Nos conspirations
n°07 n°06
L’opéra et ses complots Milo Rau, l’homme de partout P.A.R.T.S., l’école d’Anne Teresa De Keersmaeker
CI/AVI/CH/F/121020 | ALTERNATIVE.CH
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02 1 8 1 6 | G E N È V E . Z U R I C H . L A U S A N N E . B Â L E . LY O N . A N N E C Y. PA R I S . D U B A Ï . H O N G K O N G | B C G E . C H
Édito du Cercle du Grand Théâtre de Genève, de Caroline et Éric Freymond
UN MAGAZINE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN
Croire qui, quoi et pourquoi ? La Clémence de Titus, dernier opéra composé par Mozart (1791), est basé sur un ressort narratif amour-haine-trahison-pardon. Des conjurés mettent le feu au Capitole, puis sont graciés par l’empereur romain Titus. Parsifal, ultime opéra de Wagner (1892), raconte, sur fond de légendes médiévales, le parcours initiatique d’un jeune homme naïf qui deviendra le sauveur du Graal, et qui rachète l’humanité de ses fautes. Les ambiances de chaos et de déchéance qui émanent de ces deux opéras programmés au GTG – mais qui pourraient n’être visibles qu’en version digitale en ligne puisque les théâtres ne peuvent pas encore rouvrir – nous ont amené au choix thématique du dossier : Nos conspirations. Rarement un thème a été aussi ancré à la fois dans des œuvres lyriques et dans les mécanismes de nos sociétés. La pandémie, le nombre de victimes, les vaccins, les déclarations contradictoires de politiques et de soignants, la 5G, les extrémismes, les confinements, la diffusion de données non sourcées sur les réseaux sociaux… Un faisceau d’éléments a accéléré et accentué les notions de complot, complotisme, complosphère. Ou encore des alternative facts, ce « concept» popularisé dès l’investiture de l’ancien président des États-Unis en janvier 2017, et dont Marc Bauer s’est inspiré pour le dessin de couverture de ce magazine. Dans le domaine lyrique comme sur le terrain sociétal, la question pourrait être : croire qui, croire quoi ? Et pourquoi ? Les articles proposent des éclairages historiques, politiques, artistiques. Laurence Kaufmann explore l’imaginaire manichéen du combat entre le bien et le mal, dans les arts comme en politique. En contrepoint, une sélection d’images récoltées sur Instagram exprime des fantaisies critiques et provocatrices sur des grands sujets liés aux complotismes. Sven Friedrich nous plonge dans les mécanismes des mythes des conspirations, entre fiction esthétique et réalité politique, dans l’œuvre de Richard Wagner, en son « temple» du Festspielhaus de Bayreuth. Le complot, la controverse, le mensonge, la trahison constituent un matériau de prédilection pour Milo Rau, metteur en scène suisse cosmopolite, devenu incontournable sur les scènes européennes, que le GTG a invité à concevoir sa première mise en scène d’opéra, La Clémence de Titus. Il explique sa pratique : « Mes projets sont toujours scandaleux et problématiques, mais je ne me fais pas d’ennemis, parce que je ne juge pas, je n’assène pas de vérité, je laisse de la place aux choses, à toutes les versions de l’histoire. » Les regards de Salomé Kiner, Alexandre Demidoff et Pierre Hazan permettent d’aborder l’œuvre de Milo Rau, qui crée des tribunaux pour mettre en scène des procès fictifs aux fonctions cathartiques : il fait ressortir la part d’utopie du droit, pour que la parole se libère et puisse contribuer à réparer le monde. C’est une des forces du travail de Milo Rau : faire appel à la responsabilité citoyenne par des dispositifs réalistes, soit en donnant la parole à ceux qui ont vécu ce qu’ils disent, soit en transposant un propos au contexte dans lequel l’œuvre est présentée. Il crée ainsi des conditions minutieusement documentées, donc fiables, où chacun peut comprendre et se forger une opinion. Comment va-t-il se saisir de La Clémence de Titus, comment va-t-il composer avec les mécanismes complexes de l’opéra ? Qui pourrons-nous croire, à quelle réalité pourrons-nous nous fier ? L’enjeu est immense, l’attente aussi. Bonne lecture.
