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| J ANVIER, FÉVRIER,

MARS 2020 Tevet, Chevat, Adar 5780

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

02 L os Djudyos en luyto – Les Judéoespagnols en deuil

16 M aurice

Abravanel, un chef d’orchestre au XXe siècle — FRANÇOIS AZAR

28 Chronique de la famille Arié de Samokov (suite)

34 P ara meldar

— HENRI NAHUM, FRANÇOIS AZAR

SUPPLÉMENT

La Niuz


L'édito Les chansons de Mathilde disaient des choses qui n’existaient pas, dans une langue qui n’existait plus. Clarisse Nicoïdski, Couvre-feux Alors que nous nous apprêtions à tourner la page d’une année riche en rencontres et en réalisations, alors que nous abordions la nouvelle décennie avec de nouveaux projets et de nouvelles envies, trois disparitions survenues la même semaine nous ont invités au recueillement, au silence, au souvenir. Jo Amiel, Haïm Vidal Sephiha, Henri Nahum, dans l’ordre où la mort nous les a enlevés, trois départs presque simultanés comme pour nous alerter, réveiller nos consciences, nous donner à penser. Ce n’est pas seulement une génération qui s’efface, ce sont d’abord et avant tout trois combattants, trois résistants. Dans les deux portraits que nous esquissons dans ce numéro – celui d’Henri Nahum était développé dans le numéro précédent – c’est cette caractéristique qui frappe. Haïm Vidal Sephiha était bien sûr un survivant du camp d’Auschwitz, du petit nombre de ceux qui pouvaient encore témoigner. Il était aussi le symbole bien vivant du réveil du judéo-espagnol, avec l’énergie vitale des êtres qui ont frôlé la mort et se sont sentis investis d’une mission au nom des disparus. C’est sans doute pour cela – comme d’autres déportés et résistants – qu’il avait la révolte facile, un peu trop sans doute, face à tous les obstacles qui pouvaient se dresser sur son chemin. Ce chemin est aussi le nôtre et, avec modestie, nous nous efforcerons de le prolonger. Jo Amiel c’était une autre voix, une autre leçon de vie. Celle d’une école de la fraternité et de la solidarité venue des quartiers populaires de Turquie et de Paris. Un appétit aussi de culture à l’image de ses amis René et Esther Benbassat auxquels

nous pensons beaucoup en écrivant ces lignes. Jo avait échappé à plusieurs rafles, comme on le lit souvent, par un mélange de chance et d’énergie. Lui aussi avait eu à cœur de témoigner pour les déportés – sa sœur Fanny et nombre de ses amis – et de transmettre son judaïsme à ses enfants et petits-enfants. Henri Nahum, enfin, qui ne se berçait pas d’illusions sur la survie du judéo-espagnol – il nous le confiait encore il y a quelques mois – mais qui combattit pour lui jusqu’à son dernier souffle. La chronique du livre de Benjamin Abouaf que nous publions ici est en effet son dernier texte, envoyé quelques semaines avant sa mort. Henri savait parfaitement où il allait même s’il donnait parfois le sentiment de cultiver les paradoxes : Juif laïc, il réunissait ses disciples de l’hôpital Beaujon tous les samedis matin pour des échanges où il était question de tout sauf de médecine. Juif fidèle, il consacra à sa communauté et à sa ville natale une thèse d’histoire qui fait autorité. Sous Henri affleure l’autre prénom hébraïque, Haïm, la vie. Tous aimaient la vie avec passion et ne la bridaient qu’à force d’études, de travail et de raison. À nous aujourd’hui de relever le défi. Celui tout entier contenu dans la citation de Clarisse Nicoïdski. Redonner vie à un imaginaire, à des trésors de savoir-vivre, de sagesse et de tendresse qui n’ont plus de terres où s’enraciner. Si nous nous sentons parfois bien exilés dans le monde tel qu’il va aujourd’hui, cet exil intérieur est sans doute ce que nous avons de plus précieux. Il nous guide vers d’autres chemins possibles, nous retient de verser dans l’oubli, nous engage à être fidèles à ceux qui ont ouvert la voie. Ce chemin qu’il soit doux ou escarpé, venté ou ensoleillé, nous vous invitons à le parcourir une année de plus ensemble ! Anyada buena kon salud, alegriya i reushita kumplida !


KE HABER DEL MUNDO ? |

Ke haber del mundo ?

Turquie Festival de la culture sépharade à Izmir La deuxième édition du festival organisé par la municipalité d’Izmir et la fondation de la communauté juive a commencé par une cérémonie à la synagogue des forasteros de Kemeraltı. Le maire du quartier Abdul Batur a ouvert le festival avec le maire d’Izmir Tunç Soyer, le président de la fondation de la communauté juive, Sami Azar et un grand nombre de personnalités de la ville. Dans son discours, Sami Azar a insisté sur l’importance de cette manifestation pour mieux faire connaître l’histoire, les tradi-

tions et les coutumes juives et ainsi lutter contre les préjugés et toutes les formes de discriminations religieuses et ethniques. Le maire du quartier où sont situées la plupart des synagogues historiques a souligné la longue histoire du centreville où cultures et religions musulmane, juive et chrétienne se trouvent imbriquées depuis des siècles. Il a manifesté sa volonté de contribuer à la restauration des synagogues, à préserver le quartier des constructions de grande hauteur et à intégrer

le patrimoine architectural juif à un circuit touristique comprenant le quartier antique. Le festival qui s’est ouver t le 26 décembre 2019 se prolongera jusqu’au 3 mars 2020 avec des expositions, des projections de films, des concerts, des entretiens, des ateliers et des voyages.

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Los Djudyos en luyto Les Judéo-espagnols en deuil

La communauté judéo-espagnole est en deuil. La même semaine, trois figures du monde sépharade, trois gueverim, nous ont quittés : le professeur Haïm Vidal Sephiha, ancien déporté à Auschwitz, infatigable défenseur du djudezmo et fondateur de la première chaire d’enseignement de la langue judéoespagnole, Henri Nahum, professeur honoraire de la faculté de médecine de Paris, officier de la légion d’honneur et docteur en histoire, Jo Amiel, l’un des grands témoins de notre communauté, auteur de trois livres remarqués et père de notre amie Lise Amiel Gutmann. À travers leur héritage toujours vivant, ils ne seront pas oubliés ; nous leur rendons hommage à travers ce numéro. Le rabbin Daniel Farhi retrace l’itinéraire de son ami, Haïm Vidal Sephiha. La voix de Jo Amiel est présente grâce à l’entretien qu’il accorda en 2011 à Mathilde Pessah et Évelyne Nahmias. Quant à notre ami Henri Nahum dont le témoignage était au cœur du numéro d’octobre dernier, il est encore présent à travers la chronique du livre de Benjamin Abouaf, D’Izmir à Haïfa : les mémoires d’un juif turc qu’il nous adressa quelques semaines avant son décès. Bel exemple d’abnégation, de ténacité, de passion aussi. Henri était tout cela ensemble. Comme lui, nous ne renoncerons jamais ! En pas ke deskansen. Mas por dingunos no !

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Hommage à Haïm Vidal Sephiha Survivant des camps de la mort, Haïm Vidal Sephiha a consacré ses recherches à l’étude de la langue judéo-espagnole, pour laquelle il créa la première chaire mondiale à l’Institut national des langues et civilisations orientales en 1982. Il s’est éteint le 17 décembre 2019, à l’âge de quatre-vingtseize ans après une hospitalisation de plusieurs mois. Haïm Vidal Sephiha était né le 28 janvier 1923, à Bruxelles, d’une famille judéo-espagnole venue en 1910 d’Istanbul. Ses parents, David Nissim Sephiha et Esther Eskenazi, étaient restaurateurs de tapis. Haïm avait cinq frères et sœurs. Il étudia dans un lycée francophone de Bruxelles et apprit de nombreuses langues. Il entreprit des études d’agronomie qui tournèrent court, car il fut renvoyé de l’institut agronomique en tant que Juif − c’était en novembre 1941− mais il put les poursuivre dans un centre d’apprentissage d’horticulture créé par l’Association des Juifs de Belgique et dirigé par Haroun Tazieff. Il étudia clandestinement à l’Université libre de Bruxelles jusqu’à son arrestation par les Allemands le 1er mars 1943. Il fut déporté à Auschwitz-Birkenau. « La marche de la mort » le mena au camp de Dora puis à celui de BergenBelsen où il fut libéré par les Anglais le 15 avril 1945. Tel ne fut pas le sort de son père et de certains de ses frères et sœurs également déportés et morts dans les camps. De retour en Belgique, il poursuivit des études de chimie qui le menèrent à la profession d’ingénieur.

Haïm Vidal Sephiha le jour de sa Bar-Mitzvah à Bruxelles en 1936.

À trente ans : un nouveau destin Toute la vie de Haïm Vidal Sephiha fut bouleversée par sa prise de conscience qu’en tant que seul survivant de sa famille, il se devait d’œuvrer pour perpétuer l’étude et l’usage de la langue de ses parents, le judéo-espagnol. En 1953, il abandonna le métier d’ingénieur chimiste pour entreprendre des études de linguistique, de littérature espagnole et portugaise à la Sorbonne. Muni d’un doctorat d’espagnol, de diplômes de yiddish, de roumain et d’hébreu, il commença d’enseigner à l’université. Il créa en 1982 la première chaire de judéo-espagnol au monde qui fut installée à l’INALCO (Langues O). Retraité en 1991, il continua à enseigner à Paris-8 et à l’université Martin-Buber de Bruxelles. Parallèlement, il créa des ateliers de judéoespagnol à l’École pratique des hautes études, au

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Centre Rachi, puis au Centre communautaire de Paris. En 1979, il fonda l’association Vidas Largas pour la défense et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles.

La dalle à Auschwitz

Les six enfants Sephiha à Bruxelles en 1930.

Aux côtés de Michel Azaria et de Gisèle Nadler, il fonda également l’association « Judéo-Espagnol à Auschwitz » ( JEAA) dont l’objet était d’obtenir l’adjonction au Mémorial d’Auschwitz-Birkenau (Pologne) d’une dalle en judéo-espagnol, car de très nombreux membres de cette communauté y ont été déportés, notamment de Salonique ainsi que d’autres pays du Levant. Cette dalle fut inaugurée en présence de Simone Veil le 24 mars 2003. En 1981, Haïm Vidal Sephiha créa avec Arlette Lévy et Michel Zlotowski une émission hebdomadaire en judéo-espagnol sur la fréquence juive, Muestra lingua, qu’il anima pendant 25 ans avant de passer le flambeau à notre ami Edmond Cohen.

Distinguer le ladino du judéo-espagnol À toutes ces activités culturelles, le professeur Haïm Vidal Sephiha, ajouta une importante production littéraire. Il écrivit sept livres et plus de 400 articles sur la langue judéo-espagnole, parmi lesquels L’agonie des Judéo-Espagnols (Éd. Ententes, 1977, réédité en 1985 et 1991), Yiddish et judéo-espagnol : un héritage européen, (Éd. Bureau européen pour les langues moins répandues, 1997), Ma vie pour le judéo-espagnol, la langue de ma mère. Entretiens avec Dominique Vidal (Éd. Le bord de l’eau, 2015). La théorie qu’a défendue avec ardeur Haïm Vidal Sephiha portait essentiellement sur la distinction précise entre le judéo-espagnol vernaculaire (djudezmo) et le judéo-espagnol calque (ladino) qui ne se parle pas, mais qui résulte de la traduction littérale de l’hébreu en espagnol.

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Haïm-Vidal Sephiha était marié en secondes noces à une Allemande non juive Ingeborg, beau symbole après sa déportation. Il avait un fils, Dominique, ancien journaliste au Monde diplomatique, et deux petits-enfants, Marc-Olivier et Leïla. C’était un homme de passion au caractère très entier, ce qui ne lui a pas valu que des amis ! Son œuvre, qui lui survivra, aura été prodigieuse : grâce à lui, la culture judéo-espagnole n’est pas morte après la Shoah. Il a également passé sa vie à témoigner de cette dernière pour mettre en garde les générations à venir contre la barbarie qui a pu sévir au sein d’une Europe cultivée et dont, hélas, il est à craindre la résurgence dans nos sociétés oublieuses. Rabbin Daniel Farhi


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Examens du baccalauréat. Haïm Vidal Sephiha (accoudé au vélo) avec ses camarades. Bruxelles. Juin 1941.

À gauche : Haïm Vidal Sephiha moniteur en juin 1942 à l'école d'horticulture juive de La Ramée (Bomal, Belgique). À droite : Haïm Vidal Sephiha et son fils Dominique. Paris. 1960.

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Voyage à Salonique en 1980. À gauche : Alain de Tolédo. De droite à gauche : Enrique Saporta i Beja et Haim Vidal Sephiha. Source : photothèque sépharade Enrico Isacco. Collection Sephiha.

Haïm Vidal Sephiha et le rabbin Daniel Farhi. Paris. 1985.

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Hommage à Henri Nahum

Henri Nahum a sept ans. Ses parents lui ont offert un beau costume marin venant de France. La casquette porte le nom du bateau, Jean Bart ou Dunkerque. Mais, pour prouver leur attachement à la patrie turque, les parents d’Henri ont fait broder à la place, Istanbul. Ils ont accroché sur la poitrine d’Henri une médaille à l’effigie de Mustafa Kemal. Izmir, 1935.

Cher Henri, Triste nouvelle en ce dimanche matin 22 décembre en ouvrant ma messagerie. J’apprends ton décès qui m’apparaît brutal alors que je pensais pouvoir encore parler avec toi d’un sujet qui nous occupait depuis deux ans déjà. D’un coup j’ai réalisé tout ce que tu m’avais apporté, toutes les découvertes que je te devais et d’abord celle, incroyable, de notre cousinage, grâce à ton beau-frère André. C’était il y a presque 30 ans. Je me souviens encore de notre première rencontre, dans ton bureau de l’Hôpital Beaujon, alors que je m’apprêtais à partir à Izmir. Tu m’avais alors livré quantité d’informations, prodigué tes conseils, indiqué des contacts sur place… Grâce à toi , j’ai rencontré Stami, ta voisine, ta « petite copine d’enfance » comme tu disais, qui était restée ton amie et qui est ensuite devenue la mienne. Tu as beaucoup compté dans ma découverte de la Smyrne d’hier et de l’Izmir d’aujourd’hui. C’est grâce à tes contacts sur place qu’Izmir a (re)pris vie dans la mienne. Tu m’as parlé de Raphaël, ton grand-père, frère de mon arrière-grand-mère, de leur sœur Sarina et des autres Pontremoli que nous partagions. Tu m’as permis de découvrir le visage de nombre d’entre eux dont tu conservais des photos, tu m’as montré le précieux manuscrit de notre ancêtre Youssef Benjamin, tu m’as parlé de l’oratoire des Pontremoli, du ponton de Karataş et aussi de la maison de ton enfance.

