Mémoire d'outre friche

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MÉMOIRE D’OUTRE FRICHE


Couverture : Sans titre Louis Le Kim


Clément Renaudin

MÉMOIRE D’OUTRE FRICHE

Mémoire ENSAPVS 2014/2015


Merci Ă Catherine Deschamps, Bruno Proth, Louis.


Sommaire

Prologue 1.

Zone liminaire

2.

Pas de côtés

3.

Wasteland

4.

Chute

5.

Vanity rust

6.

Zombies

7.

IRH

8.

Lune froide Épi-apologue


« Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’humanité de jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les

respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention en passant par la découverte du feu – et sauf quand il se reproduit lui-même –, l’homme des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles villes et cultivé des champs ; mais, quand machines destinées à produire de l’inertie à


rapport à lui, et elles se confondront au la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre, si sa fonction n’était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c’est-à-dire de l’inertie. Chaque

interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un

d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus

Claude Lévi Strauss ; Tristes tropiques



Prologue J’espère que l’acception la plus naturelle du mot mémoire(s) est la capacité à enregistrer des faits cognitifs ou historiques. J’espère qu’écrire un mémoire ou écrire des mémoires, c’est tenter de retranscrire singulièrement le passage du temps sur un esprit. J’espère qu’écrire, c’est être sincère, Intus, et in cute ; ma prose ne sera ni châtiée ni impersonnelle. Une alarme sonne dans ma tête, elle est bruyante. Elle me poursuit comme des acouphènes. C’est plus qu’un son, c’est une sensation. Elle m’épuise. J’ai plus de boulot, un semestre en rab ça me couterait un bras. J’ me rappelle très bien de ce matin.


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— Clém, tu sais, j’ vais avoir 60 ans, va falloir que tu te mettes dans la tête que la thune en janvier ! — Ouais, je sais. Une heure plus tard, bon j’exagère peut-être même. du divorce et j’ commence à être sur la paille. Pense qu’à la nouvelle année, tu vas devoir te démerder et récolter tes propres deniers. — Ouais, je sais. Ok, c’est ça l’alarme… C’est l’arme du temps capitaliste. Tictac, l’école coûte. Tictac, commence à produire tes richesses mon cœur. Il faut produire. Mes darons ne se causent plus que par avocats interposés alors c’est impossible qu’ils se soient passé le message mais putain, le même weekend, la même heure ou presque… C’est fou. C’est l’horloge capitaliste qui tourne dans la tête de tout le monde, à la même vitesse. Tictac. Ne vous méprenez pas non plus, j’ me prends pas pour Causette. Je ne suis ni un dépressif ni un dilettante, c’est juste comme ça. Si on n’accepte pas le temps capitaliste on est foutu aux lions ou même pire, rejeté… L’alarme retentit. — Alors, t’en es où dans ton mémoire ? T’as


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faut avancer dans la vie. Regarde tes frères, ils bossent eux… — Ouais, je sais. Je suis obligé de céder à l’alarme, obligé de courir vers le marché du travail. Le mémoire, les mémoires… C’est peut être la dernière fois que je pourrais rêver tranquillement. C’est peut être la dernière fois que je pourrais m’adonner à un plaisir marxiste. Si je dois écrire ces mémoires, je veux parler d’un temps qui passe autrement et parler autrement d’un temps qui passe. Comme dans un rêve, une seconde vaudra une heure, un jour, une année. Mémoire d’outre friche. Je ne reviendrai pas d’entre les morts mais d’un endroit réel qui m’a aussi fait pressentir le temps : une vanité. C’est une pensée sur la terre et l’architecture abandonnée par l’horloge capitaliste, c’est ici que je me sens bien, c’est ici que je voulais écrire ces mots.



1. Zone liminaire


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— Tu zones quoi ce soir ? — N fait une soirée. — Ha… — Café, 10 minutes ? — 15. Je raccroche, avec très peu de mots on arrive à s’entendre. S est toujours motivé, il peut se lever dans la nuit pour boire des coups ou causer à ses potes. Il a un peu le physique d’un mec de l’Est, assez musclé, voire trapu, avec un regard de tueur. Il maîtrise, me rassure. Un jour, un fou était sorti en furie d’une boîte sur le trottoir où on marchait. À notre niveau, le gars avait éclaté un verre sur un mur et s’était tranché une artère au poignet. S lui sauta dessus et appuya à fond sur l’avant bras du type hébété. Y’avait du sang partout, des litres mais pas de mort. Je l’attends au Bergerac, il y a Noir Désir qui passe à fond. Un type avec un béret et un tatouage « ni dieu, ni maître » sur le cou me taxe une clope. Il se pose à côté de moi, me taxe une autre clope. Je bois un galopin, ça fait vieux gars de bistrot, j’aime bien. Le Bergerac est bourré d’anarchistes. J’ai les oreilles qui trainent dans les conversations autour de moi et les yeux qui matent les gens passer dans la rue. Un écart se creuse, je me retrouve entre deux mondes qui ne se regardent pas. Je bois un


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autre galopin. Je vois S. Il a aussi un béret, mais lui, c’est pour cacher sa calvitie. On se tape deux fois dans la main. Il y a deux semaines, il a déserté de la marine nationale — C’est vraiment des cons, me lance-t-il. — Tu risques quoi ? recherchées. Prison zonzon. Réplique-t-il. — Aie... — J’ m’en tape, ils auraient dû valider ma démission ces bâtards. La gendarmerie l’avait appelé, il avait rendez-vous lundi matin. Les enceintes du bar crachent du Léo Ferré. On écoute, on ferme nos gueules. Entre temps, E est arrivé. Il est grand avec des vêtements toujours trop courts. Il est un amoureux, un passionné mais il est drôle surtout. On se tape deux fois dans la main. E commande une pinte, un verre à sa taille comme il dit. On fume, on va faire un baby contre les gagnants du moment, on se ramasse et on se casse. Quand on quitte le bar, il y a toujours le CD génération Ferré. On s’éloigne en écoutant Avec le temps. Il se met à pleuvoir dru alors on trace en rang serré chez N. *


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On entre. Des potes archéos de N sont enfoncés dans le canapé. On se tape deux fois la main. Le temps passe. Deux heures disparaissent. J’ me retrouve avec un des types. Il me donne une leçon d’architecture. Me saoule. J’ me tire. J’ vais parler à R qui vient d’arriver, je l’ai eu au téléphone tout à l’heure. Il boit une bière 50cl de sous-marque. R, c’est mon pote de toujours et même d’avant. On va sur le balcon fumer une clope. E et S boivent un pastis en écoutant NTM, Laisse pas traîner ton . On les rejoint. Comme moi, E étudie l’archi, je lui cause. Je lui raconte que l’archéo m’a mis en rogne. On décide de faire du rentre dedans (un esprit de contradiction qu’on a en commun). On se cale dans le canap’ et on tente de parler avec le donneur de leçons. Il sent vraiment la mort, porte quinze kilos de dreadlocks et pense savoir tout sur tout. — Tu vois ça c’est le temps. Le gars prend une feuille, un bic et nous dessine une pauvre droite avec deux tirets. — Vous les archis vous bossez là, dans le présent, et nous ici dans le passé. — Nan mais tu nous prend pour des cons, t’en as d’autres des lieux communs comme ça ? crache E. — Calme-toi man, j’essaie de vulgariser.


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— Faut pas nous prendre pour des débiles, MAN. — Ce que je veux dire c’est que dans le futur : loin tu vois, nous les archéologues, on aura rien à voir. J’ te parle de qualité des matériaux. Genre, avant, les gens reconstruisaient directement sur les fondations des bâtiments détruits ou écroulés. Maintenant on… E le coupe. — On s’en fout MAN, plus tard, les archéologues fouilleront internet, c’est tout ! La matière, elle devient digitale MAN. — Ouais… réplique-t-il, mais j’ trouve ça quand même dégueu l’architecture que vous faites maintenant. Moi j’aime les trucs authentiques, anciens tu vois… Ok, la conversation est stérile voire merdique. J’ me lève du canapé et je me dirige vers la salle de bain. J’allume la lumière néon. Le sol est froid. Je passe de l’eau sur mon visage et pique une serviette pour m’essuyer. Je me regarde. Soudain, je traverse un moment d’ultra lucidité. Une prise de conscience que mon esprit et mon corps, bah c’est moi qui les conduis. Ça m’étourdit. Je m’assieds sur la cuvette des toilettes. Je reste 5 minutes les bras croisés sur mes cuisses. J’ me fais chier, je crois que j’ai trop picolé aussi… De retour dans le salon, je tombe sur une


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scène hallucinante. E qui balance une gauche à Bob Marley. Son poing claque sur la tempe de l’autre qui se met directement à saigner. S rapplique. Deux camps se forment avec N au milieu. Elle se met à chialer, tente d’apaiser l’affaire. R déboule, se fout derrière S. — Y’a quoi ? demande-t-il. — Les gars embrouillent E, gueule S en amorçant son corps vers les archéos. N chiale encore. Je ne m’interpose pas dans la bagarre mais je regarde une trace de sang sur le parquet, un pied avait glissé sur une matière sur quelques centimètres à la manière d’un pinceau. Je trouve ça beau.

*

Je vais voir N, lui dit que je pars. Dans l’escalier, E, S et R me rattrapent. — Tu te casses ? — Ouais. J’ vais me balader. — On vient. Dehors, la pluie a cessé et laisse place à une brume épaisse. On se retrouve tous les quatre à trainer dans la rue. Il est 3:00. On aime bien prendre conscience de cet instant où tout le


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monde a disparu. On ne fait jamais les exubérants, on veut disparaître dans la nuit, c’est tout. La ville est plus facile, moins anxiogène. On se transforme. S nous emmène derrière la gare, dans un coin sombre. Au sol, une plaque pour regard. Elle mène aux réseaux EDF. — S, t’es sûr de toi ? — Je suis venu une fois déjà. Un mec que je connais pique du cuivre en dessous. — On ne va pas chourer S ! — Nan nan, j’ dis ça comme ça. Je connais l’endroit quoi. On descend par une échelle métallique, dans un boyau. On doit être à une dizaine de mètres sous le sol, à un carrefour de tunnels. On se croit dans le jeu de Monty Hall. On doit choisir un chemin parmi quatre qui sont sous nos yeux. — Si on prend celui de droite, on se dirige — Et alors ? — Ça veut dire qu’on revient sur nos pas, en en sortant, j’ sais pas… — Bah on prend un des trois autres alors. S, tu connais toi ! — Let’s go. De chaque côté du tunnel, tous les mètres, des crochets retiennent un amas de câbles élec-


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trouvé un interrupteur, des tubes néons s’allument. Ça fait une heure qu’on marche. En fait je ne sais pas combien de temps ça fait. L’excitation est retombée, le chemin, monotone. — On s’emmerde S, dit E. — Ouais, il me reste une binouze. On se cale par terre dans le tunnel et on partage la ration de S. On se dit que la prochaine sortie, on la tente. On s’amuse de deviner où Une sortie. J’aimerais dire 200 mètres plus loin mais j’ai aucune idée des distances ici. On est coupé du temps, de l’espace. Peut-être même qu’il fait jour dehors. Comme quand on sort du cinéma mais à l’inverse. Transporté sans m’en être rendu compte. Le sol est plus proche. S se voûte tout en poussant du dos la plaque qui nous sépare de la surface. On est à l’intérieur d’un bâtiment cylindrique. — On est où vous pensez ? Demande R. — Chuuuut. Des pas bruissent ! On se terre dans notre trou au plus vite. Le son s’affaiblit jusqu’à disparaître. S me sourit et chuchote. pire ils nous disent de dégager. C’est tout ! Tu fais chier.