Olivier Kaeser
Olivier Kaeser est historien de l’art, commissaire d’expositions. Après avoir présenté le projet pluridisciplinaire Dance First. Think Later en été 2020 à Genève, il prolonge cette recherche en vue d’une publication sur les questions de gestes et de mouvements, leurs significations et interprétations dans les champs de la danse et des arts visuels. Il a codirigé le Centre culturel suisse de Paris, après avoir mené en duo l’espace d’art indépendant attitudes à Genève. Il a coédité de nombreux livres d’artistes et autres publications culturelles.
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Oui! Au Forum Mobilière, nous proposons aux PME et ONG une plateforme d’innovation unique, assortie d’ateliers créatifs pour trouver des réponses à des questions urgentes sur l’avenir. mobiliere.ch/fml
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Quoi qu’il arrive, nous nous engageons pour l’avenir de la Suisse.
Image de couverture
RU B R IQUES
Artiste suisse formé à Genève et à Amsterdam, basé à Berlin et Zurich où il enseigne à la ZHdK, il a exposé notamment à la Berlinische Galerie, à l’Istituto Svizzero à Milan, à la Drawing Room à Londres, au Museum Folkwang à Essen, au Centre culturel suisse à Paris, au Kunstmuseum à Saint-Gall ou au MAMCO à Genève. Il est lauréat du Grand Prix suisse d’art Meret Oppenheim 2020.
Édito 1 par Olivier Kaeser Mon rapport à l’opéra 4 Foofwa d’Imobilité, par Olivier Kaeser Ailleurs 6 Milo Rau l’homme de partout, par Salomé Kiner Trésors cachés 12 Chantal Chappot, comptable et parfois cinéaste, par Aude Seigne
Portrait 14 Tanja Ariane Baumgartner, par Jean-Jacques Roth
DO SSI ER N OS C ON SPI RATI ON S
Marc Bauer, The Blow-Up Regime, Parade, dessin mural, fusain et pastel, Berlinische Galerie, 2020. Courtesy of the artist and Galerie Peter Kilchmann
Visite d’atelier 16 P.A.R.T.S., une école en mouvement, par Salomé Kiner Rendez-vous 44 Une sélection par la rédaction du Temps Le tour du cercle 46 Vera Michalski / Olivier Vodoz, par Serge Michel À vos agendas ! 48 par Olivier Gurtner
Une série d’images de l’artiste Mike Winkelmann, ou Beeple-Crap sur Instagram, accompagnent l’article de Laurence Kaufmann. Elles sont issues de sa série « Everydays », mouvement dont il est l’un des fondateurs. Il produit une image digitale par jour, en Creative Commons, coûte que coûte, depuis dix ans.
L’ombre du pouvoir, par Laurence Kaufmann 20 Transfert d’idéologie – Théorie de la conspiration et wagnérisme, par Sven Friedrich 26 Milo Rau, justicier des scènes, par Alexandre Demidoff 30 Quand le théâtre se fait procureur, par Pierre Hazan 34 Insert, Jonathan Meese, par Clara Pons 38 Les noces sulfureuses de l’opéra et du complot, par Christopher Park 40
Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Heidi.news, Collaboration éditoriale Le Temps
Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Olivier Kaeser Édition Serge Michel, Florence Perret Responsable éditorial Olivier Gurtner Comité de rédaction Aviel Cahn, Olivier Gurtner, Olivier Kaeser, Serge Michel, Clara Pons Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim Relecture Patrick Vallon
Promotion GTG Diffusion 38 000 exemplaires dans Le Temps Parution 4 fois par saison Tirage 45 000 exemplaires ISSN 2673-2114
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Mon rapport
à l’opéra
Propos recueillis par Olivier Kaeser
Foofwa d’Imobilité, chorégraphe et performeur virtuose, fantasque, politique, « est né » au Grand Théâtre. Aussi à l’aise sur scène que dans la rue, il déploie son énergie entre mouvement et voix, rêve et manifeste.
