Un chemin sous les orages Souvenirs de jeunesse de Didier Sarfaty (1927-1945)
SUPPLÉMENT À LA REVUE Kaminando i Avlando .36 Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998 OCTOBRE, NOVEMBRE, DECEMBRE 2020 Tichri, Hechvan, Kislev, Tevet 5781
Tour de Galata. Vassilaki Kargopoulo, photographe officiel du sultan de 1878 à son décès le 27 mars 1886. Istanbul. Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.
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Un chemin sous les orages Avant-propos Brigitte Peskine
L
e texte que consacre Didier Sarfaty (19222018) à ses années de jeunesse, et surtout de guerre, se suffit à lui-même : ses origines judéo-espagnoles y sont clairement expliquées – même pour un profane – ainsi que la trajectoire de ses parents qui ont choisi de quitter Istanbul pour la France en 1927. Il était quasiment le jumeau de mon père, je ne l’ai pas connu, et je ne peux donc que réagir en tant que descendante de cette génération qui n’a rien transmis, ou si tard, trop tard pour nous. Pas pour mes enfants et petits-enfants, l’espoir fait vivre… D’une plume élégante et alerte, Didier Sarfaty raconte son enfance à Istanbul dans un milieu éclairé et aisé (ses deux grand-pères sont l’un ingénieur des Postes ottomanes, l’autre médecin humaniste) ; le père de Didier est également ingénieur dans les transmissions, mais n’exercera jamais en tant que tel. Le narrateur est fils unique – les nombreuses fratries de la fin du XIXe siècle se sont révélées extrêmement peu prolifiques à partir des années 1920 : là encore je me sens entièrement « en famille », mon père fils unique avait une quinzaine d’oncles et tantes…
Son éducation est à la fois bienveillante et exigeante : maman est attentive, papa travaille, on fait du piano, on est bon élève en classe, on fait du sport, on entretient des rapports intenses avec la famille, on part en villégiature dans les « bons » endroits, bref on apprend à devenir ce qu’on appelait il y a un siècle « un honnête homme ». L’Histoire va bouleverser cet ordre séculaire et rassurant. Le mérite de Didier Sarfaty est de constamment veiller à ne pas changer de focale : il s’astreint à raconter ces années-là avec les yeux de l’époque. Pour ma part, je suis actuellement effarée par les a posteriori simplificateurs et délétères qui pullulent ; saluons donc l’intelligence de ce récit, constamment soucieux de témoigner et seulement témoigner. Évoquer les années de guerre sans être influencé par la connaissance qu’on a de son issue est une gageure rarement réussie. L’Histoire, c’est l’arrivée à la présidence de la République en 1923 de Mustapha Kémal, Ataturk, laïc et « occidentalisé », mais aussi profondément nationaliste. Ce sont les affrontements gréco-turcs (qui suivaient le génocide arménien). C’était,
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pour résumer, la transformation de l’ex-Empire ottoman en un pays moderne, la Turquie, où les anciennes minorités devaient s’intégrer ou partir. Dans la bourgeoisie stambouliote dont faisaient partie les Sarfaty, beaucoup avaient anticipé et émigré en France, en Amérique ou en Palestine dès avant la Première Guerre mondiale. Jacques et Eléonore, les parents de Didier, ne franchissent le pas qu’en 1927, quand leur fils a six ans et doit entrer à l’école. Ils veulent pour lui un enseignement en français, langue des lumières… et du futur. Et c’est difficile. Très difficile. Sujets turcs, ils arrivent à Lyon en terre inconnue. L’ingénieur (devenu entre-temps agent de change) ouvre un magasin de bonneterie. Didier entre en primaire avec le double handicap d’être Turc et Juif. Turc dans un milieu lyonnais chauvin et conservateur, c’est le Bachibouzouk moqué par Molière… ou le Capitaine Haddock de Tintin. Juif, en 1927, c’est également mal vu, mais plus sournoisement. Didier se sent différent, et seul. La vitalité, la faconde, l’optimisme, le courage de Jacques Sarfaty, fidèlement secondé par sa femme, a permis à cet exil douloureux de virer à la success story. Sans vouloir verser dans les clichés, nombre de Judéo-espagnols, biberonnés à l’amour de la France, ont su s’y intégrer dans les années 1920 à 1930, éventuellement – pas dans le cas de Jacques Sarfaty – par des mariages mixtes. Ils étaient entreprenants, solidaires, grands travailleurs ; la religion n’était pas vécue comme contraignante, ils étaient superstitieux, mais plus par atavisme que par crainte de Dieu ; ils avaient apporté de leur Orient natal l’amour de la vie, du sport, de l’épanouissement physique, du plaisir, du désir. Sans oublier l’attachement à la famille qui – chez les Sarfaty – essaime un peu partout et s’associe aux affaires de Jacques. Comme ses parents, et sans doute grâce à eux, Didier surmonte la difficulté des premiers temps, se réjouit de découvrir la France (son père était souvent sur les routes, d’où l’achat de la première automobile symbole de liberté et d’ouverture), bref il s’adapte.
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Ses différences sont presque derrière lui quand en 1932, la famille étant désormais installée à Paris, il entre au lycée Condorcet. Les vacances sont sources de nouvelles passions, notamment le vélo, le ski à Chambéry, la natation à Mandelieu, ville où ses parents achèteront une maison en 1939, ce qui leur sauvera probablement la vie. Car l’orage gronde, même à Condorcet… Mon père, élève ces années-là au lycée Carnot, autre grand établissement parisien, m’a parlé de l’antisémitisme rampant, particulièrement à l’égard des « bons élèves ». Deux camps se formaient, l’un minuscule et profil bas, l’autre sonore et triomphant. Didier Sarfaty est moins explicite, mais on lit entre les lignes que l’atmosphère se tend. L’année 1938-1939 est celle de son bac, donc de son orientation future. Il est à Mandelieu avec ses parents lorsque, bacs en poche (maths et philo), la guerre éclate. Didier est admis en Maths sup à Nîmes où se sont repliés les profs de Saint Louis ; en mai 1940, après la débâcle vient l’armistice, et il part à vélo à Mandelieu (245 km quand même !). En septembre, il intègre Maths spé au lycée Massena à Nice. En mai 1941, il passe le concours de l’École Centrale. La France est alors divisée en deux zones. S’il est reçu, rentrer à Paris (occupé) serait une folie. Il peut aussi tenter deux écoles en zone libre, à Saint-Étienne et Grenoble. Convaincu d’avoir échoué à Centrale, il en est plutôt soulagé. Mais voilà, il est reçu. Que faire ? Il s’en remet au sort : au lieu de signer l’attestation d’aryanité qui lui permettrait de passer la Ligne pour la rentrée, il se déclare non aryen. Ca n’arrête pas les autorités. Pourquoi ? Comment ? Mystère, mais deux fois il a cru ne pas pouvoir (vouloir) intégrer, et deux fois, « on » l’a prié de rallier la prestigieuse École Centrale. La victoire des Alliés était alors absolument exclue. Les nazis progressaient partout. Didier Sarfaty avait lu Mein Kampf et savait ce qui attendait les Juifs si Hitler annexait l’Europe. Le choix de faire ou ne pas faire Centrale semble dérisoire face au désastre qui s’annonçait. Il en est forcé-
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ment conscient. Mais que faire, face à lui-même, alors que ses parents le respectent trop pour l’influencer ? Que choisir ? Un avenir possible (et prestigieux) ou la planque – plus sûre à court terme, seulement à court terme… Il avait vingt ans, il a pris le risque de vivre, et ce ne fut sans doute ni facile ni confortable. C’est là que ce récit – au plus près des évènements – me touche peut-être le plus. Née aprèsguerre, dans un silence lourd, je me suis toujours demandé comment avait été vécues au jour le jour ces cinq interminables années. On disait « avantguerre », « après-guerre », rarement « pendant la guerre ». Ou pour décrire des évènements traumatiques : grandes frayeurs, convocations, arrestations, départs vers l’inconnu… Didier Sarfaty nous parle de ce que nous connaissons dans le monde contemporain (du moins certains d’entre nous) : le stress des classes préparatoires, les colles, les concours, les résultats, les choix, la recherche d’une chambre, les amphis, les examens, les stages en entreprise… et même les soirées dansantes, les orchestres étudiants, les ateliers théâtres, le BDE (bureau des élèves) comme on dit aujourd’hui. Oui il a dansé, participé à un orchestre de Jazz (après avoir contacté Boris Vian, ancien « piston » selon le jargon centralien), oui il a vécu une vie de potache comme ses cothurnes, et aux yeux d’aujourd’hui cela peut sembler surréaliste, mais comment pouvait-il en être autrement ? Tous les jours le soleil se levait, se couchait, et entre les deux, il fallait bien vivre. Et tout cela se passait dans Paris occupé, avec les rafles, le dernier wagon du dernier métro, les Allemands qui patrouillaient, les contrôles d’identité, les descentes de la Gestapo à l’aurore… Les rationnements, le couvre-feu, le port de l’étoile, les otages, la famille dont on n’avait pas de nouvelles, l’arrestation de proches… En 1941, Didier se rend à son ancienne adresse, le fauteuil de son père trône chez la concierge dont le fils occupe l’appartement, et celle-ci (dans un accès de « bienveillance ») lui conseille de ne pas revenir : c’est trop
risqué… Il faudra un procès en 1945 pour récupérer les lieux. La vie de Didier Sarfaty à Paris en 41-42-43 tient de la chance, d’une prudence évidente, peutêtre d’une certaine inconscience, mais aussi de la personnalité du directeur de l’École, le professeur Léon Guillet, un homme de droite pour qui Didier était certes Turc, Juif, mais surtout Centralien, donc aussi l’un de ses « enfants ». Le fait d’être sujet turc, pays neutre, était un avantage incontestable. En plus de ses papiers d’identité, où il avait tenté de masquer le tampon Juif, il possédait une lettre émanant du consulat de Turquie à Lyon, et même une attestation du Commissariat général aux questions juives l’autorisant à percevoir une mensualité – sur le capital immobilisé de son père… On reconnaît là l’obsession administrative des Nazis où chaque mesure, même contradictoire avec d’autres, fait l’objet d’un imprimatur… À circuler, à vingt ans, dans Paris occupé, il y avait également – même pour les non-Juifs – le risque d’être raflé pour le STO ; Didier Sarfaty fut d’ailleurs arrêté, porteur dans sa poche de vraisfaux papiers, et dans son pantalon de faux-vrais papiers… Ceux-ci lui avaient été fournis par des camarades résistants en échange de services ponctuels où il a risqué sa vie, à l’instar d’autres étudiants. Quelles peurs, quels miracles successifs… et je suppose, quelles questions lancinantes : tout ça pour quoi ? Un diplôme de Centrale ? Ou tout simplement pour ne pas subir, ce qui est une forme de résistance. Diplôme qui lui vaut ces années d’angoisse et probablement de culpabilité, car d’autres de son âge perdaient la vie dans les FFI ou les FFL (ou encore comme mon oncle de quatorze ans sommé de baisser sa culotte en plein Paris avant d’aller brûler à Auschwitz), culpabilité d’avoir laissé ses parents dans l’angoisse, culpabilité de les savoir en danger quand les Allemands ont remplacé les Italiens sur la Côte d’Azur… Ironie de l’histoire, quand tout fut terminé, quand le deuil remplaça la peur, quand il fallut
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des mois de procédure aux survivants pour récupérer leur place en ville ou au travail, Didier découvrit que ce diplôme ne lui ouvrait guère de portes (il était Turc !), et il rentra dans les affaires avec son père, avant de trouver un emploi plus en adéquation avec ses qualifications. À la fin de ce récit enlevé, bien documenté, jamais amer, qui constitue un témoignage de premier plan sur la vie quotidienne à Paris pour un Juif turc dans ces années de plomb, Didier Sarfaty a ajouté une postface, qui, à mon sens, éclaire tout ce qui précède d’un jour nouveau. D’une nuit, plutôt. Il explique pourquoi il n’a rien raconté de ces années-là pendant soixante ans : il ne s’est en fait jamais remis de l’humiliation qu’il a ressentie alors. Avoir honte d’être soi-même (alors qu’on n’est coupable de rien), avoir peur, honte d’avoir honte, honte d’avoir peur, être considéré comme inférieur, proie, gibier, sous-homme. Les nazis l’avaient voulu, ils y ont presque réussi ; presque puisqu’il y a eu, heureusement, des survivants.
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Mais si tant de ces survivants se sont tus, n’est-ce pas qu’ils avaient intégré, consciemment ou non, qu’ils ne méritaient pas totalement de survivre ? N’est-ce pas qu’ils avaient perdu ce qui fait l’essence même de la vie : l’estime de soi ? Que restera-t-il quand les derniers seront morts, quand les récits tels que celui-ci tomberont dans l’oubli ? L’appartenance à un peuple, à une religion ? Une mémoire mal et peu transmise qui fait douter de la nature humaine ? François Azar, neveu de Didier Sarfaty, me dit que si l’identité juive de sa famille a largement été diluée dans le XXIe siècle, demeure le sens de la famille, la fierté d’avoir fait souche, à chaque génération, dans divers pays et l’importance dévolue à la réussite dans les études. Impossible de ne pas y voir un lien avec le diplôme de l’École centrale des Arts et Manufactures de Didier Sarfaty, promotion 1944, héroïquement arraché à Hitler et ses sbires.
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Préface
J
e n’ai jamais aimé me retourner vers le passé ni surtout raconter des choses et des événements d’autrefois. La conséquence est que mes enfants et petitsenfants ont été très mal informés non seulement sur notre famille, mais aussi sur les événements vécus lors de notre immigration en France ou au cours de la Seconde Guerre mondiale. Comme, de plus, j’ai souvent eu le sentiment d’avoir manqué avec mes parents des conversations que nous aurions pu avoir sur certains sujets intéressants, cela m’a conforté dans l’idée que j’étais redevable d’informations envers les miens. J’ai commencé par classer et commenter de vieilles photos de famille. Celles que je considère comme les plus significatives sont réunies dans un petit album et numérotées ; certaines ont été reproduites et introduites dans ce texte. Ensuite, en complétant ce que je savais par une courte recherche bibliographique, j’ai essayé de développer certaines idées sur nos origines. Enfin, je suis passé au récit des événements qui sont présentés de façon chronologique et accompagnés d’un dossier de documents quelquefois insolites qui permettent de mieux se replonger dans le contexte d’une époque. Les photocopies de certains de ces documents ont également été introduites dans le texte.
Dans un but d’authenticité, j’ai essayé de replacer chaque situation dans l’environnement personnel, familial, voire historique de son époque et de faire en sorte que les commentaires ainsi que les justifications puissent fidèlement refléter l’état d’esprit du moment. C’est ainsi que l’émigration de Turquie décidée par mes parents, et qu’il faut mettre en parallèle avec la décision de mes beaux-parents de quitter l’Égypte, a répondu à des motivations profondes que je me suis appliqué à décrire dans la mesure où elles ont orienté notre vie et celle de toute notre famille. De même, ma traversée de la Seconde Guerre mondiale a été faite d’une suite d’événements qui m’ont fortement marqué et probablement transformé ; au-delà du récit anecdotique, il était bon de les développer et de les expliquer dans leur contexte. Voilà comment j’ai rédigé les pages qui vont suivre. Je dois dire que les efforts de mémoire et de réflexion auxquels j’ai dû m’astreindre m’ont apporté un enrichissement certain. Puissent ces quelques pages également favoriser les réflexions. Paris, janvier 2001
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I La famille Pour une meilleure compréhension de ce qui va suivre, il est indispensable de tracer rapidement un arbre généalogique. En ligne directe du côté paternel :
David SARFATI, mon grand-père (env. 1870 – 1947) Régine COHEN, ma grand-mère (décédée vers 1914)
Jacques, mon père (Skopje 13 jan. 1897 – Paris 4 juin 1965) Éléonore DE CIAVÈS, ma mère Joseph (Skopje 1899 – Milan vers 1975) Anna enfants : Reynata, Silvio Sara (Izmir 1902 – Tel Aviv vers 1990) Marco SHANI enfants : Aaron, Rina ( Judith), David Nathan, Clément (Izmir 1905 – Lyon 1944) Dora ADJIMAN enfant : un fils (Tous déportés) Vitalis (Vital) (Izmir 1908 – Paris vers 1970) Louise sans enfants Chalom (Beyrouth 1912 – Tel Aviv 1986) Rosa enfants : une fille et un fils, David Et pour mémoire Samuel, mort enfant et sur lequel je ne sais rien. Sammy (Izmir 1921 – Austin, Texas vers 1998)
Sa seconde épouse Estrella
Betty enfant : une fille Doris Isaac (Izmir 1923 – Jérusalem vers 1995) Ada enfants : deux filles, Noga et Orit
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David Sarfaty, grand-père de Didier Sarfaty à Istanbul en 1927.
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Didier Sarfaty, son père et sa mère en octobre 1922 à Istanbul.
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En ligne directe du côté maternel :
Élie de CIAVÈS, mon grand-père (env. 1870 – 1918) Régine BENGHIAT, ma grand-mère (décédée à Istanbul vers 1945)
Béni (Izmir 1896 – Istanbul vers 1967) Sara enfant : une fille Zita Éléonore, ma mère (Izmir 27 avril 1900 – Paris 20 mars 1964) Jacques, mon père Maurice (Izmir 1910 – Avignon, 1944 Déporté) Rachel ALBAGLI enfant : un fils, Lucien
Des précisions historiques Quelques précisions historiques sont ici nécessaires pour expliquer l’apparente dispersion géographique des lieux de naissance. Nous sommes en principe tous originaires, aussi bien ma famille que celle d’Yvette, de la communauté juive séfarade qui était installée en Espagne dès le Moyen Âge. Le pays était partiellement dominé par les Arabes qui avaient accueilli les Juifs particulièrement en Andalousie, et leur avaient laissé une grande liberté de pratique religieuse. Il en était résulté le développement d’une culture qui devait être une des plus brillantes de l’histoire du judaïsme. Après la reconquête des rois de Castille et d’Aragon au XV e siècle, l’Inquisition des Rois Catholiques Isabelle et Ferdinand avait visé la communauté juive dès 1492, l’obligeant à fuir lorsqu’elle refusait sa conversion au catholicisme. C’est à ce moment-là que nos ancêtres ont trouvé refuge dans l’Empire ottoman et y ont été accueillis par le sultan de l’époque, Bajazet II resté, dans la culture juive, une figure emblématique.
Il faut savoir que l’Empire ottoman recouvrait outre la Turquie actuelle, l’ensemble des Balkans (Grèce, Albanie, ex-Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie…), une grande partie de ce qu’on appelle maintenant le Moyen-Orient, l’Égypte, la Libye, l’Afrique du Nord. Ces réfugiés d’Espagne ont surtout pris souche autour de la Méditerranée, créant des foyers séfarades qui ont prospéré jusqu’à une période récente. Ces communautés ont conservé leur langue, un espagnol mâtiné de mots hébreux, turcs et arabes ; la langue liturgique, en caractères hébreux, est le ladino. Quant à la langue parlée, en caractères latins et proche du castillan, elle s’est enrichie de mots européens, en particulier français, et a continué à être utilisée jusqu’à une période récente ; on l’appelle le judéo-espagnol. Celui-ci est en train de s’éteindre depuis la Seconde Guerre mondiale en raison de la disparition de son principal centre culturel, Salonique, dont la population a été anéantie par les déportations nazies. Le judéoespagnol a sa propre littérature et est enseigné à l’École des langues orientales.
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Pour compléter ce tableau, il faut mentionner un courant d’émigration de Juifs séfarades du Portugal vers la Hollande, principalement au XVIe siècle. Certains d’entre eux avaient pu rester en Espagne ou au Portugal par l’artifice d’une fausse conversion, mais avaient ensuite pu rejoindre Amsterdam où s’était créée une communauté séfarade importante. Ce détail explique, du côté de ma mère, des origines hollandaises auxquelles sa famille est très attachée. La communauté séfarade d’Amsterdam a compté au XVIIe siècle parmi ses membres le philosophe Spinoza qui s’est élevé contre son rigorisme au point de rompre avec elle. Enfin, l’Empire ottoman a continué à accueillir du XVIe au XIXe siècle des réfugiés juifs chassés de pays européens, dont la France. Ces populations se sont intégrées aux communautés juives de Turquie, et ont adopté le judéo-espagnol sans avoir jamais vécu en Espagne. Peut-être est-ce là une explication de l’origine de notre nom.
Les ancêtres Sarfaty Une précision sur l’orthographe du nom : les documents d’origine d’état civil sont en caractères arabes ou hébreux. Le nom a été transcrit phonétiquement en caractères latins, ce qui a donné, le plus simplement, Sarfati. Au hasard des volontés des uns et des autres, et pour des raisons arbitraires, le « i » a pu se transformer en « y ». C’est ainsi que mon père, tout en écrivant son nom avec un « y », a conservé le « i » sur son état civil, que moi-même j’ai officialisé le « y » lors de ma naturalisation française en 1946, que les branches de la famille installées en Israël ont adopté le « y », tandis que la branche italienne a conservé le « i ». Sarfaty signifie « Français » ou « Franc » en hébreu. Je n’ai jamais pu avoir l’explication claire de l’origine du nom. Lors de la création des patronymes qui indiquent souvent une origine, nos ancêtres devaient se trouver en Espagne, et on ne comprend pas ce que les Francs viendraient faire ici. Une hypothèse fait état d’une ville de Syrie dont le nom, Sarfat, a pour origine la présence de
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Français au temps des croisades. Nous pourrions alors être originaires de cette ville. Une autre hypothèse est donnée un peu plus haut. Elle conduirait à l’idée que nos ancêtres n’ont jamais vécu en Espagne et ont rejoint l’Empire ottoman lors de persécutions françaises. L’intérêt de cette hypothèse est qu’elle colle mieux chronologiquement avec les dates d’attribution des patronymes. À chacun de se faire sa propre conviction. Mon grand-père paternel était fonctionnaire du gouvernement turc. C’était peu courant chez les Juifs qui avaient tendance à se refermer sur leur propre communauté et à rester à l’écart des populations locales. Selon des témoignages de mes oncles et d’une certaine madame Pontremoli qui habitait Skopje à cette époque et y avait connu ma famille, mon grand-père était au contraire très intégré aux milieux turcs dont il parlait parfaitement la langue. Directeur des Postes et du Télégraphe, il avait tenu sa fonction dans diverses villes de l’Empire ottoman au hasard de ses affectations. C’est à Skopje, où il avait passé plusieurs années, qu’il avait épousé ma grand-mère d’origine macédonienne et que ses premiers enfants, dont mon père, étaient nés. Ses plus jeunes fils étaient nés à Izmir et à Beyrouth. Mon père me parlait souvent de son enfance à Skopje. Il avait gardé un souvenir de l’archaïsme et de la rudesse des Albanais nombreux dans la région et dont un passe-temps consistait à tirer des coups de feu en l’air les jours de fête. Il me racontait aussi ses séances de patinage en sabots sur le Vardar, fleuve qui traverse Skopje. J’ai eu moi-même peu d’échanges avec mon grand-père malgré son excellent français. Je me souviens d’un séjour que nous avons fait chez lui à Izmir vers 1925 et de deux événements précis : des caravanes de chameaux passant sous nos fenêtres, et les tramways à chevaux. Je me souviens ensuite de sa visite à Paris en 1931 (photo 18), de notre séjour chez lui en Israël en 1936, et enfin de son séjour à Paris en 1937 au cours duquel je lui avais fait faire une visite commentée de l’Expo-
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sition universelle. J’avais pour lui une certaine déférence liée aux habitudes de l’époque, mais aussi à sa personnalité. Je n’ai pas connu ma grand-mère paternelle ; elle a disparu vers 1914 après avoir donné le jour à sept enfants, dont une seule fille. Mon père avait pour elle une dévotion telle qu’il avait quitté la maison familiale à dix-huit ans avec son frère Joseph, au remariage de son père, quelques années plus tard. Mon père quitte Skopje à six ou sept ans. Il fait des études à Istanbul et y obtient un diplôme d’ingénieur des Postes Télégraphes et Téléphones. Son sens de l’autodérision le portait à plaisanter sur ce diplôme à un point tel que j’avais fini par ne
plus y croire… jusqu’au jour où j’en ai retrouvé une traduction française dans ses archives personnelles. Il racontait que l’influence du métier de leur père était telle, que tous les fils connaissaient le langage morse – le seul possible à l’époque pour les télécommunications – et avaient pour habitude de frapper à la porte de chez eux en reproduisant leurs initiales en morse. Il fait son service militaire vers la fin de la Grande Guerre dans ce qu’on appellerait aujourd’hui les « transmissions » – famille oblige ; il nous racontait comment il passait son temps à inspecter à cheval les lignes télégraphiques. Lors de l’Armistice de 1918, en possession d’un télégramme chiffré destiné à l’État-Major, il s’était attardé dans
Banquet organisé en l’honneur des militaires juifs servant dans l’armée turque lors des guerres balkaniques. Skopje le 7 avril 1912. Collection Jacques Maestro. Photothèque sépharade Enrico Isacco.
