran ke lo kiriyan todos i lo amavan i lo protejavan muntcho en todos los puntos kuando el S-r. Abraam I. se les adresava ande eyos por algunas ayudas, ke nunka non lo rompian por todas sus demandas, se entiende ke i el S-r. Abraam I. tambien se saviya muy bien komportar enfrente de todos estos, i denpues ke ya resento su ropa mueva ke trucho, le vijitaran todos los S-res de Samokov, seya los Turkos komo tambien i los kristianos i tambien los Djidios, i para lo todo era solamente el ke respondia, i a todos los kontentava, a kada uno algun su plazer, sin azer diferensia del kliente grande (a lo) mas tchiko, i ansi era ke todos salian kontentes. En este viaje el S-r. Abraam I, les trucho de Kostan para todos eyos modas de vistidos seya para el komo tambien i para su mujer i sus ijos a la moda de Kostan, ke todos se gustaron, el S-r. Abraam I. era una persona muy alegre seya en la plasa komo tambien i en kaza el non se araviava en kaza por nada nunka kon dava kechas por nada non teniya apetites sovre el komer, le plazia todos ke estuvieran, alegres le plazia el kanto porke i el tambien lo konosiya, i kantavan en kaza,

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la boutique en quantité double de celle du premier voyage et il y ajouta beaucoup de nouveaux articles qu’on lui réclamait à la boutique. Ensuite il acheta les articles dont on lui avait passé commande. À son arrivée à Samokov, tous vinrent prendre livraison des marchandises commandées et tous furent satisfaits des achats qu’il avait réalisés. Il ne préleva aucun profit, car il savait que les Turcs n’aimaient pas qu’on fasse un gain sur leurs achats. C’est pourquoi tous l'appréciaient, l'aimaient et le protégeaient de toutes les façons possibles. Quand M. Abraham I s’adressait à eux pour demander quelque aide, ils ne rejetaient jamais ses demandes et l’on comprend que M. Abraham I savait aussi très bien se comporter à leur égard. Après qu’il eut rangé les nouvelles marchandises qu’il avait apportées, tous les hommes de Samokov vinrent lui rendre visite, les Turcs comme les chrétiens et aussi les Juifs. Il était le seul à répondre à tout, à satisfaire tout un chacun selon son bon plaisir, sans faire de différence entre clients petits et grands et c’est ainsi que tous en étaient contents. De son voyage à Constantinople M. Abraham I rapporta des vêtements à la mode, pour lui, pour sa femme et ses enfants et tous se réjouirent. M. Abraham I était quelqu’un d’un naturel très joyeux à la ville comme à la maison  9. Il ne se mettait jamais en colère chez lui quelle que puisse être la raison et ne se plaignait jamais. Il était frugal, il prenait tout avec plaisir et il avait une prédilection pour le chant qu’il connaissait et pratiquait à la maison. Il envoyait ses enfants étudier et, afin qu’ils apprennent mieux, il leur donnait lui-même des leçons la nuit. Il les aimait et ne les laissait en rien souffrir. Durant les nuits d’hiver, si ses amis ne venaient pas à la maison passer le temps, ils se rendaient chez leurs amis et ils y restaient jusqu’à la fin de la journée à la turque c’est-à-dire jusqu’à 10 heures selon l’heure occidentale. Il était défendu de marcher en ville plus tard et, comme je l’ai écrit plus haut, on devait avoir une lanterne allumée à la main. Si la police trouvait des gens sans lanterne, elle les emprisonnait. Après 15 à 20 jours de détention, ils payaient une somme d’argent et s’ils n’avaient pas d’argent, ils restaient en prison. Rien n’était prévu pour


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a sus ijos los mandava a el estudio, i se okupava porke se enbezaran en las notches les dava i el tambien liksion, les amava i non los dechava sufrir por nada, en las notches de el envierno si non le vinian a sus kaza sus amigos para pasar la ora, se ivan eyos ande sus amigos, i esto era fin a la ora a la Turka ke se estavan kere dizir ke es a la franka komo 10 la ora, ke mas tarde de esto era defendido de kamenar por las plasas, i esto sigun antes eskrito kalia ke tuviera una fener ensendido en la mano, i kuando lo enkontrava el koluk, ke es la polisia, lo mitiya en prezo si estava sin fener, i denpues de 15-20 dias, ke lo detiniyan en prezo lo pagavan seya a moneda, i si non tiniya moneda era ke estava otro dia en prezo, koza de mantinimiento non les davan, otro ke avia de la kacha del kolel de los kirstianos ke davan en kada dia a un pan de una oka a todos los aprezados i non apartavan si era Turko or ke era Djidio or kuala nasion fuesa, era a todos los aprezados ke davan, era ke avia ke salia un empeigado de la Klisa 2 vezes a semana kon una kumbara de tavla en su mano i era siyada kon el de la klisa, i kamenava de butika en butika, i todos le etchavan kuanto kiriya, ke esto tambien era para esta kacha, ma non era bastante, los aprezados ke avian en la prezion de Samokov non eran de kontino manko de 100 personas i esto los 90 % eran kristianos, de los kualo el 75 % eran kristianos Makedonyales i albanezas, eran ladrones de los kampos ke soidiyavan i matavan a los viajadores la forma de sus kondanas, estando en prezo eran a los unos les m(eti)an en sus kacharetas de el un pie, la punta de un zindjir [T. zincir, chaîne] de fiero de pezo de 25 fin 35 okas de pizgura, i esto era ke le azian kon una mania de fiero apegada koza ke non se la pueda ketarsela, i de otra punta ke tiniya komo una largor ke le va alkansar fin a la taglia i se la atava en el kuchak para ke non le arastara, i a otros le mitiyan unas manias de fiero en sus 2 manos detiniendolas una ensima la otra i esto se las metiyan en la espalda, i a otros ansi una mania tambien de fiero le mitiyan en la garganta aferado de un zindjir largo, ke este zindjir lo

