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2.4. D’UNE ARCHITECTURE RETINIENNE A CELLE DE L’EXPERIENCE : REMISE EN QUESTION ?
C’est en ce sens qu’il est important de distinguer, l’espace perçu, de l’espace vécue.
2.4. D’une architecture rétinienne à celle de l’expérience : remise en question ?
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Pour pense une architecture au-delà du visuel, l’expérience corporelle de l’espace est primordiale. La conception architecturale prenant en considération les personnes atteintes de déficience visuelle pourrait permettre de penser une conception expérimentale de l’espace bâti avec la nécessité d’une recherche d’une nouvelle méthodologie de conception.
La relation entre l'architecture et le corps humain a évidemment une longue histoire. Et les questions qui se posent lors de l'exploration de cette relation sont plus que simplement de trouver les dimensions et les emplacements appropriés dans l'espace architectural pour "accommoder" une personne et ses comportements en son sein. La relation entre l'architecture et le corps humain approfondit la raison pour laquelle ces comportements se manifestent en premier lieu, car elle fait appel aux caractéristiques et aux qualités expérientielles qui s'éveillent lorsque les deux s'unissent - impactant non seulement sur le comportement des occupants à travers le corps, mais aussi sur les occupants intellectuellement, émotionnellement, physiologiquement et même spirituellement à travers le corps.
Ainsi, le corps humain et l'architecture sont engagés dans une "danse" où chacun s'adapte l'un à l'autre - où vous, en tant qu'architecte, devez trouver le bon équilibre entre les deux. La question est celle d’interaction, et de savoir où les deux se rencontrent, échangent, se séparent et s'influencent l'un l'autre. L'objectif est de
trouver les bons moments de la conception est donc d’amener les occupants à un nouveau "sens de l'endroit" qui suscite la curiosité, la créativité et/ou le confort au bon moment. 2.4.1. Étude de cas
2.4.1.1. David Partnership, Anchor Center for blind children
La fonctionnalité spécifique à l'éducation des enfants aveugles était l'objectif global de conception. La série allongée d’espace, reliées par une colonne vertébrale de circulation centrale, sont exposée nord pour une lumière diffusée par une série de fenêtres colorées filtrées juste en dessous de la ligne de toit inclinée. Les espaces intérieurs et extérieurs sont pensés dans par une approche multi-sensoriel.
L'architecture intérieure du centre est délibérément simple et exempte d'obstructions. Les variations d'échelle, de matériaux et d'éclairage, ainsi que les détails de taille d’enfant, les aident à s'orienter dans tout ce site. Trois couleurs - bleu, jaune et rose - servent d'éléments d'orientation. Cette triade d'ombrages, intégrée dans tout le bâtiment sous la forme de puits de lumière, de portes et d'appliques murales, a été choisie sur la base d'une étude de la théorie des couleurs et de la nature passive ou active de chaque.
Figure 2 - Photos intérieures de Anchor Center for Blind Children34
2.4.1.2. Alan Dunlop, Hazelwood School
Alan Dunlop a imaginé un « mur sensoriel » qui traverse toute l’école. « Ce mur recouvert de liège, un matériau qui procure une sensation de chaleur est un outil de navigation que les enfants peuvent suivre dans toute l’école », explique-t-il. Les enfants se déplacent ainsi en toute sécurité, renforçant leur maîtrise de l’espace et leur estime de soi. La couleur est également une composante essentielle. Sur un fond neutre, des blocs aux teintes vives fournissent des repères supplémentaires pour guider les enfants ayant une vision résiduelle. Tout le bâtiment est par ailleurs équipé de divers dispositifs tactiles et de signaux sonores.
34 CREDIT : DAVISPARTNERSHIP.COM
Figure 3- Photo du couloir (mur sensoriel) de Hazelwood School
2.4.1.3. Marcelo Roux et Gaston Cuna, Friendship park
Le parc de l'amitié de Marcelo Roux et Gastón Cuña est un espace public créé pour le développement d'activités récréatives inclusives. Il se compose de six secteurs, avec des jeux pour enfants, du mobilier et du matériel. « La volonté d'avoir un environnement inclusif nous a exigé de concevoir le parc à partir des sens et de leurs possibilités. Pour ce faire, nous avons opté pour des appareils qui améliorent les expériences tactiles, sonores et aromatiques ». Le parc a de grandes surfaces texturées, construisant des histoires figuratives et abstraites sur des sujets liés à l'astronomie, à l'univers, à l'histoire des humains et des animaux. D'autre part, le projet de paysage intègre d'innombrables espèces végétales qui fournissent des couleurs, des textures et des arômes spécifiques.