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C’est pas une peur du réel mais de l’inconnu. C’est pas une peur des hommes mais des morts. L’adrénaline brutalise mon cœur. Il sort de ma cage thoracique. — On regarde et on se casse, balance S. — Anything that can go wrong, will go wrong. C’est une loi les gars, réplique R. Je soutiens E. On y est maintenant. On remonte l’échelle. On a pas eu le temps la première fois de bien regarder. L’espace est piranésien, ouf j’ veux dire. Le béton brut des murs suinte. Tout est en lambeaux. Au sol, un chat desséché depuis un bon bout de temps. Sa peau fanée a pris le pli de sa carcasse recroquevillée. La porte menant vers l’extérieur est scellée. Une échelle rouillée grimpe en spirale le long de la paroi et disparaît dans une trémie qui a la taille d’une orange avec la perspective. On est dans un château d’eau… On est tous chauds pour monter, sauf R. Il a le vertige. Il décide de rester en bas, s’il entend un bruit, il nous appelle et on se casse au plus vite. S passe en premier. On attend qu’il soit en haut. C’est bon. Suivant. Le bruit de nos pas sur chaque barreau fait écho, ça donne une ambiance glauque. Premier palier. L’espace se resserre. Le niveau supérieur est en caillebo-


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je continue. Je ne saurais pas dire combien d’étages on a fait. Au dernier, celui de la grande cuve, un oculus nous donne la hauteur. La vitre est cassée, elle laisse passer de l’air. Cette fois-

une centaine de traverses qui leur laissent une teinte brune.

Il me reste quelques clopes. J’en sors une, l’allume avec peine, le vent est fort. On est silencieux en haut, soulagés de revoir le ciel. Un véritable jardin a poussé en haut. Il y a un petit acacia, de la roquette et des oignons sauvages. La rambarde qui est censée nous sauver d’une chute mortelle ne paraît pas être capable de faire son taff du coup, on reste un max au centre du dôme. On peut voir qu’on est bien loin de la gare, le long du chemin de fer. On distingue les limites de la ville. On est passé sous l’autoroute sans s’en rendre compte. On domine. S gueule on est les rois, je lui dis de se la fermer. De son téléphone portable, E met doucement Space odity. Je ferme les yeux une minute. — Vous voyez ça ? dit E.


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— C’est chelou, on dirait un caillou géant, répond S. — C’est une usine qui fait du chauffage. À côté, c’est des vieux entrepôts de la SNCF. Il paraît que le bâtiment est dingue. Ça vous dit ? — Grave. — D’acc. J’ suis un peu mort, on fait vite. Voilà qu’on fonce en bas. Merde, on avait presque oublié R. Il fumait clope sur clope, un tas s’était formé sous ses godasses. Il surveille pour nous tranquillement. — Putain les gars, j’ me fais chier là ! — On va essayer de sortir, on a vu un bâtiment qui a l’air cool. On va aller voir. On repart dans notre trou. S insiste pour remettre la plaque. On est invisibles. On avance. Cent mètres plus loin, il y a une autre sortie. On est à la surface, au bord d’une nationale. On mate à droite à gauche. Personne. Lavés de vers l’endroit qu’on a repéré. On bifurque dans une rue perpendiculaire qui nous mène dans une zone industrielle. C’est truffé de hangars en tôles. Au bout, une enseigne est allumée. Dans la brume, c’est une lumière abstraite, plus proche, c’est une foire fouille. Brusquement, un renard déboule devant nous. Il s’arrête au milieu de la route. Repart. E jure que c’était un chat. Moi j’ai vu un renard. Sûr. On trace.


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Le site du bâtiment est entouré de murs avec la face Est. Le barbelé abîmé volontairement laisse la place pour qu’un corps puisse se fauà avoir zoné ici. J’ai entendu dire qu’un vigile surveille 24 sur 24 les lieux. Il surveille quoi ? Un bâtiment vide ? Ok, je l’ai peut être inventé pour que les copains restent discrets. Ça ne m’empêche pas d’y croire, de me mentir à moi-même. On se fait la courte pour enjamber le mur. Je tire le dernier vers le haut. Il faut avec la mousse du mur, les grolles boueuses, bref. Nos sens sont tendus pour capter les bruits anormaux. Le terrain est immense. D’étranges portiques en bétons avec de drôles de machines à moteur. On rôde, on cherche des traces et on imagine ce qu’ils faisaient de cet endroit avant. Du stockage sûrement. Les façades sont dures, comme celles d’une prison. Il doit bien y avoir timent disparaît. L’atmosphère est pesante. En bruit de fond on entend la sonnerie d’un passage à niveau. Les trains ne sont pas loin. On zone, nos mouvements deviennent illogiques. Une jungle s’est formée sur le terrain abandonné. Il y a autant de bouts de plastique ou


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de métal que de plantes au sol. On se fraye un chemin vers l’aile Sud. Toutes les portes sont scellées. On doit grimper par une des fenêtres. Il ne reste pas la moitié des vitres… On se déplace ensemble, on est presque devenus une même seule et même personne, une hydre à quatre têtes. On arrive dans une petite pièce avec du lambris au mur. Il y a un trou béant dans le sol en linoléum. R a failli tomber dedans. On trace. On pénètre au cœur du truc. — Putain… On s’ retrouve dans une nef immense. L’espace long de plus de cent mètres se dilate verticalement sur une dizaine de mètres. De chaque côté, deux étages en balcon sur le vide. Après, le ciel… On peut le voir à travers des voûtes gigantesques. L’endroit est dingue. Il a ses propres bruits. Nous, on est silencieux alors on peut les entendre. Des gouttes d’eau qui tombent du plafond. Des objets métalliques qui s’entrechoquent. On fait gaffe parce que ces bruits sont quasi humains. Mais c’est vide. milieu. Elle est recouverte de craie, comme éclaboussée. R voit des fantômes. S trouve ça débile. Moi, j’aime bien l’histoire de R… Après avoir écumé le rez-de-chaussée, on


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son. Vraiment… La nef n’est pas une nef en fait, c’est un corridor. Sûr… Au sol, il y a des marques peintes, des limites et des numéros inscrits sur les poteaux. La démarcation de cellules peut-être. Personne. Que des sons. Au dernier étage, on comprend que les voûtes recouvrent tout le bâtiment. La lune teinte la pénombre d’une lueur blafarde. Il n’y a toujours rien. Au sol, des formations calcaires forment des stalagmites. La toiture éventrée et le béton malade ne protègent plus du dehors. — Là ! chuchote E. Une échappatoire. Une porte donne dans le vide. Sur le côté, une échelle à coulisse. Elle est seulement tenue par le haut. On force R à y aller. Il ne veut pas. Pas le choix. C’est ensemble ou rien cette fois… Tout à trac, une évidence s’impose à moi. Cet endroit possède une aura. Le temps semble distendu… je ne sais pas… je n’arrive pas à me l’expliquer… Il est 7:00. Le soleil teinte le bleu profond du ciel et les oiseaux piaillent. Classique. Mais c’est à ce moment précis où tout me rattrape, m’angoisse. Je me suis mis à l’écart du rythme biologique et j’aime pas m’en rendre compte… Même si j’ m’en fous… L’alcool part aussi… E met du Chet Baker en fond. Je me sens mieux… Tous les quatre allongés sur


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le dos on discute de la nuit. E a mal à la main. Il se plaint. On rit. Il est temps de rentrer. On n’a pas eu d’emmerdes ce soir. On a été invisibles. — Pour de vrai.



2. Pas de c么t茅s


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Ce matin, j’écoute le service public à la radio. C’est un sujet sur le pas de côté. Le pas de côté n’est pas une position de combat à proprement parler, c’est une des nombreuses résolutions prises par les contestataires de l’an 01 Rouch et Jacques Doillon. économies de marché et du productivisme. Il met en scène une liberté retrouvée face à des préceptes capitalistes jugés totalitaires. « On arrête tout (…) Après un temps d’arrêt total, ne seront ranimés — avec réticence — que les services et les productions dont le manque se révélera intolérable. Probablement : l’eau pour boire, l’électricité pour lire le monde, c’est l’an 01, et maintenant une page de Mécanique céleste” ». Le pas de côté est mon emblème dans la prise de conscience du concept de voir autrement. Il est le mouvement initial, l’élément perturbateur. Faire un pas de côté c’est donc : ne pas se laisser faire et ne pas se laisser imposer une vision statique. « On nous dit, le bonheur c’est le progrès. Faites un pas en avant et c’est le progrès mais jamais le bonheur alors si on faisait un pas de côté, si on essayait autre chose. Si on fait


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un pas de côté, on verrait ce qu’on ne voit jamais… Si on faisait un pas de côté, les queues ne tomberaient plus en face des guichets. Si on faisait un pas de côté, les fusibles ne tomberaient plus aux mains des soldats. Si on faisait un pas de côté, les coups de pieds n’arriveraient plus au cul. Si on faisait un pas de côté, on sonnerait chez le voisin. »

*

L’acte rebelle, le déplacement à côté, ailleurs, est l’origine dans l’an 01 d’une dynamique, d’un nouveau projet de société. Stalker ou Observatoire Nomade, groupe romain créé par Francesco Carreri dans les années 90, propose, de façon aussi subversive, de décortiquer les territoires urbains en pratiquant une forme de dérive et donc de déstabiliser notre appréhension quotidienne et habituelle du contexte. La comparaison est d’autant plus forte que la perception de l’espace et du changement engage tant le corps (la marche, le franchissement, le contournement d’obstacle) que l’esStalker est composé d’architectes, d’artistes, de chercheurs en sciences humaines. Son nom


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lui même emprunté au livre paru en 1972 des frères Strougatski : Stalker, Pique-nique au bord du chemin. Serge Daney (critique ciné) « To stalk, c’est, très précisément, chasser à l’approche, une façon de s’approcher en marchant, une démarche, presque une danse. Dans le stalk, la partie du corps qui a peur reste en arrière et celle qui n’a pas peur veut aller de l’avant. Avec ses pauses et ses frayeurs, le stalk est la démarche de ceux qui s’avancent en terrain inconnu » : les principes du mouvement romain découlent cement corporel est la base de la compréhension du territoire. La dérive de Stalker est différente de celle prêchée par Guy Debord dans les années cinquante. Quand Debord propose une errance essentiellement urbaine, celle de Stalker est périurbaine. Elle est la découverte de territoires refoulés, à l’inverse d’une approche classique du fait urbain. (« dans une approche classique et néorationaliste de l’architecture, le fait urbain se caractérise comme un objet, une ment délimitée dans ses contours, un artefact, reliée à une histoire, qui prend place dans un ensemble plus vaste, la ville, elle même consti-


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tuée de la somme des faits urbains. » Aldo Rossi.) Pour Stalker, la ville, l’architecture sont un processus, un devenir à l’œuvre qui se confond avec un espace abandonné, et qui révèle ce que la ville formatée n’a pas forcément le temps, l’occasion ni la volonté de regarder : une autre possibilité d’existence qui sommeille dans la urbaine qui fonctionne comme le refoulé du territoire résidentiel. C’est la friche, le terrain abandonné, un bâtiment désaffecté, des espaces en devenir (le tiers paysage de Clément). Je décide volontairement d’écrire le manifeste de Stalker. Il sera plus compréhensible qu’une mauvaise paraphrase. Un manifeste d’explications supplémentaires. J’aime pas synthétiser.