Le jeune Frédéric Gafner dans le ballet Le baiser d’Oscar Aráiz, GTG, 1981. © Claude Gafner
Circumvolution.Dancewalk, autour de l’Opéra Garnier, Paris, 2016. © Gregory Batardon
Foofwa d’Imobilité © Gregory Batardon
Danseur, performeur, chorégraphe, pédagogue de danse, directeur artistique de la Compagnie Neopost Foofwa, Foofwa d’Imobilité, né Frédéric Gafner à Genève, étudie au Ballet Junior avant de danser avec le Ballet de Stuttgart puis de rejoindre la Merce Cunningham Dance Company. Il débute son travail de chorégraphe à New York en 1998 puis revient à Genève en 2002. Il revendique une pratique libertaire et anarchique de la création à partir de recherches détaillées et pointues. www.foofwa.com
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Dancewalk – Mai 2068, Festival Extra Ball, Centre culturel suisse, Nanterre-Amandiers, Paris, 2018 © Simon Letellier
Foofwa d’Imobilité, votre rapport avec le Grand Théâtre de Genève débute avant votre naissance ?
FI — Je me rappelle avoir vu un film où ma mère, Beatriz Consuelo, saluait la salle du Grand Théâtre après une représentation de Petrouchka en tenant la main d’Ernest Ansermet. Car en 1964, Serge Golovine, directeur du Ballet, lui avait demandé d’être sa partenaire et danseuse étoile principale. Mon père a aussi rejoint la compagnie en tant que soliste ; il deviendra danseur étoile quelques mois après ma conception. En 1968-1969, j’ai malgré moi dansé professionnellement dans le ventre de ma mère, puis je l’ai sentie donner ses cours de la nouvelle École du GTG, qu’elle reprit en 1974 pour créer l’École de Danse de Genève puis le Ballet Junior. Enfant, j’ai assisté aux répétitions des opéras au GTG, puisque mon père est devenu le premier photographe de la maison. Une fois sorti du ventre de votre mère, avez-vous dansé sur des scènes d’opéra ?
À 10 ans, sur la scène du GTG, j’ai incarné un poète enfant dans Le Baiser d’Oscar Aráiz. De 18 à 21 ans, j’ai dansé avec le Ballet de Stuttgart de Marcia Haydée. Au sein de la compagnie de Merce Cunningham, j’ai dansé à la Fenice de Venise et à l’Opéra de Paris, souvent galvanisé par la musique de David Tudor, l’inventeur génial du live electronics. Devenu danseur-chorégraphe, j’ai créé pour la Fenice la pièce Fenix, et dans Circumvolution. Dancewalk, j’ai dansé 62 kilomètres autour de l’Opéra Garnier du lever au coucher de soleil le jour du solstice d’été 2016. Quels artistes ou spectacles liés aux scènes lyriques vous ont particulièrement marqué ?
Je me rappelle d’une performance de Europera au MoMA de New York, en présence de John Cage, comme si le silence de l’histoire et les voix d’opéras se retrouvaient dans un bal méditatif. J’admire Meredith Monk, que j’ai rencontrée, avec qui j’ai partagé une professeure de chant et dont j’ai vu l’opéra Atlas à Brooklyn. J’adore ses explorations vocales très proches du corps de la danse, ses innovations où la pureté de sa voix et la beauté d’une diphonie coexistent avec chuchotements, cris, grognements, sanglots – comme si elle se faisait porte-parole des étoiles, de la folie et du premier des mortels.
Vous avez fondé votre compagnie Neopost Foofwa en 2002. Est-ce que certaines de vos chorégraphies ont été inspirées par l’opéra ?