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1. Les Juifs d’Espagne, histoire d’une diaspora, 1492-1992 sous la direction d’Henry Méchoulan. Liana Levi. 1992. 2. Chavès est un toponyme du nom d’une bourgade du Portugal, dans la région de Tras-OsMontès, à la frontière nord de l’Espagne où trouvèrent refuge de nombreuses familles juives, puis marranes. Chaves signifie clef en portugais. (NdR).
la foule en liesse, ce qui lui avait valu la menace d’être traduit devant le tribunal militaire. Il travaille ensuite comme courtier chez un agent de change qui l’initie aux secrets de la bourse, et y acquiert à la fois le virus de la spéculation et des qualités de décision qui ont fortement influencé le déroulement de sa vie. À cette époque se place un épisode que mon père savait raconter avec beaucoup d’humour. Pour des raisons que j’ignore, il devait transporter pour le compte de son patron banquier une certaine quantité d’or à travers la Turquie jusqu’à Istanbul. À l’époque, il y avait dans les campagnes des groupes de Jeunes Turcs partisans du chef révolutionnaire Mustafa Kemal. Ils assuraient leur subsistance en attaquant et en dévalisant les voyageurs. Lors de son voyage de retour, son train est attaqué ; les révolutionnaires en font descendre les hommes dont certains sont gardés en otages, tandis que femmes et enfants restent dans le train. Agé d’une vingtaine d’années, mon père choisit de rester dans le train et en profite pour tailler les garnitures des banquettes et y cacher son trésor. Lorsque les révolutionnaires arrivent, il leur dit qu’il est resté là parce qu’il se considère comme un enfant ; d’ailleurs, il n’est qu’un pauvre étudiant vivant d’aumônes et de spectacles qu’il donne sur la route. Puis, sans doute à cause de son émotion, il se met à pleurer… Le chef du groupe en est ému et lui donne une pièce. Mon père savait raconter cette histoire avec une telle sincérité, que je suis convaincu de son authenticité, même si elle comporte sans doute quelques exagérations. La suite de l’histoire est que le banquier qui n’imaginait jamais retrouver son trésor intact, fait à mon père un cadeau qui lui permet de prendre un nouveau départ dans la vie. Mais cet argent est investi dans un périodique humoristique et il s’évapore aussi facilement qu’il était arrivé. Très curieusement, j’ai appris par une histoire de nos ancêtres 1 que le métier d’éditeur de journaux humoristiques était courant chez les Juifs d’Istanbul.
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À cette époque – nous sommes en 1919 –, mon père fait la connaissance d’un certain Béni de Ciavès qui lui procure une chambre à Istanbul chez sa mère qui venait de perdre son mari et cherchait à arrondir ses fins de mois. Il fait connaissance de la fille de la maison… ma mère qu’il devait épouser deux ans plus tard.
Et le côté De Ciavès Ma mère, Éléonore de Ciavès est née en 1900 à Milas, petite ville turque d’Asie Mineure près d’Izmir. Sa famille, à l’origine Chavez 2 – nom probablement portugais, prononcer « Tchàvès », était originaire de la communauté séfarade d’Amsterdam. Les Ciavès s’y étaient autrefois distingués et avaient reçu de la reine de Hollande un titre leur permettant de faire précéder leur nom d’une particule. Mon grand-père maternel, Élie de Ciavès, avait probablement fait des études de médecine en Hollande puis, pour des raisons que j’ignore, il avait émigré en Turquie, épousé ma grand-mère à Izmir et s’était installé comme médecin à Milas. Il était très attaché à sa nationalité hollandaise à laquelle il n’avait pas voulu renoncer, tout comme ses deux fils, mes oncles, qui l’avaient toujours conservée par la suite bien qu’habitant l’un la Turquie et l’autre la France. Je connais mon grand-père par les portraits que ma mère et mon oncle Béni m’en ont faits. Ils le décrivaient comme un personnage hors du commun remplissant avec abnégation sa mission de médecin de campagne, se refusant à faire payer les pauvres qui le réglaient le plus souvent en nature. Et la vie, aux dires de ma grand-mère, était presque misérable dans ce village attardé de Turquie. Le plus étonnant, chez mon grand-père, était sa personnalité politique et sociale. Très marqué par les idées d’avant-garde de l’époque, il admirait les socialistes français et Léon Blum en particulier. Et ma mère me raconte qu’il apprenait l’Internationale en cachette à ses
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Acte de naissance ottoman (nüfus) d’Éléonore de Ciavès.
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Jacques et Eléonore Sarfaty et leur fils Didier tenant un simit. Au centre Régine de Ciavès, née Benghiat, grand-mère maternelle de Didier Sarfaty. Istanbul vers 1925.
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enfants. Il faut dire aussi, que dans les années 1910, les opinions en France et peut-être encore plus à l’étranger, étaient encore sensibilisées par l’Affaire Dreyfus et s’opposaient non plus sur l’innocence désormais confirmée de celui-ci, mais sur les idées qui en étaient ressorties sur l’antisémitisme, la laïcité, le militarisme… Et la famille de Ciavès avait fermement pris parti, au point qu’il en était encore resté des traces dans des conversations que j’ai eues avec mon oncle Béni vingt-cinq ans plus tard. Mon grand-père allait disparaître très jeune, emporté par la terrible épidémie de grippe espagnole qui avait fait des millions de morts dans le monde en 1918-1919. Ma grand-mère, Régine de Ciavès, née Benghiat, s’était trouvée dans une situation difficile à la mort de son mari. Et c’est mon oncle Béni alors âgé d’une vingtaine d’années, qui avait pris la charge de la famille. J’ai gardé pour ma grand-mère maternelle une profonde affection. Elle a longtemps vécu avec nous, elle m’a toujours gâté – j’ai longtemps été son seul petit-fils – et mon père la considérait comme une seconde mère. Elle parlait souvent espagnol avec mes parents, mais était capable d’un excellent français qu’elle prononçait avec une pointe d’accent. Quant à ma mère, on retrouvait chez elle, bien qu’atténuées, des idées dont elle avait hérité de son père, en particulier un certain anticonformisme d’autant plus remarqué que ce type d’attitude était rare à l’époque. Elle était très critique à l’égard des religions dont elle soulignait les excès, mais savait néanmoins admettre l’avantage de leurs bases morales. Il est vrai qu’une partie de son éducation s’était faite « chez les sœurs » c’està-dire dans des missions religieuses françaises nombreuses en Orient à cette époque. Mais elle avait également fréquenté l’Alliance israélite universelle, mission œuvrant pour le développement de la langue française et très active au Moyen-Orient. Le français était sa langue maternelle en ce sens qu’elle n’avait jamais parlé
Groupe familial. De gauche à droite : Sara de Ciavès, Beni de Ciavès, Eléonore et Jacques Sarfaty tenant son fils David (Didier) Sarfaty. Istanbul 1926.
turc. À la maison, mes parents s’exprimaient de préférence en français et gardaient l’espagnol pour des conversations confidentielles que je comprenais du reste parfaitement. Elles représentent les souvenirs de ma première enfance passée à Istanbul – encore Constantinople – entre mes parents, ma grand-mère maternelle, mon oncle Béni, ma tante Rose – Rose Calderon, sœur de mon grand-père maternel – et ses filles et fils – Maurice, Isaac, Judith et Sara Calderon. Ce sont mes seuls souvenirs familiaux de cette période. Certaines de ces photos ont été annotées par mon père ce que j’ai longtemps regretté ; mais ces inscriptions sont « d’origine », font en quelque sorte partie du document et donnent souvent des indications intéressantes.
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II Souvenirs de Turquie
Ile des princes Prinkipô. Photographie de Sebah & Joaillier. Fin XIXe s. Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.
De ma première enfance passée à Istanbul – jusqu’en 1927 – je n’ai gardé que des souvenirs ponctuels. Nous vivions en appartement dans des conditions de confort dont je me souviens très peu. Un de mes souvenirs précis est qu’il n’y avait pas d’installation de chauffage ; lorsqu’il faisait froid, on mettait au milieu du salon une sorte de brasero à feu ouvert qu’on appelait un « mangal » autour duquel on se groupait pour avoir chaud. Il faut dire qu’il y avait parfois des périodes de froid et que j’ai même le souvenir d’une tempête de neige, ce qui n’était pas exceptionnel à Istanbul. J’ai également de cette période le souvenir de mon premier déplacement en voiture et de mon premier essai de téléphone entre l’entrée de l’immeuble et l’appartement de mon oncle ; cela
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passait pour une innovation extraordinaire et cela n’avait pas manqué de m’impressionner. L’été, toute la famille déménageait pour l’île de Prinkipô, une très belle île des Princes dans la mer de Marmara ; nous y occupions chaque année la même maison au bord de la mer. Je m’en souviens d’autant mieux que j’ai pu la revoir et la reconnaître lors d’un voyage dans les années 1970. La maison était sur pilotis avec, au-dessous, une grève de galets. On ne se baignait pas, c’était inhabituel, mais nous faisions des promenades en barque dont j’ai encore quelques souvenirs. Je me souviens même d’une tempête qui un jour nous avait surpris et nous avait obligés à rentrer précipitamment. De Prinkipô, les hommes allaient travailler en ville et rentraient le soir par le bateau.
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Il y avait habituellement à la maison une jeune fille qui aidait ma mère et s’occupait de moi. Elle était souvent d’origine grecque, ce qui m’avait permis un petit apprentissage de la langue dont mes parents se plaisaient à me faire faire la démonstration. Mais je me souviens surtout d’une certaine Anna qui était restée chez nous jusqu’à notre départ et que nous avions quittée avec regret. Un souvenir très précis est celui des réunions de parents à la maison où l’on dansait le Charleston, et cela m’amusait beaucoup. La musique venait d’un gramophone que j’étais chargé de remonter entre chaque disque. L’appareil était une très belle mallette cubique gainée de cuir. J’étais intrigué par la célèbre image La voix de son maître, à l’intérieur du couvercle où un chien écoute le son qui vient du pavillon d’un phonographe, et je me faisais expliquer le symbole qu’elle représentait. Sur un plan politique, les guerres balkaniques de 1912-1913 suivies, en 1914, d’un choix malheureux qui avait placé la Turquie du côté des perdants de la Grande Guerre, avaient privé le pays de la plupart de ses possessions d’Europe. Dans cette situation de désintégration de l’Empire, Mustafa Kemal était arrivé au pouvoir en 1923 sous le nom de Kemal Atatürk et proclamé la République. Profondément nationaliste, mais également laïque, moderne et ouvert sur l’Occident, il avait procédé à des réformes autoritaires qui avaient révolutionné le vieil Empire ottoman attaché à ses coutumes religieuses ancestrales. Il avait par exemple interdit les signes extérieurs de religion comme le port du voile pour les femmes et du fez pour les hommes. Mais surtout, dans un esprit d’ouverture, il avait remplacé l’écriture arabe par l’écriture en caractères latins, avec une orthographe simplifiée destinée à faciliter l’adaptation de la population. Mais parallèlement à ces ouvertures, la Turquie d’Atatürk entendait s’opposer à des privilèges qui permettaient aux minorités de vivre en vase clos et de conserver langues et coutumes. L’enseignement du turc avait été rendu obligatoire à l’école, ce qui touchait au premier chef la communauté israélite à culture majoritairement française.
Plus tard, le pays allait imposer aux minorités l’obligation d’adopter des noms et prénoms à consonance turque : nos cousins Moïse et Isaac Calderon allaient devenir Midhat et Izzet Kaldam. Les étrangers allaient être soumis à des restrictions professionnelles : mon oncle Béni resté hollandais devait avoir un administrateur turc dans son entreprise de fabrication de peinture. Enfin les Grecs, ennemis héréditaires des Turcs, allaient être massivement déplacés.
Quitter la Turquie En 1926, on n’en était pas encore là, mais les premières mesures à la fois autoritaires et nationalistes faisaient craindre le pire, même s’il y avait visiblement une volonté d’ouverture de la Turquie vers l’Occident. C’est dans ce contexte que mes parents décident de quitter le pays. Leur motivation principale est l’inquiétude pour l’avenir. Il y avait eu le massacre des Arméniens en 1915, puis la persécution des Grecs, et ils craignaient l’aggravation de mesures nationalistes. Et puis, si nous restions, j’aurais eu à étudier le turc à l’école ce qui aurait représenté un changement d’orientation irréversible par rapport à leurs souhaits. La décision était courageuse, mais les décisions d’émigration étaient courantes dans le pays et relevaient presque de la routine. À la même époque, une partie importante de la communauté israélite émigrait vers l’Europe ou l’Amérique ; mais pour mes parents, l’attrait de la France et la perspective de m’y faire faire des études étaient des arguments de poids. C’est en octobre 1927 que mon père décide un voyage en France pour y étudier les possibilités d’installation. Il y rencontre des amis qui avaient quitté la Turquie quelques années plus tôt, et décide finalement de s’installer à Lyon où, après avoir acquis un magasin en location, il allait devenir l’associé et correspondant d’un grossiste en bonneterie installé à Paris.
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III Lyon, Lycée Ampère (1927-1932) Mon arrivée à Lyon en novembre 1927 reste un des souvenirs les plus sombres de mon enfance. Nous arrivons, ma mère et moi dans un brouillard comme on ne pouvait en voir qu’à Lyon, entre le Rhône et la Saône – la presqu’île comme on dit maintenant. Il faisait nuit et je ne voyais de la ville que les points lumineux diffus des réverbères. Mon père était venu nous chercher en taxi, c’est le seul bon souvenir qui m’en était resté. Nous avions fait un voyage en train dont je garde un souvenir précis. D’Istanbul à Milan, dans le Simplon Orient Express, nous disposions, ma mère et moi, d’un compartiment de wagonlit que, maintenant, je me représente immense. J’avais la couchette du haut, et dans la journée notre compartiment se transformait en ce que je voyais comme un grand salon dans lequel nous prenions nos repas. Nous y avions passé trois jours et quatre nuits ; j’étais intrigué par le passage des frontières et l’arrivée des douaniers qui posaient des questions saugrenues. Ma mère était mal à l’aise à cause du phonographe, un des rares objets que nous avions emportés. Quand on la questionnait, elle répondait qu’elle l’avait emporté « pour le petit qui était malade » ; et à chaque passage de douane, je devais monter dans ma couchette et faire semblant de dormir pour éviter d’avoir à répondre à des questions. À Milan, nous avions rencontré mon oncle Maurice, le jeune frère de ma mère qui y était installé depuis quelques mois, puis pris le train pour Lyon. À Lyon, nous nous installons dans un petit hôtel du quartier des Terreaux. Je me souviens
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des conversations au cours desquelles mon père expliquait à ma mère, en espagnol, toutes les péripéties par lesquelles il était passé depuis son arrivée en France. Je comprenais tout, je suivais tout, et j’avais repéré dans ses récits les « bons » et les « méchants ». Parmi ces derniers, un certain Tarica qui lui avait refilé des marchandises de mauvaise qualité et auquel j’en ai toujours voulu, même lorsque, quarante ans plus tard, je l’ai revu aux obsèques de mon père avec lequel, en fait, il ne s’était jamais brouillé. Les cinq années que nous avons passées à Lyon ont été cruciales dans la vie de mes parents. Partis de rien tant du point de vue financier que de celui de la connaissance du milieu, ils sont arrivés à force d’acharnement à une situation qu’on peut dire aisée, et à une remarquable acceptation par leur entourage. Pour ma part, à l’école, après deux années difficiles, sans amis, et avec la sensation d’être méprisé, je me suis senti peu à peu intégré. Il faut dire que la société lyonnaise était conservatrice, chauvine et fermée, malgré son célèbre maire radical socialiste et surtout humaniste, Édouard Herriot. Dans un tel climat, nos origines constituaient une tare difficile à surmonter. Nous avons su qu’on disait de nous « Pensez donc, non seulement ils sont turcs, mais encore ils sont juifs… » Il faut dire que la Turquie, pays ennemi lors de la précédente conflagration mondiale, n’était guère appréciée. Mon père avait trouvé une parade en se déclarant serbe, puisque né à Skopje, Serbie ; les Serbes, valeureux alliés de la France en 1914-1918, bénéficiaient d’un préjugé favorable…
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Les débuts ont révélé à mes parents leur totale inadaptation aux usages et pratiques du pays. Le magasin avait pour enseigne « Eurêka - Bonneterie en gros, dépôt de fabriques », ce qui n’avait aucun rapport avec la réalité puisqu’on y attendait une clientèle féminine qui aurait dû être attirée par de la lingerie et des bas exposés en vitrine. Malgré un emplacement exceptionnel, 20 rue Gasparin, à vingt mètres de la place Bellecour, dans le centre animé de Lyon, il ne s’est présenté aucun client pendant plusieurs jours. Ils mettaient pourtant toute leur ardeur à rendre le magasin attrayant. Ils passaient leur temps à en cirer et lustrer le parquet. Mon père m’asseyait sur une vieille couverture de laine pour me traîner comme sur une luge et le faire briller, aidé pour cela par son frère Clément déjà installé à Paris et venu nous donner un coup de main. Au bout de quelques jours, une brave dame était entrée, et mon père racontait avec humour qu’il en avait été à ce point ému qu’il avait glissé sur le parquet et s’était retrouvé assis devant la dame. Et puis la situation avait évolué ; des voisins bienveillants avaient donné des conseils sur les moyens d’améliorer le magasin ; on avait modifié l’enseigne et la présentation des articles en vitrine. Ma mère s’était mise à la couture, avait réussi à s’attacher une clientèle, puis avait organisé un réseau d’ouvrières à domicile. Mon père s’était introduit à Paris auprès d’un fabricant de bas prestigieux qui lui fournissait des lots dont les prix attiraient les foules – nous étions alors en pleine dépression économique. Je me souviens avoir distribué un jour des prospectus qui annonçaient des bas de soie Gui à un prix exceptionnel. Et il y avait eu une véritable ruée vers le magasin. Dès la seconde année, mes parents avaient fait venir ma grand-mère, qui, à ma grande joie, rendait la famille un peu plus consistante et soulageait ma mère de son travail. Puis était arrivé mon oncle Vital dont une occupation consistait à me conduire à l’école ; je l’arrêtais régulièrement devant le magasin d’exposition Renault qui me passionnait pour lui réciter les noms des modèles
exposés. Il en avait longtemps parlé comme un de ses souvenirs de jeunesse, car il s’était créé entre nous un lien très fort. Vital n’avait pas obtenu de permis d’immigration et, peu après son arrivée, on était venu le chercher pour le reconduire à la frontière. J’avais été fortement impressionné de le voir partir avec sa valise, accompagné de deux policiers en civil. Mais cela s’était heureusement arrangé – je ne sais pas comment – et on l’avait vu revenir tout heureux quelques jours plus tard. Et puis, grâce à l’amélioration de sa situation financière et au développement de ses activités, mon père avait ouvert un autre magasin à Lyon, 89 cours Lafayette et y avait installé ses deux frères Clément et Vital. Quant à moi, j’ai également été marqué par certaines mésaventures. J’étais intrigué par les boîtes aux lettres dans notre entrée d’immeuble, car c’était pour moi tout à fait nouveau. Un jour, j’avais aperçu un gros bonhomme qui ramassait le courrier d’une boîte plus grosse que les autres appartenant à une Union d’anciens combattants. Est-ce que j’ai eu à ce moment-là un geste mal interprété, ou bien tout simplement le gros bonhomme était-il mal disposé vis-à-vis de ce que nous étions, toujours est-il que sans aucune raison il m’a demandé ce que je faisais là et m’a giflé. J’ai couru à la maison en larmes ; ce devait être pour mes parents un des souvenirs les plus affligeants de cette période.
Le primaire le Lycée Ampère à Lyon Dès notre arrivée à Lyon, ma mère s’était inquiétée de mon entrée à l’école. En ce temps-là, les études primaires pouvaient se faire au lycée dans les classes de la 11e à la 7e, et cela avait paru être, pour mes parents, une solution meilleure que les autres. Comme l’année était déjà engagée, il avait été convenu que ma mère ferait mon apprentissage à la lecture et à l’écriture pour me permettre de rejoindre la 10e l’année suivante.
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Je revois mon entrée au lycée en octobre 1928 et cette impression d’isolement que j’avais ressentie tout au long de l’année aussi bien vis-à-vis des copains de classe que de la maîtresse. Un jour nous avions eu à apprendre une récitation dont le titre était « Le papillon ». Interrogé, je commence par annoncer « Le Pap’yon », car c’est ainsi qu’on prononçait chez nous. Rires de la classe et reprise de la maîtresse : « Le Pa-pi-llon ». À six ans, la vexation était dramatique. Après une 9 e difficile et une maîtresse qui me ridiculisait pour des choses que je jugeais sans importance, ce n’est qu’en 8 e que je me suis senti plus à l’aise. Mon maître, un certain monsieur Pernot, gros bonhomme sympathique à face rouge, avait des méthodes de travail basées, entre autres, sur la rapidité à résoudre des petits problèmes de robinets ou de trains qui se croisaient ; cela me convenait parfaitement. Et, dans le classement hebdomadaire, je me retrouvais souvent parmi les premiers.
Les loisirs Les premiers mois à Lyon, nous passions la plus grande partie de notre temps à la maison. Derrière le magasin, plutôt grand, une arrière-boutique nous servait de logement. De plain-pied avec le magasin, il y avait un salon avec un piano, tandis qu’une mezzanine nous servait de chambre à tous trois. Au coin du salon, un escalier qui descendait dans une cave inondée la plus grande partie de l’année. Quant à la cuisine, entre le salon et la cour par laquelle on accédait à l’appartement, elle était immense. Les w.c. étaient à l’extérieur, dans la cour, et les jours d’hiver, il n’y faisait pas chaud. L’appartement était chauffé par un gros poêle situé dans la cuisine, et dont la cheminée traversait la chambre pour la chauffer. Le piano était au cœur des moments de détente ; ma mère y jouait des airs à la mode et la famille chantait. Elle accompagnait aussi mon père qui avait une puissante voix de ténor qu’il s’était mis à cultiver grâce aux leçons d’une vieille
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dame qui lui avait appris les fleurons du répertoire classique de l’opéra, de l’opéra-comique et de l’opérette. On avait fondé un grand espoir sur les talents de chanteur de mon père et la déception avait été grande, lorsqu’un « expert », connu par relations avait déclaré que sa voix, qui ne venait pas des poumons, aurait été très difficile à mettre au point. On utilisait aussi beaucoup le phono sur lequel passaient aussi bien des airs de danse que de grands classiques de l’opéra interprétés par Caruso dont mon père se délectait. Les sorties étaient pour l’opéra de Lyon ou le théâtre des Célestins. Mes parents m’y emmenaient quelquefois et j’en ai gardé certains souvenirs. Je revois La Tosca dont la partie dramatique m’avait effrayé, des opérettes comme Nono Nanette où un jeu d’ombres m’avait inquiété, la Revue nègre de Joséphine Baker qui était passée à Lyon après son succès parisien. Dès les beaux jours, une des distractions du dimanche consistait à s’attabler à la terrasse d’une brasserie de la place Bellecour où un orchestre de trois ou quatre musiciens nous gratifiait d’airs pleurnichards mi-classiques mi-modernes, dans le genre de Reynaldo Hahn ou Franz Lehar, que je n’aimais vraiment pas du tout. La seule chose qui m’intéressait était le programme de l’orchestre et l’affichage du morceau choisi sur une espèce de plateau tournant. Cela avait permis à ma culture musicale de faire d’énormes progrès. Assez tôt, ma mère m’avait fait donner des leçons de piano. Une jeune professeur qui venait à la maison me faisait travailler la Méthode Rose ; elle touchait cinq francs par leçon, ce qui, je crois, n’était pas beaucoup même pour l’époque. Mais j’aimais ça, d’autant plus que ma persévérance était souvent récompensée par un morceau de chocolat.