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Stalker à travers les territoires actuels Est une action menée à Rome sur un parcours circulaire de soixante kilomètres entièrement accompli à pied pendant cinq jours, qui se voulait de souligner l’existence d’un système territorial diffus et de lui attribuer une valeur parmi l’art du parcours. La route de Stalker est partie de la gare désaffectée de Vigna Clara, et ensuite s’est poursuivie à travers les champs, immédiatement au-delà de la périphérie des années 50. Le long de ce parcours, nous avons campé sur un terrain de football construit par des bohémiens, nous avons dormi au sommet d’une colline où sont tournés des westerns, dans le chantier de construction d’une rocade routière. Des bergers, des pécheurs, des paysans, des immigrés nous ont fait traverser leurs «propriétés», nous indiquant les sentiers, les embûches, les voies d’entrée et de sortie hors ou vers la zone. Il existe en effet presque toujours une sorte de sentier débouchant sur un trou dans un grillage par lequel passer, on peut ensuite traverser des routes, des morceaux de ville pour entrer à nouveau, par un autre trou, dans la mer. Si les pleins du bâti, ou encore les fragments hétérogènes de la ville, peuvent être interprétés comme les îles d’un archipel dont


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la mer est le vaste vide informe, nous pouvons dire que Stalker en a navigué les différentes mers, indiquant qu’elles peuvent être entièrement traversées sans solution de continuité. Une «forêt» continue constituée à son tour et pénètrent dans la ville et forment ainsi un système. Si, en effet, aux parcs et aux grands vides urbains, nous ajoutons toutes les terrains vagues, les marges abandonnées infestées de ronces, on peut observer comment le vide ne phénomène est clairement observable dans les aires marginales et les zones périphériques continuelle transformation qui représentent la ville contemporaine. Il s’agit d’une ville que notre civilisation s’est construite spontanément pour s’autoreprésenter indépendamment des théories des architectes et des urbanistes, des espaces nés et développés en dehors et peutêtre contre le projet moderne qui se montre en effet incapable d’en reconnaître les valeurs, et par conséquent d’y accéder. En effet, il ne s’agit pas d’une somme d’espaces résiduels qui attendraient d’être saturés de choses et d’autres, mais plutôt d’être remnon-ville à transformer en ville, d’un espace


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privé de sens auquel en attribuer par une colonisation, mais d’une ville parallèle aux dynamiques et aux structures propres, à l’identité formelle inquiète et palpitante de pluralité, dotée de réseaux de relations, d’habitants, de lieux, et qui doit être comprise avant d’être saEmployant une métaphore, on peut décrire Stalker comme un voyage dans les combles de la ville, ce lieu où la civilisation entrepose ses rebuts et sa mémoire et où naissent de nouvelles relations, de nouvelles populations et de nouveaux dynamismes en continuelle mutation. Nous estimons que ces territoires doivent être considérés comme les lieux qui plus que tous les autres représentent notre civilisation, son devenir inconscient et pluriel. Nous proposons par conséquent l’art servant de moyen d’accès et de célébration de leur existence, de compréhension de leurs valeurs et de leurs messages. Nous avons choisi le parcours comme la forme d’art qui permet de souligner un lieu en traçant physiquement une ligne, comme une pré-architecture qui s’insinue dans une nouvelle nature. Le fait de traverser, en tant qu’instrument de connaissance phénoménologique et d’interprétation symbolique du territoire, est une forme opérante de lecture et donc de transformation d’un territoire, un projet.


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Stalker Percevoir l’écart, en accomplissant le passage, entre ce qui est sûr, quotidien et ce qui est incertain, à découvrir, génère une sensation de dépaysement, un état d’appréhension qui perceptives ; soudain, l’espace assume un sens; partout, la possibilité d’une découverte, la peur d’une rencontre non désirée ; le regard se fait pénétrant, l’oreille se met à l’écoute.

Les territoires actuels Ils forment le négatif de la ville bâtie, les aires interstitielles et marginales, les espaces abandonnés ou en voie de transformation. Ce sont les lieux de la mémoire réprimée et du devenir inconscient des systèmes urbains, la face obscure de la ville, les espaces du

la métabolisation des rebuts de l’homme par la nature produit un nouvel horizon de territoires non explorés, mutants et, de fait, vierges, que Stalker a appelés Territoires Actuels, soulignant par le terme actuel le «devenir autre» de ces espaces. «L’actuel n’est pas ce que nous sommes mais plutôt ce


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que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, à savoir l’autre, notre devenir autre» (M. Foucault). De tels territoires sont aptes à faire l’objet de projets, du fait qu’ils sont privés d’une localisation dans le présent et par conséquent étrangers aux langages contemporains. Leur connaissance ne peut être acquise que par expérience directe; les archives de ces expériences sont l’unique forme de cartographie des territoires actuels.

Accéder aux territoires Percevoir l’écart, en accomplissant le passage, entre ce qui est sûr, quotidien et ce qui est incertain, à découvrir, génère une sensation de dépaysement, un état d’appréhension qui perceptives ; soudain, l’espace assume un sens; partout, la possibilité d’une découverte, la peur d’une rencontre non désirée; le regard se fait pénétrant, l’oreille se met à l’écoute.

Traverser Stalker traverse à pieds les Territoires Actuels : c’est le seul moyen d’exister sans médiations dans ces lieux, pour participer de


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leurs dynamiques. Une forme de recherche nomade tendue vers la connaissance par la tral’objet de la recherche pour ne pas entraver son devenir. Traverser est pour nous un acte au sein de la juxtaposition chaotique des temps et des espaces qui caractérisent les Territoires unique parcours cognitif les contradictions criantes qui animent ces lieux à la recherche d’harmonies inouïes. Traverser et faire traverdiffuser la conscience, tout en en sauvegardant le sens contre les banalisations du langage.

Percevoir le devenir C’est percevoir le langage inconscient de la mutation, interroger sans prétention à la actuelle en tant que perception inexorable mouvement. «L’objectif est de laisser une trace de notre contact avec cette objet et avec ce spectacle, dans la mesure où ils font vibrer notre regard, virtuellement notre toucher, nos oreilles, notre sens du risque, du destin ou de la liberté. Il s’agit de déposer un témoignage, non


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plus de fournir des informations». (MerleauPonty)

Organisation fractale de l’espace urbain Stalker, conforté par les données sur les géométries complexes, estime que le rapport entre la quantité de marges et la surface est l’indice de la richesse d’un organisme, dans la mesure où l’articulation des vides, à différentes échelles, détermine la structure même d’un organisme. Les vides constituent le «fond» sur lequel lire la forme de la ville qui, autrement, apparaîtrait homogène, informe, privée de dynamiques évolutives complexes et donc de vie.

Continuité et pénétration des territoires actuels à travers la ville Défendre Les Territoires Actuels, en garantir le maximum de continuité et de pénétration à l’intérieur des systèmes urbanisés, enrichissant tion continuelle et diffuse avec l’inconnu, de telle sorte que puissent trouver un abri jusque dans le cœur de la ville le sauvage, le non pla-


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Le parcours comme plan cognitif «Stalker» expérimente l’agglomération urbaine comme il expérimenterait un plan cognitif qui serait actualité grâce à une pénétration continue dont le dessin maculé trouve des claires analogies avec les récentes représentations de l’âme humaine, «l’esprit humain n’est pas une unité ni une structure organisée de façon hiérarchique: mais c’est un ensemble d’aptitudes distinctes, facilement localisables Jervis). Il est intéressant de noter le fait que ces deux images ont en commun un problème de «pattern» de localisation de réalités différentes qui vivent séparément des qualités différentes, les relations sont le résultat de parcours. Cueillir cette réalité suppose devoir se mesurer avec des modalités dynamiques en mouvement, mouvements capables de sectionner le dessin articulé de ce paysage en mille parcours possibles, les uns différents des autres, sans jamais passer par un centre.

L’abandon de tout le territoire, depuis toujours mirage


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de notre culture occidentale, au moment même où elle semblait pouvoir se réaliser, commence sures se sont ouvertes dans le cœur de notre système, les grandes villes. Le bois qui autrefois enserrait villes et villages et où naissaient les loups et les ours, mais aussi les cauchemars, les fables et l’idée même de liberté, a été repoussé loin des villes, mis dans un coin, délimité et même, dans un acte de clémence, protégé. Mais voilà que ce bois réapparaît, là précisément où, dans les villes, les systèmes d’appropriation et de contrôle du territoire sont les plus vieux et délabrés. Dans l’impossibilité de tout contrôler, le ciment, dont la terre a été recouverte, éclate; la terre en émerge sous des formes nouvelles et imprévisibles et s’apprête à disputer à l’homme la domination de l’espace, à partir des rebuts humains eux-mêmes. Prévoir l’imprévisible, sauvegarder le devenir des Territoires Actuels en les abandonnant. L’abandon est la plus grande forme de soins possible de ce qui est né et s’est développé au-delà de la volonté et du projet de l’homme.


3. Terrain vague


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Je pose mon oreille au sol comme un cowboy le ferait. J’entends un chant puis une voix mais rien de guerrier, bien au contraire…


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Puisque les coins de mousse Sont toujours loin de nous On se rencontre en douce À deux pas de chez nous Sur le grand terrain vague Qui est depuis toujours Notre palais de Prague Notre jardin d’amour Quand le vent fait des vagues Avec des cheveux fous Sur le grand terrain vague Le printemps est si doux. Et quand la nuit est sombre Nous allons nous cacher Protégés par son ombre Pour mieux nous enlacer Dans l’ombre solitaire Il fait peur aux enfants Tant mieux si son mystère Éloigne les passants Quand il pleut, quand il neige Quand il vente partout Pour nous deux c’est l’auberge Des plus beaux rendez-vous.

