Quinzaine littéraire n°110

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SOMMAIRE

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LE LIVRE DE LA QUINZAINE

Jean Starohinski

La relation critique

par Dominique Fernandez

5

ROMANS ETRANGERS

Nivaria Tejera Serguei Pavlovitch Zalyguine Joseph Roth Chester Himes James Baldwin LeRoi Jones

Somnambule du soleil A u bord de l'/ rtvch

par Hector Bianciotti par Yolande Caron

La toile d'araignée L'aveugle au pistolet L'homme qui meurt Le système de l'enfer de Dante

par Claude Bonnefoy par Jean Wagner

Le dictionnuire des citut ions

par Gilles Lapouge par Dominique Noguez

8

DICTIONNAIRE

9

POESIE

Gaston Miron

L'homme rapllillé

10

INEDIT

Antonin Artaud

Notes intimes

Martine Vallette-Hémery

De la révolution littéraire à la littérature ré'l'olll tinnnaire

par Jean Chesneaux

Psychoanal-pis and the literary process

par Michel Pierssens

Manuel de Diéguez

Science et Ne.w:ience

Propos recueillis par Michel Deguy

Philippe Jullian

Dans les galeries Andy Warhol Esthètes et Magiriens

par Jean-Jacques Lévêque par Andréi-Boris Nakov par José Pierre

Georges Friedmann

La puissance et la sagesse

par Jean Duvignaud

Pierre Durand Jacques Georgel Sergio Vilar

La vie amoureuse de Karl Marx Le Franquisme Les oppositions à Franco

par Victor Fay par Herbert R. Southworth

Ernst Fischer

A la recherche de la réolité

par Roger Dadoun

12 13

LETTRE DES ETATS-UNIS

14

ENTRETIEN

16 17 18

ART

19

SCIENCES

20 21

HISTOIRE

SOCIALES

23 25

PSYCHIATRIE

Georges Devereux

Es,'ai d'et hno pswhillt rie générale

par Alain Besançon

27

CINEMA

Eric Rohmer

Le genou de Claire

par Louis Seguin

28

THEATRE

Tankred Dorst

Toiler

par Dominique Nores

La Quinzaine Iltteralre

François Erval, Maurice Nadeau.

Publicité littéraire :

Conaeiller : 10seph Breitbach.

22, rue de Grenelle; Paris (7°).

Comité de rédaction :

Téléphone: 222-94-03.

p.

5

Denoël

Georges Balandier, Bernard Cazes, François Châtelet, Françoise Choay, Dominique ,Femandez, Marc Ferro, Gilles Lapouse, Gilbert Walusinski.

Publicité générale : au journal.

p.

7

Gallimard

Secrétariat de la rédaction et, documentation Anne Sarraute.

Courrier littéraire : Adelaide Blasquez.

Maquette de couverture:

Crédits photographiques

Pm du nO au Canada : 75 cents. Abonnement8 : Un an : 58 F, vingt.troia numéros. Six mois : 34 F, douze numéro•. Etudiants: réduction de 20 %. Etranger: Un an: 70 F. Six mois: 40 F. Pour tout changement d'adresse envoyer 3 timbres à 0,40 F. Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal : C.C.P. Paris 15551-53.

D. R. p.

9

D. R.

p. 11

Man Ray

p. 15

Gallimard

p. 17

L'A.R.C.

p. 19

Gallimard

p. 20

Julliard

p. 21

D. R.

Jacques Daniel.

Directeur de la publication :

Rédaction, administration 43, rue du Temple, Paris (4e )

François Emanuel.

p. 23

Denoël

Impression G./.P.A.V.

p. 25

D.S.LS.

Téléphone: 887-48·58.

Printed in France.

p.27

D. R.


1..1.1 • • • D.

Psyché et Actéon I.A QUINZAIN.

Jean Starobinski La Relation critique Gallimard éd., 352 p.

1

Si l'Université des Lettres a raté sa révolution politique, aucun doute qu'elle n'ait commencé, depuis mai 1968, une mutation intellectuelle. Après les avoir ignorées pendant un demi-siècle ou tenues dans le mépris, les professeurs de littérature ont découvert tout à coup les sciences humaines. La critique universitaire, qui se cantonnait dans l'érudition historique ou le délayage d'agrégatifs, s'est prise d'ùne ferveur soudaine pour la psychanalyse, la sociologie, la linguistique. Saussure, Goldmann, Barthes ou Mauron sont devenus pres. que du jour au lendemain non seulement des sages qu'on écoute mais des maîtres auxquels on obéit, avec un fanatisme d'autant plus intransigeant qu'il fallait se faire pardonner une longue période de débilité et d'inertie mentale. II n'est plus question aujourd'hui, du moins dans les séminaires de pointe, d'expliquer un texte sans être animé d'une fureur méthodologique qu'on croyait éteinte en France depuis qu'on l'avait si bien moquée chez Taine. Et tant mieux, si nous voici débarrassés de la « dissertation» et de la « leçon», ces deux' vieilles biques disertes et stériles. L'Université française y gagnera sans doute beaucoup (quand l'agrégation, leur étable, aura vécu). Reste que cette époque de transi. tion aura été marquée par un curieux mélange de lourdeur· dogmatique et de légèreté historique, puisque la nouvelle école d'enseignants a sauté sans transition, par-dessus plusieurs générations de critiques qu'elle ignore, d'un vague beuvolansonisme à une austérité implacable, du laïus à l'équation. Parmi toutes les nouvelles méthodes, en effet, qui sont venues revertébrer le savoir, aucune n'a rencontré une fortune plus éclatan. te que celle qu'on nous excusera d'appeler structuralism~, faute d'un terme moins approximatif et plus satisfaisant pour désigner cette formalisation outrancière qui tend à réduire la complexité d'un texte à la transparence d'une formule algébrique. L'esprit de finesse, apanage pendant l'entre-deux-guerres des critiques de la N.R.F~ (mais l'Uni· versité française, qui les a ignorés alors, continue à les ignorer au-

jourd'hui), a été mis en déroute par l'esprit de géométrie. Et certes, sous le nom de « finesse », les sorbonnards revendaient une marchandise frelatée, un aimable bavardage encombré d'une enquête indigeste sur les sources. Mais que dire du terrorisme qui règne à présent ? Gare à qui hasarderait, dans son « discours» critique, des mots lâches comme « souvent» ou « en

quelque sorte»! Sur n'importe quel texte, n'importe quel auteur, il faut établir une glose définitive, scientifique et indiscutable, telle que l'œuvre étudiée ressorte dans la splendeur ascétique de sa· carcasse décharnée. Signe de nos tcmps pétlaotesques : l'admirable livre de Claude-Edmonde Magny qu'elle avait intitulé les Sandales d'Empédocle a été réédité avec le seul soustitre sur la couverture : Essai sur les limites de la littérature. Réédition posthume, comme on sait, ma· nipulation d'éditeur, qui répond à la nouvelle loi de la demande. Une image pour désigner un effort d'interprétation? Fi donc! Invoquer un type qui est tombé dans l'Etna, une paire de semelles à lanières, quelle preuve de frivolité !

par conséquent, en la personne de son représentant le plus éminent aujourd'hui, elle n'a pas besoin, pour leur rendre l'hommage qui leur est dû, d'exhiber une trépidante idolâtrie.

La Relation critique, c'est une suite d'essais sur l'usage qu'il convient de faire des diverses lectures, stylistique, structuraliste et psychanalytique, et sur les abus dont il faut se garder. Ouvrage serein, malicieux et roboratif, qui ramène à sa juste dimension le problème des méthodes. L'essai liminaire expose la profession de foi de l'auteur : nécessité de doubler la méthode, quelle qu'elle soit, d'une critique de la méthode, priorité accordée à l'étude des rapports internes du texte (en quoi J. S. se déclare «. structuraliste »), légère méfiance envers la sociologie et la psychologie sous prétexte qu'elles tendent à traiter l'œuvre comme un document (on pourrait discuter là-des· sus), néanmoins recommandation de les utiliser pour y reconnaître les conditions nécessaires de la genèse et des effets de l'œuvre. Même si un texte porte en soi son sens et sa vérité, il est indispensable, quand on en a déchiffré les structures, de l'étudier dans ses rapports et avec l'auteur qui l'a. dicté et avec le monde qui l'a reçu.

Jean Starobinski, lui aussi, a cédé au désir de présenter son nouveau livre sous un fronton irréprochablement austère, la Relation criEn outre, toute critique littéraire tique, alor~ que le premier ouvrage doit comporter trois temps : le de la série, paru il y a dix ans, temps de la sympathie spontanée, s'appelait d'ùne manière plus fande la complicité instinctive avec tllisiste l'Œil vivant. On s'interroge sur cet aggiornamento inutile, puis- l'auteur; le temps de l'étude objective, par le recours aux diverses que, derrière cette façade rébarba« techniques »; le temps de la rétive, on pénètre avec soulagement flexion libre, du choix interprétadans une vraie maison, accueillante et chaleureuse (1). Starobinski en- tif. Or ce précepte, qui a l'air anoseigne la littérature à l'Université din, cpnstitue une vigoureuse et de Genève depuis plusieurs lustres, non superflue mise en garde contre et l'on s'aperçoit tout de suite qu'il le fanatisme méthodologique en voa un double et immense avantage gue à Paris, qui méprise le premier temps, est rarement capable du sur ses collègues français : l'avantroisième et dépense toute son énertage de la position périphérique, qui permet, en jugeant les choses de- gie dans le second. J. S. observe puis une certaine distance, d'arri- avec justesse que si les techniques ver plus vite à leur cœur; et sur- de' découpage et de formalisation tout l'avantage d'une grande tradi- . sont nécessaires, elles sont faciletion universitaire et d'une vérita- ment. transmissibles et appartienble culture, variée, complète, ap- nent indifféremment à tous ceux profondie. D'où la possibilité d'exa- qui font l'effort nécessaire pour les miner chaque méthode dans ce acquérir. La réflexion libre, au con· qu'elle a de bon et de moins bon, traire, ne peut être que le fait d'un avec détachement et pertinence, au seul, q-q.i cherche, récuse ses prolieu de cette fièvre imposée par ]a pres conquêtes et va sans cesse de mode. II semble bien qu'à Genève l'avant. la. pensée universitaire a depuis « Une force d'inspiration critique beau temps fait profiter la littéra~ reste requise, dont le surgissement ture de ce que les sciences humai- et l'aboutissement demeurent im~ nes peuvent lui apporter, et que prévu!.. fJur répondre à sa voca-

La Quinzaine Uttéralre, du 16 au 31 janvier 1971

tion plénière, pour être discoUl's compréhensif sur les œuvres, la critique ne peut pas demeurer dans les limites du savoir vérifiable ; elle doit se faire œuv·re à son tour, et courir les risques de l'œuvre. Elle portera donc la marque d'une personne - mais d'une personne qui aura passé par l'ascèse impersonnelle du savoir « objectif» et des techniques scientifiq""es.» Laquelle des études de J. S. contenues dans son nouveau livre recommander plus particulièrement au lecteur? Celle qui, consacrée aux rapports de la psychanalyse et de la critique littéraire, invite le psychocritique à ne pas choish' comme principe explicatif unique la dimension du passé, de l'enfance, puisque l'œuvre, loin d'être une simple conséquence, est pour l'écri· vain une manière de s'anticiper, un point de rupture à partir duquel il s'invente? Ou bien la présen. tation, si beUe et mesurée, de Léo Spitzer, ce grand romaniste de la première moitié du siècle, encore presque totalement ignoré en France, bien que, comme fondateur d'une certaine critique stylistique, il ait pratiqué avant la lettre, et sans la servilité littérale, une sorte de structuralisme? Spitzer, voyant dans la parole littéraire un compro· mis entre la révolte de l'individu et sa réconciliation par l'intermédiaire de l'œuvre, un mouvement par lequel la différence pathologique ~ commue en pouvoir inventif, a mis au point la notion féconde d'écart stylistique. Starobinski, à partir de là, propose pour sa part l'idée d'écart biographique si l'œuvre était révélatrice, « non seulement par sa ressemblance avec l'expérience intérieure de l'auteur, mais en raison de sa différence ? » La psychanalyse, ici, pourrait donner la main à la structuranalyse, et promouvoir un nouveau type de critique. Mais le voici, ce nouveau type, et parfaitement abouti. Les cinquan.te pages que J. S. consacre à l'explication de quatre pages des Con/esssions de Rousseau (le dîner de Turin où le jeune Jean-Jàcques, prié de verser à boire à Mademoi· selle de Breil, répandit l'eau sur elle) sont un enchantement. Jamais analyse littéraire ne fut à la fois aussi pondérée et éblouissante, adéquate et passionnée, rigoureuse et vibrante. De quelques observa· tions sur la place des mots dans ce texte, l'interprète, inspiré par l'es-

3


ENTRETIEN

~

tions, exiger finesse et clalrvoyanée... «Cet esprit de finesse existait bien avant Freud, et même si on est amené à en user au cours de l'analyse, même s'il est indispensable d'en user, ce n'est pas de ce côté qu'est l'originalité ni que se trouvent les instruments de l'ana· lyse» (3). La perspective de Mannoni s'écarte d'ailleurs de celle de Crews sur le point fondamental du désir. Pour le premier, «l'écriture contient toujours, même si elle le cache, la trace d'un désir qui n'a pas de vrai nom ». Cette place centrale du désir dans l'organisation, comme à distance, des signifiants, ne paraît pas être reconnue par Crews. On conçoit cependant l'intérêt de la tentative de Crews, par tout ce qui la sépare, et consciemment, de la vision traditionnelle contre laquelle il lutte, vision pauvrement structuraliste comme celle de Frye. Il apporte surtout une exigence personnelle passionnée et en même temps rigoureuse, en se fondant de manière exclusive sur la psychanalyse. Dans ce mouvement il intègre tout à la fois une conception de l'écriture comme procès, et une conception de la lecture. Il y ajoute une théorie sur l'appareil psychique inconscient de l'écrivain, dans son rapport à l'écriture, qui permet de tenir compte par la même occasion de ce qui se passe chez le lecteur, en tant que sujet réagissant. Dans cette perspective, la critique devient aussi une sorte de quête, poursuite d'un Graal qui a cessé d'être cette signification qui ne transcende le texte ou ses acteurs (scripteur ou lecteur) que pour se résorber dans une mystique de la Littérature. En même temps, l'exercice de la critique devient une nouvelle ascèse où se laïcisent les frayeurs et les rites d'une initiation aux limites de l'interdit. C'est dans ce sens que Crews peut reprendre à son compte cette phrase de Nietzsche : «La connaissance n'aurait que peu d'attrait, s'II n'y avait tant de honte à surmonter pour l'atteindre ». Michel Pierssens (0 Ces travaux, déjà anciens, ne sonl connus du public français que depuis l'an dernier, grâce à la traduction de Anatomie de la critique. (2) Crews est également l'auteur d'un article qui vaut la peine d'être signalé, parce qu'il pose des questions générale· ment ignorées par la critique américaine: • Do IIterary crltlcs have an Ideology? P.M.LA, mars 1970. (3) O. Mannoni, Clefs pour l'Imaginaire

ou l'autre Seine. Seuil éd., p. 45.

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A propos de

Psychanalyse

Vous avez publié dans la Bibliothèque des Idées un livre de 600 pages. Au lecteur attiré et craintif qui commencerait par la fin, la table des matières indique un parcours à travers l'anthropologie et la psychanalyse, la linguistique et la biochimie; l'économie politique et la génétique, les mathématiques cartésiennes et la mystique... Et ce n'est pas tout: j'observe que quelques mois plus tôt vous faisiez paraître sous le titre De l'ldolât.rie un discours beaucoup plus bref, et rapide et polémique, qui semblait faire écho aux événements de 68. Alors quelle est la continuité de tout ce travail? Dans l'intervalle vous êtes-vous désintéressé de la politique; je veux dire: Science et Nescience n'a-t-il plus rien à faire avec l'élément du politique? M. d. D. - Science et Nescience aborde également le politique. Dans les idéologies politiques, les idoles sont tellement voyantes qu'elles portent des majuscules, comme les individus. Elles sont construites sur le modèle, tout scolastique, d'un langage qui forge des essences et des entités parlantes, comme le Ouichotte fait parler une dame idéale et inexistante, appelée Dulcinée. Les Dulcinées idéologiques que sont la Démocratie, la Liberté, l'Egalité, etc. sont des idoles construites sur la forme quichottesque de l'idolâtrie, celle même des romans de chevalerie. Les idolâtres des idéologies sont les chevaliers servants de leur dame idéologique. Naturellement, le fonctionnement même de l'idole exige qu'elle soit honorée et magnifiée en tant que telle, et sans qu'aucun sujet en chair et en os puisse jamais se nourrir d'elle : les idoles ne sont pas des dieux vivants, disait Isaïe. Le christianisme, devenu Idéologique dans sa scolastique, vénère à son tour des entités conceptuelles et vénérées pour elles-mêmes : le croyant s'y glorifie et s'y concélèbre lui-même, se mirant dans le miroir lacanien de son propre corps hypostatique, magnifié dans l'idole à majuscule. Les idoles sont césariennes par nature : voyez l'asservissement qu'engendrent leurs m. juscules. Elles abaissent tout autour d'elles pour s'élever seules dans les airs, et ne conquièrent J. mals que leur propre despotisme. La dialectique de l'Idole, donc l'anthropologie transcendantale ou critique, introduirait une profondeur psychanalytique dans la science po-

Iitique. Sur le plan de l'action, il s'agit de mettre en place des structures politiques réelles. Il n'y aura pas de progrès de la science politique sans une psychanalyse profonde et préalable de l'idole dans les idéologies. Pourtant, l'E~owÀ.ov en grec, est tirée de l'E~lioo", et l'E~ooo" de l'LoEa (idée). Il faudrait au moins que la linguistique accédât à son tour à l'anthropologie critique, pour que la politique sût le sens des mots, donc des idoles, qu'elle emploie. Mais, du point de vue de la philosophie, vous le savez, l'expression d' • anthropologie transcen·dantale. est presque un monstre : avec -anthropologie nous serions renvoyés du côté empirique, des inductions au fond descriptives; avec transcendantal, du côté kantien d'un sujet réduit à l'être d'une subjectivité sans autre • corps. que sa relation, non pas aux objets, mais à l'objectivité de l'objet. Ne faites-vous pas un pas en arrière? Ou encore :ne retombons-nous pas en deçà du pas gagné avec Heidegger chez qui .l'analytique existentiale. (dont' les • existentiaux. furent à tort mis au compte de l'ainsi dénommé • existentialisme.) ne détermine pas une • nature humaine., mais un Da-sein entendu comme le • lieu. que l'Etre se procure en premier - un • lieu. qui • se trouve ., j'allais dire : de surcroît, appelé • homme .... A moins que l'Etre à son tour ne soit une idole? Le crépuscule des idoles s'éternise... M. d. D. - Il faut en finir une bonne fois avec cette querelle de l'anthropologie transcendantale. Il s'agit de savoir ce qu'est le corps de l'homme : si c'est un amas de cartilages, d'os, de nerfs, de sang, cela intéresse l'anatomiste ou le physiologue. Ce corps-là, s'observe comme cadavre. L'encéphalogramme plat lui sert de preuve ou de témoin. L'autopsie est son royaume. Il y a, des vivants qui sentent le cadavre, je vous l'accorde; en quoi nous ne les livrons pas à la planche anatomique, mais, avec Kierkegaard, à l'observation de leur m. ladie : nous nous demandons si elle «n'est point à mort ». Même un chat ou un chien, en tant qu'ils sont vivants se définissent comme gals, tristes, bondissants, affectueux, et même narquois. Je vous défie d'observer leur corps, en tant

que vivant, à l'aide des moyens et instruments d'observation et de pensée adaptés à la cadavérologie. Même la police, qui ratisse les vivants par l'anthropométrie, à l'instar des pompes funèbres, dresse des portraits-robots transcendantaux, des corps signifiants : gros ou maigre, vif ou pesant. L'œil brun ou la moustache renvoient à un sujet psychique, non à l'œil en tant que tissu oculaire, à la moustache en tant que système pileux. Il n'y a donc pas d'anthropologie du vivant qui ne serait pas «transcendantale» par définition, au sens que l'objectif du vivant est une corpor. lité qui transcende l'anatomique. Heidegger est un «anthropologue transcendantal» au premier chef ce qu'il reproche au Husserl des Recherches logiques c'est précisément d'enfermer le sujet transcendantal dans l'étroitesse d'un logos de la perception. Rien de plus transcendantal que le Dasein heldeggerien. Mais l'existentiallté du Daseln est précisément objective au sens où c'est objectivement que l'homme est une corporalité transcendantale D. Seule la pétition de principe selon laquelle le cadavre serait « objectif .., et détiendrait le m0nopole de la présence réelle, peut faire taxer de subjectif «l'existentialisme transcendantal» de Heidegger. Il s'agit de voir le corps réel de l'homme en tant qu'homme : il se trouve que sa réalité est mentale, que son objectivité est mentale. C'est le poids d'une anthropologie tout animale - et qui n'atteint donc pas son objet propre - qui relègue le «transcendantal» dans la soldisant « subjectivité », alors que la pire subjectivité, c'est précisément de soupeser le vivant au poids du cadavre. L'homme est pareil aux bêtes quand il se fie à sa rétine pour se voir. C'est alors qu'il «sent le cadavre ». Vous parlez d'Idole: l'idole fondamentale du sujet, c'est son propre cadavre, à partir duquel il prétend se «définir» objectivement et universellement. C'est l'homme-cimetlère qui Jaillit de ce type de délimitation. Il me semble qu'II subsiste des malentendus dans la terminologie philosophique ici et je ne suis pas certain que nous ayons le même usage de • subjectivité., ou de • ontologique .... Mais ce serait trop long. Serrons votre dessein. Il m'est arrivé, pardonnez-mol de me citer, d'employer l'expression • faire le vide. pour caractériser la


ROMANS

ETRANGERS

Nivaria Tejera Somnambule du soleil Trad. de l'espagnol par Adélaïde Blasquez Les Lettres Nouvelles Denoël éd., 214 p.

Il Y a des œuvres dont le projet est visible, même s'il ne joue, en fin de compte, qu'un rôle de stimulant. Mais son évidence nous permet une approche aisée du livre, nous donne l'illusion d'être en mesure de le décrire, voire d'évaluer la distance entre le projet et la réalisation. Il en est d'autres, comme ce roman de Nivaria Tejera, où le projet semble être padaitement contemporain de l'écriture. Ceux-là exigent plus de précautions dans leur maniement ; il faut prendre du recul, faire l'effort d'imaginer la démarche de l'écrivain, tenter de se placer à l'origine du travail et non plus face au travail accompli. Sur la foi des premières phrases de Somnambule du soleil, on peut donc imaginer soudain, dans l'opacité intérieure, un éclair, un réquisitoire muet, un appel inaudible, insistant; une espèce de phrase vide qui n'est encore que rythme, une parcelle de temps singularisée par la symétrie des accents qui lui donnent une forme, un corps. Une phrase qui naît là-bas, au centre de la conscience, que rien ne limite, et qui se dresse, s'incurve, se stabilise quelques instants pour décroître et déposer sur la page ses mots, maintenant éclairés, enfin chargés de sens. Ils nous ont apporté un « lui» encore indéfini, qui servira de point d'appui, et une atmosphère de ville calcinée, pleine de « faces suantes en suspens, emmurées dans la contemplation », bruissante d'êtres qui traînent dans « un flamboiement confus, une fulguration intermittente ». Au bout de quelques paragraphes, l'écriture décolle et se place dans l'orbite que le rythme initial avait dessinée, rythme qui exige des mots, impose que les phrases prolifèrent sans répit, et que le discours coule et roule. La lecture reproduit, d'une certaine manière, les dangers que l'écrivain a frôlés pendant son parcours: tout arrêt qui n'est pas indiqué par un blanc, nous donne l'impression d'un accident; nous pouvons reprendre les phrases, mais le souffle porteur de mots, il nous sera moins facile de le rattraper, de le reprendre.

Le manège en feu Nivaria Tejera c'est le langage en transe. Voici, par exemple, quelques phrases qui paraissent de nature à éclairer le cheminement de la romancière et, en même temps, celui du lecteur qui a tâché de recréer en lui l'état de chant qui est à l'origine de ce livre : «... sans doute la sensation vous secoue, vous possède mais dans la mesure même où elle vous échappe, et ce à quoi on ressemble le plus à ces instants c'est à un sismographe enregistrant un tremblement de terre à 2 000 kilomètres de distance... » La matière psychologique n'intéresse que par son aptitude à se convertir en images, à pousser les mots, à chaque instant, à suivre le rythme primordial qui les devance exigeant d'eux qu'ils développent un système de suggestions, plutôt que d'en rester à leur sens strict. Et cette force rythmique nourrie de phrases qui, d'une façon vertigineuse, et comme au hasard, secrè. tent leurs propres métamorphoses, empêche le personnage - SideHiro - d'intervenir directement, en tant que tel, dans la narration : il n'est, à bien y regarder, que signe de lui-même, drame réprimé qui charge l'écriture à la limite de l'explosion.

Une existence passive Mulâtre, courtier en assurances, chômeur parmi les dockers, enfin huissier de ministère dans La Havane de Batista, mais surtout som· nambule du soleil, se distinguant à peine des choses dans la chaleur moite des rues, figure gluante dans le paysage urbain, conscience angoissée mais passive devant son état larvaire, Sidelfiro mène une existence immergée, dissoute dans sa vision du monde et, au·delà de ses circonstances, il représente l'agonie de ce désir capital : la volonté de posséder sa propre vie. Sidelfiro et la ville écrasée par le soleil : intériorité et extériorité qui confondent leurs symboles, composent à l'unisson un seul répertoire de signes qui décrivent un enfer monotone, et forment ainsi une seule réalité, une réalité a1tl:rnative, insaisissable et déchirée, irrémédiablement distante d'elle-même. Sidelfiroest le lieu d'une contradiction, l'un des termes d'une antinomie que plusieurs couples de mots peuvent traduire : soleil-neige,

La Quinzaine Uttéralre, du 16 au 31 janvier 1971

lumiere-ombre, feu-glace, ici-là-bas - ici étant son existence enfouie « sous l'intense brume de soleil », là-bas le pauvre absolu géographique dont son corps fatigué rêve : « ... quelle ineffable sensation que de traverser les mers pour accoster on ne sait où, là où la neige s'épand comme une ombre à l'entour des maisons, où les verts ont des nuances plus tendres et où les nuits sont glacées et où l'homme se contente d'inventer l'instant qui passe et ne tient pour vivant que ce qui lui est donné ici et maintenant et que l'on ne peut ni thésauriser ni circonscnre ». Tout au long du roman, emporté tambour battant dans « un crépitement de secousses rythmiques », on aperçoit, à vol d'oiseau pour ainsi dire, Sidelfiro qui· marche sous le soleil implacable, monte les étages, sonne aux portes et entre dans les maisons pour discuter du contrat des assurances-vie; Sidelfiro qui « dépose le monde sur le sol à partir de son enfance, le disperse dans les moindres recoins comme un chien qui aboie aux quatre vents » ; Sidelfiro qui traîne dans les bars, s'enivre, vagabonde, parle à des inconnus sans établir le moindre échange ; Sidelfiro qui accède finalement au poste d'huissier dans un . ministère où il devient un gardien attentif, un chien fidèle au milieu d'une meute de secrétaires caquetantes - personnages marginaux que l'auteur, quittant un moment l'espace traversé de vertiges qui lui est propre, titille d'un scalpel, à la manière sarrautienne, pratiquant sur eux de minutieuses incisions. Puis, sans que le plus petit changement se soit produit en lui, dans cette réalité fluctuante qu'il forme avec la ville, nous le voyons - der-

nière image - se laisser emporter par la foule, parce qu'une grève générale a éclaté,·en proie à la même angoisse indéchiffrée et soumis à la même passivité. Et c'est à peine· si l'on trouve une ébauche de dénouement au niveau de l'atmosphère : soudain, les nuages cachent le soleil, le ciel devient gris, l'air frémit. Peut-être· Nivaria Tejera, au fur et à mesure qu'elle progressait dans sa narration, a-t-elle voulu rendre visible - exemplaire - la vie d'un mulâtre cubain sous la dictature de Batista, sous le soleil de toujours, le soleil qui, selon l'expression (le Wilde qui a tant impressionné Gide, tue les idées. Elle a fait mieux : au-delà de Sidelfiro, le roman nous restitue, dans son foisonnement, La Havane même et, la .lecture finie, on demeure, au sens· physique du mot, ébloui et quelque peu étourdi, comme si l'on était tombé de ce manège en feu auquel le soleil réduit les êtres et les choses là.bas, tandis qu'un rythme aux cadences précises, d'où mainténant est absente la parole, s'~loigne. Roman de PQète, Somnambule du soleil a été admirablement traduit par Adélaïde Blasquez, qui sait faire passer les bonheurs d'expression d'une langue à l'autre, laissant même entrevoir dans l'instant où s'effectue la conversion des mots, la lumière d'une œuvre parallèle. Hector Bianciotti

MALCOLM LOWRY

AU

DESSOUS DU VOLCAN

Un monument dont on n'a pas fini de faire le tour, ou chacun pourtant déchiffrera, s'il le veut, son destin à travers les signes secrets d'un message encore plus actuel aujourd'hui qu'il ya dix ans (Maurice Chavardès, LE MONDE) - Une œuvre prodigieuse... On n'épuise pas cet ouvra,ge bouleversant. Il faut le lire et le relire afin d'en mieux pénétrer la signification et d'en mieux savourer les beautés. Une \foix pathétique... (Maurice Nade.u) - Un chef-d'œuvre comme il n'yen. a pas dix par sièéle (Paul Morelle, LE MOND~).