Notre première automobile À la grande satisfaction de toute la famille, mon père avait réussi l’examen du permis de conduire. Ce n’était pas à l’époque une formalité très impor-
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Classe de 9e au lycée Ampère à Lyon 1929-1930.
tante, et il faut bien reconnaître que ses qualités de conducteur étaient alors loin d’être au point. Un jour de 1928, il arrive au magasin avec la voiture qu’il avait achetée d’occasion, une grosse Renault 11 CV modèle 1927 dont je me souviens aussi précisément que des voitures que j’ai eues cinquante ans plus tard. Elle était magnifique et je vois encore les vases à fleurs sur les montants entre les portes avant et arrière. Il y avait trois avertisseurs : deux électriques sur un gros bouton que l’on poussait à gauche ou à droite pour la ville ou pour la route, et une grosse poire en caoutchouc située curieusement à l’extérieur côté passager. Et c’était le rôle du passager – quelquefois le mien que d’avertir de notre arrivée en pressant la poire que, moi, je devais tenir à deux mains. Mon père arrive donc et nous propose d’aller faire un tour en voiture. Ma grand-mère reste de garde au magasin, et nous voilà partis à l’aven-
ture. J’étais à l’arrière où je pouvais me promener de long en large. En débouchant sur la place Bellecour, je vois un tramway arriver sur la droite ; à mon avis de petit garçon, il fallait visiblement le laisser passer ; mais pour une raison que mon père expliqua plus tard par une confusion des pédales, il accéléra et nous prîmes le tram de plein fouet. Heureusement, ça n’allait pas vite, la voiture résista comme un roc et nous nous en tirâmes avec une aile cabossée. Le plus étonnant fut ce qui suivit : un attroupement, la prise à partie du conducteur du tram par des témoins en notre faveur… et mon père qui s’étonnait qu’une foule pût prendre parti pour les pauvres étrangers que nous étions, contre un conducteur de tram, fonctionnaire en uniforme. Le coût de la réparation fut lourd. Par les sorties à la campagne qu’elle permettait le dimanche, la voiture apporta une certaine
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Didier Sarfaty en vacances avec ses parents à Saint Malo le 31 juillet 1930. Ces photos de vacances étaient prises par des photographes ambulants qui installaient leur appareil sur des trépieds, faisaient la mise au point, la tête dans un manchon de toile noire et déclenchaient la photo en pressant une poire après nous avoir demandé de ne pas bouger. (commentaire de Didier Sarfaty).
variété à nos loisirs. Lorsqu’on sortait, on ne croisait qu’une voiture de temps en temps, mais il y avait tout de même souvent des accidents spectaculaires : le verre trempé était encore inconnu et le moindre accident se traduisait par des blessures sanglantes. Et puis il arrivait à mon père de me déposer au lycée en voiture, ce qui, à ma grande fierté, provoquait un véritable attroupement à l’arrivée. Grâce à ce nouvel outil, mon père allait entreprendre des voyages de travail ; il prospectait la région et même l’ensemble du pays à sa fantaisie, et nous pouvions l’accompagner en période de vacances. Les voyages à Paris se faisaient en deux jours avec nuit et bon repas à Saulieu. Une fois, le voyage avait duré un jour de plus à cause d’un nombre de crevaisons supérieur aux deux roues de secours de la voiture. Lors de mon premier voyage à Paris en 1931, nous avions été arrêtés à l’octroi de la porte d’Italie et on nous avait fait ouvrir le coffre – en l’occurrence une énorme malle extérieure que mon père avait fait fabriquer sur mesure pour son travail –
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et il y avait eu des problèmes pour un poulet que nous avions acheté en Bresse. Je me souviens également de la visite de l’Exposition coloniale qui avait marqué l’époque. Et surtout, j’avais été amusé par l’organisation de la circulation automobile, qui n’avait rien de commun avec ce que nous connaissions à Lyon à cause des feux tricolores et des agents de police aux carrefours. Pendant les grandes vacances de 1931, nous avions fait un quasi-tour de France qui nous avait amenés par la vallée du Rhône, la côte du Languedoc et les Pyrénées jusqu’à Royan où ma mère avait voulu rencontrer sa cousine, la tante Mathilde qui avait en particulier une fille Yvette dont il sera question plus tard.
Départ de Lyon Nous avons quitté Lyon au bout de cinq années qui ont constitué une tranche importante de notre vie. Je ne peux m’empêcher de penser à l’immense effort de volonté qu’a représenté pour mes parents
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leur décision de quitter la Turquie et un environnement relativement confortable pour se lancer dans une lutte à laquelle ils n’étaient préparés ni l’un ni l’autre. En un délai relativement court, ils ont réussi bien au-delà de ce qu’il était raisonnable d’espérer, et tout mon avenir en a découlé. Au bout de ces cinq années, ni mes parents ni moi-même n’étions les mêmes qu’à notre arrivée en France ; eux avaient acquis l’expérience du pays, une certaine assurance, ainsi qu’une situation qui paraissait confortable ; moi j’avais fait un pas important en direction d’une assimilation que j’ai toujours considérée comme essentielle. Mais entre-temps mon père avait dû se soigner à Évian pour des calculs rénaux probablement liés au stress des dernières années. Quant à ma mère,
elle avait eu des problèmes de santé qu’on attribuait au climat lyonnais et à l’insalubrité de notre logement. Pire encore, au cours de l’été 1932, elle avait dû être précipitamment hospitalisée pour une raison qui m’avait été mal expliquée. Il fallait quitter Lyon pour de nombreuses raisons : le travail de mon père qui se développait, un changement d’activité et de cadre de vie nécessaires à ma mère, et également l’attrait de la grande ville à laquelle nous avions pris goût au cours de nos voyages. De mon départ pour Paris le souvenir qui m’a le plus marqué est la réflexion d’un copain de classe avec lequel nous nous quittions sur un coin de trottoir : « À Paris, s’il y a la guerre, vous serez bombardés… » Les risques étaient déjà dans l’air…
IV Paris – Condorcet (1932-1939) L’entrée en sixième J’étais, en arrivant en 6 e au lycée Condorcet beaucoup plus détendu qu’à mon entrée en primaire à Lyon. Mais je supportais mal l’atypisme de mes origines et, par une sorte de réf lexe quasiment inconscient, j’avais dissimulé au lycée mes origines turques et noté sur ma fiche d’état civil, que j’étais né à Lyon. Je devais subir les conséquences de cette maladresse en traînant ce mensonge tout au long de mes études secondaires. Plus tard, la perspective de l’inscription au bac devait créer en moi une véritable angoisse. Je m’en étais confié à ma mère qui avait abordé le
problème avec beaucoup de sérénité et proposé d’aller m’inscrire elle-même. Il lui avait suffi de dire que « je m’étais trompé » pour venir à bout de mes six ans d’inquiétude. Cet incident était significatif de la difficulté que j’avais à assumer mon origine turque, conséquence sans doute des vexations subies à Lyon. À l’inverse, mes origines juives ne me gênaient pas en ce sens que je m’y sentais moins isolé. Nous avions créé avec des copains de classe un petit groupe israélite où nous nous reconnaissions mutuellement. Le groupe était discret et purement « défensif ». Il y avait déjà des échos du
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Photo de classe au lycée Condorcet. Classe de sixième année 1932-1933.
Classe de cinquième année 1933-1934.
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courant d’antisémitisme en Allemagne, et cela faisait resurgir en France des pulsions antisémites déjà sensibles. La règle du groupe était la discrétion et une solidarité tacite entre nous. Cependant, malgré la lente évolution vers une guerre qui paraissait de plus en plus inévitable, mes années Condorcet m’ont laissé un souvenir heureux. J’ai aimé ma scolarité et je pense que c’est la période qui m’a le plus formé tant intellectuellement que moralement. J’ai conservé de certains enseignants un souvenir encore présent, et je suis resté reconnaissant envers ceux qui avaient encouragé mes parents à prolonger mes études.
La radio : extraordinaire invention On imagine mal l’importance de la vulgarisation de la radio sur l’évolution de notre mode de vie. Mon oncle Maurice – désormais installé à Bécon-les-Bruyères avec ma grand-mère – était à l’époque un précurseur, et c’était chez lui que j’avais assisté pour la première fois à une émission de radio en 1932. Le poste était composé de plusieurs parties, dont un immense cadre tenant lieu d’antenne, des accus, un gros ampli à lampes apparentes ; le tout occupait presque la moitié du salon. L’émission était le reportage d’une finale de Coupe Davis qui opposait la France à l’Angleterre à une époque où la France remportait la compétition depuis plusieurs années. C’était vraiment extraordinaire de pouvoir suivre un match essentiel en direct. Mon oncle assurait les réglages avec un casque sur la tête, et nous, auditeurs, devions coller l’oreille sur un haut-parleur. Le reporter décrivait le match avec la plus grande minutie, coup par coup : « Coup droit d’untel, revers de tel autre qui monte au filet… ». C’était comme si l’on y était. Le match opposait Borotra à un Anglais et était devenu célèbre par l’incident de la déchirure de l’espadrille de Borotra qui avait tout de même
gagné le match, tandis que la France remportait la Coupe. Ce n’est que trois ou quatre ans plus tard que nous avons eu un poste de radio compact chez nous. La mode était alors d’écouter des émissions lointaines, disons plus simplement européennes, et les réactions politiques à la montée du nazisme. Dès 1938, j’ai passé beaucoup de temps à écouter du jazz en travaillant grâce à une émission retransmise chaque soir des États-Unis par le Poste parisien à une heure où mes parents dormaient. Je crois que j’y ai fait l’essentiel de mon apprentissage en anglais.
De droite à gauche : Eléonore de Ciavès, sa mère Régine de Ciavès et Didier Sarfaty. Paris 1931. Lorsqu’un proche passait par Paris, il était de coutume de se rendre dans un studio de photographie des Grands Boulevards pour fixer le souvenir.
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Les trois fils de David Sarfaty, de gauche à droite : Vitalis, Nathan et Jacques. Paris 1931.
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Rencontre avec la famille Azar à Houlgate à l’été 1934. En bas de gauche à droite : Isaac Azar et sa fille Lydia, Jacques et Didier Sarfaty, Yvette Azar, Daniel Azar, leur mère Mathilde Azar née Benghiat, Silvio Benghiat. Assises : Eléonore Sarfaty et sa mère Régine de Ciavès, née Benghiat. Yvette Azar épousera Didier Sarfaty en 1947.
Souvenirs de voyages Au cours des années 1930, la situation de mes parents continuait à s’améliorer ; mon père avait acquis des magasins à Avignon, Chambéry et Paris, rue Notre-Dame de Lorette ; il les approvisionnait grâce à ses relations parisiennes et voyageait beaucoup tant pour les suivre que pour rendre visite à des clients détaillants qu’il avait un peu partout. Nous avons eu, pendant ces années 1930, de nombreuses occasions de voyages. En 1933, nous étions partis avec ma grandmère et mon oncle Maurice pour découvrir la Côte d’Azur. La voiture, une Renault Monasix 6 cylindres modèle 1931, avait une fâcheuse tendance à chauffer ; elle avait souffert du passage de l’Estérel où le radiateur avait explosé tandis que le voyage se terminait presque en roue libre à la descente. C’est la raison pour laquelle nous avions échoué à l’entrée de Mandelieu au bar des Alliés, chez une certaine Madame Ange où nous avions pris pension en attendant le changement de radia-
teur. Pendant notre séjour, nous avions appris qu’une petite maison était à vendre boulevard des Chasses. Mes parents l’avaient visitée et mon père, enthousiaste, voulait l’acheter, mais ma mère avait mis toute son énergie pour l’en dissuader. Il s’est trouvé qu’en 1938, nous sommes revenus dans la région et avons été saluer la famille Ange. La maison était à nouveau en vente. Mais cette fois-là, la guerre était imminente et mes parents s’étaient facilement décidés à l’acheter. En 1934, voyage à Houlgate où nous avons rencontré la famille Azar. Un jour d’été 1936, alors que nous avions terminé nos vacances à Saint-Quay-Portrieux mon père arrive à la maison en annonçant qu’il avait pris des billets pour une croisière en Méditerranée au mois d’août. Il avait le don de ces brusques décisions prises, souvent à la suite d’une bonne nouvelle, sans en référer à personne. En l’occurrence, la bonne nouvelle venait de son frère Joseph pratiquement perdu de vue depuis que
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l’un et l’autre avaient quitté la maison paternelle, et retrouvé en Italie. Un périple en Méditerranée nous permettait d’aller le voir, puis de rendre visite en Turquie à mon oncle Béni et à ma grandmère qui l’avait rejoint, à mon grand-père installé en Palestine avec une partie de sa famille, et à la famille Azar à Alexandrie. On comprendra l’enthousiasme qui accompagna cette annonce. En ce temps-là, la compagnie des Messageries maritimes exploitait deux lignes Marseille Beyrouth, l’une par le nord (Italie, Grèce, Turquie) et l’autre par le sud (Égypte, Palestine). En utilisant les deux et en profitant des escales qui permettaient d’attendre le bateau suivant, on se trouvait en situation de croisière. Nous avions donné rendez-vous à mon oncle Joseph à Naples où nous sommes restés une journée, le temps d’une escale. J’y ai fait sa connaissance et en ai retenu sa gentillesse et ses attentions pour nous. Après un bref passage à Athènes, nous débarquons à Istanbul que nous n’avions pas revu depuis notre départ de 1927, avec l’intention d’y rester une semaine, entre deux bateaux. Ma grand-mère s’y était installée chez son fils aîné Béni en 1935 depuis le mariage de son jeune fils Maurice. Nous avions également retrouvé la femme de mon oncle, Sara, et fait connaissance de leur fille Zita qui avait alors cinq ans. Malheureusement, une mésaventure vient troubler la fin de ce séjour de retrouvailles. Lorsque mes parents demandent un visa de sortie, on leur fait savoir qu’ils ont perdu la nationalité turque et qu’ils doivent restituer leurs passeports. La raison en est une demande de naturalisation en France – non aboutie – qui vaut déchéance de la nationalité turque. Quant à moi, dans la mesure où je suis mineur et où je garde la possibilité d’opter pour la nationalité turque à ma majorité, je peux conserver mon passeport. À la suite de cet incident, tractations, et intervention d’un avocat qui réussit à éviter la saisie des passeports sous réserve qu’ils soient rapportés au consulat de Turquie à notre retour en France. Mais mes
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parents doivent tout de même passer une nuit au dépôt avant d’être reconduits à leur bateau. La croisière se poursuit tout de même. D’Istanbul, le bateau nous conduit à Beyrouth où nous faisons quelques jours de tourisme au Liban. Puis, pour des raisons de non-synchronisation des horaires de bateaux, nous faisons le voyage pour Tel Aviv en train. La Palestine était déjà très agitée ; c’était bien avant la création de l’État d’Israël et le pays était sous mandat britannique. Arabes et Juifs vivaient dans un calme relatif, mais les uns et les autres s’opposaient à l’armée britannique considérée comme l’occupant. Des attentats étaient organisés contre les Anglais par les extrémistes des deux camps. Dans la partie palestinienne de notre voyage, le train avait été précédé par un wagonnet de sécurité destiné à détecter des bombes sur la voie. Et c’est dans une atmosphère de guerre, de contrôles et de fouilles, que nous arrivons à Tel Aviv où nous accueillent mon grand-père et une grande famille que je ne connaissais pas. Lorsque mon grand-père avait pris sa retraite en 1931 – c’était peu courant à cette époque, et il devait ce privilège à sa qualité de fonctionnaire – il vivait à Izmir avec sa seconde épouse Estrella et ses plus jeunes fils Chalom, Samy et Isaac. Sa situation matérielle était suffisamment confortable pour lui permettre d’envisager une vieillesse heureuse ; mais il ne s’en était pas contenté et avait décidé d’entreprendre la construction d’un immeuble de rapport. On raconte qu’il y avait perdu toutes ses économies, il avait dû arrêter la construction et revendre le chantier dans des conditions catastrophiques. Entre-temps, sa fille Sara s’était mariée, avait eu une fille Judith – Ida, l’aînée de mes cousines germaines – et avait émigré en Palestine où son mari, Marco Chéni, dirigeait une entreprise d’élevage de poulets. Pour lui venir en aide, Sara avait proposé à son père de venir travailler avec son mari, et c’est ainsi que, sur ses vieux jours, mon très vénérable grand-père s’était retrouvé négociant en œufs. Et c’est ainsi également qu’une
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branche importante de la famille s’installa dès 1932 en Israël où elle devait faire souche. La ville de Tel Aviv nous fait une impression de modernité tant matérielle qu’intellectuelle. La ville est nouvelle – sa population a décuplé au cours des dix années précédentes – et ses petits immeubles ont un aspect dépouillé qui surprend ceux qui n’ont jamais connu que les villes anciennes. J’ai appris plus tard que Tel Aviv était la première application en vraie grandeur des idées du Bauhaus, et cela explique les réactions contradictoires qu’elle suscitait. Mais l’état d’esprit de cette communauté juive imprégnée d’idéalisme à l’état pur est encore plus impressionnant. On nous raconte l’histoire de ces immigrants avocats ou médecins, qui ont abandonné leurs positions sociales pour devenir maçons – à ce moment-là, le pays n’a pas besoin d’intellectuels. Nos hôtes insistent sur le fait qu’il n’y a pas de criminalité : un vélo peut rester toute la nuit sur le trottoir sans être attaché, on ne connaît pas le vol… Et j’avais fait l’expérience des rapports débonnaires entre la police et la population le jour où Samy me promenait sur le cadre de son vélo, ce qui était interdit ; arrêtés par un agent de police, celui-ci s’était contenté de nous réprimander et, à titre de sanction, d’imposer le dégonflage des pneus. Telle était l’atmosphère de ce pays qui cherchait à communiquer son grand idéalisme. Mais il fallait bien reconnaître le côté fragile de ce bonheur : une vigilance intense existait aux limites avec des quartiers arabes et, ce qu’on a appelé plus tard un apartheid était la règle dans les quartiers juifs. Je n’oublie pas le scandale provoqué un jour par la découverte d’un Arabe à la terrasse d’un café de Tel Aviv. Et puis, à un moment où l’on parlait déjà d’universalité – moi-même j’y étais très sensible et avais commencé à apprendre l’espéranto, langue universelle du futur – je ne comprenais pas qu’un pays neuf s’isole du monde extérieur par son écriture hébraïque et par des coutumes en rupture avec celles du monde moderne.
Notre retour se fait par bateau au départ d’Haïfa où nous étions repartis en train avec les mêmes précautions qu’à l’aller ; après une nuit de tempête, nous faisons escale à Alexandrie pour une journée. Et nous y rencontrons la famille Azar qui était en vacances. Un souvenir : c’était dans le bulletin de nouvelles affiché dans le bateau de retour que nous avions appris le déclenchement de la guerre civile d’Espagne. Il était impressionnant de voir éclater une guerre si près de nous.
La Savoie – Le ski Le magasin de Chambéry était devenu l’affaire la plus prospère, mais aussi la plus prenante de mon père. Relativement important, il était situé à un point névralgique de la ville, 1 place de l’Hôtel de Ville, à deux pas de l’office du tourisme et devant la statue dite des « Quatre Sans Cul », fameuse à Chambéry, qui représentait les avanttrains de quatre éléphants évoquant le séjour aux Indes du général de Boigne, bienfaiteur de la ville. Il se trouve que j’ai fait la connaissance soixante ans plus tard de son petit-fils devenu secrétaire général de la fédération européenne d’associations nationales d’ingénieurs où j’ai eu dans les années 1990 ma principale activité. Le magasin, qui attirait les touristes de passage, exigeait de mon père des voyages réguliers auxquels il m’emmenait toutes les fois que c’était compatible avec mes vacances. J’avais ainsi eu l’occasion d’y faire des séjours d’été qui m’avaient permis de sillonner la région à vélo ou de faire un séjour agréable avec mes parents sur le lac d’Aiguebelette mais surtout des séjours d’hiver tout près des pistes de ski savoyardes. C’est à la fin de 1936 que j’ai eu mon premier contact avec le ski à Chamonix grâce à une jeune gérante – Libée – du magasin de Chambéry. Après une très rudimentaire initiation, on m’avait laissé sur une butte de la prairie du Savoy sur laquelle je montais en canard et redescendais des dizaines
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Jacques et Eléonore Sarfaty au lac d’Aigueblette en Savoie. Août 1937.
de fois. Et j’y admirais les champions descendant la piste noire du Brévent qui arrivait précisément à cet endroit. Il faut dire qu’à cette époque le ski n’avait rien de comparable avec ce qu’il est devenu cinquante ans plus tard. Les skis qu’on louait étaient de grosses planches en hêtre ; les fixations à étrier permettaient de maintenir le talon par l’intermédiaire d’un ressort tout en lui laissant la possibilité de se soulever. Ce système, quoique rudimentaire, représentait, en matière de sécurité, mais non de performances, un gros progrès par rapport aux fixations à lanières qui immobilisaient complètement le talon et que seuls les champions pouvaient se permettre d’utiliser. Pour le reste, des godillots de montagne et un pantalon de golf comme nous en portions à l’époque, faisaient l’affaire. Le ski m’avait passionné et j’ai gardé un souvenir très heureux de séjours d’hiver aux Bossons et aux Houches avec mes parents, et surtout de mon séjour en groupe au Tour à la fin 1938.
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On m’avait offert pour un anniversaire ma première paire de skis : magnifiques, en hickory, avec fixations par câble avant qui constituaient un progrès par rapport aux étriers, bâtons en roseau, et tout ce qu’on pouvait imaginer de mieux pour l’époque. Et puis, catastrophe, remis aux bagages, les skis s’étaient perdus, et j’avais dû skier à nouveau sur des skis de location. De retour à Paris, on avait bataillé avec les chemins de fer, et obtenu le remboursement d’une nouvelle paire encore plus extraordinaire que la précédente. Mais voilà, la guerre était venue, et en 1939 il n’avait pas été question d’aller faire du ski. Trop dépité, je ne m’en étais pas tenu là, et avais obtenu de mon père qu’il ramène mes skis à Mandelieu… heureusement, car notre appartement de Paris allait être dévalisé par les Allemands peu après. Je devais utiliser ces skis quelques jours à Valberg en 1940 et ensuite les bichonner jusqu’à mon premier départ d’après-guerre à la neige, en 1945 à Val-d’Isère. Enfin, je peux les chausser,
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commencer à glisser – quelle merveille – mais à la première chute, un ski plante, et crac…, c’est le drame ; six années d’inactivité et la sécheresse du Midi avaient eu raison de sa souplesse. Et de nouveau, j’ai dû louer des skis. Je crois que je n’ai pas eu d’autres skis avant notre séjour familial à Val-d’Isère de 1955.
L’Igloo au Tour Revenons aux vacances d’été de 1938 qui m’avaient donné ma première occasion de vacances autonomes. Notre professeur de gym de Condorcet, M. Pillot, possédait au Tour une grosse et vieille maison de famille, l’Igloo, qu’il avait transformée en centre de vacances. Ses principaux clients étaient ses élèves de Condorcet et ceux de sa femme également professeur de gym dans un lycée de filles. Avec la bienveillance de mes parents et sous couvert de la surveillance du prof – plutôt fictive –, j’avais réussi à m’y faire inscrire pour y passer le mois d’août. Il était encore peu courant d’obtenir une pareille liberté à seize ans, mais je venais de passer la première partie de mon bac, et on ne pouvait pas me refuser ça. Ce séjour au Tour a été mon premier contact avec la montagne d’été. Nous étions correctement encadrés par nos profs de gym pour les marches ou les courses en montagne, mais mon âge relativement jeune ne m’avait pas permis de participer à des ascensions du Mont Blanc ou du Buet dont les « plus vieux » nous avaient ramené des souvenirs émerveillés. Pour les randonnées, nous partions toujours à pied du Tour, ce qui nous obligeait dans la plupart des cas à faire une grande traversée qui passait sous le glacier d’Argentière pour monter à Lognan, puis à rejoindre la Mer de Glace en face du Montenvers. Compte tenu du niveau du glacier, la traversée était facile et nous amenait au niveau du terminus du train à crémaillère où, très fiers, nous rejoignions les touristes en espadrilles ou chaussures de ville montés en
train. Quelquefois la balade s’arrêtait là, mais elle pouvait se prolonger jusqu’au Plan de l’Aiguille ou à l’aiguille de l’M qui devait être ma première expérience d’escalade. Au cours du séjour au Tour, il était de coutume d’installer un camp sur les bords du lac d’Annecy, près de Talloire dans lequel nous faisions des séjours d’une semaine par petits groupes. Un de mes souvenirs est celui des voyages du Tour à Talloire qui se faisaient de façon épique dans une vieille voiture à remorque du sieur Pillot. J’avais reçu au Tour des visites familiales.
Le Tour été 1938.
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Gorges de l'Arly entre Annecy et Chamonix juillet 1938 voiture à remorque du sieur Pillot.
À gauche : Le Tour juillet août 1938. En séjour avec sa mère Mathilde, Daniel Azar alors agé de sept ans dans les bras de Didier Sarfaty qui épousera sa sœur en 1947. En bas à droite, Jacques Sarfaty. À droite : Talloire Lac d'Annecy juillet 1938.