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« Une trompette noire, une clarinette bavarde, des balais de jazz qui caressent une caisse claire et une contrebasse grave donnent l’ambiance. Deux amoureux dansent devant moi, Jean Siegfried chante. J’aime cette rengaine, elle me décrit bien. Ce qu’elle ne dit même apprécier lorsque l’on me décrit justement. J’ai peu à offrir, certains ont même peur de moi, qu’à cela ne tienne, qu’ils restent chez eux, « la beauté est dans l’œil de celui qui regarde » disait Oscar Wilde. Mon nom en latin vient de vacuus qui vient lui même de vacare «être vide, libre» et mon prénom de terranum ou terrenum, je ne sais plus. Ça voulait dire terre vide ou terre libre. Mais je n’ai jamais nié l’autre acception de mon nom. Je regarde dans le dico… hum hum … mal. de terre déterminé. Un vrai paradoxe. Maintenant, une petite digression, vous allez voir… Une pute, un tagueur, un curieux. Homo sacer, homme exclu des juridictions humaine et divine. Autre paradoxe qui réside dans le fait qu’implicitement, l’exclusion procure un statut, une reconnaissance, comme moi ? Je continue l’équation, explication par addition. Le mot ban que l’on retrouve dans


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abandonné (terrain abandonné) ou bien bandit c’est à dire, mettre au pouvoir de ou bien laisser en liberté. Je reprends mon dico … Le mot «ban» est d’origine germanique. Il désigne la puissance souveraine de la loi, quand elle s’applique en se désappliquant. En français, on trouve le mot dans abandon, mais aussi dans bannière, ou dans porter un ban. Dans les langues romanes, «mettre à bandon», «à aussi bien que «laisser en liberté». Abandonner, ce n’est pas : placer en-dehors de la loi, hors-loi. Qui est mis au ban est abandonné, là où la vie et le droit, l’extérieur et l’intérieur se confondent. Dans l’Antiquité germanique ou scandinave, le bandit ou le hors-la-loi occupait une position analogue à celle de l’homo sacer romain. Il était proscrit, sans jugement, hors du droit, et devenait homme-loup, loup-garou. On pouvait le tuer, et même parfois on le considérait comme déjà mort, comme appartenant à un état de nature mi-humain, mi-animal. L’homo sacer est mis à l’écart, mais il n’est pas sans lien avec le droit appliqué dans la cité, puisque c’est au nom de ce droit qu’il est exclu. Il se situe en un seuil d’indifférence, dans


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une ambigüité constitutive où se rejoignent l’inclusion et l’exclusion. Mettre au ban, c’est : livrer à la merci de celui qui abandonne, et c’est aussi restituer à sa propre séparation. on est bien pareil l’homo sacer et moi. Des forclos heureux. Exclus, rejetés du psychisme du sujet mais bien réels, beaux peut être. Un de mes amis, bon, c’est pas vraiment un ami, plutôt une connaissance, avait fait une remarque intéressante à mon égard. Comment il s’appelle déjà… Ha oui, Gil Doron, un anglais, prof d’architecture et de culture urbaine, la grande classe quoi. Bref, il parlait à un de ses collègues, je le cite et dans la langue de Shakespeare : « But, it’s a white dot on a map that you have shown to me; it’s not a dead zone. some project. Unable to have a serious talk in the corridors of the planning department, and learning that these words, Dead zone, wasteland, derelict, etc, are commonly used by planners and architects… »*→ pour un nouveau mot en parlant de moi et çu comme un être sale ou indésirable. Heureusement qu’il y a encore des artistes et des


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poètes. Eux, ils voient mon potentiel, ma capacité d’être libre, de n’imposer nulle vision. J’échappe à la mise en spectacle du présent, je suis comme l’art, une invitation à sentir le temps. Je suis un éveilleur de souvenirs comme disait l’autre. Un autre ami a écrit une petite biographie sur moi, il s’appelle Philippe Vasset. Le titre, si mes souvenirs sont bons (j’ai pas votre âge, c’est de plus en plus dur de tout retenir) était: Un livre blanc. Donc, ça parle de lui me rendant visite toutes les semaines pendant un an (pour écrire ma bio), cherchant l’eldorado mais ne voyant que des roms, des drogués, des putes ou personne (très souvent). Il se pose des questions, fait le bourgeois pour un temps: « Au bout de deux mois, j’avais complètement abandonné l’idée de faire apparaître la moindre parcelle de merveilleux ». Mais ensuite, il pige que sans ma présence, une société qui existe (les homos sacri) ne trouverait pas asile, un état dans l’état, un état d’exception. mais je crois que maintenant, il trouve en moi une paix qu’il n’obtiendra plus jamais dans la ville : « Je m’abandonnais alors au plaisir d’être nulle part, m’imaginant pour quelques heures soustrait à l’emprise de la surveillance urbaine et savourant, au milieu des ordures et


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des herbes folles, un paradoxal sentiment d’intimité et de confort ». Vous ne trouvez pas que ça ressemble drôlement à l’histoire de Peter Pan ? Je vous laisse voir. Quelle belle chanson tout de même…»

* « Mais c’est un point blanc sur une carte que vous m’avez montré, pas une zone morte. nir je ne sais quel projet, incapable d’avoir une discussion sérieuse dans les couloirs du département d’urbanisme. Il continuerait sûrement à donner cours aux architectes et aux urbanistes en utilisant les mots zone morte, friche (waste donne en français le mot friche), épave. »


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Puisque les coins de mousse Sont toujours loin de nous On se rencontre en douce À deux pas de chez nous Sur le grand terrain vague Qui est depuis toujours Notre palais de Prague Notre jardin d’amour Quand le vent fait des vagues Avec des cheveux fous Sur le grand terrain vague Le printemps est si doux. Et quand la nuit est sombre Nous allons nous cacher Protégés par son ombre Pour mieux nous enlacer Dans l’ombre solitaire Il fait peur aux enfants Tant mieux si son mystère Éloigne les passants Quand il pleut, quand il neige Quand il vente partout Pour nous deux c’est l’auberge Des plus beaux rendez-vous.

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4. Chute


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On avait dit 10:00 devant le Pacha Bar. J’ai 15 minutes de retard, c’est pas correct mais quand j’arrive, il n’a l’air exaspéré ni impatient. Je déculpabilise. Il caille ce matin alors il porte le bonnet, au-dessus des oreilles. Il n’est pas très grand, le regard moqueur et n’a qu’une dent sur deux dans le sourire. Il sourit quand même, pas un sourire béat, un sourire affable. En me serrant la main fortement, il fait tomber par terre l’Huma qu’il avait oublié sous son aisselle. Michel c’est son prénom. Le Pacha est fermé donc on se grouille d’aller aux Sports, juste en face. Le patron est un con selon Michel mais ça fera l’affaire, on sera au chaud. On s’installe, j’ prends un café, lui, une grande bière. 10:30 du mat’, à la dure. On cause de tout et de rien au début, on pause les bases. C’est galère d’arriver ici en voiture, y’a pas de places pour se garer, il fait bien froid Allez, au vif du sujet. Michel me raconte sa life. Pour dire, on est resté trois heures ensemble, j’ai lâché 2 phrases. Je l’écoute, il est bavard mais en bien. J’ vais répéter ce qu’il m’a dit mais en mode indirect libre. Pas libre strictement dans le sens de la grammaire mais libre car j’écris de mémoire.


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Il est né là, il a vécu ici et il m’a même dit qu’il voulait y mourir. Gamin, il était doué en maths alors il a poussé jusqu’au lycée ce qui était plutôt rare pour un gamin de son statut. Ensuite, il a dû bosser, comme tout le monde et ramener du blé à la maison. Les études, il fallait oublier, c’était devenu un fantasme et puis son oncle lui avait dégoté un taff de contrôleur des transports. Michel avait grandi dans une famille de cheminots, il était né cheminot. Pendant cinq ans ou presque, il avait contrôlé, poinçonné. Comme dans la chanson de Gainsbourg, il était le gars qu’on croise et qu’on ne regarde pas et faisait des trous, des ptits trous, encore des ptits trous. Dans les années 70, il avait entendu dire qu’au magasin général, en face de la gare, ils avaient besoin de main d’œuvre. Alors pour changer et il avait demandé sa mutation. Il avait été promu gestionnaire des stocks. Au magasin général, (attention il ne fallait pas dire magasins généraux devant Michel. Pour lui, il n’y avait qu’un magasin général, pas deux) on recevait le matériel de maintenance ou de construction de la SNCF, on stockait et on redistribuait selon les besoins. Il habitait désormais un logement de fonction,


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au cocu palace, un immeuble pour célibataire. Initialement, le cocu palace était un immeuble qui logeait les chefs de gares (les cocus de Brassens). Les chefs de gare étaient partis, le nom était resté. Le studio de Michel était sommaire, comme l’expression de sa vie, de ses désirs, réduits au strict minimum. Tous les matins, il se réveillait aux aurores pour être à l’embauche à 7:00. Un café noir, trois biscottes Bougard avec du beurre et une gitane maïs dans le ventre, il enfourchait son vélo pour aller au taff. Tous les matins, il était stocks. Tous les matins, même pendant certains hivers, quand qu’il faisait moins dix degrés et qu’il devait traîner les transpalettes manuels dans le bâtiment pas chauffé dix heures durant. C’est la camaraderie qui le rendait heureux même si il vitupérait contre les règles et le contrôle permanent des petits chefs. L’endroit lui faisait penser à une prison avec son puits central de lumière et les cellules de chaque d’être un gars du magasin général. C’est en 81 que tout bascula pour Michel. La SNCF mit au point un système de gestion informatisé des stocks et commença à avoir une logique de marché contre une logique de service public. Le nouveau système ou ERP, Entreprise


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Resource Planning, devait gérer les ressources de l’entreprise. La SNCF entrait dans un cycle infernal de relocalisation des stockages. L’homme commençait à être remplacé par la machine, Michel obsolète. Il fut replacé dans un bureau, face à un prenait pas ce logiciel. Jusqu’aux années 90, les effectifs chutèrent. Ils n’étaient plus qu’une centaine contre 500 dans les années 70 à bosser dans le magasin. On passait d’une logique de stockage à une méthode à point de commande. Les besoins en pièces étaient transmis en direct aux centres de maintenance ou de fabrication ce qui entraina une diminution des volumes stockés. La conséquence fut immédiate : les camions remplacèrent les trains de marchandises, les quantités déplacées n’étaient plus les mêmes. Les surfaces immenses du bâtiment se vidaient progressivement alors comme Michel, le magasin devint suranné. Depuis les années 80, Michel était syndicalisé et membre engagé de Lutte Ouvrière, bien décidé à se battre pour et avec ses camarades reclassés sauvagement puisque le magasin général était devenu un établissement public de droit privé. La rentabilité avant tout. La lutte


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dépassait les frontières du magasin général. En novembre et décembre 95, il alla jusqu’à refuser son salaire contre le plan Juppé qui s’attaquait aux retraites et à la Sécu des employés de la SNCF, d’EDF et de la RATP. magasin. Un nouveau directeur du matériel, M. Martin, décida de changer de logiciel de gestion des stocks. Il loua une plate-forme logistique à

général. Mort… Sa bière est vide depuis un bon moment mais il ne lâche pas le verre. Ses yeux brillent quand il me parle de 2004, sa langue devient confuse, il balbutie. Il me dit n’avoir rien ressenti lors m’empêche de le croire. Il insiste toutefois sur la peine de ses collègues mis à la porte. Ils avaient tous des papillons noirs me dit il, l’expression est belle. Je propose à Michel d’aller faire un tour au magasin général et de continuer à causer mais il décline l’invitation. Il m’explique qu’il n’y était pas retourné depuis un bon moment. Je sens que la plaie est encore vive. Il est attristé de voir le


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bâtiment ainsi, de le voir dépérir, péricliter. Il a répété péricliter plusieurs fois. Je n’insiste pas. Ensuite, nous avons changé de sujet, du moins, il a changé de sujet. Alors, j’ai eu le droit à une longue fable (c’est possible) sur le trotskisme, le militantisme. Je crois que si je devais ne parler que de Michel et non pas d’un lieu maudit par le capitalisme, je parlerais de sa ferveur. Je parlerais de ses combats et de sa foi en l’humanité. Je parlerais de Michel comme d’un être bienveillant.