Il m’est arrivé de citer le chant opératique. Dans descendansce, je dansais une variation de bravoure balletique tout en chantant la musique d’accompagnement comme un chanteur d’opéra, et dans The Making Of Spectacles, Ruth Childs résumait Parsifal en un haïku-hiatus assez comique. Je pense que ma pratique artistique révèle que le son et le mouvement sont intrinsèquement liés dans notre corps. Historiquement, on a fait de la danse un art muet et silencieux en dissociant le corps de ses bruits, de sa voix. Alors que dans la pratique, on sent bien que voix et mouvement proviennent de la même source. Allez-vous un jour imaginer un projet d’opéra ?
Un « FoofwOpéra » serait un double mouvement. D’abord, un opéra serait présenté dans les rues de la cité, en déambulation, chaque acte son quartier, en adaptant, en trouvant des astuces techniques pour transposer le savoir-faire et la magie du théâtre dans la rue. Ensuite, cet opéra serait enseigné, encadré par tous les corps de métier, à des citoyen.ne.s amateur.e.s, afin que le peuple, comme lors des tragédies grecques, fasse chœur avec la tribune qu’est une grande scène, en s’appropriant le mode opératoire de la magie et en rendant spectaculaires leur voix et leur présence. Que vous inspirent les voix extraordinaires des chanteuses et chanteurs lyriques ?
Elles pourraient prêter « voix forte » à des causes citoyennes, par exemple lors des manifestations sur l’urgence climatique : Jonas Kaufmann qui chante du Greta Thunberg, une centaine de choristes devant le Parlement avant un vote sur le climat, tout cela donnerait de « la décibelle » à ces militantismes. Qui sait, peut-être que les politiques écouteraient d’une autre oreille ? En tant qu’artiste, vous êtes touché par la situation préoccupante du secteur culturel. Vous avez récemment écrit un manifeste, Culture Besoin Vital – Un poing c’est tout...
J’ai écrit ce manifeste affirmant que nier l’importance vitale de l’art et la culture, c’est nier notre propre humanité. Avec ma compagnie nous en faisons désormais une vidéo/danse/texte intitulée Poing Culture ! Je participe aussi aux Rencontres professionnelles de danses – Genève, qui appellent les aides fédérales et cantonales à être moins bureaucratiques et plus fortes. Les intermittent.e.s et les artistes indépendant.e.s sont dans une situation de grande fragilité. 05
Ailleurs
MILO RAU L’HOMME DE PARTOUT
Milo Rau et son équipe pendant le tournage du documentaire Le Tribunal sur le Congo, est du Congo. © Fruitmarket, Langfilm & IIPM 2015 / Mirjam Knapp
Par Salomé Kiner
Salomé Kiner est journaliste, autrice et critique littéraire franco-suisse. En 2013, elle part au Mexique sur les traces de l’écrivain Malcolm Lowry puis raconte les studios de la radio de l’armée israélienne ou les hôpitaux psychiatriques de Buenos Aires. Elle est l’autrice d’un guide subjectif, Journées parfaites en Suisse (Helvetiq, 2016) et a collaboré avec Arnaud Robert pour 50 Summers of Music: Montreux Jazz Festival (Textuel, 2016). Elle met actuellement la dernière main à son premier roman.
