Ferro et les colonies Marc Ferro a décidément beaucoup de cordes à son arc. Les Mélanges Ferro, qui se préparent, devraient être pleins de choses très diverses. Par Robert Bonnaud Marc Ferro Histoire des colonisations Seuil éd., 538 p., 180 F. Il y a eu d’abord, il y a toujours, la corde russe et soviétique (La Révolution de 1917, chez Aubier…). Il y a, dans Idées, La Grande Guerre, et récemment le gros Pétain de chez Fayard. Il y a l’épistémologie et la didactique de l’histoire (autre très bon livre : Comment on raconte l’histoire aux enfants à travers le monde entier, Payot), il y a l’histoire de l’histoire, la collection de cassettes que Ferro a créée, "Savoir et Mémoire" (les souvenirs de Vernant, Morazé, Le Goff…). Il y a le cinéma, l’information, leurs rapports avec l’histoire et la mémoire, plusieurs volumes sur ces sujets. Il y a la corde de l’homme de télévision, l’émission du samedi sur la Seconde Guerre mondiale, les actualités cinématographiques sélectionnées et commentées, les invités, et les questions peu conformistes que Marc Ferro leur pose. Il y a les films. Il y a tous ces colloques, ces conférences, ces rencontres, aux quatre coins de la planète, la corde de l’historienexpert, confronté au présent et à ses drames. L’intérêt pour le Tiers-monde est ancien, antérieur à l’apparition du mot (Sauvy, 1955). Ferro a vécu dans l’Algérie coloniale. Professeur d’histoire à Oran, au Lycée Lamoricière, en 1948, il annonce à ses élèves de cinquième qu’il traitera de la "civilisation arabe". Il est interrompu par un immense éclat de rire. Il a donné un Suez en 1983 (Complexe éditeur). Voici une Histoire des colonisations (du XIIIe siècle au XXe) : 450 pages de texte, chronologie, bibliographie, filmographie (pourquoi Indochine, le film le plus démystificateur qui soit, ne figuret-il pas sur la liste ?), trois index. Ce n’est pas un manuel, plutôt un essai, une synthèse personnelle. Ce n’est pas non plus un livre à thèse (ce n’est pas le genre de Ferro), ou alors
c’est de thèses, au pluriel, et d’hypothèses, de notations, de suggestions qu’il faut parler. On peut choisir, parmi ces suggestions, et approuver la plupart d’entre elles. On peut regretter le vague des propositions de départ et des conclusions générales. L’intention de l’auteur était de comparer "à d’autres" le phénomène colonial européen. Qui sont ces "autres", ces autres phénomènes coloniaux ? Les Grecs et les Romains de l’Antiquité, les Arabes, les Chinois des empires chinois successifs… Ferro les mentionne, et il n’en parle plus. Il a bien raison. Qui dit phénomène colonial dit, le voulant ou non, colonialisme, ségrégation, séparation perpétuelle ou durable des conquérants et des conquis. Or rien de semblable ne s’observe dans les empires de type ancien, dans les empires antiques et médiévaux. Ou du moins ces tendances, qui existent, sont contrebattues par d’autres, très puissantes. Même dans l’empire assyrien, même dans les Etats hellénistiques, même dans les Etats croisés du ProcheOrient. Dans la plupart des cas, l’unification est réelle. Un siècle ou deux après la conquête de la Gaule par César, il n’y a plus de Gaulois ni de Romains, il y a des GalloRomains. Comment feraiton pour expulser les colonisateurs, pour les sommer de choisir entre la valise et le cercueil ? Comment les reconnaître ? Le phénomène colonial, malgré l’origine latine du mot, est fondamentalement moderne et essentiellement occidental. Les empires d’outremer de l’Occident moderne s’édifient depuis le XVe siècle, époque de l’apparition des Etatsnations, et la contradiction est flagrante entre ces derniers et l’intégration des autochtones. Bien entendu, le résultat est variable. Les Portugais sont plus intégrateurs que les Espagnols, du moins au début. Les Français, généralement, le sont plus que les Anglais et les Hollandais. Les Anglais, dans l’Inde, changent d’attitude au cours du temps. Les empires multinationaux qui naissent ou se renforcent en dehors de l’Occident à l’époque moderne, l’empire ottoman, l’empire des Habsbourgs, l’empire tsariste, l’empire mandchou luimême, conservent certains traits des empires anciens. Ils ont des aspects intégrateurs. Ils disparaissent dans les années 1910, avec la nouvelle poussée des forces nationales et ethniques. L’opposition des deux principes, l’impérial et le national, et la conséquence de cette opposition, le phénomène colonial, apparaissent dans un dessin, évoqué par Ferro, de l’Alsacien patriote Hansi, dans les