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Des bruits de guerre Dès mars 1938, l’Allemagne envahit l’Autriche en vue d’une annexion pure et simple, l’Anschluss. Compte tenu de l’accueil triomphal que Vienne avait réservé aux troupes nazies, on n’y avait pas pris garde, on avait pensé qu’il y avait connivence entre les deux pays, que personne n’y pouvait rien et que l’expansion nazie s’en tiendrait là. Mais fin août 1938, les événements sont plus graves ; les Allemands envahissent la région des Sudètes en Tchécoslovaquie, prétendant qu’elle était majoritairement peuplée d’Allemands brimés par les Tchèques. Compte tenu des accords de défense franco-anglais en faveur de la Tchécoslovaquie, une entrée en guerre paraît inévitable. J’avais fait connaissance au Tour d’un certain Litvak, Juif réfugié d’origine tchèque avec lequel nous avions échangé nos inquiétudes en de longues discussions au cours desquelles nous imaginions tout ce qui pouvait arriver si on laissait se développer l’emprise des nazis. Ces discussions et la crainte d’une guerre imminente avaient assombri notre dernière semaine de vacances. L’atmosphère était d’autant plus tendue que, dans notre groupe, certains étaient en âge d’être mobilisés. Finalement, c’est de retour à Paris que nous apprenons avec un soulagement d’une extrême inconscience la signature des fameux accords de Munich qui entérinaient le coup de force nazi et nous laissaient un répit avant une guerre désormais inévitable. C’est à ce moment-là que j’avais lu une version commentée de Mein Kampf d’Hitler, véritable profession de foi qui décrivait avec précision les différentes étapes qui devaient mener les nazis à leur mainmise totale sur l’Europe. Et les étapes déjà accomplies étaient prévues avec une parfaite exactitude.
La terminale et le choix d’une orientation L’année 1938-1939 est celle de la terminale et du choix définitif de mon orientation. Je reviens en arrière pour parler de bons amis de mes parents, Edmond Salomon, et sa compagne Maguy. Un jour de 1936, Edmond Salomon m’avait proposé de rendre visite à l’un de ses amis garagiste pour me permettre de voir ce qu’il y avait dans le ventre d’un moteur de voiture. La démonstration m’avait enchanté au point que nous avions conclu que le métier de garagiste est merveilleux, plein d’attraits et d’avenir… Et me voilà lancé sur un projet basé sur ma passion de l’automobile, mon père imaginant qu’il financerait l’achat d’un garage, ce qui serait bien plus intéressant que la bonneterie. Avec une trentaine d’années d’avance, il avait raison. Mais il avait suffi qu’un de mes oncles affirme par la suite que dans ce métier on avait toujours les mains sales pour que j’oublie définitivement le projet. Il fallait évidemment trouver quelque chose de plus sérieux et, une fois en terminale, un choix d’orientation devenait urgent. J’avais deux professeurs exceptionnels. L’un en maths, M. Dumarqué, était une personnalité connue de tous les élèves de lycée, car auteur des livres scolaires de maths universellement recommandés de la seconde à la terminale. D’une sévérité extrême – j’avais écopé d’une heure de colle pour avoir dit « a au carré » au lieu de « a puissance 2 » – il nous avait inculqué une rigueur dont j’ai apprécié plus tard les avantages. L’autre m’enseignait la physique et la chimie depuis la seconde ; il était particulièrement clair et agréable et il avait fait de moi chaque année un premier prix de physique. La manière dont fut prise la décision de me faire passer en Spéciales préparatoires, actuellement Maths sup, vaut la peine d’être racontée. Ma mère avait été voir mon prof de maths pour lui demander ce qu’il pensait de moi. Il avait répondu qu’il ne me connaissait pas suffi-
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Lycée Nîmes 1939 1940.
samment – il faut dire que nous étions plus de quarante par classe –, mais qu’il m’observerait et donnerait son avis un mois plus tard. Mais surtout il ne fallait pas m’en parler… Bien entendu, ma mère s’était empressée de me le dire, et je me tenais prêt à être observé. Le lendemain, il m’envoie faire un exercice au tableau, pas trop mal réussi ; quinze jours après, autre exercice, j’étais toujours sur mes gardes. Arrive la compo de maths, très proche de la première interro ; je suis premier. Et du coup, il conseille sans hésitation de me faire passer en Maths sup, et de me faire viser Centrale.
1939 : année de terminale et climat de guerre Malgré une certaine insouciance de fond, nous étions préoccupés par les risques de guerre. Des raisonnements simplistes étaient assénés par nos
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gouvernants ; « la capacité militaire et industrielle de la France et de l’Angleterre submergeait celle de l’Axe Berlin Rome », et des slogans comme « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts » nous rendaient confiants. Nos discussions pendant les interclasses révélaient nos inquiétudes ainsi qu’un clivage qui se dessinait entre les opinions. Un de nos camarades, De Cottignies, soutenait l’idée que les Allemands sortiraient vainqueurs d’une guerre, mais personne n’y croyait. Il y avait en fait une propagande nazie diffusée par ce qu’on avait appelé « la cinquième colonne », organisation souterraine et invisible qui reflétait déjà ce qu’allait être plus tard l’occupation allemande. Et, pour comble, nous avions un professeur d’histoire et géographie qui consacrait une bonne partie de son cours à étaler ce qu’il appelait les vices de notre pays dont seul un régime autoritaire viendrait à bout.
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Vacances à Mandelieu C’est dans le courant de 1939 que mes parents décident d’acheter la maison de Mandelieu. Nous devions y passer nos vacances dès l’été 39, ce qui avait provoqué chez moi une grande amertume, puisque cela représentait la perte de la liberté que j’avais acquise au cours de mes vacances en Savoie l’année précédente. Après un double bac – math élem et philo – passé sans encombre, mais sans mention, nous partons pour Mandelieu où les vacances se
passent dans une certaine insouciance malgré les bruits de guerre de plus en plus précis ; mais nous en avions exorcisé la crainte depuis 1938 et nous attendions la suite des événements avec un certain fatalisme. Il faut dire que la plage de la Napoule est alors une plage « à la mode » que fréquente régulièrement Maurice Chevalier, et que l’équipe de volley dont je fais partie est très occupée à aller disputer des matchs un peu partout sur la côte.
V Le début de la guerre Les classes préparatoires Septembre 1939 La guerre éclate Nous étions à Mandelieu lorsque la nouvelle de la déclaration de guerre éclate aux premiers jours de septembre. Les Allemands et les Russes ont envahi la Pologne. Selon des accords que cette fois on ne peut pas éluder, la France et l’Angleterre doivent déclarer la guerre aux agresseurs. Nous savions, au moins depuis les accords malheureux de Munich l’année précédente, qu’on en arriverait tôt ou tard à cette situation ; cette fois nous y étions. Des placards de mobilisation générale invitent les hommes de vingt à quarante ans à se présenter aux bureaux militaires. L’atmosphère s’est brusquement assombrie, les journaux et les conversations se focalisent sur l’inquiétude de l’avenir.
Nous sommes alors très conditionnés par ce qui s’était passé à la fin de la guerre précédente : risques d’attaque aux gaz des grandes agglomérations, risques de bombardements terrestres et aériens, risques d’infiltration des services d’espionnage au cœur de la société, et puis risques plus flous parmi lesquels l’invasion du territoire français par des troupes allemandes reste une pure fantaisie intellectuelle, voire une sorte d’intoxication morale que la justice poursuit. Des mesures prises par le gouvernement ont pour but d’éloigner des grandes agglomérations tous ceux qui n’y ont pas un rôle indispensable ; en particulier tous les établissements d’enseignement, de la maternelle aux lycées, facultés et grandes écoles sont évacués des grandes villes.
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À Paris, on protège les monuments avec des sacs de sable, on passe de la peinture bleue sur les vitres et les éclairages publics pour les rendre invisibles du ciel, on affecte à chaque habitant un emplacement dans un abri antiaérien, cave ou métro, où il doit se rendre en cas de bombardement. Des masques à gaz sont distribués, mais, détail que nous avions trouvé tout naturel à l’époque, les étrangers n’y ont pas droit. En ce qui nous concerne, il est évident qu’il nous faut rester à Mandelieu en attendant de voir plus clair dans la suite des événements, puisque, il faut le dire, il ne se passe strictement rien durant les premières semaines d’état de guerre. Mon père avait mis de l’ordre dans ses affaires dès l’automne 1938 ; après avoir cédé son second magasin de Lyon à ses frères Clément et Vital, le magasin d’Avignon à son beau-frère Maurice, pratiquement vendu les magasins de Chambéry et de Paris à leurs gérantes, il se retrouvait avec un minuscule dépôt à Paris, 18 rue Notre-Dame de Lorette. À l’été 1939, ce dépôt s’était rempli des marchandises rapatriées des différents magasins ; j’avais participé à son rangement et je me souviens que nous avions eu du mal à fermer la porte tant il était plein.
Les premières décisions 3. Tous déportés par le convoi 77 du 31 juillet 1944. Leur adresse mentionnée à Lyon était au 89 cours Lafayette. Cf. Mémorial des déportés judéoespagnols de France. Muestros Dezaparesidos. 2019. [NdE.] 4. Maurice de Ciavès est déporté par le convoi 76 du 30 juin 1944 après un internement à Marseille. Ibid. [NdE.]
Courant septembre, mon père décide de faire un voyage à Paris pour liquider au mieux son stock de marchandises. La solution devait se révéler judicieuse puisqu’elle allait lui permettre de ne plus revenir à Paris, en particulier sous l’Occupation, de se couper complètement du milieu des affaires, et de mettre de côté un capital qui nous donnait les moyens de vivre correctement plusieurs années. À son départ, mon père m’avait donné quelques leçons de conduite et confié sa voiture. Il m’avait donné la responsabilité de replier ma mère et une famille d’amis en cas d’offensive italienne. Bien que peu vraisemblable, c’était une hypothèse
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plausible, et elle devait devenir réalité quelques mois plus tard. Pour ma part, ce n’est que vers fin septembre que j’ai obtenu la liste des classes préparatoires ouvertes. Il n’y avait rien à Paris, rien encore à Nice ni à Marseille ; la plus proche était à Nîmes dans un petit lycée où de nouvelles classes avaient été créées avec des enseignants de grands lycées parisiens. Un rapide déplacement de Cannes à Nîmes avec ma mère me permet de m’inscrire en demi-pensionnaire dans la seule Spéciale préparatoire « Math sup » du lycée et de trouver une pension de famille qui me fournissait une chambre et les repas du soir et du dimanche. Il existait dans le pays une forte pression morale qui avait amené beaucoup d’étrangers installés en France à s’engager dans l’armée française. Mon oncle Vital avait été dans ce cas et s’était retrouvé dans un régiment de marche de volontaires étrangers. Après une rapide instruction, il avait été envoyé au front, et son régiment avait subi de lourdes pertes en tués et prisonniers lors de la toute première percée allemande de Sedan en mai 1940. Quant à mes autres oncles, ils étaient mariés et pères de famille, Clément à Lyon, Maurice à Avignon, ce qui les mettait pour le moment à l’abri de toute mobilisation. Mais ouvrons ici une parenthèse pour dire qu’ils allaient être tous deux arrêtés et déportés en 1944, Clément avec sa femme Doreta et Dario, un bébé de moins d’un an, à Lyon même 3, et Maurice 4, seul, à Buis-les-Baronnies, un petit village près d’Avignon où il avait tenté de se faire oublier des autorités d’occupation. Mais revenons aux derniers mois de 1939 où aucun événement marquant ne devait se produire au cours de la période qu’on a appelée la « drôle de guerre ». Conscient de l’importance des événements que je traversais, j’avais décidé de collectionner les communiqués de guerre quotidiens de l’État-Major. Au bout de quelques semaines, j’avais réalisé que cela n’avait aucun intérêt puisque ces communiqués ne contenaient rien d’autre que la description d’actions de commando sans aucun
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Didier Sarfaty avec des amis à Palavas-les-Flots en mai 1940.
intérêt historique. Bref, sans actions militaires d’envergure, sans bombardements, rien ne portait au pessimisme, et l’on se mettait à penser que cela pourrait durer ainsi jusqu’à… la lassitude des Allemands qui auraient renoncé à cette guerre qu’ils n’avaient aucune chance de gagner ! Car on conservait un moral inébranlable…
L’année préparatoire à Nîmes Mon année à Nîmes se déroulait sans souci particulier, avec des résultats plutôt encourageants, des profs de maths et de physique efficaces, des colles passées avec les grands ténors de Saint-Louis – élu premier lycée au classement des Spéciales en 1938 – un jeune professeur d’anglais original qui arrivait à son cours en pantalon jaune et veste verte – inimaginable à l’époque – mais qui m’avait fait faire de sérieux progrès dans la mesure où il pratiquait la méthode du « tout anglais » qui ne devait devenir à la mode que beaucoup plus tard.
Il y avait peu de distractions « publiques » à cette époque où, par égard envers ceux qui étaient mobilisés, les fêtes et autres manifestations étaient inexistantes, voire interdites ; et puis le travail scolaire exigeait l’assiduité que l’on sait. Nous devions donc nous limiter à des loisirs que nous organisions nous-mêmes. Par exemple, le dimanche, avec un petit groupe de copains, nous faisions des sorties d’une journée à vélo dans l’environnement nîmois agréable et pittoresque. Nous avions ainsi visité Arles, Tarascon, Beaucaire et Montpellier, profité des baignades au pont du Gard, remonté le Gardon en cyclo-cross, c’est-àdire en montant sur les vélos quand le terrain le permettait et en les prenant sur l’épaule quand on ne pouvait pas faire autrement. Et, aux beaux jours, nous avions été à la mer à Palavas ou aux Saintes-Maries. En jouant au billard dans l’arrière salle d’une grande brasserie de Nîmes j’avais fait la connais-
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sance d’un militaire pianiste et passionné de jazz. Nous avions négocié avec la brasserie la possibilité d’installer un piano de location dans la salle de billard, ce qui nous donnait l’occasion de jouer, d’attirer d’autres pianistes, et en même temps d’animer les lieux. Pour ma part, j’en étais encore aux balbutiements en matière de jazz, mais j'avais beaucoup appris avec mon collègue militaire ; cela donnait lieu à des matinées ou soirées à forte ambiance.
Mai 1940 : offensive éclair allemande Et puis, un beau jour de mai, tout bascule. On apprend l’avance éclair des troupes allemandes en Belgique et au nord de la France. Tout va très vite et la situation devient catastrophique sans même qu’on voie s’ébaucher la moindre amorce de résistance. Mais on se refuse encore à l’idée d’une défaite ; les slogans nous ont appris que nous étions les meilleurs, et, pensons-nous, ce ne peut-être là qu’un avatar passager. C’est dans cette atmosphère lourde qu’arrivent les congés de Pentecôte. J’avais fait le projet d’aller à Mandelieu à vélo pour y passer quelques jours ; cela représentait un peu plus de 200 kms et était tout à fait compatible avec mon entraînement. Mon père m’avait proposé de venir me chercher à Saint-Raphaël pour éviter le passage de l’Estérel. Enfin, le retour devait se faire par le train. Malgré l’ambiance dramatique, malgré le déferlement de réfugiés belges et français du nord avec des voitures surchargées de bagages, je maintiens le projet, ne serait-ce que pour rejoindre mes parents et réfléchir avec eux à la suite des événements. De retour à Nîmes, il faut constater que le drame se noue, que les Allemands se dirigent désormais vers Paris, et que les voitures de réfugiés de plus en plus nombreuses proviennent maintenant de départements de moins en moins au nord. Après les Belges, ce sont les réfugiés des départements du nord et de l’est, et puis
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les Parisiens… Où vont-ils ? Ils ne le savent pas eux-mêmes. Le pain se met à manquer, l’atmosphère devient extrêmement lourde. C’est à ce moment qu’on entend parler du Maréchal Pétain nouveau Premier ministre qui sauvera le pays. Paris est occupé. On nous annonce que Pétain fera une déclaration importante, et comme la radio n’est pas présente partout, cette déclaration sera retransmise par haut-parleurs sur la grande place de la ville, devant les Arènes. Nous sommes le 17 juin et, sous un soleil de plomb, la foule se masse sur la place. Nous entendons une voix tremblotante annonçant que la France a demandé l’Armistice. La déclaration fait l’effet d’une bombe ; on pleure, on discute avec un voisin inconnu, on se questionne sur la capacité de celui qu’on nomme le « vainqueur de Verdun » d’obtenir un armistice honorable, on évoque de Gaulle dont on a très vaguement entendu parler. Quelques jours passent, et, contrairement à ce qu’on pouvait attendre d’un armistice, les armées allemandes continuent à descendre vers le sud ; Lyon est occupé et les bruits les plus alarmistes circulent : « Ils descendent la vallée du Rhône, ils arrivent, ils seront là demain… » Entre-temps, l’Italie a déclaré la guerre et ses troupes sont à Menton. Sans nouvelles fiables, sans communication possible, sans courrier, sans transports, je pense alors que le plus sage est de renouveler mon épreuve du mois précédent et de tenter de rejoindre Mandelieu à vélo. On me prédit les pires ennuis : « Ils vous rattraperont, et puis ils mitraillent tout ce qui bouge sur les routes… » Je pars le lendemain même de la décision à 4 h du matin, avec un vélo croulant sous les bagages et un gros sac sur le dos. Renseignements pris sur la route : « Vous ne passerez pas, ils ont coupé la vallée du Rhône… ». Je continue sans oser lever le nez de mon guidon, je traverse le Rhône à Arles, je continue à foncer de crainte d’être rattrapé, et finalement je fais mon premier arrêt dans un café à l’entrée d’Aix-en-Provence. Première bonne nouvelle : « Les Allemands ? On ne les pas vus ». Serais-je tiré d’affaire ?
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Je repars en essayant de perdre le moins de temps possible ; des séries d’averses m’obligent à me changer à plusieurs reprises ; heureusement, il y a tout ce qu’il faut dans les bagages et j’en suis réduit à faire sécher mon linge sur le cadre du vélo. Quelque part dans le Var, je suis rattrapé par un jeune sur un vélo de course, et nous entamons un bout de conversation : – Vous venez de loin ? me demande-t-il. – Oh oui ! De Nîmes, et vous ? – Moi, de Paris… J’apprends ainsi qu’il est parti de Paris huit jours plus tôt au moment de l’arrivée des Allemands. Il a pour tout bagage une musette en bandoulière et il veut rejoindre sa famille quelque part du côté de Toulon. Il me donne quelques informations sur l’arrivée des troupes allemandes à Paris, sur la panique et le départ des Parisiens qui utilisent pour fuir tout ce qui peut rouler. Il est beaucoup plus léger que moi et file devant, et je me retrouve seul sur cette route qui n’en finit pas avec des faux plats qui donnent chaque fois l’impression qu’on escalade des cols. Enfin bientôt Saint-Raphaël : je me sens chez moi et je ne peux m’empêcher de m’arrêter sur la corniche pour prendre le temps d’admirer ce paysage dont on ne se lasse pas. Le temps est redevenu magnifique avec cette demi-fraîcheur de fin d’après-midi. La nature donne un exemple de sérénité alors qu’on s’entretue si près. J’arrive à Mandelieu en début de soirée. Nous poussons un soupir de soulagement. On est tellement heureux de se trouver réunis en ces moments difficiles… D’autant plus que, sans courrier et sans téléphone, nous n’avions eu aucun contact depuis près d’un mois, et que chacun dans son coin essayait d’imaginer dans quelle situation étaient les autres. Nous apprenons alors par la radio anglaise que les Allemands avaient dépassé Lyon, et étaient descendus par la rive droite du Rhône jusqu’à Tainl’Hermitage. Ils n’étaient effectivement pas loin.
L’Armistice : pause et réflexions Dans les jours suivants, on allait en apprendre davantage sur les conditions d’armistice : le pays était coupé en deux par une « ligne de démarcation » qui séparait une « zone occupée » au nord d’une « zone libre » au sud. Cette ligne passait en gros le long de la Loire, tandis qu’à sa partie ouest, elle s’infléchissait vers le sud parallèlement à la côte pour laisser aux occupants le contrôle de la côte atlantique. Au sud-est, les Italiens conservaient un quartier de Menton ce qui nous mettait en dehors de la zone d’occupation. En cet été de 1940, nous voyons défiler à Mandelieu tous les amis parisiens de mes parents. Depuis plusieurs mois déjà mon père, très fier de sa nouvelle maison, en avait vanté les mérites et offert à qui voulait l’entendre de venir nous rendre visite à la première occasion. « C’est simple, à l’entrée de Mandelieu, près du poste d’essence, il suffit de me demander… ». Il n’aurait jamais imaginé dans quelles circonstances ces invitations se seraient concrétisées. La plupart des Parisiens avaient fui Paris en juin, beaucoup avaient ensuite décidé de venir sur la Côte d’Azur, seule côte libre d’occupants, et ils venaient nous rendre visite. Nous les rencontrions à la maison, ou à la plage, et on discutait beaucoup sur la meilleure façon d’envisager l’avenir. La visite la plus marquante est celle d’un couple d’amis, les Goldenberg qui avaient un tuyau pour s’embarquer à Bordeaux à destination de l’Amérique. Il en était encore temps, mais certainement plus pour très longtemps, avaient-ils dit. Ils devaient ensuite rejoindre l’Argentine où ils avaient de la famille, et ils nous proposaient de les accompagner. Nous en avions beaucoup discuté, pesant les avantages et les risques, évoquant les exactions nazies en Autriche et en Tchécoslovaquie, imaginant une alternative d’avenir entre la France et un pays de langue espagnole, ce qui n’était pas tout à fait sans attrait compte tenu de notre culture. Mon père, optimiste de nature, était
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Les parents de Didier Sarfaty avec le couple Goldenberg à Juan-les-Pins en septembre 1940.
persuadé que l’occupation allemande était une péripétie qui n’allait pas durer.
terrain pour le cultiver, à élever des poules, un mouton, et plus tard une vache.