À chaque fois que j’allais à Izmir, tu me demandais d’aller la voir, non sans avoir ajouté, l’œil malicieux : « on ne peut pas y toucher parce qu’elle est adossée à la synagogue. Si on la touche, on touche à la synagogue. » En effet, contrairement à d’autres, ta maison est toujours là et habitée. Je te dois aussi, grâce à la passion d’Izmir que tu as contribué à me transmettre, l’existence de notre petit groupe des Dames de Smyrne dont tu disais, amusé, faire partie. Tu avais d’ailleurs partagé l’un de nos déjeuners au cours duquel les échanges avaient été fructueux. Merci Henri d’avoir rendu notre chère Izmir si vivante pour moi, pour nous. Je te promets qu’à chaque fois que je retournerai à Izmir, j’irai voir ta maison. Je te promets aussi que notre petite équipe mènera à bien notre projet. Nous te le devons. Mes pensées vont bien sûr aussi à MarieOdile, à tes fils, à tes petits-enfants auxquels tu laisses le précieux héritage de l’histoire de tes origines. Laurence Abensur-Hazan

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Adieu à Jo Amiel

Jo Amiel. Paris 2005. Photo : Thierry Samuel.

Jo Amiel vient de nous quitter à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Figure du petit monde judéo-espagnol, il était issu de l’émigration des Turkinos qui avaient trouvé avantguerre dans le 11e arrondissement de Paris une terre d’élection. Ses parents faisaient partie de ce prolétariat juif qui trouva dans le parti communiste la dignité, la fraternité et un idéal avant d’en connaître les désillusions. Jo Amiel a connu la traque des Juifs dans la France occupée dont il a témoigné dans plusieurs livres : La Rafle (Cerf, 1993), Les Temps du siècle (Éditions du Marais, 2000), Et si… Un rêve imaginé (Safed, 2007). Mais Jo Amiel c’était aussi une voix, la gouaille et la vitalité d’un Paris d’un autre temps. Un temps de pauvreté certes, mais aussi un temps où la camaraderie, la solidarité, la fraternité étaient infiniment plus développées qu’aujourd’hui et où l’amitié n’était pas encore monétisée sur les réseaux sociaux. Nous avons fait le choix de ne retoucher qu’à la marge le script de l’entretien qu’il réalisa en mai 2011 avec Mathilde Pessah et Évelyne Nahmias à l’occasion de l’élaboration du Mémorial de la déportation des Judéo-Espagnols de France afin que par-delà sa disparition, sa voix nous parvienne sans filtre.

Je m’appelle Joseph Amiel, mais je me fais appeler Jo Amiel : Joseph Amiel c’est le nom d’un écrivain américain qui a traduit les écrits de Sulitzer en Amérique et qui a édité un livre en France… alors je suis Jo Amiel, né le 5 mars 1926 à Paris.

1923 mes parents quittent la Turquie Mes parents venaient de Turquie où ils se sont mariés en 1920. Mon père, Avram, était typographe en Turquie, mais typographe en caractères ottomans ; maintenant personne ne sait plus lire ces caractères… d’ailleurs, les passeports de mon père et de ma mère sont en écrits comme ça. En 1922, Atatürk a fait promulguer deux lois, l’une ordonnant d’abandonner les caractères ottomans et d’adopter les caractères latins, et mon

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père donc s’est trouvé empêché dans son travail, et l’autre, la préférence nationale, à savoir lorsque deux employés se présentaient, on devait donner la priorité au musulman. C’est ma mère qui m’a raconté cela. À cette époque, ma mère, Hoursi, était femme de ménage à Istanbul, à l’hôtel Péra, depuis peut-être une quinzaine d’années environ. Elle a commencé toute jeune là-bas quand elle s’est trouvée orpheline avec sa petite sœur ; toutes les deux étaient illettrées. Leur père, Yehouda Menassé, était professeur d’hébreu et « d’espagnol », notre espagnol bien sûr, et leurs deux frères, convenablement éduqués, étaient « muy savidos »  1. En revanche, la dernière, la petite sœur, a reçu une éducation à l’occidentale. Les choses avaient évolué. Revenons à l’hôtel Péra. Pour nettoyer les chambres, les femmes musulmanes pouvaient faire aussi bien qu’elles, même si ma mère prétendait qu’elle travaillait mieux et qu’elle et sa sœur étaient meilleures… mais enfin ça, c’est personnel ! Mon père et ma mère, après s’être mariés en 1920, ont eu leurs deux premiers enfants : ma sœur aînée, Dina – Elisa, qui malheureusement est décédée en 1999, et ma sœur Fanny qui est née en France, trois mois après leur arrivée et qui a été déportée.

Marseille Mes parents so nt venus en France en novembre 1923, à bord d’un vapeur comme disait ma mère, un navire où il y avait une moitié de Juifs et une moitié d’Arméniens ; elle me racontait que sitôt quittées les eaux territoriales de la Turquie, les Arméniens avaient eu un geste symbolique : ils se sont réunis sur le pont et ont jeté leur fez à la mer… voilà, ils avaient « rompu » avec la Turquie. Mon père était un costaud, très fort ; à peine arrivé à Marseille, une fois les formalités termi-

nées, il a été embauché sur le quai par des employeurs qui cherchaient des gens. Ils ont habité Marseille plusieurs mois, logés et tout, et ma foi, si j’y étais né, je parlerais aujourd’hui avec l’accent marseillais… mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Mon père avait une sœur, la tante Marie, qui habitait au Parc de Saint-Maur, qui leur a écrit pour dire qu’elle avait un pavillon et pouvait les accueillir.

1924 de Saint-Maur à Paris Ils sont donc venus en 1924 à Saint-Maur et c’est là que ma mère, à peine arrivée, a accouché. Mais kon le mazal 2 – et on n’avait pas beaucoup de mazal ! – à peine installés dans le pavillon, au bout d’un mois ou deux, la Marne a débordé et, à trois heures du matin, les pompiers sont venus, ont évacué tout le monde et les ont emmenés dans un hôtel à Paris qui se trouvait rue Trousseau.

1. Muy savidos : très savants. 2. Kon le mazal : avec notre chance.

1926 naissance à Rothschild Je suis né le 5 mars 1926 à l’hôpital Rothschild. Mes parents étaient déjà rue Trousseau. C’est là que nous vivions, au 4e étage ; il y avait un café au rez-de-chaussée avec une marche et, dans mes souvenirs d’enfant, j’ai des flashes comme quoi j’étais dans le café, je descendais les marches pour aller dans la rue et voir si on venait me chercher. Mon père a travaillé comme homme de peine, manœuvre, chez un fabricant de sièges de style qui fabriquait les carcasses des fauteuils et il allait les livrer, en voiture à cheval ou à bras, aux tapissiers-décorateurs du faubourg Saint-Antoine. Il y avait Cité Voltaire, tout en haut, une écurie. Trois ans après ma naissance, on a emménagé rue des Boulets. Nous habitions au fond de l’impasse où se trouvait l’entreprise ; le patron y avait « aménagé » dans le hall une galerie avec deux pièces et il nous a dit : « Venez habiter là ». On a vécu dans ces deux pièces où il n’y avait pas de waters, il y avait l’eau

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courante à l’évier, mais c’est tout… il n’y avait pas l’électricité et on est resté dans ce hall, dans ce taudis jusqu’en 1934. Le 6 août 1927 naissait notre sœur Sarah.

1933 mes parents se marient… 3. HBM : habitation bon marché. 4. 25, passage Charles Dallery cf. En attendant l’aurore de José Papo. Paris. Avril 1945.

on avait fait une sorte de douche – un mètre de long, cinquante centimètres de large – mais enfin bon ! Ça servait de soute à charbon l’hiver et de douche l’été. L’hiver on allait aux douches municipales comme tout le monde ; lorsqu’on laissait tomber un couteau dans la cuisine, celui du rez-de-chaussée était au courant ! Ça a été rénové soixante ans après, mais ma mère n’y habitait plus puisqu’en 1973 elle a eu une autre HLM, avenue de Flandre, et alors là ! C’est l’eau chaude, le chauffage central, c’est l’isolation phonique plus poussée… C’était magnifique !

Mon père avait demandé un logement aux HBM 3 parce qu’on était déjà une famille nombreuse, il y avait un cinquième enfant qui se pointait à l’horizon, alors il a été voir le député du coin qui était très gentil avec les Juifs – il ne l’a pas toujours été ensuite – mais à cette époque, il était socialiste et il s’appelait Marcel Déat ! Et Marcel Déat lui a dit : « Mais il faut que vous soyez mariés. » Mon père lui a dit : je me suis marié en 1920 et lui a montré ses papiers et il a répondu : « Mais c’est illisible pour nous, ça ne compte pas en France ! » Alors mon père s’est « marié » en 1933 avec ma mère et, lorsqu’on a fait l’enquête pour la naturalisation et le mariage, le commissaire a eu ce mot : « Vous avez épousé votre maîtresse alors ! » Mais vraiment, ces fonctionnaires, ils mettaient le doigt à côté de la plaque.

Là-bas, rue Schubert, Porte de Montreuil, on avait deux pièces : une pièce où les quatre enfants couchaient : je couchais avec ma sœur sur un lit pliant qu’on ouvrait le soir, un lit où l’on dormait tête-bêche, et un grand lit où mes deux autres sœurs couchaient ; mon petit frère dormait dans la chambre des parents. Les chambres étaient grandes, mais il n’y en avait que deux plus une salle à manger et une cuisine qui était toute petite, je ne sais même pas comment les gens font maintenant… chez nous il n’y avait même pas la place pour mettre un réfrigérateur.

Le bonheur Porte de Montreuil

L’école et le Talmud Torah

Donc ils se sont mariés et on a eu comme ça un logement Porte de Montreuil, tout frais, tout beau, au 5e étage sans ascenseur bien entendu, c’était ce qu’on appelait les HBM. C’était l’époque où le gouvernement a fait construire toute une série d’immeubles en bordure de la zone où il y avait encore des Bohémiens – j’ai connu un tas de Bohémiens, les fortifications, les fortifs, maintenant il y a le périphérique… et là, on a construit au sud et à l’est de Paris, des HBM : sept étages sans ascenseur, l’électricité : 5 ampères, 110 volts, 550 watts… c’est-à-dire moins que ce qu’il faut pour un fer à repasser électrique, donc on pouvait juste avoir des lampes, pas de douche, mais chez nous on avait un water derrière lequel

Donc nous avons habité là, et j’allais à l’école de la Porte de Montreuil comme tous les enfants. J’ai été à l’école de la rue Riblette, ensuite au 40 rue des Pyrénées, après au 11 rue de la Plaine, au gré des disponibilités scolaires, dans ces quartiers en voie de surpopulation. J’ai eu mon certificat d’études à l’âge requis, j’étais bon élève, tout allait bien. J’allais au Talmud Torah, 14 passage Charles Dallery 4. Le président était M. Catarivas ; il avait un fils qui était un petit génie ; on nous apprenait à lire et écrire en hébreu et l’Histoire sainte. J’ai eu deux professeurs, M. Melamed dont le petit-fils est devenu mon voisin à Champigny-sur-Marne, il habite toujours là-bas, et j’ai eu M. Benezra, lui c’était un jeune, il avait peut-être 25/30 ans.

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L'ancienne zone des fortifications pendant l'entredeux-guerres. Photo : direction de l'urbanisme de la Ville de Paris.

Il était très fort en Histoire sainte et moi j’adorais cette matière, mais l’hébreu j’avais ça en horreur. Maintenant je le parle à peu près couramment, mais à l’époque je l’avais en horreur et j’avais surtout horreur du repas de midi : c’était à chaque fois des lentilles et des boulettes de viande. Catarivas, « le patron », était très gentil, mais quand on ne voulait pas manger, il hurlait : « Misérables ! Des millions de petits Chinois meurent de faim ! » Quand il nous parlait de l’antisémitisme, il nous disait : « Si les gens sont antisémites, c’est parce que nous avons un trésor qui s’appelle La Torah ! » Quel trésor ? Chez nous, le 20 du mois, il n’y avait plus un rond, on achetait à crédit : du 20 au 25 chez Familistère, rue Schubert où j’habitais et du 25 au 30 chez Goulet Turpin, rue Charles et Robert à cinquante mètres de là ! On payait au début du mois, mais ce n’était même pas nous qui payions : c’était l’Agentpayeur des Allocations familiales, créées en 1936, qui passait et qui payait les ardoises, sauf le vin,

et après, il nous apportait le solde. La plupart des familles agissaient de même.

Nos voisins, notre environnement Il y avait une vie très associative, on avait des voisins au-dessus, en dessous, très gentils dont je vois les enfants encore, on était vraiment très liés, je n’ai pas rencontré d’antisémitisme dans ma cage d’escalier. Il y avait quelques familles juives : les Bieder, trois garçons, trois médecins, les Edelman, deux garçons, un avocat, un médecin, les Kaptur, commerçants, qui sont restés mes copains, les Zaoui, dont le fils aîné, Joseph, a été arrêté sous nos yeux le 7 juin 1942, le soir – j’ai raconté la scène dans Les Temps du siècle – Roger Adami et bien d’autres. Je me heurtais à l’antisémitisme agressif et violent quand j’allais à l’école en passant par la rue du Volga ; il y avait toujours des bandes de jeunes qui venaient m’insulter,

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Jo Amiel et son frère Henri en 1941 rue Schubert à Paris.

notamment le fils du boulanger, il me donnait des coups de poing. Je m’en suis plaint à mes amis, deux zoniers, Erbosa et Barboza, l’un d’eux jouait du xylophone au marché aux Puces le samedi et le dimanche. J’allais les aider chez eux pour les devoirs ; dans la zone il y avait un accueil formidable, d’abord au milieu il y avait un café, quand on y entrait, le cafetier mettait immédiatement des verres sur la table, et il nous servait un vichy menthe, ou un diabolo menthe gratuitement. Dans un coin, il y avait un petit bonhomme qui psalmodiait sur sa guitare ; j’ai appris plus tard que c’était Django Reinhardt. Il a commencé là et après il est allé à Saint-Ouen. Ces deux amis m’accompagnaient à l’école et me protégeaient. Quand j’allais chez eux, dans leur roulotte, il y avait une femme avec plein de pièces de 50 centimes aux oreilles qui me recevait à bras ouverts. Je n’ai jamais compris un mot de ce qu’elle me disait. Elle était gentille comme tout, elle me donnait du gâteau et un sirop délicieux ; je n’ai jamais rien senti d’hostile chez les zoniers.

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C’est pour ça que je suis furieux quand on stigmatise les Roms ! Les gens ne les connaissent pas. Un jour, j’ai parlé au père de l’un d’eux et il m’a dit : « C’est bien un certificat d’étude mais pour jouer des mailloches on n’en a pas besoin ! » Il y avait les enfants qui allaient au catéchisme ; on leur apprenait que les Juifs étaient une race maudite : ils avaient crucifié le Christ ; même chez les communistes, il y avait de l’antisémitisme. Mon père était communiste et le dimanche matin, après une semaine de labeur exténuant, il allait vendre l’Humanité, ce qui ne l’empêchait pas d’aller à la synagogue rue Popincourt. Chez mes parents on recevait beaucoup d’amis, ils étaient presque tous communistes ; il y en avait quand même un qui était socialiste : monsieur Angel, il y avait les Mitrani, un cousin des Mitrani est mort pendant la guerre en essayant d’échapper à une arrestation, il s’est sauvé par la fenêtre et il est tombé… l’ironie, c’est que ce n’était même pas lui qu’on venait chercher.