EdIIIons BUCHET/CHASTEL 5


Kolkhozes Sel'guei Pavlovitch Zalyguine Au bord de l'Irtych Trad. du russe "par Anne Meynieux Gallimard éd., 178 p.

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La littérature de kolk;,hoze est solidement enracinée en Union Soviétique. Il fut un temps où l'on nous invitait à admirer les développements lyriques sur la production de fourrages ou sur le rendement lailier de la" vache Kostia. Ces temps-. là sont révolus et, une récolte chassant l'autre, il reste, dans le domaine qui est le nôtre, Terres défrichées de Cholokov et quelques titres adjacents. Parmi ceux-ci, Au bord de l'Irtych pourrait avoir une place privilégiée.

Le schéma habituel Tout, apparemment, répond au schéma habituel. Nous sommes en mars 1931, dans un village sibérien à l'heure du premier plan quinquennal avec les conséquences qui ne nous sont que trop connues : collectivisation des terres, dékoulakisation, ralliement des paysans à la formule kolkhozienne. C'est, littérairement, aujourd'hui, déjà du folklore. Pourtant, alors qu'on s'attend au pire, lJuelques détails témoignent de la volon lé délibérée de l'auteur; il y a l'amorce, la plus artificielle peut-être, mais non moins réelle d'une volonté tragique, ne serait-ce que formellement : les unités de lieux et d'actions sont respectées et l'image de la destruction se laisse voir dès le premier chapitre. Soudain, le véritable propos de l'àuteur apparaît : sous le couvert d'une anecdote qui en vaut une autre, donner une somme, une réflexion sur la condition paysanne à une époque donnée de l'histoire soviétique. Quatorze ans après la Révolution, le paysan moyen n'est pas encore politisé. Il ne tiendrait qu'à lui de devenir un journalier docile au sein du kolkhoze. Bien sûr, cette solution de facilité ne peut convenir à tous. En particulier à ceux qui se veulent responsables de leurs actes, tel le héros principal du roman, Stephane "Tchaouzov. Voilà un homme dont le premier moteur dans l'existence est d'agir selon sa conscience. Zalyguine est logique : on pourrait même dire qu'il n'a aucune imagi-

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nation. A partir de cette prémisse. il va développer sa démonstration : honnête avec lui-même, Tchaouzov (qui est un révolutionnaire conscient) doit quitter, avec sa femme el ses deux enfants, sa maison, son village et connaître un avenir incertain. Cet homme juste - et l'on ne peut pas ne pas penser à la Matriona de Soljenitsyne est entraîné par l'engrenage inhumain qu'est la mise en place de la nou· velle société socialiste en U.R.S.S. Pourtant, contrairement au schéma convenu, le manichéisme n'est pas total: les adversaires de Tcha· ouzov, à une exception près ne sont pas des contre-révolutionnaires. Ce sont des gens de bonne foi, convain· cus de lutter « pour un avenir heureux, ( ...) (pour) une parfaite jus. tice ». Et, pour ne prendre qu'un exemple, ils préfèrent ne pas ré· pondre à Tchaouzov qui, accusé d'avoir recueilli la femme d'un « ennemi de classe », s'étonne : II ... vous chass~riez urie femme qui s'amène chez vous, dans votre maison, avec ses trois gosses, vous la chasseriez alors qu'il gèle à pierre fendre? »

Des préoccupations morales Pour l'auteur, il semble alors que ses préoccupations ne soient plus ni psychologiques ni politiques mais simplement morales. Le paysan pouvait-il, en son âme et conscience. s'insérer à l'intérieur du pouvoir soviétique, à l'intérieur de la société communiste ? Zalyguine, en son âme et cons· cience, pouvait-il répondre? C'est là une des questions que pose ce li· vre, aujourd'hui. Il nous faut adhérer aux signes : vivante, bien composée, cette chronique est agréable à lire. Les dialogues sonnent vrai et les personnages ne sont pas stéréotypés. L'auteur connaît sa ma· tière première: le paysan. Dans la simplicité, le bon sens, par le refus d'aller au fond des choses, il trace une image vraisemblable de son modèle. Pourtant, nous ne sommes pas convaincus. Cette dénonciation du kolkhoze est la relative mineure des dénonciations bien plus viru· lentes qui s'intitulent le Vertige, le Premier Cercle, ou encore Voyage involontaire en Sibérie, d'Amal· rik. Yolande Caron

Prémonitions Joseph Roth La toile d'araignée Trad. de l'allemand par Marie-France Charasse Coll. Il Du Monde entier» Gallimard éd .• 224 p.

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A l'aube des années vingt, dans l'Allemagne secouée par la défaite, où s'affrontent marxistes et nationalistes, spartakistes et nationaux· socialistes, un homme est pris dans le réseau, dans la toile d'araignée d'une organisation secrète. De cette toile, il ne cesse pas de défaire et de retisser les fils. Il les défait pour prendre la place de ceux qui sont plus près que lui de la tête. Il les retisse pour disposer d'un nombre croissant d'hommes et de groupes à sa dévotion. "Bref l'auteur nous montre commeQt, profitant de ciro constances exceptionnelles un individu médiocre et sans scrupules peut devenir un chef et se construire une légende. Publiée en 1923 - la parution en feuilleton dans l'Arbeiterzeitung s'acheva deux jours avant le putsch d'Hitler à Munich - la Toile d'araignée que nous découvrons seulement aujourd'hui, en France, est le premier roman de Joseph" Roth. Sans doute n'a·t-il pas la complexité, les arrière-plans symboliques, l'art de suggérer derrière les descriptions toujours étonnàmment concrètes une autre réalité, sourde, sournoise, dangereuse, mais plus vraie que les apparences, qui caractérisent Hôtel Savoy ou la Fuite sans fin. Mais certaines de ces qualités se profilent, et la rapidité du récit, le sens du détail allusif, !a multiplication des points de vue, le jeu du subjectif sont déjà là. Qui est Theod.>r Lohse ? Qu'est-il capable de devenir? Telles sont les deux questions auxquelles répond, autour desquelles s'articule le livre~ Dès les premières lignes, l'auteur nous prévient. Lohse l( désirait ardemment avoir l'importance qu'il acquit plus tard, mais sans jamais osC'r y croire vraiment. On peut dire: ü dépassa les espérances qu'il n'avait jamais placées en lui Il. Tout le récit développe ces affirmations étranges : l'ambition et la réussite (relative, mais pour lui inespérée, de Theodor) et ses peurs secrètes devant un destin qu'il a voulu, qui le comhle mais qui le dépasse. Au départ, Theodor n'est rien : un petit bourgeois sans fortune revenu de la guerre avec des galons de sous-lieutenant et qui poursuit de

médiocres études de droit en gagnant son pain comme précepteur chez le joallier Ephrussi. Celui-ci est juif, riche, sa femme est belle. Voilà du même coup Theodor antisémite envieux et amoureux. Rêvant de Mme Ephrussi il rêve de son uniforme perdu qui lui donnait du prestige auprès des femmes. Psychologiquement, le terrain est propice. Le jeune homme est prêt à écouter toutes les sirènes du nationalisme ou du militarisme pour peu qu'elles lui promettent un rôle, lui permettent de retrouver quelque importance à ses propres yeux. Qu'un prince, officier supérieur le fasse entrer dans une organisation secrète après l'avoir sodomisé suffit à redonner confiance à Theodor. L'humiliation s'oublie vite quand la chance semble sourire. Désormais, Joseph Roth nous donne le portrait fouillé, cruel et dérisoire d'un jeune loup de la politique. Theodor n'a guère de convictions personnelles, pas plus de jugements et encore moins de scrupules. Il n'a que des haines, sporadi. ques, irraisonnées, et finalement conventionnelles, dictées par la pro· pagande : contre les juifs, les riches, les étrangers, les socialistes, et qui, si cela devait le servir, se retourneraient facilement contre d'autres. Bien souvent, il ne sait plus pourquoi il fait ce qu'il fait, sinon qu'il doit le faire, pour sa carrière. Au reste, rien ne l'arrête. Ce défenseur de l'ordre et de la vertu n'a pas de morale. Espion, indicateur de police, détourneur de fonds, propagateur de fausses nouvelles, assassin - y compris d'un de ses supérieurs dans l'organisation qui lui barrait le chemin - tous les rôles lui conviennent qui lui permettent de se rapprocher des chefs, d'acquérir lui-même un pouvoir et qui sait, peut-être, un jour, le pouvoir. Ira·t-il jusque-là? Sans doute non. Le récit s'achève qu~nd Theodor, chef de la sÎlreté, découvre que son ami Benjamin Lenz, le seul juif qu'il tolère et dont l'intelligence le fascine, lui le butor, le borné, joue double jeu ou plutôt joue son prOpre jeu, singulièrement nihiliste, et qu'il ne peut sans doute rien contre lui. Lenz, en effet, sait tout de Theodor, ses vols, ses bluffs, ses crimes, et peut d'autant plus facilement démolir sa légende qu'il a largement contribué à la créer. Portrait de l'apprenti dictateur ou du chef de bande politique utilisant slogans élémentaires et moyens modernes de propagande,


Noirs des U.S.A. Chester Himes L'aveugle au pistolet Préf. de Marcel Duhamel Trad. de l'américain par Henri Robillot Gallimard éd., 267 p.

cer existait. Chester Himes a em· ployé tous les schémas : le roman autobiographique (la Croisade de Lee Gordon), le constat sec et nu (Histoire d'un viol), le roman behaviouriste (la Fin d'un primitif ou la !roisième Génération) et enfin cette merveilleuse série picaresque James Baldwin que Marcel Duhamel a suscitée et L'homme qui meurt qui a commencé avec la Reine des Trad. de l'américain pommes. Ed Cercueil et Fossoyeur, par Jean Autret les deux policiers noirs, ces deux Gallimard éd., 447 p. belles brutes narquoises qui ont le difficile travail de faire la liaison LeRoi Jones entre le ghetto et la « Loi et l'orLe système de l' en/~ de Dante dre », ont dans leur errance à tra· Trad. de l'américain vers le bouillon de culture qu'est par Pierre Alien Harlem, mis à jour un univers Calmann.Lévy éd., 221 p. exotique, un univers profondément américain mais qui, en même temps, se structure suivant des norCinquante ans ont suffi alpC mes inconnues aux neuf dixièmes Noirs américains pour aller d'un des Américains. régime féodal qui durait depuis Ed Cercueil et Fossoyeur ont plusieurs siêcles à une lutte ouquitté la Série Noire et font leur verte qui, si elle n'est pas généraentrée dans le Monde Entier avec lisée, est plus ou moins secrètel'un des romans les plus ambitieux ment encouragée par toute la popude Chester Himes. L'Aveugle au lation noire. Du premier livre de pistolet peut sembler un livre dé· Richard Wright, les Enfants de cousu, une très vague intrigue poli. l'Oncle Tom au Noir à l'ombre cière assurant une relative unité à d'Eldridge Cleaver, trente ans seu- . l'ouvrage, mais il est décousu com· lement ont passé. Pour inculper me peut l'être une fresque. On y Angela Davis aujourd'hui, il a fallu retrouve, hien sûr, les ingrédients la faire tomber dans un traquenard habitUels de l'univers de Chester (mais la blanche Jane Fonda n'y Himes, -la couleur, la verve, la pail. a pas échappé non plus!) tandis lardise et, omniprésente, une vio· que trente ans plus tôt, un seul lence, contenue ou explosive. Cegeste aurait suffi pour l'empêcher pendant, dans ce roman, l'auteur va de nuire et le monde entier n'en plus loin : il introduit les .mouve· aurait pas été informé. -ments revendicatifs noirs et sa desLe hasard des traductions nous. cription n'est pas tendre. livre aujourd'hui trois romans de Il nous les montre se déchirant trois écrivains noirs américains qui les uns les autres, faisant ainsi le appartiennent à trois générations jeu de leurs bourreaux. Il est d'une différentes : quinze ans séparent sévérité qu'aucun Blanc ne pourrait Chester Himes de James Baldwin se permettre. C'est le sens de la et dix ans Baldwin de LeRoi Jones. parabole qui donne son titre au Ce sont trois approches différentes livre et qui clôt ·le roman. Dans de la réalité noire et ce sont aussi un monde où, par la force des chotrois écritures différentes. ses, le Blanc est l'ennemi absolu et toujours présent, les Noirs qui Depuis son livre .qu'on devrait lancent leurs coups au hasard, creubien rééditer : S'il braille, lâche·le (Editions Albin Michel), Chester sent leur propre toJI].be. Mais Himes Himes s'est d'abord voulu un té- ne conclut pas. II préfère nous laisser avec cette vision cauchemardes· moin. Parce qu'à cette époque, le que et kaléidoscopique d'une huma· combat ne pouvait se traduire que nité Pliimitive revêtue des oripeaux par le témoignage. Richard Wright d'une Civilisation imposée, laquelle, (il n'était que d'un an l'aîné de Chester Himes) à qui il faut tou- .en définitive, n'a su lui léguer que ses pires aspects. jours revenir quand on parle de littérature noire, a plus fait pour Au sortir du plat épicé que l'émancipation du Noir américain nous sert Chester Himes, toute nourriture semble fade. L'Homme avec Black Boy que nombre de ma· nifestes politiques. Il s'agissait là qui meurt de James Baldwin après d'un continent inconnu, même des l'Aveugle au pistolet, c'est un ham· Américains et il fallait d'abord conburger au ketchup après un chili vaincre le monde entier que le cancon carne. Non que le roman de

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mais incapahle d'établir un programme, la Toile d'araignée est aussi une peinture de l'Allemagne des années vingt, plus largement de tout pays traversant une crise économico-politique, connaissant un état pré-révolutionnaire ou pré-fasciste. L'organisation de Theodor se développe en un temps où s'affrontent les mouvements communistes et nationaux-socialistes. Mais tout - les convulsions qui secouent le pays, les émeutes populaires et leur répression - est vu par les yeux de Lohse, petit bourgeois ambitieux, rageur et veule, Lohse qui, avec son commando massacre des grévistes désarmés en Prusse Orientale mais qui fuit lors d'un combat de rue à Berlin. Surtout ce qui apparaît, au dé· tour de pages d'une ironie cinglante, d'un terrible humour noir, c'est l'opposition entre l'idée ahstraite de peuple et de nation que défendent, qu'exaltent militaires, hobereaux, bourgeois nantis ou petits ambitieux (comme Lohse) animés surtout par la peur de la pauvreté, et l'existence réelle d'une population ouvrière ré· duite à la misère, cherchant son sa· lut dans la révolte ou trouvant un refuge dans l'alcoolisme ou la prostitution. Tout l'art de Joseph Roth est de ne jamais commenter. Il suggère. Il montre. Il ouvre des portes : à nous de voir ce qu'il nous désigne, de deviner ce qu'il y a derrière. Mais ses descriptions nous en disent plus sur les rapports de l'ordre et de la bêtise, sur la genèse des dictatures que bien des analyses. politiques. Pour ce qu'il dit, pour la manière toute moderne dont il le dit, Joseph Roth est un écrivain actuel. Claude Bonne/oy

Baldwin soit aussi médiocre que la critique américaine dont le racisme est aussi subtil qu'insidieux, l'a proclamé, mais Baldwin ne sera jamais un romancier. Autant ses essais témoignent d'une personnalité affirmée, d'une écriture lucide et aiguisée, autant ses romans se diluent dans un bavardage et dans une sauce romanesque quasi anonyme. En peignant un Noir devenu célèbre, une sorte de Sidney Poitier, c'est un peu son propre drame et, en même temps celui de toute sa génération qu'il expose. L'Homme qui meurt (le titre français, bien que n'étant pas la traduction fidèle du titre anglais rend très bien compte du roman), c'est le roman d'une certaine sorte de Noir qui avait cru aux possi. bilités de l'intégration. Des homo mes comme Himes ou Wright savaient que le fossé était trop profond pour que cette intégration soit autre chose qu'un mythe: Ce désespoir leur fut d'ailleurs reproché. Baldwin a tenté loyalement de jouer le jeu de l'establishment et il a cru à l'American Way of life. On se souvient de son premier essai contre Richard Wright. Il disait en substance que l'auteur de Black Boy était bien dépassé et que ses positions devant le racisme n'avaient plus d'audience dans la jeu. ne génération. On le vit alors écrire des mignardises comme Giovanni mon ami où les problèmes homosexuèls tenaient le devant de la scène et où dès la première page, il nous était indiqué que le héros était

~ La QuInzaIne Utt6ralre, -du 16 au 31 janvier 1971

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Le dictionnaire des citations

~ Noirs des U.S.A.

blanc et blond. Et puis, petit à petit, par la force des choses, on l'a vu prendre conscience' avec, du reste, beaucoup de pathétique, que le problème noir restait entier et jusqu'au bout, il a tenté de montrer aux Américains que les deux communautés se sauveraient ensemble ou mourraient ensemble. Ce fut le cri de la Prochaine jois, le jeu. Et c'est, sur un autre plan, l'Homme qui meurt. Les choses se présentent aujourd'hui avec un telle clarté qu'un Noir lucide ne peut plus jouer ce jeu de l'Establishment. Baldwin tente de nous retracer l'itinéraire de cette prise de conscience. Comme toujours chez lui, il s'y mêle (mais moins que l'habitude) des considérations sur l'homosexualité dont on ne voit pas très bien la justification. Et cet itinéraire n'est guère convaincant. Ce qui était d'une clarté évidente dans son dernier essai devient, dans le roman, beaucoup plus confus, et littérairement, beaucoup moins abouti. Jamais il ne dépasse l'anecdote. Quant à Harlem où l'auteur a toujours vécu, il est beaucoup moins présent que dans les livres de Chester Himes qui, pourtant, n'est pas new yorkais.

LeRoi Jones Le système de l'enfer de Dante de LeRoi Jones se situe également dans un ghetto noir voisin de Harlem, celui de Newark dans le New Jersey où l'auteur est né et où il a toujours vécu. Il occupe même aujourd'hui des fonctions municipales importantes depuis que la mairie est passée des mains de la Maffia dans celles des Noirs (c'est peutêtre la première fois qu'un leader du II Pouvoir Noir» se trouve en mesure d'exercer ce pouvoir). On sait que LeRoi Jones rejette en vrac aussi bien Richard Wright que James Baldwin. Pour lui, ces écrivains. se sont mis à la remorque des Blancs et leurs romans ne sont rien d'autre que de la sous-littérature blanche. (Il est du reste de notoriété publique que Baldwin et Jones ne s'aiment guère...). Son inspiration, il la cherche ailleurs et notamment chez les musiciens de jazz (mais déjà Baldwin avait dit quelque part que c'est en écoutant. Bessie Smith qu'il avait trouvé sa voie). LeRoi Jones est par ailleurs l'un des premiers critiques de jazz. C'est même vraisem·

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blablement dans ce domaine qu'il s'est illustré avec le plus grand bonheur. Attentif aux formes les plus avancées de la musique afroaméricaine, il s'inspire directement du free-jazz. Ornette Coleman, Albert Ayler, Archie Shepp, Pharoah Sanders, c'est à leurs côtés qu'il se range plutôt qu'auprès des poètes dont on l'a, à juste titre, rapproché. Son livre, il le définit avec beaucoup de précision : « L'enfer, dans ce livre qui passe du son et

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associations comde l'image plexes ») à un récit rapide représente la vision que j'en ai eu vers 1960-1961, le point de cette époque et mon interprétation de mu vie antérieure. » C'est donc une suite d'improvisations lyriques, véhémentes et violentes autour du thème des cercles de l'enfer imaginé par Dante. On songe aux longues coulées sonores dans le suraigu qui nous fascinent tant chez Albert Ayler. C'est violemment anti-blanc Dieu n'est qu'un homme blanc, une « idée )) blanche, dans cette société, à moins

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que nous n'ayons formé une autre image plus forte qui puisse nous délivrer du salut de nos ennemis. ))) et cela se traduit plus par des invectives dont certaines sont d'une très grande beauté formelle que par une description réaliste ou une thèse structurée. Que cette forme choisie soit l'expression d'une écriture authentiquement « noire» (c'est. vers quoi tendent toutes les recherches de Jones) nous laisse sceptique. C'est un livre tout imprégné de culture, et de culture américaine. Il s'insère ad· mirablement dans le mouvement romanesque occidental. Comme chez ses aînés, c'est par le contenu et non par l'écriture que Jones exprime sa négritude.

Ce gros ouvrage noir, severe et distingué se présente comme un monstre. Ses auteurs sont si nombreux qu'on échoue à en tenir le compte et rien ne les relie les uns avec les autres. On dirait d'une foire d'empoigne. Tous les écrivains français se querellent pour. participer à l'entreprise. Dès que l'un d'eux a réussi à se faufiler dans le livre, vite, il profère ses quelques apophtegmes et puis il disparaît dans la coulisse tandis qu'un de ses confrères lui succède. Il s'ensuit un effet de vertige : des mots, des mots, des mots, et pas moyen de découvrir le système qui les gouverne. Toute la littérature française pulvérisée, hachée menu, jetée aux quatre vents. .Ce caprice fait le charme du livre. A l'ordinaire, et si l'on annonce un dictionnaire de citations, sans aller jusqu'à tirer son revolver, on est d'abord envahi de lassitude; on imagine déjà les spécialistes de la citation, les "durs» de la maxime, ceux qui travaillent dans le marbre et dans le bronze, l'emporte-pièce et l'intaille. Il va de soi que cette espèce d'écrivains est ici représentée. Ils forment une petite escouade qui avance d'un bon pas sous la conduite de Vauvenargues et de la Rochefoucauld et ils nous distribuent leurs brèves remarques désabusées et simplettes, leurs ombres de paradoxe encoconné de rhétorique. Mais fort heureusement, ces " pros» ne remplissent pas tout le volume. Ils n'en occupent qu'une maigre province. De vastes espaces demeurent où les amateurs s'en donnent à cœur joie.

Picorer à tâtons Si une règle a présidé au choix des citations, c'est celle du goût, de la réminiscence et du plaisir. Cette fantaisie, cette façon de picorer à tâ tons dans les grandes œuvres a l'avantage de commettre au passage quelques sacrilèges. C'est un très grand péché mais bien intéressant que d'arracher une phra-

De la fresque picaresque au monologue lyrique en passant par le roman naturaliste, ces trois visions de Harlem par trois générations d'écrivains noirs expriment trois attitudes du Noir devant la Société colonisatrice. Aujourd'hui, une .,,nouvelle génération est déjà née (elle a remis Richard Wright à sa vraie place) qui dépasse les problèmes raciaux et s'est tournée vers le socialisme dans sa recherche de solutions. C'est le cas notamment d'Eldridge Cleaver dont on n'a pa!' assez souligné qu'il était aussi un grand écrivain.

Jean Wagner

se à Proust et de considérer comme elle agonise une fois privée de son océan natal. Vingt crimes de même dimension pourraient être recensés : ce livre nous apprend que Chateaubriand fut parfois imbécile, Voltaire plat, Baudelaire ordinaire et que Sade lui-même est capable d'être banal. Cette leçon n'est pas insignifiante. Elle distribue de bizarres lumières sur l'art littéraire, mais ce n'est là qu'une conclusion provisoire car l'ouvrage nous entraîne dans des territoires plus écartés.

Deux lectures... Deux lectures peuvent en être faites. La plus simple respecte le temps réel. Elle parcourt tout l'espace de la littérature dans son ordre légitime, depuis le XIe siècle jusqu'au vingtième. La première citation est empruntée à la Chanson de Guillaume : "Pour être grand, dit-elle, il faut avoir été petit ». Voilà une vérité qui n'est pas bouleversante mais sa vertu est d'être modeste et incontestable. Elle forme une fondation minuscule sur laquelle s'empilent ensuite 16000 citations dont la dernière est demandée à Régis Debray, et voici où nous en voulions venir : cet arbre immense, on jurerait qu'il a germé de l'infime aphorisme de la Chanson de Guillaume. Celui-ci, dans sa nullité et dans sa transparence, évoque alors la molécule originelle d'où sortit la bactérie, d'où sortit le cœlacanthe, d'où sortit le singe, d'où sortit l'homme. La littérature rivalise avec la biologie. Il y a quelques années, un film qui s'appelait Farrebique, décrivait en accéléré la germination des plantes. On les voyait naître et mourir en quelques secondes et toute la nature devenait drame, convulsions, démence. Ainsi de ce dictionnaire. Il permet de traverser huit siècles en quelques heures : des styles se forment et s'étiolent sous nos yeux, des idées s'épanouissent et s'envolent, des mots se noient, d'autres se décomposent et ressuscitent. On aperçoit la rhétorique se constituer, fleurir et se faner. Les cultures s'emmêlent et se séparent. Le classicisme, le baroque, le romantisme défilent au pas de charge.

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...et une troisième Une autre lecture peut être proposée. Elle est plus distrayante car elle traverse des territoires que gère Jorge Luis Borges dont on sait qu'il est un guide assez farceur. Si ('on s'y emploie, on peut faire de ce gros ouvrage une annexe de la Bibliothèque de Babel. La seule règle est de l'ouvrir au hasard : on


Gaston Miron du Québec oaguenaude, on musarde, on avance et on recule, on catapulte le~ siècles les uns contre les autres, on entrelarde les écrivains avec d'autres écr.ivains et si l'on s'est agité assez longtemps au milieu de ces milliers de phrases, alors, on consta· te que les noms des auteurs s'effacent. Les siècles, même, et le temps s'évaporent en abandonnant des traces de brumes. Une littérature écrite par personne se met à parler toute seule et il devient clair que si on l'explorait assez longtemps. on finirait par épuiser toutes les combinaisons de mots autorisées par l'alphabet, c'est·à-dire toute l'histoire des hommes. Chacun de nous devient Racine et Racine est chacun de nous. Les seize mille citations disparaissent. Elles sont remplacées par une seule phrase interminable et les trois cents auteurs se rabougrissent, s'amalgament, pour fabriquer un seul auteur énigmatique, qui est peut-être la littérature elle-même. «On di· rait, disait Emerson, qu'une seule personne est l'auteur de tous les livres qui existent dans le monde. Il y a en eux une unité si fondamentale qu'on ne peut nier qu'ils soient l'œuvre d'un seul homme omniscient ». Le dictionnaire des citations n'a probablement pas dé· couvert le repaire où ce " seul homme omniscient» ourdit les phrases de son discours mais, de loin. il nous le désigne.

Autour d'un rêve L'intérêt de ces fantaisies est qu'elles remettent en cause le statut même de la littérature. Cet édifice que nous voudrions si soi· gneusement calculé et d'une architecture nécessaire, on dirait qu'une brique en a été descellée et que toute la maison s'est écroulée. Pourtant, ce qui succède à la catastrophe n'est pas désolé et l'on peut utiliser les décombres. La citation change de sens. Elle cesse d'être une formule dotée d'un état civil, d'une beauté, d'une position dans l'espace de la littérature ou dans le temps de l'histoire pour devenir une pièce d'un texte illimité. Voici que chaque phrase fonctionne com· me la lettre d'un alphabet enchevêtré, inextricable et infini. Borges a souvent rêvé d'un fantastique qui reposerait sur une érudition devenue folle. Ce livre tourne autour d'un rêve semblable. Composé avec les bribes de milliers de livres reconnus, il suggère les milliers de livres inexaucés qui hantent les marges de toute littérature. Gilles Lapouge Pierre Oster - Nouveau dictionnaire des citations françaises. Hachette! Tchou.

Gaston Miron L'homme rapaillé Presses de l'Université de Montréal, 171 p.