Je pense surtout que mes parents n’avaient plus le tempérament d’émigrants qu’ils avaient eu treize ans plus tôt lorsqu’ils avaient tout quitté pour s’installer en France. Ils y avaient fait leur trou, y étaient désormais propriétaires fonciers, et restaient persuadés que certaines choses ne pouvaient pas arriver. Quant à moi, j’imaginais encore moins quitter ce milieu auquel j’étais désormais adapté et je me sentais engagé dans une voie à laquelle je n’aurais renoncé pour rien au monde. Nos amis prirent des décisions diverses plus ou moins heureuses : les Goldenberg réussirent leur voyage en Argentine et y firent fortune, d’autres s’installèrent à Nice ou à Cannes et rencontrèrent par la suite de grosses difficultés dans leurs hôtels ou pensions ; certains furent déportés. Mes parents choisirent de se transformer en paysans locaux, poussant même la situation jusqu’à acheter un
Maths spé à Masséna
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Une classe de Maths spé avait été créée au lycée Masséna à Nice dans le courant de l’année scolaire précédente alors que j’étais déjà organisé à Nîmes. Il était évidemment plus simple pour moi d’y faire la seconde année préparatoire. Mon organisation : demi-pensionnaire à Masséna, une chambre louée au 20 rue d’Angleterre, les repas du soir dans de petits restaurants en ville, des week-ends à Mandelieu où je me rends à vélo. Cette période de 1940-1941 est celle au cours de laquelle tout s’assombrit. D’une relative liberté dont nous disposions avant juin 1940, nous passons progressivement à une nouvelle idéologie et une nouvelle façon de vivre qui met en place subrepticement de nouvelles restrictions, de nouvelles règles, de nouveaux usages. Au lycée,
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toutes les classes sont réunies le lundi matin dans la cour pour chanter « Maréchal, nous voilà » puis « la Marseillaise » ; pour le 11 novembre, nous défilons au pas militaire et faisons au passage le salut militaire devant le monument aux Morts ; l’intoxication « Maréchal, sauveur de la France » se développe. Les cartes d’alimentation font leur apparition avec des rations déjà très insuffisantes. Mais, fait plus grave, on apprend qu’en zone occupée et en particulier à Paris des brimades à l’encontre des Juifs commencent à se produire : interdiction d’exercer certains métiers, d’être fonctionnaires, de s’inscrire dans les facultés. Une propagande antijuive se développe ; elle est ouverte en zone occupée, mais présente aussi et plus sournoise en zone sud. Et puis, nouvelle mesure dont nous n’avons pas conscience de la portée, les Juifs doivent se faire recenser à la mairie de leur domicile. Que doit-on faire en pareil cas ? Entrer dans la clandestinité ou bien, comme le décide mon père, se faire recenser le front haut en proclamant qu’on ne renie pas ses origines ? Je souscris tout à fait à sa manière de voir les choses. Si je n’ai jamais apprécié les gens qui se vantent d’être juifs, je n’ai jamais pu accepter en revanche qu’on puisse le dissimuler. Et, avec une certaine fierté, nous allons tous nous faire inscrire à la mairie de Mandelieu… À Nice, je me heurte à des problèmes plus terre-à-terre. Au lycée, on mange mal en qualité et en quantité ; les repas du soir dans les restaurants sont ridicules ; il m’arrive, en sortant d’un restaurant, d’entrer dans un autre pour refaire un repas. J’attends avec impatience le week-end pour me requinquer à Mandelieu. Mais à la maison, en hiver, ça n’est pas brillant non plus et il faut attendre le printemps et la production du jardin. Mes parents avaient fait une provision de pâtes qu’ils avaient rangées dans un buffet en même temps qu’une réserve de savon ; elles avaient pris un tel goût qu’elles étaient devenues immangeables. Quant à ma classe, j’en garde un souvenir très réservé : un prof de maths, Eurin, qu’on appelait
Cauchy depuis le jour il avait maladroitement fait valoir ses travaux sur le mathématicien Cauchy – j’ai été étonné d’apprendre cinquante ans plus tard que la classe était devenue la « Taupe Cauchy » –, pas très lumineux dans la mesure où il ne s’intéressait qu’au concours de Polytechnique ; un prof de physique qui avait réussi à me dégoûter de ce qui avait été jusque-là mon domaine préféré ; un prof de français qui nous faisait décortiquer des textes nationalistes de Maurice Barrés et nous vantait les vertus patriotiques. Conséquence sans doute de cet environnement peu favorable, je n’avais pratiquement aucun ami, ce qui réduisait mon activité à un travail solitaire dans une chambre lugubre, et à des résultats plus que médiocres. Mon seul souvenir marquant de cette période est un séjour de Noël à Valberg ; je partageais ma chambre et je skiais avec un camarade de lycée, Jean-Pierre Helft, lui aussi parisien déraciné, israélite, ancien élève de Janson de Sailly. Nous avions suffisamment d’affinités pour qu’il me raconte les problèmes que sa famille avait rencontrés pour fuir Paris et venir s’installer à Nice où elle vivait au Ruhl, un des grands palaces de l’époque. Je l’ai ensuite perdu de vue, mais j’ai retrouvé son nom sur le monument aux victimes de la guerre, au Racing. Il y a sur la liste deux autres Helft et je pense que la famille a été déportée et a disparu. De cette année pas très brillante, je ne me suis tout de même pas trop mal sorti. Heureusement pour moi, il n’était pas question de viser l’X, puisqu’il fallait pour s’y présenter être français et aryen depuis au moins trois générations. Alors j’ai travaillé des matières faciles que tout le monde méprisait, en particulier le dessin industriel et le dessin d’architecture qui avaient leur importance à Centrale – j’étais souvent seul aux cours facultatifs – et l’anglais que j’allais lire au soleil sur la Promenade. Et cette stratégie devait me réussir. Le concours de Centrale avait lieu dans une salle du Lycée du Parc impérial au 5e ou 6e étage. Près de la fenêtre, j’avais une vue magnifique sur la mer où l’on pouvait, encore en ce temps-là, voir
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Marcel Hermann sur les épaules de Didier Sarfaty à La Napoule.
évoluer la Marine française. C’est dans ce cadre que j’ai commencé par complètement rater mes deux épreuves de maths qui avaient les plus gros coefficients. Et même si le reste était plus encourageant, je n’espérais pas grand-chose du résultat.
La situation se dégrade Nous étions alors en juin 1941 et les mauvaises nouvelles tombaient de toutes parts. Les Allemands avançaient partout. Seuls les Anglais avaient jusque là tenu le choc malgré les terribles bombardements qu’ils subissaient. En France, les persécutions raciales prenaient corps ; l’étau se resserrait en zone occupée et même en zone libre du fait de l’assiduité de la police française. Je n’oublierai jamais l’histoire de la famille Hermann, une famille juive belge qui, après avoir fui la Belgique en mai 1940, était venue s’installer à Mandelieu pas loin de chez nous. Il y avait le
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père, la mère, un garçon de mon âge, Marcel, avec lequel j’avais sympathisé – on nous voit ensemble à la Napoule et une fillette d’une dizaine d’années. Les Hermann étaient restés à Mandelieu près d’un an, harcelés comme étrangers sans titre de séjour. Mon père avait quelques relations à la mairie et avait essayé d’intervenir en leur faveur, expliquant qu’il était impensable pour eux de rentrer en Belgique ; rien n’y avait fait. Un matin aux aurores, la police française était venue les chercher pour les mettre en « résidence surveillée » et nous n’avions pas su ce qu’ils étaient devenus. On devait apprendre à la fin de la guerre qu’ils avaient été livrés aux Allemands et avaient tous disparu. Notre situation était plus assise, du fait surtout de notre implantation à Mandelieu depuis deux ans, mais elle présentait une certaine fragilité. Depuis leur tentative de naturalisation avantguerre, mes parents avaient été déchus de la nationalité turque. Malgré certaines démarches, les autorités turques leur avaient repris leurs
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Didier Sarfaty et un groupe d’amis sur la plage de La Napoule en septembre 1941.
certificats de nationalité qui tenaient lieu de passeports, et ils n’avaient pu en conserver que des photocopies qui leur avaient permis de renouveler leurs titres de séjour français comme nationaux turcs qu’ils n’étaient plus. Ma situation était différente en ce sens que la loi turque m’accordait sa protection jusqu’à ma majorité, me laissant à ce moment-là une option entre les nationalités turque et française. Nous étions donc « en règle » jusqu’à nouvel ordre et cette situation était confortée par le fait que la mairie, jusque-là assez libérale, nous connaissait comme habitants de la commune. Si je pensais n’avoir rien à espérer du concours que je venais de passer, c’était sans doute pour des raisons objectives ; mais, inconsciemment, je ne souhaitais pas un succès qui m’aurait posé d’énormes problèmes. Comment se décider à retourner dans un Paris occupé où la situation se détériorait, et alors qu’on voyait tous les jours arriver des Juifs qui avaient traversé clandestine-
ment la ligne de démarcation pour venir sur la Côte qui apparaissait jusque-là comme un lieu de sérénité ?
Reçu à Centrale. Bonne ou mauvaise nouvelle ? J’attendais sans impatience les résultats lorsqu’un jour, sur la plage de Golfe Juan, un de mes camarades de lycée arrive à vélo pour m’annoncer que j’étais reçu à Centrale… Nous n’étions que trois dans ce cas alors que plus de quarante élèves de la classe s’y étaient présentés. Les résultats de la classe n’étaient décidément pas à l’honneur du prof de maths : en plus des trois reçus à Centrale, il n’y en avait qu’un à l’X, un aux Ponts, un ou deux à Grenoble. Tous élèves moyens ; les meilleurs avaient échoué. Malgré l’apparente détente des photos de l’été 1941, des questions sérieuses se posent : faut-il
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aller à Paris poursuivre des études et réaliser ainsi un objectif arrêté depuis des années ou renoncer (et pour combien de temps) et adopter comme mes parents une vie de paysan ? Mais ne pas pouvoir justifier d’une activité lorsqu’on a dix-huit ans, n’est-ce pas un risque encore plus grand ? Poursuivre d’autres études ? Mais les facultés me sont interdites. Retourner en Spéciales ? Pourquoi pas, mais pour quoi faire ? La décision est retardée tout au long de l’été jusqu’au jour où le lycée m’envoie une formule de demande de permis pour franchir la ligne de démarcation et me rendre à Paris. Ma signature doit être précédée de la formule, écrite à la main : « Je soussigné, certifie être de race aryenne ». Après tout, pourquoi ne pas essayer, mais, soucieux d’aller jusqu’au bout tout en évitant de faire un faux, je renvoie la demande en inscrivant : « Je, soussigné, certifie ne pas être de race aryenne ». Je suis persuadé que la demande sera refusée ; autrement dit, je laisse la décision définitive au hasard, ce qui, j’en conviens, revient à ne pas décider. La demande part, la rentrée des classes arrive et, comme je ne veux laisser passer aucune possibilité, je fais une nouvelle rentrée en Spéciales à Masséna en annonçant à mes amis que, tout compte fait, je préfère préparer l’École des Mines de Saint-Étienne – c’est, avec Grenoble, la seule grande école en zone libre. Mon revirement paraît bizarre : « Tu ne présentes que Centrale, tu es reçu,
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et maintenant tu veux faire autre chose… » Je dois dire que personne ne connaissait ma situation, et que très peu avaient compris la manœuvre. Et puis, vers le 10 octobre, une réponse arrive. Par extraordinaire, elle est positive. Un convoi d’étudiants part pour Paris le 16 octobre, et j’y suis inscrit. La balle est à nouveau dans notre camp et il faut réfléchir : si, en apparence, la situation est plus sûre en zone sud dite libre, ce n’est peut-être qu’une illusion, et puis cela peut évoluer. D’autre part, ne vaut-il pas mieux être perdu dans une grande ville que connu dans un village comme Mandelieu, malgré l’attitude apparemment amicale des autorités ? Pour ma part, je suis bien décidé à partir et je ne souhaite pas renoncer. Mon père est optimiste et m’appuie. Malgré l’énorme inquiétude que cela lui cause, ma mère accepte ce choix sans réticence apparente. C’est n’est que bien plus tard, par des témoignages extérieurs dont certains me seront confiés après sa mort, que j’ai pris conscience du drame que cette décision représentait pour elle. Un comble : le départ doit avoir lieu le 16 octobre 1941 qui se trouve être le jour du vingtième anniversaire de mariage de mes parents. Peu attachés à la célébration de leur propre anniversaire, mes parents, et ma mère en particulier, tenaient au contraire beaucoup à celle de leur mariage.
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VI Première année d’École Adaptation au Paris occupé Découverte de Paris sous l’Occupation Le voyage se passe non sans quelques difficultés. À Lyon, on nous annonce que le convoi est stoppé quelques jours pour vérifications et on nous loge à l’École normale d’instituteurs de la Croix-Rousse. Je suis inquiet et crains même être à l’origine de l’incident ; n’aurait-on pas découvert ma forfaiture ? Heureusement, il n’en est rien et, après une semaine d’attente, une liste définitive des partants est publiée… et j’y suis. Voyage de la journée, traversée de la ligne de démarcation sans encombre si ce n’est l’émotion de se voir entouré de soldats allemands braquant leurs mitraillettes sur nous. Arrivée dans un Paris lugubre à la nuit tombée : vitres de réverbères bleuies, fenêtres occultées, des militaires allemands partout. Je retrouve le métro : il n’y a plus de publicités sur les murs sinon celles où des annonceurs indiquent, avec un certain humour, qu’ils reprendront leur publicité dès que les circonstances le permettront. En revanche, les panneaux d’affichage sont recouverts d’affiches rouges et noires, à croix gammées signées de la Kommandantur du Gross Paris et qui donnent des listes d’otages qui seront fusillés si les auteurs de tel ou tel attentat ne se dénoncent pas. Chaque future victime est qualifiée de communiste, juif, franc-maçon… Le groupe que nous avons formé à notre arrivée à Paris comprend ce qui a émergé de la Taupe de Nice. Il y a René Greffier, autre reçu à Centrale, qui devait devenir un de mes meilleurs amis et le seul
auquel j’avais confié la vérité sur ma situation. Il y a les frères Bossard qui devaient créer le futur groupe multinational Bossard consultants, l’un entrant à Centrale, l’autre à l’X. Il y a aussi un certain Jacques Farhi, Juif libanais qui intègre les Ponts et Chaussées et avec lequel nous sympathisons en raison de nos origines communes. Ses parents restés au Liban ont eu le courage de le laisser partir faire ses études en France. Mais, un an plus tard, il devait me confier que, lassé de la situation, il avait choisi de rentrer au Liban et trouvé un moyen pour le faire. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles, sinon à la fin de la guerre par sa famille qui le recherchait. Les frères Bossard, très sûrs d’eux-mêmes, nous annoncent qu’ils connaissent un petit hôtel pas cher au Quartier latin. Nous débarquons à l’hôtel des Grands Hommes au Panthéon qui n’avait pas à l’époque son luxe actuel. J’avais été frappé par le commissariat du 5e contigu transformé en blockhaus protégé par des sacs de sable et des militaires armés.
Installation à Paris Le contexte de l’automne 1941 : une population française résignée à une Occupation dont elle supposait que les conséquences étaient contenues par le gouvernement collaborateur de Vichy. Sur un plan international, les Anglais restés seuls, mais victorieux face aux assauts de l’aviation allemande et aux projets de débarque-
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Carte du directeur de l’École centrale adressée aux parents de Didier Sarfaty. La carte était alors le seul moyen autorisé pour communiquer entre les zones libre et occupée.
Didier Sarfaty (au centre portant une cravate) sur le toit de la maison des élèves de la rue de Cîteaux en juin 1942.
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ment allemand. L’armée russe contre laquelle les Allemands s’étaient retournés au cours de l’été 1941 ne constituait pas encore un noyau de résistance sérieux contre les nazis. Les États-Unis, enfin, ne devaient entrer en guerre qu’en 1942. Il n’y avait à l’École Centrale aucun moyen de loger les élèves. La maison des élèves du boulevard Diderot, précédemment occupée par des militaires, était en réfection et ne devait être disponible que plusieurs mois plus tard. Il y avait quelques « cellules » aménagées dans les combles de l’École, mais réservées aux cas critiques ; tout ce qu’avait pu faire l’École avait été de nous donner les adresses d’hôtels du quartier disposés à nous recevoir dans des conditions acceptables. C’est ainsi que j’échoue à l’hôtel du Vertbois, rue du Vertbois, hôtel minable et à peine fréquentable dans lequel allaient et venaient des militaires allemands qui y rencontraient des pensionnaires. Je ne devais heureusement y rester qu’une huitaine de jours. Au bout de ce délai et à mon grand étonnement je reçois une convocation du directeur de l’École, le professeur Léon Guillet. Léon Guillet était un personnage considérable tant par sa corpulence que par sa dimension scientifique, personnalité du monde de la métallurgie, membre de l’Institut, à la tête de l’École depuis une vingtaine d’années et qui allait être considéré plus tard comme l’un de ses grands directeurs. Léon Guillet était ce qu’on pourrait appeler un personnage politique. Il n’avait conservé ses hautes fonctions qu’au prix de certaines compromissions. Il devait nous montrer par la suite qu’il savait accueillir à l’École les personnalités les plus haut placées du gouvernement de Vichy malgré les huées des élèves supposés les applaudir. Mais, par-dessus tout, il y avait chez lui un sens profond de la défense de l’École et de ses élèves. À la suite d’un énorme chahut d’élèves au stade de Coubertin – nous allions y faire notre éducation physique – où les vestiaires des femmes militaires allemandes avaient été mis à sac, il avait dû présenter des excuses au général allemand,
commandant de la place de Paris qui avait menacé de faire fermer l’École. Et celui-ci avait finalement admis – semble-t-il – que ce n’était là qu’un chahut d’étudiants qui aurait été acceptable en d’autres temps. J’arrive donc au bureau du directeur sans savoir exactement ce qui m’attendait. Il m’installe en face de lui et m’apprend qu’il avait reçu une carte de mes parents qui le mettait au courant de ma situation et des risques que je courais, et qui lui demandait de veiller sur ma sécurité. C’était le type même de mission dont il se sentait naturellement investi et j’eus même l’impression qu’il était fier de la confiance qu’on lui faisait. Et puis j’étais étranger, le seul de la promotion, et traditionnellement l’École veillait – déjà – à sa notoriété internationale. Il me dit alors qu’il avait répondu à mes parents pour les tranquilliser et j’ai appris ensuite qu’ils avaient été réellement apaisés par son courrier. Le directeur accepte de me loger à l’École, ce qui me permet de quitter l’hôtel invivable où j’étais et accroît très sérieusement ma sécurité ; lorsque je prends congé, il me recommande de ne pas hésiter à venir le voir en cas de difficulté. La difficulté en question ne devait pas tarder à se présenter…
Démarches à la préfecture et au tribunal correctionnel La législation sur les déplacements des étrangers était à l’époque très stricte. Tout étranger qui changeait de domicile devait faire noter son départ sur sa carte d’identité, puis faire inscrire son nouveau domicile au commissariat. Je n’avais pas fait cela à mon départ de Mandelieu, jugeant que je conservais mon ancien domicile, mais, à la suite d’un besoin de renouvellement, j’avais dû me présenter au commissariat qui m’avait envoyé à la préfecture pour me faire régulariser. L’ambiance du service des étrangers à la préfecture avait quelque chose de kafkaïen. Il y avait
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Récépissé de demande de carte d’identité mentionnant à la rubrique nationalité « à déterminer d’origine turque » (novembre 1942).
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un ou deux guichets auxquels des grappes de gens étaient accrochées ; chacun y racontait ses malheurs au vu et au su de tout le monde. De quoi affecter les plus solides. Et si l’on n’était pas arrivé au bout de la queue à midi moins le quart, on était refoulé et invité à revenir le lendemain. Et si le lendemain on arrivait au bout de la queue, c’était pour s’entendre dire qu’il manquait tel ou tel document. Au bout d’un certain nombre de visites, j’ai « l’honneur » d’entrer dans un bureau et d’être assis en face d’un fonctionnaire qui m’annonce que, du fait que je n’avais pas signalé mon départ de Mandelieu, j’étais en situation irrégulière et qu’il devait dresser procès-verbal, mon cas étant passible du tribunal correctionnel. Dès que je reçois la convocation au tribunal, je débarque chez le directeur de l’École pour lui exposer mon problème. Il y avait à l’École un juriste, avocat à la cour, Me Samsœn, chargé de cours de droit. C’était un personnage pittoresque qu’on ne peut pas oublier : jeune, sympathique, les cheveux ébouriffés, très artiste. Je lui explique la situation ; il me surprend par son calme qui tranche avec mon affolement. À son avis, il n’y a pas de problème, il me défendra, mais il me demande de m’abstenir de tout commentaire devant le tribunal. Quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre tenir au tribunal, avec ses effets de manche, un raisonnement inattendu : mon client est juif et, s’il avait été au commissariat pour faire noter son départ, on l’en aurait empêché et il n’aurait pas pu entrer à l’École ; et il ajoute qu’un tribunal français ne peut accepter d’appliquer de telles lois d’exception. J’avais l’impression qu’il faisait une grosse bêtise, et je ne savais pas où me mettre… Finalement, le verdict tombe, et je suis relaxé. Je retourne donc à la préfecture avec le jugement et, fier de mon droit, je demande que le changement de domicile soit inscrit sur mes papiers. Et je n’oublierai jamais la réaction du fonctionnaire : « Vous alors, vous n’êtes pas un Juif comme les autres… »
Parallèlement, je devais faire une autre démarche au consulat de Turquie. Pour être reconnu citoyen turc, il m’aurait fallu attendre ma majorité, vingt-et-un an à l’époque, et il n’était pas pensable d’attendre jusque-là sans protection. Les autorités françaises me demandaient une attestation de nationalité que le consulat ne pouvait pas me délivrer, et sans elle j’en étais réduit à un régime d’apatride, la plus mauvaise situation imaginable. Heureusement, à la suite de démarches de mon oncle Béni et de l’intervention d’un avocat à Istanbul, il fut admis que je bénéficierai jusqu’à ma majorité de la citoyenneté turque et de la protection de mon ambassade. Et l’expérience devait montrer que cette démarche était indispensable pour me permettre de vivre autrement que dans la clandestinité. Mais que de démarches et de visites au consulat avant que cet accord me soit officiellement signifié !
La vie à Paris s’organise Ma vie courante n’avait rien de passionnant. Je dormais à l’École et j’y prenais mes repas matin, midi et soir grâce à une cantine tout à fait acceptable pour l’époque ; j’allais aux amphis tous les matins et en thurne tous les après-midis pour travailler sur mes projets. Autrement dit, je ne mettais pratiquement pas le nez dehors, et en fait il ne me déplaisait pas de me sentir protégé du milieu extérieur. De temps en temps, nous avions une colle ou un examen général avec notre prof ou un assistant, et nous devions nous présenter dans une tenue impeccable – pour ma part costume sombre et chemise blanche à col dur séparé – malgré les problèmes matériels que posaient blanchissage et repassage. Quant aux profs, il faut dire que plusieurs d’entre eux faisaient leurs cours en redingote noire et pantalon gris rayé. La communication avec mes parents était difficile. À travers la ligne de démarcation, on ne pouvait communiquer que par des cartes postales spéciales dites « interzones » qui voyageaient
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ouvertes et sur lesquelles on ne pouvait pas écrire grand-chose ; peu à peu, nous avions mis au point certains codes qui nous permettaient de dire par exemple que j’avais été convoqué à la préfecture ou que les démarches en Turquie étaient en bonne voie. Quant aux problèmes financiers, ils s’étaient réglés dans des conditions convenables grâce à un compte que mon père possédait chez un agent de change et qui avait été bloqué ; mais il avait obtenu l’autorisation de me faire verser 3000 francs par mois (à peu près l’équivalent de 700 euros), ce qui était très confortable et représentait autant de sauvé d’une somme que nous considérions perdue. Le dimanche, j’étais souvent invité chez des amis de mes parents. Il y avait la famille Richard qui me recevait avec beaucoup d’affection. Lui, de son vrai nom Richard Eskenazi, était ancien combattant de la guerre précédente où il avait perdu un bras et avait été gazé – des gaz de combat avaient été utilisés par les Allemands en 1915 – ce qui lui occasionnait une terrible fragilité respiratoire. Il était abondamment décoré, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir des démêlés avec l’administration qui, en tant que Juif, lui imposait des brimades, en particulier l'interdiction d’exercer son métier de commerçant et l'obligation de vivre de sa maigre pension d’ancien combattant. Les Richard étaient pour moi pleins de sollicitude, s’inquiétant de mes faits et gestes, écrivant à mes parents pour leur confirmer ma santé et mon moral, et partageant leur ration hebdomadaire de viande pour m’offrir un repas dominical qu’on pouvait considérer comme gastronomique pour l’époque. On parlait peu de la situation, sinon pour des mises en garde contre tel ou tel risque dont ils avaient entendu parler. J’étais également invité par la famille Saragossi installée très simplement rue de Flandre. Lui était ami de mon père depuis la Turquie où ils avaient travaillé ensemble à la Bourse ; de ce fait ils avaient de nombreux points communs. Sa femme et ses deux enfants, un fils Daniel de mon âge, et une fille Betty un peu plus jeune étaient restés très
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orientaux. Après déjeuner arrivait une quantité de frères, beaux-frères, cousins et autres amis, et tout baignait dans une bonne humeur qui n’était interrompue que par un nouvel arrivant racontant l’arrestation de tel ou tel voisin dont on n’avait plus de nouvelles. Mais la bonne humeur revenait vite, on me mettait au piano, on évoquait les bons souvenirs du passé. J’ai toujours trouvé que la famille Saragossi vivait dangereusement, du fait de son manque d’intégration et de l’insouciance, peut-être feinte, avec laquelle elle abordait les pires drames ; mais il faut dire que tous ont traversé l’Occupation sans encombre. Au bout de quelques mois, j’avais jugé utile de faire une incursion rue Fragonard, dans l’appartement que nous occupions. En arrivant, je remarque la tête effrayée de la concierge, et également un de nos fauteuils installé dans la loge. Elle juge aussitôt utile de se justifier et me raconte que les Allemands sont passés, qu’ils ont tout pris, mais qu’elle a eu l’habileté de sauver le fauteuil que bien entendu elle nous rendra plus tard… Et pour moi qui avais l’intention de récupérer de menus objets, dont un merveilleux cours de français de Première que je regrette encore, pas question de monter à l’appartement… d’autant plus qu’il est occupé par son fils qui est maintenant de la Police, mais que de toute façon « ça vaut mieux que d’avoir un militaire allemand… » Et surtout, me dit-elle, « ne revenez pas, c’est beaucoup trop dangereux, on m’a demandé où vous étiez, mais vous pensez bien que j’ai dit que je ne savais pas… » L’École nous imposait un stage chaque année. Pour profiter de mon temps libre des vacances de Pâques, j’avais fait mon stage de première année à Paris dans une tannerie de la rue des Gobelins où j’avais été recommandé par un de mes camarades de promotion dont le père était directeur. Malgré le dévouement de ce dernier qui m’avait expliqué avec beaucoup de détails les procédés de la tannerie du cuir, je dois dire que je n’avais pas été enthousiasmé par cette première expérience industrielle. Et dans son commentaire sur mon rapport de stage qu’il avait lui-même corrigé, le directeur avait
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déploré que je me sois beaucoup plus intéressé au processus mécanique de corroyage des peaux qu’au traitement chimique. Mais je dois dire que je n’y trouvais aucun intérêt puisque j’avais débarqué dans ce domaine par pur hasard. En 1942, la maison des élèves de l’École est rouverte et j’y obtiens une chambre. Cela change ma vie d’abord par l’ambiance qui y règne, par la vie en groupe dans le salon de musique ou la salle de billard, mais aussi par le fait que je dois sortir pour aller à l’École et en revenir, ce qui me change de la période précédente. Pour autant, rien de grave ne se produit au cours de mes deux voyages journaliers en métro, et cela contribue à me mettre en confiance. Entre-temps, les nouvelles internationales étaient de plus en plus sombres : les Allemands triomphaient partout. Ils avaient envahi l’Union soviétique et étaient aux portes de Stalingrad et des réserves russes de pétrole. En Afrique, venant de Tunisie et de Libye, ils avaient franchi la frontière égyptienne. Les Américains étaient entrés en guerre fin 1941 à la suite de l’attaque surprise japonaise de leur base de Pearl Harbor, mais il n’était pas encore question pour eux d’intervenir en Europe. Pour ma part, malgré un relatif optimisme de nécessité, je ne pouvais éviter de penser aux conséquences d’une mainmise complète des nazis sur l’Europe : une vie impossible en France et donc l’obligation pour moi de rejoindre la Turquie et d’y faire mon service militaire. Dans cette éventualité, j’avais acheté une grammaire et un dictionnaire turcs, mais mon apprentissage s’était limité à compter jusqu’à dix et à acquérir un tout petit vocabulaire. Autre solution possible : filer vers l’Espagne comme le faisait de temps en temps un camarade dont on ne savait pas où il avait disparu ; avec un bon entraînement à la montagne pour traverser les Pyrénées, ça pouvait réussir. Ensuite, on passait un an dans les prisons franquistes avant d’être refoulé vers l’Afrique du Nord. Mais dans mon cas, une arrestation à la frontière aurait pu être grave.