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Il y avait trois sujets de conversation : la vie en Turquie, les Arméniens et Hitler. J’en avais marre d’entendre parler d’Hitler, mais je me suis vite politisé. La guerre d’Espagne, je l’ai vécue jour par jour, mon père m’amenait aux défilés en 1936, par les haut-parleurs on entendait des discours en français et en espagnol ; je comprenais cette langue et je pouvais traduire pour les autres. La guerre d’Espagne a commencé en juillet 1936, en septembre – octobre, on a défilé pour demander à Léon Blum d’envoyer des canons, des avions. On était tous de gauche. Le dimanche, depuis l’âge de huit ans, j’allais aux louveteaux israélites, 5 rue de la Durance. Ma cheftaine s’appelait Amélie Bouchara et avait comme totem Zingara. En 1939, je suis passé aux éclaireurs, troupe Elie. J’ai rencontré les grands de cette époque : Castor, Chameau, Éléphant… Parallèlement, le jeudi après-midi, j’allais au patronage catho, on avait un goûter à quatre heures avec une barre de chocolat et un bout de pain, parfois une banane, mais pas entière, un quart de banane. On n’a pas idée de la vie à cette époque ! À la cantine scolaire, le midi, l’assistante sociale passait dans les rangs avec un kilo de viande hachée, et une cuillère, elle nous regardait et quand elle nous trouvait rachitique, elle nous en donnait une cuillerée. Ma mère était femme de ménage, mon père travaillait comme livreur, et il rêvait pour moi du métier de tapissier-décorateur. Il est mort en février 1938, j’avais onze ans. Ma mère s’est retrouvée seule avec cinq enfants. J’ai appris le kaddish le jour de l’enterrement, je ne l’ai plus jamais oublié. Cela été très dur pour moi, pour nous tous, j’avais du mal à travailler à l’école, je ne faisais plus mes devoirs, mon père me manquait. Et puis j’ai repris le dessus.

1939 : la guerre Quand la guerre est arrivée, ma mère a eu un réf lexe qu’aujourd’hui encore je ne comprends pas bien : elle nous a emmenés, moi et ma sœur Sarah (Simone) de dix-huit mois plus jeune, à l’Assistance publique, rue Victoria. Ma mère disait « C’est comme des colonies de vacances… » De là on nous a emmenés dans un château, il a fallu deux jours pour faire Paris – Orléans, les voies étaient occupées par des trains remplis de conscrits qui partaient au front ; les trains nous doublaient, ils allaient vers le nord et j’ai vu des hommes qui pleuraient. Vraiment, ce n’était pas la joie ! Ensuite, on nous a répartis dans des familles, nous, chez des fermiers à Sainte-Colombe-desBois, dans la Nièvre, à 15 km de Cosne-sur-Loire. Quand on est arrivé dans la cour de la ferme il y avait quatre chiens qui aboyaient, j’ai cru qu’ils allaient nous bouffer, le chauffeur a crié : « Mme Lambert ! Je vous apporte une bonne et un domestique… Ça vous va ? » C’était un commerce ! Ils étaient payés 186 francs par mois et ils ne dépensaient rien. On était nourris avec les produits de la ferme, les œufs, le lait, du lapin, du poulet. L’assistante sociale nous avait laissé du dentifrice et une brosse à dents ; j’ai compris pourquoi : ils ne se lavaient jamais. Ni gaz, ni électricité, l’eau à la pompe dans la cour, on est resté deux mois, deux mois et demi. Je les ai adorés ces gens-là ! Il fallait les connaître. J’ai appris à garder les vaches, il y avait quatre vaches et des veaux, j’avais un chien « Baron » qui m’était très attaché. Tous les soirs, nous lisions Paris-Centre à la lueur de la lampe à pétrole. Je me souviens qu’en septembre, neuf avions français avaient abattu neuf avions allemands, des Messerschmitt, au-dessus de la ligne Maginot : on était les plus forts !

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5. Journaliste, historien et auteur de nombreux ouvrages ; spécialiste des communautés juives d’Europe orientale. 6. La Rafle – Un sana très ordinaire 1942-1944. Éditions du Cerf. Mai 1993. 7. Déportée par le convoi 58 du 31 juillet 1943.

Il y avait un domestique, seize ans, très antisémite ; il faisait partie des Chemises vertes de Dorgères qui était une sorte de Le Pen paysan qui militait contre l’émigration, les étrangers et les Juifs. Serge, le domestique, enfant adopté, était complètement inculte. Un jour il m’a demandé si la Grande-Bretagne c’était l’Allemagne ou l’Angleterre ! Ensuite nous sommes allés chez un facteur en retraite très gentil à Cosne-sur-Loire, et là j’ai pu aller à l’école, à mon niveau. Le 16 juin 1940, les deux ponts de Cosne qui séparaient le Cher de la Nièvre ont été bombardés par les stukas, il y avait des réfugiés sur les routes, plein de voitures, ça a fait une boucherie ! Et le 17 juin, devant la mairie, on a vu passer les soldats français qui battaient en retraite, ils n’avaient plus d’armes, très peu avaient leur mousqueton et au milieu d’eux, brusquement, ont surgi des camions blindés découverts avec des Allemands, ils arrivaient au milieu des soldats français. Il y avait des femmes qui levaient les mains, elles avaient peur. De retour dans notre pavillon, des Allemands nous ont demandé à boire, ils nous ont fait boire les premiers pour être sûrs qu’on ne les empoisonne pas. Ils étaient très gentils, il y en avait un qui parlait français.

Paris – le sana – Paris – Lyon Ma mère nous a ramenés tous à Paris et l’Occupation a commencé. Je ne m’étends pas sur le retour, ma mère a mis huit jours pour rentrer. Ma sœur Fanny travaillait dans un laboratoire, elle était sur une machine pour mettre les pastilles en boîte, ma sœur aînée, Élise, était sténodactylo chez Haas et Lévy, ma mère faisait des ménages, moi j’étais au cours complémentaire, rue de Lesseps, pour devenir électromécanicien. J’étais absolument nul en atelier, en dessin industriel, je n’étais pas fait pour ça.

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Et puis je suis tombé tuberculeux. Je devais partir en colonie de vacances pour enfants rachitiques et à la radio, à Tenon, on a vu que j’avais une lésion. C’est le professeur Étienne Bernard qui m’a soigné. C’était une maladie honteuse à l’époque, on ne le disait pas. Je suis parti en sana pendant dix-huit mois, c’est là que j’ai rencontré mon ami Henri Minczeles 5. Je suis devenu bibliothécaire et cela m’a passionné parce que j’étais en relation avec tout le monde. Il y avait quelque 300 malades, j’allais dans les chambres de ceux qui ne pouvaient pas se déplacer, j’ai connu des gaullistes, des gaullistes antisémites, des collabos, des gens « a-antisémites » qui n’avaient pas la moindre trace d’antisémitisme. Ma vie au sana, le port de l’étoile, je l’ai racontée dans un livre, La Rafle 6. J’ai quitté le sana parce que j’étais inquiet de ne pas avoir de nouvelles de ma sœur Fanny. Le médecin-chef Fourès m’a laissé partir. Effectivement, arrivé à Paris j’ai appris qu’elle avait été prise 7. Elle a été dénoncée et arrêtée sur son lieu de travail. Ma mère travaillait à Bois-Colombes chez des dentistes très catholiques, à Pâques elle n’avait pas le droit d’y aller. Nous sommes partis, ma mère et moi, à Lyon rejoindre ma sœur Élise et mon beau-frère ainsi que mon autre sœur Sarah qui avait eu là-bas un grave accident de tramway et était à l’hôpital. On avait besoin d’argent pour acheter les billets de train ; l'Union générale des israélites de France (UGIF) nous donnait 700 francs par mois. Je me souviens de la femme qui nous a reçus, elle ne voulait rien entendre : « Non ! Vous mentez ! Je ne crois pas du tout à votre histoire de voyage ! » Enfin, on est parti à Lyon en mars 1944 avec de fausses cartes d’identité que mon beau-frère nous avait envoyées dans des paquets de sel. Le jour de notre départ, on a failli se faire prendre, j’ai vu les voitures arriver, les flics et des civils ; on s’est sauvés juste à temps. Ils sont rentrés chez nous en faisant sauter la serrure à coups de révolver et, huit jours après, notre logement a


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été entièrement vidé. On nous avait dénoncés. Je me suis demandé si ce n’était pas cette femme de l’UGIF parce qu’on était censés partir le dimanche et eux sont venus le lundi, mais nous avions été retardés. Elle a pu vouloir donner des gages aux Allemands en pensant qu’on était partis la veille. Enfin, c’est une supposition, je n’en sais rien. À Lyon, j’ai trouvé une place au culot dans une caisse d'allocations familiales pour être aidecomptable ; j’avais une fausse carte d’identité, mais je n’ai pas caché que j’étais juif ; ma sœur s’est mise en colère quand j’ai raconté ça comme un exploit : « Tu nous mets tous en danger ! » Mon beau-frère est allé voir mon directeur, ils ont parlé ensemble en alsacien, il était rassuré, il a dit à ma sœur : « Jo peut être tranquille ! »

La libération À la libération, les FTP défilaient dans la rue, les premiers rangs avec des fusils, mais derrière avec des bâtons ; quand les Allemands arrivaient, ils se planquaient tous et puis, après leur passage, ils revenaient. À la prison lyonnaise de Montluc, huit jours avant la libération, des prisonniers ont été libérés, la Croix-Rouge a échangé 1 800 détenus contre 20 officiers allemands, mais par contre ils ont oublié les Juifs ; les Allemands les ont utilisés pour déminer des bombes anglaises à l’aérodrome de Bron et ensuite ils les ont fusillés. Certainement, parmi eux, il y avait Samy Varon, qu’on connaissait et qui a disparu. En novembre 1944, on est revenus à Paris, la maison était vide, entièrement vide, les murs recouverts d’une peinture d’apprêt, prête à être relouée, on est allés se loger chez une tante, une sœur de ma mère, en attendant de recevoir quelques meubles, des lits de l’armée, une table, quatre chaises… Je me suis marié en 1953, après deux autres séjours en sana, avec una lehliya 8. Un jour, ma

mère recevait ses amies, je suis rentré du boulot et j’ai entendu cette conversation : – Tu ijo es entero al padre ! Novia tiene ? – Si si ! – Ma, novia djudiya – Djudiya, si si ! La conversation aurait pu s’arrêter là… – Ma, djudiya de los muestros ? – No ! Es lehliya… ama buenika ! Un ange est passé. – Nessa ! Mas mijor que tome lehliya ke selanikliya 9 !10 Enfin je me suis marié ; avec Fanny, ma première épouse, nous avons eu deux enfants, ma fille, Lise, en 1958, et mon fils Pierre, en 1959. Ma fille est professeur d’anglais, parle couramment l’hébreu, enseigne le yiddish, est animatrice de radio et organisatrice de manifestations culturelles. Mon fils est avocat. J’ai fait des études d’expert-comptable, j’ai créé un cabinet à Paris avec un associé non juif, Pierre Jaquin, qui a été comme un frère pour moi. Fanny est décédée en 1992, Liliane, ma seconde épouse, en juillet 2010. J’ai deux petits-enfants, d’excellents étudiants, dont je suis très proche. La vie continue.

8. Lehliya ou nehliya : Polonaise en judéo-espagnol NDR. 9. Salonicienne. 10. – Ton fils ressemble beaucoup à son père ; il a une fiancée ? – Oui oui ! – Une Juive ? – Oui oui ! – Mais une Juive des nôtres ? – Non ! Une Polonaise… mais bien. – Bon ! Mieux vaut une Polonaise qu’une Salonicienne !

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François Azar

Figures du monde sépharade

Maurice Abravanel un chef d’orchestre au XXe siècle

Chaque année, cinq millions de touristes traversent la métropole de Salt Lake City et visitent Temple Square, un vaste ensemble de bâtiments construit au XIXe siècle par les pionniers mormons. Les deux édifices les plus célèbres en sont le Temple de Salt Lake City, consacré en 1893 et le Tabernacle, vaste salle de réunion et de concert achevée en 1867 et pouvant accueillir jusqu’à 5 000 personnes. Une fois leur visite achevée, les visiteurs n’ont que quelques mètres à parcourir pour découvrir un autre bâtiment impressionnant portant au fronton l’inscription « Maurice Abravanel Hall ». Conçu par l’atelier d’architecture FFKR en 1979, il est la résidence de l’Orchestre symphonique de Salt Lake City. La place d’un Abravanel dans un lieu si symbolique de l’histoire des mormons ne laisse pas d’intriguer. Elle n’en est pas moins représentative du destin des Judéo-Espagnols au XXe siècle, d’exils forcés en nouvelles diasporas. De tous ces destins aventureux, celui de Maurice Abravanel est sans doute l’un des plus singuliers, des plus flamboyants, de ceux qui forcent le plus l’admiration.

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Une enfance sur les bords du lac Léman Maurice de Abravanel 1 est né le 6 janvier 1903 à Salonique dans une illustre famille dont les ancêtres se seraient établis dans la ville en 1517. En 1909, les Abravanel quittent la Grèce pour s’établir à Lausanne où Édouard de Abravanel exerce le métier de pharmacien. La famille Abravanel réside alors dans le même immeuble qu’Ernest Ansermet, le chef titulaire de l’Orchestre de la Suisse romande. Maurice Abravanel manifeste très jeune des dons exceptionnels pour la musique et il lui arrive de jouer à quatre mains du piano avec Ansermet. Celui-ci le présente à ses amis les compositeurs Darius Milhaud, Arthur Honegger, Francis Poulenc, Igor Stravinsky. Alors qu’il vient d’avoir seize ans, il joue comme pianiste au théâtre de Lausanne, écrit des critiques musicales pour le journal de la ville et s’initie à la direction d’orchestre. Cette vocation précoce n’est pas du goût de son père qui le destine à une carrière médicale et l’inscrit à la Faculté de Zürich. Désespéré, le jeune Abravanel envoie lettre sur lettre, supplie qu’on le laisse vivre de la musique « même s’il devait être le dernier des percussionnistes. » Son père finit par céder et, en 1922, Maurice Abravanel alors âgé de dix-neuf ans part pour la ville de Berlin qui, entre troubles politiques et inflation galopante, se remet difficilement de la défaite.