subvenir à leurs besoins et ils n’avaient pas d’autre ressource que la caisse de secours de la communauté chrétienne qui octroyait un pain d’une oka 10 par jour à chaque prisonnier qu’il soit turc, juif ou de quelque autre nation : ils donnaient indifféremment à tous les prisonniers. Un préposé sortait de l’église deux fois par semaine une boîte en bois à la main et se rendait de boutique en boutique et chacun y mettait ce qu’il voulait. Cela était destiné à la caisse de secours, mais c’était insuffisant. Il n’y avait pas moins de 100 prisonniers à Samokov dont 90 % étaient des chrétiens et parmi ceux-ci 75 % étaient des chrétiens macédoniens ou albanais. C’était des voleurs de grand chemin qui rançonnaient et tuaient les voyageurs. Leur condamnation quand ils étaient emprisonnés prenait la forme suivante : à certains on leur attachait à la cheville du pied un poids de 25 à 35 okas fixé à l’extrémité d’une chaîne à un anneau en fer soudé de telle façon qu’il ne puisse se détacher et dont l’autre bout allait jusqu’à la taille et s’attachait à la ceinture pour qu’il ne traîne pas. À d’autres on passait des menottes en fer aux deux mains attachées l’une à l’autre et placées dans le dos. À d’autres encore on passait un anneau en fer autour de la gorge accroché à une large chaîne que

Cordonnier turc. Photographe : Iranian. Date et lieu inconnus. Collection Pierre de Gigord. Série III. Getty Research Institute.

10. Soit 1282 gr.

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atavan kon kadenado en un direk de fiero, para ke non se fuera, i otros eran atados las manos i los pies, sus kuartires era en izbas aklarades solo kon una tchika ventana eyos durmian en la tiera i en una izba mitiyan a 10-15 persona una vez al dia los kitavan solo para ke izieran sus menesteres, la agua les davan kon mizura kuando avia lavoro de governo los aziyan lavorar, las kolores de sus vista eran komo las kolores de los muertos, eyos eran yenos de piojos arapar non los dechavan, ni menos lavarsen, kuando avlavan los haravavan, i denpues ke ya estavan enserados un anyo i medio, era ke los ivan enpesar a djuzgarlos i esto turava a lo manko un anyo, fin ke lo van a kondenar or bien ke a alguno lo van a delivrar, las kondanas era a los unos a prezo de toda su vida, i los mandavan a la kale de Vidin, or a otro lugar ande ay kale, ke esto es Kale-Bent, i a otros los kondinavan a la muerte de kortarles las kavesas i a otros a la forka, i para kortar las kavesas de estos, eran los djelates solo los zinganos porke los Turkos non lo tienen a bueno de kortar kavesas de persona, yo Tchelebi Moche A. Arie, II, el kompozidor i eskrividor de la dita Biografia Arie, kuando kortaron la kavesa de una persona lo vidi, en una demaniana ke me estava indo a el midrach de el Kaal, viejo i kon mi fener en la mano ke era por el invierno komo 3 oras antes del amaneser ke tiniamos una sosieta (de) los mansevos de ir a Rikun-Hasod, i otras kozas ke meldavamos en las tardes de los Chabatod, ke yo pasando kiopri de los molinos, me dize un Strajar ke en el piochtad de al pazar de trigos serka de los uyerias van a degoyar a un ladron i komo keria ke fuera a verlo i yo sin tadrar me fue a esta piochtad, ke ya avian i otras personas, i el ladron ya estava en este lugar i estava komiendo unas tchikas mansanikas ke se las merko a la pasada kuando lo trayavan ke en ansi okaziones le kontentan kon todo esto ke demanda, el ladron era un kristiano komo edad de 40-45 anyos era de el kazal de Beltchin, ke el kual fue uno de una banda de ladrones ke soideyaron a la pochta de el governo, el ladron era atado kon una kuedra de los kovdos de sus brasos en detiniendolo un

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l’on attachait à un piler en fer, pour ne pas qu’ils s’échappent, et d’autres étaient attachés par les mains et les pieds. Ils logeaient dans des cabanes en bois seulement éclairées par une petite fenêtre et dormaient à même la terre. Dans ces cabanes s’entassaient 10 à 15 personnes que l’on sortait seulement une fois par jour pour qu’elles fassent leurs besoins. L’eau était donnée avec parcimonie. Quand le gouvernement avait des travaux à réaliser, on les faisait travailler. Leur visage avait la couleur des déterrés. On ne les laissait pas se raser ni même se laver et ils étaient couverts de poux. Quand ils parlaient, on les frappait. Après être restés enfermés une année et demie, on les passait en jugement ce qui prenait au moins une année jusqu’à la condamnation ou bien, pour quelques-uns, la délivrance. Les sentences étaient pour les uns la prison à perpétuité et on les envoyait à la tour de Vidin ou dans un autre lieu où se trouvait une tour comme Kale-Bent et pour les autres, la condamnation à mort par décapitation ou par pendaison. La décapitation était l’œuvre des bourreaux [djelates], des Tziganes, car les Turcs répugnaient à couper la tête des gens. Moi-même monsieur Moche A. Arié II, l’auteur et rédacteur de la chronique Arié, j’ai assisté à une décapitation. Un matin d’hiver, trois heures avant le lever du soleil, je me rendais au midrash de la vieille synagogue la lanterne à la main. Nous avions l’habitude d’aller entre jeunes à Rikun-Hasod pour lire les après-midi des shabbats. Alors que je passai par le pont des moulins, un garde [strajar] me dit qu’à la place du marché aux grains, près des potiers, on allait égorger un voleur et comme il voulait que j’y assiste, je me rendis sans tarder à cette place où se trouvaient d’autres personnes. Le voleur était déjà là et mangeait de petites pommes qu’on lui avait achetées sur son passage, car en ces occasions on satisfaisait toutes leurs demandes. C’était un chrétien âgé d’environ 40 – 45 ans originaire du village de Beltchin. Il faisait partie d’une bande de voleurs qui rançonnait la poste du gouvernement. Les bras du voleur étaient attachés aux coudes par un lien que tenait un garde au bout d’une longue corde. Trois autres gardes se tenaient près du voleur et deux