Présent à Genève pour préparer la mise en scène de La Clémence de Titus, l’opéra de Mozart programmé au Grand Théâtre de Genève du 19 février au 3 mars 2021, Milo Rau a reconstitué les paysages de son enfance morcelée, notamment à Saint-Gall. Portrait d’un enfant solitaire et bibliophile qui rêvait de lire le monde. Saint-Gall, une des villes-racines de Milo Rau, où il revient en vacances. (KEYSTONE/Regina Kuehne)
À 44 ans, Milo Rau a passé l’âge de s’inventer une terre natale. Né à Berne, il déménage une bonne douzaine de fois dans son enfance, ballotté par le divorce de ses parents. Zurich, Schaffhouse, les Grisons, Saint-Gall, encore Zurich et à nouveau Saint-Gall. Arrivé à 13 ans dans cette ville médiévale, il y passe son adolescence, une période clé dans ses années de formation. Même s’il hésite encore quand on lui demande d’où il vient, c’est à Saint-Gall, à la fois familière et lointaine, qu’il enracine désormais son regard. C’est à Saint-Gall, au pied des Alpes et au nez du lac de Constance, qu’il revient chaque année en famille. Jeune, ce paysage ne l’intéressait pas. Il se projetait déjà ailleurs – à Paris où il a étudié la sociologie auprès de Pierre Bourdieu, à Cuba ou au Chiapas où il fera ses premiers reportages. Puis, il a appris à aimer cet endroit en le montrant à ses enfants : « C’est un bout de pays qui est resté intact, parce que le tourisme ne s’y est jamais développé. Ce n’est pas assez haut pour le ski et trop éloigné des routes principales. Les mêmes familles gèrent les mêmes hôtels depuis plusieurs générations, sans luxe ostentatoire. » Il raconte cette anecdote : un jour, alors qu’il randonne en famille, sa mère s’arrête pour demander à un restaurateur s’il connaît une certaine Judith. Cinquante ans plus tôt, durant une saison, elles ont travaillé ensemble dans ce même établissement : « Cet homme, c’était le fils du patron de l’époque, mais il avait bien 60 ans. Il se souvenait de ma mère et de Judith, il savait même où elle vivait aujourd’hui. Ce genre d’exemples, à Gstaad ou dans d’autres endroits touristiques de Suisse, ça n’existe pas. »
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Brésil
< Berlin The General Assembly, 2017
< Genève La Clémence de Titus, première mise en scène d’opéra, 2021
< Gand Directeur du NTGent, depuis 2018 < Namur Five Easy Pieces, pièce basée sur les crimes de Marc Dutroux, 2016
< Oradour-sur-Glane, projet de film sur le site du massacre du 10 juin 1944
< Moscou The Moscow Trials, congrès, pièce, exposition, film, livre sur le procès des Pussy Riot, 2012
< Bucarest The Last Hours of Elena and Nicolae Ceauşescu, 2009
Mossoul Oreste à Mossoul, transposition de l’Orestie d’Eschyle en Irak, 2019
République démocratique du Congo
< Matera Le nouvel évangile, campagne, performance et film sur Jésus au XXIe siècle, 2020
Bukavu The Congo Tribunal, pièce, film et livre, 2015
Maraba Antigone en Amazonie, pièce en préparation
Carte des lieux-sources des projet de Milo Rau
Irak
…montant ses pièces dans le monde entier, Milo Rau est chez lui là où ses créations le poussent à poser ses valises pour se fondre dans la vie locale : avec les activistes du Mouvement des sans-terre en Amazonie, au Rwanda pour Compassion, à Mossoul, fief de Daech, où il choisit de rejouer Oreste, ou à Bukavu pour Le Tribunal sur le Congo, qui deviendra un film.