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Le 16 octobre, au petit matin, la police et l'armée canadiennes arrê· taient deux cent cinquante Québé. cois soupçonnés de souhaiter ou de préparer l'indépendance de leur pays. Parmi eux, Gaston Miron, poète. La police a enfoncé la porte de son domicile, quelques pièces d'une vieille maison du Carré Saint· Louis, à Montréal. Qu'y a·t·elle trouvé? Une vieille machine à écrire, sans doute, celle sur laquelle ont été tapées La Batèche, La marche à l'amour ou La vie agonique. Des livres - ceux qu'il aime : des poèmes de Rutebeuf, de Du Bellay, Ile Cendrars, d'Eluard, de Frénaud; des textes de ses amis, tous les poètes québécois qui comptent; des essais de J acque~ Berque, de Memmi, de Sartre : et ceux qu'il publie, car il est éditeur. Et peut-être aussi quelques exemplaires de l'Homme rapaillé, son livre, son premier livre, récent et vieux (1). Car ce livre de 1970 rassemble des textes composés depuis 1952. Miron les publiait comme il parle et comme on sème : à la vol~e, ici ou là, partout, dans des revues introuvables ou des anthologies. On ne les publiait pas. Editeur qui ne s'éditait pas. Ce paradoxe n'est pas fortuit: c'est le paradoxe d'une p0ésie militante, sans cesse empêchée ct sans cesse resurgie, d'une poésie en suspens, moins soucieuse de son arrangement délectable en œuvre écrite que du changement politique qui seul lui donnera sa raison et sa possibilité - d'être. Poésie de la parole, donc, et de la parole eombattante. Car au Québec, parler français, c'est déjà combattre. Le poème est toujours à conquérir sur le (1 non-poème », c'est-à-dire, explique Miron, sur « CECI, ma culture polluée, mon dualisme linguistique, CECI ( ... ) qui a détruit en moi jusqu'à la racine l'instinct même du mot français n. La poésie de Miron est une poésie de la difficulté d'être. Non pas seulement de la difficulté d'être individuelle (Poèmes de l'amour en sursis), mais surtout de la difficulté d'être collective. «

mon Québec ma terre amère

( ... )

j'ai de toi la difficile et poignante présence

La Quinzaine Uttéralre, du 16 au 31 janvier 1971

avec une large blessure d'espace au front» L'originalité de Miron est que chez lui la conscience de cette blessure ne se change pas, comme chez beaucoup d'intellectuels canadiensfrançais, en masochisme, mais en lucidité exigeante et engagée. En ce sens Miron prépare et devance l'attitude résolument combattante d'une fraction dynamique de la jeunesse actuelle du Qué~c. Si, par la dé· tresse qu'il a dite comme nul autre (par exemple dans La vie agonique), il est le dernier poète « canadienfrançais )), il est aussi, par son re· fus de la morosité complaisante ct du fatalisme, par sa volonté achar· née de nommer les causes du maL et par l'optimisme entêté qui anime secrètement la Batèche ou Recours d"!actique, le premier poète québé· COl.S.

A ceux qui sont venus l'arrêter le 16 octobre, Miron avait répondu d'avance: vous pouvez me mater, m'enfermer, me bâillonner avec votre argent en chien de fusil avec vos polices et vos lois avec vos cliques et vos claques je vous réponds NON je vous garroche (2) mes volées de copeaux, de haine de désirs homicides je vous maganne (3) je vous U$e je vous rends fou je vous désinvesti [ s] de moi vous ne m'aurez pas vous devrez m'abattre pour ce faire avec ma tête de caboche, de nœuds de bois, de souches ma tête de semailles nouvelles j'ai endurance, couenne et peau de babiche (4) mon grand sexe claque la rosée bouge ma poitrine ré· sonne j'ai retrouvé l'avenir Mais l'homme rapaillé (rtipailler est un de ces beaux québécismes à odeur de foin ou couleur de colère qui ponctuent la langue très pure de Miron, et signifie : rassembler des restes de paille) est plus qu'un homme révolté. C'est l'homme dominé (comme dirait Memmi) qui réussit, sorte d'Orphée inverse, à re· former en un tout irréductible les fragments de son être disjoints par « l'aliénation délirante n, qui parvient, contre vents et marées, à se

Gaston Miron ressaisir. Ce ressaisi!'sement passe par le pays, que Miron ne peut qu'évoquer, car il y a plus urgent à dire (l'amour en sursis, la menace du non-poème), mais qu'il rend admi· rablement présent alors, au détour (au cœur) du poème,: c'est le prin. temps qui (1 liseronne aux fenê· tres )), les « vents aux prunelles solaires », (1 l'aube avec ses pétillements de branches )), « le bruit roux de chevreuils dans la lumière n, « la profuse lumière des sillages d'hirondelles »,

Le poète est ainsi celui qui dit le pays; il est aussi celui qui résiste à tous les sommeils et veille sur lui :

mais cargue-moi en toi pays, cargue-moi ( ...) je me ferai passion de ta face je me ferai porteur des germes de ton espérance veilleur, guetteur, coureur, ha.. leur de ton avènement Miron est la parole du Québec, comme le Ronsard des Discours, le Hugo des Châtiments ou les poètes de la Résistance se voulurent la parole de la France meurtrie. Il est le Césaire et le Senghor des Nègres blancs d'Amérique. Aujourd'hui qu'on a voulu la faire taire, il est plus urgent que jamais d'entendre la voix de ce barde national d'une nation qui n'existe pas encore. 'Dominique Noguez (1) Distribué en France par la Librairie L'Ecole, 11, rue de Sèvres. Paris (6<). (2) lance. (3) amoche. (4) viande de piètre qualité.

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INEDIT

Antonin Artaud Dans quelques semaines paraîtront les tomes VIII et IX des Œuvres complètes d'Antonin Artaud aux éditions Gallimard: Outre des ouvrages publiés du vivant du poète, ou après sa mort, comme les Tarahumaras et les Lettres de Rodez, ils comprennent la suite de la correspondance et un grand nombre de pages inédites, retrouvées par l'éditeur de ces Œuvres complètes. On ne saurait assez louer le dévouement porté par celui-ci à l'œuvre d'Artaud, l'intelligence et la qualité de soli travail. Parmi ces inédits figurent des « notes intimes» et des « pages de carnets» que l'éditeur date des années 1932-1934, avant le séjour d'Artaud au Mexique, et qu'il présente ainsi : « Antonin Artaud se servait très souvent du verso des feuillets sur lesquels il écrivait l'œuvre en cours pour y noter ses impressions, une idée qui lui venait, ce qu'il pensait d'un tel ou d'une telle, ou pour y noter ses rendez-vous, en usant comme d'un agenda. Quelquefois il écrivait d.ans les marges mêmes du manuscrit. Parfois aussi il pouvait utiliser un feuillet vierge pour y inscrire son dégoût ou sa fureur, ou des lectures qu'il se proposait de faire. Les notes que -nous avons pu retrouver, nous les avons réunies sous ce titre : Pages de carnet. Notes intimes."» Nous avons choisi, à l'intention de nos lecteurs, les extraits qui suivent. S'ils montrent le mal dont souffrait Antonin Artaud, ils révèlent également l'extraordinaire lucidité qui lui a permis de le circonscrire et de l'analyser.

Conversation, renoncement, intérêt que j'y prends, souffrance, lumière, balbutiements, bégaiement, libre issue de l'esprit, ne pas chercher sa pensée, ni à penser, facilités qui proviennent de cette conversation, me restitue des membres, des états, par la mémoire je reconstitue des rapports, la lucidité supplée à la richesse, use des comparaisons, des rapports des autres (puisqu'elle est intacte), évoque des phénomènes, des principes, des possibles, des événements, moi-même ce que je pense et qui me revient par la suite. Puis l'activité, tout est oublié, comment penser, ce qui apparaît, s'offre, cela est fumée, souffle, ne s'accroche pas à la conscience totale, confusion douloureuse, compromis, dénouer la confusion, point où tu es pris, tu halètes ~ horreur, l'angoisse, la nostalgie, le pas encore, la mort.

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Tout est inutile (la valeur), rien n'est bardé, tout est inutile, sans prix, n'ayant pas de naissance. Les poèmes que tu feras, expression riche d'états et de sentiments restitués par la mémoi~ re vitale qui devient vie "en réalité, imposition, émanation, la richesse que tu y mettras, la lumière des aperçus.

*

C'est que tout. ce qui dans une organisation sociale vouée à une industrialisation intensive à laquelle même les idées n'échappent pas, tout ce qui n'a pour fonction et pour destinée que la Pensée, fût-ce sur des points essentiels donc profondément désintéressés, tout cela n'a pas le droit de vIvre· et n'y parvient qu'avec des ruses infinies.

*

Le temps, c'est l'attente, où il n'y a pas d'attente il n'y a pas de temps, attente-espoir, attente-désespoi l', l'une tournée en avant, l'autre en arrière, l'une voyant venir, . l'autre voyant fuir, cependant essayer de fixer son esprit sur la fuite du temps, le temps ne fuit pas, ni toi-même,

tout se recentre, converge vers le dedans, que se passe-t-il alors? Rien, convention sur convention, représentation appuyée sur convention et inversement, mais en réalité, rien, poussière, poussière, mais encore en terrible dedans, car alors la conscience se dénude, montre à vif ses membres chauds, bouillants; dans une suspension effrayante et qui de nouveau attend.

*

Terreur augmentée par cette absence de corrélation de tes sensations avec toi-même, ce fait que tes sensations ne suivent pas leur habituel chemin.

*

Il manque que le tout ne repose pas sur une recherche, ne soit pas le cri même enregistré de la fuite et de la séparation, pendant sur la langue et la langue pendant sur lui.

*

Ne plus disposer de sa colère, en être à se· chercher des réactions qui nous ponctuent l'esprit, la terrible inertie de la vraie pensée, la mémoire verbale et le voca.bulafre ayant disparu, l'esprit vivant entre les effondrements verbaux, qui en est à chercher ses formes, se dirige vers des formes adverses, supposées, qui le remplacent lui-même très mal. L'esprit ne se place plus sur les jaillissements capables d'étoffer sa colère et il en est à rechercher des élans, des éclats qui le représenteraient.

* Tristesse exquise d'un vrai jour de printemps. L'esprit libéré nage sur les couches de l'air. Danger de toute vraie musique, elle détache, défait les contacts, en retrouve d'autres. A son réveil il trouve sa mère avec son sourire si indulgent et si profond et si triste qui lui tend sa chemise d'enfant, ensanglantée peut-être, et une musique l'a roulé jusque-là. " Image d'une berge et de vé1gue qui roule et la vue est coupée par là-dessus sur 113 sable.

Dans cette sorte d'état latent où les idées dorment, où des embryons d'images se dissolvent rapidement dans le cerveau, qui n'est pàs encore entré en action. Seules, dans le domaine du déterminé, les phrases directement issues de l'inconscient arrivent à s'épanouir entièrement. Mais si par hasard la conscience se réveille, soit que (1), soit par le fait d'une intervention extérieure, c'est alors que je me rends compte des obstacles qui s'opposent à l'accomplissement de h1a pensée. Ils sont toujours du même ordre : les idées se vident de leur suc, de leur contenu nerveux, affectif, à quelque pqint de leur formation, de leur matérialisation qu'on les saisisse, qu'on se rende compte de cette déperdition, de ce dégonflement, et quoi qu'on entende par ce terme d'idées. Cela ressemble assez à une amnésie, mais ce serait plutôt une amnésie physique, une inhibition du courant porteur de l'expression. Il y a tout à coup un balancement, une contrariété, et l'état de lucidité produit par l'exercice de l'esprit actif se dissipe brutalement, les idées se brouillent par manque de préhension, par dissipation et dispersion d'on ne sait quel magnétisme vital, un sentiment de confusion majeure dans lequel on aurait tendance à incriminer le chaos de l'esprit, je veux dire à voir l'esprit comme une grande masse déréglée alors qu'elle n'est que vide, on essaie de remédier à son impuissance transitoire, à ce que l'on prend pour un achoppement momentané auquel l'activité mentale centrale aura vite fait de remédier. On tente de changer l'objet de l'activité intellectuelle, pensant que ce changement de direction, amenant l'esprit à s'exercer sur un terrain neuf et mieux chOisi, lui rendra en même temps sa vitalité, mais un atroce désespoir s'ensuit, un désespoir d'autant plus. affreux qu'il joue à vide et qu'il n'a plus lui-même de contacts dans le dessèchement général de l'affectivité intérieure, un désespoir véritablement absolu du fait que l'on constate que c'est "organe de l'activité intellectuelle qui est lésé, qu'il y a déperdition de pensée à la base affective de la pensée, que c'est l'impulsion à penser qui est atteinte, que le magnétisme vital fuit de toutés parts, ne franchit plus l'obstacle, s'épuise à sa source, à chaque élan donné. Cette analyse après coup d'un état de confusion (1) Manque dans

le manuscrit.


Notes intimes et de faiblesse irritante est absolument impuissante d'ailleurs à en exprimer le dérèglement; à montrer comment tout ce qui fait la personnalité est entraîné dans cette débâcle, et comment le sentiment même du moi sombre dans ce désordre, du moi avec ses possibilités.

*

Tous les problèmes sont incompréhensibles. Il n'y a plus de plan de fixation si l'esprit s'effondre métaphysiquement par-dessous et ne peut se maintenir sur des aspects du concret.

*

Sentiments métaphysiques à déterrer, condenser par des états qui supposent des classes d'images comme la couleur de certains ciels suppose le vol de certains oiseaux. Idées sur le Devenir et la possibilité. Sortir d'une psychologie utili· taire et journalière qui tient un certain nombre d'idées de base pour innées. Nous avons perdu tout contact avec certains symboles réduits, émaciés, jusqu'à leur unité merveilleuse. La peur, c'est la poésie. Forces religieuses de la nature.

Je suis malheureux comme un homme qui a perdu le meilleur de lui-même. Toutes mes belles idées, je ne les atteins plus, mais non comme un homme qui souffre d'un dessèchement passager de la conscience, sur certains points rares et précieux, aussi représentatifs que l'on voudra, mais tout de même exceptionnels, et chez qui c'est plutôt une certaine acuité formelle, un certain brillant d'expression, une façon riche et brillante de saisir les idées, et l'art et la force ou le mordant de ces idées qui manquent que l'idée elle-même aussi aigrement qu'on puisse la réduire à tout ce qui est elle et la séparer de ce qui n'est pas elle. Non, c'est bien l'idée elle-même, cette idée et sa

Antonin Artaud en 1930 mémoire, elle est oubliée, oubliée, sortie de moi, elle n'habite plus en moi, elle. et les autres, si bien que je ne saurai plus même la rappeler à moi: me la rappeler, la nommer et la distinguer seulement dans ses formes et dans son tranchant, et dans ses séparations distinctes. De nouveau j'ai perdu le sentiment du pensable. Si bien que me nommer des idées à propos desquelles on peut commencer à penser quelque. chose, c'est me révéler quelque chose, rappeler à mon souvenir des choses d'un monde oublié à la porte duquel je suis mis. Au sens littéral je suis pauvre d'esprit, car les pensées que je touche, les points d'esprit auxquels je suis capable de toucher sont infiniment restreints.

*

Le côté du discours par lequel la parole commence.

r...]

*

d'infiniment plus important que tous les problèmes sociaux, toute la physique des choses vers quoi se tournent la plupart des esprits. Toutes choses se trouvant réduites à cette membrane à la· quelle il faudra bien que l'esprit se réduise s'il· veut parvenir à s'outre-passer.

La Quinzaine Littéraire, du 16 au 31 janvier 197J

Peu ou prou les gens qui ont quelque chose à dire peuvent tout de même autant que cela peut se faire en ce bas monde enserrer leur système particulier. Et à côté de celui-là il y a une Nativité traitée comme par l'entremise d'un objectif de cinéma qui serait placé trop près de la toile et ferai apparaître les personnages écrasés et leurs figures déformées par leur rapprochement excessif et s'allongeant dans tous les sens.

*

A empêcher la Mobilisation vivante d'aucune image, d'aucun terme et à écarter psychiquement la vie. C'est retrouver le secret de la fusion constante des images.

*

A la poursuite étrange de ce dont personne ne se soucie et qui, "aurais-je trouvé, ne saurait m'être d'aucune véritable utilité. Car il s'agit bien en I"occurrence d'utilité, et de la sorte d'utilité en somme la plus essentielle, puisque ce que je poursuis à travers le trouble et les tiraillements d'une confusion éperdue n'est rien autre chose que le fait de la pensée absolue. Ce que je cherche à isoler et à cerner, ce en face de quoi je veux

me trouver au moins une fois dans ma vie est ce point de pensée ou, ayant dépouillé les illusions et les tentations les plus communes du langage, je me trouve en face d'une utilisation absolument nue, absolument claire et sans équivoque, ni confusion possible de mon esprit. Je sais bien que, ce faisant, je me trompe déjè moi-même car en temps normal je devrais me sentir en possession de ce point par le seul fait que je le désirerais. Si le trouble profond dans lequel baigne toute ma pensée est seul cause que je doive chercher à provoquer, à force de ruses, de patience, d'ef· forts pénibles, une attitude spirituelle dans laquelle je devrais me trouver tout naturellement transporté, cette attitude de clarté simple, cette espèce de recommencement fabriqué de toutes pièces, qui doit dans ma pensée me permettre de savoir où j'en suis, éloigne momentanément les angoisses qui s'abattent sur moi par le seul fait que je pense ou que [je] cherche à penser. Et même Tétat dans lequel je me trouve actuellement et qui évoque l'opération d'esprit vraiment la plus simple qui soit, ce n'est qu'en allant pas à pas et en me dissimu· lant à tout instant derrière moi-même, en mesurant mes gestes mentaux intérieurs à chacun de ces pas, en ne faisant rien qui puisse laisser croire aux fatalités qui m'épient et me menacent que je ne cherche à penser plus loin en réalité que je ne le dis, que j'évite l'intrusion d'anxiétés graves créées pour me retirer l'usage de toute intellectualité. Je sens bien d'ailleurs que toutes ces ruses et ces roueries seraient inutiles et que je suis en ce moment beaucoup plus riche et plus puissant que je ne le suis en réalité, sans quoi même cette portion de réflexion intellectuelle, dirigée sur des objets bien simples et bien mesquins, me serait complètement enlevée car j'ai appris à mesurer combien le destin était plus fort que moi-même et que j'étais contre lui sans abri et sans défense; le plus pauvre et le plus désarmé vraiment des esprits créés. C'est pourquoi cet écrit ne vise qu'à donner toute l'étendue et toute la désolation de ma misère qui est, je crois, sans précédent et sans aucune espèce de comparaison possible. Car on n'a jamais vu, je crois, un esprit vivant, je dis vivant, c'est-à-dire encore conscient, lucide, capable d'enregistrer et de mesurer sa pro-

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~

pre vie, capable, au besoin et s'il en était, d'apprécier et de juger sa propre pensée, les créations et ,créations,de cette pensée - et qui cependant soit somme mort et qui soit devenu, véritablement et littéralement, incapable de penser, ce qui s'appelle penser, car même les pensées que èle loin en loin il formule encore, les jugements qui sous le coup d'une excitation brusque lui 'échappent, sont la preuve par l'exception de l'uniformité de son néarn:. Car le terrible est que, au milieu d'une impuissance pour lui avérée et mille fois démontrée, il ait à lutter contre l'incrédulité quasi unanime des autres, incrédulité qui empêche de lui porter les secours qui lui seraient dûs. Il est vrai aussi que cette impuissance, ces rafales de néant qui l'accablent passent, procèdent et se présentent par crises, mais il est vrai aussi qu'en ce qui le concerne et lui se trouvant en face de l'étiage profond et de la non-manifestation de ses puissances, il mesure et sait mieux qu'un autre jusqu'à quel point il est et ce que vaut, en face de sa pensée réelle, de son moi discernable, telle explosion interne, telle coagulation de pensée vraie. Il sait par exemple, en face du battement de la pensée universelle et actuelle, combien peu il se sent soi-même et combien sa, conscience profonde répond; il sait, dans l'inertie et la solitude d'un moi inerte, de quels ressauts, de quels déchirements constants, de quels désaccords graves entre une sensibilité vive et une intelligence contractée, inopérante, sa conscience intime est le théâtre - et le fruit. Il y a d'abord le dialogue intérieur entre la conscience et l'esprit, cette espèce de .'soliloque à quoi tout se réduit et se ,mesure en fin de compte dans le domaine' intérieur, qui voit ses paroleS crevées, ses phrases qui aVQrtent, sa consistance éparpillée, creusée étrangement, pleine de fuite, d'une horrible absence suspendue; de là, devant ce désastre plus que gênant et qui au degré audessus ou au-dessous confine à l'angoisse, la plus réelle angoisse, la conscience, renonçant à lutter avec une clarté, une élucidation pourtant nécessaire, et sachant les avortements inexplicables qui la menacent, redescend vers elie-même, essaie de se laisser vivre, de ne pas penser. Ne pense pas, disent les sots, dit le commun, le vulgai-' re, pourquoi chercher à penser? Comme si sans cela il était seule-

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Récits chinois

Artaud

ment possible de vivre, et qu'on essaie donc de se représenter cette chose absolument impensable d'un esprit qui serait vraiment sans penser. Et cependant, c'est à cela, cette sorte d'inertie interne, inactive d'un esprit qui s'interdit toute émission de soi-même que mon esprit condescend', 'se ramène. Devant cet échec de la parole intérieure il en revient à une sorte de conscience pure, mais c'est ici que commence justement le malaise, un tiraillement insensé, une susp'ension mélangée de sensibilité, de formes, de paroles, de directions, de sensations, d'accents. Car si cette inertie, ce silence étaient naturels, tout serait bien, mais cette èonscience, qui ne peut normalement enserrer de formes, de paroles" montre son trouble absolu en se révélant ellemême vide, désubstantialisée. Tout repos normal lui est interdit, Ses états ne sont pas entiers, elle ne peut se reposer sur rien, elle n'a le sentiment complet de ,rien, tout ce qui en elle est sentiment noué, fixation est, immédiatement, détruit, elle montre qu'elle n'a vraiment plus, de nerfs. Ce n'est donc pas la parole, ce n'est pas la pensée qui est malade, c'est l'être, l'être entier, car après ,le silence de la parole, la nécessité d'englober quelque chose, n'importe quoi, accourt du fond de l'inconscient et ce quelque chose se dessèche, se déminéralise immédiatement. Doï"t-on cet inajustement de la conscience à la vie? Or cette lucidité, qui est en moi et qui assiste à ces défaites constantes, enregistre chacun de ces échecs comme une inéluctable douleur.

* La poesIe des saisons, aurores, soleil suspendu dans telle ou telle lumière tirant sur le vert, le mauve, l'orangé, telle ou telle brume, le lyrisme des passions sociales ou personnelles, tout cela c'est l'accident à côté, suppose un état des choses parfait, repris, stabilisé. Or même s'il est une poésie de la joie, elle ne peut exister dans la résignation, car la louange, le bonheur, l'exaltation de cet ordre imparfait qui est le nôtre est une exaltation qui se trompe d'objet, il faudrait définir cette peur semblable à un espace 'immense, à ce vide qu'on trouve au centre d'un tourbillon.

Martine Vallette-Hémery De la révolution littéraire ' à la Litterature révolutionnaire. Récits chinois, 1918 - 1942 l'Herne éd., 368 p.

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Presque toutes les seize nouvelles choisies et traduites par Martine Hémery pour le recueil sont inédites en français. Leurs auteurs même ne sont connus que par ou~ dire, Lu Xun et Mao Dun, Lao She et Ba Jin, sinon ignorés; Ye ShengTao et Sheng Cong-Wen, Wu Zuxiang et Zhang Tian-yi, tous furent emportés dans la tempête qui se lève avec le 4 mai (1919) et laisse le champ libre à la Révolution communiste. Beaucoup moururent en chemin, épuisés de corps ou d'esprit. Ceux qui vivaient encore en 1949 se rallièrent au pouvoir populaire.

Au service de la révolution littéraire Leurs nouvelles sont certainement des armes au service de la révolution littéraire. Maladivement sensibles comme leurs héros, angoissés par le drame de la condition humaine, ces écrivains de l'entre-deuxguerre chinoise (qui est plutôt un entre-deux-monde confucianiste et communiste) ont rompu avec la littérature chinoise classique, pour la forme et pour le fond. Ils n'emploient que la langue populaire (baihua); ils cherchent à privilégier la sensibilité exacerbée (del'auteur, du héros, du lecteur) et non à la bloquer par des conventions littéraires sclérosées. Au fond ce sont des romantiques - beaucoup plus proches sans doute encore des romantiques allemands que des romantiques français: puisque la révolution littéraire précédait la révolution politique au lieu de s'en nourrir comme en' France.

idéologique pour le marxisme, sont pratiquement absents de ces seize nouvelles - mis à part l'irrévérencieux "Marx chez Confucius» de Guo Mo-ruo. Alors que ces thèmes étaient au centre de ces grandes luttes de masse de la Révolution chinoise vers 1920-1930. Les jeunes auteurs de gauche ne cherchaient au fond qu'à crier leur inquiétude, leur souffrance, leur pitié. Comme dans le cas du Naufrage moral d'un étudiant chinois au Japon (Yu Dafu). Ils étaient les alliés littéraires de la Révolution mais ils ne s'y inté· grèrent que tardivement et incom, pIètement. Beaucoup d'entre eux se sont semis mal à l'aise dans le climat politique de la Chine populaire. Ils étaient des hommes de transition. Jean Chesneaux

ESPRIT Sur la situation de l'incroyance

• Christianisme et révol ution • L'enseignement en Chine • Crise de la planification • L'affaire de Meulan •

Littérature révolutionnaire ? Mais s'agit-il déjà d'une littérature révolutionnaire? Martine Hémery, sans approfondir le problème dans son introduction un peu brève et un peu énumérative, suggère que tel n'est pas encore le cas. La littérature militante, la littérature liée aux masses et définie comme une contribution à leur lutte, ne naît vraiment en Chine qu'en 1942, dans les bases de guérilla anti-japonaises. Jusque-là, les auteurs de gauche restent des marginaux; ils ont rompu avec la vieille littérature et avec la vieille société, mais sans donner à leur combat une forme politique. Les grands thèmes de la révolution chinoise, féodalisme, traités inégaux, mouvement ouvrier et paysan, lutte

JANVIER 1971 : 8 F

ESPRIT l

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19, rue Jacob, Paris 6

C.C.P. Paris 1154-51


LETTRE

DES

Retour a" la

psychanalyse littéraire

ETATS· UNIS Psychoanalysis and the Iiterary process Edited by Frederick Crews Winthrop Publishers Inc. Cambridge, Mass. 1970

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Ce livre, nous dit Frederick Crews dans son introduction, rassemble une partie des travaux réalisés sous sa direction au cours d'un séminaire qui a eu lieu à Berkeley en 1967. les essais rassemblés ici - à commencer par celui de Crews lui-même - sont intéressants à plus d'un titre. D'abord parce qu'ils constituent une sorte de machine de guerre contre l'une des tendances critiques dominantes chez les universitaires américains, celle qui tire son origine des travaux de Northrop Frye (1); en second lieu, ces essais manifestent la volonté radicale de restituer à la psychanalyse freudienne tout son impact et toute sa force subversive, en l'utilisant non pas· comme une méthode critique parmi d'autres, mais comme un moyen fondamental de compréhension, qui permet non seulement d'éclairer la construction d'un texte littéraire, mais plus encore de pénétrer la relation d'un écrivain à son livre, celle du lecteur au livre qu'il lit. l'opposition entre la perspective de Frye sur la littérature et celle que cherche à construire Crews est irréductible. Frye écrivait dans Anatomie de la Critique : • Les axiomes et les postulats de la critique ne doivent procéder que de l'art même dont elle traite. Ce que doit faire la critique littéraire en tout premier lieu, c'est lire la littérature, pour parcourir son propre cha~p d'une manière inductive, et laisser ses principes critiques se façonner d'eux-mêmes, et seulement à partir de sa connaissance de ce champ -. Perspective empirique qui voulait réagir contre les excès de l'histoire littéraire et de la critique biographique, mais qui restreirit le savoir sur la littérature à ure tautologie, à la répétition des formules d'une idéologie qui feint de s'ignorer, et ce, en interdisant tout recours à des moyens extralittéraires. Par exemple aux sciences qui traitent de la société, du langage, ou de l'inconscient. Ce qui revient à censurer purement et simplement les leçons décisives de Marx et de Freud. Il s'agit là, pour Crews, d'une véritable • prophylaxie» contre le discours marxiste ou

freudien. En effet, • à la fois Marx et Freud nous demandent de penser à des choses qui, non seulement appartiennent à des disciplines étrangères, mais sont profondément perturbatrices par elles-mêmes. Encore que Freud paraisse moins iconoclaste que Marx sur le plan politique, sa méthode est, en un sens, plus radicale ... la critique apparaît au contraire à Crews comme une praxis qui implique le plus profond engagement, et ce qu'elle propose prend la forme d'une aventure personnelle toujours renouvelée et peut-être dangereuse.• La vraie valeur de la psychanalyse littéraire, écrit-i l, réside en ce qu'elle nous donne l'audace de rester seuls face aux livres, de reconnaître en eux notre propre image, et en ce que, à partir de cette reconnaissance, nous pouvons commencer à comprendre le pouvoir qu'ils ont sur nous ft. Au contraire, • derrière la façade publique de l'éclectisme pourrait bien se trouver un désir dogmatique d'éviter les aspects gênants de l'expérience littéraire; derrière le dédain des théories, un mépris pour le savoir; derrière la célébration des thèmes traditionnels une intolérance envers les étudiants qui veulent se mesurer à leurs propres réactions - (2). la psychanalyse a déjà, en littérature, un long passé, depuis Marie Bonaparte jusqu'à Charles Mauron, en passant par Bachelard. Il me semble qu'on la voit ici appliquée pour la première fois avec rigueur et cohérence à l'élaboration d'un modèle des textes étudiés, en fonction des figures fondamentales décrites par la psychanalyse. les références à Freud sont ici de gens qui ont fait de leur lecture une véritable pratique théorique, et possèdent cette science dans tous ses aspects systématiques. les essais présentés montrent une attention extrême au texte lui-même, que l'on n'essaie plus, pour une fois, de traverser vers cet au-delà hypothétique, l'inconscient de • l'auteur ». C'est l'ensemble d'une organisation narrative qui est lue grâce aux figures fondamentales, parmi lesquelles, par exemple, l'Œdipe... On voit ainsi fonctionner de la manière la plus directe et la moins enveloppée d'éloquence vaine, un mécanisme par lequel s'écrit le désir, l'élaboration des fantasmes, le jeu de leurs symboles. Ce résultat est atteint par la mise en place de tous les éléments