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Strajar de una kuedra larga i aparte avian i otros 3 Strajares serka de el ladron, i 2 Zinganos armados de grande kotchiyos eran enfrente, i tambien avia i un papaz, i puevlo ke ya avia, eramos todos de enfrente mirando, i en pasando komo un kuarto de ora vino el juz-bachi (poliseiski-pristav) i meldo la kondana, i al punto yamo a los Zinganos ke eran los djelates i eyos todos los 2 se le etcharon ensima de el ladron kon darles kon sus piernas en la espalda del ladron i los etcharon enbacho i el uno de estos djelates le enkacho la mano en la boka de el ladron para detenerle la kavesa i kon 3 fuertes kotchiades ke le dio de la parte de el kueyo le arondjo la kavesa en frente i la kavesa se arodeyo 3-4 vezes en diziendo « blu ! blu ! blu ! » i el puerpo tambien se enkojia i se esterava 2-3 vezes i el kueyo se le enkacho paja arientro, i lo decharon estirado, denpues ke ya amanesio 2-3 oras i vinieron la madre kon sus parientes denpues ke yoraron lo levantaron de parte los kristianos i lo enteraron sovre esto ke enkachan la mano en la boka de al ke lo van a degoyar los Turkos lo tienen por muy negro este, i dizen ke por esto es ke los Turkos, se dechan en el tepe de la kavesa un redondo komo 5 centimentros sin arapar i ke se echan kreser kaveyos kuanto ke pueda aferar una mano, ke es para kuando van a estar en la guera, i si el inimigo lo keria degoyar para ke lo afere de estos kaveyos i ke non le enkancha la mano en la boka, eyos los Turkos se arapan la kavesa entera, en dechandosen solo estos ditchos kaveyos ke es solo por esto.

Tziganes armés de grands couteaux étaient placés face à lui. Un pope était également présent ainsi qu’une foule de gens. Nous regardions tous lorsqu’au bout d’un quart d’heure, le juge présidant le tribunal arriva et lut la condamnation. Il appela aussitôt les Tziganes qui faisaient office de bourreaux et tous deux se jetèrent sur le voleur, le renversant à terre à grands coups de pied dans le dos. L’un des bourreaux lui fourra la main dans la bouche pour mieux lui tenir la tête et la lui arracha en lui donnant trois grands coups de couteau au niveau du cou. La tête se mit à rouler 3 – 4 fois en disant : « blu ! blu ! blu ! » et le corps se contracta et s’étira encore 2 – 3 fois. On remplit alors le cou de paille et on laissa le corps étiré. Deux à trois heures après le lever du soleil, la mère arriva accompagnée de ses parents et après l’avoir pleuré, ils l’emportèrent dans le quartier chrétien et l’enterrèrent. Les Turcs considèrent avec beaucoup de dégoût le fait d’enfoncer la main dans la bouche de celui que l’on va égorger. Il se dit que c’est pour cette raison que les Turcs s’abstiennent de raser une calotte d’environ cinq centimètres au sommet de leur tête et qu’ils se laissent pousser les cheveux de façon à ce qu’ils puissent être attrapés à la main. Ainsi, quand ils partent à la guerre, si un ennemi souhaite les égorger, il n’a qu’à attraper la tête par ces cheveux et n’a pas à leur fourrer la main dans la bouche. Les Turcs se rasent entièrement la tête à l’exception de ces cheveux pour cette raison. Nous remercions Marie-Christine Bornes-Varol, professeure des Universités à l’Inalco d'avoir bien voulu éclairer le sens de certains mots et expressions.

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Eyt Sha’arei Ratson Un chant de Rosh Hashana en judéo-espagnol

Le temps des portes de la bienveillance Ce texte en judéo-espagnol est un chant liturgique extrait du livre de la Genèse Bereshit 22, 1-14 qui relate l’épisode de la ligature ou du sacrifice d’Itzhak par Abraham. Cette prière est chantée à la synagogue les deux jours de Roch Hashana, juste avant la sonnerie du shofar au moment où les fidèles implorent la bienveillance de l’Éternel et également le jour de Yom Kippour. À noter que la sonnerie du shofar trouve son origine dans l’évocation de cet épisode du livre de la Genèse.

Ce texte nous a été adressé par un adhérent d’Aki Estamos, Monsieur Roger Misrahi que nous remercions ici.

Es ora ke las puertas de tu piadad sean aviertas D. a tu komunidad akodrate del paso de la antkidad. Oked vehaneekad vehamizbeah. La prova deciena ke el D. potente provo a Avraham, es la siguiente, tome a Itzhak tu descendiente, y hazelo alsasion a mi presente a un ke lo amas, amor ardiente. Oked vehaneekad vehamizbeah.

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L’heure est venue que les portes de ta bienveillance Soient ouvertes, Éternel, à ta communauté Souviens-toi des événements du temps jadis. De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. La dixième épreuve que le Tout Puissant Imposa à Abraham est la suivante Prend Isaac ton fils et offre-le-moi en sacrifice. Bien que tu l’aimes d’un amour ardent. De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. À Sarah il ne parla pas de cette mission Afin qu’elle n’y fasse pas opposition.