Au cœur de la vie musicale allemande Malgré la crise, Berlin abritait alors une brillante scène musicale avec pas moins de trois Opéras permanents dirigés par les meilleurs chefs d’orchestre de l’époque : Wilhelm Furtwängler, Bruno Walter, Richard Strauss et Otto Klemperer. Maurice Abravanel devient alors le disciple du compositeur Kurt Weill, de trois ans son aîné. Pour survivre, ce dernier multipliait les leçons particulières et Maurice Abravanel payait ses

propres leçons en denrées alimentaires. Même s’il se souviendra plus tard de Kurt Weill comme d’un mauvais pédagogue, il n’en devient pas moins l’un de ses plus fidèles amis et soutiens. Un an après son arrivée à Berlin, Maurice Abravanel obtint un premier poste d’accompagnateur à l’Opéra de Neustrelitz au nord de Berlin. C’était à l’époque un premier pas vers la carrière de chef d’orchestre, car outre les répétitions avec les chanteurs, il lui arrivait parfois de remplacer le chef au pied levé. Malheureusement, un an plus tard, l’Opéra de Neustrelitz brûle dans un incendie et ses quatre chefs résidents se retrouvent sans emploi. Les membres de l’Orchestre demandent alors à Maurice Abravanel de les diriger dans un lieu provisoire pour leur permettre d’être rémunérés.

Maurice Abravanel en février 1962. Vernal Express Collection. Source : J. Willard Marriott Digital Library. The University of Utah.

1. Maurice Abravanel porta le nom de Maurice de Abravanel jusqu’en 1938, date à laquelle il choisit d’abandonner la particule.

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En 1925, Maurice Abravanel est nommé chef de chœur à Zwickau en Saxe où il se forme au répertoire des opérettes. Le succès venant, il obtient un poste de titulaire au théâtre d’Altenburg. C’est dans cette ville qu’il fait la connaissance d’une jeune cantatrice juive du nom de Friedel Schako qui devient sa première femme. Après deux années passées à Altenburg, Maurice Abravanel est pour la première fois nommé chef titulaire d’un grand Opéra à Cassel en Hesse. En 1931, le directeur du Staatsoper de Berlin le découvre dirigeant La forza del destino de Verdi. Impressionné par le brio de ce jeune chef, il l’invite à faire un essai avec l’Orchestre de l’Opéra d’État de Berlin. Les musiciens le plébiscitent et lui permettent de confirmer son engagement.

qu’elle ne quittera plus : sur la recommandation de Walter et de Furtwängler, il reçoit une invitation du Metropolitan Opéra de New York pour y assurer la direction du répertoire allemand et français. À trente-trois ans, il devient le plus jeune chef d’orchestre de l’histoire du Met. La première pièce qu’il dirige est le Samson et Dalida de Saint-Saëns. Le contrat prévoyait une résidence de trois ans, mais des critiques mitigées et des intrigues au sein de l’Opéra écourtent son mandat. Il se consacre alors à faire connaître l’œuvre de Kurt Weill en dirigeant les premières de ses pièces à Broadway. En 1943, il reçoit la nationalité américaine.

De l’Ancien Monde au Nouveau Monde

Maurice Abravanel avait connu le meilleur de la scène musicale européenne et new-yorkaise, dirigé les orchestres les plus prestigieux, sans jamais avoir eu le temps nécessaire pour y imprimer sa marque. Il aspirait sans doute à plus de stabilité et de repos. L’occasion allait lui en être donnée en 1946, lorsqu’une modeste formation, l’Orchestre symphonique de l’Utah se mit en quête d’un chef permanent. Maurice Abravanel posa sa candidature à ce qui semblait être un poste de second rang en mentionnant dans sa lettre d’intention qu’il voulait bâtir sa propre formation orchestrale. Son nom fut retenu parmi 40 autres postulants. Pour l’obtenir, il refusa d’autres propositions plus lucratives et accepta un contrat limité à un an. Quand on lui demandait pourquoi il avait choisi d’aller aussi loin que Salt Lake City, il répondait : « Toute ma vie, à chaque fois que j’ai eu du succès, par exemple à l’Opéra de Paris ou au Staatsoper de Berlin, je me suis toujours dit : ce sont des formations de première classe. Quoiqu’il arrive, ils jouent toujours bien. Ce sont eux et d’autres qui ont fait ces phalanges – ce n’est pas moi. » Il devait rester à Salt Lake City jusqu’à sa retraite en 1979. En l’espace de trente années, Maurice Abravanel fit d’un ensemble semi-amateur, un

Ce qui aurait pu devenir le début d’une longue et prestigieuse carrière se trouve rapidement menacé par la montée du nazisme. Le nom d’Abravanel est retiré des programmes officiels de l’Opéra. En 1933, comme son mentor Kurt Weill, il choisit de s’exiler à Paris. Il y retrouve Bruno Walter alors considéré comme le meilleur expert de l’œuvre de Gustave Malher. Walter le recommande comme chef invité de l’Opéra de Paris où il assurera le casting, les répétitions et la direction d’orchestre du Don Giovanni de Mozart. C’est à Paris également qu’il dirige les ballets de Georges Balanchine. Kurt Weill et Balanchine collaborèrent notamment pour la création Des sept péchés capitaux dont Abravanel assura la direction d’orchestre. Kurt Weill quitte bientôt Paris pour Londres puis New York en 1935 alors que le couple Abravanel s’embarque en 1934 pour l’Australie avec les chanteurs de l’Opéra de Covent Garden où il dirigera les jeunes orchestres de Melbourne et de Sydney. Au printemps 1936, la carrière vagabonde de Maurice Abravanel prend enfin une direction

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Une nouvelle terre promise pour la musique


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Maurice Abravanel recevant le prix des femmes de la loge du B'nai B'rith de Salt Lake City le 26 octobre 1956. Photographe : Tim Kelly. Source : J. Willard Marriott Digital Library. The University of Utah.

orchestre de haut vol enregistrant plus d’une centaine de disques pour les labels Vanguard, Vox, Angel et CBS. Plutôt que d’attirer des musiciens de l’extérieur, il choisit de développer l’enseignement et la culture musicale dans tout l’Utah afin d’en faire un terreau fertile pour sa formation. Ce travail patient transforma peu à peu un État considéré comme arriéré en matière culturelle en un État détenant le record de fréquentation des salles de concert. Il fut notamment le premier à y conduire le cycle des symphonies de Beethoven tout en donnant une place importante à la musique moderne en faisant connaître les œuvres d’Honegger, Milhaud, Bloch, Satie, Varèse et en enregistrant des pièces contemporaines de Ned Rorem, William Schuman, Morton Gould, Jérôme Kern, Crawford Gates, Leroy Robertson. Son legs le plus durable est certainement son enregistrement de l’intégrale des symphonies de Malher qui fait partie des références discographiques et offre un contrepoint intéressant à celui de Léonard Bernstein.

Parallèlement à son œuvre à la tête de l’Orchestre symphonique de l’Utah, Maurice Abravanel dirigea durant l’été la Music Academy of the West de Santa Barbara et enseigna la direction d’orchestre au Berkshire Music Center de Tanglewood, résidence d’été du Boston Symphony Orchestra. Maurice Abravanel plaida longtemps pour la construction d’une nouvelle salle de concert venant se substituer au Tabernacle, la salle de concert historique de l’Orchestre symphonique de l’Utah. Son vœu fut exaucé en 1979 avec l’ouverture d’un auditorium de 2 800 places bénéficiant d’une acoustique exceptionnelle. En mai 1993, quelques mois avant sa mort, la salle prit le nom de Maurice Abravanel Hall.

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Maurice et Lucy Abravanel regardant des coupures de presse. Maurice Abravanel s'est remarié en 1947 avec Lucie Menasse Carasso dont il élèvera les deux premiers enfants Pierre et Roger, orphelins de père. Salt Lake City. Octobre 1959. Source : J. Willard Marriott Digital Library. The University of Utah.

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Maurice Abravanel (au centre). Répétition de Jeanne D'Arc au bûcher d'Arthur Honegger avec dans le rôle titre la chanteuse Dorothy McGuire (à gauche). Salt Lake City le 12 juin 1956. Source : J. Willard Marriott Digital Library. The University of Utah.

Maurice Abravanel avec le clarinettiste, chef d'orchestre et compositeur de jazz Benny Goodman (Benjamin David Goodman) surnommé The King of Swing. Mme Druke au centre de l'image. Salt Lake City le 23 juillet 1951. Source : J. Willard Marriott Digital Library. The University of Utah.

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Maurice Abravanel et Darius Milhaud le 14 septembre 1958 à Salt Lake City. Source : J. Willard Marriott Digital Library. The University of Utah.

Maurice Abravanel avec à sa droite le gouverneur de l'Utah George Dewey Clyde le 24 mars 1958 à Salt Lake City. Source : J. Willard Marriott Digital Library. The University of Utah.

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Maurice Abravanel posant au côté du Dr Lowell Lees fondateur du théâtre de l'Université de l'Utah. Répétition pour un festival musical le 5 juin 1957 à Salt Lake City. Source : J. Willard Marriott Digital Library. The University of Utah.

Maurice Abravanel avec le pianiste Arthur Rubinstein le 24 mars 1963 à Salt Lake City. Source : J. Willard Marriott Digital Library. The University of Utah.

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Maurice Abravanel

Morceaux choisis Jules Massenet, un géant méconnu

J’adore parler de Massenet. À New York, une cantatrice du nom de Maximova m’a demandé de dire quelques mots durant une conférence. Cela devait se passer en 1938. J’ai dit quelque chose comme « Massenet est un grand compositeur. » À cette époque cela pouvait passer pour une provocation, car il était complètement passé de mode et la plupart des gens pensaient que je plaisantais. Emilio De Gogorza se trouvait là et lui aussi a pensé que c’était une marque de mépris de ma part. Il a manifesté ostensiblement son mécontentement, car il savait que Massenet était un grand compositeur – il devait être le seul parmi le public à le savoir. En lisant les articles de Debussy qu’il a écrits sous le pseudonyme de M. Croche, vous vous rendez compte qu’il tenait Massenet en haute estime. Dans Manon qui est un chef d’œuvre, on se rend compte à quel point il sait magnifiquement exprimer les sentiments. En composant un aria sur le modèle ABA, après la courte section du milieu, la section A revient sous une forme plus courte, condensée. Dans les cinq actes de Manon, il y a une telle variété de musique – de mélodie si vous acceptez que la mélodie est partie intégrante de la musique – qu’aucun musicien sain d’esprit ne devrait passer à côté.

Nous avons perdu la mélodie Milhaud disait que la mélodie est l’essence de la musique. Personne n’arrive à définir ce qu’est la mélodie, c’est comme le jazz : vous savez ce que

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c’est quand vous l’écoutez ! Eh bien la mélodie nous l’avons perdue ! Elle est considérée comme quelque chose de superflu par les compositeurs modernes. La beauté, la qualité, la tendresse sont toutes des qualités requises par la mélodie et c’était justement des qualités que Massenet avait à revendre. Le public ne connaît en fait qu’un petit nombre d’œuvres et c’était particulièrement vrai avant l’avènement des enregistrements. Le succès phénoménal remporté par Manon a eu pour conséquence que l’on a négligé le reste de l’œuvre de Massenet. Il est très rare que l’on joue Werther. D’autres œuvres ont été jouées notamment à Chicago, mais avec quel succès ? Quand j’ai dirigé à Chicago en 1940, on n’entendait parler que de Manon. Vous ne pouviez représenter Thaïs que si vous aviez un soprano particulièrement brillant à proposer.

Le manque de temps pour répéter En 1940, on n’avait presque pas de temps pour répéter au Met, mais à Chicago ce n’était pas mieux : nous n’avions qu’une seule répétition de l’orchestre pour la plupart des opéras. C’est à cette époque que le chœur s’est syndiqué et au lieu de faire répéter les choristes à longueur de temps sans les payer nous devions les rémunérer à l’heure. La direction a donc décidé de licencier l’ensemble du chœur et d’en recruter un autre, mais celuici ne connaissait pas un seul opéra. Quand nous avons entrepris de répéter Manon, nous avons donc procédé à une seule répétition et nous nous sommes aperçus que rien ne tenait en place. Nous avons répété les scènes en faisant passer le chœur en premier pour libérer les choristes, car ils avaient de nouveaux contrats du syndicat des artistes. Après avoir terminé leur partie, ils sont tous venus s’asseoir dans la salle, car aucun d’entre eux ne connaissait l’opéra. Grace Moore devait jouer Manon dans le premier casting. Quand Helen Jepson reprit le rôle quelques jours plus tard, elle n’avait même pas le droit à une répétition. Elle n’avait jamais joué Manon auparavant


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et j’ai demandé à Richard Crooks – qui était un homme charmant avec une très belle voix, mais dépourvu de tout jeu d’acteur – de venir interpréter les duos avec Jepson. Nous avons trouvé une petite pièce et nous avons commencé à jouer les duos au piano. Helen Jepson devait interpréter le rôle sans même avoir écouté l’orchestre sur scène. Je me souviens de ma famille qui venait de Paris et qui est restée fascinée par l’interprétation de Jepson. Quelques critiques mentionnèrent le manque de jeu d’acteur dans telle ou telle scène et moi je ne pensais qu’au miracle que cela représentait d’avoir pu aller jusqu’au bout du rôle-titre sans aucune répétition digne de ce nom ! Elle avait une très belle voix, elle était très belle et elle s’en sortit très bien. Mais cela ne pouvait arriver qu’en Amérique. Personne en Europe n’aurait osé tenter cela et encore moins pu le réussir.

À propos de Wagner et de l’Australie J’ai d’abord dirigé Wagner en Allemagne. Je suis originaire de Lausanne en Suisse, mais j’ai poursuivi mes études en Allemagne en 1922. L’année suivante, j’ai obtenu des postes dans de petits théâtres en province, certains étaient d’ailleurs remarquables comme l’Opéra de Kassel ou encore Altenbourg. À vingt-cinq ans, j’étais directeur musical à Altenbourg et le premier opéra que j’ai dirigé était Meistersinger. J’ai aussi dirigé Tannhaüser. Je n’ai pas beaucoup joué Wagner là-bas, mais j’ai dirigé Meistersinger comme chef invité au Staatsoper de Berlin. C’était l’une des scènes les plus prestigieuses du temps, mais mon nom a été retiré de l’affiche, car j’étais étranger. Tout cela se passait en 1932. J’ai également beaucoup joué Wagner en Australie. Je me suis rendu là-bas comme directeur musical de la troupe de l’Opéra de Covent Garden. Cette compagnie comptait de merveilleux artistes comme Florence Austral qui pouvait chanter Isolde le samedi et Aïda le mardi. Ce fut ma première rencontre avec les chanteurs anglais. Nous chantions tout en anglais ce qui vira à

la catastrophe à notre arrivée à Melbourne. Le voyage durait quarante-deux jours de Londres à Melbourne et trois jours de plus jusqu’à Sydney. En 1934, il n’était pas encore question de voyage en avion. Les premiers jours, nous nous sommes reposés avant d'enchaîner les répétitions. Il y avait un coach à bord que j’avais recommandé et qui venait de l’Opéra de Berlin et un ténor qui venait du Met et de l’Opéra de Chicago, un Belge nommé Octave Dua. Les chanteurs anglais me dirent que j’aurais sûrement des surprises en Australie, car jusqu’ici toutes les troupes se déplaçaient avec leur propre orchestre. Des compagnies du niveau de Toti Dal Monte et Apollo Granforte avaient réalisé des tournées là-bas, mais aucun opéra n’avait été représenté en Australie avec un orchestre local. À notre arrivée mes premières répétitions se sont révélées décourageantes et encore m’avaiton bien précisé qu’il s’agissait des meilleurs musiciens disponibles. Le patron était un type du nom de Benjamin Fuller qui avait fait fortune dans le vaudeville. Puisqu’il était devenu si riche, sa femme lui conseilla de passer au Grand Opéra. Et c’est ainsi que l’on nous embaucha pour treize semaines éventuellement reconductibles. Le premier directeur pressenti s’appelait John Barbirolli, mais avant qu’il ait signé le contrat, un autre engagement se présenta en Amérique et il renonça au voyage. Ils demandèrent ensuite à Albert Coates, mais il avait une mère russe et exigea par contrat qu’on lui laisse représenter toutes sortes d’opéras russes dont il faut bien dire qu’ils étaient parfaitement inconnus. Il demandait également un orchestre philharmonique, or, en Australie il n’y avait pas de salles d’opéras à proprement parler, mais seulement des théâtres qui pouvaient accueillir 45 à 50 artistes. À ce moment-là, j’avais fait sensation à l’Opéra de Paris en préparant Don Giovanni pour Bruno Walter. J’avais dirigé au Staatsoper de Berlin et je n’étais donc plus un inconnu. Le directeur de la compagnie m’engagea comme directeur musical.