La Quinzaine Uttéraire, du 16 au 3/ janvier /97/

constituants d'une histoire, pour amener au jour les procès secrets qui informent une écriture où les propres fantasmes du lecteur trouvent à se réinscrire. Ainsi peut-on comprendre l'ambition de Crews et de ses disciples, qui est de restituer au rapport de la lecture avec le texte son sens : ébranlement des forces inconscientes quand elles reparcourent l'espace où le texte les provoque à se faire jour. la lecture est alors comprise comme un procès dialectiqoe dont le moteur est à repérer dans l'inconscient : On pourra, malgré ces mérites, faire. des objections à Crews. D'abord, il réduit la dialectique de l'inconscient à une simple problématique de la liberté et de la conscience, ce qui n'est peut-être pas ce que l'on peut dire de plus vrai à son propos. Surtout, il semble ne vouloir l'ensemble du texte qu'en

tant qu'histoire pour y appliquer ensuite, et directement, parfois platement, les notions freudiennes. Autrement dit, l'analyse s'en tient au manifeste, et son postulat implicite est qu'il n'y a pas de latent. Tout est donné dans le texte tel qu'il se donne. Cela reviendrait à dire que la psychanalyse au sens strict déchiffre le contenu manifeste du rêve, sans en rien connaître d'autre que cette fausse sùrface qu'il offre sous la forme des restes diurnes. Sans parler de la non-distinction entre rêve proprement dit et fantasme. On en revient alors, sous le couvert de la référence à la psychanalyse, à l'interprétation, mais travestie. C'est le danger auquel fait allusion O. Mannoni lorsqu'il écrit que l'approfondissement des significations manifestes peut donner lieu à de véritables interpréta-

Les Lettres Nouvelles Numéro spécial bilingue

Décembre 197o-Jaf1vier 1971

,

41 poetes ,

amerlcalns

d'aujourd'hui présentés et traduits par Serge Fauchereau

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ENTRETIEN

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tions, exiger finesse et clairvoyance... • Cet esprit de finesse existait bien avant Freud, et même si on est amené à en user au cours de l'analyse, même s'il est indispensable d'en user, ce n'est pas de ce côté qu'est l'originalité ni que se trouvent les instruments de l'analyse D (3). La perspective de Mannoni s'écarte d'ailleurs de celle de Crews sur le point fondamental du désir. Pour le premier, • l'écriture contient toujours, même si elle le cache, la trace d'un désir qui n'a pas de vrai nom D. Cette place centrale du désir dans l'organisation, comme à distance, des signifiants, ne paraît pas être reconnue par Crews. On conçoit cependant l'intérêt de la tentative de Crews, par tout ce qui la sépare, et consciemment, de la vision traditionnelle contre laquelle il lutte, vision pauvrement structuraliste comme celle de Frye. Il apporte surtout une exigence personnelle passionnée et en même temps rigoureuse, en se fondant de manière exclusive sur la psychanalyse. Dans ce mouvement il intègre tout à la fois une conception de l'écriture comme procès, et une conception de la lecture. Il y ajoute une théorie sur l'appareil psychique inconscient de l'écrivain, dans son rapport à l'éèriture, qui permet de tenir compte par la même occasion de ce qui se passe chez le lecteur, en tant que sujet réagissant. Dans cette perspective, la critique devient aussi une sorte de quête, poursuite d'un Graal qui a cessé d'être cette signification qui ne transcende le texte ou ses acteurs (scripteur ou lecteur) que pour se résorber dans une mystique de la Littérature. En même temps, l'exercice de la critique devient une nouvelle ascèse où se laïcisent les frayeurs et les rites d'une initiation aux limites de l'interdit. C'est dans ce sens que Crews peut reprendre à son compte cette phrase de Nietzsche : • La connaissance n'aurait que peu d'at· trait, s'II n'y avait tant de honte à surmonter pour l'atteindre-. Michel Pierssens (1) Ces travaux, déjà anciens, ne sonl connus du public français que depuis l'an dernier, grAce à la traduction de Anatomie de la critique. (2) Crews est également l'auteur d'un article qui vaut la peine d'être signalé, parce qu'il pose des questions générale· ment ignorées par la critique américaine: • Do literary critics have an ideology?· P.M.L.A., mars 1970. (3) O. Mannoni, Clefs pour l'IlIl8glnelre ou l'autre Seine. Seuil éd., p. 45.

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A propos de

Psychanalyse

Vous avez publié dans la Bibliothèque des Idées un livre de 600 pages. Au lecteur attiré et craintif qui commencerait par la fin, la table des matières indique un parcours à travers l'anthropologie et la psychanalyse, la linguistique et la biochimie; l'économie politique et la génétique, les mathématiques cartésiennes et la mystique... Et ce n'est pas tout: j'observe que quelques mois plus tôt vous faisiez paraître sous le titre De l'Idolâtrie un discours beaucoup plus bref, et rapide et polémique, qui semblait faire écho aux événements de 68. Alors quelle est la continuité de tout ce travail? Dans l'intervalle vous êtes-vous désintéressé de la politique; je veux dire: Science et Nescience n'a-t-i1 plus rien à faire avec l'élément du politique? M. d. D. - Science et Nescience aborde également le politique. Dans les idéologies politiques, les idoles sont tellement voyantes qu'elles portent des majuscules, comme les individus. Elles sont construites sur le modèle, tout scolastique, d'un langage qui forge des essences et des entités parlantes, comme le Ouichotte fait parler une dame idéale et inexistante, appelée Dulcinée. Les Dulcinées Idéologiques que sont la Démocratie, la Liberté, l'Egalité, etc. sont des idoles construites sur la forme quichottesque de l'idolâtrie, celle même des romans de chevalerie. Les idolâtres des idéologies sont les chevaliers servants de leur dame idéologique. Naturellement, le fonctionnement même de l'idole exige qu'elle soit honorée et magnifiée en tant que telle, et sans qu'aucun sujet en chair et en os puisse jamais se nourrir d'elle : les idoles ne sont pas des dieux vivants, disait Isaïe. Le christianisme, devenu Idéologique dans sa scolastique, vénère à son tour des entités conceptuelles et vénérées pour elles-mêmes : le croyant s'y glorifie et s'y concélèbre lui-même, se mirant dans le miroir lacanien de son propre corps hypostatique, magnifié dans l'idole à majuscule. Les idoles sont césariennes par nature : voyez l'asservissement qu'engendrent leurs majuscules. Elles abaissent tout autour d'elles pour s'élever seules dans les airs, et ne conquièrent jamais que leur propre despotisme. La dialectique de l'Idole, donc l'anthropologie transcendantale ou critique, introduirait une profondeur psychanalytique dans la science po-

Iitique. Sur le plan de l'action, il s'agit de mettre en place des structures politiques réelles. Il n'y aura pas de progrès de la science politique sans une psychanalyse profonde et préalable de l'idole dans les idéologies. Pourtant, l'E~owÀ.ov en grec, est tirée de l'E~lioCT, et l'E~ooCT de l'LoEa (idée). Il faudrait au moins que la linguistique accédât à son tour à l'anthropologie critique, pour que la politique sût le sens des mots, donc des idoles, qu'elle emploie. Mais, du point de vue de la philosophie, vous le savez, l'expression d' • anthropologie transcendantale. est presque un monstre : avec' anthropologie nous serions renvoyés du côté empirique, des inductions au fond descriptives; avec transcendantal, du côté kantien d'un sujet réduit à l'être d'une subjectivité sans autre • corps ." que sa relation, non pas aux objets, mais à l'objectivité de l'objet. Ne faites-vous pas un pas en arrière? Ou encore :ne retombons-nous pas en deçà du pas gagné avec Heidegger chez qui .l'analytique existentiale. (dont les • existentiaux. furent à tort mis au compte de l'ainsi dénommé • existentialisme.) ne détermine pas une • nature humaine., mais un Da-sein entendu comme le • lieu. que l'Etre se procure en premier - un • lieu. qui • se trouve ., j'allais dire : de surcroît, appelé • homme .... A moins que l'Etre à son tour ne soit une idole? Le crépuscule des idoles s'éternise... M. d. D. - Il faut en finir une bonne fois avec cette querelle de l'anthropologie transcendantale. Il s'agit de savoir ce qu'est le corps de l'homme : si c'est un amas de cartilages, d'os, de nerfs, de sang, cela Intéresse l'anatomiste ou le physiologue. Ce corps-Ià, s'observe comme cadavre. L'encéphalogramme plat lui sert de preuve ou de témoin. L'autopsie est son royaume. Il y a, des vivants qui sentent le cadavre, je vous l'accorde; en quoi nous ne les livrons pas à la planche anatomique, mais, avec Kierkegaard, à l'observation de leur maladie : nous nous demandons si elle • n'est point à mort -. Même un chat ou un chien, en tant qu'ils sont vivants se définissent comme gals, tristes, bondissants, affectueux, et même narquois. Je vous défie d'observer leur corps, en tant

que vivant, à l'aide des moyens et instruments d'observation et de pensée adaptés à la cadavérologie. Même la police, qui ratisse les vivants par l'anthropométrie, à l'instar des pompes funèbres, dresse des portraits-robots transcendantaux, des corps signifiants : gros ou maigre, vif ou pesant. L'œil brun ou la moustache renvoient à un sujet psychique, non à l'œil en tant que tissu oculaire, à la moustache en tant que système pileux. Il n'y a donc pas d'anthropologie du vivant qui ne serait pas • transcendantale - par définition, au sens que l'objectif du vivant est une corpor. lité qui transcende l'anatomique. Heidegger est un • anthropologue transcendantal - au premier chef ce qu'il reproche au Husserl des Recherches logiques c'est précisément d'enfermer le sujet transcendantal dans l'étroitesse d'un logos de la perception. Rien de plus transcendantal que le Dasein heldeggerien. Mais l'existentialité du Daseln est précisément objective au sens où c'est objectivement que l'homme est une corporalité transcendantale -. Seule la pétition de principe selon laquelle le cadavre serait • objectif -, et détiendrait le m0nopole de la présence réelle, peut faire taxer de subjectif • l'existentialisme transcendantal - de Heidegger. Il s'agit de voir le corps réel de l'homme en tant qu'homme : Il se trouve que sa réalité est mentale, que son objectivité est mentale. C'est le poids d'une anthropologie tout animale - et qui n'atteint donc pas son objet propre - qui relègue le • transcendantal - dans la sol· disant • subjectivité -, alors que la pire subjectivité, c'est précisément de soupeser le vivant au poids du cadavre. L'homme est pareil aux bêtes quand il se fie à sa rétine pour se voir. C'est alors qu'II. sent le cadavre -. Vous parlez d'Idole: l'idole fondamentale du sujet, c'est son propre cadavre, à partir duquel il prétend se • définir - objectivement et universellement. C'est l'homme-cimetlère qui jaillit de ce type de délimitation. Il me semble qu'il subsiste des malentendus dans la terminologie philosophique ici et je ne suis pas certain que nous ayons le même usage de • subjectivité., ou de • ontologique .... Mais ce serait trop long. Serrons votre dessein. Il m'est arrivé, pardonnez-mol de me citer, d'employer l'expression • faire le vide. pour caractériser la


"Science et fonction poétique. (Je votre côté vous parlez d'une • maïeutique du vide., comme si la machination méditante n'était pas moins une pompe-à-vide: comment faire le vide de la nescience à la faveur de, à travers la science? Pourronsnous empêcher que toute cette démarche, pourtant armée, ne paraisse régressive à l'homme contemporain, au profit d'une mystique qui n'intéresse plus guère que l'historien? M. d. D. - Ma critique de la rai· son consiste à étudier en elle les projections mythiques qui y jouent le rôle de personnages agissants (causativité, déterminativité, etc.). L'univers est causatif comme 1'0pium est dormitif. Le vide qui ré· suite de cette critique de l'animisme et de la magie jette le sujet à une déréliction cosmique. Cela l'empêche de se cramponner à des figures mythiques de lui·même cela arrache la religio à un religere (un rattachement) illusoire. Les théologies mythiques sont naturel· lement des systèmes de cramponnement cosmologique. Ce n'est pas la nature, c'est l'homme qui a hor· reur du vide. Quant à la mystique, Il faut la distinguer du mythique. SI je dis : • La liberté est en mar· che -, suls-je dans la mystique ou· dans le mythique? Dans le mye thique, assurément, puisque la li· berté ne saurait être une réalité qui marcherait toute seule. La liberté n'est en marche qu'à travers des hommes en marche, et qui la font marcher. Le mystique est précisément un expérimentateur de la li· berté, un praticien de la liberté, un homme de l'action de la liberté: il paie de sa personne pour la li· berté - pas pour les Idoles idéologiques. La liberté, il ne croit pas, comme les esprits mythiques qu'elle est en marche toute seule. Le mystique est le premier démy· thologue. Mals cela nous entraînerait trop loin. Je crois que la pensée occidentale n'aboutira à rien tant qu'elle demeurera dans la méconnaissance à l'égard du • mystl· que _. Ceci dit, les mystiques sont rares. Mais Ils font l'histoire, parce qu'ils maîtrisent !e vocabulaire. Quand vous dites d'une répression qui a pourtant parfaitement réussi, qu'elle signe l'arrêt de mort d'un pouvoir, votre intelligence est • mystique -, c'est-à-dire visionnaire de l'échec radical de la théocr. tie qu'est l' • idéologie - au pouvoir : théocratie matérielle, bien

Nescience~~ par Michel Deguy

sûr - toute théocratie est " maté· rialiste " par définition. Mais attention! Le mot matéria· lisme vous est venu comme un mot routinièrement péjoratif. C'est surprenant. Tous les progrès humains, scientifiques et sociaux ne se gagnent-ils pas, depuis pas mal de décennies, sous le signe, le programme, l'emblème du matérialisme? Cette fois n'allez-vous pas passer pour réactionnaire? M. d. D. - Nous n'avons pas le temps d'approfondir le "matérialisme JO comme soi-disant philosophie, qui serait parvenue à évacuer le sujet cogitant ledit "matérialis· me -. Je n'ai plus entendu person· ne depuis quelque temps, invoquer les progrès humains, scientifiques ou sociaux comme des triomphes du " matérialisme - en soi : ce sont des triomphes idéologiques de la Liberté, de la Justice, de la Vérité brandies par un sujet. Le réfrigér. teur ou la voiture qui viennent couronner les efforts du • matérialisme - sont encore des parturitions du logos... Dans le matérialisme, le sujet de conscience s'épou~ ne en vain à déléguer son cogito au • matérialisme historique -. Sare tre l'a irréfutablement démontré dès 1946. Naturellement, ce qui est matérialiste, au sens philosophique - puisqu'on ne peut pas rendre • matérialiste - un cogito au sens où l'entend8ient les premiers théoriciens marxistes - c'est l'identifl· cation du sujet à son faux corps • Idéal -, à sa • chair JO soi-disant cogitante, mais objectivement agissante à travers des projections mentales mythiques. C'est cela qui est réactionnaire, et qui montre en quel sens le matérialiste est • réac· tionnaire - en tant qu'il se love dans son reflet. Je crois qu'il est indispensable que vous essayiez pour conclure de nous faire occuper le point d'où le panorama, si j'ose dire, de votre travail s'ordonne. Car le danger est toujours d'arbitraire, de bizarrerie, de subjectivisme. Et là je retrouve Heidegger: la pensée n'est pas maîtresse de • reconstituer. son histoire, et de constituer ses intérêts à sa guise. Ce qui s'est passé n'est pas un • roman de philosophie. or, faute d'occuper le centre d'où se découvrirait l'organisation de votre travail, on vous fera le reproche d'éclectisme. Pourquoi ces figures, Erasme, Ockham. La-

La QuiuzalDe Uttéraire, du 16 au 31 janvier 197 J

Manuel

de Diéguez.

can ... et pas d'autres? Quelle assurance qu'il n'y ait pas là un roman de culture, selon votre fantaisie très érudite, etc. ? Il faut que vous persuadiez de la cohérence d'une pensée qui est en même temps votre sphère mentale... M. d. D. - C'est en traduisant et en commentant un texte tout à fait Inconnu d'Erasme, et jamais traduit en aucune langue vulgaire, la Disputatiuncula de taedio et pavore Christi que j'ai tenté de poser les fondements de mon anthropologie transcendantale. Ensuite, j'ai essayé de comprendre comment l'homme tue, et qui il tue, pour aboutir à une anthropologie critl· que du meurtre, où le corps humain apparaît dans sa spécificité. Cela conduit à une interprétation de la conversion de Paul, et fonde la théologie sur une anthropologie du meurtre. Paul est d'ailleurs un meurtrier repenti. Il faudrait oser y aller voir - aller voir ce que cela • veut - dire. Ensuite, avec Socrate et Descartes, j'ai essayé de suivre, à travers l'histoire de la métaphysique occidentale le dialogue entre l'Individu (symbolisé par Socrate) et les cosmologismes (symbolisés par Descartes et He· gel). Le mythe de la caverne rap-pelle que le philosophe sera assassiné par les prisonniers. J'ai es· sayé de comprendre le sens même de la quête philosophique à partir de la symbolique de son propre récit, qui aboutit à un assassinat. J'essaie de comprendre la fameuse ironie socratique que Kierkegaard a si bien réhabilitée. Car, dans la

philosophie, il Y a toujours des Socrate, des Kierkegaard qui bol· vent ironiquement la ciguë. Cela nous reconduit, vous le voyez, au problème des idoles et du meurtre. Et aussi à une histoire secrète de la psychanalyse, de Freud à Lacan. Mais il est inutile que je publie la suite de ma réflexion tant que la question de l'intelligibilité r. tionnelle ne sera pas devenue le problème de la cire cartésienne dans la philosophie moderne. De même que Descartes était frappé de déréliction par une cire qui pero dait ses qualités sensibles, nous sommes frappés de déréliction par la cire fondante qu'est l'intelligibl· lité; celle-là, à son tour, perd ses "qualités sensibles JO. La situation actuelle de la philosophie, dominée par la vénération pour une science où la question de l'intelligibilité du constant n'est même pas vraiment posée, rend difficile que Science et Nescience soit entendu. Les philosophes et les théologiens professionnels vont aller, sur les pistes inconscientes de leur rationalité • intelligible JO, demander aux linguistes, aux physiciens, aux économistes, etc. la réponse à la question proprement métaphysique que je pose, comme si les sciences détenaient dans leur enceinte autre chose qu'une intelligibilité prédéfinie par la réussite du constant. La philosophie a perdu la parole, c'est pourquoi elle est muette. Mais les vraies questions cheminent souterrainement. Propos recueillis par Michel Deguy

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ARTS

Dans les galeries Alternative suédoise Plus que des nouvelles formes c'est une nouvelle définition que cherche l'art actuel, et plus qu'un nouveau lan· gage, c'est une nouvelle fonction que tente de trouver l'artiste d'aujourd'hui qui est devenu moins éréateur que • travailleur culturel du secteur visuel ", En témoignent très spécifiquement les artistes suédois choisis dans le cadre de l'exposition • Alternative Suédoise", au Musée d'Art Moderne '(section de l'ARC). L'éclectisme de l'ensemble prouve moins une confu· sion chez l'artiste actuel, sollicité par tant d'apports visuels nouveaux, et l'art modifié par tant de techniques susceptibles de l'enrichir, qu'une étonnante vitalité. Intéressant, de fait, ce choix l'est, parce qu'il dénonce moins un phéno· mène propre à la Suède qu'à tout pays dont la civilisation, étant liée à l'in· dustrialisation, accuse une crise sensible dans les mœurs, et les disciplines artistiques propres à exalter ·Ies ambi· tions, les craintes et les phantasmes collectifs. Les succédanés de • Dada -, et les séquelles du surréalisme, s'accli· matent 'à des techniques souvent extra· picturales qui font le peintre d'aujour· d'hui tantôt un scénographe, tantôt un cinéaste, et presque toujours un «c1i· matiseur - d'images aux ambitions lit· téraires. Nulle unité de ton dans cet ensem· ble mais, cependant, apparition d'élé· ments qui sont quelques-unes des lignes de force d'un art nouveau, dont on perçoit une nette progression au Canada, aux Etats-Unis, en Allemagne et. nouvellement, en France, et que nous appellerons la figuration froide.

+ DE

Ici Ola Billgren et John E.·Franzen, tout particulièrement, nous proposent des images d'une minutie hal(ucinante. Le premier dans un intimisme que la pré· sence de la femme adoucit, le second dans un érotisme dur, agressH, qui trouve tout son sens, et son dévelop· pement, dans les scènes des • Hell's Angels of California ", version moder· ne du « Déjeuner sur l'Herbe - où les blousons noirs, les motos et les filles violées transportent les relations hu· maines à un niveau d'agressivité quasi insupportable.

la Réalité onirique Réalisme encore, mais doté d'un pouvoir onirique qui découle directe· ment du surréalisme avec les artistes regroupés chez Jacques Massol sous le titre «Réalité Onirique -. Il s'agit d'une figuration inventive, narrant des aventures saugrenues, teintées d'un cynisme du type de celui de Swift avec Jean-Marie Martin; tourmentées et amères avec Jousselin; d'une pétu· lance narquoise avec Proweller. Une telle figuration définit moins un style esthétique qu'une expérience poéti· que dont la peinture reste le véhicule privilégié, jusque dans ses conven· tions.

Arthur Lange (Le Soleil dans la tête) enserre dans un dessin minutieux, têtu, onctueux dans ses méandres, des formes vaguement humaines : mem· bres, détails corporels; le doute demeure, tandis qu'à la description l'artiste a préféré une suggestion de ca· carctère érotique qui, parfois, évoque Bellmer.

Unica Zurn La compagne de ce dernier, Unica Zurn, a mis fin à ses jours le 19 octobre dernier. Elle avait, au cours des huit dernières années, été internée à plusieurs reprises dans des cliniques psychiatriques de Berlin, Paris et :La Rochelle, ayant dernièrement choisi l'écriture au dessin, au cours de cette longue et lente plongée dans l'enfer du délire, alors qu'elle avait, de 1953 à 1962, donné une œuvre graphique d'une belle, forte et originale configuration, à mi-chemin de l'art brut et du surréalisme. L'intérêt qu'elle sus· cita auprès de Breton, Duchamp, Max Ernst, Lam, Matta, Dorothea Tanning reste significatif. Elle représentait le parfait exemple de l'art hallucinatoire, et nourri des phantasmes, qu'elle ne sut pas toujours diriger et dompter. (Galerie La Pochade).

léger et Delaunay

Nickel et lange Alors qu'Unwe Nickel confronte les couleurs en accents vifs, très «matis· siens -, qui décrivent des scènes fa· milières, joyeuses. et deviennent un peu sophistiquées dans la sérigraphie,

20 °/~ DE REMISE

Le choix des dessins de Léger, pro· posé par la galerie Claude Bernard, et les œuvres récentes de Sonia Delaunay, à la galerie «XX' siècle - té· moignent d'une certaine permanence de l'art du XX' siècle rapidement défini par ces artistes et qui a incarné l'époque dans ce qu'elle a de plus spécifique. Le caractère volontaire, nulle· ment aventureux dans l'exécution, ni relâché, du graphisme de Léger, pré· parait un art qui entendait atteindre l'universalité, et une clarté qui tenait, à la fois, au choix des sujets (vie industrielle et scènes populaires)

à un style, dont le pop art, d'ailleurs a largement utilisé ·Ies recettes. Sonia Delaunay, héritière de Robert -Delaunay, et qui a pris le relais de cette œuvre étonnante et forte, ne s'égare pas dans les approximations sensibles, ni la déliquescence, fut·elle excusée par la féminité. Rigoureuse jusque dans tes œuvres les plus natu· relies, les plus intimes, elle sait « te· nir" ce clavier somptueux des couleurs dont elle tire des accents qui ont une sonorit., franche, vitalisante, et une éternelle jeunesse.

Jean Frelaut Jean Frelaut, mort en 1954 (il était né en 1879) a ·laissé une œuvre importante dont les 250 estampes et 60 aquarelles réunies à la galerie des Peintres Graveurs donnent une juste idée. On voit l'artiste attaché au site qui lui est familier, la Bretagne. Il sait traduire non seulement le climat, mais ces choses qui passent comme une lumière, un silence. Sa technique éblouissante 'en fait un digne continuateur des grands maitres de la gravure .. Jean·Jacques Lévèque

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Méditerranée,., d'Olga Billgran à «Alternative suédoise

».


Le crI du silence Venant à la suite de la rétrospective Rauschenberg à l'ARC et après le festival Kienholz du C.N.A.C., l'exposition des images d'Andy Warhol permet au public parisien de s'interroger en connaissance de cause sur l'art contemporain aux U.S.A. Tout en étant conscient de l'importance prise ces dernières années d'un côté par la peinture « pure - (Rothko ou Stella par exemple) et de l'autre par l'art - conceptuel de Robert Morris ou davantage de Michael Heitzer, on peut, en effet, symboliser sans crainte les années soixante par ces fascinants panneaux de Warhol qui représentent la Chaise Electrique, les - Car crashs - ou le - Race riot -. Puisqu'aussi bien ces icônes modernes où l'arrogance de la sophistication glaciale alterne avec l'inquiétude de la répétition, renvoient avec une indéniable puissance de synthèse au no-man's land émotif et imagier dans lequel la société américaine semble piétiner avec rage son incommunicabilité. Soumis aux effets d'une répétition presque paranoïaque, le visiteur de cette magnifique exposition est introduit dans ce royaume d'une cruauté nouvelle - la cruauté du silence stérilisé et dématérialisé par la technique - ce royaume sinistre dont, il y a des années, Beckett nous entrouvrit le rideau noir. longtemps assimilé à la sémantique superficiellement - actualisante - d'un - pop-art - que l'on a du mal à définir, l'imagisme d'Andy Warhol subissait le sort du poussin élevé par les oies. Grâce à la paresse digestive des critiques, il fut un temps où le - pop - était défini plutôt par le procédé formel que par le contenu descriptif du tableau. Pourtant, l'évolution 'des peintres - pop - a démontré que ce formalisme n'était qu'un prétexte, luimême intégré dans des systèmes esthétiques, débouchant sur des voies parfois radicalement opposées. Finalement s'il y a eu un style _ pop - novateur (et ceci est bien certain pour le début des années soixante sans parler de la période -héroïque- qui les a précédées) les créateurs d'importance n'y sont pas restés fidèles pour longtemps. Actuellement il n'est pas possible de ne plus voir la différence entre Rauschenberg, Jasper Johns ou Andy Warhol. Seules des figures secondaires (secondantes) comme .Rivers ou Dine se sont plu à accomplir les vœux des critiques (de la

La

Qnlnplne

Andy Warhol: Jacqueline, 1964

demande publique au sens le plus large du terme) en se contentant d'un - vrai - style - pop -. Quant à Andy Warhol qui dès ses débuts était associé au type - pop - de la première phase, il offrait aux critiques tous les éléments (secondaires) pour jouer le jeu de la petite étiquette : la pratique de la bande dessinée, la décoration commerciale (il la pratique toujours) et la publicité, l'intérêt pour une certaine actualité immédiate (socio-politique), la surexcitation de/par l'image. Au 1ieu de jouer avec la sensualité des images - surchauffées par l'interaction d'éléments choquant par leur juxtaposition (Rauschenberg, Rosenquist) ou à l'agrandissement provoquant (Wesselman), Warhol se concentra sur l'image froide, préparée uniquement à l'aide de procédés de reproduction mécanique (les sérigraphies graduées sur toile). la force d'action de ces images est basée sur

Uttél'alre, du 16 au 31 janvier 1971

deux contraintes psychologiques, deux types d'agression : l'une par la face violemment artificielle de l'image, l'autre par multiplication obsessionnelle. Jusqu'à présent aucun peintre n'avait démontré l'abitraire de l'IMAGE à l'aide de procédés si simples. Tout en gardant la forme d'un visage photographiquement exacte - de Marylin Monroe ou liz Taylor, Warhol arrive à le .déformer sur le plan perceptuel au point que seules restent perceptibles les taches de couleur. la répétition implacable d'une série sans fin (rendue plus cruelle par cette ouverture sur l'infini qui la rend incontrôlable par notre perception) nous conduit à l'abîme de l'image sérielle. l'être singulier comme l'image singulière n'existent plus : ils' sont condamnés à se confondre dans la masse" la solitude est proscrite, les - catastrophes - aussi bien que les • portraits - sont condamnés à n'exister qu'en tant que fait social...