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A Sarah no deskuvrio esta mision por ke non iziera opozision. « Onde los savios de muestra nasion lo vo yevar ke le den instruksion. » Yorando izo su despartision. Oked vehaneekad vehamizbeah. A la maniana, Avraham bien desidido partio kon sus mosos y su kerido al dia trecero, el monte vido kon nuves y segnales distinguidos « ayi es el luguar » fue convensido. Oked vehaneekad vehamizbeah. Avraham kijo saver, si meresieron, sus mosos komo el si algo vieron, « nada no vimos » eyos respondieron, de su eskopo nada no entendieron. Les dicho « esperad » ansi izieron. Oked vehaneekad vehamizbeah. Kuando eyos estavan kaminando, Itshak le demando, maraviyado : « Padre, todo ya esta bien aprontado del karnero tu te as olvidado ? kualo dunke sera sakrifikado ? » Oked vehaneekad vehamizbeah Su padre respondio « al D. espero el nos aprontara algun karnero devemos kreer a D. verdadero y ser fidel a el y muy sinsero apronta el altar, yo esto kero » Oked vehaneekad vehamizbeah Estonses entendio el regalo Ke el mizmo sera sacrifikado O D. piadozo i enchalchado Este non ti sea olvidado Retorna tu nasion a su estado Oked vehaneekad vehamizbeah Avraham alegre i muy kontente Ovedisiendo al todo potente

« Auprès des sages de notre Nation Je vais le conduire pour qu’ils l’instruisent » En pleurant, Abraham prépara son départ. De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. Le matin suivant, Abraham bien décidé Partit avec ses serviteurs et son fils bien-aimé Le troisième jour, il vit la montagne Environnée de nuages et de signes distinctifs « Le lieu est là » se dit-il convaincu. De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. Abraham voulut savoir si ses serviteurs avaient mérité comme lui-même, s’ils avaient vu quelque chose. Nous n’avons rien vu répondirent-ils. Sans rien comprendre à son dessein. Ils leur dit « Attendez » et ainsi firent-ils De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. Pendant qu’ils étaient en chemin Isaac lui demanda, tout étonné : « Père, tout est bien préparé Mais le bélier, tu l’as oublié ? Qu’est-ce donc qui sera sacrifié ? » De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. Son père lui répondit : « J’ai foi en l’Éternel. Lui nous préparera un bélier Nous devons avoir confiance en Lui et Lui être très sincèrement fidèle. Prépare l’autel, c’est ce que je veux. » De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. Alors le fils chéri comprit Que lui-même serait sacrifié Ô Dieu de miséricorde et de grâce

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Ato al mansevo su desendiente Versando lagrimas komo la fuente Oked vehaneekad vehamizbeah Dezilde a mi madre Sarah, ke su gozo desparesio el ijo tanto dezeado ke a los noventa lo pario fue destinado para el kuchiyo y el fuego se ardio ke ansi fue la voluntad de el santo D. muncho yorara mi madre, konsolar no la puedo yo. Oked vehaneekad vehamizbeah. De ver el kuchiyo, mi kuerpo va temblando te rogo padre mio ke este bien aguizado, y kuando mi kuerpo sera en el fuego kemado toma un poko de siniza de tu bien amado, y dile a mi madre: « esto resto de tu ijo regalado » Oked vehaneekad vehamizbeah. Todos Los Angeles de el sielo, demandavan piadad « non amarguez a este viejo en su avansada edad esto ya es sufisiente por azer conoser su fidelidad de Avraham y de su ijo y su sinceridad no sea el mundo mankando de esta briyante klaridad » Oked vehaneekad vehamizbeah. Entonses se oyo una alta boz del cielo « Avraham Avraham » yamo el Eternelo no tokes al joven, ya konosi tu zelo kalmadvos y kayadvos, mis angeles del sielo este dia sera favoravle para mi puelvo » Oked vehaneekad vehamizbeah.

Que celui-ci ne soit pas oublié de toi Fais revenir ta Nation à sa situation antérieure De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. Abraham joyeux et très content Obéissant au Tout Puissant Attacha le jeune homme son descendant Tout en versant des larmes comme une fontaine De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. Dis à ma mère Sarah que sa joie a disparu Son fils tant désiré qu’elle enfanta à l’âge de 90 ans Que telle fut la volonté du Dieu Saint Ma mère pleurera beaucoup, je ne peux pas la consoler. De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. De voir le couteau, mon corps est tout tremblant « Je t’en prie, mon père, qu’il soit bien aiguisé Et quand mon corps sera brûlé dans le feu Prends un peu de cendre de ton enfant bien aimé Et dis à ma mère, voici ce qui reste de ton fils chéri. » De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. Tous les anges du ciel demandaient pitié « N’afflige pas ce vieillard en son âge avancé Ceci suffit à témoigner de sa fidélité Et de la sincérité d’Abraham et de son fils Que le monde ne soit pas privé de cette brillante clarté » De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé. Alors on entendit une voix forte venant du ciel « Abraham, Abraham » appela l’Éternel « Ne touche pas au jeune homme, j’ai reconnu ton zèle. Calmez-vous et taisez-vous mes anges du ciel. Ce jour sera favorable pour mon peuple.» De celui qui a attaché, celui qui a été attaché Et l’autel sur lequel cela s’est passé.

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Poèmes judéoespagnols de la Shoah De nombreux poèmes en judéo-espagnol évoquent le traumatisme indicible de la Shoah. Ils témoignent de la permanence d’une création littéraire sépharade postérieure à la Seconde Guerre mondiale et de la difficulté de rendre compte de la catastrophe survenue à tout un peuple. Chaque auteur exprime sa propre expérience et sa propre sensibilité : du témoignage à vif du déporté à l’effort de transposition poétique, du cri de révolte à la plainte murmurée, des textes écrits dans l’urgence de la déportation à l’évocation des disparus par de nouvelles générations. Parcourant ces textes, nous en avons retenu trois qui ont été lus en judéo-espagnol à l’occasion de la cérémonie du Yzkor au cimetière de Bagneux organisée le 6 octobre 2019 par le Farband – Union des sociétés juives de France. Ils sont reproduits ici avec leur traduction en français.

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Publié in Avner Perets Siniza i Fumo. Jérusalem 2006. Repris dans le recueil And the World Stood Silent. Sephardic Poetry of the Holocaust. Traduit et commenté par Isaac Jack Lévy. University of Illinois Press. 2000.