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La première répétition fut si lamentable que je dus avertir Benjamin Fuller que je devrais prévoir deux répétitions de trois heures par jour pour y arriver. On me l’a accordé et nous avons commencé avec Aïda. À notre arrivée à Melbourne, Octave Dua, qui avait beaucoup voyagé dans sa carrière, savait déjà dans quel restaurant italien il fallait se rendre. En ce temps-là, la plupart des restaurants australiens étaient affreux. Nous nous sommes donc rendus dans ce restaurant italien et le propriétaire vint nous saluer et commença à se plaindre qu’une troupe d’opéra britannique venait de débarquer. Comment l’opéra pourrait-il être chanté par des Anglais ? Ce n’est même pas pensable et encore plus si les opéras sont tous chantés en anglais. C’est totalement ridicule ! C’est ainsi que j’ai appris qu’une troupe italienne avait déjà tout joué là-bas y compris Lohengrin. La petite colonie italienne décida donc de saboter le travail de la troupe anglaise. Nous commençâmes et je dirigeai cinq opéras différents en cinq jours. C’étaient presque tous des opéras italiens, car on m’avait dit que cela correspondait au goût du public et que cela remplirait la salle. Il y avait aussi à notre répertoire quelques opéras français, Faust, Carmen et Pêcheurs de perles pour lequel j’avais insisté, car j’avais donné la première d’une nouvelle version qui avait remporté un grand succès à Berlin. Le patron du restaurant avait raison. La rumeur s’était répandue parmi les Italiens de Sydney et de Melbourne que nous tournions en ridicule leurs opéras. Nous avons réfléchi avec le producteur et finalement nous avons décidé de passer de l’opéra italien à Wagner. Les six mois suivants, j’ai conduit douze représentations de Lohengrin, de Tannhäuser, de la Walkyrie et de Tristan. Les chanteurs anglais connaissaient remarquablement bien leurs partitions. Même à Cassel, même à Berlin les chanteurs avaient besoin d’un prompteur et même ainsi il leur arrivait de commettre des erreurs. Les Anglais connaissaient leur partie et pouvaient chanter

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magnifiquement sans commettre de fautes. Nous avons rempli les salles. J’ai eu un travail considérable à mener avec l’orchestre, mais j’étais jeune et j’ai pu m’en sortir. De toute façon avec Wagner, quelle que soit votre manière, cela paraît toujours bien. Les Australiens étaient émerveillés d’entendre leurs musiciens jouer ainsi du Wagner. C’est plus impressionnant que Verdi donc ils pensaient que c’était aussi plus difficile. Toutes les représentations étaient en anglais et c’est ainsi que j’ai appris la langue ! Inconsciemment je traduisais depuis l’allemand puisque je venais de vivre onze ans en Allemagne. Je ne plaisante pas – c’est une excellente façon d’apprendre l’anglais – diriger quelque chose en anglais que vous connaissez déjà dans votre propre langue ! Bon ce n’est pas permis à tout le monde ! La troupe est ensuite repartie à Londres, mais Sir Keith Murdoch m’a demandé de rester pour diriger quelques symphonies. Sir Keith Murdoch était contrairement à son fils Rupert Murdoch, la quintessence du bon goût, de la distinction et du raffinement. Sa femme l’était plus encore si possible, mais leur fils, Rupert était l’être le plus rustre que l’on puisse imaginer. Les musiciens de Sydney m’encouragèrent aussi à rester. Ils avaient essayé de monter un orchestre symphonique, mais sans succès. À ce moment-là, la radio nationale australienne avait le monopole des concerts symphoniques. On m’engagea pour diriger deux opéras radiodiffusés en me donnant carte blanche pour le choix des opéras. Ils voulaient juste savoir à l'avance si j’avais besoin de deux ou trois soirées et leur durée. J’ai placé ma montre sur la table, j’ai lu la partition et je leur ai donné le timing à la minute près. J’ai dirigé L’or du Rhin et Parsifal sans aucune coupure, car c’était à la radio.

Couper les œuvres ? Sur scène je pratiquais beaucoup de coupes, car c’est ainsi que l’on procédait au Met et même à Berlin. Souvent cela se révèle profitable à l’œuvre.


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La nouvelle école qui prétend que l’on doit suivre à la lettre ce que le compositeur a écrit y compris dans les reprises est complètement ridicule, car Brahms non seulement tolérait, mais recommandait que l’on ne répète pas les sections de ses œuvres. Il disait que lorsqu’une œuvre est nouvelle, il faut qu’on la joue intégralement, mais, plus tard, quand le public la connaît, il ne pensait pas utile de jouer les reprises. Toscanini, Furtwängler, Walter, Weingartner n’auraient jamais repris le thème de l’exposition – la première partie du premier mouvement dans une symphonie. Il ne fait pas de doute que dans la plupart des opéras, le compositeur et si ce n’est pas lui, le producteur, découvrira que l’opéra fonctionne mieux avec des coupes. Il y a quelque chose de très profane, de très vulgaire, de très sale qui s’appelle « le succès ». Si le compositeur s’aperçoit que le public plutôt que de bâiller est intéressé en écoutant son œuvre il sera content. Je n’ai pas encore rencontré un compositeur qui ne soit pas heureux de son œuvre, quelle que soit la façon dont on a pu la représenter, si le public l’a appréciée.

L’avenir de l’opéra Bien sûr, je suis optimiste concernant l’opéra ! L’opéra est la chose la plus folle, la plus insensée, la plus idiote du monde quand vous vous mettez en tête de l’expliquer ou de le défendre auprès de quelqu’un qui n’y comprend rien. Mais l’opéra est totalement fascinant. Où donc trouve-t-on à la fois la voix humaine – qui est le modèle de chaque instrument – le corps humain – comme dans la danse – le jeu d’acteur – comme au théâtre – l’orchestre – comme dans la symphonie – un chœur, une mise en scène, des jeux de lumière ? Tout ce qui est sur terre est présent là. C’est ce qui explique que l’opéra ait survécu à toutes les âneries des chanteurs, des chefs d’orchestre, et surtout des metteurs en scène. Cela se poursuit depuis 400 ans ! En comparaison, la symphonie est encore dans son premier âge.

L’évolution du goût Les critiques ont complètement changé de point de vue. Avant la Première Guerre mondiale, ils condamnaient tout ce qui était différent de ce qu’ils connaissaient. Maintenant ils condamnent tout ce qui est accessible à la première audition ! C’était déjà le cas dans les années 1920, mais cela a pris une tout autre ampleur après la Seconde Guerre mondiale. Un opéra qui plaît à la première représentation est écarté au prétexte qu’il n’est pas original. Mais l’opéra n’en continue pas moins son chemin. Prenez le Ring. Tout le monde est conscient du caractère particulier de Wagner, mais tout le monde sait aussi que sa musique est hors du commun et que ses opéras sont merveilleux. Fiorello La Guardia, le maire de New York sortait plus tôt de son bureau juste pour pouvoir assister aux rares intégrales du Ring au Metropolitan. J’ai dirigé l’orchestre de la ville de New York et je l’ai donc bien connu. Je lui disais : « Vous êtes le maire d’une grande ville et vous venez passer cinq heures ici ? » Il répondait : « Vous savez, je travaille plus dur le matin ! » Pour rien au monde, il n’aurait manqué une intégrale de Wagner. Extraits traduits de l’anglais d’un entretien avec Maurice Abravanel réalisé en 1985 par le critique Bruce Duffie.

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El kantoniko djudyo

Chronique de la famille Arié de Samokov (suite)

1. Gouverneur turc (d’une ville, d’un district).

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Nous poursuivons la publication bilingue de la chronique de la famille Arié de Samokov. Ce tapuscrit qui comprend plus de 2 200 pages en judéo-espagnol en caractères latins retrace la vie d’une famille de grands commerçants sépharades de Bulgarie du milieu du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle. Bannie de Vienne par un édit impérial, la famille Arié s’est d’abord établie à Vidin en 1775, sur les bords du Danube. C’est là que le patriarche Moche A. Arié, soutenu par ses trois fils Samuel, Isaac et Abraham développe avec succès un premier négoce. À sa mort en 1789, ses fils héritent du commerce qui est ruiné lors du pillage de la ville de Vidin par des troupes irrégulières. Sans ressources, les trois frères se séparent. Alors qu’Isaac demeure à Vidin, Samuel se rend à Tourno-Severin en Roumanie et Abraham M. Arié I part pour Sofia. Il y fait la connaissance d’un pharmacien juif, M. Farhi, qui l’embauche et ne tarde pas à lui confier la gestion de son commerce où se rendent couramment des notables turcs. Il y rencontre un jour l’agha 1 Mehmed Emin de Samokov qui le recrute à titre de fournisseur officiel et lui permet ainsi de s’installer dans sa ville où il devient vite un notable apprécié des habitants et de ses coreligionnaires.


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E

n este anyo de 5555, el S-r. Abraam, I, sigun ditcho ke era muy relegiozo, el visto ke las reglas de la komunita eran enteramente sin dingunas reglas, i tambien ke la kamareta ke tinian ande les sirvia por Keila, ya era muy estruida i tenia el menester de algo de reparasion, sovre eyo el S-r. Abraam, izo ke yamo a los notavles de la Sivdad a su kaza por platikar sovre la kestion de la keila, i en sus adjunta, ditchizaron, ke se aga la reparasion, solo ke eyos tinian avansado en la kacha de el Kolel solo 100 groches ke esto non abastava, i el S-r. Abraam I, les ditcho ke por el adjusto ya lo iva a gastar de su petcho, en tanto el S-r. Abraam. I, keria ke se trokara el nombre de kamarata i deviniera en Keila, para fondar komunita i ansi podia ser ke a esta okazion se podian aprovetchar de los deretchos de Sivdadinos, esto ke el Mehmed Emin AA., non lo podia azer, porke en akeyos tiempos los turkos non alensensiavan, a ke se fondara komunitas otras nasiones, otro ke podia ser solo komo alesensiava el Sultan i esto ke saliera tambien i firman de el Sultan, i para esto keria ke uvieran al minimum 50 familias, este tambien ke non avian, a la ora el S-r. Abraam, I. le fue ande el S-r. de Mehmed Emin AA. a rogarle por esta kestion, ke su repuesta fue sigun de la eskrito ariva, otro ke le dicho por la ora ke agan la reparasion, kon ke dechen un luguar komo una chemeneya (odjak) para ke se veyga ke es kamareta, i mas tadre kuando ira a Kostan ke ya tiene de mirar a tomar un firman, ke i esto tambien denpues de tiempo ya lo tomo, i en este tiempo izieron la reparasion ke kerian i decharon komo una chemeneya al lado de la teva, i se servian de esta ojak para geniza, fin a este tiempo, i esta reparasion, lo engrandesio esta Keila, fin a los direlis ke son agora en medio de el Kaal, izo tambien i unas tchikas eznogas, i lo boyadiyo, i en akel estado se izieron las Tefilot, fin a el anyo de 5600. Lo topo por mas deretcho de kontinuar sovre esto las Keilot, seya ainda mas por esta komo tambien i kon la Keila ke se frago la mueva. En este anyo de 5600, el S-r. de Tchelebi Yeuda, ke era el Gabay, de la komunita, i de el dependia todos los reglamientos de la komunita, ke el era el

En l’an 5555  2, M. Abraam I qui comme je l’ai dit était très religieux vit que la communauté était dépourvue de toute règle et que la pièce qui leur servait de synagogue était ruinée et nécessitait des réparations. M. Abraam I invita chez lui les notables de la ville pour en discuter. Lors de la réunion, ils dirent que comme ils n’avaient versé que 100 groches dans la caisse de la communauté, cela ne suffirait pas pour effectuer les réparations. M. Abraam I leur dit qu’il prendrait sur lui le reste de la dépense. Cependant, M. Abraam I souhaitait que l’on change le nom de la pièce et qu’elle devienne une synagogue, de façon à fonder une communauté et qu’à cette occasion on puisse faire reconnaître les droits de ses membres résidents. Cela ne relevait pas du pouvoir de l’agha Mehmed Emin, car à cette époque les Turcs n’autorisaient pas d’autres nations à fonder des communautés. Le seul qui pouvait l’autoriser était le Sultan par firman [décret]. Pour cela il fallait qu’il y ait au moins 50 familles résidentes, ce qui n’était pas le cas. M. Abraam I se rendit alors chez l’agha Mehmed Emin pour l’interroger à ce sujet et sa réponse fut celle que je viens d’écrire ci-dessus. Il lui dit aussi qu’on fasse les réparations et qu’on laisse un espace comme une sorte de cheminée [T. ocak, fourneau] pour que l’on voie qu’il s’agissait d’un logement et que plus tard, en se rendant à Constantinople, qu’il cherche à obtenir un firman. Après un certain temps, il l’obtint. Dans l’intervalle, ils firent donc les réparations qu’ils souhaitaient et laissèrent une cheminée à côté de la teva. Ce fourneau a servi de gueniza jusqu’à aujourd’hui. À l’occasion de ces travaux de réparation, ils agrandirent la synagogue jusqu’aux piliers [direlis du T. direk, pilier, colonne, étai] qui se trouvent aujourd’hui au milieu de la synagogue. Il fit réaliser également plusieurs petites mezzanines [eznogas du portugais esnoa, partie en encorbellement réservée aux femmes dans une synagogue] et ils firent peindre. C’est dans cet état de la synagogue qu’ils prièrent jusqu’en 5600  3. Je trouve plus juste de poursuivre sur ce thème des synagogues puisqu’il y a encore d’autres choses à dire sur la façon dont on construisit la nouvelle synagogue.

