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Hawaii, autrement
from Départ - Volume 5
by Ensemble
Une histoire sur la façon d’appréhender avec responsabilité nos futurs voyages dans les eaux, les forêts et les montagnes de cet archipel aussi remarquable que résilient.
Par Sydney Loney, photos par Ricky-Thomas Serikawa
Si vous croisez une tortue de mer dans l’eau turquoise d’Hawaii, restez à trois mètres. Et si elle commence à se frotter les yeux avec ses nageoires, cela veut dire qu’elle s’est lassée de vous et qu’il est temps de vous éloigner.
Voici un exemple des conseils que notre guide, Oliver Hodous, nous a prodigués sur la plage de Maluaka avant nos trois heures de kayak le long de la côte sud de Maui. Hawaiian Paddle Sports commence toujours par un petit cours éducatif de 45 minutes. Oliver nous a présenté les poissons de récifs locaux (notamment les poissons-perroquets, qui contribuent à préserver les plages de sable blanc de l’île en excrétant le corail qu’ils mangent), puis il a énuméré des conseils pour préserver les océans (la crème solaire ne doit contenir que de l’oxyde de zinc ou du dioxyde de titane pour préserver les récifs).
J’ai aussi acquis une petite compréhension (et une grande admiration) de la culture hawaïenne et de sa langue poétique. « “Aloha” est plus qu’un simple bonjour, nous a expliqué Oliver. C’est l’essence même de l’être et cela signifie “le souffle de la vie”. C’est une salutation de compassion mutuelle, comme si l’on disait : “Je respire, tu respires, nous sommes une seule et même personne.” »
Nous avons mis nos kayaks à l’eau. Nul doute que le cours allait enrichir mon expérience. Lorsque j’ai admiré la vue sur Kaho’olawe sous un ciel sans nuages, les mots d’Oliver me sont revenus en tête. L’armée américaine a utilisé cette petite île volcanique comme champ de tir. Elle reste criblée de cratères, de missiles non explosés et ses sols sont contaminés, même si des efforts sont déployés pour protéger les nombreux sites archéologiques sacrés et refaire pousser des plantes indigènes. Puis, munie de mon masque et de mon tuba, j’ai su identifier de nombreux poissons colorés autour du corail. J’ai aperçu une tortue de mer verte que j’ai admirée de loin.
« Ces 45 minutes passées sur la plage avec Oliver ont été primordiales », me dira plus tard Tim Lara. Propriétaire de Hawaiian Paddle Sports, il a fondé sa société d’écotourisme basée à Maui en 2010. « Quand j’étais guide, j’ai eu des clients qui, après dix voyages à Hawaii, ignoraient qu’il y avait un peuple hawaïen ou une langue hawaïenne. » Donc, tous ses guides reçoivent une formation culturelle. Leur travail, a-t-il souligné, ne se limite pas à emmener les gens sur l’eau et à leur montrer une baleine ou une tortue de mer.
De temps en temps, quelqu’un se plaint. Pourquoi cette leçon avant de mettre masque et tuba? « Je ne m’excuse jamais de ce moment, m’a confié Tim. Lorsque je suis arrivé à Maui, on m’a enseigné le concept de kuleana. En gros, chaque privilège dans la vie s’accompagne d’une responsabilité. Si nous avons le privilège de profiter de l’océan, nous avons la responsabilité d’en prendre soin. »
Comme bien d’autres endroits dans le monde, Hawaii a connu sa part d’épreuves ces dernières années. L’incendie d’août 2023 qui a ravagé Lahaina, ville historique de Maui, a été la catastrophe naturelle la plus dévastatrice de l’histoire moderne d’Hawaii. L’État vit du tourisme, mais cela est devenu problématique, car les visiteurs sont sept fois plus nombreux que les habitants. L’afflux constant menace l’intégrité des plages, des récifs et des sentiers de randonnée. Depuis les incendies, l’industrie encourage un modèle de tourisme plus régénérateur qui donne plus qu’il ne prend. Tim espère que les visiteurs adopteront le concept de mālama (prendre soin) et qu’ils contribueront à la protection et à la préservation d’Hawaii.
Tim enseigne la préservation des océans, mais pour faire connaître la culture et la langue, il a convié Iokepa Nae’ole, dont le surnom est Kepa.