5. Vanity Rust


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La matière n’est pas régie par le temps. Les matériaux, eux, le sont. Ils se transforment, se lassent, s’étiolent. La croûte terrestre en mouvement déplace les montagnes, creuse les mers. Les vents incessants, l’eau qui ravine, rongent la surface de la Terre. Rien ne résiste aux mouvements géologiques, aux mouvements d’un temps qui surpasse la jeune horloge humaine pourtant si orgueilleuse. Imhotep, « Le sage qui entre dans la paix », a eu l’espoir un jour, d’avoir conçu un tombeau qui traverserait les âges. La pyramide mime protéger ses morts à la manière d’un tumulus. Elle simule l’écorce de la Terre se croyant hors du temps. Je ne cesse de penser à ce que Paul Virilio a pu dire à propos des bunkers. « Relié au sol, à la Terre qui l’entoure, le bunker, pour se camoudont la géométrie résulte de forces et de conditions extérieures qui depuis des millénaires les ont modelées. La forme du bunker anticipe cette érosion par la suppression de tout excroissance supour éviter tout impact, il se love dans le continu du paysage et disparaît ainsi de notre perception, habitués que nous sommes des repères et des ponctuations. » Puis, « d’ailleurs, la forme très


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écrasée et chélonienne de ces constructions rappelle les architectures aztèques et non pas seuleest ici l’intellect et tous deux sont en rapport avec le sang, avec la puissance de la mort ». Je trouve que Imhotep et Albert Speer ont une pensée commune sur la forme et la matière. Elles seraient capables de tromper la mort. Mais ter toutes les pierres et que l’échelle des temps géologiques mettra à mal chaque mont, chaque roche, chaque grain et donc chaque pyramide, chaque bunker. Cette pensée est entêtante. Je dessine sans cesse une pyramide ou un bunker sur le coin de ma feuille lorsque j’écris. Encore et encore. En me répétant cela. « Tes magasins généraux doivent bien avoir quelque chose à voir avec cette pyramide. » - « Tes magasins généraux sont comme ce bunker. » - « Non. Ils n’ont rien de cela. » Pourtant, ils traversent le temps aussi : ils sont à vif, ils se brisent, se craquellent et se meurent. Je me répète cette phrase. Encore. « Tes magasins sont la pyramide. » - « Non ». Il y a nécessairement un lien. Le temps visible de l’architecture ? Autre chose… Comme s’ils étaient tous deux les signes d’une civilisation disparue à mes yeux. D’un côté, l’effondrement d’une civi-


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douloureux pour moi. De l’autre, la chute d’un empire industriel vigoureux qui reste une plaie sur les territoires actuels pour reprendre le terme du mouvement romain Stalker. Elle est là la différence majeure que j’avais pressentie et que Antoine Picon, un historien de l’architecture, décrit dans un article : « L’obsolescence n’est cependant pas tout à fait la même chose que la mort, la mort progressive et digne des objets d’autrefois. Dans les paysages traditionnels, les productions de l’homme, ses constructions en particulier, s’en retournaient progressivement à la nature sous les espèces en ruine. La ruine réintégrait par paliers successifs les traces de l’activité humaine au sein des cycles naturels. Rien de tel dans la ville contemporaine où les objets, lorsqu’ils ne disparaissent pas d’un sel coup, comme par magie, sont plutôt voués à l’obsolescence, un peu comme des morts vivants redevenir serein. On est passé ainsi de la ruine à la rouille, de la trace au déchet. » inquiétant, d’une nature outragée qui s’efface, un paysage saturé par tant d’œuvres technologiques. Depuis Pissarro, Caillebotte, Monet, le paysage du XXe est celui de la ville. « La ville cesse d’être dans le paysage, comme une sorte de signature monumentale, pour devenir elle-


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même, progressivement, paysage » pense Antoine Picon. « Cette portée devient encore plus nette avec les gravures des prisons de Piranèse. Dans les Prisons, le paysage est entièrement bâti ; il ne présente presque aucune échappée sur le monde extérieur et les objets naturels. Au sein de ce paysage, l’action devient secondaire. Les souffrances que l’on imagine et les chuchotements que l’on croit entendre en rasant les murs semblent le produit de l’architecture, une architecture dont l’artiste prend plaisir à démultiplier les perspectives comme pour égarer le spectateur ».



6. Zombies


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Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux: Au détour d’un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu’ensemble elle avait joint; Et le ciel regardait la carcasse superbe La puanteur était si forte, que sur l’herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague Ou s’élançait en pétillant

Vivait en se multipliant.


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Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l’eau courante et le vent, Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, Une ébauche lente à venir Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d’un œil fâché, Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu’elle avait lâché. Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion! Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces, Apres les derniers sacrements, Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés! Une charogne, C. Baudelaire


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Ne dit on pas que Socrate était à la fois celui qui avait la plus belle âme et le visage le plus laid ?

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Comme chaque trimestre, elle se rendait chez son chirurgien esthétique. Elle faisait peau neuve. Botox, botox, botox. Son mari a disparu il y a dix ans déjà. Ça lui a foutu un coup, une angoisse, alors du jour au lendemain, elle a décidé d’arrêter de vieillir. Botox, botox, botox. Son appartement de la rue Scipion lui ressemblait. Tout blanc, repeint, propre et atemporel. Elle avait cette manie de coller des napperons sur toutes ses tables, sur le dessus de chaque meuble. Sur mesure of course. Elle trouvait ça plus propre. Ce qui lui faisait du bien ? Ses trois semaines au Châlet du Mont d’Arbois à Megève. Sans cela, elle ne tenait pas l’année. Oh non. Cure anti-âge, forfait Angel. Le jour de ses 70 ans, elle s’était enfermée chez elle. Pas de famille. Pas de chien-chien à sa mémère. Pas d’amis. La solitude lui pesait mais elle avait sa télévision. Alors ce jour là, elle a foutu TF1 et a pleuré toute la journée. Elle attendait juste d’avoir le droit d’aller dormir, elle attendait que la Lune pointe son nez.


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*

Il ne paraissait pas son âge. Vous me donnez combien ? Demandait-il souvent à ses élèves. 75 ? Non, rétorquait-il. Qui se doutait qu’il n’en avait que 54 ? Il aimait bien penser qu’il était devenu sage, contemplatif bien avant les autres. Il était une trace du temps qui s’était acharné mais il n’avait pas peur de la mort. Il cornait souvent les pages de ses livres, n’avait pas acheté de vêtements depuis un bon moment. La barbe grise, ça ne le rajeunissait pas mais le temps du rasage lui était futile. Tous les jours, il gagnait quelques minutes en éliminant certains gestes de son quotidien. Il avait calculé qu’à la années qu’il a offertes à la lecture et au vide.

*

Est-ce beau en soi ou dans le but premier d’être beau ? Malgré, à force de, contre et avec, sûrement. La charogne pervertit la laideur de la corporéité vieillissante ou décomposée. Elle place la


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beauté dans l’union d’Erôs et de Thanatos, dans le mouvement des choses. Cette beauté naît du regard et de l’investigation intellectuelle d’un esprit. La charogne est belle malgré elle. Elle est belle à travers la contemplation du temps qui passe, mémento mori, souviens-toi que tu vas mourir. Je crois que la ruine, la friche sont à l’égal de la charogne. Elle permettent « l’expérience du temps pur (…) dont seul l’individu peut prendre conscience et dont le spectacle (…) peut lui donner fugitivement l’intuition. » Je propose de percevoir la friche comme l’expression de nos vanités nouvelles. Non pas comme étant le caractère de ce qui n’a pas de sens, mais dans leurs expressions picturales. Si l’époque baroque a vu ses peintures s’emplir nités contemporaines s’exprimeraient à travers l’urbex, l’Haikyo (terme japonais) et le rendu photographique HDRI (qui est l’exemple le plus commun, en effet, la peinture, les installations artistiques, le cinéma et les autres formes d’art s’intéressent aussi aux friches) qui met en lumière les néo-allégories que sont la rouille, propos, un passage du Temps en ruines de Marc Augé :


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« Pour rendre le temps à la ville, les artistes ont besoin de ruines : lorsqu’elles échappent à la mise en spectacle du présent, elles sont, comme l’art, une invitation à sentir le temps. Mais il est imaginer, d’en faire un souvenir à venir, de recourir au futur antérieur et à une utopie noire, celle d’un désastre qui aura contraint l’Humanité à « vider » les lieux et qu’il faut pourtant bien se représenter dès aujourd’hui, par anticipation, pour qu’elle ait quand même quelques témoins. » Je propose de percevoir la pratique de l’exploration comme une œuvre en tant que telle et comme catharsis. N’est-ce pas le propre de la vanité ? La friche serait un lieu de représentation dramaturgique, une nouvelle scène de puri« Nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres » disait Aristote.



7. IRH


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J’ voulais être corsaire, j’ voulais être Porco Rosso, avoir un hydravion et habiter son île secrète. Je voulais fouiller la Terre, être un pionnier. Je voulais être un agent secret, un agent dormant ou un agent illégal. Revêtir une identité secrète, chercher des indices, trouver des preuves. De quoi ? Pas ma vie en tous cas. Un jour, j’ai entendu dire que la DGSE recrutait en dissimulant des messages codés dans les journaux nationaux. Alors, tous les matins, j’achète Libé, Le Monde, La Tribune. Gauche, centre, droite, des sérieux je crois, j’élargis mon champ des possibilités, on ne sait jamais ? Donc. Je les place sur une table, grands ouverts Je perçois l’essentiel de la composition des articles. Je regarde les blancs, la métrique, l’image générale. Si quelque chose me saute aux yeux, je lis en entier, tente de déchiffrer. Jusqu’à ce jour du 8 avril dernier, je n’avais rien vu. Les chasseurs de trésors, tant qu’ils n’ont pas trouvés de trésor, ils l’ont dans l’os alors je n’ai jamais désespéré. Ce matin du 8 donc, j’ouvre mes papiers, je cligne des yeux et là je vois un truc louche dans un article court de Libé, une petite colonne. Je ne me rappelle plus exactement du titre mais je suis sur qu’il traitait du théorème du singe.


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Bref, la structure cachée m’est apparue, il se décomposait en alexandrins et les derniers mots de chaque hémistiche recomposaient une série de phrases, un mystère. « Cherchons ensemble les mondes entrelacés. Le temps est indissociable de l’espace. Nous vous attendons.» Pendant des jours, je me suis cassé le crâne de rien ne me venait à l’esprit. J’ai épluché le journal en entier, je l’ai déchiré, recollé, trois peut être quatre fois. Lu, relu… Rien. Mon cerveau était congestionné, vidé, rassasié. On est autour du 15 avril, je vais faire mes courses, un lundi sûrement. Une nana me gruge la place à la caisse mais j’ lui dis rien, j’ suis dans la lune ce jour-là alors ça ne me dérange pas. J’ suis mort... Je regarde dans le vide, tout autour de « Bip » — Tu as pensé à prendre des cotons tiges ? « Bip » — Ha merde, non, j’y vais en speed. « Bip » — 28,95 siou plaît. — Suivant. Un seul son persiste. « Bip »


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Ce bruit, le bruit du code barre. Impossible… J’ai oublié de regarder le code barre du journal. J’ me marre comme une baleine dans le supermarché. Les gens me prennent pour un dingue. Fi ! Je n’attends même pas mon tour, je jette mon panier sur le côté de la caisse et je trace chez moi en courant. Le code barre… « 4848 213 2905 2300 ». Pas banal… J’ai comparé avec d’autres, il n’a pas le même nombre de numéros, pas le même nombre d’espaces... « Cherchons ensemble les mondes entrelacés. Le temps est indissociable de l’espace. Nous vous attendons. 4848 213 2905 2300. » Instinctivement, je regarde les coordonnées GPS, c’est un truc classique des romans d’espionnage. 4848 213 et 2905 2300. 4,848/2,13, 4,848/21,3, 48,48/21,3… 48,48/21,3, c’est à Meudon, c’est pas loin de chez moi. Un coup de RER, un bus, j’y suis. Je me retrouve devant l’observatoire de Paris. Le temps est indissociable de l’espace, je suis devant un observatoire astronomique, ça colle. peuvent bien dire les autres numéros 2905 2300.