Il n'est pas obligatoire que ce monde soit à tout instant terrifiant, il peut aussi être joli (voyez la série des - fleurs -, changeantes et délicates dans leurs gammes colorées) très moderne et sophistiqué (very fashionable). Mais cette réalité est le plus souvent grave et surtout atroce comme le sont les émeutes raciales de Chicago ou les accidents de voiture. Et que dire des - most wanted men-, l'exploration du registre de l' « après crime - se transforme en palpitation frénétique dans le pays de l' «après mort - (affective du sujet). l'acte est consommé, il ne reste que la pesanteur du mutisme - ECRASANT. Avec Warhol nous feuilletons sans trêve l'album du croque-mort, nous ne faisons que refermer toujours une autre porte du même cimetière moral qui cerne toujours plus étroitement notre château ensorcelé - embelli - par l'arc-en-ciel d'une des peintures, les' plus picturales de ces années... En dépit de sa qualité l'exposition de l'ARC ne donne pas une vision complète de l'entreprise de Warhol. Pour comprendre toute la portée de sa démarche ariistique il faut avoir vu ses - spectacles - et surtout ses films où ce 'même regard figé dans le temps et l'espace (la torture psychologique en plein) s'installe dans le champ sexuel - le désert sexuel - de sa génération ou, au moins, de son milieu. Peut-être un jour découvrira-t-on aussi les petits dessins minutieux de ce peintre qui prétend ne pas vouloir l'être. Ils révèlent un autre Warhol celui qui veut saisir (donc comprendre) la petite boîte de - Soupe Campbell -. Mais il est probable qu'il sera trop tard : la hantise de l'objet soumis aux lois des machines inhumaines (contrairement à celles de Picabia, Marcel Duchamp ou Max Ernst), aura sans doute été engloutie dans le silence. Warhol semble avoir réalisé les paroles de Dante : - lasciate ogni speranza. voL .. -. Andréi·Boris Nakov

(1) Il n'est pas étonnant que l'un des meilleurs Interprètes de l'œuvre d'Andy Warhol soit l'organisateur de la présente exposition - John Copi ans, conservateur du musée de Pasadena en Californie. Il y a quelques années il attira le premier l'attention sur l'Importance de 1"lmage sérielle par une très Intéressante exposition li ce sujet. (2) le musée de "Université Brendels près de Boston en expose un dans sa collection permanente.

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Au rendez-vous des chimères par José Pierre

I

PhiiiPpe Esthètes L'art fin Librairie 347 p.

Jullian et Magiciens, de siècle académique Perrin,

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Les institutions culturelles telles qu'elles fonctionnent en France ont ceci de remarquable (mais de peu nouveau) qu'elles ne concernent ni le présent ni le passé. Je veux dire que si l'envie (assez saugrenue, d'ailleurs, pour un Français) de savoir où en est l'art d'aujourd'hui vous travaille, il vous faut obligatoirement aller à Amsterdam, à Düsseldorf, à Londres, à Milan, à New York, à San Francisco ou à Stockholm ou (ce qui revient aussi cher) acheter des quantités invraisemblables de catalogues d'expositions tenues à l'extérieur de nos frontières. Si, par contre, peut vous chaut d'être ou non cc in», mais vous désirez avoir un regard sur les mouvements historiques de l'art moderne, surtout sachant que les valeurs cc établies» sont l'objet d'une perpétuelle remise en cause, ·là encore vous pouvez toujours courir (prendre votre billet d'avion). Sortis de la trilogie bien française impressionnisme .- fauvisme - cubisme, nos musées ne vous montreront rien, jamais (sauf s'ils ne peuvent pas faire autrement ou si ça ne leur coûte-'pas un radis). Aussi était-ce grâce à l'initiative .dU: Conseil de l'Europe que nous avons pu voir il y a dix ans à Paris Les sources du XX· siècle, la seule exposition valBble de caractère historique qui se soit tenue dans cette ville depuis la deuxième guerre mondiale. On se doute qu'il fallut faire violence à nos officiels bien-aimés pour les arracher au culte exclusü de Braque, de Cézanne et de Matisse! Car Les sources du XX· siècle, c'était l'entrée en force dans notre Musée national d'art moderne, non seulement de l'odieux Expressionnisme germanique, mais du répugnant Modern'Style, et du révoltant Symbolisme que l'on avait jusqu'alors tenus éloignés des sacro-saints lieux culturels. Si, en ce qui concerne le premier, l'Expressionnisine, on allait être amené (peut-être à cause tout simplement des relations entre l'Elysée et l'Allemagne de Bonn) à lâcher un peu de lest (cette année-ci encore, d'ailleurs), pour le reste, pas question! Et, de fait, si l'on consentit à contrecœur à une exposition Gustave Moreau, ce fut ",18

bien en se jurant que ce serait la dernière fois. cc On» s'est tenu parole : depuis lors, tandis que se multipliaient dans le monde expositions et ouvrages consacrés au Symbolisme pictural et au Modern' Style, musées et éditeurs français faisaient la sourde oreille.

Notre univers culturel Car notre univers culturel est un : j'en parle en connaissance de cause pour avoir proposé en vain, bien avant Les sources du XX· siècle, à deux éditeurs parisiens (que. je ne nommerai pas) de faire un livre sur le Modern'Style! Il y a encore quelques mois, le seul livre en français que l'on pouvait consulter sans honte sur ce sujet était dû à un spécialiste norvégien, Stephan Tschudi Madsen (1). Mais il s'agissait d'une sorte de manuel de type universitaire, précis et bien informé, certes, mais finalement assez ingrat et mieux fait pour l'étudiant que pour le curieux. Avec Esthètes et Magiciens, qui a comme soustitre L'art fin du siècle, c'est de tout autre chose qu'~ s'agit et, avant d'aller plus loin, je formule le vœu que' l'une de nos collections de poche en permette la plus large düfusion (on pourrait facilement enrichir l'iconographie et joindre un très href dictionnaire' des artistes, esthètes et poètes cités). En effet, c'est un livre aussi peu universitaire que possible, débordant d'anecdotes et de cItations judicieusement choisies, un livre drôle et savoureux, mais (contrairement à une tradition bien établie dans ce pays) écrit par quelqu'un qui aime et comprend ce dont il parle. L'auteur, Philippe Jullian, s'était imposé il y a peu par une étude percutante sur l'une des cc étoiles» de cette époque : le comte Robert de Montesquiou, modèle du duc Jean Floressas Des Esseintes, le héros de l'A rebours de J.-K. Huysmans (2). Son investigation s'étend aujourd'hui à l'en· semble des manüestations européennes du Symbolisme sur le plan gra· phique et pictural, considérées en relation étroite avec les mœurs, les idées et les livres du Symbolisme poétique. C'est de l'excellent journalisme rétrospectü et mieux encore, car Philippe Jullian, qui a tout lu, tout vu, tout appris (et, parce qu'il est au courant des moine dres potins, nous donne l'illusion

d'avoir fréquenté ceux dont il parle), ne se contente pas du rôle de chroniqUeur. Partant de l'œuvre-clef de Gustave Moreau, Les Chimères, il nous invite à traquer successivement la Chimère légendaire, la Chimère exotique, la Chimère mystique, la Chimère érotique (entre celle-là et la précédente, il y a même une Chimère macabre qui sert de transition) et la Chimère de la nostalgie. C'est dire qu'il n'agit pas non plus en historien mais plutôt en mythographe attentü à dégager les thèmes majeurs de l'inspiration symboliste. L'ouvrage d'ailleurs se termine par une (c petite anthologie des thèmes symbolistes» d'autant mieux venue qu'il n'existe aucune anthologie poétique du Symbolisme en librairie (et que la thèse-fleuve de Guy Michaud est inaccessible). Philippe JuIlian à aucUn moment ne prend ces airs protecteurs (insupportables) de l'in· dividu cc équilibré» qui se penche sur moins cc équilibré J) que lui. Les ridicules cependant ne lui échappent pas (à certains moments, on devine qu'il s'amuse ferme) mais il sait ce qui se dissimule de folie ,et parfois de grandeur derrière ces ridicules. '

Chimères et Sphynges Je me retiendrai d'épucer un tel livre, où Chimères et Sphynges viennent ronronner à nos pieds. Il faut pourtant répéter, une fois de plus, que BOcklin n'est' pas Allemand, mais Suisse, Bâlois même, et qu'il n 'y a aucune raison de justüier par une düférence qualitative les appellations d'Art 'Nouveau et de Modern'Style. En outre, je ne suis pas du tout persuadé, personnellement, que Lévy.Dhurmer soit un peintre aussi important que le voudrait Philippe Jullian (à qui je passe, par ailleurs, la part trop belle qu'il fait à Odilon Redon, parce que comme lui né à Bordeaux !). Et puis, il est bien dommage que l'auteur n'ait pas corrigé ses épreuves : les coquilles abondent, notamment dans les noms propres. Mais ce ne sont là que vétilles. Le livre déborde de tant de richesses et qui nous sont com· muniquées avec une si pertinente pénétration qu'à la fois on ne s'ennuie pas une minute, on; découvre un tas de choses neuves et une époque, son art et sa poésie se font limpides à nos yeux.

Pas si lointaines Pas si lointaines à vrai dire : Phi· lippe J ullian nous montre à merveille combien le cinéma puise directement à ces sources-là, de Nosferatu à Bergman, de Stroheim à Barbarella. Et que Freud, lui au~i, en résulte. Comme le Surréalisme, dont il dit avec beaucoup de bonheur qu'il est cc un Symbolisme noir». Cette permanence de l'esprit symboliste, dans les cœurs et dans la cité, rien ne me permettra mieux d'en rendre compte que par deux citations, empruntées à son livre. L'une, d'Arthur Symons, à propos de l'ancêtre William Blake: cc Car celui qui vit à moitié dans l'éternité doit supporter un déchirement des structures de l'esprit, une crucüixion de l'organisme intellectuel. » (Ne dirait-on pas une réflexion ,d'Artaud ?) L'autre, anony· me, extraite de la Revue Blanche de 1892 : cc Un des éléments de l'Art est le Nouveau. Sans lui, comme un vertébré sans vertèbres, l'Art s'écroule et se liquéfie en une gél~­ tine de méduse que le jusant délaisse sur le sable. Or, de toutes les théories d'art qui furent, en ces pénultièmes jours, vagies, une seule apparaît nouvelle, et nouvelle d'une nouveauté invue et inouie, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes signifiances que lui donnèrent d'infirmes court-voyants, se traduit littéralement par le mot Liberté et, pour les violents, par le mot Anarchie.» Ce pourrait être de Jarry. Quelques-uns objecteront au reIatü ampoulé du langage, mais (con. trairement à tout ce à quoi nous condamne le déferlement aujourd'hui de la cuistrerie structuraliste et telquelconque) cela Parle.

José Pierre

(1) S. Tschudi Madsen, L'art nouveau, Hachette 1%7.

(2) Philippe JulIian, Un prince 1900 : Robert de Montesquiou, Li· brairie académique Perrin.

P. S. - Depuis que cet article été écrit, nous avons eu grâce à l'A.R.C. et au C.N.A.C., les expositions Kienholz et Warhol : l'espoir renaît. Enfin se tient actuelle· ment au Musée Galliera une exposition organisée par Philippe Jul. lian sur le même thème et sous le même titre que son ouvrage. Serions-nous à un tournant? Il


SCIENCES

Anthropologie du présent SOCIALES

I

Georges Friedmann La puissance et la sagesse Gallimard éd., 503 p.

Un normalien brillant des années 30. Un « héritier », bien sûr (qui n'est pas « héritier» ?). C'est le temps du surréalisme, du communisme romantique et souvent « groupusculaire » : l'univers de la Conspiration de Nizan... Au Centre de documentation sociale de l'Ecole normale supérieure Georges Friedmann est l'assistant de Charles Bouglé. Le travail industriel, tout le monde en parle et tout le monde prétend l'organiser, en théorie ou en pratique. Qu'est-il vraiment? Grâce à Bouglé, Friedmann fera un stage d'apprentissage de mécanicien sur machines-outils à l'Ecole Diderot. C'est peu, sans doute, mais c'est l'équivalent pour l'ethnologue de la découverte du « terrain ». D'autres partent chez les Indiens ou chez les Africains. C'est dans la société moderne que Friedmann s'enracine. Et il fonde en France ce qu'on appellera plus tard la « sociologie du travail ».

L'aller et retour La puissance et la sagesse qu'il publie aujourd'hui vaut mieux que son titre qui évoque un peu trop l' « humanisme» des années 20. C'est mieux qu'un bilan, aussi. Friedmann entreprend une révision littéraire et critique de ses propres recherches depuis plus de trentecinq ans, de ses illusions, de ses certitudes. Juxtaposant les idées, voire les textes anciens contemporains du Leibniz et Spinoza (et même des essais littéraires qu'il n'y a aucune raison de renier car, sans eux peutêtre le savant ne serait pas devenu écrivain) jusqu'aux notes marginales du Travail en miettes, le sociologue entreprend de confronter ses hypothèses passées à ses constatations présentes - et cela sans' com. plaisance. C'est chose assez rare pour qu'on le note. Les utopies, les illusions sont ici relevées ou plus exactement relatées comme le sont aussi les croyances; mais c'est pour faire ressortir certains faits incontestables : l'identité de logique dans les conditions de travail technique pour tous les ouvriers de la grande industrie quel que soit le statut politique, l'importance du « loisir », la découverte progressive de l'efficacité

d'une éducation réciproque de l'intellectuel par le travailleur et du travailleur par l'intellectuel. Sans doute, passent ici, au fil des pages, quelques mythes. Pas tellement celui de « progrès» auquel Friedmann a consacré un ouvrage important (La crise du progrès), mais certainement celui d'un « humanisme », tel qu'on le trouve chez Romain Rolland ou précisément chez les fondateurs du communisme ! Certes, il ne s'agit pas de contester ce que l'idée d'une société dont l'homme s'empare et qu'il contrôle peut apporter et apporte encore aujourd'hui à une sociologie qui privilège l' « autogestion» plus que l'institution. Mais le « discours human~stique », lui, on le sait, n'est souvent qu'une danse triste au bord du gouffre ...

Une anthropologie de la cc civilisation )) Heureusement, l'analyse sociale, elle, se poursuit. Et se poursuit sans les idées qui parfois l'entraînent. Le type de savant que veut être Friedmann dans ses livres les plus importants et ce qu'il apparaît ici dans cette somme ou ce bilan critique, c'est un peu ce qu'est l'anthropologue ou l'ethnologue devant le présent. Travail complexe, souvent malaisé. Comment éviter d'inclure nos préférences dans le .contenu de l'analyse - à la façon des anciens ethnologues qui projetaient leurs catégories sur les sociétés qu'ils étudiaient? Comment alors ne pas pratiquer un « sociocide» comme Robert Jaulin parle d' « ethnocide» - et traiter le travail comme le font les technocrates ou les pOlitiques, idéologues ou non ? Les multiples intuitions de Friedmann sur la société soviétique (qu'il a été un des premiers à observer scientifiquement, un peu comme Tocqueville observait l'Amérique), sur la « sociét': industrielle » dont l'unité est indépendante des définitions politiques, sur le « noritravail » ou le loisir, sur l'urbanisme et sur la technique ouvrent autant de recherches : faut-il rappeler l'influence de Friedmann sur la présente génération des sociologues? Touraine, Crozier, Morin, Dumaze'dier pour ne citer que ceux-là lui doivent tous quelque chose. Voici quelques années n'a-t-il pas fondé la revue Communications où l'on retrouve Roland Barthes - et qui

La Quinzaine Littéraire, du 16 au 31 janvier 1971

est l'une des meilleures publications sur les problèmes de l'information par les nouveaux moyens audiovisuels? La puissance et la sagesse apporte une masse d'idées, de commentaires. L'auteur avance, rature, hésite, affirme, suggère une hypothèse, revient dix ans plus tard sur elle, la corrige ou ]a vérifie. Le temps est au fond le banc d'essai de la sociologie. Si les historiens comme Lucien Febvre (proche chercheur de Friedmann) esquissaient une anthropologie de la vie passée, Friedmann tente de constituer une anthropologie du présent. La comparaison des sociétés éloignées entre elles, des diversités de techniques et de modes de travail, l'écoulement du temps, l'apparition du « nouveau» sont les seuls instruments de cette recherche.

Un monde à faire La puissance éliminera-t-elle la sagesse? La sagesse conseillera-telle la puissance ? Interminable débat - et qui dure depuis Platon. Il est traditionnel qu'un savant, après trente ans de recherches, manifeste une sorte de déSenchantement. Friedmann échappe à ce genre littéraire. Il constate sans doute que la technique et l'appareil bureaucratique qui entoure celle-ci dans les sociétés industrielles ne sert pas l' « humanisation» de la société; mais il croit aussi que l'extrême développement de ces mêmes techniques peut renverser complètement la situation. Au désespoir de Marcuse, il opposerait une sorte de confiance dans l'activité collective. Il estime aussi que l'éducation

réciproque celle qui permet à l'éducateur de s' « élever en élevant » peut, dans une certaine mesure, modifier les structures contemporaines qui nous paraissent souvent écrasantes. On reconnaît ici un des rêves des démocrates du temps de Jaurès et même la définition que Lénine donnait du militant révolutionnaire. Est-ce en~ore possible? Dans les sociétés modernes l'éducation ne devient-elle pas nécessairement une orientation ? Spinoziste, Friedmann accorde à la raison non point la vertu d'un dogme ou d'un pouvoir charismàtique mais le rôle d'inévitable régu-' lateur de la nature et de la vie. Raison qui implique que l'homme « se prenne lui-même en main». Mais quel sera l'instrument !iOdaI de cette « reprise en main » ? Peut-être, le dynamisme que Friedmann accorde aux forces industrielles contemporaines et dont il ne désespère pas, devrait-il s'articuler .sur un contrôle réel des groupes humains sur la gestion réelle de la technique et du travail? On contestera peut-être à Friedmann de ne pas avoir accentué avec la même force les capacités sociales d'autogestion dans les sociétés industrielles et la capacité des institutions industrielles à se transformer heureusement. Du moins, la question reste-t-elle posée. Que le livre de Friedmann en arrive là, qu'il s'interroge autant qu'il propose de faits, voilà qui donne la marque de l'excitation intellectuelle qu'il apporte. Précisément parce que le sociologue dé· passe ses habitudes et même son langage. Comme il le fait dans le meilleur des cas... lean Duvignaud

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HISTOIRE

Un amour de Marx par Victor Fay Pierre Durand lA vie amoureuse de Karl Marx Julliard éd., 154 p.

I

On dit que l'enfer est pavé de bonnes intentions. C'est pourquoi nous sommes peu disposés à pardonner sa "vie amoureuse de Karl Marx,. à M. Pierre Durand, dont la photo sur la jaquette de son livre exprime tant d'auto-satisfaction. Il n'est pas question de l'accuser d'un crime de lèse-majesté. Il s'agit de tout autre chose. Par le titre de son livre et ceux des chapitres, par' le choix des textes et surtout par leurs commentaires, M. Durand rabaisse Marx à son niveau, celui d'un petit bourgeois conformiste, qui cherche à disculper son héros, comme s'il était un avocat et Marx un accusé. Là réside son erreur. Marx n'a nul besoin de justifications, sa grandeur ne peut être atteinte par les circonstances particulières de sa vie privée, au cours desquelles il n'a pas respecté le code bourgeois de la morale, qu'il a toujours dénoncé avec une extrême vigueur. Pendant près d'un siècle, les marxologues, qui se prétendaient marxistes, ont tout fait pour étouffer «le terrible scandale », pour cacher « le secret honteux» qui, selon les critères officiels, pouvait ternir la gloire de Marx. Ce "secret honteux », c'est' le fait que Marx a eu un fils adultérin d'Hélène Demuth (Lenchen), la fidèle servante et amie de sa femme èt de toute sa famille. Ce secret a été' respecté en raison de la jalousie maladive de Jenny Marx. Engels, cet incomparable ami qui a tout sacrifié à Marx, a laissé croire que Freddy Demuth était son fils. Ce subterfuge, qui n'avait plus de raison de se perpétuer après la mort de Mme Marx, de son mari, d'Engels et de Lenchen, est devenu un oc secret de famille,., dont on ne parlait qu'entre initiés, à voix basse, toutes portes closes. Or, à la veille de sa mort, survenue en 1895, Engels a écrit sur une ardoise, à l'adresse de la fille cadette de Marx, Tussy (Eléonor), que Freddy Demuth était bien le fils de Marx. Il a autorisé la première femme de Karl Kautsky "à faire état de cette confidence au seul cas où on l'accuserait d'avarice envers Freddy. Il ne voulait pas que son nom fat sali d'autant plus que cela ne servait à personne. Il ne s'était substitué à Marx que pour lui épargner un douloureux conflit domestique... ,. (1) En confirmant par écrit cette confidence à Tussy, qui ne voulait pas y croire, Engels a ajouté : oc Tussy veut faire de son père une idole,.. Il considérait que ce secret n'était plus nécessaire et ne voyait

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plus d'inconvénient à le divulguer. Mme Kautsky l'a révélé à Auguste Bebel en juin 1898, trois ans après la mort d'Engels et peu après le suicide de Tussy. en avril 1898. La lettre n'a été publiée qu'en 1962 par Werner Blumenberg (2). La con· signe du silence avait été soigneusement respectée. Seule Tussy a écrit plusieurs lettres à Freddy, en proposant à son demi-frère, peu de temps avant sa mort, de venir habiter chez elle. Les Longuet et les Lafargue n'ont jamais parlé de Freddy, et Laura Lafargue a brûlé certaines lettres

Jenny Marx de Marx et de sa femme qu'elle croyait nuisibles à leur réputation. Ce souci abusif des convenances était alors fréquent. C'est ainsi que le fils aîné du grand poète polonais Adam Mickiewicz a supprimé un certain nombre de lettres et de documents dans la biographie et la correspondance de son père, rédigées et préparées par lui. Mais revenons à Marx. Après les révélations de Blumenberg, dont nous avons fait état (3), il était impossible de cacher plus longtemps l'existence de Freddy. Il fallait donc, ne pouvant plus nier l'adultère, lui chercher des circonstances atténuantes. On les a trouvées dans la misère de Marx et dans l'état de santé de sa femme. Jenny Marx, issue d'une famille aisée, a très mal supporté les privations auxquelles l'avait exposée l'activité révolutionnaire de son mari. La mort de ses enfants en bas âge, occasionnée par la misère, avait profondément ébranlé ses nerfs. Ce fut pendant la période de sa plus grande détresse, en automne 1850, que se situe la brève liaison de Marx avec Hélène Demuth. Freddy naquit en juin 1851. Il fut aussitôt envoyé en province, où Engels

pourvut à son entretien. Quand, plus tard, il se fixa à Londres, il fut reçu par sa mère, à la cuisine, sans que Marx cherche à le voir ni s'intéresse à son sort. Pourtant sa ressemblance avec Marx était, paraît-il, telle que seul un aveuglement, conscient ou inconscient, pouvait empêcher quiconque de s'en rendre compte. Nous ignorons quand Jenny Marx a appris l'existence de Freddy. La crise se situe à la fin de 1855 ou au début de 1856. Elle est tellement grave que Marx écrit à Engels en janvier 1856 : "Je ne sais absolu-

Hélène Demuth ment pas que faire et suis en fait dans une situation plus désespérée qu'il y a cinq ans. Je croyais avoir avalé la quintessence de la dégoùtation. Mais non, je ne vois pas comment m'en sortir ". "Sans nos enfants, je me suiciderais,., s'exclame-t-il (p. 80 et 98). En mai 1856, Mme Marx, accompagnée de Lenchen et de ses trois filles, part pour Trèves. "C'est de cette époque que date la lettre merveilleuse de Marx ", qui a si profondément ému M. Durand. Elle est écrite à Manchester où, en l'absence de sa femme et de ses filles, Marx est allé retrouver Engels. Pour tous ceux qui connaissent l'extrême pudeur de Marx (<< peu de gens supportent aussi mal que moi toute manifestation exagérée des sentiments ", écrit-il) cette «lettre merveilleuse" est totalement contraire, par son ton exalté, par ses exagérations de langage, à sa manière habituelle de parler et d'écrire. On y sent la volonté délibérée de convaincre sa femme qu'il l'aime comme il l'aimait à dix-huit ans. Son exaltation (je t'embrasse des pieds à la tête, je tombe à genoux devant toi et je gémis: «Madame,

je vous aime!,.), s'explique moins par l'éloignement que par les suites de la crise provoquée par la naissance de Freddy. Jenny, oc' qui a tant pleuré qu'elle a cru toucher le fond de la nuit », a décidé de pardonner à Karl et à Lenchen. On n'en parlera plus. «Lorsqu'elle part pour Trèves, le soleil luit à nouveau, écrit M. Durand. La lettre de Karl vient comme une messagère d'une nouvelle jeunesse» (p. 81). Nous ne mettons nullement en doute la sincérité de Marx. Il a beaucoup souffert de la jalousie de sa femme. Il a redouté la rupture, d'où son attitude indifférente à l'égard de Freddy, alors qu'il désirait tellement avoir un fils et regrettait, après la mort de Musch et la naissance de Tussy, qu'elle ne fût pas un garçon. Pour sauvegarder sa famille, pour se réconcilier avec sa femme, Marx a renié son seul fils qui a survécu et qui, hélas! n'était pas légitime. Ainsi, tout est rentré dans l'ordre, tout a été oublié, considéré comme non avenu. Marx l'a fait parce qu'il connaissait les opinions rigides de sa femme en matière de rapports sexuels et qu'il les partageait dans une certaine mesure. Moins qu'on le prétend. Pendant la durée de ses longues fiançailles, vivant à Berlin, éloigné de Jenny, il ne semble pas avoir fait vœu de chasteté. Il passait au contraire pour un joyeux luron, fort attiré par les belles filles et le bon vin. C'était un vrai Rhénan, et s'il s'est si bien entendu avec Engels dès leur première rencontre, c'est non seulement parce qu'ils étaient d'accord en théorie, mais parce qu'ils n'avaient rien d'ascétique, qu'ils aimaient la vie et savaient la prendre du bon côté.

Une femme et une mère Tout en appréciant les joies de l'existence, Jenny Marx la concevait tout autrement. Elle était avant tout une femme et une mère. Elle a tout sacrifié à «son Karl" mais elle exigeait de lui une fidélité absolue. Elle considérait la misère comme une tare, tenait aux apparences d'honorabilité bourgeoise, même aux heures les plus difficiles de sa vie familiale. Elle a voulu, dès qu'elle l'a pu, que ses filles prennent des leçons de danse 'et de musique, voire d'équitation, comme c'était la coutume àans le milieu d'où elle était sortie. Elle a accepté que ses filles épousent des socialistes, car elle était sincèrement convaincue du bien-fondé des théories de son mari. Mais elle n'a jamais admis qu'elles


Le franquisme par Herbert R. Southworth puissent vivre avec des hommes qu'elles n'avaient pas épousés. De même, qu'elle n'a jamais admis, dans sa maison, les deux compagnes successives d'Engels, Mary et Lizzy Burns, non parce qu'elles étaient de simples ouvrières, mais parce qu'elles n'étaient pas officiellement mariées. La force de ses préjugés dans ce domaine était pour le moins aussi grande que ses convictions socialistes et elle ne voyait nulle contradiction entre son conformisme moral et son non-confor• misme politique. Marx aimait trop sa femme, il lui était trop attaché pour ne pas suBir son influence. C'est pourquoi, il s'efforce de mener une vie rangée. En même temps, il ne prend pas soin de ses vêtements, mange et dort quand il en a envie, écrit sur le coin d'une table encombrée par mille objets inutiles, laisse sa femme, ses filles, Lenchen, ses camarades et ses amis interrompre son travail. Il n'y a rien de solennel dans son comportement. Quand son beau-frère Edgar arrive" à Londres, Marx, âgé de plus de quarante ans, fait avec lui la tournée des pubs du quartier et la termine en cassant à coup de pierres les réverbères du voisinage... Il ne s'intéresse aux problèmes de la vie quotidienne que contraint et forcé. Il préfère écrire sur le capital plutôt que d'essayer d'en avoir. Sa lettre à Paul Lafargue du 13 août 1866 est probablement due à une influence extérieure. Marx 'demande des garanties matérielles à son futur gendre avant de donner son accord au mariage de Laura. Il oublie, ce faisant, qu'il avait épous~ Jenny von Westphalen sans avoir de situation stable, sans pouvoir offrir à sa jeune femme de pareilles garanties. Cette lettre semble avoir été inspirée par Mme Marx, qui aurait voulu épargner à ses filles les épreuves douloureuses qu'elle avait subies elle-même. Le seul cri du cœur qui a échappé à Marx est cette phrase : « Si ma carrière était à recommencer, je ferais de même.