Figure 4-Crédit photo Archdaily- Vue du Friendship park
2.4.2. Théorie d’une architecture sensorielle
Nous avons vu, précédemment comment le monde s’est orienté, durant les dernières années vers une suprématie de l’œil. Évidemment, la perception de l’environnement devient axée sur une perception oculaire du monde. Cela questionne la notion de perception, et est traité par différentes discipline, philosophie, psychologie, anthropologie et autre. Ainsi, elle connait différentes définitions.
Généralement la perception est réduite à une perception visuelle. Surtout, de nos jours, l’architecture est devenue discipline de l’œil. Considérée par certains philosophes en étant le sens le plus noble, la vue n’est pas moins imposée en
architecture. Pour Viollet-le-Duc « voir c’est savoir », pour Le Corbusier, « je n’existe dans la vie que pour voir ». C’est pourquoi les recherches sur les lois de la vision ont été particulièrement développées.
Les lois de la vision développées dans le domaine architectural se répartissent en trois genres principaux.
Premièrement des lois de nature physiologiques, en d’autres termes celle qui s’intéressent à la physionomie de l’œil, deuxièmement celles de nature optique, qui traitent la géométrie, et enfin celles psychologiques qui se penchent sur la psychologie de la perception, et comment la perception visuelle implique les images mentales et les souvenirs.
Évidemment, l’image devient non seulement un outil de conception architecturale mais de réception architecturale, et donc interfère directement sur la manière dont nous jugeons un projet.
2.4.3. Comprendre l’espace perçu et l’espace vécu
« La conception de ces bâtiments nous a fait réaliser à quel point nous sommes aveugles à nos autres sens, à quel point nous sommes limités par rapport aux étendues possibles de notre perception » 35
Composer un espace pour les aveugles signifie se demander comment voir avec d'autres sens. Cela signifie redécouvrir toutes les sensations qui sont atténuées par la domination de la vision. L'odeur de la spatialité, le son comme entité vivante. La
35 DAVID PARTNERSHIP
construction pour les déficients visuelle n'est pas seulement un acte spécifique, mais exige que nous commencions à « voir » l'architecture sous différents angles et à poser de nouvelles questions.
« L'espace devient complexe, non pas par l'artifice, mais parce qu'il améliore les phénomènes de ce qui existe déjà là-bas »
Pour communiquer le projet, aucun rendu ou plan ne serait d'aucune utilité pour un client malvoyant, mais un modèle construit à travers lequel - peu à peu - son bout de doigt, comme un œil expérimenté, peut lire les proportions des ouvertures, le rythme des entrées, la tension entre les volumes architecturaux et les pentes végétales. Le toucher progressivement explique la spatialité du lieu et la séquence du chemin du programme. L’architecte évoque et décrit son projet par les changements d'éclairage, mais aussi le chemin des arômes et le passage des matériaux à mesure que la palette change pour représenter la fonction du bâtiment.
L’architecte ne doit pas penser uniquement pour les aveugles ou pour les voyants, mais pour maintenir cette attention aux sens. Dans la recherche d'une atmosphère, nous ne pouvons pas nous concentrer exclusivement sur la vue, mais nous devons essayer de restaurer la sensibilité de la peau à l'exposition à la lumière, au vent, aux arômes émis par le sol humide ou par les fibres naturelles des matériaux que nous utilisons, aux vibrations de la voix lorsqu'on frappe une surface dure. Sinon, nous perdrions cette alchimie particulière, où les murs disparaissent et l'expérience de l'espace devient incommensurable.
3. L’architecture des sens, des espaces stimulants : une conception de l’expérience
Dans un espace, il est possible de trouver un certain « esthétisme », un certain confort, une sensation de bien-être, un lieu qui nous invite à y rester ; ou au contraire un espace qui nous angoisse, qui nous déplaît, qui nous oppresse dans lequel nous ne voulons pas nous attarder. Malgré que chaque individu ai un vécu différent donc un filtre de perception différentes, chacun peut se rappeler d'un espace par l’évocation de sa mémoire visuelle, olfactive, gustative, tactile ou encore auditive. Le souvenir d’un espace peut ressurgir par une simple stimulation sensorielle. A l’instar de la madeleine de Proust qui lui rappelle son enfance, la maison de sa grand-mère. Une couleur, un son une odeur peuvent être autant de déclencheur d’ une impression de réminiscence et donc de sensation.
La compréhension du corps est essentielle pour analyser et comprendre l'influence des sensations sur celui-ci. A travers l’histoire, l'architecture a souvent été pensé à partir du corps mais celui-ci est parfois oublié avec des dimensions disproportionnées, ou innapropriable. Bien que l’objectif de l’architecture soit dans une majorité des cas d’ assurer une forme de bien-être de ses usagers, cette volonté n’est bien souvent pas suffisamment prise en compte.