Siniza i fumo Avner Perets A la memoria de Saloniko Mi esfuenyo i mi amor Siniza i fumo Bolando, kayendo En un esfuenyo malo Sin salvasion. En la guerta kemada Asentada la fija Pasharos pretos Apretan su korason. Siniza i fumo Inchen sus ojos No ay ken ke la desperte A darle konsolasion. Por los sielos, ariva Pasa la luna Tapando su kara Kon una nuve – karvon.

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Cendre et fumée À la mémoire de Salonique Mon rêve et mon amour Cendre et fumée Volant, tombant Dans un mauvais rêve Sans issue. Dans le jardin brûlé Une jeune fille assise Des oiseaux noirs Oppressent son cœur. Cendre et fumée Emplissent ses yeux Il n’y a personne pour la réveiller Et la consoler. Dans les cieux, là-haut Passe la lune Masquant son visage D’un nuage – de charbon.


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La romansa de Rika Kuriel, novia de sangre

Publié in Avner Perets Siniza i Fumo. Jérusalem 2006. Un grito en el silencio. La poesía sobre el Holocausto en lengua sefardí : estudio y antología. Publié par Shmuel Refael. Tirocinio. Barcelone. 2008.

Avner Perets Kamino feo de la muerte, Por debasho nieve preta Pedaso de karvón kemado, El sol ariva en el sielo. Ni arvoles ni pasharikos Ni flores ni yervisikas. Rika Kuriel, novia de sangre, Delgadika, delgadika, Su korasón konjá korlada, Berbil siego en su garganta, Kanta su korasón y alma Sin voz y sin palavras, Asta la fin está kantando. Kamino feo de la muerte, El SS ‘stá gritando : Schnell y schnell ! ; de ves en kuando Kaye alguno sin alevantarse. Rika Kuriel, novia de sangre, Berbil siego en su garganta Yéndose sin voz kantando Asta su tálamo de muerte Àndjeles la akompanyan, Un koro de malahe mala Le kanta kantigas de boda : Rika Kuriel, flor de sangre, Tu novio ya afogado A la puerta del Gan’Eden Ayi te ‘sta asperando.

La ballade de Rica Curiel, fiancée de sang Chemin hideux de la mort Par-dessous la neige noire Un morceau de charbon brûlé, Le soleil perce dans le ciel. Ni arbres ni oiseaux Ni fleurs ni brins d’herbe. Rica Curiel, fiancée de sang, Si frêle, si frêle. Son cœur en fleur rouge, Un rossignol aveugle dans sa gorge, Chante son cœur et son âme Sans voix et sans paroles, Jusqu’à la fin, il chante. Chemin hideux de la mort Le SS hurle : « Vite ! Vite ! » De temps à autre Quelqu’un tombe sans se relever. Rica Curiel, fiancée de sang, Un rossignol aveugle dans sa gorge, S’en allant sans voix et chantant Jusqu’à son dais de mort Les anges l’accompagnent Un cœur d’anges maudits Lui chante des chants de noces : Rica Curiel, fleur de sang, Ton fiancé déjà asphixié À la porte du Gan Eden T’attend.

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Salonic Matilda Koen-Sarano No kero, Salonic, No kero ver tus kayes, Tus palasios, tus botikas, No kero ver tu mar De la kolor del sielo, Tus luces ensendidas. Kualo son estas rizas, Estas palavras, estos kantes ? Eyos vienen a mi Kon una kola de yoros. Para mi tu sos Una sivdad de muertos Un rekuerdo de vida Ke nunka va tornar, Ke spira a mi derredor Y no me desha reposo. El eko de tu lingua Trayida de Espanya Se siente dainda en el aire Y me ace estremeser. No puedes, Salonic, No puedes darme atrás Mi puevlo, mi lingua, Mi alma, tu alma. La dolor ‘stá arientro de ti. Salonic, tu alegria No es verdadera, Tu no me puedes enganyar.

Publié dans la revue Aki Yerushalayim n°63 et repris dans le recueil Un grito en el silencio. La poesía sobre el Holocausto en lengua sefardí : estudio y antología. Publié par Shmuel Refael. Tirocinio. Barcelone. 2008.

Salonique Je ne veux pas, Salonique, Je ne veux pas voir tes rues, Tes palais, tes boutiques, Je ne veux pas voir ta mer De la couleur du ciel Tes lumières allumées. Quels sont ces rires Ces mots, ces chants ? Ils me viennent Avec une traînée de larmes. Pour moi tu es Une ville de morts Un souvenir de vie Qui jamais ne reviendra Qui soupire à mon côté Et ne me laisse pas en repos L’écho de ta langue Venue d’Espagne S’entend encore dans l’air Et me terrifie Tu ne peux, Salonique, Tu ne peux me rendre, Mon peuple, ma langue, Mon âme, ton âme. La douleur est en toi. Salonique, ta joie N’est pas vraie, Tu ne peux pas me tromper.

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PARA MELDAR |

Para Meldar Une odyssée judéo-espagnole. Souvenirs et réflexions d'un médecin sépharade Isaac Papo Traduction de l’italien par Nathalie Bauer Lior éditions juin 2019 ISBN 978-2-490344-02-4

Le périple décrit par Isaac Papo est encore plus long que celui d’Ulysse : Andrinople (en turc Edirne, en judéo-espagnol Idirne), Istanbul, Milan, Barcelone, à nouveau Milan et, en outre, des séjours plus ou moins longs à Vienne, Berlin, Paris, en Bulgarie et en Thrace grecque. Dès qu’on ouvre le livre, on est impressionné par la mémoire véritablement hors du commun d’Isaac Papo. Il décrit avec minutie son propre parcours, retrouve les noms et les prénoms de ses innombrables camarades de classe ainsi que de ses professeurs. Il les suit dans leur vie post-scolaire, va à leur rencontre. Ces biographies sont placées dans leur contexte historique résumé avec précision. On pourrait s’attendre à un ouvrage touffu, bourré de références et de notes de bas de page, accessible seulement à des lecteurs spécialisés, stylo en main. Il n’en est rien. Le style d’Isaac Papo est fluide ; son livre, servi par la remarquable traduction de Nathalie Bauer est aisé à lire. Isaac Papo est atteint de « balkano-nostalgie ». Il est surtout intéressé à enrichir sa connaissance du monde sépharade. Sa conception du séphardisme, fruit de son expérience et de ses rencontres est subtile. Il sait en faire alterner l’exposé avec des anecdotes parfois amusantes, souvent dramatiques.