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29,05/23,00, c’est la latitude et la longitude d’Al Wahat en Syrie, trop loin pour que j’aille voir. 2,905/23,00 c’est au Congo, 2,905/2,300 en plein milieu du golf de Guinée. Je fais toutes les combinaisons. Ça donne rien de super probant, en plus c’est vraiment trop loin. Ils doivent vouloir dire autre chose. 29 05 23 00… « Le temps est indissociable de l’espace…» Mais bien sûr, les autres chiffres correspondent à une date. Le lieu de rendez vous et une date : le temps est indissociable de l’espace. J’ai trouvé ! Je serai devant l’observatoire, le 29 mai à 23:00 précises. Cool ! La dernière semaine a été longue. C’est dingue, le temps ne passe pas vite lorsque l’on désire quelque chose. Je me pointe une heure Mon cœur bat fort, je guète le moindre mouvement, rien… Deux minutes passent. Ma déception est immense, je suis au bord des larmes quand soudain un grand portail s’ouvre. J’avais raison… Je suis euphorique mais je me reprends, teurs. Mon jour de gloire, mon jour de gloire… Il n’ y a personne pour m’accueillir. J’avance sur un long chemin bordé de platanes. Tous les 20 mètres à peu près, un lampadaire s’allume lorsque je passe à son niveau. Un point de lumière avance dans la nuit. J’arrive sur une place


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qui elle n’est pas éclairée. À ma gauche, le chemin mène à une grande coupole. Je distingue une lumière à l’intérieur, le haut de la demie sphère est entrouvert, sûrement pour le télescope. La porte en bas est ouverte, je rentre. L’intérieur s’ouvre sur le ciel. Un grand escalier en fer forgé mène à la longue-vue astronomique, je n’en ai jamais vu une aussi imposante. Je ne vois ni entends le moindre bruit, la moindre personne. Je monte doucement les marches. En haut, une passerelle fait le tour du télescope. Je le contourne… Une femme apparaît soudainement de l’ombre, je sursaute ! J’ai du mal à voir son visage. —… — C’est moi qui devrais être surprise, ne pensez-vous pas? À vrai dire, je ne m’attendais pas à voir quelqu’un ce soir… dit-elle. Vous avez l’air jeune. — J’ai 24 ans. — Jeune. — Je… Excusez moi, je fais quoi ici ? Vous êtes de la direction générale de la sécurité extérieure, nan ? — Hahaha !! De la DGSE ? Vous pouvez partir, vous ne trouverez pas ce que vous cherchez ici. — B… — Allez, faire la guerre, tuer, partez sur-le-


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champ ! — N… Pas particulièrement. « Pas particulièrement »… j’avais vraiment la répartie d’une huître. Je voulais juste aller au bout de mon mystère. Et en fait j’étais soulagé de ne pas avoir affaire avec la DGSE. Être un espion... Non ! Un aventurier, là c’est autre chose! La découverte seule a de la valeur. Comment lui dire… J’essaye quand même… — Je vous ai juste demandé ce que je faisais ici. Vos méthodes sont secrètes quand même ? Aussi secrètes que celles de la DGSE ? Un peu de rentre dedans, j’espère bien qu’elle va cracher le morceau, je ne suis pas venu ici pour qu’on me foute à la porte sans un mot. — De toute évidence, je travaille ici. Vous voulez savoir pourquoi vous êtes là alors ? Plus de DGSE, plus de tout ça ? — Yes. — Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Ça marche… si vous êtes arrivés jusqu’ici, il n’y a pas de raison… Elle se met à m’expliquer une histoire bien étrange… Dois-je la croire ? — Je travaille ici, je suis astrophysicienne… Et membre de l’IRH. IRH veut dire Institut de


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Recherche des Hétérotopies… On est quinze dans le monde à faire parti de l’IRH. Des scienphilosophes, gardiens de prison même… Tous les ans depuis quatre ans, le 29 mai, j’attends un curieux, je lui laisse un message dans les journaux… Je cherche ma relève au sein de l’IRH, nous devons tous le faire ! Je commence à être âgée, il faut que je transmette désormais… L’IRH n’est pas gouvernemental, ce n’est pas une secte non plus, n’aie crainte, chacun d’entre nous est libre… Pour que tu comprennes l’essence de l’IRH, je dois remonter 50 ans en arrière… On est en 1967… Un dénommé Michel Foucault, grand penseur de son époque, créa une science. Elle s’intéressait à des espaces autres comme il le disait si bien, des espaces où les utopies prennent la forme d’une réalité, les hétérotopies ! Cette devrais pas dire science, il trouvait le mot trop galvaudé, je devrais plutôt dire description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, l’étude, l’analyse, la description de ces espaces différents, mais c’est plus long. Bref, c’est ainsi qu’il aurait décrit l’hétérotopologie, six principes déterminaient ses fondements.


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Premier principe : Il n’y a probablement pas une seule culture au monde qui ne constitue des hétérotopies. C’est là une constante de tout groupe humain. Mais les hétérotopies prennent évidemment des formes qui sont très variées, et peut-être ne trouverait-on pas une seule forme d’hétérotopie qui soit absolument universelle. Second principe : Au cours de son histoire, une société peut faire fonctionner d’une façon très différente une hétérotopie qui existe et qui n’a pas cessé d’exister; en effet, chaque hétérotopie a un fonctionnement précis et déterminé à l’intérieur de la société, et la même hétérotopie peut, selon la synchronie de la culture dans laquelle elle se trouve, avoir un fonctionnement ou un autre. Troisième principe : L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en euxmêmes incompatibles. Quatrième principe : Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel.


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Cinquième principe : Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin. Sixième principe : Le dernier trait des hétérotopies, c’est qu’elles ont, par rapport à l’espace restant, une fonction. Celle-ci se déploie entre deux pôles extrêmes. Ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. À la veille de sa mort, gravement malade, Foucault, qui avait dédié une partie de sa vie à cette recherche impulsa l’IRH. Il sollicita son amant, faire perdurer son idée. Daniel nous recruta sous le couvert de l’anonymat. Nous ne pouvions être un groupe public disait-il. « Notre liberté est notre silence. » Nous acceptions tous par curiosité de faire partie de l’Institut sans pour autant en mesurer l’ampleur. Après la mort de Foucault, Daniel nous convoqua chez lui. Fier de prolonger la vie de son amour au-delà de la mort, il ne montrait pas sa tristesse pourtant immensément vive. Une cas-


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sette vidéo nous était dédiée. Foucault sur son lit d’hôpital, seul face à l’objectif, nous adressait la parole calmement, clairement en articulant chaque syllabe comme pour montrer que chaque mot avait de l’importance. « Ne recherchez pas ces mondes dans l’espoir de la vulgarisation, elle serait fatale et mettrait à mal l’expérience singulière. » disait-il dans son message. « La vie: l’expérience et la science sont vos maitres mots.» Dans ce message toujours, il nous demandait de continuer ses propres recherches sur les hétérotopies. Comprends-tu ? — Les hétérotopies, j’ai bien compris oui, ça veut dire lieu autre. Mais où peut on trouver cela ? Est-ce seulement un fait de l’esprit ? — Très bonne question. Le deuxième principe explique qu’une hétérotopie voit sa fonction varier dans le temps et le premier principe explique qu’elle peut être différente selon les cultures. Donc pour toi comme pour moi, elle est un cimetière, une prison, un miroir, une maison close, une cabane, un cinéma, l’espace… Autant de lieux qui hébergent des pensées, autant de mondes qui s’ouvrent… — Ce sont elles ces utopies réalisées dont il parle? — Tout à fait. — Quel est le rôle de l’IRH alors ? — Doucement, j’y viens justement. D’abord,


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notre rôle est de cartographier les lieux à forts potentiels hétérotopiques. C’est une cartographie évolutive et intemporelle. Mais encore plus, nous avons découvert que ces hétérotopies étaient des mondes parallèles mais que l’esprit humain n’était pas capable de les percevoir. Des destins différents, des rêves éveillés, hors du temps qui — … Comment est ce possible ? — Un des membres de l’IRH a mis au point un procédé médicamenteux capable, une fois ingéré, de les rendre visibles. — Une sorte de drogue vous voulez dire ? — Pas tout à fait non, ce procédé n’altère en Vois ça comme un portail, un portail vers une autre réalité, un portail qui exacerbe les capacités de l’esprit humain, une rupture absolue avec leur temps traditionnel. C’est le quatrième principe. — Une existence autre… — Une existence autre… Je suis bouleversé… Les mondes entrelacés sont-ils bien réels ? Cette femme est-elle une illuminée ? Je ne sais pas quoi penser. Tout mon être est chamboulé, mon éducation vaine si ce qu’elle dit est bien vrai. — Je… C’est beaucoup pour moi… Je dois y aller. — Tu ne peux plus faire marche arrière. Tu dois


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admettre. Jamais, tu entends, jamais tu ne parleras de cela, l’humanité n’est pas prête. Prends ceci, vois de toi même et reviens ici même dans un mois à la même heure.

Elle me tend soudain un sachet. À l’intérieur, un cristal noir, de la taille d’un grain de riz. Je ne sais plus quoi dire, étourdi par la situation, je le prends. Sans un mot de plus, elle me fait signe de m’en aller. Je quitte l’observatoire dans un silence total. Une fois chez moi, je m’allonge sur mon lit et récupère le sachet de ma poche. Je n’arrive pas à trouver le sommeil, je ne fais que penser à ce foutu sachet. J’ai besoin de m’aérer l’esprit, de sortir, d’aller marcher, je ne sais pas. Mais non, je reste planté devant ce truc. Ça va à fond dans mes méninges. Est ce que je dois avaler ce cristal ? Quel est le meilleur endroit, quelle hétérotopie ? Est ce bien réel tout ça ? J’ai l’impression d’être face à la mort. J’ai à la fois peur comme jamais j’ai eu peur mais en même temps, j’ai l’impression d’avoir trouvé le meilleur moyen d’assouvir mes désirs. Il porte le poids de la catastrophe passée, fantasmée. C’est soit l’image du futur, soit l’image d’un présent exacerbé. Je savais où, je devais voir, je devais essayer…


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« Ils sont la possibilité d’un instant rare, fragile, éphémère, qui échappe à l’arrogance du présent et à l’évidence du déjà-là, (…) des éveilleurs de souvenir. Ils rouvrent la tentation du passé et du futur… ».

… Après ce que j’ai vu, je dois retourner la voir... Elle m’attend sûrement…


7. Lune froide


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Un courant d’air balaya la porte de sa chambre. Il se réveilla. Impossible de dormir, il se leva, se dans le miroir. Il alluma, découvrit sa tête, analysa les imperfections de son visage. Il était plutôt les yeux bleus. Konstantin habitait 5ZN, sa mère travaillait à la centrale comme secrétaire, son père tenait une épicerie quelque part autour de l’anneau. Il habitait la cinquième centrale de la zone N, était né dans la zone et ne connaissait du monde que 5ZN. Konstantin avait peur de la centrale. La ville était installée sur une colline. Le réacteur principal sur un piédestal. L’ombre de la cheminée monumentale cognait les habitations. Chaque jour, elle venait lécher la joue de Konstantin, chaque jour il grinçait des dents. Ses parents ne possédaient qu’un petit appartement dans une des tours jouxtant l’anneau de sécurité. Loin du centre, chaque directeur, leader possédait une réplique de la villa Capra. Le sol était recouvert d’une poussière noire qui s’immisçait partout. Elle était transportée par les vents du sud. Retenue dans un système de ruelles comme dans un sablier, on disait qu’elle provenait du Karadag, un volcan de la péninsule de l’ancienne Crimée, et qu’elle augurait la colère divine. Seuls les anciens de 5ZN croyaient à ces


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prophéties. Les autres s’ennuyaient juste de devoir vider leurs bottes chaque soir. Le cœur de la ville était sombre, silencieux. Une cheminée cyclopéenne. Le matin, le soir, des venelles guère plus larges que deux hommes mis côtes à côtes innervaient la zone d’activité nucléaire des milliers de travailleurs rejoignant leur poste. De hautes bâtisses faites d’acier et de briques protégeaient les systèmes de production. À chaque angle des ruelles de ce dédale, des codes inscrits à la peinture rouge servaient de repères. À la tombée de la nuit, des tubes néons éclairaient d’une lumière blafarde les visages des tâcherons quittant la centrale, devant pointer et saient devant des bureaux de contrôle.