Milo Rau marque une pause pour répondre à un collaborateur (le responsable des pendaisons, appelé en renfort pour la scénographie de La Clémence de Titus dont il prépare la mise en scène au Grand Théâtre de Genève) – son premier opéra, souligne-t-il, enthousiasmé par le défi que cela représente pour lui. Puis il reprend la conversation au point exact où il l’avait laissée : « Saint-Gall, c’est le cœur de la Suisse qui sait pourtant rester ouvert au monde. L’Université attire des professeurs du monde entier, un médecin sur deux est allemand. Même si je n’oublie pas que le droit de vote des femmes a été introduit par la force et que les Verts ont mis du temps à s’imposer. Il y a des aspects conservateurs. » Directeur du théâtre de Gand (NTGent), installé à Cologne, sociologue de formation, grand reporter avant de se consacrer au théâtre, essayiste et critique littéraire à ses heures, montant ses pièces dans le monde entier, Milo Rau est chez lui là où ses créations le poussent à poser ses valises pour se fondre dans la vie locale : avec les activistes du Mouvement des sans-terre en Amazonie, au Rwanda pour Compassion, à Mossoul, fief de Daech, où il choisit de rejouer Oreste, ou à Bukavu pour Le Tribunal sur le Congo, qui deviendra un film. Avant d’arriver à Genève où il supervise les auditions de La Clémence de Titus, il était en France, près de Limoges, à Oradour-sur-Glane. Il aimerait tourner un film sur le site du massacre du 10 juin 1944, mais les autorisations sont aussi rares que lui est persévérant. « Ce que je sais vraiment faire, c’est arriver dans un endroit et me connecter assez vite avec les gens. Je suis allé voir le maire, les habitants, les associations de survivants. Je me rends digne de leur confiance et une fois qu’elle est acquise, je fais en sorte de ne pas la perdre. C’est étrange car mes projets sont toujours scandaleux et problématiques, mais je ne me fais pas d’ennemis, parce que je ne juge pas, je n’assène pas de vérités, je laisse de la place aux choses, à toutes les versions de l’histoire. » Cette manière d’être au monde, Milo Rau l’attribue à son enfance. Plus que l’Alpstein et ses flancs vallonnés, plus que ces terres trouées de lacs, ce sont ses années d’itinérance qui l’ont formé. Déménager treize fois, c’est changer treize fois d’école, de camarades, de repères : « Quand tu es “le nouveau”, tu es le dernier à être choisi dans les équipes de foot, tu passes tes week-ends tout seul. Il me fallait toujours repartir de zéro, reconstruire des amitiés, m’adapter à un nouvel environnement. Mon cercle n’était jamais acquis, celui de mes parents non plus. C’est dans cette logique vagabonde que j’ai appris à habiter les lieux. » Pour meubler cette vie dépeuplée, le jeune Milo se réfugie dans la lecture : « Je dévorais tout ce qui se présentait à moi. C’était un moyen de sortir de la solitude, et cette pratique m’accompagne encore aujourd’hui dans ma façon de travailler. » De son adolescence saint-galloise, Milo Rau ne cite pas les rues, les parcs ou les ciné-clubs. Au théâtre, il se souvient avoir vu Les Trois Sœurs de Tchekhov – il en garde un souvenir désastreux. « C’étaient les années 1990, la mode était au trash, la pièce durait des heures. Je me suis dit : “Comment peut-on choisir de passer une soirée de manière si ennuyeuse ?” C’est sûrement à cause de cette expérience que je m’efforce toujours de faire court. Être metteur en scène, c’est être son premier spectateur. On montre ce qu’on aimerait voir. » Pour parler des années saint-galloises, il préfère s’attarder sur son environnement intellectuel. L’adolescence, c’est l’époque à laquelle il se rapproche de son grand-père. Un intellectuel d’origine italienne, écrivain, professeur d’école, ami et biographe de Martin Heidegger et Thomas Mann. « Il savait écrire et je me rendais compte de la valeur de ce talent. Mes parents n’étaient pas intellectuels, mais lui si. Il faisait preuve d’une grande tolérance à mon égard : à 13 ans, je suis devenu son secrétaire. 09