Juin 1942 : retour à Mandelieu Pour les vacances d’été, des voyages groupés d’étudiants vers la zone libre étaient organisés pour leur permettre de rejoindre leurs familles. Il faut savoir qu’il était alors pratiquement impossible de traverser la ligne de démarcation et que la délivrance de laissez-passer était tout à fait exceptionnelle ; les contrôles étaient stricts et il y avait des risques sérieux à passer clandestinement. Après réflexion, je décide de tenter ma chance et de faire la demande d’un laissez-passer. Je l’obtiens sans difficulté et sans avoir à confirmer mes origines.
Carte d'élève de l'École centrale utilisée en guise de pièce d'identité après ajout d'une photographie.
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Pour le voyage, utiliser ma carte d’identité d’étranger est impossible. Alors je me mets en quête d’un moyen simple pour prouver mon identité. C’est l’École qui me le fournit en ajoutant sur ma carte d’élève une photo tamponnée supposée la rendre exempte de tout soupçon. La traversée de la ligne de démarcation se fait selon un rite connu : tout le monde descend du train tandis que des soldats allemands en armes fouillent les compartiments ; c’est là que se porte l’attention, car on craint les clandestins et on n’imagine pas qu’il puisse s’en trouver parmi les passagers inscrits. Quant à nous, rangés sur le quai, nous nous présentons au fur et à mesure de l’appel de nos noms, on vérifie nos identités et on nous fait remonter dans le train. J’avoue que je n’étais pas rassuré. Le militaire qui me contrôle a l’air de tiquer sur la carte que je lui présente ; il pose une question que je crois être : « Vous n’avez rien d’autre ? » mais comme je ne le comprends pas et que lui ne sait pas le français, il me laisse passer. Et me voilà de retour à Mandelieu…
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Mais, après quelques semaines de vacances, il faut à nouveau choisir : rester à Mandelieu dans une situation difficile à justifier, ou rentrer à Paris et retrouver une situation que je crois relativement protégée. Nous apprenons alors par Radio Londres la grande rafle de juillet 1942 à Paris et l’arrestation d’un nombre impressionnant de Juifs, 16 000 a-t-on dit plus tard, qu’on parque au Vel’d’hiv, vélodrome du 15e arrondissement, avant déportation vers le camp de Drancy, et ensuite… on ne sait pas encore. La nouvelle nous ébranle ; mes parents pensent que je dois rester ; d’autant plus qu’eux aussi ont mieux organisé leur vie dans une relative tranquillité qui tranche avec ce qui se passe à Paris. Pour ma part, je reste attaché à mon objectif d’obtenir mon diplôme avant d’avoir à rentrer en Turquie. Je décide donc de rentrer malgré les risques liés à la traversée de la ligne de démarcation. Cela se déroule dans de bonnes conditions et presque sans contrôle.
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VII Paris – deuxième et troisième années d’École À mon retour à Paris, mes amis parisiens m’accueillent effrayés. Quelle idée de revenir alors qu'eux envient ceux qui sont en zone libre, et qu’on dépense parfois des fortunes pour faire le trajet inverse !
Du nouveau à Mandelieu À Mandelieu, nouvelle inquiétante, mes parents reçoivent une carte leur signifiant que la maison est mise sous la séquestre d’un administrateur. En fait, cela ne change pas grand-chose en pratique, mais montre que les situations entre les zones nord et sud ont tendance à se rapprocher. Mais, événement inattendu, le 11 novembre 1942, jour de l’Armistice, les Allemands franchissent la ligne de démarcation et occupent, non seulement militairement, mais surtout avec leurs services de police, la zone dite libre. Et, cette fois-ci, il n’y a plus de différence entre les deux zones. Il y a cependant une nuance importante pour nous : les troupes italiennes sont chargées d’occuper une zone qui correspond à leurs revendications territoriales : les Alpes Maritimes et les deux Savoies. Mes parents se retrouvent donc en zone italienne. Or, les Italiens se défendent, sans le dire officiellement, de tout antisémitisme et leur comportement n’a rien de commun avec celui des Allemands. Et la présence de nombreux Italiens dans la population de Mandelieu crée dans le pays une atmosphère détendue.
Mes parents ne se sentent donc pas menacés, même s’ils reçoivent un ordre de réquisition de leur maison et sont contraints d’héberger un officier italien ; celui-ci, heureusement, est coopératif et ne manque pas de proclamer son opposition au fascisme de Mussolini.
Nouvelles difficultés à Paris Je devais traverser à Paris une épreuve beaucoup plus difficile que je situe au début 1943. Je reçois un jour une convocation du commissariat du 3e pour quelques jours plus tard à 8 h du matin. Je ne soupçonnais pas la raison de cette convocation. J’essaie aussitôt de m’entourer de mesures de sécurité : je préviens la direction de l’École qui note le jour et l’heure de ma convocation et je vais demander l’appui du consulat de Turquie. Celui-ci me fait sur-le-champ une lettre attestant que je suis citoyen turc et que je bénéficie de la protection de mon ambassade – ce n’était pas encore tout à fait vrai. Rassuré, je me rends à la convocation, je remets ma lettre ; on me fait attendre avec deux ou trois autres jeunes de mon âge. Au bout de quelques deux heures, je me vois obligé de demander les toilettes, et quelle n’est pas ma surprise de m’y voir escorté par un agent de police qui m’attend derrière la porte… Ce serait donc sérieux ? En début d’après-midi un bus passe ; il est déjà à moitié rempli de jeunes gens encadrés d’agents de police. On nous y fait monter et nous déambulons dans Paris de commissariat en commissariat où nous ramassons de nouvelles recrues. Finale-
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ment, nous arrivons boulevard de Port-Royal à la caserne de la Garde républicaine où l’on nous débarque sous escorte policière – toute l’opération était franco-française. Et on nous fait attendre… Pendant tout ce temps, je dois dire que nous n’échangeons pas le moindre mot entre collègues d’infortune. Nous nous sentons comme en punition, craignant que le moindre échange ne puisse être interprété comme un acte de révolte. Évidemment, j’ai le temps de réfléchir et mon optimisme reprend le dessus ; s’il n’y a que de jeunes Français pour la plupart, apparemment non Juifs, cela élimine les causes les plus alarmantes ; et puis quand même, le Gouvernement turc veille sur moi… Nous sommes appelés individuellement dans un bureau, devant un fonctionnaire en civil. En ce qui me concerne, le fonctionnaire lit longuement ma lettre, me pose des questions, me demande de lui confirmer que je suis Turc, et me renvoie attendre à nouveau. Au bout de quelque temps, on nous appelle un à un et on nous place les uns par ici, les autres par là… Enfin, on dit à notre groupe : « Vous, vous pouvez rentrer chez vous ». Quant aux autres, les plus nombreux, on les garde sur place. Et je me retrouve à 9 h du soir, après une journée sans nourriture ni eau sur le trottoir du boulevard de Port-Royal, sans vraiment comprendre ce qui m’était arrivé. Un de mes compagnons de mésaventure me demande si j’ai compris ce qui s’était passé ; nous définissons chacun nos situations : tous deux vingt ans, étudiants, lui roumain, moi turc, appartenant donc à des pays qui n’étaient pas des ennemis de l’Allemagne. Et nous comprenons alors qu’il s’agit d’une recherche de réfractaires au Service du travail obligatoire (STO) qui contraint tout jeune de 20/21 ans, français, sans nationalité ou d’une nationalité hostile à l’occupant, à aller travailler en Allemagne, à moins qu’il puisse faire la preuve d’une activité d’intérêt national. La situation créée par la mise en place du STO amène une recrudescence des contrôles
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d’identité dans la rue, contrôles de faciès diraiton aujourd’hui, puisqu’il suffit d’avoir vingt ans environ pour tomber dedans. C’est ainsi que je me retrouve un jour coincé dans un couloir du métro de la porte Maillot par trois policiers en civil arrivant devant, derrière et sur le côté, et sortis de je ne sais où.
Formation de Jazz L’année 1942-1943 était celle de ma seconde année d’école, celle des gros cours avec leurs séries de colles et d’examens. La maison des élèves était une sorte de campus qui facilitait le travail en groupe et offrait des possibilités de distractions sur place. Une salle de musique permettait de nous réunir, de jouer seuls ou en groupe, et c’est ainsi que devait se développer un projet d’orchestre. Dès la rentrée 1942, une formation de jazz avait été créée avec le peu de moyens dont nous disposions : un accordéon, un saxo, un batteur et deux pianistes dont j’étais. Ce qu’on faisait était réellement ringard et j’étais convaincu qu’il fallait trouver autre chose. On m’avait parlé d’un certain Boris Vian, trompettiste, sorti de l’École l’année précédente. Je lui écris, et, très gentiment, il vient me voir, me confirme qu’il s’occupait de l’orchestre de Jazz jusqu’en 1940. Il me raconte qu’il avait obtenu son premier poste d’ingénieur à l’Afnor où il n’y avait pas grand-chose à faire, ce qui lui permettait d’écrire des romans ; j’avais trouvé cela un peu bizarre… mais enfin, pourquoi pas ? En conclusion, il n’avait pas assez de temps pour venir jouer avec nous, mais il pouvait donner des adresses de bons musiciens. Ce n’était pas précisément ce que j’attendais de lui, mais il fallait voir… Par ailleurs, un violoncelliste de l’École, Charles Mundwiler – qui devait devenir un de mes bons amis – accepte de se mettre à la contrebasse. Nous nous cotisons pour lui en louer une. Rapidement, il obtient un bon résultat, et l’orchestre commence à sonner de façon différente. Quant à moi, je me remets à la clarinette que j’avais commencé
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Orchestre de Jazz de l’École centrale. Didier Sarfaty à la clarinette.
à travailler à Nîmes, en prenant des leçons au Conservatoire de Jazz avec un certain Jacques Blanc, clarinettiste assez connu à l’époque, et au bout de quelques semaines je sens les progrès. Puis, on trouve un guitariste, élève à l’École, pas merveilleux, mais avec un bon sens musical. Et à partir de ce noyau « orchestre de l’École », je me mets à la recherche des musiciens recommandés par Vian. Parmi eux, un certain Georges Bellec, trompettiste, qui allait créer quelques années plus tard le groupe des Frères Jacques. L’ensemble, de 8 à 10 musiciens, se réunit le dimanche matin dans une ancienne salle de réfectoire de la maison des élèves. Nous travaillons un arrangement de « Begin the beguine » ; mais comme nous sommes nombreux à ne pas savoir lire la musique, nous devons nous référer à un enregistrement de l’orchestre d’Artie Shaw célèbre à l’époque. Les répétitions ébranlent les murs de la maison ; ceux qui nous entendent dans leurs chambres descendent voir et nous en venons à répéter au milieu d’un public enthousiaste malgré
les fausses notes. En effet, tout cela n’est pas très juste, les musiciens extérieurs se découragent les uns après les autres, d’autant que certains sont à la recherche de cachets, et nous restons un noyau de quatre ou cinq, tous plus ou moins polyvalents ce qui nous permet par combinaisons de créer plusieurs petites formations d’improvisation. Là-dessus vient se greffer une formation classique grâce à l’apport de violons, d’un hautbois, d’un violoncelle – celui de la contrebasse. Et avec toutes ces combinaisons d’orchestre, nous nous trouvons en mesure de donner un programme de concert à l’Association, rue Jean Goujon, devant une centaine de personnes et d’encaisser quelques recettes bienvenues pour financer les locations d’instruments et de salles de répétition. Cela nous donne une certaine notoriété auprès de l’Association des anciens élèves qui nous demande d’animer des thés dansants. Dans l’environnement hostile de l’époque, ces réunions restaient privées au point de nécessiter un service de surveillance à la porte.
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chant final exécuté par un chœur auquel participaient une centaine de chanteurs et figurants. Le programme de la revue, que j’ai pu conserver, reste un souvenir marquant de l’époque.
Un autre été à Mandelieu
Didier Sarfaty et sa mère à Mandelieu en septembre 1943.
Le couronnement de nos activités musicales avait été la fête de fin d’année de la promotion 1943. À cette occasion, tous les talents artistiques de l’École s’étaient mobilisés pour concevoir, mettre en scène et monter une revue de fin d’année à la salle Pleyel. Les talents de l’équipe qui l’avait écrite, de ceux qui avaient réalisé des décors et des masques représentant nos profs, étaient ceux de professionnels. Les interludes étaient confiés à l’orchestre, et j’accompagnais les chanteurs au piano – et quel piano, un Pleyel à queue dont je me souviendrai toujours ! J’avais composé le
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Désormais, le retour dans le Midi ne pose pas trop de problèmes puisqu’il n’y a plus de ligne de démarcation. À Mandelieu, il se confirme que l’occupation italienne se passe dans le calme, comme le montre la petite histoire qui suit. Durant l’été 1943, mon père avait eu avec un voisin italien ce que j’appellerais un litige de paysan : – Tes tomates débordent sur mon champ ! – Non, ici c’est chez moi… La querelle s’était envenimée au point d’en venir à des injures. Le voisin avait aussitôt été voir l’officier responsable du secteur et deux militaires étaient venus chercher mon père pour le conduire en prison. La prison en question était un box à chevaux du champ de courses voisin. Tout cela faisait un peu opérette, mais il fallait tout de même éviter le transfert à Cannes, et puis qui sait, les Allemands n’étaient pas loin. Ma mère se débrouille pour alerter l’officier italien qui avait habité chez nous ; pendant ce temps, j’amène à mon père un sandwich que je lui passe par la fente au-dessus de la porte du box. Enfin, l’officier responsable met en place un véritable tribunal : C’est vrai que vous l’avez traité de sale Italien ? Oui, mais il m’avait traité de sale Juif Alors… Et mon père pouvait rentrer à la maison ; le tout avait duré quelques heures. Cette année-là, je fais mon stage d’été à l’usine à gaz de la Bocca qui n’existe plus. J’y passe un mois dans des conditions peu confortables devant les fours de distillation de charbon. Sur la Côte au mois d’août, ça n’est pas le meilleur endroit pour prendre le frais. L’essentiel de mon activité consiste à mesurer la température des fours à l’aide d’un pyromètre optique ; une sorte de viseur
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devant lequel on fait passer des écrans colorés allant du brun foncé au jaune vif en passant par toute la gamme des rouges et oranges jusqu’à s’accorder à la couleur intérieure du four, ce qui détermine sa température. Un problème sérieux reste celui de l’alimentation puisqu’on vit avec des rations de plus en plus maigres de pain, de viande ou de matières grasses. Heureusement, la campagne offre quelques ressources. Depuis 1942, mon père s’était lancé dans l’élevage de poulets, puis d’un mouton que j’avais eu l’occasion de garder dans la campagne, puis enfin d’une vache laitière dont il avait le plus grand mal à s’occuper. Le mouton avait été abattu, mais ma mère n’avait pas eu le courage d’en manger, et l’on m’avait fait parvenir un gigot à Paris par un voyageur… L’intérêt de la vache était sa production de lait de l’ordre de dix litres par jour dont une partie était échangée contre d’autres denrées. Mais le bonheur du lait, du beurre et des fromages frais ne devait pas durer. Nous eûmes rapidement sur le dos les services du ravitaillement qui nous réclamèrent des livraisons de lait. De subterfuges en délais, on gagna quelques mois, mais il fallut se résoudre à se séparer de l’animal en le donnant à un voisin éleveur qui accepta de nous fournir une petite quantité de lait en échange. Et cela dura ainsi jusqu’à la mi-1944.
À Paris, la Résistance De retour à Paris, je me rends compte que la situation est toujours sérieuse et que la sortie de cette période difficile ne pourra se faire sans de nouvelles initiatives. L’étau s’est resserré autour des Juifs contraints de porter l’étoile jaune de manière visible sur leurs vêtements, mais heureusement, en tant que citoyen turc, je n’y suis pas contraint. En revanche, je ne peux pas échapper au tampon « Juif » à l’encre rouge sur ma carte d’identité. Une occasion se présente pendant les vacances de Pâques 1943 ; la maison des élèves s’était pratiquement vidée et je me trouvais parmi les
rares pensionnaires présents puisqu’il n’était pas question de prendre le risque d’un voyage dans le Midi pour si peu de temps. Je rencontre dans l’ascenseur un camarade de promotion, Michel Caillaud. Malgré quelques mots pour justifier ma présence à Paris, il se rend compte que je ne reste pas là par hasard et me propose tout net : « Si un jour tu as besoin d’une fausse carte d’identité, je peux te trouver ça ». Pour la petite histoire, j’ai appris plus tard que, dans les années 1950, il allait devenir maire communiste d’une petite commune de Normandie. Je lui réponds sans hésiter : « D’accord, mais qu’est-ce que ça va me coûter ? » Tout le monde savait en effet qu’on pouvait obtenir des fausses cartes d’identité moyennant finances. Il me rassure : « Ça ne te coûtera rien, mais on te demandera quelques services ». L’occasion me paraît exceptionnelle. Je lui donne une photo, et, quelques jours plus tard, il m’apporte une carte au nom de Selle ; elle n’est pas remplie, mais la photo est tamponnée à Portsur-Saône, commune de Haute-Saône dont on sait que les archives ont disparu en 1940. En même temps il me remet une carte que tout jeune de vingt ans doit avoir sur lui pour justifier de sa situation vis-à-vis du service du travail obligatoire, et un véritable mode d’emploi qui précise les précautions à respecter pour remplir la carte et l’utiliser. Par la suite, je devais avoir d’autres cartes que j’avais remplies à mon vrai nom. Je me trouve ainsi affilié à un groupe de la Résistance où mon contact hiérarchique et seul contact « officiel » se fait par un jeune collègue dont je ne sais rien et réciproquement. « Il te faut un nom de Résistance », m’avait-il dit à notre première rencontre. « Je te propose Hector ; ton vrai nom ne doit apparaître nulle part. Mon nom est Amédée et tu n’auras de contacts qu’avec moi. » Après une série de recommandations de comportement, de discrétion, d’actions passives à mener, il me fixe rendez-vous quelques jours plus tard.
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Deux cartes d’identité utilisées par Didier Sarfaty pendant la guerre.
Dans un premier temps – peut-être de mise à l’épreuve – mon travail consiste à faire des inscriptions sur les murs et à suivre les recommandations générales données par la radio de Londres. Bien qu’en principe je ne devais avoir aucun contact autre qu’avec Amédée, j’avais été contacté par un de mes camarades de promotion que je connaissais bien, Piraube, qui m’avait exposé sa forte idéologie communiste, les raisons de son action, et sa conviction que les Russes seuls étaient capables de nous délivrer de la domination nazie. Le personnage était passionnant et m’avait communiqué un certain enthousiasme. Il m’avait chargé de quelques missions comme la collecte de couvertures pour les gens des maquis, ou le stockage de tracts que j’avais cachés dans une chambre inoccupée de la maison des élèves. Un jour, les tracts avaient disparu et j’en avais été effrayé. Pour tout cela, j’avais dû me faire fabriquer un passe de toutes les chambres.
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Et puis je n’ai plus revu mon ami Piraube. J’ai su plus tard qu’il avait rejoint un maquis, que son groupe avait été démasqué par les Allemands, et qu’en prenant la fuite, il avait été abattu. C’était un sacré idéaliste et j’ai longtemps conservé un grand respect pour sa cause communiste. Après divers « petits boulots », on me remet un jour deux gros paquets de tracts avec mission de les lancer au Quartier latin avec un collègue rencontré au dernier moment. Dans la rue c’était dangereux, car on risquait de se faire repérer. Nous décidons de le faire à la librairie Gibert, celle qui se trouve à l’angle du boulevard Saint-Michel et de la rue de l’École-de-Médecine. Une fois dans la librairie, après avoir feuilleté quelques bouquins en nous assurant que personne ne nous surveillait, nous allons chacun à un bout du magasin et lançons nos tracts qui inondent la librairie. Comme convenu nous filons chacun par une porte, moi par la rue de l’Écolede-Médecine, et lui par le boulevard Saint-Michel.
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Conseils pour utiliser et remplir de faux papier émanant du réseau de résistance « Défense de la France ».
Je vois encore l’étonnement des gens ramassant les tracts et les lisant tranquillement. J’avais envie de leur dire « Faites ça plus discrètement ». Pour ma part, je dois admettre que j’ai eu très peur, que j’ai filé avec l’impression qu’on me suivait, et que pendant des semaines j’ai eu l’impression que l’on continuait à me suivre. Plus contraignant a été un épisode qui a dû se passer au début de 1944. Lors d’une rencontre, mon correspondant m’explique qu’une imprimerie clandestine était menacée et qu’il fallait très rapidement la déménager. Je devais ignorer les points de départ et d’arrivée de la mission et il n’était pas prévu que je participe au transport. Cependant, on me demandait de procurer de toute urgence un chariot pour le transfert. Or, il y avait rue de Cîteaux, en face de la maison des élèves, un bâtiment de travaux pratiques dont chacun connaissait le garçon de laboratoire, un certain Nicolas, type sympa et toujours prêt à rendre service. Il m’avait prêté une remorque de
vélo quelques jours plus tôt. À la réflexion, c’était tout à fait l’engin qu’il fallait. J’avais rendez-vous avec mon correspondant à 20 h. au Pont-Neuf au pied de la statue d’Henri IV pour lui remettre la remorque. Je fais le trajet à pied. Petit retard au rendez-vous, suspense, finalement il arrive, prend la remorque et me redonne rendez-vous au même endroit à 22 h. S’il y a un problème, on se débrouillera pour m’avertir discrètement et me permettre de filer. Je voyais déjà le coup où la remorque ne reviendrait pas, et je me demandais ce que j’aurais raconté à Nicolas. Enfin, il revient à peu près à l’heure, me dit que tout s’est bien passé et que la nouvelle imprimerie est installée en lieu sûr. Je récupère l’engin, mais il est déjà plus de 22 h. avec un couvre-feu général à 23 h. – sans parler du couvre-feu pour les Juifs à 20 h. Pas question de revenir en courant à la maison des élèves avec une remorque de vélo, ça se serait trop remarqué. Pour aller plus vite, je décide de prendre le métro ;
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je déboule les marches avec ma carriole ; j’ai du mal à entrer dans la rame à cause de la largeur de la remorque, mais deux soldats allemands qui étaient dans le wagon me donnent un coup de main ; puis changement de métro, même scénario, remontée des escaliers, et enfin j’arrive chez moi à 23 h. pile et je me tire de cette aventure sans dommage, mais avec une énorme frayeur. Plus tard, je devais être chargé de relever dans le 3e arrondissement les passages intérieurs d’un immeuble à un autre. Il y en avait beaucoup dans ce vieux quartier, et leur connaissance pouvait être d’une grande utilité en cas de guérilla urbaine. Voilà à quoi s’est limitée mon activité dans la Résistance. Peut-être pas historique, mais au moins pacifique.
jeune français soumis au STO donc susceptible d’être envoyé au travail forcé en Allemagne. En deux mots, j’ai intérêt à éviter à tout prix un contrôle d’identité et je m’efforce de vivre aussi discrètement que possible. Et finalement, je joue sur les deux possibilités tout en conservant mon vrai nom grâce à une des fausses cartes que j’ai obtenues. Heureusement, la situation internationale s’éclaircit, les Allemands reculent partout, on commence à compter sur un débarquement allié et à espérer une prochaine libération. Mais la situation intérieure s’assombrit, même si l’on ne sait pas encore que les premiers mois de 1944 seront les plus tragiques en termes d’arrestations et de déportations.