3.1. Première approche du rapport du corps au lieu : ambiance et atmosphère
Lorsque l'on découvre un nouvel espace architectural, on s'attarde premièrement sur une vision d'ensemble. A cette image on peut comprendre le lien entre le corps et lieu et analysant celui de l’architecture et du paysage.
Effectivement, une architecture s'intègre dans un contexte et entretient une relation avec lui. Sa forme, sa dimension, son poids, son esthétique doit créer une certaine harmonie d'ensemble.
Un espace architectural créer alors un dedans et en dehors. Entre les deux, on peut trouver, « des transitions imperceptibles entre intérieur et extérieur, une incroyable sensation du lieu, de la concentration, lorsque soudain cette enveloppe est autour de soi nous rassemble et on nous tient, seul ou en un groupe. »36
L'enveloppe, l’architecture peut séparer l'individuel du collectif, le privé du public. Elle crée une tension entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur. Une architecture peut avoir pour vocation à être vu, elle se démarquer des autres, ou au contraire à se cacher, se fondre dans un environnement mais aussi, vouloir exposer, ou à l'inverse, caché.
Selon S. Holl37 , « l'architecture n'arrive jamais à être autant convaincante que le paysage ». Les paysages impressionnent. Leur construction est issue d'un processus long dans lequel tout élément le constituant évolue face aux mêmes conditions ; auxquelles il s'expose dans le temps. » L'architecture quant à elle inclue une notion de temporalité différente, influencé par des époques, et des méthodes constructives. L'espace construit s'enrichit de nouvelles pièces au puzzle qui s'intégre plus ou moins à celles déjà présents.
36 PETER ZUMTHOR, ARCHITECTE, EXTRAIT DE SON OUVRAGE THERME VALS 37 STEVEN HOLL, ARCHITECTE AMÉRICAIN
L'intégration de l'architecture dans un environnement est liée à la notion de mesure. L'édifice est un intermédiaire entre le paysage et le corps. Il doit à la fois faire en sorte de s'intégrer dans son milieu et de répondre aux usages de l'homme. Ces proportions sont alors l’intermédiaire pour concilier des échelles très différentes. Il faut donc réaffirmer le corps humain comme élément ressentant vivant découvrant l'expérience du monde. Cela amène à de nouveaux questionnements sur les proportions et les échelles de l'espace architectural. « Il y a des bâtiments ou des ensembles, petits ou grands, imposant où important qui me diminue, m'oppresse, m'exclus, me rejette. Mais il y a aussi des bâtiments ou des ensembles petit ou immense dans lequel je me sente bien ou je fais bonne figure qui suscite en moi un sentiment de dignité et de liberté, ou je me tiens volontiers, que j'aime utiliser. De telle œuvre m'enthousiasme »38. À l'inverse « l'environnement ne m'intimide pas mais une certaine façon me grandit et me permet de respirer plus librement. »
3.1.1. Stimuli sensoriels
Les sens peuvent être activés par de nombreux stimuli environnementaux différents. Et alors comprendre leur utilisation, les effets de ces déclencheurs, leur impact sur la perception sensorielle et les différentes réponses qu'ils produisent contribue à éclairer les paramètres de conception et leur application future.
Par exemple, une sous stimulation dans un environnement peut provoquer de l'agitation, des réactions émotionnelles excessives, et de faible niveau de concentration.
38 STEVEN HOLL, ARCHITECTE AMÉRICAIN
Tandis qu’ une stimulation excessive peut entraîner des modifications de la fréquence cardiaque, du rythme de respiration, la tension artérielle, de la tension musculaire et du stress psychiatrique.
Une stimulation constante peut être défavorable, alors que la variation des intensités sensorielles suscite un réveil expérientiel. Selon Diane Ackermann les stimulations sensorielles ont besoin d'une variation : « quand il n'y a pas de risque, le terrain émotionnel est plat et inflexible et, malgré toutes ses dimensions, ses vallées, c'est pinacle et c'est détour, la vie semblera n'avoir aucun de ces paysages magnifiques. »
Comprendre les impacts de différents stimuli aide à qualifier la nature de diverses caractéristiques environnementales. Un environnement équilibré et nécessaire pour assurer l'unité au sein de la variété. Si la variété est nécessaire pour susciter l'intérêt, l'unité est essentielle pour créer une impression favorable et satisfaire les humeurs et les désirs. Cependant la variété, lorsqu'elle est excessive est source de confusion et d'irritation ; et, l'unité, lorsqu'elle est sans distinction par variété et fade et monotone.
