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«ON NOUS A LIVRÉ UN TYRANNOSAURE DEVANT NOTRE PORTE»
Lorsque des maisons de vente aux enchères prestigieuses cèdent des vest iges de dinosaures pour plusieurs millions de dollars, il y a de fortes chances pour que les spécimens aient d’abord séjourné dans la commune flamande de Merelbeke. Luc Hennion et Agatha Kabwandi font partie des rares «préparateurs» de dinosaures. Depuis des a nnées, ils traitent des ossements vieux de plusieurs millions d’années avant qu’i ls ne soient exposés. Rencontre.
Il faut un certain temps pour s’habituer à l’obscurité qui règne dans ce e maison vide perdue parmi les arbres, à LaethemSaint-Martin. Le propriétaire des lieux, Luc Hennion, peine d’ailleurs à trouver le bon interrupteur dans la pièce. Au bout de quelques minutes, la lumière s’allume enfin. C’est la surprise: nous nous retrouvons face à un squele e de dinosaure de sept mètres de long.
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C’est entre une armoire du XVIe siècle et des figurines en porcelaine à l’image de la maison de son enfance que Luc Hennion, préparateur de dinosaures, a soigneusement entreposé les ossements du tenontosaurus. Il y a 108 millions d’années, cet animal errait dans l’état du Montana, au milieu de ce que l’on appelle actuellement les «badlands». Aujourd’hui, le spécimen a pris place auprès d’un feu ouvert. «C’est le seul endroit où je pouvais installer ce dinosaure et le montrer à des collectionneurs ou à des maisons de vente aux enchères intéressés. Je ne dispose pas de l’espace nécessaire chez moi», explique Luc Hennion. «D’ici peu, des personnes qui travaillent pour Christie’s, Bonhams et Koller viendront le voir», ajoute-t-il.
L’expert est assez fier, car derrière ce fabuleux spécimen se cache un travail de titan: «Il faut environ trois heures pour assembler le squele e. Regardez les os inférieurs de la queue. Ils étaient probablement reliés par des tendons. Sa queue lui perme ait de changer rapidement de direction lorsqu’il marchait, ou de donner un coup lorsqu’il était a aqué», poursuit-il.
«Objets» du désir
Luc Hennion et son épouse Agatha Kabwandi font ce métier depuis des années. Les préparateurs font partie d’un cercle très fermé de spécialistes. Ils «préparent» des fossiles de dinosaures excavés pour les exposer dans des musées ou chez des collectionneurs privés. Autrefois ingénieur dans le secteur pétrolier, Luc Hennion a commencé ce e activité pour le plaisir, en y consacrant un peu de temps libre: «Les mercredis, nous prenions l’avion pour nous rendre dans l’Utah pour y faire des fouilles et nous revenions le dimanche», commente-t-il.
Il y a dix ans environ, sa passion s’est transformée en une activité à plein temps, qu’il partage aujourd’hui avec son épouse. Mais «Evolution2Art», l’entreprise de Luc Hennion et Agatha Kabwandi, est égale- ment réputée pour d’autres services. Ces deux passionnés «préparent» aussi les ossements de mammouths, des machairodontinés (des fossiles de très grands félins datant du Miocène) et de plus petits fossiles. Leur maison de Merelbeke fait office d’atelier et de salle d’exposition. Une situation plutôt cocasse: parmi les jouets de leur fils, on peut y découvrir une corne et un bras de tricératops, ainsi que la cuisse d’un mammouth et la «nageoire» d’un ichtyosaurus. «Nos enfants n’ont jamais rien renversé», nous confie Agatha Kabwandi, en riant.
Les deux acolytes ne sont pas les seuls à être passionnés par ces créatures. Les dinosaures ont toujours été fascinants, tant pour les adultes que pour les enfants. Mais ces dernières années ils sont devenus des objets incontournables pour les riches collectionneurs. Il y a 15 ans, les stars d’Hollywood Leonardo Di Caprio et Nicolas Cage s’étaient déjà disputé le crâne d’un tyrannosaure. Mais le plus célèbre collectionneur de dinosaures est un Belge. Le patron du Port d’Anvers, Fernand Huts, qui a déboursé la coque e somme de 5,6 millions d’euros lors d’une vente aux enchères organisée par la maison suisse Koller, à Zürich, pour un tyrannosaure vieux de 67 millions d’années. Le but de cet achat? Exposer «Trinity» dans la Boerentoren rénovée d’Anvers, acquise par Fernand Huts.