Mauvaises nouvelles au consulat de Turquie
Dégradation à Mandelieu
Malgré la relative sécurité que me procuraient les faux papiers, je ne négligeais pas l’assistance que pouvait m’apporter le consulat de Turquie. Je m’y rendais régulièrement et leur avais montré un certificat que mon oncle Béni avait obtenu à grands frais à Istanbul et qui attestait que ma mère avait été baptisée à l’église orthodoxe de Constantinople. Ils m’avaient ri au nez et fait savoir qu’exhiber un tel certificat était le meilleur moyen de montrer qu’en réalité on était juif. Dans les derniers mois de 1943, je découvre au consulat une note indiquant qu’à partir du premier janvier 1944, le gouvernement turc ne serait plus en mesure d’assurer la sécurité de ses citoyens. En fait, tenant compte de l’évolution de la situation militaire, la Turquie tentait de se rapprocher des Alliés et de ce fait perdait son crédit vis-àvis des Allemands. Cela me posait un problème. En résumé, au début de 1944, j’ai le choix entre deux situations aussi instables l’une que l’autre. Avec mes vrais papiers d’identité, je suis Turc et Juif désormais non protégé donc soumis au port de l’étoile jaune. Avec mes faux papiers, je suis un
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En septembre 1943, l’Italie demande aux Alliés un armistice séparé. Les Allemands réagissent immédiatement en traitant l’Italie en pays ennemi et en remplaçant les troupes italiennes partout où elles se trouvent. À Mandelieu, les effets sont immédiats, les militaires italiens sont faits prisonniers, désarmés et chargés dans des camions qui les emmènent sous les pleurs et la consternation de la population locale avec laquelle des liens affectifs se sont développés. Plus dramatiquement, les militaires et surtout l’administration allemande envahissent les zones jusque-là contrôlées par les Italiens, ce qui se traduit dans les jours qui suivent par un nombre impressionnant d’arrestations de Juifs qui avaient trouvé refuge dans les régions sous contrôle italien. Mes parents sont prêts à filer dans la nature, mais heureusement ils n’ont pas de problèmes. Pourquoi ? Éloignement des grands centres comme Nice et Cannes ? Discrétion de la mairie ? Ou encore situation vis-à-vis de leur nationalité turque qui reste tout de même ambiguë ?
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Derniers mois à Paris Pour ma part, je suis déjà de retour à Paris, mais, à l’École, les événements se précipitent. Notre directeur Léon Guillet est sommé de fermer l’établissement et de laisser partir tous ses élèves au STO ; beaucoup se sont déjà sauvés et nous ne restons qu’une soixantaine sur une promotion proche des deux cents au départ. Finalement, il obtient l’autorisation de laisser l’École ouverte jusqu’à Pâques 1944 ; d’ici là, nous devrons terminer nos cours, passer le diplôme, et nous serons libres d’aller où nous voudrons. Pour les épreuves de diplôme, pas d’oral, un simple projet en loge pour lequel nous sommes enfermés une journée ; je devais concevoir et calculer une ligne de transport électrique haute tension avec ses pylônes, ses isolateurs et ses transformateurs. Mais là n’est pas mon principal souci ; il faut préparer la suite, on sent une libération très proche, mais encore faut-il tenir jusque-là, et je me demande où se trouve le risque le plus important. Les courriers reçus de Mandelieu m’indiquent à mots couverts que les choses n’y vont pas trop mal. À Paris, au contraire, le risque semble s’accentuer. Je finis par décider un départ pour Mandelieu où je conserverai mon identité normale
avec les risques qui lui sont attachés. Je préserve cependant mes arrières en m’entendant avec un camarade de promotion dont le père possède une distillerie d’alcool à Saint-Gilles-du-Gard, près de Nîmes. Sa production est réquisitionnée par les Allemands et à ce titre, une affectation dans cet établissement libère des obligations du STO. Il est donc convenu qu’en cas de besoin, je serais accueilli à l’usine comme stagiaire et bénéficierais ainsi d’une affectation. Aussitôt le diplôme acquis, juste avant Pâques, je prends le train pour Cannes. Il n’y a plus de difficulté majeure pour traverser une ligne de démarcation qui n’existe plus que sur le papier, mais je demande tout de même une autorisation d’étudiant que j’obtiens facilement. Il reste tout de même deux types de difficultés : la première est que, comme étranger, l’autorisation de déplacement serait impossible à obtenir, et je voyage donc avec ma fausse carte de citoyen français sous ma vraie identité ; la seconde est qu’il y a toujours dans les trains et les gares des vérifications, et qu’on ne sait jamais… Enfin, tout se passe bien, et nous voilà réunis en famille, en principe définitivement.
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VIII 1944 – Derniers mois d’occupation Mandelieu sous occupation allemande La vie à Mandelieu n’est plus ce qu’elle avait été. Il y a des Allemands partout ; ils ont construit un mur le long du littoral pour se protéger contre un débarquement qui paraît imminent. Les bombardements alliés sont fréquents. Les conditions d’approvisionnement alimentaire sont devenues critiques. Les bombardements visent les voies de communication, en particulier la gare de marchandises de la Bocca et la voie ferrée qui longe le littoral entre Saint-Raphaël et Cannes. Le viaduc d’Anthéor est détruit à plusieurs reprises, ce qui a pour conséquence de priver les boulangeries de leur ravitaillement en farine, et de nous astreindre à des queues interminables. De ce fait, l’essentiel de nos occupations tourne autour du ravitaillement. Pour le pain, nous nous organisons avec mon père pour aller faire la queue aux boulangeries dès 6 h du matin, lui à Mandelieu et moi à Cannes. Nous n’en revenons qu’en fin de matinée. Un jour, en revenant de Cannes à vélo, je suis intercepté par une dame, que je ne connaissais pas et qui me dit « N’allez pas chez vous, il y a les Allemands. » Je n’insiste pas, je fais demi-tour et je retourne à Cannes avec ma miche de pain sur le dos. Nous y avions des amis, Monsieur et Madame Poisson, qui tenaient une pension de famille. Parisiens retraités, ils avaient eu l’idée d’acheter l’établissement pour y passer une retraite active, mais avaient eu tout juste l’occasion d’avoir une saison d’été normale en 1939, pour ne plus voir grand monde ensuite malgré une position magnifique dans une de ces petites rues fleuries derrière le Carlton.
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Ils m’accueillent gentiment et me proposent de m’héberger ; on joint mes parents pour savoir ce qui s’est passé ; « on en parlera plus tard », répondent-ils, mais ils me recommandent de ne pas rentrer à la maison jusqu’à nouvel ordre. Et je m’installe à Cannes dans un cadre de rêve. Ce jour-là, peu après que mon père et moi avons quitté la maison, deux civils allemands se présentent, entrent dans la maison et coincent littéralement ma mère dans sa chambre. Ils demandent mon père – pas moi, sans doute parce qu’à Mandelieu on ignorait ma présence. « Il est absent », répond-elle. Vérification d’identité ; sa carte d’identité porte la mention « d’origine turque » ; elle affirme que le mot « origine » est une erreur, qu’ils sont bien de nationalité turque. Elle exhibe la photo de l’ancien certificat de nationalité que mes parents avaient précieusement conservé et soutient qu’elle est sous la protection des autorités turques et qu’elle y fera appel si c’est nécessaire. À partir de ces vérifications, ils apprennent mon existence ; ils veulent savoir où je suis : « À Paris », répond-elle. Les deux types discutent en allemand ; elle comprend un peu et sent qu’ils ont l’impression d’avoir raté leur coup. Ils reviendront, disent-ils. Ma mère devait nous raconter à quel point le danger imminent lui avait donné un aplomb et un sang-froid dont elle ne se serait jamais crue capable. Je pense qu’elle avait été assez forte pour convaincre et décourager ses interlocuteurs, et de ce fait nous sauver.
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Peut-être est-ce la raison pour laquelle ils ne sont jamais revenus. Mon père s’était tenu sur ses gardes pendant quelque temps, mais n’avait pas voulu me rejoindre, confiant et optimiste qu’il était par nature. « Si l’on vient me chercher, je prends mon baluchon et j’y vais » avait-il l’habitude de dire. Quant à moi, après quelques jours à Cannes, je décide de rejoindre la distillerie d’alcool de SaintGilles-du-Gard.
Stage à Saint-Gilles-du-Gard À Saint-Gilles je retrouve deux camarades d’école qui s’étaient repliés pour cause de STO. C’était également la raison officielle de mon arrivée, et on s’était empressé de m’établir une carte d’affectation qui me mettait en principe à l’abri des poursuites des services de la main d’œuvre. L’un des camarades, marié, avait loué un petit appartement, mais sa femme n’avait pas voulu suivre, et nous nous étions installés chez lui. Trois ingénieurs stagiaires en fin d’études affectés au service du travail obligatoire, ça faisait beaucoup dans cette petite usine agroalimentaire dont ne fonctionnait que la distillerie d’alcool à partir de moûts de raisin et une petite installation de production de jus de fruits en bouteilles. Comme nous ne pouvions pas être tous au même endroit, nous y avions circulé de service en service, parmi lesquels une installation de transformation de betterave en alcool. Sans parler du service de comptabilité où j’avais été accueilli pendant une semaine, et où j’avais acquis des connaissances de base. La vie à Saint-Gilles n’était pas désagréable. Nous avions formé avec mes amis et des gens de l’usine un petit groupe sympathique ; un de nos passe-temps consistait à nous baigner dans le canal du Midi – pratiquement de la boue – où nous avions même organisé des courses de natation pour les gens du pays. Les pastis répétés et les bouffes campagnardes étaient de rigueur et je devais finalement garder un souvenir relativement agréable de ce séjour de près de deux mois.
C’est à Saint-Gilles que nous avions appris la nouvelle du débarquement en Normandie le 6 juin. Elle annonçait le commencement de la fin… Le ravitaillement n’était cependant pas toujours de tout repos, et l’on retrouvait quelquefois les mêmes difficultés qu’à Mandelieu lorsque des bombardements venaient à couper des voies de communication aux alentours. Il y avait moyen de se procurer du riz qui venait de la Camargue voisine, mais il n’était pas décortiqué et l’élimination de sa coquille très dure était un problème insurmontable. Un jour, nous apprenons par les journaux que le pain manque et que les tickets du mois sont annulés dans le département du Gard. Le village le plus proche du département voisin, l’Hérault – Lunel – est à 20 kms ; pourquoi ne pas en profiter pour aller s’y ravitailler ? Je ramasse les tickets de quelques amis et me voilà parti à vélo avec un sac sur le dos et l’espoir de rapporter quelques kilos de ce qui est devenu une denrée précieuse. À Lunel, il n’y a qu’une boulangerie qui accepte de me vendre quelques centaines de grammes d’un pain de maïs à moitié moisi et à peine mangeable. Qu’à cela ne tienne, autant faire 20 kms de plus pour aller à Montpellier ; de boulangerie fermée en boulangerie avec 25 mètres de queue, j’arrive à récupérer encore quelques centaines de grammes de pain qui contenait une espèce de sable qui craquait sous la dent ; j’estime que mon contrat n’est pas rempli, que Sète n’est plus très loin et qu’en m’éloignant de mon département de départ, j’augmente mes chances. De fil en aiguille et de patelin en patelin, je finis par faire quelque 200 kms pour ramener un bon kilo de pain de mauvaise qualité. Au moins avaisje fait une belle promenade. L’usine de Saint-Gilles produisait de l’alcool entièrement destiné aux Allemands qui l’utilisaient comme carburant pour leurs véhicules, et nous craignions sérieusement un bombardement. Aussi, lorsqu’un certain matin de beau temps les sirènes d’alerte se mettent à sonner, nous quittons vivement les lieux pour nous réfugier dans la
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campagne. Des bombes tombent un peu partout, certaines pas très loin, mais nous ne comprenons pas ce qui est visé. Il y a finalement peu de dégâts dans les environs immédiats. En revanche, Nîmes est très sérieusement touchée – 80 morts dira-t-on – et lors d’un passage en fin de semaine, j’y avais trouvé un spectacle de désolation et une atmosphère de consternation. L’usine constituait également une cible dont on craignait qu’elle fût attaquée par les maquis de la région. Aussi, en suivant un tour de garde, chacun de nous devait faire une nuit de veille sur place pour s’opposer aux éventuels partisans qui seraient venus faire sauter la baraque ou y mettre le feu. Mais entre nous le mot d’ordre était de laisser faire et, en cas de besoin, de se joindre aux assaillants pour les suivre dans les maquis. Ça n’est jamais arrivé. Pour assurer ce tour de garde, nous avions des laissez-passer de nuit – en raison du couvre-feu de 22 h à 6 h – délivrés par la kommandantur du secteur. Ce laissez-passer devait se révéler de la plus grande utilité. Aux premiers jours de juillet, le débarquement de Normandie était considéré comme réussi malgré une violente résistance des Allemands ; on pouvait craindre un enlisement, tout comme en Italie où l’avance alliée était stoppée au Monte Cassino, entre Naples et Rome, depuis plusieurs mois. D’après les bruits qui circulaient, un débarquement sur les côtes françaises de la Méditerranée devenait inévitable. C’est dans ce contexte que nous décidons avec mes parents qu’il était urgent de nous regrouper à Mandelieu où la situation paraissait plus calme. La pression de la Gestapo semblait s’être relâchée – il ne restait plus de Juifs, disait-on – mais en revanche la présence des militaires était forte. Mais quels militaires ? Les troupes d’élite et les jeunes étaient sur le front russe, et il ne restait que les plus âgés craignant le retournement de situation et soucieux de discrétion. Faire le voyage de Mandelieu paraissait donc plus facile que quatre ans plus tôt, mais tout de même les voyages en train étaient risqués tant du fait des contrôles que
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des bombardements de voies ferrées. C’est donc une fois de plus le vélo que je choisis. D’autant plus que l’ingénieur en chef de l’usine, un certain Mollard, doit également partir en vacances pour Toulon avec sa femme et qu’ils sont également décidés à faire le voyage à vélo. Nous partons donc tous trois au petit matin. Venant de Saint-Gilles, notre route passe plus au sud que celle que j’avais prise à Nîmes en 1940. Nous traversons la Camargue, longeons l’étang de Berre vers Martigues, magnifique ville à l’époque avant l’arrivée des raffineries ; j’ai l’occasion d’apercevoir avec un serrement de cœur l’un des paquebots sur lequel nous avions fait notre croisière de 1936, échoué après avoir servi de transport de troupes. Détendus, nous bavardons tranquillement avec mes amis, il fait beau, et nous oublions les soucis liés à la situation. Nous ne réalisons pas que nous traversons une région stratégique située entre l’étang de Berre et la mer, et que les Allemands s’y préparent à un débarquement qui pourrait être appuyé par des maquis venus de l’intérieur. Je reviens brutalement aux réalités lorsque, au détour d’un virage, je vois à travers les roseaux, sur le bord de la route, des canons de mitrailleuses braqués sur nous. Le réflexe eut été en d’autres circonstances de faire demi-tour, mais c’est évidemment trop tard. Nous nous consultons par un clin d’œil avec mes amis, et, bien entendu, nous continuons comme si de rien n’était. Aussitôt après un autre virage, à 100 ou 200 mètres, gros barrage avec barbelés, camions en travers, militaires armés jusqu’aux dents et un panneau « Alt ». Un officier s’avance vers nous, nous demande ce que nous faisons là ; il faut lui reconnaître une certaine courtoisie peut-être due à la présence féminine. Puis nous sommes interrogés et fouillés séparément. Pour ma part, je voyage avec ma vraie carte d’identité – nationalité turque – sur laquelle j’ai effacé au Corrector la mention Juif ; mais une fausse carte est cachée, cousue, dans un double fond de pantalon. Par un miracle que je n’explique pas, il ne la trouve pas. En revanche,
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tous les papiers que j’ai avec moi sont examinés minutieusement. J’ai en particulier toute une liasse de schémas d’installation que j’ai faits à l’usine pendant mon stage : pourquoi ai-je fait cela alors que j’ai déjà mon diplôme en poche ? Réflexe d’étudiant sans doute… Il me demande des explications qu’apparemment il comprend – serait-il ingénieur ? Chaque schéma est décrypté en détail ; j’ai l’impression que ça dure des heures… Et puis il me laisse sur place et va rejoindre Mollard ; il lui repose les mêmes questions. Heureusement, cela colle d’autant mieux que Mollard m’avait suivi durant le stage et m’avait aidé à faire les schémas. Mais je suis tout de même inquiet et la durée de ce second interrogatoire me paraît interminable. Heureusement, il y a ces laisser-passer de nuit tamponnés par la kommandantur qu’il trouve sur nous. Il les prend, les fait sans doute examiner, se convainc de leur authenticité, mais il les garde – j’aurais tant aimé conserver le mien en souvenir…
Enfin, après discussions avec ses collègues, il nous laisse partir. Je suis incapable de dire combien de temps cela a duré ; peut-être deux ou trois heures… L’après-midi est avancée, mais nous repartons tout doucement en avalant nos sandwiches. Et puis je quitte mes amis à la bifurcation de Toulon. J’ai tout juste le temps d’arriver le soir à SaintRaphaël où je trouve à me loger au dernier étage d’un hôtel, sous les combles, dans une chambre sans eau courante. Je prends tant bien que mal une douche dans une cuvette avec des brocs, et j’ai l’impression de m’être remis d’aplomb. Mais pendant la nuit, probable réaction à la journée, je suis terriblement malade et le lendemain je dois me décider à prendre le car pour Cannes. De toute la période agitée que je traverse depuis 1940, je pense que je n’ai jamais été aussi proche du danger.
IX La Libération Retour à Paris Derniers préparatifs avant le Débarquement À Mandelieu, mêmes problèmes : bombardements, ravitaillement, incertitudes sur l’avenir – il y aura certainement un débarquement, mais où et comment ? Mais contrairement au passé nous ne nous sentons plus visés en tant que groupe ethnique. C’est maintenant le problème de tous, on en parle, et c’est plus facile à supporter.
La radio de Londres nous conseillait de nous préparer à un possible débarquement en prévoyant des abris ou des possibilités de repli. Mais à Mandelieu, il n’y avait pas beaucoup de ressources. Seule une maison sur la hauteur, la Vignasse, avait un sous-sol qui aurait pu abriter des réfugiés. Mais la probabilité pour qu’un débarquement se fasse
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exactement à Mandelieu nous semble faible et une démarche à la Vignasse inutile. Nous avions pour voisins un jeune couple avec une petite fille qui habitaient un appartement dans la maison voisine. Mon père sympathisait avec eux et, au hasard d’une conversation, ils avaient imaginé de construire un abri au fond de notre jardin. Il suffisait d’une simple tranchée recouverte de planches et suffisamment grande et profonde pour qu’elle puisse loger six personnes couchées ou debout. Tout le monde participe à la construction sous la direction du voisin, maçon. Le toit, recouvert d’une vingtaine de centimètres de terre et de verdure pour le camouflage, n’aurait probablement pas résisté à une bombe, mais on voulait surtout se protéger des éclats d’obus. Au bout de quelques jours, tout est fait y compris un escalier et le branchement électrique pour la lumière et la radio. Bref tout est prêt pour nous accueillir au cas où…
Le Débarquement Nous n’allions pas attendre très longtemps puisque le lendemain de son achèvement, le 13 août, des bombardements commencent et se poursuivent pratiquement toute la nuit. Nous nous réfugions dans notre abri ; cela permet de roder le dispositif et d’imaginer quelques améliorations. Le lendemain, 14 août, l’alerte commence vers 22 h. Le courant est coupé, et sans radio – les postes à piles n’existent pas – nous ne savons rien de ce qui se passe. Nous rejoignons notre tranchée pour essayer de dormir. Mais les bombardements se poursuivent toute la nuit ; pour passer le temps, chacun essaie d’apprécier la distance à laquelle tombent les bombes… On ne sait strictement rien, mais on se doute bien que cette fois-ci c’est bien le débarquement. Nous sommes à la fois inquiets et heureux que le dénouement paraisse s’approcher. Et puis, au petit jour, les bruits changent. Après les coups sourds du bombardement, c’est un ronronnement de moteurs. Notre collègue de tranchée sort et nous appelle… « Les avions,
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venez voir… ». Et là, en sortant de la tranchée, on assiste à un spectacle extraordinaire. À l’ouest, une quantité d’avions impossible à évaluer, une quantité encore plus grande de planeurs tirés par les avions et, dans le lointain, une multitude de points blancs que nous prenons pour des tirs de DCA, mais qui ne sont que des parachutes. Nous avons appris par la suite que nous avions bien assisté au gros du débarquement aéroporté au-dessus du Var, à l’intérieur des terres, aussitôt après le débarquement des commandos par mer, sur la côte entre Théoule et Saint-Raphaël. La première surprise passée, on se pose des questions. Que va-t-il se passer ? Les Allemands vont-ils réagir ? On en voit très peu autour de nous. En fait, ils se sont installés dans des positions fortifiées. De toute façon, il est urgent de redescendre dans notre abri, car les bombardements reprennent. Nous allions y rester encore quatre jours sous des bombardements pratiquement incessants. Quatre jours et quatre nuits, c’est long. On s’occupe comme on peut, on surveille la cadence des tirs ; trois, cinq, dix, vingt par minute ; puis un répit ; serait-ce fini ? Non, ça reprend de plus belle. On entend aussi des tirs de mitrailleuses, cela ne doit pas se passer très loin… Nous avions remarqué que, par une sorte d’accord entre les belligérants, les bombardements cessaient le matin entre 9 h et 10 h. Nous en profitons un jour, très sûrs de nous, pour aller nous promener avec notre voisin Négrin et essayer de voir ce qui se passe. Montés sur la hauteur, grimpés sur un arbre, nous voyons manœuvrer des bateaux de guerre, là, pas loin. Il vaut mieux ne pas s’attarder, car, au cours d’une manœuvre, un bateau pivote et semble pointer un canon vers nous. Mais l’heure de trêve sert également à aller au ravitaillement à la maison. Un jour, nous nous trouvons ma mère et moi à la maison pendant cette prétendue période de sécurité lorsque nous entendons un grand boum. Une bombe avait dû tomber pas très loin. Nous attendons figés pour
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voir ce qui va se passer, en essayant de nous protéger là où nous nous trouvons. S’agissant d’obus de marine de calibre moyen, nous avions appris qu’il fallait surtout se protéger des éclats. Ma mère, qui était dans la chambre, essaie de se glisser sous le lit, mais, comme elle n’y arrive pas, elle tire le matelas sur elle. Quant à moi, j’étais dans la salle de bains et je ne trouve rien de mieux que d’entrer dans la baignoire – en fonte – et me protéger la tête avec une casserole qui me tombe sous la main. Heureusement, il semble ne plus rien se passer et nous ressortons timidement de nos cachettes. En ouvrant la porte de la cuisine, surprise, on aperçoit le jour à travers le mur dans une espèce de fumée rougeâtre. Un incendie ? Non heureusement, mais un coin de la cuisine a été emporté par l’obus et c’est la poussière de brique qui donne cette lumière rougeâtre. Nous nous regardons ma mère et moi. Nous sommes indemnes tous les deux. Nous avons peine à le croire. Le lendemain, une aventure encore plus impressionnante. Nous étions tranquillement installés dans notre tranchée à discuter avec nos amis d’infortune lorsque se produit un bruit bizarre. Un sifflement, la végétation s’agite comme sous un coup de vent, puis, plus rien… Au bout de quelques minutes, nous sortons, et nous voyons à quelques mètres de nous un obus luisant, placé là comme si quelqu’un était venu le poser délicatement. Il n’avait pas explosé… Et s’il avait explosé ? Il vaut mieux ne pas se poser la question. Heureusement, nous sommes tous en vie et en bonne santé, mais il est urgent de faire quelque chose. D’autant plus que les événements paraissent piétiner. D’après les bruits qui circulent, les Américains ont débarqué, consolidé une tête de pont, et se dirigent vers l’ouest en direction de Toulon et Marseille, ports qui leur sont nécessaires pour le gros du débarquement. De ce fait, nous restons sur une ligne de résistance des Allemands et nous nous demandons jusqu’à quand cela durera.