« Derrière les universités et les théâtres, les montagnes ne sont jamais loin. »
Concert du groupe Royal Republic au Grabenhalle de Saint-Gall en 2017 KEYSTONE/ Mario Baronchelli L’auberge Aescher, nichée sur les falaises de l’Ebenalp, en Appenzell RhodesIntérieures. Le plus célèbre restaurant d’altitude de Suisse, ici en 2019 KEYSTONE/ Gian Ehrenzeller
Le bâtiment du NTGent où Milo Rau est le directeur. © Michiel Devijver
Le lac de Sils, en Engadine KEYSTONE/WESTEND61/MARIA MAAR
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AILLEU RS
Peut-être que je le sublime un peu avec le recul, mais je crois que ces échanges avec lui ont été décisifs dans mon parcours. Un jour, j’ai compris que je devais associer cette idée du vagabondage à la vie de l’esprit telle que je l’avais observée chez lui. » Plus tard, Milo Rau fera son retour à Saint-Gall pour enseigner à l’Université. Devenu adulte, il promène un œil neuf sur le décor de sa jeunesse et les Préalpes appenzelloises : « Ceux qui veulent construire en montagne doivent tout amener par hélicoptère. Ça coûte tellement cher que personne ne fait rien. On s’assure juste que les vieux bâtiments ne s’écroulent pas. Tout semble figé dans un état pré-industriel. Il m’est arrivé de tomber sur des lavabos qui dataient de leur première installation, fin XIXe. » Malgré ce charme désuet, il n’a jamais songé à retourner y vivre. Il aime pourtant les villes de taille moyenne, la frugalité de la vie provinciale, les façades élimées des cafés où se retrouvent spontanément les quelques intellectuels du coin : « Ce sont des gens qui restent là, qui écrivent des livres sur le même sujet, qui refont sans se lasser les mêmes tours pour tous les visiteurs. Alors que dans les grandes villes, une saison tu es sur les chômeurs, l’autre sur l’islamophobie et la suivante sur un massacre : la capacité de concentration se réduit, il y a trop de sollicitations. » Mais son art politique, qui le pousse à fouiller les grands événements et les atrocités de notre histoire contemporaine, s’accommoderait mal de cette vie retranchée. Au fond, plus qu’une terre natale, Saint-Gall est un refuge bucolique pour Milo Rau. Une scénographie qui relève davantage du conte que des décors tragiques auxquels il est rompu. L’été, il aime respirer les prairies alentour qui embaument jusqu’aux portes de la bibliothèque. « On l’appelle “la ville dans le cercle vert”, et c’est vrai. Là où mes parents vivent, il suffit de sortir de la maison, de contourner une petite forêt et c’est déjà les Alpes. Mes enfants n’en reviennent pas, ils pensent que c’est un tour de magie à la Walt Disney, qu’il suffit de pousser une porte pour basculer dans la nature. C’est d’ailleurs le cas dans beaucoup de villes suisses. Derrière les universités et les théâtres, les montagnes ne sont jamais loin. » Toujours en été, le metteur en scène aime prendre le train pour passer la journée sur le lac de Constance. Ses amis y vont rarement, alors qu’il ne se trouve qu’à vingt minutes de Saint-Gall. Milo Rau s’en étonne. « Pour eux, c’est un autre pays, un ailleurs dans l’imaginaire. Ils se contentent des trois petits lacs ennuyeux qui bordent leur ville. » Vingt-cinq ans après avoir quitté le pays, et sans jamais y avoir habité entre-temps, Milo Rau continue à penser que son rapport à la Suisse a fondé son théâtre. Il n’oublie pas comment, gamin isolé dans ces lieux étrangers, il se rêvait artiste, intellectuel, et surtout reporter de guerre. « Pour aller quelque part, comprendre et me mettre en danger, de manière un peu romantique. » Aujourd’hui reconnu comme l’un des metteurs en scène les plus aguerris des scènes contemporaines, il est devenu un mélange des trois.