*

En 2090, 5ZN fut promue ville modèle. Fier du travail accompli, le directeur en charge de 5ZN, Filipp Diatlov, déclara un jour de fête à la gloire des ouvriers. Ce fut le premier mai que Diatlov prévit les festivités, en mémoire de l’ancienne fête du travail. Selon lui, la fête fut grandiose alors que la moitié de la population devait conti-


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nuer de faire fonctionner la centrale. Les modérateurs qui permettaient une réaction nucléaire normale agissaient étrangement en ce matin de mai. Des capteurs indiquaient que le niveau de puissance en cœur augmentait. Treize heures. L’ingénieur en charge ordonna de baisser les barres de commandes pour réduire le régime Un opérateur s’empressa immédiatement de ? Une incompétence de sa part sûrement ! Il les avait enfoncées trop profondément jusqu’à empoisonner le réacteur au xénon. La réaction en chaîne fut immédiate ! La pile entra en rétroaction positive ! Multiplia par cinquante l’énergie interne ! Un incendie au cœur de la machinerie se déclara ! Le tumulte était soudain, le vacarme provoqué par la réaction assourdissant ! Ce fut dans une tempête la plus absolue que les employés déclenchèrent les alarmes ! On avait l’habitude des tests d’évacuation à 5ZN. En ville, on pensait à une mise en scène. Le ban et l’arrière-ban riaient, faisaient semblant qu’ils plaçaient dans la direction de la centrale était sans faille… Sans faille ? En Ruthénie, une capsule d’iode était introduite dans la troisième molaire de chaque citoyen. La zone stipulait que si le tocsin montait


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en gamme dans les aigus, au quatrième palier, il fallait défaire l’opercule de la dent et ingérer l’iode. Jusqu’au troisième palier, les gens dansaient et ne se souciaient guère de la situation. Cela faisait si longtemps qu’ils n’avaient pas eu le droit de fêter la vie et le travail. Ils chantaient joyeusement et imitaient même le passage d’une gamme à une autre de l’alarme. Comme à l’actroisième cycle des aigus et tout devait rentrer dans l’ordre. Mais lorsque la sirène passa à la

Konstantin, pris de panique, eut du mal à dégrafer le haut de la dent. Dans le plus grand désordre les rues de 5ZN se vidèrent ! Une explosion retentit ! En tous lieux, on pouvait voir une minée principale. La ville était recouverte d’une épaisse couche de cendre déposée par le nuage de l’explosion. Un quart des travailleurs présents sur le site réussirent à s’échapper, ceux qui restèrent dépérirent. La peur était présente dans le foyer de Konstantin. Dans tous les foyers. De la vraie peur. La guerre. La mort. Une peur profonde, qui meurtrit. Une peur qui s’installe comme un organe juste en dessous du sternum. Les parents de Konstantin placèrent des linges


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humides aux bas des fenêtres. La radio centrale… Une voix grave s’éleva dans l’appartement. Ils devaient rester enfermés, le temps que l’évacuation de l’alvéole se mette en place. Où allaient-ils les emmener ? La centrale était un brasier immense. À chaque recoin de l’alvéole, d’étranges constructions en acier. Des hommes vêtus de combinaisons blanches en sortirent au moment même de la quatrième gamme de l’alarme… Un champ électromagnétique s’engagea vers le ciel… Un dôme de protection nucléaire. À des milliers de kilomètres, on pouvait apercevoir une coupole enfermant fumées et rayons radioactifs : la partie ne pouvait détruire le système. Plan général d’urgence. Sur tout le pourtour de l’alvéole, de grands wagons étaient stationnés. On ordonna à la population de quitter les foyers et de se rendre vers le côté le plus proche. Konstantin et ses parents partirent, n’emportant que le strict nécessaire. Un sac. Quelques vêtements seulement, le tissu emmagasinait trop fortement les radiations. À l’entrée des wagons, un container gardé par des militaires armés. Chacun leur tour, les habitants de 5ZN y entraient. Un premier homme demandait les papiers d’identité. Un deuxième scrutait au détecteur à Roentgen. Selon le taux d’irradiation, un troisième homme dirigeait vers


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tel ou tel compartiment. Konstantin fut séparé de ses parents. Il était monté avec ceux qui avaient été le moins exposés. De grandes plaques métalliques recouvraient les fenêtres du train. Une lumière terne, une odeur de peur. Ceux qui avaient perdu un proche, sous le choc, suffoquaient, pleuraient… L’ambiance était silencieuse, empreinte de crainte. Les notables de 5ZN avaient été les moins touchés. Des abris aménagés sous chacune des villas étaient reliés à une zone d’extraction. Lorsque la catastrophe arriva, des hélicoptères déboulèrent de 13ZN en moins d’une heure. Tous réagirent de façon indifférente, la semaine suivante, ils seraient réintégrés à une nouvelle ville centrale.

*

Au milieu du XXIe, l’ère fossile s’éteignit et la ruée vers les actinides épuisa les réserves mond’énergie avait quasiment disparue, seuls persistaient quelques champs éoliens vétustes, une quantité réduite de panneaux photovoltaïques. L’hydroélectricité ne représentait que 15% de l’énergie mondiale.


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et nucléaire laissa la place à un mouvement de panique mondial. Des années 2050 à 2060, de plus en plus de blackouts étaient recensés dans les mégalopoles. Les populations occidentales étaient tenues de réduire de plus de 90% leur consommation électrique. On assistait à la constitution d’un nouvel ordre mondial. Un resserrement des grands continents idéologiques s’effectua instantanément. En Europe, on regroupa les états ou groupes d’états en zones. Elles étaient caractérisées par les lettres d’une échelle de carences en énergie. Un pays affublé de la lettre A avait un apport confortable en électricité tandis qu’un autre portant la mention L peinait à alimenter ses hôpitaux, administrations et places publiques. Les tentions géopolitiques étaient patentes. Le régime Sino Russe institué au début des années 2060 avait fait preuve d’une force redoutable dans la bataille du pouvoir énergétique. En 2063, la néo fusion nucléaire fut mise au point Alban Friedrich Gauss. Elle était le mode de production d’énergie le plus développé depuis les essais des frères Pavlov sur la fusion du Thorium, encore trop instable pour être un ou plutonium) fut remplacée par de l’Hélium3. pour que seulement quelques réacteurs puissent


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alimenter plus d’un million de foyers. La Sino Russie avait eu vent des essais de Friedrich. L’homme fut enlevé en décembre 2063 par les services du village nucléaire. Le village était une organisation gouvernementale libre d’action qui tirait son nom des lobbys nucléaires civils asiatiques. Il opérait sur tous les continents, possédait des agents aux quatre coins du monde. Dans le plus grand secret, ces agents avaient L’élément 3HE était rare sur Terre, il provenait de la surface du soleil. Il était envoyé par des vents solaires dans le reste du système agglutiné dans la poussière de météorite. Le champ électromagnétique de notre atmosphère repoussait nie existait : à la surface de la lune. Le régolithe était une couche de poussière produite par l’impact d’une météorite sur une plasamment épais pour que des millions de tonnes d’Hélium3 soient produites. gramme lunaire chinois clamait à l’époque : « le premier à conquérir la Lune sera le premier . La Sino Russie engagea immédiatement un programme de colonisation lunaire. Quand l’énergie civile était en péril, les


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ressources à but militaire et spatial étaient abondantes. L’objectif était de préparer une station autonome capable de récolter, traiter la matière et la renvoyer sur Terre pour y être transformée en électricité. La lune avait été divisée en territoires. L’organisation mondiale se répétait inlassablement jusque dans l’espace. À sa surface, des expatriés lunaires raclaient de longues bandes de terrain. Ils formaient des parcelles rectilignes. Depuis la Terre, on pouvait apercevoir les stries des machines. Sans prévenir, la Sino Russie mit le couteau sous la gorge au reste du monde. Elle se déclarait seule détentrice de la lune. l’Est était devenue si puissante au cours du XXIe siècle que rien ne pouvait l’empêcher de redépertinemment que cette situation ne relevait plus de la diplomatie. Il était nécessaire de maintenir la paix. Les plus grands conseillers militaires du bloc de l’Ouest étaient unanimes. Les armées Sino Russes possédaient plus de deux tiers des armements mondiaux, autant de soldats que d’habitants. L’Est du monde remportait la victoire avant même d’avoir commencé la guerre. -


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pulait que le continent européen et la coalition devait produire dix milliards de méga watts heure d’électricité par an pour la Sino Russie. La matière première proviendrait directement de la lune jusqu’aux frontières orientales de l’Europe où elle serait transformée et redistribuée vers l’Est. Seul le reste de la production serait dévolue à l’Europe. L’ancienne Ukraine fut le théâtre de ces tensions planétaires. Scindée en deux depuis plus de soixante ans le long du Dniepr, elle souffrait de sa position géographique et stratégique. À l’Ouest, la Ruthénie était devenue Européenne. À l’Est, l’Ukraine orientale appartenait au bloc Sans concertation, dans la plus grande brutalité, les Sino Russes décidèrent que l’Est de l’Ukraine allait être l’espace de production de l’électricité: la zone N ! peuple Ruthénien rassembla dans la rue. S’ensuivit une répression militaire de grande ampleur. Le rapprochement avec l’Europe opéré dans les années 2010 par une partie de la population était resté en travers de la gorge de certains dirigeants Russes. Le pays s’était largement polarisé à partir de Kiev. Un parlement indépendant fut instauré à Ienakiieve, ville natale de l’ancien dirigeant Viktor Ianoukovytch depuis lequel l’Ukraine


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orientale partageait l’idéologie soviétique. Depuis Ienakiieve, la Ruthénie fut mise à feu et à sang. L’Europe, faible, démunie, ne pipa mot, au bord du gouffre. La Ruthénie avait été écrasée. Un cortège d’urbanistes dirigé par Alexei Miloutine fut instauré par le régime : ils dessineraient, en un an, les nouveaux territoires du nucléaire. La majeure partie des villes fut rasée et reconstruite selon un ordre très précis, allant de l’Est vers l’Ouest, elles prenaient une forme particulière. Vue du ciel, la zone ressemblait à un essaim. Chaque centrale était placée au centre d’une ville alvéole hexagonale. Dans les plaines ruthéniennes, les villes faisaient toutes trois milles hectares et accueillaient dix milles habitants. Elles étaient branchées les unes aux autres mais restaient indépendantes sur le plan de l’approvisionnement de nourritures, des équipements publics et administratifs. La taille et la forme de chaque ville nouvelle était similaire et permettait un rendement optimal de l’espace. Tout fut pensé pour que si l’une des cellules vienne à disparaitre, le circuit général n’en soit pas affecté. En quinze ans, mille et une centrales milles villes en trente-cinq ans.