3.1.2. Au-delà de l’expérience
« Un bâtiment fonctionnel n'est pas encore une architecture. Pour devenir architecture le bâtiment fonctionnel doit avoir à la fois une atmosphère et une signification. »39
39 JUHANI PALLASMA, LE SENS DU REGARD
Le pouvoir de l'architecture et de révéler un sens de la réalité qui sera expérimenté par l'homme à travers l’atmosphère architecturale. Pour atteindre l'intelligence atmosphérique, il faut comprendre les outils nécessaires à cette réalisation que sont notamment la lumière, les couleurs, le rythme et les matériaux. S. Holl40 , comme une majorité des architectes qui suivent une approche phénoménologique, soutient l'idée que l'architecture est expérimentée à travers des perceptions sensorielle.
« Seul l’architecture de tous les arts peut éveiller tous les sens »41
Selon lui, un bâtiment est bien perçu quand les caractéristiques architecturales particulières sont mises en action : le jeu d'ombre et de lumière, l'effet de transparence et de phénomènes de couleur, la sensation de texture et de matérialité, l'acte de penser le détail et le voyage à travers le temps. Le pouvoir de l'architecture est d'influencer l'expérience humaine et de transformer l'existence quotidienne de la vie humaine.
S. Holl affirme que les expériences sensorielles appartiennent uniquement aux perceptions de notre esprit, ils ne peuvent donc pas être rendus verbalement. Les perceptions sont une partie tellement innée de notre existence que, lorsque nous essayons de les retranscrire en langage, les parties de l'expérience ont perdu.
40 STEVEN HOLL, ARCHITECTE AMERICAIN 41 J. PALLASMAA, EXTRAIT DE LE REGARD DES SENS
3.1.3. La lumière et le contraste
Une matière ne possède pas seulement une texture elle est aussi caractérisée par une teinte. Toute architecture possède une couleur. Elle peut être naturellement amener par les matériaux utilisés, mais aussi ajouté volontairement pour donner un caractère particulier au bâtiment. Une couleur peut revêtir un aspect décoratif ou fonctionnel. « En architecture la couleur sert à faire valoir le caractère d'un bâtiment, à mettre en valeur sa forme et ses matériaux, à rendre de sa distribution plus claire. »42
Selon G. Beanes43 et le physicien C. Henry, la couleur est d'abord perçue avant la forme. On voit une surface colorée avant de voir la façade d'un bâtiment. L'œil est attiré par les accords de couleurs harmonieuses ou les contrastes forts.
La texture de la surface engendre une variation de teinte en fonction de sa réflexion. L'accroche de la lumière sera différente si le matériau est par exemple brillant ou mat.
3.2. Une vision rapprochée du contact de la matérialité 3.2.1. Le kinesthésique
Comme vu précédemment l’architecture cherche à créer à l’homme un espace de bien-être et la kinesthésie développer dans le cas de la cécité permet de penser une approche tactile. Le premier contact est celui avec le sol qui sont particulièrement
42 RASMUSSEN, STEEN EILER 43 CRUNELLE MARS, L’ARCHITECTURE ET NOS SENS
importants pour mettre en confiance l'usager. Il est plus facile pour notre corps de marcher sur une dalle en béton plutôt que sur un sol instable comme le sable. Un sol qui n'est pas plane peut éveiller une certaine méfiance. Mais un sol très lisse pourrait devenir glissant et alors évoquer une sensation de danger. C'est à dire qu ’ un sol doit permettre une certaine adhérence au pied mais aussi permettre un sentiment de sécurité afin d’appréhension podotactile plus fluide et naturel.
Dans une application concrète, on peut penser à une conception d’ une gradation des matériaux composant le sol entre une entrée, un espace jour et un espace nuit.
Présenté par Rasmussen, et notamment pour des personnes atteintes de déficience visuelle, il est évoqué la relation à l’endroit où la rencontre entre le corps et l’espace est le plus proche : la chambre. La chambre est souvent le lieu où l’ on trouve le plus grand confort notamment car c’est là où la rencontre est la plus intime, ou le toucher est le plus sensuel, où la surface cutanée rentre en contact avec la matière, les textures, les lumières, la température. Et où souvent ces dernières sont les plus douces : depuis les draps les couettes souple et légère, le lit ou, comme dit la publicité on ne sent même plus son corps à la lumière diffuse la tête de lit.
Les matériaux ont une fortement influence sur la notion de confort. Lorsque le corps est protégé des agressions extérieures, il peut profiter d’une autre sensibilité et prendre conscience des qualités de ce qu’il touche. Le corps peut ainsi ressentir une sensation de bien-être. Cela peut aussi avoir un effet sur le comportement en apportant une tranquillité à l'esprit. « L’homme qui se sent bien, portera son attention aux autres, dialoguera plus facilement et communiquera davantage. »44
44 CRUNELLE, L’ARCHITECTURE ET NOS SENS