Les parents d’Isaac, Joseph Papo et Sarah Ovadia font partie de la communauté juive d’Edirne. Sur 120 000 habitants au début du XXe siècle, 17 000 à 18 000 sont juifs. La très grande famille Papo, si on y inclut frères, sœurs, oncles, tantes et cousins fait partie de la bourgeoisie aisée. Elle se consacre à la filature et au commerce de la soie. Les Papo possèdent une usine à Soufli qui va plus tard être intégré à la Grèce ainsi qu’un important groupe hôtelier, propriétaire des hôtels Montréal et Bergère à Paris. L’aspect de l’ouvrage d’Isaac Papo qui me paraît le plus intéressant est qu’il décrit la communauté sépharade de l’intérieur. Comment les Juifs d’Edirne se voient-ils eux-mêmes ? Comment, lors de leur séjour milanais, voient-ils le fascisme, d’abord triomphant puis déclinant ? Comment, lors de leur séjour barcelonais au lendemain de la guerre civile voient-ils le paléo-franquisme ? À Edirne, les Juifs sont adaptés à l’organisation pluri-nationale de l’Empire ottoman. La communauté juive, de même que les autres millet non-musulmans, jouit d’une certaine autonomie. Ses membres ne paraissent pas souffrir des restrictions d’habitat et d’habillement qui leur sont imposées. Leur langue vernaculaire est le judéo-espagnol qui affirme leur identité. Ils ne paraissent pas non plus souffrir du despotisme d’Abdul Hamid II que les Européens surnomment le sultan rouge. Si Abdul Hamid organise de 1894 à 1896 le massacre des Arméniens, s’il ne donne pas satisfaction à Herzl qui lui demande de favoriser une immigration juive en Palestine, il est, à juste titre, considéré comme favorable aux Juifs. Les Juifs d’Edirne se réfèrent volontiers à l’Espagne du XVe siècle qu’ils évoquent avec une grande nostalgie. Par contre, ils ignorent tout de l’Espagne contemporaine. L’action d’Angel Pulido

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et son livre Españoles sin patria ont peut-être eu une certaine influence en Espagne même : après la perte de ses colonies en Amérique du Sud, dans les Caraïbes et dans le Pacifique, les Espagnols se sont réfugiés dans un espace culturel abstrait, la Hispanidad dont les Sépharades font partie ; d’autre part, les dirigeants espagnols espèrent attirer des entrepreneurs juifs pour dynamiser leur économie. Par contre dans les communautés juives ottomanes, la sephardophilie espagnole n’a suscité aucun enthousiasme ni même aucune curiosité ni pour la langue espagnole moderne ni pour la culture espagnole contemporaine, ni pour la situation politique ni pour l’économie de l’Espagne du XX e siècle. Les Juifs d’Edirne ne paraissent pas non plus s’intéresser à leur propre histoire telle qu’elle s’est déroulée du XVe au XXe siècle. Ce sont des érudits, Moïse Franco, Joseph Nehama, Abraham Galante qui ont décidé de les instruire. Les Juifs d’Edirne sont, à cette époque, tout à fait adaptés à leur identité sépharade et n’envisagent pas un changement de leur situation. Ils sont même persuadés que la culture et l’identité sépharades sont supérieures à la culture et à l’identité ashkénazes qu’ils connaissent très peu. Sur quoi fondent-ils cette certitude que, au fond de lui-même, partage l’auteur de la présente recension ? On peut s’interroger aujourd’hui. Les 10 millions d’Ashkénazes ont produit de puissants mouvements de pensée, des partis politiques structurés. Parmi eux sont apparus des peintres, des musiciens, des poètes de génie. Rien de comparable chez les 300 000 Sépharades ottomans. Pour résumer l’état d’esprit des Juifs d’Edirne à la fin du XIXe siècle : une grande indifférence, un avant-hier mythifié, un hier ignoré, un aujourd’hui accepté sans enthousiasme et sans résignation, un lendemain qui n’a aucune raison d’être différent d’aujourd’hui. En peu d’années, la situation politique change ou, du moins, ce qui change, c’est le regard qu’y portent les Juifs d’Edirne. Ils ne peuvent que constater, de décennie en décennie, le démembrement de la Turquie d’Europe. Edirne avait

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été, avant la conquête d’Istanbul, la capitale de l’Empire ottoman. La magnifique mosquée du sultan Selim, conçue par le grand architecte Sinan, témoigne de cette période de gloire. Au XIXe siècle, Edirne est souvent la résidence d’été des sultans. C’est l’un des grands centres commerciaux de la Turquie d’Europe. Dans la communauté juive plusieurs personnalités y ont vécu, en particulier Joseph Caro, l’auteur du Shulhan Aroukh, où sont codifiées les lois de la tradition juive. Un protosionisme s’est développé. Un grand incendie en 1905, puis les guerres balkaniques en 1912-1913 mettent fin à cette période relativement heureuse. Occupée quelques mois par les Bulgares avant de revenir à la Turquie, Edirne n’est plus qu’une bourgade frontalière sans perspective. Comme beaucoup de familles qui quittent les villes secondaires pour les grandes villes avant d’émigrer vers l’Europe occidentale ou l’Amérique, les Papo abandonnent Edirne et s’installent à Istanbul en 1914. Joseph Papo et Sarah Ovadia s’y marient le 8 août 1915. La guerre place la famille Papo dans deux camps opposés. Les uns continuent à commercer avec la Bulgarie, alliée de la Turquie et de l’Allemagne. Les autres fournissent le corps expéditionnaire franco-britannique débarqué à Salonique. À Istanbul, la société sépharade est fractionnée en noyaux plus ou moins peuplés, sans principes unificateurs. Les privations alimentaires affectent les familles les plus modestes. La guerre paraît lointaine, non seulement les fronts du Caucase et de la Mésopotamie, mais aussi, curieusement, celui des Dardanelles. Pour les Papo, Istanbul n’est qu’une étape. Joseph n’y retournera qu’une seule fois, Sarah jamais. Milan est le centre du commerce et de l’industrie de la soie. C’est donc là que les parents Papo décident de se fixer pour des raisons pratiques et professionnelles et non pour des raisons affectives comme certaines familles juives de culture italienne. À ce propos, vous me pardonnerez, j’espère, chers lecteurs, une brève digression. La commu-