2. L’année civile 1794/1795. 3. L’année civile 1839/1840.

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4. La falaka (du T.) : bastonnade administrée sur la plante des pieds en guise de punition. La falaka était un des châtiments communs administrés par la justice ottomane pour certains délits. Elle constituait le châtiment majeur dans les écoles. Elle était infligée en fin de journée à l’élève condamné à ce supplice, devant tous les bambins horrifiés. La victime, ligotée, était couchée par terre, le dos au sol, les pieds dénudés, soulevés par un escabeau. On lui appliquait sur la plante des pieds avec une férule, un nombre de coups déterminés par la gravité de la faute à punir et qui ne dépassait jamais trente-neuf. Les gémissements du supplicié étaient étouffés par des prières, vociférées en chœur par toute l’assistance. Les coups, comptés avec soin, étaient appliqués par le maître ou par un munitor, un assistant choisi parmi la population scolaire. ( J. Nehama. Dictionnaire du judéo-espagnol). 5. Rohesim ou rohes (de l’H.) membres d’une confrérie pieuse administrant la toilette mortuaire. 6. L’année civile 1899/1900.

gabay para yamar a Sefer tora, i el nomenava a los Mimonim, por okuparsen de los kovramientos, de las taksas ke se les kargava al puevlo por el sostinimiento de el kolel i mas todo akeyo ke depende de los etchos de el kolel i aparte nomenava parnasim, para el Talmud-Tora ke ivan a kudiar sovre el adelantamiento de los elevos, i ivan kada djueves, a todos los Talmud-Torov, por egzaminar a los elevos, i akeyos elevos ke non se enbezavan sus liksiones, era ke los harvavan a kualos kon darles palmetas en las manos kon un kirbatch, i a kualos los harvavan en los pies kon atarseles kon una falaka, i a otros tambien los harvavan en los pies kon meterselos deskalsos en unos tomrukes bien apretados i a los profesores los akavedavan sigun ke se tenian de komportar, mas nomenava i Parnasim por la Hevra Kadicha, ke los kualos se okupavan sovre kuando avia algunos muertos para kudiar por sus enteramiento ke Rohesim avian aparte estos ultimos se governavan aparte, i a la kavesera de todos era Tchelebi Yeuda, ke de esta forma lo azia el S-r. Abraam, I., i denpues de el se okupo de esto su ijo el grande Hr. Tchelebi, i denpues, tambien su ijo el grande Tchelebi Yeuda, el ditcho ariva i denpues devino tambien su ijo el grande S-r. Mochonatche, i fue todos de mizmo fin 5660 i el S-r. de Yeuda, se akonseyo kon sus ermanos Tchelebi Gabriel i Tchelebi Abraam, II. por engrandeser el Kaal, ke ya estava tchiko, i non estavan mas kaviendo arientro de el Kaal, ke una partida de djente se asentavan afuera de el Kaal, ke es en la Azara, ke eyos todos los 3 eran de akordo, solo ke ditchizaron azerlo saver esto i a los notavles i viejos de la Sivdad, i ansi fue ke se rekojeron en el lugar ande se azian las adjuntas i denpues de muntchas platikas, el puevlo non estuvo de akordo, kon dizir ke el puevlo se topa en esta okazion en estretcho, i ansi ke non pueden azer dingunos sagrifisios, en moneda, ma iva azer bueno si eyos los S-res Aries, lo azian en gastando la suma menesteroza de sus petchos, i eyos les van a ser rekonosientes, sovre eyo los 3 ermanos, se kontentaron, i lo engrandesieron de lo demazia de los direkis de enmedio ke se agora komo tambien

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En 5600, maître Yeuda [Arié] était le gabay [trésorier] de la communauté et de lui dépendaient toutes les règles de la communauté. C’était lui qui invitait à monter lire le Sefer Torah, qui nommait les mimonim chargés de prélever les taxes sur le peuple pour l’entretien de la communauté et qui se chargeait de toutes les affaires communautaires. En outre, il nommait les parnassim [de l’H. dirigeants, responsables, syndics] du Talmud Torah qui veillaient aux progrès des élèves et qui se rendaient chaque jeudi en inspection dans tous les Talmud Torah. Ceux qui n’avaient pas appris leurs leçons étaient frappés : on leur donnait des tapes sur les mains avec une cravache [du T. kirbaç], on leur frappait les pieds après les leur avoir attachés 4. À d’autres on frappait également les pieds en les plaçant déchaussés dans des entraves en bois. Les professeurs les avertissaient de la façon dont ils devaient se conduire. Il nommait aussi les responsables de la hevra kadicha qui s'occupaient des enterrements. À part ces derniers, les rohesim 5 avaient leur propre mode de fonctionnement. À la tête de tous se trouvait maître Yeuda, d’après les règles forgées par M. Abraam I, et à sa suite son fils le grand maître puis, également son fils le grand maître Yeuda cité plus haut, puis son fils le grand M. Mochonatche prit la suite et il en fut ainsi jusqu’en 5660 6. Maître Yeuda pris le conseil de ses frères maître Gavriel et maître Abraam II en vue de l’agrandissement de la synagogue qui était trop petite pour contenir tout le monde de sorte qu’une partie des gens s’asseyaient soit à l’extérieur soit au balcon [la azara]. Tous les trois s’accordèrent et décidèrent d’en informer les notables et les anciens de la ville. C’est ainsi qu’ils se réunirent en leur lieu d’assemblée et après beaucoup de discussions, les participants manifestèrent leur désaccord, car le peuple éprouvait des difficultés et ne pouvait pas sacrifier d’argent. Mais si les Ariés procédaient à l’extension en payant eux-mêmes, cela leur semblait bien et ils leur en seraient reconnaissants. Les trois frères s’en satisfirent et ils l’agrandirent au-delà des piliers qui se trouvent aujourd’hui au centre de la synagogue avec la mezzanine, ils placèrent une grille et la peignirent de nouveau et firent placer des bancs au milieu et autour des murs ; ils achetèrent des menoras et des chandeliers pour l’éclairer et ils firent bâtir à part un lieu d’études


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i kon la eznoga, i mitieron rechas i de muevo la boyadiyaron, i izieron deredor de las paredes i en medio bankos por sientos se merkaron menoras i kandelares por aklararlo, i aparte fraguaron un Midrach i una kamareta para resivir cheluhim. I aparte kaza para un guadrador de la Keila, i toda la suma de el gaste ke izieron fue 2 mil groches, i se lo konvinieron este gaste entre los 3 ermanos i en la estrenadura dieron a el Kaal, 3 Sefer Torod, el uno de Guevil, i uno de Viena, i el otro eskrito de los Sofrim, de muestras partes, i las manyana de Chabad, dieron Hevra, ke ya tengo eskrito la forma de las Hevrod, aparte izieron lavorar un Parochet i una Mapa, i 3 vistidos por los Sefer-Torod, de panio pintado kon bundjukes de plata i algunas eskrituras, lo todos a sus gaste i lo izieron prezente a el Kaal, i de esta manera fue fin a el anjo de 5618 ke se frago la Keila mueva. En esta mizma Keila, se izo i una tresera reparasion ke fue en el tiempo ke yo Tchelebi Moche A. Arie, II, era visepresidentes el anyo de 5642, de la komunita de Samokov, ke sigun ditcho ke la presidensia, sovre todos los kumites de Samokov, era solo en el Gabay, ke era S-r. Mochonatches Yeuda Arie, fue en este tiempo ke me se aderesaron, una partida de el puevlo Djidio, los morantes deredor de esta Keila, en diziendo ke ya les esta siendo lechos, kaji a la metad de el puevlo, de vinir a el Kaal muevo seya a eyos komo tambien i a sus mujeres i kriaturas i ke se aga una reparasion, porke esta Keila, de kuando se frago la Keila mueva estuvo serada i non se azian dingunas Tefilot en eya i mas siendo ke es esta Keila, mas serka para el tcharchi el puevlo kere ke se avra tambien i para dizir Minha i Avrid, las tardes, i ke todos eyos ya van a dar moneda kada uno sigun de su posibilidad, sovre eyo kon la kontentes del presidente i de todos los miembros de el kumite, se toma en mano esta rogativa i se rekojo en el primer dono ke izo el puevlo 5 000 groches i se enpeso el lavoro, kon ke se izo un trokamiento en las ventanas por aklararla ainda mas i kon la Teva, ke era en medio de el Kaal, se metio atras, i algo se engrandesio, de mizmo i kon la eznoga, i se boyadio entera de

et un logement pour recevoir des visiteurs [H. cheluhim, envoyés, émissaires]. Ils construisirent une maison pour le gardien de la synagogue. Ils dépensèrent 2 000 groches et se répartirent la dépense entre les trois frères et à l’inauguration ils offrirent trois Sefer Torah à la synagogue, l’un sur parchemin [H. g’vil], l’un de Vienne et l’un écrit par des scribes de notre part. Les shabbats matin, ils réunirent la confrérie dont j’ai déjà dit la forme. Ils firent aussi broder un parokhet [rideau fermant l’Arche sainte], une housse [H. mapa] et trois revêtements pour les Sefer Torah, de tissu peint avec des porte-bonheur [bundjukes du T. boncuğu : amulettes] d’argent et quelques écritures, le tout à leurs frais et ils en firent cadeau à la synagogue et il en fut ainsi jusqu’en 5618 7 où l’on construisit la nouvelle synagogue. On fit une troisième réforme dans cette même synagogue, en 5642 8, à l’époque où moi-même, maître Moche A. Arié II, j’étais vice-président de la communauté de Samokov. Comme je l’ai dit, la présidence de tous les comités de Samokov revenait au gabay, M. Mochonatches Yeuda Arié. À ce moment-là, une partie de la population juive qui vivait à côté de l’ancienne synagogue est venue me trouver pour me dire que la nouvelle synagogue était trop éloignée pour quasiment la moitié des gens, que ce soit pour eux, leurs femmes et leurs enfants. Ils demandaient qu’on répare l’ancienne, car depuis la construction de la nouvelle synagogue, celle-ci était fermée et on n’y disait plus aucune prière. Étant donné que cette synagogue était plus proche du marché, la population juive souhaitait qu’elle soit également ouverte l’après-midi pour les offices de minha et d’arvit. Tous étaient prêts à donner de l’argent selon leurs moyens. Sur ce, avec l’accord du président et de tous les membres du comité, cette requête fut satisfaite. De la première collecte, on tira 5 000 groches et les travaux purent commencer. On modifia les ouvertures pour un meilleur éclairage et on déplaça la teva du centre de la synagogue vers l’arrière. On procéda à quelques extensions, y compris des mezzanines et on repeignit le tout. On réalisa aussi quelques menues réparations des bâtiments qui se trouvaient dans la cour intérieure [el kortijo]. On dépensa en

7. L’année civile 1857/1858. 8. L’année civile 1881/1882.

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9. Vaad Arba Aratsot en hébreu, le conseil des Quatre Nations était l’instance centrale de la République des Deux Nations [Pologne et Lituanie] entre 1580 et 1764. Les Quatre Nations étaient la PetitePologne, la Grande-Pologne, La Galicie et la Volhynie. 10. L’année civile 1854/1855.

muevo i algunas tchikas reparasiones tambien se izieron i en las fraguas de en el kortijo, ke para lo todo se gastaron 12 000 groches, lo todo de esto ke el puevlo dava prezentes, i tambien se rekojo de todas las Kupod, la suma ke ya tenian rekojido para Arbaa, Arasod, ke sovre esto uvieron algunas kechas de los Hahamin, de Yeruchalaim, i mas se tomo de las kacha de la Havra-Kedicha, 2 300 groches ke los tinia S-r. Davidichon i por el adjunto se gasto de la kacha de el Kolel, i denpues se apartaron estos ke moravan mas serka de esta Keila, i dezian las Tefilot, seya en la semana i en los Chabatot i los Moadim, kon ke se numinaron Hazanim, Mezamerim, Chamachim, i mas todo esto ke prepara el sostinimiento, ke lo todo era seya las entradas komo tambien i las salidas lo todo de una kacha de el Kolel, fue en este tiempo ke se servian en dos Keilot, para todas las Tefilot. Aki vo a eskrivir algo sovre la fraguadura de el Kaal, muevo, i mas adelantre ya vo a eskrivir en mas antcho sovre las muntchas kestiones i la forma de el fraguamiento. Fue tambien en el anyo de 5615, ke torna ya fe tchika esta Keila, i en una reunion publika ke tuvieron, sovre esta kestion, detchizaron de enpesar a rekojer, moneda en la kacha de el Kolel, para devinir en tiempo i fraguarsen una Keila, ke esto lo kieren, i en el anyo de 5618, eyos se miraron un konto de la suma de moneda ke tinian rekojido, i toparon ke avian 30 000 groches i kon esta suma se metieron al lavoro i enpesaron a la fragua en mizmo tiempo el kolel entero kon Nicheberah, ivan etchando kada uno esto ke su mano le alkansava, i todo en moneda kontante ke para 130 familias ke eran en Samokov, se pudieron rekojer en esta adjunta 10 000 groches se entiende afuera de la Familia de Arie, i entre toda la familia Arie, en esta adjunta dieron 40 000 groches, en suma ken los 30 000 rekojidos de antes se izo 80 000 gr. i para 135 000 gr. ke se gaste en todo restaron a deverlos por pagarlos mas tadre lo restan i kuando ya se eskapo de fraguarla, kon la kontentes de los mas muntchos de los Yedihim, (poevlo) se alesensio ke se eskriva sovre una piedra kon letras de oro

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tout 12 000 groches, provenant des dons du peuple, de l’argent mis de côté pour les soins aux malades, de la somme recueillie pour les Quatre Nations 9 ce qui entraîna quelques plaintes des rabbins de Jérusalem. On préleva plus encore sur la caisse de la hevra kadisha, 2 300 groches que gardait M. Davidchon et le reste de la caisse de la communauté. Ensuite ceux qui vivaient plus près de l’ancienne synagogue se séparèrent de ceux qui fréquentaient la nouvelle et ils y dirent les prières en semaine, les shabbats, les jours de fête, et ils nommèrent des chantres, les adjoints des chantres et des bedeaux. Tout ce qui était nécessaire pour l’entretien, qu’il s’agisse des entrées et des sorties [d’argent], le tout venait d’une caisse communautaire. C’est à compter de ce temps-là qu’ils utilisèrent deux synagogues pour toutes les prières. Je vais écrire ici sur la construction de la nouvelle synagogue et plus loin je donnerai plus de détails sur nombre de questions et la forme de la construction. En l’an 5615 10 [l’ancienne] synagogue s’avéra trop petite et lors d’une réunion à ce sujet, ils décidèrent de commencer à collecter de l’argent pour la caisse de la communauté en vue de construire une synagogue comme ils le souhaitaient. En l’an 5618, ils comptèrent ce qu’ils avaient collecté et ils arrivèrent à 30 000 groches. Avec cette somme, ils se mirent à l’œuvre et commencèrent la construction. Dans le même temps, chaque membre de la communauté en cassant sa tirelire/avec l’esprit du sacrifice [H. nish’berah : brisé] donnait tout ce qu’il avait sous la main, le tout en argent comptant. On put recueillir lors de cette réunion 10 000 groches auprès des 130 familles qui vivaient à Samokov en dehors de la famille Arié. Celle-ci donna lors de cette assemblée 40 000 groches et en ajoutant les 30 000 recueillis auparavant cela fait 80 000 gr. La construction coûtant au total 135 000 gr., le solde serait à payer ultérieurement. La construction fut achevée à la satisfaction de la plupart des Juifs et on autorisa la gravure sur une pierre en lettres d’or des noms de Yeuda, Gavriel et Abraam Arié que l’on plaça à l’extérieur au-dessus des premières portes d’entrée de la sainte synagogue. À ce propos, le père Chelomo Koen