Seulement, je ne me pas!» (p. 122-125).

marierais

M. Durand cite la phrase où Marx explique à Lafargue que « le vrai amour se traduit dans la réserve, la modestie et même la timidité de l'amant v.is-à-vis de son idole ». Phrase surprenante sous sa plume et combien contraire à son tempérament 1 Marx n'a été ni réservé, " ni modeste, ni timide en faisant la cour à Jenny, qu'il a conquise en luttant contre deux familles. A-t-il à tel point changé qu'il plaçat au-dessus de tout la sécurité mat~rielle de sa fille? C'est peu probable, car son insouciance en matière d'argent était proverbiale.

La vie amoureuse de Karl Marx, ce titre accrocheur pour magazine féminin, est un titre abusif. Il laisse croire que l'amour était la « grande affaire» de sa vie. Or, c'est faux! Marx aimait profondément sa femme et ses enfants, mais ce qui comptait avant tout pour lui c'était « le but unique» qu'il s'assignait : le socialisme. Pourquoi ne pas avoir parlé simplement de la vie «privée », «personnelle" ou « familiale » de Marx? L'auteur voulait·il allécher le public par ce procédé pour le moins inélégant? Faut-il s'étonner qu'en parlant de ce livre, le correspondant du journal italien « Il Giorno» intitule son article du 2 juillet 1970 : « Les amours ancil· laires de Karl Marx»?

D'inspiration bourgeoise M. Durand distingue toutes sortes d'amours : fou et sage, vrai et trahi, amour-affection et amourregret... Tout cela n'a rien de commun avec la vie de Marx, de même que les différentes citations de poètes en tête de chaque chapitre. Bornons-nous à ces lIgnes d'Antonin Artaud : « Poète noir, un sein de pucelle te hante... » (p. 73). Pourtant, les bonnes intentions de M. Durand ne sont pas contestables. Il a même apporté quelques précisions intéressantes sur la vie de Freddy Demuth. Ce qui ne l'a pas empêché de commettre une grave erreur en affirmant que -l'Idéologie allemande, « abandonnée, écrit Engels, à la critique rongeuse des souris» et demeurée inédite jusqu'en 1932, a été publiée en mai 1846 !Il (p. 43). JI a voulu montrer Marx dans le rôle de bon mari et de père respectueux de la morale bourgeoise. Qu'il présente Marx ainsi, ne peut Iii surprendre ni choquer. Tant d'autres l'ont fait avant lui... Mais pour ceux qui s'inspirent du mépris souverain de Marx pour les conventions, de ses analyses profondes des rapports sociaux et de sa devise : « Doute de tout! » pour ceux-là, la « défense» maladroite et inutile de Marx par M. Pierre Durand est d'inspiration nettement bourgeoise, avec tout ce que Flaubert entendait par ce terme.

Victor Fay (1) Lettre de Louise de Freyberger Kautsky à Auguste Bebel du 2 septembre 1898 (p. TI-79). (2) Werner Blumenberg : «Marx », traduction française, Mercure de France, édit. Paris, 1967. (3) Victor Fay : «Esquisse pour un portrait de Marx» dans « L'Homme et la Société », revue trimestrielle, N° 7. p. 269. Editions Anthropos, Paris 1968.

Jacques Georgel

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Le Franquisme: histoire et bilan. 1939·1969. Le Seuil éd., 400 p.

Sergio Vilar

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Les Oppositions à Franco

Denoël éd., 432 p.

Ces deux livres, consacrés tous deux aux problèmes de l'Espagne d'aujourd'hui, paraissent alors que l'Espagne fait encore malheureuse· ment la une des pages de la presse mondiale. Le premier "de ces ouvrages, écrit par un professeur français de Droit, Jacques Georgel, étudie la méthode de gouvernement telle qu'elle a évolué en Espagne depuis la fin de la guerre civile, et que Georgel appelle à juste titre: « le Franquisme». Le second de ces. livres est celui d'un journaliste espagnol, Sergio Vilar, et se compose en grande partie, des biographies des chefs des « oppositions à Franco», ainsi que d'interviews avec ces derniers. Georgel considère que l'Espagne a été en période de crise depuis des siècles et que la crise continue. Elle serait due en partie à la géographie du pays, auSsi diverse que les nombreux éléments politiques qui depuis toujours luttent entre eux pour en avoir le contrôle. Le « franquisme» ne serait qu'un épisode dans l'histoire de ces luttes. Georgel pense que le « franquisme» est né à la fin de la guerre civile en 1939, plutôt que pendant la guerre civile même. Il étudie d'abord les « fondements idéologiques» de l'organisation politique du « franquisme ». Dans cette première partie, il s'attaque à cette étude par le côté classique du droit, cherchant dans les textes de lois et décrets l'existence d'un système. Ce livre est, sans aucun doute, la meilleure étude faite jusqu'à ce jour du « franquisme» du point de vue juridique. Les pages consacrées à « l'organisatIon politique» comprennent dans l'essentiel l'étude des textes législatifs, mais dans la seconde partie de ce chapitre, intitulée « Le citoyen et l'Etat », Georgel présente le développement de l'opposition à Franco depuis 1962, et l'histoire de ces années est étudiée au cours d'analyses qui n'hésitent pas à condamner sévèrement. Il donne une image péjorative du manque des libertés civiles en Espagne : pas de d~oit d'association, ni de réunion, ni

Franco reçoit Eisenhower, 21 décembre 1959

d'expression de la pensée. Il fait ressortir la tragédie de l'église ca· thoUque, alliée de la « Croisade » de la guerre civile, et la prise de conscience d'une partie du clergé qui, aujourd'hui, souhaiterait se dé· barrasser de cet héritage de la guerre civile. " Dans un autre chapitre, Georgel montre comment le droit de vote et les élections ne sont qu'illusions" dans l'Espagne de Franco. Ailleurs, l'étude dédiée à la « défense de l'Etat» est particulièrement significative au regard du procès de Burgos. Les pages du livre de Georgel consacrées au développement du fascisme espagnol, à l'avant-guerre ci· vile, au temps de la guerre civile, puis à la période suivant immédiatement la guerre civile, sont inférieures en qualité et en quantité.à son analyse des aspects légaux, juridiques et politiques du Il franquisme » depuiS 1945. Ceci est dû, en large part, au fait que la plupart des sources employées pour écrire ce "livre sur l'Espagne, sont, ou bien des matériaux écrits en français, ou bien écrits en espagnols' mais toujours publiés en France. Beaucoup de ces citations proviennent des excellents articles que Il Le Monde» a publiés sur l'Espagne. (La très certaine qualité de cette documentation postérieure à 1945 n'altère pas sa limitation dans le temps). Le livre de Georgel dé· montre, en l'amplifiant, le rôle primordial joué depuis 1945 - en fait depuis 1936 - par les correspondants étrangers dans la formation de l'opinion mondiale quant à la situation en Espagne. (Le fait

~ La Quinzaine Littéraire, du 16 au 31 janvier 1971

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Le franquisme

que l'Espagne est ainsi fréquemment interprétée par des yeux étrangerS est, naturellement, provoqué par la censure qui sévit tians ce pays. Des livres, concernant la situat.ion réelle politique à l'intérieur de l'Espagne, ne peuvent pas être puhliés en Espagne même, et la presse périodique espagnole qui doit obéir aux contrôles gouvernementaux, ne peut pas être un guide sûr en ce qui concerne les nouvelles quotidiennes en Espagne). Cependant, les racines du cc Franquisme » doivent être trouvées dans les années précédant 1945 et les récits consacrés par Georgel à cette période sont minces, ses sources sont rares et son interprétation moins convaincante. C'est dans les pages relatives à la Phalange avant 1945, qu'on peut relever quelques erreurs que j'énumère ici parce qu'elles sont à la base d'une interprétation qui n'avait pas besoin d'être soutenue par ces erreurs de fait : par exemple, Georgel écrit que José Antonio Primo de Rivera était à Berlin le 4 février 1936; que Franco a envoyé « une unité aérienne » au front allemand luttant contre les Russes en 1941 ; et que l'Espagne déclara la guerre au Japon le Il avril 1945. Ces trois informations ne correspondent pas exactement à la réalité. Etudiant l'idéologie phalangiste, Georgel souligue l'appel phalangiste pour cc l'unité nationale» et l'insistance phalangiste pour un Etat cc totalitaire », mais il ne fait pas clairement la distinction entre lcs deux positions rivales cherchant à éliminer la lutte des classes en Espagne : (1) l'oligarchie conservatrice (église, armée, propriétaires terriens et banquiers) partisans de Franco, et (2) les Phalangistes pseudo-révolutionnaires, contraints d'accepter Franco. Georgel suggère que la Phalange a perdu ses chances pour le pouvoir suprême quand son chef, José Antonio Primo de Rivera, fut exécuté au début de la guerre civile : « dès le début de la guerre civile, la Phalange connaît un drame qui signifie sa défaite dans la victoire : elle perd son chef. » Mais est-ce que la disparition du jeune Primo de Rivera est la raison pour laquelle la Phalange n'a jamais pu saisir le pouvoir suprême? Il peut être également argué que, le 19 novembre 1936, quand José Antonio Primo de Rivera fut fusillé, le mouvement fasciste avait déjà perdu ses chances de prC'ndre le pouvoir, bien que, dans

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les mois suivants et même dans les années suivantes, il apparut superficiellement comme le vainqueur idéologique de la guerre civile. Cet argument est basé sur le raisonnement qui considère que le programme fasciste ne pouvait pas se réaliser sans un minimum d'unité nationale. J..e chef phalangiste en prison avant l'éclatement de la guerre civile, hésita à se ranger du côté de l'intervention des militaires, car il savait bien qu'aucun mouvement fasciste n'avait saisi le pouvoir par le moyen d'une guerre civile. Le fascisme espagnol était une formule pour résoudre la crise de la guerre des cla~s en Espagne, en canalisant vers une aventure étrangère les énergies croissantes des travailleurs révolutionnaires espagnols: pour prendre le risque, de cette aventure, une nation unifiée était nécessaire. Un pronunciamtmto de six jours pouvait bien avoir mis la Phalange en possession du pouvoir: une longue guerre civile qui ne finissait pas, et qui tuait des centaines de milliers d'Espagnols, avait rendu le programme phalangiste impossible dans un pays ruiné et désuni. Quand la guerre civile se termina en 1939, il n'était pas seulement impossible de réaliser le programme, phalangiste; ce programme était devenu sans raison d'être. Les militaires et leurs partisans avaient lancé la guerre civile pour éliminer leurs ennemis de classe. Leur but avait été atteint : la gauche espagnole fut noyée dans une mer de sang, et elle ne pouvait pas réapparaître avant plus d'une génération. Pourtant le but de la Phalange : c'est-à-dire une formule pour résoudre le problème de la lutte des classes, était une chose; la machine fasciste pour atteindre ce but, soit l'organisation, les symboles, le faux syndicalisme, la structure totalitaire, était une autre chose. Les Phalangistes ont construit cette structure durant la guerre civile (il n'est pas exact de dire comme le fait Georgel que les Phalangistes furent effacés durant la guerre civile) avec l'intention de l'utiliser pour réaliser leurs ambitions impérialistes; ils maintinrent cette structure et leurs ambitions jusqu'au débarquement des alliés en Afrique du Nord. En 1945 cette structure était encore en place, bien que les ambitions impérialistes aient été abandonnées pour toujours. Franco et les forces conservatrices qui le sou-

tenaient utilisèrent cette structure pour continuer à opprimer le peuple espagnol, payant des « royalties » aux inventeurs, c'est-à-dire aux Phalangistes, sous fOrme de portefeuilles de ministères, de hauts postes gouvernementaux et de sièges dans les conseils d'administration de sociétés. Georgel a perçu à demi cette situation quand il fait remarquer que, en 1942, l'influence phalangiste dans les affaires étrangères, disparut mais se perpétua, avec des interruptions, en Politique intérieure. Les structures fascistes en Italie et en Allemagne ,furent démantelées par des bombes et des mitrailleuses. Celles de l'Espagne phalangiste furent laissées intactes, car les vainqueurs de la Deuxième Guerre Mondiale (ou au moins Churchill dont la volonté sur ce point particulier fut, pour des raisons géographiques, déterminante) croyaient que la structure fasciste en Espagne ne présentait aucun danger pour eux, mais seulement pour les Espagnols. Aucune autre structure fasciste de 1945 ne fut traitée de cette façon. C'est précisément ce fait qui donne au franquisme son intérêt en tant qu'expérience politique expérience politique unique. Le fascisme espagnol ne fut pas épuré dans le sang en 1945... mais en même temps l'Espagne n'a pas pu évoluer hors du carcan de la structure phalangiste. Il reste à voir si cette évolution qui a déjà vingtcinq ans de retard, peut être réalisée sans un violent cataclysme. Georgel est sceptique sur ce point, et écrit : cc L'Espagne est-elle donc condamnée à un régime technocratieo-militaire postfranquiste ? Si la réponse est affirmative, le pays pourrait courir à l'une de ces explosions dont il a connu tant d'exemples au long de son histoire heurtée. » Jacques Georgel est un professeur de Droit, et l'on doit juger son ouvrage de ce point de vue. Il n'est pas hispanisant et il est à regretter qu'aucun hispanisant ne se soit penché sur le manuscrit avant l'impression. Cette étude excellente des bases juridiques du cc Franquisme » de 1945 à ce jour est entachée par le fréquent mauvais usage des patronymiques espagnols, par des l\ffirmations comme celles qui font d'Antonio Machado, poète soriano bien connu, un poète catalan. Dans une note, Georgel nous informe qu' « Arriba Espana! » signifie « Vive l'Espagne! »

Ceci n'est vrai ni grammaticalement ni politiquement : C'est la haute autorité qu'est celle de Francisco Franco qui fit observer combien l'expression phalangiste cc Arriba Espana » était un slogan politique, à la fois, plus vigoureux et plus agressif que « Viva Espana ». Ce dernier est le slogan des conservateurs ; le premier est le slogan fasciste. Sergio Vilar étudie, dans son livre, en détail les personnalités les plus en vue dans cc les oppositions à Franco ». Cet ouvrage a été critiqué parce qu'il traite plus des personnes que des programmes, mais il doit être jugé pour ce qu'il est et non pour ce qu'il aurait pu avoir été si la situation en Espagne avait été autre. L'auteur montre que « les oppositions» sont désunies et sans programme commun : malheureusement c'est la vérité. Cette étude est d'une lecture aisée. En allant de témoignage en témoignage, l'une des conclusions à laquelle le lecteur arrivera peut-être, est que, si la dictature veut maintenir son emprise sur la pensée de ses sujets, elle doit empêcher les hommes de parler les uns aux autres; il faut fermer les uhiversités et empêcher les citoyens de voyager. Un autre fait souligné par plusieurs témoignages est que le phalangisme comme programme politique faisant appel à la jeunesse intellectuelle d'Espagne, disparut simplement aux alentours des années 1942 et 1943, comme la neige sous les rayons du soleil. Ceci n'est qu'une autre confirmation du fait que le fascisme fut limité à un court moment de l'histoire, et n'a pas pu continuer comme force vitale en Europe après la défaite de Mussolini et d'Hitler. (Le cc Franquisme», bien sûr, s'est montré aussi cruel et répressif que le Plialangisme, peut-être plus en quelques aspects). Finalement, on doit noter que malgré le manque d'unité des « oppositions à Franco », Sergio Vilar est résolument optimiste quant à l'éventuelle et pas trop lointaine défaite du franquisme et de ses alliés. Ces deux livres, avec celui publié il y a quelques mois par Max Gallo : Histoire de l'Espagne franquiste, constituent une bibliothèque excellente sur les trois dernières décennies de' l'histoire d'Espagne.

Herbert R. Southworth


Ernst Fischer évolue ... Ernst Fischer A la· recherche de la réalité Dossier des Lettres Nouvelles Denoël éd., 336 p.

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« En route vers [un monde plus humain, plus raisonnable] Clov et Ivan - peut-être - se rencontreront quelque part». C'est en tout cas, symptomatiquement, dans l'essai d'Ernst Fischer, que ces lignes concluent, que. les personnages de Fin de partie, de Samuel Beckett, ~t ceux d'Une journée d'Ivan Denissopitch, de Soljenitsyne, effectuent une rencontre inattendue, échangent et se renvoient, dans un face à face ou plutôt un emmêlement éminemment dramatique, leurs statuts, leurs univers, leurs expériences, dé· finis par quelques notions élémentaires fondamentales, que rendent les termes les plus banals comme « bouillie », « Dieu », « soleil » ... Chez Beckett : Nagg (sortant d'une des poubelles) : Ma bouillie ! Hamm : Maudit progéniteur ! Nagg : Ma bouillie ! ( ... ) Clov : Il n'y a plus de bouillie... Et chez Soljenitsyne: ,« Le principal, c'est qu'aujourd.'hui la bouillie est bonne... Au début, il ne prend que le liquide, il boit, il boit. La chaleur se répand, lui envahit tout le corps; la tripe lui frétille pour cette soupe, elle l'espèr~. C'que c'est bon! C'est pour ce court instant que vit le détenu! ». De la bouillie à Dieu, il n'y a pas loin, pour peu qu'on demande à des rats de servir d'agents de liai· son: « Prions Dieu » dit Hamm après avoir chargé Clov de tuer le rat. Clov : Encore ? Nagg : Ma dragée! Hamm : Dieu d'abord! Et chez Soljenitsyne, c'est un rapport non moins brutal et éloquent qui est établi entre « bouillie », « dragée» ou « ration » et Dieu: (Aliochka, le « spécialiste » de la résignation religieuse) : «... Dieu nous a instruits à ne demander dans nos prières que notre pain quotidien... - La ratian, c'est-à-dire? demande Choukhov. - Ivan Denissovitch ! Il ne faut pas demander dans ses prières un colis ou une portion supplémentaire de soupe... Il faut prier pour son âme...

Pointés ainsi dans quelques-unes de leurs articulations essentielles, les textes de Becke~t et de Soljenitsyne se heurtent, se croisent, s'épaulent - et, pour nombre de lecteurs qui en avaient besoin, s'élargissent et s'éclairent de leur originalité respective. Confrontée aux données histarico-socialistes du stalinisme - que les livres de Soljenitsyne ne cessent de parcourir en tous sens -l'œuvre de Beckett - de ce même Beckett que l'on s'efforce obstinément d'isoler comme auteur ésotérique, ou fantastique, ou surréaliste, ou ab· surde, ou nihiliste, etc. - révèle tout le pouvoir de son réalisme poussé à un état d'extrême condensation ; et s'il est vrai que tout réalisme vise, en dernier ressort, la réalité historique et politique dans laquelle il s'inscrit, c'est toute la « Patrie» occidentale de la civilisation, en tant qu'affectée, dans sa réalité actuelle, d'un épouvantable procès de décomposition, dont Bec· kett décrit la « Fin ». Parallèlement, à se laisser saisir dans l'atmosphère puissamment fantasmatique, aussi, de Fin de par· tie, l'œuvre de Soljenitsyne - cet héritier, selon la formule consacrée, du « grand réalisme russe » - nous engage à traverser les divers modes de réalité qui en sont la texture ma· nifeste pour nous interroger sur les valeurs fantasmatiques latentes qui la sous-tendent; le problème posé est celui du style, de la forme spécifique du stalinisme - et c'est celuilà même qu'avait posé, en son temps et avec son langage psychanalytique propre, Wilhelm Reich à propos du nazisme; sans qu'en aucune façon soient dévalués ou négligés les déterminants historiques, économi· ques, politiques, sociaux, du système stalinien, on voit qu'une meilleure appréhension de la forme sta· linienne implique aussi le recours à des composantes fantasmatiques relevant de la personnalité même de Staline (nettement débusquées par Soljenitsyne lui-même dans cet étonnant chapitre du Premier cer· cle intitulé « Vieillesse» et qui commence par ces lignes: « L'Immortel, remué par de grandes pen· sées, arpentait son bureau nocturne. Une sorte de musique intérieure montait en lui, comme si un immense orchestre lui jouait des marches» (1) d'une part, et d'autre part, facteur trop souvent omis, des réactions psychologiques des masses russes soumises à une succession de situations traumatisantes (guerre, famine, révolution, encerclement

l.Jl Qllfn7JIfne Uttâ'alre, du 16 au 31 janvier 1971

cette déréalisation, de produire de la fausse réalité socialiste, ou encore la réalité du faux socialisme. On voit aussi à quel point l'aide et la complicité des intellectuels amis, des « compagnons de route» des pays bourgeois étaient indispensa. bles pour donner de la crédibilité à l'opération. Héros positif, comme déni de réalité, et camp de concentration, comme corollaire de la réa· lité niée, sont complémentaires (2). C'est lorsqu'elle semble approcher de ce type de relation que la réflexion de Fischer, inscrite comme naturellement dans un montage alerte et remarquablement efficace de citations et de brefs commentai. res critiques, atteint sa plénitude. D'un même mouvement, il repousse les formes mystificatrices - positivité, euphorie - du réalisme jdanovien Provoquer un cauchemar dans la somnolence du bien-être devient le devoir moral de la 'littérature », et quelques lignes plus loin, « Dans sa netteté, la négativité est donc un ange noir de l'annoncia· tion, qui porte dans ses ailes fer. mées la positit'ité encore indécise; elle a pour horizon l'autre possibi. lité ») ct il met en accusation, de façon autre qu'anecdotique ou allu· sive, le stalinisme : « la ( liquidation» des vieux bolcheviks, le régime de terreur policière, les arrestations arbitraires, le travail forcé, à perte de vue, les jours qui passent dans un temps gelé, ce n'étaient pas des (( accidents' secondaires », mais des traits constitutifs d'un système de domination .qu'il faut transformer en système socialiste». Nul doute que la réflexion critique de Fischer, comparée aux tra ~

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et agressions des pays capitalistes, contre-révolution stalinienne, etc.). Le réalisme de Soljenitsyne - ' tant vanté surtout par ceux qui cherchent à récupérer son œuvre pour le « réalisme socialiste» tient donc son exceptionnel pouvoir de ce qu'il effectue l'inscription, selon des modalités traditionnelles, de l'activité fondamentalement « déréalisante » du stalinisme, d'un système qui s'est développé comme un gigantesque « déni de réalité », fondé sur le mensonge, la calomnie, les faux; les truquages en tous genres. La fonction du « réalisme socialiste » est dès lors très claire, et elle est essentielle· au système : il s'agit de faire passer, à l'aide de formes imagées et imaginaires, ce « déni de réalité », d'être le réel de

SPARTACUS Réédite l'Important ouvrage

de C. Talès

LA COMMUNE DE 1871 Publié en 1921 par la libraIrie du • Travail. et depuis longtemps épuisé. Aussi enthousiaste dans l'éloge que lucide dans "analyse critique, L'exempl8lre: 15 Francs

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~ Ernst Fischer

~aux novateurs d'une critique lar. gement nourrie aux sources de la psychanalyse, de ,la linguistique et du marxisme même, ne paraisse manquer quelque peu d'épaisseur. Se donnant comme une cc contrihu· tion à une esthétique marxiste moderne», le recueil de Fischer, A la recherche de la réalité ....:.-. dans lequel nous avons jusqu'ici consi· déré le premier essai, traitant de cc Fin de partie et Ivan Denissovitch », pour ses remarquables qualités de sobriété, de densité et de rigueur - se distingue, en tout état de cause, par sa visée anthropologique générale, c'est-à-dire la volonté de définir de~ statuts humains concrets, une cc condition humaine » historiquement et socialement déterminée;, mais, avec ses pres· sions convergentes de mots, images, relations, réseaux divers d'implications, etc., le lexte agit toujours dans le sens d'une totalisation qui lui est propre, que l'on rapporte commodément, presque toujours, à une forme unifiante forte, comme l'auteur, ou le genre, ou l'histoire; à lire alors la totalité textuelle dans ses rapports avec l'enchevêtrement des innombrables et complexes cc données» historiques et sociales elles-mêmes feuilletées en multiples niveaux, on cède vite à la tentation d'opérer quelques salutaires effets totalisateurs par le recours à divers concepts-panacée, entrant presque toujours dans quelque constellation cc humaniste ».

De brusques écarts C'est ainsi que Fischer, alors mê· me qu'il est plongé dans le concret de cc Fin de partie et Ivan Denissovitch» et qu'il détaille un geste très précis de la réalité stalinien· ne (anecdote des tapis peints au pochoir, tirée d'Une journée d'Ivan Denissovitch) éprouve le besoin de faire quelques brusques écarts en direction d'une cc nature humaine» - décdte comme cc dépassement de soi », rapportée à un procès de cc déshumanisation », etc. - posée com· me explication ultime et unifica· trice. Encore Fischer était-il là cc tenu» par les textes de Beckett et de Sol· jenitsyne. Dans' l'essai suivant, cc l'Homme déformé», Fischer patauge dans les équivoques, le cabotinage, les mystifications politicolittéraires du numéro moderniste d'Aragon intitulé Mise à mort. En

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vain s'efforce-t-il de dessiner, face tion de Fischer vers une problématifrag- que politique et littéraire à la fois à cc l'homme déformé» menté, aliéné, aux possibilités avor· plus exigeante et plus ouverte. Austées, brisées - par la société bour- si le dernier recueil doit-il être ausgeoise capitaliste, l'image d'un si appré«ié en fO,nction de textes cc homme total»; sa totalisation antérieurs de Fischer. Premier oun'est guère plus qu'une sommation vrage de Fischer paru en français, de rubriques : homo faber et Mmo La nécessité de l'art (3) se caracsapiens, certes, mais encore homo térisait par ce curieux mélange, ludens, et homo amator; et pour- assez typique de Fischer, d'analyses quoi ne pas inclure l'homo laborans plus ou moins microscopiques d'une d'Hannah Arendt, et un homo otio- citation, d'une formule, d'un terme sus qui nous est bien cher. Il est - et de vastes envolées spéculatipénihle de voir Fischer se laisser ves, véritable diachronie galopante jouer - mais il n'a été que trop remontant de l'origine de l'homme longtemps préparé à l'être - par à nos jours. Il s'en dégageait une les trucs d'Aragon, et prendre par idéologie confuse et douteuse, dont exemple au sérieux une dialectique l'éditeur se félicitait naïvement en verbeuse et pédante des cc moi » (un soulignant que Fischer cc affirme premier moi, c'est le bien, un deu- avec un optimisme contagieux la xième moi, c'est le mal, et Aragon nécessité éternelle de l'art ». Plus propose un troisième, cc incarnation récent, Problèmes de la jeune géintérieure» (sic) de l'homme, qu'il nération (4) est un déferlement de labelle cc Indifférent»), s'essayant références, citations, formules, juà remplir ces outres vides de bour- gements à l'emporte-pièce, compore humaniste : cc il me semble, écrit sant un discours étonnamment hétéavec conviction Fischer, que ce troi- roclite parsemé d'assertions brilsième moi... est proprement hu- lantes et vagues, du genre cc le sens main, qu'il est ce vers quoi tend de notre vie, c'est de désirer l'iml'humanité... (l') humanisation de probable» ou de cette dernière l'homme ». phrase du livre : cc le but commun, Lorsqu'il est question, comme c'est une synthèse européenne ». dans le dernier essai du recueil, cc Les avatars de Francisco Goya », d'un homme bien concret, d'un artiste à l'œuvre vigoureusement préUne confrontation sente et irrécusable, Fischer retrou· ve alors, comme par mimétisme ou entraînement, son sens du concret, Encore plus suggestive est la sa vigilance aux valeurs nodales confrontation du recueil de Fischer d'une œuvre, son art d'organiser en avec un travail tout récent de un réseau solide et cohérent les Georg Lukacs portant précisément multiples déterminations constitu- sur Soljenitsyne (5) ; celui·ci repré. tives d'une présence artistique : li- sentant le plus typique de l'esthégnes, couleurs, formes et espaces tique marxiste, se livre, à propos de des divers travaux de Goya, ses l'œuvre de l'écrivain soviétique, à cc fantômes », ses intuitions, ses viun surprenant tour de passe-passe : sions, parcourent et se laissent par- il fait glisser l'acception concrète et courir par les diverses strates SOM historique de cc réalisme socialisciales (famille royale, aristocratie, te » - celle qui compte avant tout, peuple, etc.) où se réfracte, se ré- pour un marxiste - sous une autre vèle ou se résorbe la personnalité acception possible, le réalisme SOM de Goya, et les événements histori- cialiste comme idéal littéraire, ques (Napoléon, la guerre, la gué- comme projet d'avenir. Grâce à rilla) et les cc visions du monde» quoi le présent est escamoté, et reM (religieuse et paysanne, romantique, foulée la nécessité d'examiner en Aufkliirung) où cette personnalité termes politiques rigoureux et se déploie ou se perd - en sorte concrets le 'système stalinien conçu que Fischer est en droit, pour' comme désignant, non seulement l'avoir valablement établi, de con- les cc crimes monstrueux ) des cc déclure que cc dans ses grandes lignes cennies staliniennes », mais la réa(et parfois même jusque dans les lité toujours actuelle et toujours nuances), l'œuvre de Goya est la active du pouvoir soviétique. Grâce à quoi toute la substance de l'œuchronique de son temps ». Grâce entre autres aux études vre de Soljenitsyne, avec sa dimensur Goya et sur Beckett et Soljenit- sion politique fulgurante, est évasyne, A la recherche de la réalité cuée ou noyée (cc un simple épisotémoigne d'une remarquable évolu- de dans l'universalité de la littéra-

turc nouvelle»), et Soljenitsyne dé· coré du titre peu compromettant de cc jalon pour l'avenir ». Il est vrai que Georg Lukacs écrit sous l'œil de la police de Budapest. Ernst Fischer dispose d'une marge de manœuvre incomparablement plus grande; cela ne diminue en rien le mérite qu'il a eu de secouer quelque trente-cinq années de tu· telle stalinienne (il a adhéré au parti communiste autrichien en 1934), de dénoncer avec force J'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes russes, et après son exclusion du parti communiste en 1969, de pousser toujours plus à fond, sans reculer devant les implications politiques, la mise en ac· cusation du système stalinien. Si le nom de Trotsky - qui aurait dû être cité, au moins pour Littérature et Révolution (6), dans n'importe quelle étude d'A la recherche de la réalité - lui brûle encore la langue, ce n'est peut-être plus pour très longtemps. Roger Dadoun

(1) Le Premier cercle, Robert Laffont, 1969; pp. 12Q.-123; c'est moi qui souligne. (2) C'est encore Soljenitsyne qui nous instruit de ces collusions, notamment dans l'extraordinaire mi· se en scène des toutes dernières images du Premier cercle, montrant les transports de déportés vers les camps de concentration, dans des camions maquillés : «Trimbalant sa cargaison Je corps entassés, le camion gaiement peint d'orange et de bleu traversa les rues de la vil· le... Une voiture marron aux chromes étincelants attendait elle aussi que le feu passât au vert. A l'intérieur se trouvait le correspondant du quotidien progressiste français Libération, qui se rendait au stade Dynamo pour assister à un match de hockey. Le correspondant lut sur le camion ': Myaso/Viande/Fleisch/ Meat. Il se souvint avoir déjà vu ce jour·là plus <l'un camion semblable à celui-ci dans divers quartiers de Moscou. Il prit son 'carnet et nota avec un stylo marron comme sa voiture: «Dans toutes les rues de Mos· cou, on voit souvent des camions bien astiqués et répondant à toutes les exigences de l'hygiène, qui vont livrer des produits alimentaires. Il faut reconnaître que l'approvision· nement de la capitale est excellent ». (3) Editions sociales, 1965. (4) La Cité éditeur, 1968. (5) Collection Idées, NRF, 1970. (6) Collection Les Lettres Nouvel· les, Julliard, 1960.