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nauté juive livournaise de Salonique est bien connue. Le sont beaucoup moins ces communautés juives italiennes de quelques dizaines de familles qui existent dans les grandes villes ottomanes. Leurs membres portent parfois le nom de leur ville d’origine. À Smyrne, par exemple, il y a des Taranto, des Veneziani, des Padova, des Romano, des Pontremoli ; ces derniers sont installés à Smyrne depuis le XVIIIe siècle. Aron de Joseph Hazan directeur-fondateur du journal La Buena Esperanza, drogman 1 du consulat général d’Italie à Smyrne est de nationalité italienne. Il est expulsé de Turquie en 1911 lors de la guerre italoturque. Lorsqu’il revient, il milite pour la fondation d’une école juive italienne. J’ai bien connu la famille Pardo. Les enfants fréquentaient l’école italienne. En 1941, le fils aîné a voulu combattre aux côtés des troupes italiennes. Il a été fait prisonnier par les Anglais à Tobrouk. Après la guerre, il s’est installé à Milan. Par contre, mon grand-père Raphaël Pontremoli ne m’a jamais parlé de ses origines italiennes ni de la ville dont il portait le nom, l’antique Apoue, proche du col de la Cise, point de passage entre la côte ligure et la vallée du Pô. Il n’était pas de nationalité italienne. Il ne parlait pas italien. Quelles étaient donc ces familles juives italiennes ? Quand sont-elles arrivées à Smyrne ? Était-ce un milieu homogène ? Ces questions mériteraient d’être étudiées. Voici donc Joseph et Sarah Papo installés à Milan en 1923, d’abord dans un hôtel luxueux du centre, dont la famille Papo est l’actionnaire principal. Une usine de métiers à tisser près de Brescia emploie 900 ouvriers. Isaac naît en 1926. La crise économique de 1929 affecte tout particulièrement le commerce et l’industrie de la soie, d’autant plus que la soie artificielle, la rayonne, se substitue à la soie naturelle. Les cours s’effondrent. La famille Papo est ruinée. Elle s’isole dans son milieu sépharade, ne se mêle pas à la population milanaise, n’essaie pas d’apprendre l’italien. La dictature mussolinienne ne paraît guère aux Papo différente de celle d’Abdul Hamid, d’autant plus que Mussolini, à cette époque, a la réputa-

tion d’être favorable aux Juifs et que plusieurs hiérarques fascistes sont juifs. Par contre, Isaac s’italianise. Il communique en judéo-espagnol avec ses parents, mais sa langue maternelle sera l’italien et sa patrie d’adoption sera l’Italie. La vie quotidienne est agréable : cinéma, parties de poker et de billard, vacances au bord de la mer ou à la montagne. C’est la période du fascisme triomphant, du dixième anniversaire de la marche sur Rome. L’ambiance s’alourdit à la fin des années 1930. La montée des périls est perceptible : Anschluss, Munich, invasion italienne de l’Albanie. Le 15 juillet 1938 paraît dans le Giornale d’Italia le Manifeste de la Race qui proclame que les Juifs ne font pas partie de la race italienne. Les enfants juifs sont exclus des écoles publiques. Les Juifs étrangers doivent quitter l’Italie dans un délai de six mois. Quitter l’Italie pour aller où ? En Espagne… En 1924, le dictateur Miguel Primo de Rivera a signé le Real Decreto permettant aux Sépharades d’obtenir la nationalité espagnole. Le Consul général d’Espagne à Milan facilite les démarches des Papo. Il les autorise à retarder leur départ et les avertira quand sa protection sera insuffisante. C’est le cas à l’automne 1942. Les Papo quittent Milan le 26 septembre 1942, traversent sans autorisation de s’y arrêter le sud de la France, zone encore non occupée, et arrivent à Barcelone. Le frère aîné d’Isaac avait précédé la famille et s'y était installé dès 1939. Il raconte le spectacle de désolation qu’il a trouvé à la fin de la guerre civile. En 1942, l’Espagne que découvrent les Papo est différente. Dans l’Italie en guerre, dans la France de Vichy, le black-out nocturne est imposé. En Espagne, les rues brillent de mille lumières. On peut se procurer les journaux suisses, anglais et américains. Les opposants sont sévèrement poursuivis, mais on entend souvent des plaisanteries anti-franquistes. Curieusement les Papo ont l’impression de se trouver dans un pays de liberté. Ils savent qu’ils resteront peu de temps en Espagne, d’autant plus que la situation militaire est en train de basculer. Ils n’essaient pas

1. drogman : terme désignant dans le monde ottoman un interprète aux fonctions élargies d'agent d'influence, de négociateur, de commissionnaire. ndlr.