EL KANTONIKO DJUDYO |

los nombres de Yeuda, Gavriel, i Abraam Arie, i ke se meta de la parte de afuera ensima las primeras puertas de la entrada de el Kaal, Kadoch, ma sovre eyo uvieron kechas de parte de H. Chelomo Koen I de H. Chemouelatche B. Moche, (Chichko) i sus partidos, ke non eran kontentes de esto, i por ke non uvieran diferensias, i sigun ke eyos lo kijeron porke se eskriviera tambien i ve Akoanim, lo izieron ansi, i siendo Keila mueva se vinieron todos en esta Keila, i ansi fue ke resto serada la Keila vieja fin a el anyo de 5642. De ver ke el S-r. Abraam, I, buchko al presipio de reglar el lugar de la Keila, nos enbeza ke era persona religioza i temiente de el Dio, i aparte el se enpeso a okupar de los Talmud Torot, i tambien i de otros los mas enportantes sovre el sostinimiento de el Kolel, ke en mizmo tiempo gastava de su petcho todo akeyo ke el Kolel non le podiya somportar, el ke era Haham, les darchava en las tadres de chabad, estando en la Kaal, antes de dizir Minha, el kuando via ke algun Djidyo, sufria de algun Turko, lo protejava kon ke se akechava ande el S-r. de Mehmed Emin AA., i le azia kondenar a el Turko, ansi lo azia i kon los Kristianos, ke muntchos le vinian a rogarle porke les eskapara algunas kestiones ke era solo de ande el S-r. de Mehmed Emin AA., ke se eskapavan a todos los kontentava, muntchos avia ke kerian pagarle por su servisio ma el nunka non resivia, de esto fue ke alkanso a tener muy grande enfluensa, i lo katavan muy muntcho non solo los Djidyos i Kristianos, mizmo era i los Turkos, i de esto fue los prinsipios de la enfluensa ke tuvo la Familia Arie en Samokov, en todos los tiempos ke eyos bivieron en Samokov, sigun ke ya van a ver mas adelantre, las kozas ke les pagava, i algunos se lo podran imajinar ke non seria verdad, ma les digo ke son todas, muy bien verdad : lo eskapavan solo kon la influensa, i el nombre Arie, se estiro ande ke se savian i bueno komportarsen i bien detenersen i en okazion azian grandes sagrifisios en moneda sin mirar nada atras, solo i los por reintchir sus opinion.

I et le père Chemouelatche B. Moche et leurs partisans se plaignirent, ils n’étaient pas contents de cela, et pour qu’il n’y ait pas de dispute, selon leur volonté, on écrivit aussi les noms des Koanim. Étant donné qu’il s’agissait d’une nouvelle synagogue, tous s’y rendirent de sorte que la vieille synagogue resta fermée jusqu’en 5642. De voir que M. Abraam I cherchait dès le début à établir les règles de la communauté, nous montre qu’il était quelqu’un de très religieux et craignant Dieu. D’autre part, il commença à s’occuper des Talmud Torah et d’autres aspects, le plus important étant l’entretien de la communauté. Dans le même temps, il payait de son propre argent tout ce que la communauté ne pouvait assumer. Comme il était un sage, il prononçait des sermons à la fin du shabbat dans la synagogue avant l’office de minha. Quand il voyait qu’un Juif quelconque souffrait d’un Turc, il le protégeait, allait se plaindre chez l’agha Mehmed Emin et il faisait condamner le Turc ; il en faisait de même avec les chrétiens. Beaucoup venaient le trouver en le priant de régler des questions dont l’issue dépendait seulement de l’agha Mehmed Emin. Il donnait satisfaction à tous et beaucoup voulaient le payer pour ses services, mais lui ne prenait jamais rien. Grâce à cela, il atteint une grande influence. Non seulement les Juifs et les chrétiens le respectaient beaucoup, mais aussi les Turcs. Ce fut l’origine de l’influence de la famille Arié de Samokov durant tout le temps où elle résida à Samokov comme vous le verrez plus loin. Certains pourront s’imaginer que ce n’est pas vrai et qu'on payait pour ces choses, mais je leur dis que c’est bien la vérité : ils venaient à bout de tout seulement par l’influence. La renommée des Arié s’étendait à raison de leur sagesse, de leur bon comportement, de leur retenue et parce qu’à certaines occasions ils faisaient de grands sacrifices en argent sans arrière-pensée, seulement pour soutenir leur réputation.

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Para Meldar From Izmir to Haifa : Memoirs of a Turkish Jew Benjamin Abouaf Ben-Shlomo

Libra Yayınları éd. Istanbul. 2019 ISBN : 978-6057884299

Né en 1923, décédé en 2004, Benjamin Abouaf est décrit comme un vrai gentleman. Son autobiographie, écrite dans un anglais fluide, raconte tous les épisodes de sa vie, disons même de ses vies : son enfance à Smyrne, sa décision de gagner la Palestine en pleine Deuxième Guerre mondiale, son franchissement illégal de la frontière turcosyrienne, son errance dans le Moyen-Orient, son engagement dans la Brigade juive de l’armée britannique puis dans la Haganah, sa participation à la guerre d’Indépendance, enfin, après son départ définitif de l’armée, ses innombrables voyages dans tous les pays du monde comme homme d’affaires. Le père de Benjamin, Shlomo Abouaf, a une personnalité peu marquée ; c’est un modeste employé dans un magasin de tissus. Sa mère Ester née Moussatchi est maîtresse de maison comme presque toutes les femmes juives de Smyrne à cette époque. C’est une femme de caractère. Par le raisonnement et la menace, elle convainc son mari d’abandonner sa passion du jeu qui lui coûtait très cher. Benjamin a deux frères Sam (Samuel) et Natan. À sa retraite, Benjamin décide d’écrire ses mémoires. Il se rend compte que ses souvenirs sont rares et imprécis. Il rend visite plusieurs fois à son frère Sam resté à Smyrne. L’un entraînant l’autre, ils retrouvent leur passé.

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La famille de Benjamin habite Caratache (Kara Taş Rocher Noir), le faubourg résidentiel sur la rive sud du golfe. Benjamin décrit avec tendresse les belles maisons à balcon de bois qui bordent la rue principale (Rue du Tram, Mithat Paşa Caddesi), la cour donnant sur la mer où on se baigne dans une eau cristalline. Les faits que raconte Benjamin, votre recenseur les a vécus presque tous. Certains d’entre eux, cependant, sont antérieurs à ma naissance puisque j’ai cinq ans de moins que Benjamin. Benjamin raconte donc l’installation de l’électricité ; le puits de la cour d’où on tire l’eau qu’on apporte en brocs et en jarres au domicile ; le lait distribué à la maison ; les yevrek salés du matin ; les pastèques et les melons gardés sous les lits ; le chauffage au poêle ou par tandour en cuivre autour duquel la famille est réunie ; les marchands ambulants (bahchavanes) qui crient leurs fruits et légumes et dont on reconnaît la voix ; les cafés où, autour d’une bouteille de raki, les hommes jouent aux cartes ou au trictrac ; le tram d’abord à chevaux puis électrique ; les superbes fiacres privés où on l’emmène les jours de fête ; les cinémas élégants et les cinémas populaires ; Tchechmé (Çeşme), la station balnéaire à quelques dizaines de kilomètres de Smyrne, où la famille passe ses vacances. Les frères de Benjamin font leurs études en France. Sam est élève à l’école de la Béné Bérith puis à l’école chrétienne Saint-Joseph avant d’être étudiant en médecine à Paris. Pendant la guerre, il retourne à Smyrne, y pratique la médecine puis est mobilisé comme médecin-officier. Natan est élève à l’École normale de l’Alliance à Paris et est nommé instituteur à Téhéran. Vivent aujourd’hui à Izmir (personne ne dit plus Smyrne) moins de 2 000 Juifs ; il y en avait 40 000 en 1914. Ils habitent à l’est de la ville, à Al Sandjak (La Punta, Al Sancak). Il n’y a plus de Juifs dans le quartier traditionnel du centre ni


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à Caratache. Caratache, comment, se demande Benjamin Abouaf, peut-on à ce point, détruire la beauté et construire la laideur ? Toutes les maisons de la rue principale ont été démolies, remplacées par des immeubles de vingt étages, anonymes et identiques. L’école de la Béné Bérith a brûlé, elle aussi remplacée par un immeuble gigantesque. La cour qui donnait sur la mer en est maintenant séparée par une autoroute infranchissable. L’eau limpide dans laquelle on se baignait est maintenant une boue fétide. S’y baigner serait dangereux. Le sol lui-même qui était fait de petits pavés est remplacé par une laide couche d’asphalte. Heureusement, il reste encore quelques édifices témoignant de la splendeur passée. La synagogue Beth Israël, dont la façade donne sur la rue principale, date du début du XXe siècle. Elle est considérée comme l’une des plus belles du monde. Pour moi, c’est la plus belle. Mes parents s’y sont mariés. J’y ai très souvent accompagné mon père ou mon grand-père. J’ai encore à l’oreille le Mizmor le David entonné par toute l’assistance. Ma maison est toujours là, dans une rue perpendiculaire à la rue principale. Contiguë à l’arrière de la synagogue, elle ne peut être démolie de peur d’ébranler la synagogue elle-même. Elle est en très mauvais état. À l’Est de Caratache, l’hôpital israélite de Smyrne n’a guère changé. C’est maintenant un hôpital municipal. Quant à l’Ascenseur (Asansör), c’était le moyen de communication habituel entre le faubourg résidentiel chic de Caratache et le faubourg résidentiel encore plus chic sur la colline dominant Smyrne (La Muntanya). Aujourd’hui, plusieurs routes les joignent. Rénové, l’Ascenseur est un restaurant. De sa terrasse, on a une vue splendide sur tout le golfe. Enfin, lecteur mon frère, va passer la soirée au Cordon, le quai, piétonnier à ce moment-là. À l’heure du raki kefi et du soleil couchant embrasant Cordelio, attablé devant un maïs grillé, des légumes et des fruits frais cueillis et un épais yoğurt au lait de bufflesse, essaie d’oublier le beau Smyrne de notre enfance, de notre enfance qui s’éloigne d’un an chaque année.

En 1941, les Juifs turcs sont inquiets. Les Allemands sont au faîte de leurs victoires. La Turquie ne va-t-elle pas entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne ? Benjamin a dix-huit ans. Il décide de ne pas attendre et de gagner la Palestine coûte que coûte. Avec des amis, il fonde une organisation secrète Neemanei Zion. C’est illégal, car la formation d’organisations minoritaires est interdite. Il est impossible aussi d’obtenir un visa britannique d’entrée en Palestine. Benjamin annonce sa décision à sa mère, paralysée depuis plusieurs années. Elle l’approuve. Ils savent qu’ils ne se reverront plus. Plusieurs membres du groupe ont déjà essayé de franchir la frontière turco-syrienne. Ils ont été arrêtés. Benjamin et ses camarades décident d’essayer un franchissement le plus loin possible, à l’Est, là où Turquie, Syrie et Irak se rejoignent, en plein Kurdistan. Arrivés en train à Ankara puis Diyarbakir, ils contactent un passeur grâce à l’aide de Juifs kurdes. Il leur faut réunir une certaine somme. Ils n’y arrivent pas, malgré une quête à la synagogue. Le passeur menace de les dénoncer puis se ravise. Le groupe passe la frontière à pied. Parenthèse de votre recenseur. Il y avait donc en 1940 des Juifs kurdes. Ils n’étaient pas sépharades. Ils ne parlaient pas judéo-espagnol. Qui étaient-ils ? Que sont-ils devenus ? Cela ne pourrait-il pas être un intéressant sujet d’étude ? Fermez la parenthèse. Voilà donc Benjamin et ses camarades en Syrie. Ils ont quitté Smyrne à la fin de l’année 1942. Long séjour avec de nombreux mois de prison. On conseille à Benjamin de s'engager dans l’armée britannique. Il ne peut le faire que s’il adopte la nationalité syrienne à titre provisoire. Cela ne change pas grand-chose. À nouveau, longs séjours, prisons. On l’envoie en Égypte et il est frustré de traverser la Palestine sans même la voir, car les fenêtres de son autobus sont closes. Le plus souvent, Benjamin est chargé d’épouiller les habitants des camps militaires. Finalement, Benjamin fait officiellement partie de l’armée britannique. Il est membre du 3 e bataillon juif de la 1 re unité combattante judéo-palestinienne.

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La guerre est finie. On envoie Benjamin en Belgique, en Hollande, à Paris. En juin 1945, il est démobilisé et arrive enfin à Haïfa après quatre ans d’errance. Benjamin entre alors à la Haganah et participe à la guerre d’Indépendance en particulier à de très nombreux et violents combats de rue entre Juifs et Arabes dont le quartier à Haïfa encercle le quartier juif. Il y a des morts et des blessés. Les Britanniques quittent la Palestine en mai 1948. On a donné à Benjamin le nom hébraïque de Ben-Shlomo qu’il ajoutera à celui d’Abouaf. Il se marie le 2 septembre 1948. Il est démobilisé en 1950, reste dans la réserve, affecté à une brigade près de la frontière jordanienne. Rappelé en 1956, il est affecté au transport de tanks, près de Bersheva. À partir de 1950, Benjamin devient homme d’affaires, à des postes de responsabilité. Il parcourt le monde, fait de longs séjours au Liberia. Il a, dit-il, l’Afrique dans la peau. « I have got, dit-il en anglais, the African bug under my skin ». Il passe aussi plusieurs années en Australie, à Téhéran, à Paris avant de se fixer à Haïfa et de s’arrêter pour des problèmes de santé en 1990. Le riche livre de Benjamin Abouaf intéresse des lecteurs très divers. D’abord, bien sûr, les Smyrniotes, leurs enfants et petits-enfants. Ensuite, ceux qui essaient de comprendre la complexité du Moyen-Orient des années 1940 : Français et Britanniques tantôt alliés, tantôt adversaires, proclamation de l’État d’Israël, souhait des Israéliens de s’approprier un territoire le plus vaste possible, refus par les Arabes du plan de partage de l’ONU, batailles acharnées entre Juifs et Arabes, habituellement soutenus par les Britanniques, désordre complet, départ des Britanniques. Enfin sont intéressés ceux que la guerre d’Indépendance passionne.