La maison des deux préparateurs recèle des trésors. «Nous avons aussi un tyrannosaure dans notre atelier», confie Luc Hennion en riant. «Ou plutôt, nous avons un fémur, encore emballé». Luc Hennion nous emmène ensuite dans ce qui lui sert à la fois d’espace de stockage et d’atelier. Nous comprenons alors en quoi consiste le métier de préparateur de dinosaures. À l’exception d’une tondeuse à gazon, l’atelier est rempli de boîtes contenant des ossements qui doivent encore être traités. «Notre atelier est devenu trop petit. Nous sommes en train d’en construire un qui sera quatre fois plus grand que celui-ci», explique Luc Hennion. Ensuite, il nous dévoile l’objet qui a isait notre curiosité. Au milieu des boîtes, dans un coin de l’atelier, nous apercevons un gros bloc de plâtre contenant… le fameux fémur de tyrannosaure.
Forer avec des hélices d’avion
Lorsqu’un os de dinosaure est retrouvé, il ne peut pas être immédiatement exposé. Il reste des pierres autour du fossile. Pour des raisons de sécurité, l’os est d’abord fixé avec de la colle et du plâtre avant d’être transporté. Luc Hennion et Agatha Kabwandi doivent ensuite retirer les pierres qui entourent l’os fossilisé, sans l’endommager, pour ensuite lui rendre sa forme d’origine. «Parfois, cela va vite, mais dans d’autres cas, il faut avancer millimètre par millimètre», explique Luc Hennion. «Ce fut le cas un jour avec un crâne de Tricératops. Une tête de près de trois mètres de long. Quand cela allait vite, je réussissais à traiter quatre centimètres carrés par heure», commente-t-il.
La table de travail de Luc Hennion est recouverte de petits scalpels et de fraiseuses perme ant de réaliser un travail minutieux. «Aujourd’hui, nous disposons de matériel adapté, mais quand j’ai commencé, j’ai dû m’adresser à un ingénieur de la Sabena qui fabriquait des mèches robustes à partir d’anciennes hélices d’avions.»
Une bonne logistique est aussi indispensable pour réaliser ce travail, même si les choses se font en toute simplicité. Les dinosaures envoyés à Luc Hennion sont livrés à Merelbeke par un partenaire américain. «Cela se fait via des entreprises comme Fedex. J’ai d’ailleurs ré- cemment reçu un Ptéranodon, une sorte de dinosaure volant. Il a été livré devant notre porte dans une boîte en plastique», ajoute le passionné.
Aujourd’hui, Luc Hennion et Agatha Kabwandi ne font plus de fouilles. «Nous travaillons avec des spécialistes américains qui cherchent des fossiles à une période bien spécifique de l’année, de fin mai à octobre. Ce timing correspond à ce que l’on appelle la ‘saison des fouilles’. De fait, les principales bourses sur lesquelles les dinosaures exhumés sont vendus ont lieu en janvier. C’est ce qui explique qu’une fois la saison terminée, il ne nous reste que peu de temps pour les préparer. Nous avons saisi l’opportunité de les remplacer pour ce e tâche. Au début, ils étaient nombreux à se demander qui étaient ces Belges bizarres.»
Le fait que les États-Unis soient «the place to be» pour les chasseurs de dinosaures s’explique de plusieurs façons. «On trouve aussi des dinosaures au RoyaumeUni, en Allemagne et en Espagne, mais les règles archéologiques qui protègent les fossiles sont plus strictes. Ces vestiges peuvent aussi être très profondément enfouis dans le sol. En Belgique, si vous voulez trouver des restes, vous devez creuser jusqu’à 300 mètres sous la surface du sol», détaille Luc Hennion. «Les lieux les plus adaptés sont les déserts de pierres. Il y en a plusieurs aux États-Unis. Les fossiles trouvés par des particuliers peuvent aussi y être plus facilement revendus», ajoute-t-il. Un bon investissement?
De plus en plus de collectionneurs s’intéressent aux fossiles de dinosaures, mais est-ce un bon investissement? «Pendant toutes ces années où j’ai travaillé dans le secteur, aucun dinosaure n’a perdu de sa valeur», commente Luc Hennion. «C’est même plus que jamais le moment d’investir. La demande ne cesse d’augmenter et l’offre n’arrive pas à suivre.»