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Isaac Papo devant la polyclinique universitaire de Milan en 1955.

de se mêler aux autres groupes de réfugiés. Ils n’essaient pas d’apprendre l’espagnol moderne puisque pensent-ils, ils parlent déjà espagnol ; ils oublient que les nombreux mots hébraïques, turcs et français de judéo-espagnol, leur accent oriental rendent la communication parfois difficile. Ils s’isolent dans leur identité judéo-espagnole, fréquentent les cafés où, souvent au marché noir, s’effectuent les échanges commerciaux. Ils ne s’étonnent pas du contraste entre l’austérité et le puritanisme officiels et la prostitution omniprésente. De retour chez eux, ils sont impressionnés par la différence entre le dynamisme français et italien, et l’Espagne appauvrie et sans avenir. Les derniers chapitres du livre d’Isaac Papo sont consacrés aux Sépharades des pays de l’Europe orientale et centrale, Yougoslavie, Grèce, Bulgarie, Roumanie. Dans le chapitre où il traite de son séjour de perfectionnement à l’hôpital de La Salpêtrière, j’ai retrouvé les souvenirs de mes premières années de médecine. J’ai aussi apprécié l’analyse de l’évolution de la langue judéo-espagnole. Langue vernaculaire pour les plus anciens, elle ne l’est plus pour la génération suivante qui la comprend pourtant et la parle. Les plus jeunes vont bientôt être francophones, bulgarophones, hellénophones, castillanophones. Aujourd’hui, cette synthèse d’aragonais, de castillan, de léonais, de portugais du XVe siècle est un objet d’études universitaires d’hispanisants juifs et non-juifs. Isaac Papo, son histoire est la nôtre, la tienne, la mienne : une enfance ballottée d’un bout à l’autre de la Méditerranée, une patrie d’adoption aimée et servie en citoyen responsable et actif, une acculturation résolument voulue et réussie, une carrière heureuse ; et d’autre part un refus de l’acculturation, un souhait d’approfondir sa connaissance du séphardisme par respect des ancêtres et sans hagiographie, une recherche de ce qu’on a en soi de « balkano-nostalgie » et de judéo-espagnol. Voilà bien les objectifs d’Aki Estamos et de Kaminando i Avlando. Surtout,

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cher lecteur, si tu prononces ces termes, marque bien les a : kaminando, avlando ; mets bien l’accent tonique sur l’avant-dernière syllabe : kaminándo, avlándo, estámos ; ce sera parfait si tu utilises l’élision en disant : akistámos. Te voici donc vraiment sépharade. Ande nasites tu ? en Idirne ? en Selanik ? en Magnasia ? en Kasaba ke oy se yama Turgutlu ?

Henri Nahum

Au moment où nous mettons sous presse, nous apprenons avec une grande tristesse la disparition d'Isaac Papo, à Côme en Italie, où il s'est éteint paisiblement à l'âge de quatrevingt-treize ans le jour de Rosh Hashana. Nous adressons nos affectueuses pensées à ses deux enfants, David et Miriam. Puissent les Mémoires d'Isaac Papo conserver longtemps son souvenir, celui de tous les êtres qu'il a aimés et guider nos pas sur le chemin de la vie. En Gan Eden ke deskanse.


Las komidas de las nonas RESHIKAS

BISCUITS AU SÉSAME

Pour la pâte – 4 œufs – 1 tasse de sucre extra-fin – 1 tasse d’huile végétale (olive ou tournesol) – 1 tasse de jus d’orange frais – 7 à 8 tasses de farine pâtissière tamisée – 3 cuillères à café rases de levure chimique

Pour le nappage – 1 tasse de graines de sésame ou le mélange de 2 cuillères à soupe de sucre en poudre extra-fin et de deux cuillères à café de cannelle moulue le tout versé dans une assiette creuse. – 2-3 jaunes d’œufs légèrement battus dans un bol.

Préparation Préchauffer le four à 190°C et couvrir avec deux plaques de papier cuisson. Préparation de la pâte : battre les œufs et le sucre dans un grand bol jusqu’à ce que le mélange soit fluide et éclairci. Ajouter l’huile et battre à nouveau. Ajouter la levure chimique et verser le jus d’orange. Ajouter une à une, trois tasses de farine sans cesser de remuer le mélange. Ajouter enfin les quatre à cinq dernières tasses de farine en pétrissant à la main jusqu’à obtenir une pâte souple et qui n’attache pas. Pour former les reshikas : diviser la pâte en quatre sections. Réserver les sections que l’on n’utilise pas en les couvrant d’une serviette. Couper la pâte en morceau de 20 g et rouler avec les doigts pour former des rouleaux d’environ 30 cm de longueur. Prendre les extrémités des rouleaux et les faire s’entrecroiser au centre afin de former trois lobes. Presser doucement pour faire adhérer. Poser les reshikas sur les graines de sésame afin d'en couvrir le dessus. Disposer les biscuits sur les plaques de cuisson en laissant un écart de 2,5 cm. Avec un pinceau, badigeonner le dessus des biscuits avec les jaunes d’œuf.

Disposer la plaque de cuisson au milieu du four et cuire approximativement 20 à 25 minutes jusqu’à ce que les biscuits deviennent fermes et dorés. Une fois les biscuits cuits, les laisser refroidir sur une grille hors du four. On répète ensuite l’opération jusqu’à épuisement de la pâte.

Recommandation Dans une atmosphère humide, les reshikas ont tendance à ramollir. Il est conseillé de les conserver dans une boîte hermétique. Elles peuvent retrouver leur côté croustillant en les passant 10 minutes dans un four préchauffé à 150°C.

Recette adaptée du livre de Stella Cohen. Jewish family recipes from the Mediterranean island of Rhodes. 2012.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, François Azar, Marie-Christine Bornes Varol, Corinne Deunailles, Audrey Fourniès, Enrico Isacco, Matilda Koen-Sarano, Jenny Laneurie, Félix et Annette Loëb, Roger Misrahi, Henri Nahum, Avner Perets. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Devant leur maison de famille, en surplomb : Meïr Nahum, père d’Henri. Assises de gauche à droite : Ketty Nahum, Rebecca Mizrahi, Bella Pontremoli, Esther Mizrahi avec Henri Nahum sur ses genoux. Izmir, 1928. Impression Caen Repro Parc Athéna 8, rue Ferdinand Buisson 14 280 Saint-Contest ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300048 Octobre 2019 Tirage : 1000 exemplaires Numéro CPPAP : 0324G93677

Aki Estamos – Les Amis de la Lettre Sépharade remercie ses donateurs et les institutions suivantes de leur soutien


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