PS TeRIATRIE

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Un meconnu Georges Devereux Essais d'ethnopsychîatrie générale Préf. de Roger Bastide Bibl. des sciences humaines Gallimard éd., 396 p.

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On peut imaginer que le premier livre traduit en français de Georges Devereux n'obtienne pas plus de succès que la première édition de ses ouvrages aux Etats-Unis. Il est de leur destin d'être des livres-retard, comme, en chimiothérapie, on parle de pénicilline-retard ou d'insuline-retard. Il a fallu en moyenne une vingtaine' ou une trentaine d'années pour que du cimetière des théories culturalistes d'avant-guerre émergent les solutions de Devereux parfaitement gaillardes et vivantes, prêtes à servir. J'ai pu observer sur moi-même, qui le connais depuis longtemps, cet effet de retard. Bien des idées de Georges Devereux (je pense à ses théories de la névrose comme défense contre l'identité ou de la perver· sion sexuelle comme défense contre l'orgasme), m'ont d'abord choqué. Je les regardais comme des bizarreries dans la pensée d'un auteur que j'admirais beaucoup, mais au bout de quelques mois, ayant acquis quelque expérience en la matière, le point de vue de Georges Devereux me paraissait inévitable, éclairant et même tout à fait évident. Bien que parmi tous les psychanalystes il soit difficile de trouver plus indépendant et libre envers les textes sacrés du freudisme que Georges Devereux, il a fait sien si complètement l'esprit de la psychanalyse que la plupart de ses propositions, même et surtout les plus scientifiques, fonctionnent en fait comme des interprétations. Comme telles, elles sont un certain temps obnubilées par des résistances, pour une fois celles-ci surmontées, elles réorganisent et clarifient notre entendement. C'est pourquoi, alors que Georges Devereux, malgré une demi-douzaine de livres et plus d'une centaine d'articles, a mené aux Etats-Unis une carrière assez difficile. Aujourd'hui, dans ce même pays, ce qu'il y a de plus sain et de plus vivant se tourne vers son œuvre et, pour commencer, la réédite.

rai prononcé le mot bizarrerie. Qu'on me permette d'alléguer mon expérience pour soutenir que cette bizarrerie ne traduit la plupart du temps que l'originalité créatrice. Ceux qui n'ont rien à dire ont tout le loisir de le dire dans la langue reçue, celle-ci dut-elle être en raison de la mode, jaculatoire, obscure. jargonnante, et donnant l'impression d'être traversée d'éclairs. Hélas, rien de plus simple, de plus lim· pide que les démonstrations de De· vereux. Procédant par propositions. distinctes et nettement articulées, il s'expose en plein, franchement et de face à la critique. C'est pourtant un auteur difficile, mais la difficulté ne tient qu'au fond. Toutefois, Devereux est convaincu quc l'ensemble de son travail forme un tout et il ne se gêne aucunement . pour renvoyer le lecteur d'un bout à l'autre de sa bibliographie pour complément d'information ou pour signaler l'endroit où telle démonstration aura déjà été effectuée. C'est ainsi qu'il se cite continuellement, procédé désagréable quand en usent ceux qui n'ont rien à citer, mais qui, dans son cas, ne doit rien à la vanité, plutôt à une certaine indifférence à la forme et surtout à un style d'exposition quasi mathématique par renvoi aux théorèmes déjà prouvés. L'œuvre théorique s'est construi· te sur la base de l'expérience in, tellectuelle et humaine de l'auteur, laquelle n'est pas commune. Il a reçu successivement une formation musicale, puis physico-mathématique, puis ethnologique et psychanalytique. Depuis une dizaine d'années il se taille un domaine dans les études grecques. Comme il pense avoir démontré que le matériel tiré d'Hérodote est parfaitement comparable à celui tiré de l'enquête chez les Mohaves, de l'examen des patients, voire des ·rêves et des fantasmes de l'auteur, il juxtapose des .exemples qui nous paraissent à première vue hétérogènes, mais selon des règles dont il a d'abord établi le bien·fondé. L'effet est d'abord surprenant. Il n'y a pourtant là rien d'arbitraire si l'on prend la peine de pénétrer la méthodologie de l'auteur. Il est certes déconcertant de passer sans arrêt d'un type de savoir à un autre, mais, outre qu'on est toujours content de s'instruire, il y a cette leçon à glaner que les vérités ne peuvent être transmises qu'à condition qu'elles aient d'abord été existentiellement éprouvées comme telles par l'auteur, lequel

La Qu'ou'ne Uttéralre, du 16 au 31 janvier 197/

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Devereux

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L'opératioll dl/ scalp chez les Commanches

Avec un retard de vingt ou trente ans, nous découvrons que les solutions de Georges Devereux sont toujours gaillardes et vivantes, prêtes à servir.

donne alors systématiquement à son expérience une valeur univer· selle. Le choix fait par Georges Devereux pour ce volume porte sur des articles écrits entre 1940 et 1965. La plupart ont été remaniés, remplis de nouveaux exemples, enrichis' d'idées nouvelles. Ainsi l'article clé, Normal et anormal qui a trente pages en anglais en a quatre-vingt trois grand format dans la nouvelle version. Je ne regrette pas cette expansion, sinon parce qu'elle a rendu impossible la publication d'un certain nombre d'articles aussi importants que ceux qui ont été retenus : Two types 01 modal persona· litY models, la nature du stress, Sociopoliticallonctions 01 the Oedipus myth in early Greece, ou encore ce merveilleux article : Considérations ethnopsychanalytiques sur la notion de parenté. Dans tous était posé un problème important, tous apportaient une solution. Enfin une bonne moitié de l'œuvre de Devereux est absente de ce r~uei1 : l'epistémologie, telle qu'il l'a développée récemment dans' un ouvrage fondamental dont la tra-

duction en français est éminemment souhaitable (From Anxiety to Method). L'ouvrage s'ouvre par la grande étude sur Normal et Anormal. C'est un débat capital dans notre évolution intellectuelle aujourd'hui. Kierkegaard remarquait que l'alternative véritable n'était pas entre le bien et le mal, mais entre l'acceptation ou le refus de cette distinction. Il semble qu'aujourd'hui, à la faveur de l'historicisme, du structuralisme, du culturalisme ou de n'importe .quoi d'autre, on s'oriente vers le refus de cette distinction. Au hasard des combinatoires, le sain permutera avec le pathologique, comme le haut avec le bas, sans que s'éta· blisse jamais un point fixe de référence. Il est évident pour Deve· reux, comme cela devrait être évident pour tous, que le critère de l'adaptation ne peut être retenu. Intérioriser les normes d'une société malade (hiùérienne, par exemple, ou léniniste-staliniste) serait devenir malade à son tour. D'où le point de départ de Deve· reux : « D.'un point de vue psychiatrique, les critères de normalité t'u-

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~ Devereux

lables sont tous absolus, c'est-à-dire indépendants des normes d'une quelconque culture ou société, mais conformes aux critères de la Culture en tant que phénomène universellement humain. La maturité affective, le sens du réel, la rationalité et la capacité de sublimer peuvent certes contribuer à l'adaptation de l'individu à une société saine et assurer sa survie dans une société pathologique; ils demeurent néanmoins logiquement indépendants de l'adaptation en soi ». Ainsi sont posés ensemble le concept-clé de l'anthropologie, celui de Culture et le problème-clé de la psychiatrie; celui de la frontière entre le normal et le pathologique. En d'autres termes, en face de la Culture, comme phénomène universel, est affirmée l'universalité de la Nature humaine. A ce point, Devereux fait une distinction très simple, mais à laquelle nul n'avait pensé : entre l'inconscient de la personnalité ethnique, composé de tout ce que, conformément aux exigences de sa culture chaque génération apprend elle-même à refouler, puis à son tour force la génération suivante à refouler, et l'inconscient idiosyncrasique qui se compose des éléments que l'individu a été contraint de refouler sous l'action de stress uniques et spécifiques. A la première sorte d'inconscient sont associés des moyens défensifs culturellement élaborés, ainsi que des institutions qui permettent aux pulsions censurées de s'exprimer de façon marginale. Cette distinction évidente permet d'établir une typologie solide des désordres de la personnalité. En ethnopsychiatrie on aura donc : 1° Les désordres sacrés. Le chaman est bien un être gravement névrosé, voire psychotique. Il serait faux de prétendre qu'il ne l'est pas parce qu'il est adapté ou parce qu'il reçoit un statut dans la culture dont il fait partie. Les données montrent qu'il est tenu pour malade et qu'il n'est adapté qu'à un secteur marginal de sa propre société. La grande différence entre le chaman et le névrosé « privé » tient à ce que les conflits du chaman sont localisés de façon caractéristique dans le segment ethnique plutôt que dans le segment idiosyncrasique de son inconscient. Il est malade, mais pour des raisons conventionnelles (admises et reconnues) et d'une façon conventionnelle. Il présente simplement le système culturellement spécifique des mécanis-

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mes de défense. La.cure qu'il opère zophrénie. La distinction entre déconsiste seulement à remplacer chez sordres ethniques et désordres-types son patient les conflits et défenses n'est pas facile mais elle est logiidiosyncrasiques par des conflits quement nécessaire. D'une façon conventionnels et par des symptô- générale on peut dire que l'étiolomes ritualisés, sans qu'intervienne gie d'un désordre non idiosyncrasijamais la prise de conscience. C'est que quelconque est pour l'essentiel pourquoi on commet un abus en as- déterminé par le type de structure similant la cure chamanique à une sociale, tandis que le tableau clinipsychanalyse. Aux culturalistes, que est structuré surtout par le Devereux rappelle que ce n'est pas modèle culturel ethnique. la même chose de croire à l'existen4° Les désordres idiosyncrasiques, ce des démons (ce qui est une caractérisés par la nécessité pour le croyance traditionnelle) et de les sujet d'improviser ses défenses et voir, ce qui est une expérience hal- ses symptômes, le plus souvent en lucinatoire, sans laquelle pourtant déformant des traits culturels dont il n'est point de chaman. Le cha- la destination normale 'n'est pas de man est malade mais, en jouant le fournir une défense contre l'anrôle que tient dans certaines famil- goisse. les le « fou par procuration », il Finalement, la pierre de touche conèentre et organise la folie la- 'de la santé mentale n'est pas l'adaptente des malades du groupe qui en tation en soi mais la capacité d'un récompense le tolère et lui donne sujet de procéder à des réadaptacertains pouvoirs. tions successives sans perdre le sen2° Les désordres ethniques. Ce timent de sa propre continuité dans sont les maladies-types comme le temps. l'amok, et le latah des Malais, le Normal et anormal ne se borne berserk des anciens Scandinaves, le pas à apporter à la question que windigo des Algonquins, etc. Ils res- pose son titre et qui empoisonne les semblent aux désordres chamani- sciences humaines depuis si longques en ceci qu'ils utilisent tous temps une réponse bien plus détaildeux les défenses et les symp~ômes lée et convaincante que mon bref qui leur sont fournis par la culture résumé ne peut le suggérer. Il est et élaborés spécifiquement par elle. lardé de faits, d'idées, d'inventions. Toutefois, ils empruntent leurs Pourquoi Thersite est-il haï de l'armoyens de défense à tel segment de mée grecque ? Pourquoi les psychola culture et les désordres chama- ses se mettent-elles en place au staniques à un autre. Leurs conflits de de oral ? Pourquoi les Hilotes sontbase sont enracinés non pas dans ils plus exposés à la maladie mentale l'inconscient ethnique, mais dans que les Spartiates ? Quels rapports des traumatismes suffisamment cou- ont les symptômes avec les tendanrants dans une culture donnée pour ces autodestructrices de la société ? contraindre cette culture à élaborer Pourquoi les délires psychotiques des défenses dont l'une sera la font-ils si souvent appel au surnatuconstitution de symptômes-modèles rel? A toutes ces questions et à permettant d'extérioriser les désor- bien d'autres une réponse est appordres sous des formes standardisées, tée si nette, si ingénieuse, si satisles rendant ainsi contrôlables. De la faisante, que le plaisir se mêle d'un sorte le comportement du malade . peu de regret de n'y avoir pas pensé sera parfaitementprévisihle en foncplus tôt. . tion du cadre de référence culturel. Faute de place je ne passerai pas Le coureur d'amok cesse d'être un en revue tous les articles. J'attire individu unique et différencié : il néanmoins l'attention sur celui intin'est plus qu'un coureur d'amok. tulé les Pulsions cannibaliques des Le tableau clinique de l'amok est parents. Il fait connaître un imporabsolument fixe et ritualisé de ma- tant aspect de la pensée de Devereux nière à concentrer dans une symp- qui est l'insistance sur la complétomatologie unique un grand nom- mentarité des phénomènes. Complébre de troubles d'étiologie et de na- mentarité (heisenbergienne, dit-il) ture diverses. entre Culture et psychisme humain. 3° Les désordres-types. Ce sont les Complémentarité entre l'aspect mamaladies propres au type de société nifeste et l'aspect latent du système qui les produit. Par exemple, dans culturel. Ici, complémentarité en· une communauté chaude et organi- tre les pulsions agressives des enque, le désordre-type pourra être fants et celles des parents. Après l 'hystérie, alors que dans les sociétés tout, comme il le remarque justeà solidarité simplement mécanique ment, bien que le complexe d'Œdi(comme la nôtre), ce sera la schi- pe soit universel, la chronique rap-

porte infiniment plus de cas d'enfants tués par leurs parents que de parents tués par leurs enfants. Œdipe avait quelques raisons d'en vouloir à Laïos. On lira aussi la série d'articles d'une lucidité assez sombre sur la situation actuelle de notre culture et, en particulier, les deux théories de la schizophrénie qui, tout sociologiques qu'elles soient, sont d'une vérité clinique criante et d'application presque quotidienne. On méditera enfin l'article d'une profondeur et d'une simplicité classique intitulé la Psychanalyse, instrument d'enquête sociologique. J'en extrais la proposition suivante qui mériterait de s'appeler le théorème de

Devereux: « L'exploration complète des significations, valeurs et connotations d'un item donné à travers la psychanalyse d'un seul individu, l'étude en coupe transversale d'un grand nombre de sujets, l'exploration ethnologique complète de toutes les matrices auxquelles se rapporte cet item dans une seule culture, ou encore, l'inventaire complet des matrices primaires dont relève ce même item dans un nombre important de cultures, sont quatre démarches qui fournissent exactement les mêmes résultats quant à la signification véritable de l'item en question ». Les corollaires de ce théorème s'étendent très loin. Deux mots encore. Par certains côtés Georges Devereux sera rangé dans ce qu'on appellera l'école hongroise de psychanalyse, avec Mélanie Klein (qu'il n'estime guère), Roheim, son ami, et Ferenczi auquel il ressemble intellectuellement beaucoup. Ce qui le rapproche du plus brillant disciple de Freud, c'est ce mélange d'intrépidité (vraiment hongroise) et d'inventivité. Dans l'escrime intellectuelle, quand il se fend, il touche, c'est-à-dire qu'il résout. D'autre part, Georges Devereux est complètement étranger au dogmatisme et au totalitarisme doctrinal. Sur la schizophrénie, par exemple, il propose non pas une mais deux théories, en avertissant qu'il reste de la place pour beaucoup d'autres. Un de ses adages favoris, emprunté à Poincaré postule que tout phénomène qui admet une explication en admettra nombre d'autres également satisfaisantes. Dans un temps qui s'abandonne si facilement aux scientismes, il est un savant.

Alain Besançon


CINiMA

~~ Le

genou de Claire"

par Louis Seguin Cinquième de ses six contes moraux, le dernier film d'Eric Rohmer aura fort ému la critique, mais, s'il faut remarquer ce trouble, c'est moins pour préserver la rigueur d'une originalité que pour tracer les frontières d'un désaccord. Le Genou de Claire permet à une élite charmée d'entrer dans le monde protégé de la délicatesse et du goût. Ouels qu'ils soient et où qu'ils écrivent, les chroniqueurs semblent refaire, avec quelques variantes de construction et de style, le même article. On y retrouve le même ton modeste et ému, et le même vocabulaire. Voilà un film «fin -, «discret -, «émouvant -, "classique-, « austère., "beau -, «nostalgique -, "moderne - ou "intelligent -, propre à susciter quelques antinomies et énumérations piquantes. Voilà alJssi un film qui pose, comme le ferait une réalité d'une infinie générosité, une multitude de problèmes sur les êtres et sur les choses. Ses personnages et ses lieux ont toute la richesse de la vie. L'intrigue y est prétexte à faire briller les mille facettes de cette abondance et les cent ressources de cette prospérité. Ainsi, à la veille de son mariage de raison, un monsieur accepte, avec une réticence plus ou moins sincère, de se prêter à l'expérience d'une sienne amie romancière. Elle lui fait affronter deux très jeunes filles. La double rencontre s'achève sur un double échec, de raisons différentes mais de semblable futilité. Ce film euphorique est une œuvre limpide. Les règles de son art sont aussi évidentes qu'est subtil leur mécanisme. Le Genou de Claire est construit sur une dualité dont l'agencement permet l'illusion de l'épaisseur. L'action s'y déroule sur deux plans d'un parallélisme euclidien. Il yale n'iveau du discours, d'un I?avardage très écrit et qui veille par cette sévérité à éviter le faux naturel. Parfaitement conscient de son rôle, ce discours sait qu'il ne peut être que trompeur et joue sur les ressources secondes de cette faute originelle. Et puis il y a le niveau d'une axiomatique des profondeurs où s'élaborent un espace, des gestes et des regards qui contredisent la parole, qui opposent à son mensonge la sincérité de l'indicible, la réalité de sentiments inexprimables, toujours cernés et jamais capturés par les mots, mais dont la vertu ne peut se démontrer que grâce à la présence de ce ver-

be qu'elle récuse. Un simple fléchissement du ton suffit pour que le texte, devenu transparent, privé fugitivement de toute ombre, laisse paraître la passion, la curiosité ou l'indifférence qui courent sous lui. Cet antagonisme du moment se renforce d'On désaccord de la durée. Le Genou de Claire est le récit d'une machination qui n'aboutit pas, d'un complot qui tourne court et bafoue le plan qui était à son origine, un dessein explicité que l'implicite de la vie renvoie au néant. Le film de Rohmer est une variation sur l'inachèvement. Le découpage en courts épisodes, en journées précédées de cartons chronologiques, n'est pas un simple artifice de construction mais un motif pour couper court. Le rée,it s'arrête, bloqué en plein élan, et donne le

est de tracer un réseau de pistes intelligibles en décomptant pour chaque scène une possibilité et une réalité, plus des variantes en nombre infini mais coincées entre les frontières du jeu et de sa vérité. Lors du tête-à-tête décisif du héros et de Claire deux drames se lisent dans un même temps. Le premier, drame du projet, du récit et de son dialogue, est la dénonciation par Brialy de l'ami de Claire puis, à la faveur du chagrin de la jeune fille, sa conquête du genou. Ce drame miroite à la surface d'un autre plus secret mais également déchiffrable, dont il n'est ni le signe ni la raison et qui est le drame des rapports amoureux latents, discutables, inconscients presque, des deux personnages englués dans une mise en scène du regard et du sus-

pective et de ce concret illusoire masque et décalque un autre stratagème. Ces sentiments si riches et profonds sont suspendus dans un vide arbitraire. Eric Rohmer a construit son film comme un ro· man pornographique classique; une architecture gratuite y est le support fragile de quelques moments de vérité, de joyaux psychologiques qui prennent la place des scènes érotiques et jouent le 'T'ême rôle d'excitant, intellectuel il va sans dire. Le Genou de Claire, ce pourrait être Un été à la campagne ou les Cousines de la colonelle. La prétention de l'auteur qui aime à rappeler la tradition du roman d'analyse et de morale n'est pas seulement une complaisance aristocratique, un abandon aux charmes douceâtres de Marmontel ou aux élans de Gobineau, c'est un procédé. En transposant sa fiction du XVIII- ou XIX- au siècle, Rohmer n'en garde plus que l'enveloppe, la vidant de toute grossièreté sociale. D'où ces périodes idéales, vacances. ou entractes, où, de la Collectionneuse au Genou de Claire en passant par Ma nuit chez Maud, il place ses héros pourvus de professions idéales ou inutiles (diplomates, romanciers en instance .d'inspiration, ingénieurs loin de leur usine) et libérés du même coup des contraintes laborieuses et avilissantes. De même pour les lieux. Les provinces de Rohmer sont meublées de demeures en bord de lac, de mas provencaux, de messes et de salons de thé. Le monde n'est pas seulement un jardin où le spectateur ravi découvre les vérités des êtres comme des œufs de Pâques dissimulés dans les bosquets, c'est une terre figée, que sa propre beauté préserve des injures du mouvement et de la durée. Immobiles, le lac d'Annecy et ses montagnes. découverts par des mouvements d'appareil discrets, enracinent et fixent des rapports réductibles au seul voisinage. Le paysage est un contrat social.

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champ libre à l'hypothèse inexprimée, avec un succès d'autant plus grand que les arrêts sont toujours calculés avec un sens assuré de l'équilibre. Le film est un parfait exemple de mise en scène, au moins si l'on donne à ce métier incertain le rôle quasi transcendant d'une domination et d'une ordonnance du chaotique. Les comédiens et comédiennes sont admirablement dirigés. Leurs attitudes sont réglées au millimètre, leurs déplacements ordonnés comme à la parade, leurs accents modulés de façon quasi musicale, sans que jamais se sente l'effort et sans que la procédure avoue sa fonction. Eric Rohmer a beaucoup de talent. Le dédoublement du texte et du geste, du projet et de la déception, qu'il conduit parfaitement, a deux conséquences. La première

La Quinzaine Uttéralre, du 16 au 31 janvier 1971

pens, où le dit et le silence se ré· pondent sans jamais s'unir. La seconde conséquence est l'apparition de la séduisante épaisseur. Le Genou de Claire est imaginé comme un anaglyphe où la réalité, aperçue de deux points de vue, coloriée de deux nuances complémentaires, superposée enfin à ellemême, offre au regard l'illusion magique de la densité et du relief. La compacité apparente de l'œuvre se construit dans cette dimension fa· briquée, jusqu'à cette hantise du tactile qui habite des héros obstinément soucieux de préhension et de caresse, les sommets de la dramaturgie coïncidant avec l'abandon d'une tête au creux d'une épaule, le passage d'un chapeau de main en main et, bien sûr, le toucher d'un genou. L'artifice de cette fausse pers-

Car, ainsi que le prouve une rare allusion, la société est tout aussi stable. Un gardien de camping qui figure le peuple et vient se plaindre est assez ridicule, mais le jeune ami de Claire qui a provoqué le mécontentement paraît assez odieux, tandis que Brialy se montre assez lâche. Selon un principe ségrégationniste mis au point depuis la Boulangère de Monceau les partis sont renvoyés dos à dos. Ici non plus rien ne bouge, chacun res-

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THI!ATRE

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Seguin

te à sa place. L'ordre règne sur le Lac d'Annecy. Il ne reste plus à cette Beauté et à cet Ordre qu'à recevoir la bénédiction du Vrai. Le dualisme, moral, psychologique ou naturel ne peut accepter d'autre raison que métaphysique. Tout autant que Ma nuit chez Maud, le Genou de Claire est un film sur la Grâce qui non seulement évite au héros de succomber aux Tentations (la malice et charme de la romancière sont les qualités premières du Malin) mais aussi et mieux permet la simultanéité de la Chair et de l'Esprit, du Dit et du Montré. Comme nombre de chrétiens Rohmer se plaît à frôler, à l'ombre de l'augustinisme, les alentours hérétiques de Pascal. Ce monde en équilibre entre la parole et le silence, ces rappels littéraires que l'anachronisme dépouille et désamorce, ce libertinage sans péché et ce romantisme sans subversion trouvent, et. c'est le motif de leur triomphe critique. leur place toute prête au sein de notre moderne idéologie bourgeoise. Ce film du Secret, d'un Ordre garanti par sa fragilité même, est aussi un film du regret, un effort éperdu pour geler le cours du temps. L'évocation des vacances passées, des maisons familiales et des jeunes filles de bonne famille, provocantes et pures, draine des nostalgies nimbées de culture où se joue le jeu ému de la reconnaissance. Le désenchantement discret du dénouement et les repentances de l'inachevé, loin de menacer l'édifice, en sont, de même qu'un ennui de bon ton, le crépi qui rend la façade propre et lisse. Aux reflets de cette sensibilité et de cette esthétique de classe se mêle le chatoiement d'une identique intelligence. Ce cinéma du langage second et du mystère des âmes e.n appelle comme celui de Bresson ou de Bergman au spiritualisme des chiens de garde qui, depuis cent ans et malgré quelques sursauts, pilotent depuis l'Université le petit monde de nos «valeurs -. Eric Rohmer s'adresse à un public formé par la «pensée - des Blondel, Bergson, Lachelier ou Croce. Il lui parle une langue qu'il comprend sans effort et que cultivent les déchets du kantisme et les enfants perdus 'de Hegel. Le chien crevé n'a pas fini de dériver au fil de ces eaux glacées. louis Seguin

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Au moment où la France lâche un de ses hommes de théâtre le plus doué, Paolo Grassi, directeur du Piccolo Teatro de Milan lui permet de poursuivre sa carrière de metteur en scène. Demain, après-demain, la France récupérera Patrice Chéreau. On mesurera alors ce qu'il doit à -sa période milanaise. Du premier spectacle milanais de Chéreau, il a déjà été parlé ici. Je voudrais seulement dire comment, selon moi, il est à la fois un achèvement et un pas en avant. Mise en image scénique d'une œuvre du poète chilien Pablo Neruda, il évoquait l'affrontement de deux groupes sociaux, comédiens en tournée et ouvriers d'usine, tentant d'exprimer une vérité différente au moyen de la même histoire - celle de Joaquin Murieta, devenu un hors-la-loi l'ancêtre des guerilleros - en raison de l'éloignement où le tiennent, lui et ses compagnons, venus des faméliques Amériques les Yankees,. possesseurs du sud, de la source des richesses : mines d'or et puits de pétrole. t'éclatement en scène du vieux monde, feu d'artifice des valeurs décadentes, était traité par Chéreau pour ce charme automnal des civilisations finissantes et dans son écartèlement d'où naissait un nouveau monde.