Nos amis nous quittent avec leur petite fille pour aller chez des parents à l’intérieur du pays. Pour nous, je découvre une voûte en pierre sous un chemin ; elle couvre une tranchée destinée à l’écoulement de l’eau ; normalement, elle doit résister à une bombe légère, mais qu’arrivera-t-il s’il pleut ? Enfin, il fait beau et nous nous installons… jusqu’à l’arrivée d’un soldat allemand, son fusil pointé sur nous, qui demande qui je suis – ils craignent les maquisards. Grâce à l’allemand élémentaire de ma mère, nous comprenons qu’il nous dit de ne pas rester là, et nous repartons en quête d’un nouveau refuge. Finalement, mon père arrive à négocier des places à la Vignasse ; l’unique cave du quartier est pleine à craquer et nous y installons tant bien que mal nos matelas. Bien sûr, nous nous sentons plus en sécurité, mais l’ambiance est désagréable. Il y a là une cinquantaine de personnes et chacun y va de ses fantasmes, de ses élucubrations, de ses hypothèses les plus farfelues.
Les Américains ! Au bout de quelques jours, le 22 août, vers dix heures du matin, un de nos compagnons de cave déboule les escaliers en criant : « les Américains, les Américains… » On se précipite dehors. Je vois encore la scène en haut du boulevard des Chasses : trois parachutistes américains, en tenue camouflée, la figure noircie, des feuillages sur le casque, la mitraillette pointée sur nous. On s’avance vers eux pour leur sauter au cou. Mais ils sont nerveux et se crispent sur leurs mitraillettes. Il faut les comprendre, c’est un commando d’avant-garde et ils doivent être parés à toutes les éventualités. Quelqu’un crie : « Attention, ne leur faites pas peur ». La guerre est une chose, les effusions sentimentales une autre. Et puis, en quelques secondes, la tension tombe, ils se sentent en sécurité. Les gens les embrassent, on lie un bout de conversation. Une question me brûle les lèvres et je demande en mauvais anglais : « Est-ce que Paris est libéré ? » « Oui » répondent-
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ils. Mais ce n’est pas tout à fait vrai, la libération définitive n’aura lieu que trois jours plus tard. « Et la ville a-t-elle souffert ? » Ils n’en savent rien. Leur problème, nous expliquent-ils, c’est d’aller à Cannes le plus vite possible, et ils cherchent le meilleur chemin sans passer par la route probablement minée. Quelqu’un de notre groupe, un certain Pasero, se propose de les conduire. Il faut dire que ce Pasero était ostensiblement en faveur des Allemands quelques semaines plus tôt. Il faut reconnaître aussi que cette attitude, aussi insupportable fût-elle, n’avait rien de vicieux. Mon père, qui, à notre grand désespoir, avait pour habitude de dire tout haut ce qu’il pensait, avait eu de longues discussions avec lui pour lui démontrer que son attitude pro-allemande ne tenait pas debout. Mais, heureusement, ces discussions n’avaient jamais eu de suite. Finalement, Pasero représentait un type courant de Français moyen, partisan de l’ordre établi, mais pas pour autant disposé à aller jusqu’à collaborer avec les autorités en dénonçant ceux qui pensaient autrement. Ces discussions ressemblaient davantage aux engueulades des pièces de Pagnol qu’à des échanges passionnés. Pasero part donc avec les trois Américains, mais nous allions apprendre peu après qu’il avait été tué sur une mine avec l’un des militaires en traversant la Siagne. Sur le moment, on le considéra comme un héros et la commune donna son nom à une avenue de Mandelieu. Beaucoup en étaient quelque peu chagrins ; mais pouvait-on faire des reproches à quelqu’un qui était mort pour une bonne cause ? Cependant, j’ai constaté quelques années plus tard que l’avenue Pasero avait changé de nom. Les événements évoluent ensuite rapidement. Mandelieu, puis Cannes sont libérés le 25 août par le gros des troupes américaines que nous regardons passer sur le bord de la route, émerveillés par leur matériel. Les embouteillages qui se produisent à la traversée de Mandelieu nous permettent quelques échanges avec eux. Ils offrent
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des chewing-gums, des cigarettes ; l’atmosphère est détendue même pour eux, puisque leur avance ressemble maintenant à une promenade touristique. Mais, de temps en temps, un camion dans lequel on aperçoit ou l’on devine des morts nous rappelle le côté dramatique de la situation.
La liesse partout, mais encore des moments difficiles Les Allemands avaient terriblement souffert de la bataille qui avait duré près de dix jours. Eux n’avaient pas pu emporter leurs tués dont on a dit plus tard qu’ils étaient 900 sur la commune. La route de Mandelieu à la Napoule offrait un spectacle dantesque avec des cadavres accrochés aux arbres et une odeur difficile à supporter. Dans une telle situation, il fallait faire quelque chose. La mairie était débordée. Elle décide finalement de faire appel à des volontaires pour enterrer les morts. Je me présente. J’ai droit à une pelle et je me retrouve dans une équipe de trois volontaires, deux jeunes et un plus âgé qui avait apparemment une certaine expérience de la situation. On nous envoie dans une zone de la colline de la Napoule que les Allemands avaient fortifiée avec bunkers et tranchées. Et là, il y a un spectacle insoutenable. Des dizaines de corps rongés par la vermine, et une odeur pestilentielle. La consigne était d’enterrer les morts en utilisant les tranchées, après avoir détaché leurs plaques d’identité pour les fixer sur une croix improvisée. Il fallait vraiment sortir de l’enfer que nous avions traversé pour être capables de faire cela. De retour à la maison, je n’en ai même pas parlé.
Reprendre une vie normale À la maison, la vie doit reprendre son cours. Nous avions réemménagé, mais la maison avait beaucoup souffert avec son trou béant dans la cuisine, des tuiles soufflées, des vitres cassées. Il faisait beau, mais la situation serait vite devenue difficile en cas de pluie.
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Dans le village, l’ambiance est du genre « on va aller voir à la mairie, demander de l’aide, réclamer des remboursements de dommages… », mais rien n’avait été pensé ni organisé en ce sens. Il n’y a plus ni transports ni ponts, très peu de routes en état et, visiblement, il faut tenter de profiter rapidement des moyens locaux avant qu’ils ne soient épuisés. C’est dans cette optique que nous empruntons une charrette à bras à notre voisin Négrin et que nous entreprenons mon père et moi un voyage à la Bocca où Balitrand, le gros marchand de matériaux de la région, avait un dépôt dont on disait qu’il disposait encore de bons stocks que l’absence de transports ne permettait pas d’acheminer. Le voyage est épique. Nous n’avons que 5 ou 6 kms à faire, mais avec notre charrette, les routes défoncées, la traversée de la Siagne dont le bras principal est enjambé par un pont militaire en tôle perforée, mais dont il faut traverser les petits bras avec de l’eau jusqu’aux chevilles, la traversée de champs dévastés qui risquent d’être minés, l’aventure nous prend la journée. Et nous faisons, dans la limite de nos moyens, le plein de tuiles, de vitres, de moellons, de sacs de ciment… Quelques jours après nous terminons, avec l’aide de voisins, des réparations de fortune qui allaient nous aider à patienter.
Et maintenant ? Rentrer à Paris dès que possible Durant les cinq années qui venaient de s’écouler, je n’avais été capable d’aucun projet, d’aucune projection sur l’avenir. Avec l’éclaircissement de l’horizon renaissait l’espoir, la perspective d’une vraie paix, d’un immense chantier de reconstruction, d’une remise en question de nos conditions de vie, bref d’une prospérité qui s’annonçait sans limites. J’étais pressé d’entrer dans le circuit, d’aller à Paris tester mon diplôme et voir ce qui s’y passait, bref de quitter cet isolement de la campagne auquel j’avais été contraint. Mais en ce mois de
septembre 1944, moins d’un mois après la Libération de la plus grande partie du pays, un voyage de Cannes à Paris était loin d’être de tout repos. Les trains et les bus ne faisaient que des trajets locaux, des ponts détruits obligeant à de fréquents transbordements par bateaux, bacs ou barques, voire à pied. Les voitures, quand elles avaient le moyen de rouler, arrivaient à passer au prix de détours interminables. L’autostop était un moyen de déplacement à ne pas négliger. Il y avait une ambiance de solidarité dont il fallait cependant se méfier puisque les plaies ouvertes entre anciens collaborateurs et victimes de l’ancien système étaient béantes. La ville de Cannes avait prévu un point de ralliement où tous ceux qui disposaient d’un moyen de transport mettaient à la disposition des autres des places de voiture ou de camion. Et c’est ainsi que je me mets un jour d’accord avec un automobiliste qui devait se rendre de Cannes à Nîmes en voiture. Pourquoi Nîmes ? Parce que j’y avais un point de chute et que j’y avais abandonné un certain nombre d’effets que j’aurais été heureux de récupérer.
Le voyage de Cannes à Paris Nous prenons rendez-vous un matin aux aurores, ce devait être le 24 septembre. Auparavant, j’avais pris contact avec la section de Cannes des FTPF (Francs-tireurs et partisans français) à laquelle m’avait adressé mon groupe de Résistance de Paris, le Front national (à ne pas confondre avec celui qui devait sévir cinquante ans plus tard). Il faut dire qu’en cette époque où personne ne savait qui maintenait l’ordre, les sections armées issues des maquis jouaient un rôle important. Muni d’une lettre, je m’embarque donc en espérant arriver à Paris dans un délai acceptable. La voiture était une traction noire Citroën avec un gazogène, sorte de grosse chaudière sur le côté de la voiture qu’on remplissait de rondins de bois dont la distillation produisait un carburant
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Sauf conduit des F.F.I. septembre 1944.
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à base de méthane. Le matin, il fallait charger le bois, allumer la chaudière, attendre que la distillation commence et mettre en route le moteur qui demandait souvent de longs essais avant de répondre ; et puis, quand la distillation était partie, on ne pouvait plus arrêter le moteur et il y en avait en principe pour la journée. En chemin, mon hôte m’explique qu’il est journaliste à la radio, ce qui lui permet de se déplacer en voiture. Le voyage se fait sans encombre pendant quelques heures, le long de routes dévastées, avec des carcasses de chars, de camions, de voitures, de motos de part et d’autre. On roule à 30 ou 40 km/h à tout casser. Et puis, tout d’un coup, c’est la panne ; le moteur s’arrête et impossible de le faire repartir. À quelques centaines de mètres, je trouve un barrage de FTPF, c’était près de Plan-d’Orgon, dans les Bouches-du-Rhône. Deux types hirsutes avec leur mitraillette m’arrêtent. La lettre que je leur montre les met en confiance. Je leur explique mon projet de poursuivre ma route. « T'inquiète pas, on va te trouver une voiture, mais mets-toi dans le fossé parce qu’il y a des miliciens qui essaient de passer en force… ». La première voiture qui passe est celle d’un brave paysan qui accepte de me charger, quoique pas très rassuré. Et de voiture en voiture, j’arrive à Nîmes dans l’après-midi. Par chance, le petit train qui dessert Saint-Gilles est en service ; j’y vais pour récupérer des affaires, et je reviens le soir à Nîmes où je trouve une chambre dans mon ancienne pension. Mon périple se poursuit en stop vers Lyon où j’arrive au bout de deux jours. Et là, bonne nouvelle, il y a possibilité de rejoindre Paris en train… mais pas n’importe comment. D’abord, il n’y a aucun pont sur la Saône et il faut traverser en bac pour aller chercher le train à la gare de Vaise sur la rive droite de la Saône. Là, je me trouve dans un vieux train en partance pour Paris. Nous sommes installés à huit dans un compartiment dont la porte donne directement accès au marchepied extérieur comme c’était le cas des vieux wagons en bois des années 1920 ou 1930.
On ne peut donc pas bouger de là, les conversations se lient, on fait connaissance. Le huis clos durera deux jours. Mais, peu à peu, l’atmosphère se détend, les gens se décontractent et chacun raconte son histoire souvent tragique. À Paray-le-Monial – nous sommes loin de l’itinéraire classique Lyon-Paris rendu impraticable par les destructions – arrêt pour la nuit. On peut dormir à sa place dans le train, ou bien aller au petit hôtel du village et revenir le lendemain matin pour le départ à 8 h. J’ai la chance de trouver une chambre, de faire un vrai repas, et le lendemain je me sens en forme pour entamer le cinquième jour de voyage que j’espère être le dernier. Il reste un obstacle. Il n’y a plus un seul pont sur la Loire et il faut bien la traverser. Le train nous arrête avant Nevers. Des bacs ont été prévus, sortes de grosses chaloupes qui embarquent les groupes de passagers les uns après les autres. Il y a parmi nous des gens âgés ; nous les aidons de notre mieux, mais que de bagages ! Après une marche en ville, un autre train nous attend en gare de Nevers, et nous repartons pour l’étape finale qui nous mènera à Paris. Le voyage aura duré cinq jours.
Enfin, Paris Il est tard ; Paris est triste ; pas de lumières, les Allemands ne sont pas loin. Les traces de la bataille pour la libération sont visibles, impacts de balles sur les immeubles, bouquets de fleurs là où des résistants ont été tués au combat ou fusillés… De mon correspondant de résistance, j’apprendrai qu’il a été fusillé à la cascade du Bois de Boulogne. La maison des élèves que j’ai habitée plusieurs années n’est pas loin de la gare de Lyon. J’y trouve un point de chute d’autant plus naturellement que j’ai conservé mon pass. Et je m’installe dans la chambre que j’ai quittée six mois plus tôt. La première nuit, je suis réveillé par un énorme fracas ; c’est l’explosion d’un V1, dernière arme secrète des nazis, et ancêtre des missiles actuels. Ils en envoient sur Paris avec la plus grande fantaisie, mais heureusement les dégâts restent limités.
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Mon premier souci est d’aller voir ce qui se passe dans notre appartement. Par rapport à ma précédente visite de 1941, il y a peu de changement en ce sens que le fils de la concierge occupe toujours l’appartement, que notre fauteuil est toujours là, dans la loge. Bien sûr, on nous le rendra puisqu’il avait été mis en lieu sûr grâce au « dévouement » de la concierge. Quant à l’appartement, en cette période de pénurie de logements, c’est une autre affaire. « Au fait, me dit-on, n’avezvous pas reçu votre congé ? Le fils et sa famille sont des occupants tout à fait légitimes. Et puis, il est agent de police et a participé à la Libération de Paris… » Bref, ça ne va pas être simple. Ma visite s’en tient là, mais il nous faudra faire un procès pour recouvrer nos droits.
Un emploi d’ingénieur ? L’autre point qui me tient à cœur est celui de savoir ce que je peux faire avec mon diplôme pour trouver un emploi. L’association des anciens élèves est surprise de me voir débarquer si peu de temps – moins d’un mois – après la Libération. Du fichier des offres, on me sort trois propositions. La première est aux Compteurs de Montrouge ; à l’adresse indiquée, il y a un tas de ruines ; l’usine a été rasée par les bombardements. À la seconde, on me considère avec étonnement : l’offre a été faite deux mois auparavant, et les conditions ont complètement changé. La troisième semble plus sérieuse. Un fabricant de fours, à Asnières, cherche d’urgence un ingénieur pour remettre en route sa fabrication. Mais au déroulement de l’entretien, je me rends compte que je n’ai aucune chance. Du coup, j’y envoie mon ami Hildebert Naudin qui cherche aussi un emploi ; il est engagé. On lui a dit, par la suite : « Avant vous il s’est présenté un Turc, alors, vous pensez… » Il était donc urgent que j’essaie de relancer la demande de naturalisation que mes parents avaient faite avant la guerre. Là, j’étais majeur, en âge de rejoindre l’armée, et je devais obtenir un
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succès rapide. Cependant rien ne devait arriver avant le début de l’année suivante. Je renonce à trouver un emploi d’ingénieur et me lance à la recherche d’autre chose. Le climat de l’époque aidant, je me sens attiré par un engagement dans l’armée. Je rencontre des amis devenus militaires ; les uns avaient rejoint de Gaulle et sont revenus avec la 2e DB de Leclerc ; d’autres s’engagent maintenant et sont envoyés à l’Est où la guerre continue à faire rage. Un de mes amis Patricot, saxophoniste dans l’orchestre, est tué dans les Vosges quelques jours après son engagement. Chez les amis de la Résistance, l’esprit n’est pas le même ; clandestins ils étaient, clandestins ils veulent rester ; certains rejoignent des cellules communistes viscéralement opposées à l’armée dont la connotation est profondément conservatrice. Alors j’essaie quand même. Mais je n’ai plus la même foi. Et quand on me dit qu’en ma qualité d’étranger je ne peux aspirer qu’à la Légion étrangère, c’est la douche froide qui me fait définitivement renoncer.
… ou un autre métier ? Il y a peut-être une autre solution ; c’est l’armée américaine ; mais le résultat est aussi négatif. Tout au plus me conseille-t-on de m’adresser à un service qui recrute du personnel civil auxiliaire de l’armée. On me demande ma spécialité. Je réponds : « engineer ». Et ma place est toute trouvée : je suis engagé sur-le-champ dans un dépôt des Magasins généraux d’Aubervilliers qui reçoit des pièces de rechange et les réexpédie vers les armées. Et me voilà occupé à trier des embrayages, des carburateurs et des pots d’échappement. J’étais loin de mes premières aspirations. Je fais cela quelques jours, jusqu’à ce que je rencontre un de mes amis qui me dit travailler dans un dépôt voisin qui reçoit des marchandises destinées aux magasins pour militaires américains qu’on appelle les PX. Même genre de travail, mais là il ne s’agit plus de pièces pour
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jeeps, camions ou chars d’assaut, mais de tout ce qui peut satisfaire les besoins quotidiens des militaires, des cigarettes aux bas nylon, en passant par les confiseries, chocolats, chewing-gums et autres produits dont nous étions privés depuis des années. Il m’explique que la règle imposée par les Américains est simple et bienveillante : ils acceptent que le personnel français consomme sur place tout ce qu’il veut à partir de colis ouverts par accident, mais il est strictement interdit d’emporter quoi que ce soit. Dans un premier temps, je demande à être muté dans un autre service prétextant que celui que j’avais ne me convenait pas. On me transfère au bureau du colonel qui dirigeait les entrepôts en considération de mes connaissances en anglais ? Je deviens l’ami du sergent qui lui servait de secrétaire et peu après j’arrive à obtenir ma mutation vers le PX en question. À cette période où les restrictions alimentaires sont encore sévères, je trouve appréciable de pouvoir profiter de rations de chocolat tout au long de la journée. De cet interlude professionnel qui a duré quelques mois, j’ai au moins acquis une certaine connaissance de l’anglais, des Américains, et même du personnel avec lequel je travaillais, des dockers dont on pouvait dire qu’ils étaient tout au bas de l’échelle sociale, mais chez lesquels je découvris des vertus traditionnelles de conscience professionnelle.
dans une nuit glaciale pour être à mon travail à 7 h du matin. C’est au printemps 1945 que nous avons commencé à avoir des nouvelles des prisonniers de guerre et des déportés. Les uns et les autres rentraient au fur et à mesure de la libération de leurs camps. Mon oncle Vital qui se trouvait prisonnier de guerre en Bavière était rentré parmi les premiers, et nous avions constaté qu’il était en bonne condition apparente, encore que son adaptation à la vie civile après cinq ans de captivité – il avait alors trente-cinq ans – soulevait des difficultés. Mais pour nos déportés, c’était bien plus dramatique. Aucune nouvelle de mon oncle Maurice arrêté à l’âge de trente-trois ans. Aucune nouvelle de mon oncle Clément arrêté à trente-six ans avec sa femme et son bébé à Lyon au printemps 1944 à un moment où il devait entrevoir la fin du cauchemar. L’arrivée des déportés était dramatique ; les familles les attendaient des journées entières à la gare de l’Est ou à l’hôtel Lutetia, le plus souvent sans résultat. Et l’on commençait à entendre les récits de leur déportation et à prendre conscience de l’étendue du désastre. La radio de Londres nous avait bien donné quelques informations, mais même en nous attendant au pire, nous n’avions pas imaginé pareille barbarie ni pareille hécatombe dans les rangs de ceux qui, un jour et quelquefois par hasard, avaient été arrêtés au détour d’une rue.
L’hiver 1944-1945
Fin de la guerre
L’hiver 1944-1945 avait été difficile. D’abord à cause d’un froid exceptionnel alors que nous étions mal chauffés. J’avais dû quitter la maison des élèves pour laisser la place à la rentrée des jeunes étudiants. Je me suis retrouvé dans un meublé plutôt minable de l’avenue du Général Michel-Bizot d’une telle saleté que j’ai ramassé tous les parasites imaginables. À la fin j’y couchais tout habillé, ce qui en outre m’aidait à supporter le froid. Je partais le matin aux aurores
Et puis le 8 mai, c’est la grande nouvelle de la capitulation de l’Allemagne. Je revois les titres de France-soir qui s’étalent sur la moitié de la Une, l’explosion de joie dans la rue, la ruée des Parisiens vers les Champs-Élysées dans des métros bondés qui roulent portes ouvertes, avec des voyageurs accrochés sur les tampons entre les wagons. Et puis la liesse sur les Champs-Élysées envahis. Mais on se préoccupe de savoir comment se terminera définitivement cette guerre. Les
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« Lettre de félicitations » de l’administrateur provisoire du 29 octobre 1944.
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Japonais restent en guerre contre les Américains et, même s’ils reculent dans le Pacifique, rien ne permet de penser qu’ils rendront les armes à brève échéance. C’est au mois d’août que nous apprenons le bombardement atomique de Hiroshima et Nagasaki. Il faut reconnaître que l’opinion accueille les 200 000 morts que cela représente avec une certaine indifférence. Mais il faut dire aussi que nous sommes alors sous le choc des millions de morts en déportation. Et puis les Japonais personnifient la barbarie depuis les massacres de millions de Chinois, puis l’attaque surprise de la flotte américaine à Pearl Harbor et leur entrée en guerre escamotée, la dureté des combats dans les îles du Pacifique où les Américains subissent depuis deux ans leur sauvagerie.
Alors, pense-t-on, si la fin de la guerre est à ce prix, pourquoi pas ? Effectivement, peu après, les Japonais déposent les armes, mettant ainsi fin au conflit mondial. Entre temps, l’administrateur des biens de mon père nommé par le gouvernement de Vichy avait écrit une lettre de félicitations qui vaut la peine d’être lue. Et puis nous avons fini par gagner le procès nous permettant de récupérer notre appartement et, à la rentrée 1945, nous nous retrouvons, mes parents et moi, réunis à Paris. La parenthèse de la guerre était refermée.
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| SOUVENIRS DE JEUNESSE DE DIDIER SARFATY (1927-1945)
Postface
P
lus de cinquante ans ont passé et c’est la première fois que je fais le récit de ces quatre années passées sous l’Occupation. Je n’ai pas pu le faire avant, car pour plusieurs raisons, j’ai eu du mal à m’y résoudre. La première est qu’après avoir gardé un secret pendant plusieurs années, il est difficile de s’en délivrer du jour au lendemain et de raconter ce qui a été aussi longtemps refoulé. Beaucoup de ceux qui ont vécu cette période dans la difficulté sont restés longtemps discrets et ont laissé la génération suivante en témoigner. La seconde est que, même si, au long du récit, j’ai essayé de garder une certaine légèreté ou même un certain humour, je n’ai pas oublié l’humiliation ressentie au long de ces quatre années. Et il est toujours difficile de témoigner d’une humiliation dont on n’a pas été capable d’arrêter le cours.
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Et puis, il y a eu ceux qui ne sont pas revenus. Comment raconter la manière dont on s’en est soi-même sorti alors que d’autres, dans des conditions souvent identiques, ont été arrêtés et déportés ? Je me suis souvent demandé si mes parents et moi avions bénéficié d’une chance particulière. C’est probablement le cas. Mais je ne peux m’empêcher de penser que nous avons été également servis par un certain optimisme et une capacité de rebondir dans les situations les plus graves. Mais ces années difficiles nous ont profondément transformés, et il a fallu, pour en prendre conscience et réagir, attendre les premiers contacts avec l’extérieur, ceux qui n’avaient pas vécu ces événements. Et pour cela aussi il fallait du temps…
KE HABER DEL MUNDOÂ ? |
Didier Sarfaty juin 1945 Studio Falour.
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Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, François Azar, Corinne Deunailles, Blandine Genthon, Jenny Laneurie Fresco, Muriel et Jacques Sarfaty. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Didier Sarfaty et sa mère Éléonore Sarfaty (née de Ciavès) à Mandelieu en septembre 1943. Impression Corlet imprimeur Z.I. rue Maximilien-Vox Condé-sur-Noireau 14 110 Condé-en-Normandie ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif MVAC 5, rue Perrée 75003 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300048 Octobre 2020 Tirage : 1150 exemplaires Numéro CPPAP : 0324G93677
L'association Aki Estamos remercie chaleureusement M. Raphaël Kanza, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, la Fondation Rothschild et la Fondation du Judaïsme français pour leur généreux soutien à la publication de ce supplément