Henri Nahum

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À la recherche de Marie J. Michèle Sarde

Julliard, octobre 2019 ISBN : 978-2260032441

Dans Revenir du silence ( Julliard, 2016) Michèle Sarde nous confiait la trajectoire de sa famille maternelle – les Benveniste et les Amon – quittant Salonique au début des années 1920 pour s’établir en France. S’appuyant sur le témoignage tardif de sa mère Jenny, elle reconstituait ce que fut leur vie, avant et après l’émigration, et leur traversée de la Seconde Guerre mondiale. Le silence qui s’en suivit pouvait apparaître comme une longue parenthèse se refermant sur une forme d’apaisement. Du côté de sa famille paternelle, le silence pesait plus lourdement. La mort prématurée de son père, Jacques Benrey jamais consolé de celle de ses parents déportés, ne s’accompagnait d’aucun témoignage. Seules quelques bribes du récit maternel laissaient transparaître ce qu’avait pu être leur vie. S’appuyant sur ces indices, À la recherche de Marie J. est donc un grand jeu de piste pour tenter de renouer le fil des origines. En exergue du livre, Michèle Sarde a placé une citation de Marguerite Yourcenar : « Tout le monde a des ancêtres et ils sont tous représentants de la condition humaine. Seulement on n’a pas toujours des documents. » C’est d’emblée inscrire cette histoire si particulière, si judéo-espagnole, dans une perspective universelle. Celle des exilés d’autrefois qui n’est pas sans faire écho à celle des déracinés d’aujourd’hui. Quant à ces documents si miraculeusement conservés – photos, lettres, faire-part de mariage, cartes postales – qui servent de fil d’Ariane au récit, ils sortent tout droit d’un coffre de voyage légué par Jenny à sa fille.


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La grand-mère de Michèle Sarde, Marie Jerusalmi était originaire de Constanța en Roumanie, un antique port de la mer Noire où séjourna le poète Ovide. Son mari, Moïse Benrey était natif de Bourgas, autre havre de la mer Noire, situé en Bulgarie. Cette différence de nationalité, en apparence futile entre deux Sépharades éduqués à l’occidentale, sera pourtant une pomme de discorde majeure entre les époux. Dans les années 1920, Moïse et Marie accompagnés de leur fils unique, Jacques quittent la Bulgarie pour l’Italie dont ils ont acquis la nationalité. Puis, ils rejoignent Paris où Moïse ouvre un commerce de détail alors que Jacques étudie à Sup. de Co. Sous l’occupation, Moïse et Marie sont rapatriés en Italie non sans avoir dit adieu à leur petitefille Michèle alors âgée de trois ans. De leur lieu de séjour sur les rives du lac de Côme, ils seront déportés sans retour à Auschwitz. Cette histoire retracée à grands traits, Michèle Sarde la tient de sa mère et elle était déjà esquissée dans Revenir du Silence comme autant de portes préfigurant un autre livre. Le périple à la recherche de Marie Jerusalmi débute en 2005 dans la ville éponyme de Jérusalem. Michèle Sarde se rend à Yad Vashem où un peu perdue face à la machine bureaucratique, elle fait la rencontre salvatrice d’un roumain francophone, Léon V. Il décrypte pour elle les fiches qui émergent des fonds d’archives. Léon V. est le premier maillon d’une longue chaîne de personnages que l’auteure surnomme affectueusement les Argonautes et qui vont l’assister dans sa quête. Les premiers renseignements collectés à l’aide des fiches font apparaître des cousins éloignés qui ont tous témoigné après-guerre de la disparition de Moïse B. et de Marie J. Mais retrouver ces cousins ou leurs descendants constitue un défi d’ampleur. Le second voyage a pour cadre Constanța, la ville de Marie J. On hésite à dire ville natale, car rien ne le prouve et il se pourrait qu’elle soit plutôt née à Constantinople. C’est en tout cas la ville où elle a grandi, orpheline de mère à sa naissance, élevée par une sœur adorée Esterina et choyée par

Marie Jerusalmi vers 1910 à Bourgas en Bulgarie. Collection : Michèle Sarde.

son frère aîné Nissim. Quelques années plus tard, elle rejoindra le collège allemand de Braşov signe que la famille fait le choix d’une éducation résolument moderne pour ses enfants. Du caractère de Marie J., Michèle Sarde a quelques indices dont elle tire le portrait attachant d’une jeune fille résolue aimant la vie, les plaisirs, le jeu, la danse… Un portrait d’autant plus convaincant que son père et sa mère l’ont toujours identifiée à cette Marie J. dont elle n’a aucun souvenir. Michèle Sarde rêve d’une Marie J. dansant au bras d’un séduisant officier de marine roumain, mirage d’un amour impossible vite brisé par le coup de foudre d’un client de passage, Moïse Benrey. De cet amour à sens unique, puis de ce mariage mal assorti, Michèle Sarde fait la source d’une mésentente qui empoisonnera leur vie malgré la naissance en 1907 de Jacques, prototype d’el ijo regalado, le fils unique et adoré. Le séjour

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Marie (Myriam) Jerusalmi portant le fez à Constanța en Roumanie vers 1890. Collection : Michèle Sarde.

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à Constanța, entamé dans la tristesse d’une ville décatie se clôt sur la découverte de la maison ruinée de Marie – mais en est-on bien sûr ? Peu à peu les pièces du puzzle se mettent en place. La découverte des cousines bulgares de Michèle Sarde ouvre une fenêtre sur un autre monde, celui de Bourgas, patrie des Benrey. Moïse Benrey riche négociant en coton est aussi le tuteur d’une famille nombreuse puisqu’il doit veiller à doter les six filles de sa sœur Rebecca. Jaklina, l’une des descendantes de ces nièces émigrées en Israël, se révèlera une aide précieuse pour reconstituer l’arbre généalogique et guider les pas de Michèle Sarde en Bulgarie. Le choix de l’éducation des enfants est un enjeu crucial pour toute cette génération de Judéoespagnols nés sur les décombres de l’Empire ottoman. Dans quelle langue et dans quelles écoles faut-il les éduquer ? La décision préfigure des choix qui vont au-delà des études : choix d’une future patrie, d’une nouvelle nationalité, d’une référence culturelle moderne, d’un engagement dans une armée en cas de conflit. Chez les Jerusalmi, on l’a vu, c’est l’allemand qui domine. Chez les Benrey, au contraire, c’est le français. Mais ce choix est lui-même contrarié par le sionisme montant qui substitue au réseau francophone de l’Alliance israélite universelle des écoles hébraïsantes. Finalement Jacques fera ses classes à Sofia chez les Frères des écoles chrétiennes, le puissant réseau lassalien où de nombreux Sépharades d’Orient ont perfectionné leur français. Michèle Sarde revient sur le destin de ces femmes judéo-espagnoles dans le monde encore très patriarcal du début du XX e  siècle. Leur éducation moderne, conquise souvent de haute lutte, n’engendre qu’une immense frustration lorsqu’elles réalisent qu’elles n’ont pas d’autres choix que la vie au foyer. Comme Marie, elles se consolent comme elles peuvent en jouant aux cartes, dans une relation fusionnelle avec leur enfant ou en fréquentant les cures thermales à la mode. Moïse déçu par son ménage, compense en multipliant les voyages et en s’inventant une idylle

sans lendemain avec une jeune fille de bonne famille. Une lettre jamais envoyée témoigne de cet amour impossible. Moïse ne souffre pas seulement par amour. Malgré son éducation moderne, il est resté profondément de l’Ancien Monde, « celui où l’on payait ses dettes » dit Michèle Sarde. Dans Le Pont sur la Drina, Ivo Andrić évoque ces marchands d’autrefois, dont la fortune se construisait laborieusement, de génération en génération, sur la confiance dans un monde immuable. Et puis la Première Guerre mondiale éclate, tout déraille et bascule, les Empires s’effondrent et avec eux le bon sens et l’épargne accumulée. La force brute tient lieu de loi. Les marchands honnêtes sont dépouillés tandis que des êtres sans scrupules bâtissent des fortunes sans effort. Refusant de spéculer sur la misère des autres, fidèle à la parole donnée, Moïse Benrey met un point d’honneur à payer en devise forte une dette italienne qu’il aurait pu régler en lires dévaluées alors que ses concurrents profitent de l’aubaine pour se fournir à vil prix. O tempora, o mores. Ce qui lui reste d’argent est bientôt la cible de bandits bulgares, les Comitadjis et provoque la fuite de la famille en Italie. Moïse Benrey vivra dès lors difficilement de sa modeste boutique parisienne, en marge du commerce moderne, ce qui ne le mettra pas à l’abri de la spoliation des biens juifs en 1941. Toutes ces découvertes, Michèle Sarde les fait à pas comptés, de voyage en voyage, en même temps qu’elle comble les lacunes en faisant appel à d’autres écrivains – Elias Canetti, Stefan Zweig, Claude Magris, Angel Wagenstein notamment – et en imaginant ce qu’aurait pu être la vie de ses grands-parents. Les récits se superposent les uns aux autres tout comme les registres d’écriture. Elle cite un proverbe d’Antonio Machado : Caminante, no hay camino, se hace camino al andar que l’on pourrait résumer par un « Tout se fait en marchant ». En Bulgarie, elle restitue le récit de deux femmes dont les destins croisent ceux des siens. C’est aussi à Bourgas, que se situent les décou-

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Jacques (Yako) Benrey entre ses parents, Marie Jerusalmi et Moïse Benrey. Bulgarie vers 1920. Collection : Michèle Sarde.

vertes les plus surprenantes que l’on se gardera de dévoiler. Le dernier voyage de Marie et de Moïse, le plus tragique restera aussi le plus indéchiffrable. C’est sur les bords du lac de Côme, dans un paysage de toute beauté, à l’été couchant de 1944, qu’un vaporetto chargé de SS vient arrêter le couple et leurs amis qui se croyaient à l’abri. Il est difficile de se représenter cette tragédie en un tel lieu. À Auschwitz, comme d’ailleurs à Yad Vashem, c’est un pèlerinage de masse, inévitable, et dûment encadré qui laisse peu de place à l’intimité et à l’émotion. Sans doute les livres offrent-ils un meilleur tombeau à ces millions de morts assassinés. Michèle Sarde, en commençant son enquête avait été heurtée par un message d’un centre de recherche qui après avoir décrit les circonstances de la déportation de Moïse Benrey se concluait par un lapidaire : « La même chose est arrivée à sa femme ». Le livre se dresse contre cette injustice qui réduit l’épouse à l’ombre de son mari. | 40 | KAMINANDO I AVLANDO.33

À rebours, elle fait de Marie J. la véritable héroïne du livre même si Moïse et Jacques ne sont jamais bien loin. Inconsolable de la perte de ses parents, Jacques Benrey, le père de Michèle Sarde avait tenté de mettre fin à ses jours quelques mois après la Libération. Cette tentative de suicide, camouflée en accident, préludera à des décennies de silence. Le silence d’une mère qui se bat pour sauver son foyer et éloigner sa fille d’une tradition qu’elle juge mortifère. Le silence d’un père qui ne peut faire son deuil. Michèle Sarde est la dépositaire de leurs souffrances et de leur héritage si complexe qu’il faut plus d’une décennie de patientes recherches pour l’éclairer. Alors que ce travail s’achève et qu’il est couché sur le papier, Marie et Moïse, en compagnie de leur fils Jacques et de leur belle-fille Jenny, peuvent enfin reposer en paix. Puisse cette paix se transmettre à tous leurs descendants.

FA


Las komidas de las nonas PISHKADO ABAFADO KON SALSA DE TOMAT RAGOÛT DE POISSON À LA SAUCE TOMATE FRAÎCHE

Ingrédients – 1 kg de filets de poisson (bar, cabillaud ou mérou) découpés en fines tranches d’environ 2,5 cm d’épaisseur ; – du sel et du poivre blanc finement moulu ; – 3 c. à café d’huile d’olive ; – 1 oignon finement coupé en longueur ; – 2 gousses d’ail, finement coupées ; – 2 verres de tomates mûres pelées, épépinées et grossièrement hachées ou des tomates hachées en conserve ; – ½ c. à café de sucre ; – 5 grains de poivre noir ; – une tige de persil plat avec ses feuilles ; – 2 feuilles de laurier sèches ; – du sel de mer ; – 2 pommes de terre pelées, bouillies et finement tranchées ; – ¼ de verre d’eau ; – ½ c. à café de jus de citron frais.

Pour la pane – ¼ de verre de farine blanche

Pour la garniture – une c. à café de persil plat grossièrement haché

Préparation Rincer le poisson et le sécher avec du papier absorbant. Saupoudrer avec du sel et du poivre. Chauffer l’huile à feu modéré dans une casserole ou un plat peu profond. Ajouter l’oignon et laisser cuire 5 minutes en remuant jusqu’à ce qu’il ramollisse. Ajouter l’ail et cuire encore une minute. Ajouter les tomates, le sucre, les graines de poivre noir, la tige de persil, le laurier et le sel. Laisser mijoter, découvrir et remuer de temps en temps pendant 10 minutes jusqu’à ce que la sauce épaississe un peu. Étaler les tranches de pommes de terre sur la sauce tomate.

Recette traduite du livre de Stella Cohen. Jewish family recipes from the Mediterranean island of Rhodes. 2012.

Variantes Parsemer le poisson d’un verre de pignons de pins grillés et d’une poignée d’olives noires dénoyautées et coupées en deux (comme les Kalamata) avec le persil haché. * Dans une version plus épicée, ajouter une demi-cuillère à café de cumin (typique de la cuisine de Rhodes) et une pincée de piment rouge de Turquie dans la sauce tomate.

Avec la farine, paner légèrement les filets de poisson et retirer l’excédent. Mettre les filets de poisson entre les pommes de terre, verser l’eau bouillante, le jus de citron et la sauce tomate sur le poisson. Couvrir et laisser mijoter 10 à 12 minutes selon l’épaisseur du poisson. Le poisson doit être ferme au centre, mais encore juteux et se détacher facilement avec une fourchette. Remuer de temps à autre pour éviter que les ingrédients n’adhèrent au plat. Retirer les graines de poivre, la tige de persil et les feuilles de laurier. Parsemer de feuilles de persil haché et servir aussitôt dans le plat, accompagné de riz pilaf ou de pâtes rôties et d'une salade verte.


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, Jo Amiel, Lise Amiel-Gutmann, François Azar, Corinne Deunailles, Daniel Farhi, Enrico Isacco, Jenny Laneurie, Évelyne Nahmias, Henri Nahum, Mathilde Pessah, Michèle Sarde. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Maurice Abravanel et Peter Cook : direction de chants d'oiseaux. Photographie du Salt Lake Tribune. 9 janvier 1954. Salt Lake City. Collection Société historique de l'Utah. J. Willard Marriott Library. University of Utah. Impression Caen Repro Parc Athéna 8, rue Ferdinand Buisson 14 280 Saint-Contest ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300048 Janvier 2020 Tirage : 1000 exemplaires Numéro CPPAP : 0324G93677

Aki Estamos – Les Amis de la Lettre Sépharade remercie ses donateurs et les institutions suivantes de leur soutien


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