Ce qu'il doit

à Strehler Il est de bon ton, en france, de faire grief à Chéreau de ce qu'il doit à Strehler. Au Prccolo Teatro, où Strehler a travaillé vingt-trois ans, portant à la scène jusqu'à cent trente spectacles, la dette est reconnue, proclamée. Les ouvriers, que Chéreau faisait déboucher sur le plateau en pleine effervescence politique et -sociale d'un Milan paralysé par des grèves, ressemblaient aux petites gens vivant de la pêche que Strehler avait fait exister à partir du Goldoni de Baroufe à Chioggia. C'était les mêmes vêtements glissant en camaïeu du beige au noir, la même façon d'inventer un réalisme nouveau sans se laisser engluer dans le réel. Avec le Toiler de'Tankred Dorst (1), cette science 'du réel, qui apparaît d'autant plus vrai qu'il est scéniquement plus subtilement faux, s'affine encore. La ·façon dont les images transmettent moins des situations que ce qui permet de les lire, s'affirme comme langage personnel avec d'autant plus de netteté, d'aisance, qu'elle s'est débarrassée de toute surcharge, celle de l'esthétique comme celle de l'outrance.

Toiler Avec Toiler, Chéreau continue d'évoquer ces individus (Don Juan, Richard Il) que leur action met en porteà-faux avec la . société. La pièce de Tankred Dorst mOntre des êtres qui ont vraiment. existé dans l'attitude qui, historiquement, a été la leur. Ernst Toiler a engagé tout son enthousiasme d'ennemi de l'oppression

Chéreau en Italie et de poète dans la révolution de Bavière, surgeon du mouvement spartakiste écrasé par les forces unies du gouvernement social-démocrate et de l'état-major allemand. L'espoir, mort à Berlin, peut-il renaître à Munich? Toiler a vingt-cinq ans. Porté par un mouvement de masse, il est devenu président du gouvernement provisoire de la République des Conseils. Pourra-t-il avec sa seule foi dans un monde qui ne serait plus gouverné par l'injustice, convaincre 'les communistes d'apporter leur appui, c'est-à-dire celui aussi des Républiques soviétiques de Russie et de Hongrie?

Un duel inégal La pièce se déroule comme un duel inégal entre les révolutionnaires bavarois - anarchistes, socialistes indépendants - et les communistes qui, contre eux, contre ceux qu'ils accusent d'être des idéalistes et des bourgeois, commencent à faire élire dans les usines leurs propres conseils d'entreprises. Entre les uns et les autres, il n'y a pas de langue commune simplement des langages qui, revigorés· par ·les événements de mai 68, sont pour nous actuels : langage du vieil anarchiste Gustav Landauer : • Là où quelque chose de grand, de bouleversant, de neuf est survenu à l'humanité, le changement a apporté l'Impossible et l'Incroyable... \1 vaudrait bien mieux pour le socialisme et pour notre peuple qu'au lieu de la bêtise systématique que vous, les marxistes, appelez votre science, nous possédions .es bêtises fougueuses et débordantes que vous ne pouvez supporter. Oui, nous voulons faire ce que vous appelez des expériences. Nous voulons essayer, nous voulons travailler de tout cœur et agir, nous voulons même s'il le faut échouer!Langage de Leviné, le délégué des soviets, commandant l'exécution des otages. La révolution de l'amour devient, quand les communistes s'yengagent, une révolution de la violence,

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impuissante elle aussi. Déjà se profilent les jeunes troupes du nazisme, les beaux officiers de l'armée blanche, cruels et méprisants. Jamais Chéreau ne s'est tenu aussi près du texte qu'il a choisi d'exprimer scéniquement. Jamais pourtant il n'a . été plus personnel. Avec Toiler, c'est tout not're temps et son espoir qui se tiennent là, entre les hauts murs - une fois de plus, décor unique murs d'usine et murs des exécutions sommaires. Cette révolution dans laquel'Ie Toiler et Leviné, chacun à leur façon ont engagé leur vie, ni l'un ni l'autre ne peut la faire, et ce désespoir des engagements inutiles, un orchestre de rue le raconte. N'y a-t-il rien à chercher au-delà ou, tel un grand arbre, tout le système politique de notre temps peut-il faire éclater ses écorces? Chéreau, homme de théâtre, n'a pas à répondre à de telles questions : il les pose. Avec une simplicité, une limpidité, que son art n'avait encore jamais atteintes. En France, 'Ies acteurs étaient mal faits à sa manière, ou bien ne savaitil pas la leur imposer. Les acteurs italiens, plus ductiles ou mieux préparés, l'ont aidé à passer des images détachées, souvent étonamment belles, qui, par juxtaposition, constituent le message visuel : utilisation différente, à plusieurs moments du spectacle, du même fauteuil immense du pouvoir, des masques de carnaval dans lesquels la bourgeoisie s'enferme, d~ l'œillet rouge, témoignage de sa reconnaissance aux troupes de la réaction et qui réapparaît ironiquement de scène en scène. Ils sont ce par quoi le jeu le plus simple, le plus calqué sur la réalité, n'est jamais un jeu réaliste. Ainsi s'affirme une parole neuve, inséparable de l'organisation du réel chargé de sens. Désormais, tout se tient. La forme signifie. Le sens de l'œuvre est tout entier porté par sa beauté simple, son économie plastique. Dominique Nores (1) Traduit par Gaston Jung, le texte doit paraitre aux éditions Christian Bourgols.

ART CONCEPTUEL Catherine MILLET Robert BARRY / Mel BOCHNER / Victor BURG IN Douglas HUEBLER/ Alain KIR Ill/Joseph KOS.UTH David LAMELAS / Lawrence WEINER. Une interview de Marcel Duchamp, Yve-Alain BOIS La mariée nue. Jasper JOHNS Carnet. Otto HAHN Notes sur l'avant-garde. J. de LA VILLEGLE Le Flâneur aux palissades. Emile COPFERMANN Détruire, disent-lis 1

LA REVUE DE L'AVANT-GARDE INTERNAnONALE Une interview de Victor Garcia, 128 pages 100 illustrations 14 F

D.n. loul•• 1•• bonn.. IIbr.lrIeI. Correapond.nce et .bonnemenll: 101 rue de V.uglrard - P..... 6" - BAB; 30-76. EdiUon. Elleliler.


Livres publiés du 20 déc. au 5 janv. ROMANS FRANÇAIS Adèle Fernandez Des arbres pour Suleyman Editeurs Français Réunis, 236 p., 19 F A travers une enquête policière, une reconstitution très directe de la vie dans un village d'Anatolie. E. de Gengenbach Judas ou le vampire surréaliste Losfeld, 216 p., 12 F Réédition Un récit qui mêle de façon hallucinante le réel et l'imaginaire, par le • plus provoquant, le plus profanateur et le plus sacrilège des adeptes du surréalisme (J. Gracq).

Françoise Panoff Terre de l'aube Grasset, 200 p., 17 F Un premier roman qui a pour toile de fond lile de Hawaï devenue, depuis la guerre du Vietnam, cette antichambre de l'enfer où les soldats américains viennent passer de brèves permissions avant de retourner au front. Yves Simon Les jours en couleurs Grasset, 208 p., 16 F Un roman à la fois lyrique et goguenard, qui a pour héros un petit employé d'assurances avide d'échapper à la grisaille de la vie quotidienne.

REEDITIONS CLASSIQUES Senancour Libres méditations

(troisième version) Etude critique avec introduction et commentaire par B. Le Gall Editions Oraz, 560 p., 50 F. Madame de Villedieu Les désordres de l'amour Edition critique par Micheline Cuénin Préface de Pierre Moreau 1 fac-simile Ed. Droz., 260 p., 48 F.

BIOGRAPHIES MEMOIRES André Brissaud L'amiral Canaris Libraire Académique Perrin, 734 p., 30,10 F Une étude biographique qui jette un jour nouveau sur la vie et le personnage du chef de l'espionnage

allemand, exécuté par les S.S. en 1945. Jean-Paul Crespelle Utrillo Presses de la Cité, 322 p., 26,90 F La vie pathétique de ce peintre, devenu alcoolique incurable à l'âge de neuf ans.

le personnage de Vautrin.

CRITIQUE HISTOIRE LITTERAIRE Michel Oassonville Ronsard, étude historique et littéraire Tome Il : A la conquête de la Toison d'Or (1545-1550) ,Ed. Droz, 208 p., 48 F Collection. Histoire des idées et critique littéraire -,

Claude Mauriac Un autre De Gaulle Journal 1944·1954 Hachette, 416 p., 26 F Un document exceptionnel écrit au jour le jour, du temps que l'auteur occupa les fonctions de secrétaire particuliet • Lucien' Goldmann du Général de Gaulle. Structures mentales et création culturelle Anthropos, 450 p., 32 F Jean Savant Un ensemble d'analyses Le vrai Vidocq structurales génétiques Hachette, 256 p., 19 F d'œuvres littéraires Un portrait vivant et philosophiques. de cet ancien bagnard qui devint chef de la Sûreté Alex L. Gordon et inspira à Balzac Ronsard et la

rhétorique Ed. Oroz, 246 p., 80 F Collection • Travaux d'humanisme et renaissance -. Mélanges d'histoire du XVIe siècle offerts à Henri Meylan Ouvrage collectif 1 planche Ed. Oroz, 196 p., 67,20 F Collection • Travaux d'humanisme et renaissance -.

SOCIOLOGIE PSYCHOLOGIE Ida Berger Tiendront-ils? Préface de W. Abendroth Anthropos, 270 p., 21,50 F Etude sociologique comparative sur les étudiants des deux bords du Rhin: Nancy et Marburg.

Une nouvelle forme d'équipement culturel LE COLLÈGE GUILLAUME BUDÉ DE YERRES a 1 CES 1200 élèves : enseignement général b / CES ·1200 élèves : enseignement scientifique et spécialisé c / CES i 200 élèves : enseignement pratique d 1 Restaurant libre-service, salll!s de réunion, centre médico-scolaire e 1 Logements de fonètion f 1 Salle de sports avec gradins (1000 places) et salles spécialisées ~""~. __~I!iIJ.W;J# lHl~:~~:4~ 9 / Piscine ~-f ,,!!.. h 1 Installations sportives de plein air .~~ 1.~P. i 1 Formation professionnelle .~. 11 et promotion sociale j / Bibliothèque, discothèque "il' k / Centre d'action sociale, '. garderie d'enfants; conSeils sociaux, accueil des anciens 1 / Maison des jeunes m 1 Centre d'action culturelle: théâtre, galerie d'exposilion, musêe, centre (j'enseignement artistique n / Foyer des Jeunes Travailleurs

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'~ LE COLLÊGE DE YERRES INTËGRE, EN UN MËME ENSEMBLE ARCHITECTURAL, LES DIVERS ËOUIPEMENTS SPORTIFS, SOCIAUX ET CULTURELS DE LA COMMUNE. L'ENSEMBLE DE CES ËOUIPEMENTS EST AU SERVICE DE L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, LEUR UTILISATION, TOUT AU LONG DE LA JOURNËE, DE LA SEMAINE ET D.E L'ANNËE, PAR LES JEUNES COMME PAR LES ADULTES, A,SSURE LEUR PLEIN EMPLOI,

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La Quinzaine Littéraire, du 16 au 31 janvier 1971

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.Marc-André-Bloch H. Gratlot·Alphandéry Le développement affectif et moral (Traité de psychologie de l'enfant· Tome 4) Sous la direction de H. Gratiot-Alphandéry et de René Zazzo P.U.F., 208 p., 18 F Les grandes théories modernes du développement affectif et moral de l'enfant. Louis Corman Psycho-pédogagie de la rivalité fraternelle Ch. Dessart, 312 p., 28,70 F Un aspect souvent négligé de la psychopathologie familiale.

Traité de psychologie appliquée· Tome 5 : L'éducation. La psychologie et le développement IndivJduel Ouvrage collectif sous la direction de M. Reuchlin P.U.F., 232 p., 24 F Un large exposé des applications actuelles de la psychologie au problème du développement de l'enfant, par "intermédiaire d'une analyse du rôle du conseiller psychologue.

Réédition de l'ouvrage fondamental d'Henri·Paul Eydoux. Paul Henissart Les combattants du crépuscule Grasset, 528 p., 32 F Par un journaliste américain, un document d'une rare objectivité sur les derniers moments de la guerre d'Algérie.

POLITIQUE ECONOMIQUE

La participation Ouvrage collectif sous la direction de François Perroux Ed. Droz, 195 p., 23 F.

PHILOSOPHIE

• Yvan Bourdet .Edmond Husserl La délivrance de Philosophie première Prométhée (1923-1924) (pour une théorie Première partie : politique de histoire critique Pierre Goguelin l'autogestion) des idées La formation continue Anthropos, Trad. de l'allemand des adultes 303 p., 21,50 F par A. L. Kelkel P.U.F., 200 p., 13 F Une analyse théorique P.U.F., 384 p., 28 F Une synthèse des des possibilités Le texte des cours faits apports de la d'autogestion dans une par Husserl sous ce psychosociologie, société industrielle titre à l'Université de de la pédagogie, avancée. Fribourg-en-Brisgau, de la psychophysiologie complété par une étude et de la théorie .Etienne Cabet qui date de la même de l'information. Voyage en Icarie époque : C, Kant et l'idée Préface d'Ho Desroche de la philosophie . Anthropos, 600 p., 50 F V. Isambert-Jamati transcendantale -. Le tome 1 des Œuvres Crises de la société, en quatre volumes crises de l'enseignement André Vergez du chef de file des P.U.F... 400 p., 45 F Marcuse communistes français Une analyse des P.U.F., 112 p., 7 F de la première moitié discours de distribution Les grandes lignes du Xlxe siècle. de prix prononcés de force de la pensée depuis un siècle dans marcusienne. Jacques Decornoy les lycées, qui met . Péril jaune, peur blanche en lumière les profondes Grasset, 272 p., 21 F modifications des ESSAIS options qu'ils Par le spécialiste des proclament à travers questions asiatiques au Michel Cépède journal c Le Monde -, le temps, et leur La science contre insertion historique. une étude qui démonte la faim avec brio le mythe 6' pl. hors texte du péril jaune. • Georges Mauco P.U.F., 136 p., 18 F L'inconscient et la Un essai de synthèse Pierre Fougeyrollas psychologie de l'enfant entre les multiples Où va le Sénégal? P.U.F., 208 p., 12 F disciplines (Analyse spectrale Un ouvrage qui scientifiques concourant d'une nation africaine) . s'efforce, en confrontant à la lutte conUe Anthropos, les apports la faim. 300 p., 26,90 F psychanalytiques à la Une analyse qui tente psychologie de l'enfant, de démontrer que la d'éclairer les origines liquidation du mêmes de la pensée sous-développement enfantine. est inséparable d'une lutte radicalisée en vue de l'unité Th. M. Newcomb Ph. E. Converse africaine. H. Turner Manuel de psychologie sociale (L'interaction des Individus) Traduit de l'anglais par H. et A.-M. Touzard HISTOIRE P.U.F., 640 p., 50 F Un ouvrage qui fait le point des Henri-Paul Eydoux connaissances actuelles I.'archéologie, dans le domaine résurrection du passé de la psychologie Librairie Académique sociale. Perrin, 410 p., 30,10 F

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Léo' Hamon Acteurs et données de l'histoire Tome 1 P.U.F., 360 p., 20 F Une analyse de la liberté et du déterminisme social, appuyée sur des problèmes concrets ou sur des événements récents.

DOCUMENTS

André Coutin Histoire d'O Calcutta A. Balland, 240 p., 20 F Un document de première main sur l'histoire de ce scandale qui a permis au théâtre américain de gagner la bataille de la prohibition. Martin Esslin Au-delà de l'absurde Trad. de l'anglais par F. Vernan Buchet/Chastel, 360 p., 30 F Par l'auteur du • Théâtre de l'absurde -, une étude d'ensemble sur les expressions de l'art dramatique moderne.

Eichmann par Eichmann Conçu et rédigé par Pierre Joffroy avec la collaboration du juge d'instruction israélien Avner Less Grasset, 528 p., 30 F Les minutes du procès d'Eichmann à Jérusalem.

Jacques Lory Guide des disques classiques Buchet/Chastel, 409 p., 40 F Réédition revue et considérablement augmentée de cet ' ouvrage fort bien conçu et très complet.

Thor Heyerdahl Expéditions Ra Presses de la Cité, 350 p., 48,90 F Un document qui met l'accent sur les analogies entre les civilisations égyptienne, mexicaine et polynésienne.

René de Obaldia Les richesses naturelles ·Grasset, 208 p., 14 F Nouvelle édition, revue et augmentée, d'un recueil de textes théâtraux, poétiques et humoristiques.

Raoul Salan Mémoires Presses de la Cité, 450 p., 30,10 F Le premier tome des Mémoirell de Raoul Salan (de son séjour au ministère des Colonies à la conférence de Fontainebleau en 1946).

THEATRE

MarVin Carlson Le Théâtre de la . Révolution française Trad. de l'anglais par J. et Bréant Gallimard, 368 p., 35 F 32 pl. hors texte Les expressions de la c théâtralité _ révolutionnaire dans le répertoire français et étranger de l'époque. Gilbert Cesbron Mort le premier suivi de Pauvre Philippe Laffont, 256 p., 20 F Le tome III des Œuvres théâtrales de Gilbert Cesbron.

Plaute Mostellaria (La farce du fantôme) Edition, introduction 'et commentaire de J. Collart P.U.F., 228 p., 18 F.

ARTS URBANISME

M. Bohatec A la recherche des trésors cachés 203 reproductions dont 124 en couleurs Editions du' Cercle d'Art, 60 F Un passionnant voyage dans le temps, à travers les manuscrits enluminés de Bohême. René Creux Arts populaires 600 documents dont 90 en couleurs Bibliothèque des Arts, 328 p., 142 F. M. Eemans Hans Memling 23 planches en coul. Vilo..Meddens, 72 p.. 46,80 F.

Guillaume Janneau L'art moderne 40 pl. hors texte en noir et en couleurs P.U.F., 186 p., 21 F Les différentes expressions artistiques dans le monde moderne, c'est-à-dire de la fin de l'époque néo-classique au Minimal Art américain. Hassan Fathy Construire avec le peuple Trad. de l'anglais par Yana Kornel Préface de P. Bernard 133 documents J. Martineau, 310 p., 63 F Pour une architecture du tiers monde : une étude due à un architecte égyptien et appuyée sur une expérience précise. Robert Franc Le scandale de Paris Grasset, 256 p., 20 F Par le rédacteur en chef· adjoint de c L'Express -, spécialiste des problèmes d'équipement et d'aménagement, une analyse fort sévère de la situation actuelle de Paris sur ce plan. eLaure Garcin JJ. Grandville révolutionnaire et précurseur de l'art du mouvement Avec une lettre-préface de Georges Bataille Nombr. illustrations Losfeld, 256 p. Un grand artiste visionnaire du Xlxe siècle, dont l'œuvre, d'une audace peu commune, est encore peu connue . Le maitre de Marie de Bourgogne 115 illustrations en couleurs Vilo-Draeger, 192 p., 110 F Un somptueux ouvrage, qui reproduit fidèlement le manuscrit original conservé au Musée de Londres. D. Libal Les belles heures des villes tchécoslovaques 24 reproductions 206 photographies Editions du Cercle d'Art, 50 F A la découverte de Prague, des villes de Bohême, de Moravie, . de Slovaquie gardiennes des richesses accumulées au cours des siècles.


Trad. de l'allemand et présenté par A. Malet Seuil, 704 p., 60 F Le dernier volume d'une série consacrée aux œuvres fondamentales du grand théologien allemand.

F. Novotny Toulouse-Lautrec 163 reproductions dont 32 en couleurs Ed. du Cercle d'Art, 204 p., 75 F La signification de l'œuvre d'un des artistes les plus attachants de la fin du Xlxe siècle.

Joseph Comblin Théologie de la révolution Editions Universitaires, 304 p., 36,95 F La réflexion d'un prêtre qui a longtemps vécu en Amérique Latine.

Roger Passeron Les gravures de Dunoyer de Segonzac 56 reproductions Bibliothèque des Arts, 225 F Un album somptueux, qui réunit les plus belles gravures du' peintre, commentées par l'un des meilleurs connaisseurs de l'estampe moderne.

Friedrich Gogarten Destin et espoir du monde modeme Trad. de l'allemand par J.-M. Hayaux Casterman, 208 p., 18 F Le phénomène moderne de la sécularisation analysé par un des principaux représentants de la • théologie dialectique -.

Jean Petit Le Corbusier lui-même Rousseau-Edition, 284 p., 120 F Un inventaire très complet des activités et réalisations de l'artiste, auquel celui-ci a collaboré pendant les dernières années de sa vie.

Bernard Gorceix La Bible des Rose-Croix P.U.F., 192 p., 23 F Une traduction abondamment documentée des trois premiers écrits rosicruciens (1614-1616).

Ubac 47 pl. en couleurs 75 repr. en noir 3 lithographies

originales Maeght éd., 168 p, 95 F Le deuxième volume de cette collection de monographies dont le premier titre était consacré à Rebeyrolle

RELIGIONS Hans Urs vo'n Balthazar La théologie de l'hIstoire Coll. • Le SigneFayard, 192 p., 18 F Une brillante synthèse d'une œuvre qui figure au premier plan de la pensée catholique du XXe siècle. Henri Bourgeois Mais Il yale Dieu de Jésus-Christ Casterman, 228 p., 13,50 F Une étude qui s'efforce de préciser, à la lumière de toutes les ressources de notre culture, l'apport de Jésus-Christ à la question de Dieu.

Rudolf Bultmann Fol et ~henslon Tome 1 : L Istorlc", ,de l'homme et de la révélation

Jacques Lacarrlère La cendre et les étoiles Coll. • R.Balland, 150 p., 18 F Le message des Gnostiques, des premiers siècles de notre ère à nos jours. La recherche Interdisciplinaire et la théologie Cerf, 144 p., 21 F A la recherche d'un langage commun qui permettrait aux techniciens, aux philosophes et aux théologiens de retrouver un mode de communication. Jean Lyon Les 50 mots-elés de la théologie modeme Privat, 113 p., 16,10 F Présentés par ordre alphabétique, les termes essentiels à l'intelligence de la théologie. Miguel Molinos Le guide spirituel dans la traduction française de 1688 Coll. • Documents ~Irltuels ayard, 192 p., 22 F Réédition de cette œuvre célèbre due au

La Qulnzalne Uttéralre, du 16 au 31 janvier 1971

grand mystique espagnol. G. et M. Vovelle Vision de la mort et de l'atMlelà en Provence 16 pl. hors texte A. Colin, 104 p., 18 F Une étude scientifique, qui s'appuie sur les autels des âmes du purgatoire du xve au XX· siècles.

HUMOUR SPORTS DIVERS Philip Caza Krls Kooi Losfeld, 92 p., 60 F Une nouvelle bande dessinée fantastique et érotique, dans la série où ont paru • Barbarella - et • Les aventures de Jodelle -. André Demarbre 350 nouveaux jeux et variantes avec )eux d'intérieur éducatifs Berger-Levrault 212 p., 8 F. Dominique Dubreuil Rhône 160 illustrations Seuil, 96 p., 12 F Le troisième titre de la collection • Les guides Seuil - qui propose, sur chaque département, une monographie actuelle et informée. Encyclopédie Prlsma de la photographie Tome IV Le Bélier Prlsma éd., 200 p., 30,80 F. Pierre et Renée Gosset Les époques déchaînées de l'histoire Laffont, 344 p., 22 F Un reportage audacieux sur le déchaînement des mœurs à travers l'histoire. Pierre Gruneberg Rob~rt Blanc Skier en trois jours Editions Solar, 192 p., 16,10 F Un manuel dû à un grand champion de ski et destiné aux débutants Mina et André Guillois Métiers pour rire Fayard, 520 p., 30 F Une série d'histoires drÔles, mais sans méchanceté, qui concernent tous les métiers.

Michel latca Guide International de la bière Nombreuses illustrations A. Balland, 434 p., 45 F A la fois une monographie sur la bière, un livre de recettes et un répertoirE des bonnes adresses. Pierre Jaïs Bridge suspense Julliard, 304 p., 20,90 F Cent problèmes qui enchanteront les passionnés de bridge. Liliane Jenkins Pakistan Zindabad Photographies de William Jenkins Berger-Levrault, 292 p., 29,50 F A1a découverte de cette terre aux contrastes violents, récemment éprouvée par un terrible cataclysme. Myrette Tlano 365 desserts Nombr. Illustrations Editions Solar, 322 p., 35,50 F Un livre de recettes original et d'une luxueuse présentation. Rita Kraus Les Nanas A. Balland, 230 p., 20 F Un pamphlet plein de verve contre la contestation féminine. Maurice Mességué Des hommes et des plantes Laffont, 368 p., 25 F L'art de soigner par les plantes. Micheline Sandrel Comment (bien) vivre sans argent 30 dessins de Jean Effel Ed. de la Pensée Moderne, 356 p., 16 F Un guide à la fois drôle et poétique de l'art de vivre. Alain Spiraux Les phaloppes A. Balland, 240 p., 24 F Une • petite histoirede la révolution de 1789 dont les héroïnes sont les amazones du temps.

POCHE LITTERATURE Balzac La maison du Chat-qul·Pelote suivi de La Vendetta et de La Bourse et de, Le Bal de Sceaux Livre de Poche.

Arthur Koestler Les hommes ont soif Livre de Poche. Curzio Malaparte Ces sacrés Toscans Livre de Poche. Claude Roy Léone et les siens Livre de Poche. Anne-Marle Selinko J'étais une jeune fille laide Livre de Poche. Georges Simenon Pietr le Letton Livre de Poche. Jules Verne L'archtl en feu livre e Poche. Alfred de Vigny Cinq-Mars Livre de Poche. Louise de Vilmorin Le lit à colonnes Livre de Poche.

THEATRE T.S. Eliot La Cocktail-party suivi de La Réunion de famille Livre de Poche. Maxime N'Debeka Le Président Préface de H. Lopès Pierre Jean Oswald/ Théâtre Africain Une satire des mœurs politiques dont l'Afrique nouvelle a trop souvent à souffrir. C. Nénékhaly-Camara Continent Afrique suivi de Amazoulou Préface de M. de Andrade Pierre Jean Oswald/ Théâtre Africain Deux pièces qui s'efforcent de rendre compte de l'évolution. historique de l'Afrique dans son élan et sa vocation révolutionnaires Charles Nokan Abraha Pokou Préfaces de J. Howlett et M. Dufrenne Pierre Jean Oswald/ Théâtre Africain Une pièce révolutionnaire sur l'Afrique à la recherche de son Identité. Marcel Pagnol Angèle Livre de Poche.

INEDITS Antoine Adam Le théâtre classique Que sais-je? Pierre Albert Fernand Terrou Histoire de la presse Que sais-je? Robert R. Bell Rapport sur la sexualité précor.jugale Laffont/Connaissance de la sexualité. Luc Benoist Histoire de la peinture Que sais-je? C. Bourquln Connaissance du vin Marabout Université. Philippe Braud Les crises politiques Intérieures de la V· République A. Colin/Dossiers U 2 Un ensemble de documents concernant la crise algérienne, la crise constitutionnelle, la crise de confiance de décembre 1965 et la crise de mal 1968. Clément Bressou Histoire de la médecine vétérinaire Que sais-je? François Chapeville Biochimie de l'héréd1t6 Que sais-je? Monica Charlot

Le syndicalisme en Grande-Bretagne A. Colin/U 2 Le point sur les problèmes actuels qui se posent au syndicalisme britannique. André Dufour L'urologie Que sais-je? P. Elstob Bastogne : la bataille des Ardennes Marabout Un nouveau titre dans la série • Histoire illustrée de la seconde guerre mondiale -. René Fréchet Histoire de

1'4r1ande Que sais-je? D.W. Hastings L'Impuissance et la fri~ldlté

La ont/Connaissance de la sexualité.

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L"NCONS~'ENT

GUY ROSOLATO

BRUNO BETIELHEIM

LA FORTERESSE VIDE

ESSAIS SUR LE SYMBOLIQUE GÉZA ROHEIM.

LUDWIG BINSWANGER

DISCOURS PARCOURS ET FREUD

HEROS PHALLIQUES ET SYMBOLES MATERNELS DANS LA MYTHOLOGIE AUSTRALIENNE

Analyse existentielle, psychiatrie clinique et psychanalyse

Essai d'interprétation psychanalytique d'une culture archaïque

LOUIS WOLFSON

LOU ANDREAS-SALOMÉ

CORRESPONDANCE AVEC FREUD

LE SCHIZO ET LES LANGUES

suivie du JOURNAL D'UNE ANNËE (1912-1913)

à paraÎtre BRUNO BETIELHEIM

LES BLESSURES SYMBOLIQUES

D.W. WINNICOTI

CONSULTATIONS THERAPEUTIQUES

PAUL ROAZEN

LES IDEES SOCIALES ET POLITIQUES DE FREUD

OUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE Revue publiée avec la collaboration de l'Association psychanalytique de France. Paraît deux fois l'an, au printemps et à l'automne, aux Editions Gallimard.

Directeur: J.-B. PONTALIS

Corédacteur étranger:

Comité de rédaction: DIDIER ANZIEU, GUY ROSOLATO, VICTOR SMIRNOFF.

Incidences de la psychanalyse

M. MASUD R. KHAN

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