années 1880 : les "deux domestiques" (l’Indochine et la Tunisie) ne remplacent pas les "deux enfants" (l’Alsace et la Lorraine). Ce qui signifie qu’ils ne peuvent devenir des enfants, même adoptifs, qu’ils resteront des domestiques… L’intégration, dans les empires anciens, la transformation des domestiques en enfants, commencent généralement par le haut, par les notables, les riches, les "gens bien". Tout ce qui rapproche, dans le peuple conquérant et dans le peuple conquis, les strates supérieures et les autres, gêne, tendanciellement, le rapprochement des deux peuples. L’agrégation verticale contredit l’agrégation horizontale. Les libertés et la démocratie des colonisateurs, l’homogénéité sociale et culturelle relative qu’implique l’Etatnation, s’opposent à l’expansion véritablement impériale, à l’intégration des peuples conquis. Empires coloniaux, empires entravés, faux empires… Cette dialectiquelà est présente chez Ferro. Ne seraitce que dans cette anecdote, datée de 1993. Le Premier ministre d’Australie occidentale propose de soumettre au référendum populaire la décision de la Cour suprême de restituer certaines de leurs terres aux aborigènes spoliés au siècle dernier : le recours à la volonté démocratique, dit Ferro, contre l’équité, contre le juste droit. Les pages que Ferro consacre à l’empire tsariste et à l’Union soviétique sont particulièrement nourries et nourrissantes. Pendant les siècles modernes, jusqu’en 1917, la politique russe est plus impériale, plus supranationale, que la politique des puissances occidentales dans leurs possessions d’outremer ; mais les aspects coloniaux existent et s’aggravent. Dualisme et contradiction aussi à l’époque soviétique : tendances à l’égalisation, à l’intégration, à la supranationalité ; régénération des cultures nationales et ethniques, véritables résurrections parfois, création de cadres politiques territoriaux qui peuvent être plus ou moins formels, ou, au contraire, se remplir. Dans la dernière période (depuis la fin des années 1960 ?), ils se remplissent, de nationalismes et d’ethnismes. En 1989, écrit Ferro, il n’y a plus guère de non-Slaves au sommet de l’État soviétique, mais plus guère de Russes aux commandes des Républiques du Caucase ou d’Asie centrale. On retrouve le Ferro spécialiste du cinéma dans de nombreuses pages, dans les références à des films oubliés (tel Le Bled, de Jean Renoir, film commandité, en 1929, par le Gouvernement général de l’Algérie, "oeuvre d’utile propagande coloniale" selon les journaux colonialistes
de l’époque), ou à des films qui ont rempli les salles récemment, comme, au Pérou, celui de Federico Garcia sur Tupac Amaru. Comme on retrouve l’intellectuel décolonisateur, le "libéral" d’Algérie, dans l’analyse des événements de 1956 et de 1958 (le chapitre sur les "mouvements d’indépendance colons", du XVIe au XXe siècles, est fort éclairant). S’abritant derrière Giesbert et Stora, Ferro assure que Mitterrand, en 1954, n’a pas prononcé la fameuse formule "La seule négociation, c’est la guerre", mais une formule plus diluée, quoique proche. Plus de trente ans après l’indépendance algérienne, vingt ans après la disparition de l’empire portugais, le premier et le dernier empire d’outremer de l’Occident, au milieu des ruines d’une décolonisation politique qui n’a pas tenu ses promesses, Ferro donne l’impression, par moments, de renvoyer dos à dos les "chantres" du colonialisme et le "discours anticolonial". Mais la critique des cultures autochtones, de l’Islam par exemple, ou de certains de ses aspects, la dénonciation de la colonisabilité des colonisés, n’étaient pas absentes du "discours" anticolonial ; elles sont, au stade actuel, plus indispensables encore. Et dans les débats sur le passé (le dépeuplement de l’Amérique indienne estil dû au seul "choc microbien" ? Quelle fut, dans l’Afrique noire d’avant les Européens, l’importance de l’esclavage et de la traite ?), Ferro prend des positions qui me paraissent raisonnables. Je ne le querellerai que sur un point. Il ne me paraît pas exact de dire que "l’anticolonialisme occupe désormais tous les gradins", qu’une "intransigeance" anticolonialiste "inégalée" se manifeste partout. A moins de considérer que les exaltations thatchériennes et britanniques à propos des Malouines, ou la réhabilitation plus ou moins honteuse des guerres d’Indochine et du Vietnam, voire d’Indonésie, à l’occasion de péripéties récentes, ou les gigantesques mobilisations de l’Occident pour la défense de ses protectorats pétroliers dans le Golfe, ou les poussées d’impérialisme "éthique", d’ingérence vue comme un droit ou même comme un devoir, sont des manifestations d’anticolonialisme. Ferro suggère, dans les dernières lignes de son ouvrage, que la recolonisation menace, qu’elle prend la forme d’une "uniformisation" du monde "sous le signe de l’argentroi", d’une ségrégation des misérables. Une recolonisation qui ne dit pas son nom, un
anticolonialisme consensuel, qui ne signifie plus rien de précis, qui se plie à toutes les régressions. Interprétée ainsi, mais seulement ainsi, l’assertion de Ferro est exacte. L’anticolonialisme est en ruines comme le reste. Il est à réinventer. Marc Ferro. Histoire des colonisations. Seuil éd., 538 p., 180 F