L’industriel anversois Fernand Huts aurait donc peut-être fait une bonne affaire en achetant son tyrannosaure. Pourtant, les 5,6 millions d’euros qu’il a mis sur la table font pâle figure à côté des 27 millions d’euros déboursés en 2020 pour un autre tyrannosaure lors d’une vente aux enchères à New York. Selon Luc Hennon, ces chi ff res ne sont pourtant pas comparables. «Le tyrannosaure vendu il y a trois ans s’appelle Stan: c’est le squele e le plus complet jamais trouvé. Trinity, le tyrannosaure de Fernand Huts, est un bel exemplaire qui vaut certainement son prix. Mais Stan fait partie du top mondial sur le plan qualitatif et constitue ‘la’ référence pour ceux qui souhaitent étudier le tyrannosaure rex».
«En outre, Fernand Huts a probablement fait une affaire», poursuit Luc Hennion. «D’autres éléments ont joué en sa faveur: la maison de vente aux enchères où il a acheté son dinosaure est connue pour ses ventes d’œuvres d’art. Cet exemplaire est donc passé sous le radar des investisseurs spécialisés. Et, suite aux tensions géopolitiques, il n’y a pas eu d’offrants russes. En outre, les investisseurs chinois viennent tout juste de faire leur retour après des années de restrictions liées au coronavirus. Pour eux, ce e vente aux enchères est sans doute arrivée trop tard».
27millions €
C’est la somme qu’un acquéreur a déboursée en 2020, lors d’une vente aux enchères à New York, pour le squele e d’un tyrannosaure prénommé Stan.
La femme de Luc Hennon nuance. «Vous ne devez pas trop vous focaliser sur des personnalités comme Fernand Huts. Tout le monde ne peut pas se perme re de débourser cinq millions d’euros. On trouve aussi des passionnés qui sont prêts à investir dans de petites pièces. En outre, il y a les collectionneurs ‘Jurassic Parc’: des personnes qui regardent chaque nouveau film de la saga et qui viennent ensuite chez nous avec une liste de chaque dinosaure qui figure dans le film. Ces acquéreurs sont souvent déçus, car pour certaines espèces, seul un, voire deux exemplaires, sont disponibles dans le monde. Ce e situation est d’ailleurs comparable à un safari. Certaines personnes trouvent que leur voyage n’est réussi que s’ils ont pu voir les ‘Big five’, du monde animal», argumente-t-elle.
Gare aux «cowboys»
Tous les collectionneurs ne font pas la une des journaux avec leur dinosaure. «Ceux qui achètent un dinosaure pour ‘investir’ le revendent quelques années plus tard», poursuit Luc Hennion. «Plus le nombre de données ‘fuitées’ sur le dinosaure est important, plus il est facile pour les acheteurs potentiels de se faire une idée du prix payé. Mais nous devons aussi parfois rester discrets pour d’autres raisons. Les musées tentent d’avoir l’exclusivité pour les pièces qu’ils achètent. Il est logique qu’ils aiment être les premiers à raconter l’histoire d’un dinosaure. Pour ce e raison, nous préférons garder toutes les informations confidentielles.»
Cet intérêt soutenu a entraîné une forte hausse des prix des dinosaures au cours des dernières années. «En conséquence, tout le monde semble soudain s’autoproclamer négociant. On trouve de plus en plus de cowboys dans la branche», prévient Luc Hennion. «Sur certains sites de ventes aux enchères, on voit apparaître de nombreuses contrefaçons. Par exemple, un mosasaurus, un dinosaure marin, sur lequel on a monté des dents de crocodile. En parallèle, des collectionneurs espèrent trouver quelque part un nouveau spécimen qui portera leur nom. Certains misent sur cet espoir et en profitent pour inventer des nouvelles espèces.»
À Merelbeke également, les découvertes de nouvelles espèces de dinosaures semblent se succéder. «Depuis que les amis de mes enfants connaissent mon métier, il arrive régulièrement que quelqu’un vienne frapper à notre porte avec un os de poulet ou d’un autre animal en prétendant qu’il s’agit d’un fossile exceptionnel», raconte Luc Hennion. «Hélas, de nombreux jeunes collectionneurs ont déjà été déçus.» (il rit) ■