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1.4. MOYEN DE COMPENSATION : COMPETENCE SENSORI-MOTRICE

Parmi les sens, la vue et le toucher se différencie de l'ouïe, de l'odorat et du goût par la position active qu'il donne à l'Homme. En effet, les trois derniers sens cités place les individus principalement en tant que spectateur de leur environnement. Ils font essentiellement appel à l'inconscient sensoriel permettant une mise en contexte du corps. On peut faire abstraction du visuel en faisant semblant de ne pas avoir vu quelque chose ou en restant à distance. En revanche, on peut difficilement éviter une odeur ou un son. Ils nous atteignent sans prévenir. La vue concerne observateur seul alors que l'ouïe et l'odorat sont partagés entre plusieurs individus et nous mette en relation.

« La vue isole, alors que le son rapproche ; la vision est directionnelle alors que le son est omnidirectionnel. L’œil attends mais l'oreille reçoit. »21

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1.4. Moyen de compensation : compétence sensori-motrice 1.4.1. Mémoriser, sélectionner, géométriser, morceler

Après la perte du sens visuel, l’ensemble des pratiques quotidiennes doivent être réapprises et en particulier la locomotion pour permettre aux personnes de retrouver leur autonomie et de favoriser leur intégration sociale. La locomotion est la faculté des êtres vivants à se déplacer, or cette faculté demande pour les déficients visuels un apprentissage spécifique et un enseignement individualisé. C’est à ce moment qu’intervient l’instructeur en locomotion qui a pour rôle de développer l’aspect sensori- moteur (latéralisation, équilibre, développement des autres sens), l’aspect cognitif (mémoire, concentration, déduction) et psycho-affectif (image de soi, confiance en soi, maitrise des émotions, motivation, dépassement du handicap). Apprendre à sedéplacer dans un environnement, particulièrement en milieu urbain

21 CRUNELLE M., THESE L’EXPLORATION DE LA FONCTION TACTILE EN ARCHITECTURE

mais aussi en intérieur, nécessite de connaître et de comprendre ce qui fait la ville ou le bâti et son appréhension sans la vision. Comme nous l’avons vu précédemment, le parcours en ville pour les personnes déficientes visuelles est ainsi inscrit dans notre corps même, au terme d'une série d’anticipations motrices et mentales particulières qui sont : mémoriser, sélectionner, géométriser,morceler.

Mémoriser

Tout trajet piétonnier sans la vision en ville nécessite d'être préalablement mémorisé. Trois trajets particuliers sont concernés : le trajet domicile / commerces, le trajet domicile / lieu de travail et enfin le trajet domicile / lieux de loisirs. Le protocole de la mémorisation est alors invariable. Les parcours sont effectués, sur le mode de la déambulation urbaine, en compagnie d’un instructeur. Les itinéraires choisis sont courts pour permettre une reconnaissance en contexte du schéma général du trajet. Sont alors mémorisées les points de départ et d'arrivée du parcours, ainsi que les axes centraux qui les jalonnent. La mémorisation du parcours requiert une acuité sensorielle particulière, pour que le trajet s’inscrive outre dans la mémoire mais dans le corps. Un détour, un arrêt, une ligne droite, une traversée sont autant d’éléments qui modifient l’allure et l’attitude. Le corps se penche, s'arque, stoppe, déambule jusqu'à imprimer en lui les méandres du parcours. La mémoire de l'expérience du parcours in situ est la condition première d'un cheminement autonome du déficient visuel en ville.

Sélectionner

La sélection est à comprendre encore comme une activité d'anticipation des déplacements. L’objectif reste identique pour assurer la normalité d'une conduite

motrice en ville. Un classement des lieux urbains est réalisé comme participant ou non à la possibilité de locomotion sans vision. A l’inverse de l’idée reçue, les rues piétonnes, les places publiques ou galeries commerçantes sont autant de lieux évités et délaissés par les déficients visuels. Ils représentent des espaces de confusion marqués par une absence de repères, de marquage au sol qui rendent la déambulation hésitante. A contrario, les espaces avec des axes comme des boulevards, des avenues, ou rues passantes, permettent de manière générale de former un repère notamment auditif permettant de garantir la rectitude du déplacement. Les différentes particularités des trajets, sont alors des repères qui, ajoutés les uns aux autres, construisent un schéma mental qui s’adapte selon l’évolution de l’environnement (véhicules mal stationnés, obstacles mobiles, mobilier, pluie, vent, bruit ambiant…).

Géométriser

Les stratégies précédentes se référant à une volonté d'anticipation des déplacements. La géométrisation doit être pratiquée dans l'espace durant le parcours pour être maitrisée. Elle prend forme d'abord dans le choix de la ligne droite comme condition sine qua non de tout parcours. L'enchaînement des lieux au cours du déplacement se fait par la recherche de l'angle droit. La géométrisation se fonde aussi sur la représentation mentale, ce qui signifie que les trajets effectués se découpent en espaces répondant à des figures simples comme le L ou le U. Autrement dit, le cheminement s’effectue selon un enchaînement particulier de lignes droites, cellesci, mémorisées lors des trajets de reconnaissance. Elle fonctionne une fois encore sur le repérage puis la mémorisation de repères propres à l'environnement construit et à l'aménagement urbain.