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Trois longs jours durant lesquels le sentiment de Konstantin à propos de son attachement à 5ZN s’était apaisé. Il se disait désormais que nul troisième jour, une femme à l’air bienveillant et des passagers se plaignaient du traitement qu’ils subissaient, du manque de lumière, de nourriture et de repère spatial. Son message était monocorde. Elle se voulait rassurante sur le futur de tous et commença à raconter une d’histoire bien étrange. Après l’institution de la Ruthénie, l’Europe comprit très vite les enjeux politiques externes et internes liés à cette région. Le rapport N indiquait que le maintien de cette zone garantisd’énergie mais qu’il était nécessaire de prévenir le danger émanant d’elle. À la suite de la mise en place des cents premières centrales de la zone N, de nombreux dirigeants décidèrent de lancer le programme Tchernobyl. Il prévoyait la mise en place de boucliers électromagnétiques et surtout le relogement des habitants. Était-ce de l’humanisme ? Une façon de prévenir des révoltes ? L’ancienne Union de Tchernobyl rebaptisée Union Ruthénienne avait bâti un réseau de villes consentant à nourrir, donner du travail à des cen-


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taines de personnes. Parmi elles, Grangetown, en banlieue de Cardiff au Pays de Galles, Santa Isabel, près de Saragosse en Espagne, Neuss, non loin de Düsseldorf en Allemagne, Breda en Hollande, Opole en Pologne, Padoue en Italie et Saint-Pierre-des-Corps, dans le centre de la France.

*

Saint-Pierre-des-Corps... Une fois le pied posé à terre, Konstantin leva la tête. Son premier révive à l’extérieur du wagon qu’il avait l’impression de renaître, de découvrir le monde pour la première fois, la lumière. Les ruthéniens furent accompagnés dans des engins qui glissèrent jusqu’une grande salle dédiée au sport. Tous se tenaient la main, l’air hagard et marmonnaient quelques mots en anglais pour demander de l’aide : ils étaient désorientés. Ils entrèrent dans le gymnase où des centaines de chaises étaient alignées rigoureusement. Sur chacune d’elle, une bouteille d’eau et quelques gâteaux secs. Un homme, seul, se tenait sur un podium en fond de salle. Il prit la parole. Il s’exclama dans


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un langage méconnu de l’audience. Une voie se mit à traduire en Ukrainien. Elle expliquait qu’il était impossible de retourner à 5ZN. L’Union de l’Europe allait veiller sur eux. Pour chaque famille, un logement était proposé. Un hôpital à proximité des logements était ouvert. L’homme promettait que tout le monde serait traité équitablement. La condition sine qua non pour que l’ordre règne à Saint Pierre insista-t-il, était de fournir une force de travail aux Un logiciel capable de récolter, analyser et synthétiser un nombre incroyable de données médicales, sociologiques, anthropologiques, ethnologiques, répartit l’ensemble des ruthéniens dans les constructions prévues. Le municipe dévolu aux Ruthéniens avoisinait des chemins de fer et un bras mort de rivière. La nature était abondante et de nombreuses parcelles cultivables attendaient d’être labourées. Au plus proche des voies, trois bâtiments. Le premier, un hôpital, au parvis impressionnant dont la géométrie platonicienne résultait d’une conception carConçu pour émouvoir n’importe quel humain. Lui aussi était de forme simple. En son cœur, une salle unique éclairée subtilement contenait une immense stèle vide d’écriteaux. Témoin de l’existence de l’Homme, il s’élevait et se diffé-


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de la croûte terrestre, signe humain cosmique. Le dernier, le plus imposant, protégeait les familles de 5ZN comptant les personnes les plus malades. de nombreux organes, nécessaires à la vie des réfugiés. Tels étaient les mots d’Eugène Boulée, archi« Prédestinés à l’errance et à la souffrance, il les accueillera en son sein, veillera à leur bonheur. » Pour cela, jurait-il, son bâtiment devait avoir la tête bien faite. Les administrations réimplantées dans un bâtiment annexe allaient avoir pour but de régir la vie de la communauté. Des extérieurs travailleraient dans des bureaux tous conforts, leur tâche allait être celle d’une mairie, d’un service des impositions et d’une préfecture réunis. Pour Eugène Boulée, le squelette de béton était le support des organes : une école générale dispenserait les enseignements de l’Union de l’Europe. Des magasins d’approvisionnement et troquets contenteraient les besoins des habitants. Des ateliers de fabrications fourniraient une activité. Un centre des sports maintiendrait le moral et le physique de chacun. Jean Baptiste André Godin connut la gloire d’offrir ce qu’il appelait des équivalents de la richesse aux citoyens prolétaires réunis autour


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des fondements de la société : le travail, la famille, la communauté. Comme lui, Boulée voulait produire un modèle de société. Nul besoin de contrôler les populations qui viendraient vivre sur ses terres. Ils n’imposeraient point, ne contrôleraient point. Il pensait qu’une police naturelle et sociale se mettrait en place. Il déclara le jour de l’inauguration du bâtiment : « Voici cette grande idée que je me fais de la communauté : nous devons donner le luxe aux futurs arrivants de penser qu’ils ne sont pas ici contre leur grès. L’éducation n’est que le résultat de toutes circonstances auxquelles un enfant est exposé. Veiller à l’éducation d’un Homme, c’est veiller à toutes ses actions : c’est le lui comme on veut, par le choix des objets dont on l’entoure et des idées qu’on lui fait naître. » Konstantin et ses parents furent placés dans ce que l’on appelait le magasin primordial, celui qui accueillait les familles nombreuses mais aussi les plus malades. Son père présentait un taux de radioactivité hors de la normale, les pronostiques n’étaient pas très engageants. On leur livra une table avec cinq chaises, quelques meubles et un carton contenant le nécessaire pour vivre les premières semaines. Lorsque Konstantin entra dans le bâtiment


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nef centrale baignée de lumière parcourait tout du long le bâtiment en son centre. L’entièreté de

dans les airs perturbaient l’unité de l’espace central. À la manière d’une procession autant mystique on traversait différents états. On entrait dans l’hôpital pour panser les maux du corps. On traversait le mémorial pour apaiser l’esprit pour se retrouver au magasin primordial, au sein d’une communauté allègre. Quant aux deux volumes, ils poursuivaient la même idée. Dans l’espace central et quasiment sacré, ils synthétisaient des principes intemporels. Le premier représentait la connaissance. L’autre abritait divers terrains de sport, il se superposait à un bassin de nage et de plongeon, avait la fonction de maintenir autant le moral que le physique des plus sédentaires.

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Trois ans passèrent, comme la plupart des habitants, Konstantin paraissait heureux. Chaque matin, il se levait, allait à l’hôpital pour sa visite journalière. Il prenait le médicament générique


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comme tout un chacun. Ce dernier était supposé ralentir les effets nocifs de la radioactivité, alors que les premiers cancers de la tyroïde se déclarèrent. Avant d’aller se recueillir au mémorial, il labourait le jardin familial, désherbait un peu, récoltait. Après une brève collation, il allait s’exercer à la canne de combat, devenu le sport plébiscité. Autrefois, il aimait faire des longueurs dans la été transformée en bassin de pisciculture. Personne n’aimait nager, on entendait dire que les maladies se propageaient avec le chlore et se transmettaient avec l’eau. Seule l’école générale fut conservée intacte et quelques dojos. Les terrains de multisports servaient quant à eux à sécher le poisson récolté dans les bassins. Une entente avait été trouvée avec les administrations d’étique s’était réunie pour déterminer les évolutions admises. Après avoir couru, combattu, Konstantin allait aux cours obligatoires. Il y apprenait la langue, la conduite civique, les préceptes de l’Union de l’Europe. De temps à autres, quelques cours pratiques de couture ou de soudure étaient dispensés. Les ingénieurs de 5ZN furent conviés à travailler non loin de là, dans les centres d’innovation de la SINT, la Société Inter Nationale des


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Trains : chaque Ruthénien était optimisé. Konstantin se rendait ensuite au marché central qui se tenait dans la nef. Chacun pouvait y vendre ce qu’il souhaitait. On y trouvait essentiellement ce que les habitants avaient produit : des œufs, quelques bêtes, des fruits et légumes et des produits manufacturés venant des fabriques. Le soir venu, certains se retrouvaient aux lavoirs ou dans les salles communes pour se divertir. On ne parlait jamais du passé, devenu tabou. On jouait tantôt aux échecs, tantôt aux dés mais on ne parlait pas du passé. Konstantin, lui, rentrait généralement au foyer familial pour s’occuper de son père devenu gravement malade. La routine regagnait St-Pierre.

*

Au cinquième jour du printemps, Konstantin, comme tous les matins ingéra le médicament générique, se rendit au mémorial et rejoignit la naient du baume au cœur après l’hiver passé. Chaque année il avait l’impression d’avoir oublié que les saisons se suivaient et redécouvrait naïvement la beauté de la nature qui se réveillait. Le calme régnait dans la cité et Konstantin


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ressentit un bonheur s’emparer de lui. L’air était doux au champ, la lumière du soleil caressait sa peau, il faisait presque chaud. Tous les ruthéniens qu’il croisa lui sourirent ce matin et il n’avait pas l’âme d’aller pratiquer la canne de combat. Il se rendit directement chez lui avant de suivre les classes. Lorsqu’il franchit le seuil de son appartement il trouva sa mère assise, les bras lovés autour de sa tête. Son euphorie disparut aussitôt. Il quitta précipitamment l’appartement, courut de toutes ses forces. La coursive, les grands escaliers, les raies de lumières qui vinrent inlassablement frapper l’arrière de sa nuque. Il sortit du magasin primordial, se dirigea comme un enragé vers l’Ouest. Traversa le mémorial à toute vitesse, arriva devant l’hôpital. Il s’engouffra dans le hall. Tous les

Lune froide.



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Épi-apologue Théorème du singe, Cultural acquisition of a keys. G.R. Stephenson, 1967. 1. Première partie de l’expérience. Cinq singes sont enfermés dans une cage, une banane est suspendue au plafond et une échelle est placée juste en dessous. De manière prévis’emparer de la banane. Au moment même où le singe s’apprête à grimper l’échelle, un scienil arrose les quatre autres singes. Lorsqu’un deuxième singe essaie de grimper, le chercheur l’asperge avec de l’eau glacée ainsi que les quatre autres singes. Ceci jusqu’à ce que les singes apprennent la leçon.


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2. Deuxième partie de l’expérience. Ensuite, le chercheur remplace un des 5 singes par un nouveau, inexpérimenté. Comme prévu, il s’approche de l’échelle pour récupérer la banane. Seulement, les autres singes l’en empêchent en le rouant de coups. Le nouveau apprend ainsi qu’il ne faut pas grimper sinon il se fait tabasser – sans même savoir pourquoi et sans avoir été aspergé mesure tous les singes ayant été aspergés par des nouveaux singes.

3. Troisième partie de l’expérience. Le dernier singe introduit dans la cage tente d’atteindre l’échelle, se fait tabasser. Il regarde les autres singes d’un air de dire « pourquoi vous me rouez de coups quand je souhaite grimper à l’échelle ? ». Ces derniers se regardent, étonnés.




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