Ils se sont rencontrés il y a une vingtaine d’années au Hawaiian Canoe Club : Kepa a appris à Tim à pagayer sur une pirogue à balancier. Kepa est vite devenu le conseiller culturel de Hawaiian Paddle Sports. Lorsque Kepa était guide, il racontait des légendes hawaïennes, parlait de la langue, et encourageait les visiteurs à tisser un lien avec la culture et l’environnement. Il transmet ce savoir aux guides. « Il faut prendre les choses une par une, un visiteur à la fois. »
Kepa veut aussi dissiper les nombreuses idées fausses sur Hawaii. « Ce n’est pas Disneyland », affirme-t-il. Récemment, un groupe de touristes a repéré un bébé baleine à bosse qui avait perdu sa mère près de Waikīkī. Une femme s’est jetée à l’eau et a tenté de grimper sur le dos du baleineau en détresse avant qu’une équipe de la sécurité des océans ramène le bébé à l’eau. « On voit facilement la différence entre un touriste et un visiteur, a expliqué Kepa. Un touriste essaiera de monter sur un bébé baleine perdu ou prendra des photos d’une ville incendiée. Un visiteur demandera comment il peut aider. »
Bien des gens sont des visiteurs. À ce jour, 23 613 personnes ont signé l’engagement Pono Pledge en faveur du tourisme durable créé en 2019. Mais, les visiteurs peuvent aller plus loin en participant au nettoyage d’une plage à Maui avant de profiter de l’eau (une activité souvent proposée avec Hawaiian Paddle Sports), contribuer aux efforts de reforestation lors d’une randonnée ou aider à éliminer les espèces envahissantes lors d’une balade dans le parc national des volcans. C’est ce que j’ai choisi de faire lorsque j’ai quitté Maui pour explorer l’île d’Hawaii.
J’ai retrouvé Jane et Paul Field un sécateur à la main, devant le centre d’accueil des visiteurs Kīlauea. Une fois par semaine, depuis 11 ans, ce couple de retraités emmène des bénévoles dans la forêt pour couper les longues tiges de gingembre jaune de l’Himalaya qui supplantent les plantes indigènes sur le sol de la forêt.
« Ma femme et moi sommes tombés amoureux de ce parc avant de tomber amoureux l’un de l’autre », a plaisanté Paul. Pendant leurs premières promenades dans la forêt, ils ont admiré le gingembre, qui avait été planté dans le parc il y a plusieurs dizaines d’années pour sa simple beauté. Puis ils ont découvert le problème et ont décidé d’agir.
« Le sol de la forêt devrait être couvert de petites fougères », a expliqué Paul alors que nous coupions les tiges à un pied du sol, sur lesquelles ils appliqueraient plus tard de l’herbicide. L a tâche, rythmée par l’ébranchage et le chant occasionnel de l’oiseau ‘oma’o, prête à un moment de méditation. Nous redonnons à la forêt sa vraie nature. « La perte de cette forêt serait une perte pour nous et tous les habitants de la planète », a souligné Jane. Je n’ai passé que quelques heures dans la quiétude de ce parc, mais j’ai bien ressenti l’urgence de contribuer à sa préservation. J’ai eu peine à m’arrêter lorsque Paul a donné le signal du départ : « Laissez-moi juste m’attaquer à cette dernière parcelle! »
Jane et Paul sont probablement venus à bout de 20 des 6 000 hectares de gingembre dans le parc. « Nous savons que nous ne pourrons jamais nous en débarrasser, a avoué Paul. Mais lorsque nous revenons dans une zone nettoyée, nous voyons de nouvelles plantes et des semis qui sont devenus plus grands et plus forts. C’est très gratifiant. »
Chaque année, Paul et Jane rencontrent des visiteurs qui, comme eux, sont tombés amoureux du parc et luttent contre le gingembre pendant leurs vacances. Ici, comme sur les plages de Maui, le concept de kuleana, de privilège et de responsabilité, est peut-être la seule chose qui puisse protéger et préserver Hawaii, tant pour ses habitants que pour ses visiteurs. « Nous aimons partager notre parc, m’a dit Jane. Je ne peux pas imaginer une meilleure journée que celle passée dans cette forêt indigène. Et, quitte à être là, autant faire quelque chose d’utile. »