Ainsi, lors d’un cheminement sur le bord droit du trottoir, son corps se projette vivement vers les façades. En plaçant l'extrémité de la canne le long de celle-ci, elle décrit alors lentement un angle droit qui l'aidera à passer d'une rue à une autre. 22

Morceler

Se mouvoir avec une déficience visuelle nécessite une reconnaissance des axes de référence jalonnant le parcours, ainsi que la localisation d'un point d'arrivée en termes de distance. Le morcellement consiste à découper le trajet en différents tronçons à cheminer. La distance totale du parcours est appréhendée par la somme des tronçons franchis. L’enchaînement de tronçons étant scindé par les passages piétons et / ou par la traversée de rues ou autres éléments fixes comme un kiosque par exemple. Une particularité de la locomotion sans vision est donc la nécessité de séquentialiser. Le trajet obéit donc à des règles d'organisation et réalisation précises.

À tout moment de sa vie (déménagement, changement de travail, ...) une personne déficiente visuelle autonome peut avoir besoin d’apprendre à se déplacer dans un nouvel environnement.

Néanmoins ces différentes opérations montrent que la relation des personnes déficientes visuelles à l'espace construit, n'est ni une relation de dépendance, ni une relation de neutralité. Le parcours piétonnier pour les déficients visuels s'inscrit dans une logique dynamique d'action anticipées où le corps s'affranchit de ses maux et où l’aménagement et l’urbain expriment toutes leurs spécificités à travers une multisensorialité.

22 NARRATION PERSONNELLE

1.4.2. Connaissance et habitudes

L'expérience des personnes déficientes visuelle indique que le corps se souvient des gestes et des lieux, que les informations données à la mémoire par les différents sens vont peu à peu se développer. Le système nerveux et l'intelligence mobilise les capacités d'adaptation de chacun, l'apprentissage et au cœur du vécu. Cela signifie et illustre le besoin de pratique, de l’expérimentation et de l’écoute sensoriel pour ne pas perdre l'assurance acquise par des habitudes. Mais pour acquérir les données, l'important c'est d'avoir accès à l'information.

La navigation se réfère aux techniques précédemment évoquées qui permettent de connaître sa position par rapport à un point déterminé, tout autant qu’à un déplacement fluide sur une grande étendue. Le fait de prendre des repères, d'acquérir des connaissances suffisantes pour que les habitudes s’ancrent dans le corps et prennent le pas sur la crainte de l'inconnu et de l'erreur et permet de constituer, un cadre de vie liée aux besoins. Le but est de pouvoir circuler sans chercher son chemin, seulement le penser, mémoriser.

1.4.3. « Cartographier », le rôle des émotions dans la constitution d’images

La notion de « carte mentale » apporte une précision sur l'acquisition de données topographiques. Pour que la personne déficiente visuelle puisse établir une carte mentale des lieux des explications précises sont nécessaires. La vue d'un aperçu synthétique et globale d'un lieu, une connaissance rapide et surtout à distance. C'est en fait une mémorisation des mouvements physiques mais aussi intellectuel ou émotionnel qui s'opère qui permet de cartographier une situation.

Les personnes arrivent à se positionner dans l'espace, a activé leur mémoire musculaire d'où l'importance de la prise de conscience de leur corps dans l'espace. La notion de repère renforce l'idée d'une nécessité de l'apprentissage de la sensorialité pour se former à une représentation de son environnement.

A.R Damasio23 met en évidence l'importance des sentiments, des ressentis avec notre environnement proche. Il note l'importance des réactions émotionnelles par lequel nous répondons à des objets et à des événements variés. Il pose alors la question des interactions émotionnelles entre nous et les objets qui nous entourent ?

« Les images que nous avons dans notre esprit sont dans le résultat des interactions qui ont lieu entre nous et les objets qui engagent notre organisme, en tant quels sont écartés dans des structures neurales construite selon la configuration de l'organisme. »24

Selon lui, nos organes sont commandés par des réflexes de base, déclenchés par des stimuli. « Les réflexes de base. Ils incluent le réflexe d'arrêt, que les organismes déploient en réaction à un bruit, un contact tactile ou en tant que tropismes qui éloignent l'organisme d'une chaleur ou d’un froid extrême, qui l’écarte de l'obscurité et qui l'attire vers la lumière. »25

Il décrit la manière dont les émotions interviennent pour nous faire voir et comprendre les choses, mais aussi réagir face à elle. Le sentiment permet de créer

23 ANTONIO ROSA DAMASIO, MEDECIN, PROFESSEUR DE NEUROLOGIE, NEUROSCIENCE ET PSYCHOLOGIE, 24 A.R DAMASIO, SPINOZA AVAIT RAISON. JOIE ET TRISTESSE, LE CERVEAU DES EMOTIONS 25 A.R DAMASIO, SPINOZA AVAIT RAISON. JOIE ET TRISTESSE, LE CERVEAU DES EMOTIONS

une représentation mentale d'un fait, d'une réalité, de constituer une image propre à soi.

Un sentiment de « déjà vu » exprime un souvenir qui, plus ou moins estompé par le temps, est présente dans une banque d’« images » mentales. Un aveugle de naissance aura donc plus de difficulté à se situer dans l'espace, à imaginer un plan de quartier ou l'architecture d'un immeuble. « J'ai regardé le monde très attentivement, et je continue. Oui je le regarde encore. La perception et en autre, mais toujours visuelle. »26

Les singularités des personnes atteintes de déficiences visuelles dans la manière d’appréhender leur environnement, ont été abordées notamment à travers la compréhension de leur expérience de l’environnement et la mise en valeur de compétences. Cette approche sensible de l'espace faite d'expériences sensorielles, émotionnel, factuel, amène à interroger la manière dont l’architecture se donne à lire et à comprendre à être perçue.

26 MERLEAU-PONTY, PHENOMENOLOGIE DE LA PERCEPTION

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