Rendez-vous
Au Grand Théâtre de Genève La Clémence de Titus Du 1er au 3 mars 2021 Diffusion LIVE sur MEZZO live HD et gtg digital le 19 février à 20h gtg.ch/la-clemence-de-titus 11
Trésors
cachés 3/4
CHANTAL CHAPPOT, COMPTABLE ET PARFOIS CINÉASTE
Y aurait-il un talent du cinéma caché au service des finances du Grand Théâtre ? En 2013, lorsque se monte la tétralogie du Ring de Wagner, Chantal Chappot, plus de vingt ans d’ancienneté, sort du bois. Caméra à l’épaule, la comptable a une idée géniale : filmer ses collègues dans toutes les phases de cette production exceptionnelle. Sans aucune prétention ou intention commerciale, mais avec la force d’un doute : « Je ne sais pas ce qu’on va faire mais je vous filme. »
« C’est comme si mes vingt ans de carrière au GTG avaient convergé vers ce film. Nous avons des tableaux de situation financière, des rubriques, qui correspondent un peu inconsciemment à la structure de mon film. »
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Par Aude Seigne
Son intention ? Témoigner du processus créatif, de manière émotionnelle plutôt qu’instructive. Chantal choisit donc un poste stratégique : la fosse, côté contrebasses. De là, elle pourra filmer. Les répétitions, le chef d’orchestre qui lui racontera la musique du Ring et la cantatrice Petra Lang qu’elle tutoiera, ignorant tout de sa célébrité. Au bout d’une semaine, tous l’appellent pour lui montrer les différentes marches de la création. Chantal est à la fois débordée et fascinée, elle vit « un truc incroyable. » Ce « quelque chose de magique » lui met encore des étoiles dans les yeux des années plus tard. Mais ses jours et heures de congé – elle travaille à 70% – ne lui suffisent plus. Pour continuer de filmer, il lui faut à tout prix s’éclipser de son bureau, quitte à prétexter un besoin urgent avant de revenir à sa comptabilité, d’où lui parviennent les retours de sons de la scène. En cette fin d’année 2020, mes échanges avec Chantal se font par outils numériques, entrecoupés par les aléas du réseau, prince de nos vies en ces temps de pandémie. Mais l’enthousiasme de Chantal, 52 ans, ne faiblit pas, sa voix est vive, entraînante. Quelles que soient les questions que je lui pose, la réalisatrice revient toujours à son dada. Et raconte. Jeune ado, elle empruntait déjà la caméra Super 8 de son père. La bobine coûtait alors très cher, il fallait l’envoyer à Berlin pour la développer. De là sans doute ce réflexe, aujourd’hui encore, de faire des plans courts, pour ne pas gaspiller. Pourquoi ne pas avoir transformé sa passion en métier ? Parce qu’à l’époque, dit-elle, ça ne se faisait pas, il fallait d’abord trouver un travail. Diplôme de commerce en poche, elle tombe sur cette offre d’emploi : « Théâtre cherche comptable. » La jeune femme postule sans prêter attention à l’émetteur de l’annonce. Elle se voit déjà travailler dans une petite structure, là où elle pourra faire se côtoyer comptabilité et culture. Elle serait si malheureuse de faire ce métier dans un autre milieu. Surprise : l’annonce émanait du Grand Théâtre de Genève. Chantal est engagée. Retour vers le futur. Le film de Chantal finit par prendre forme, il dure deux heures. Projeté lors de conférences ou à la Fête de la musique, il fait même aujourd’hui partie d’un coffret consacré au Ring et produit par le Grand Théâtre. Face à ce succès inattendu, la RTS s’intéresse au projet, rencontre Chantal encore émue par l’enthousiasme de la journaliste découvrant ses images. La prise de position, tant esthétique que sociale, est inhabituelle : Chantal filme à l’instinct, de dessous, de dessus, jamais de face, des figurants, des bribes de conversations, à la volée. La journaliste de la RTS lui propose de réaliser un film sur elle, une mise en abyme qu’elle refuse dans un premier temps avant de dire oui et en troquant ses images contre une prise de son professionnelle qui lui manquait jusqu’alors.
Chantal Chappot filme ses collègues choristes en répétition du Crépuscule des Dieux de Wagner
Née en 1985 à Genève, Aude Seigne a étudié la littérature de langue française et les civilisations mésopotamiennes à l’Université de Genève. Elle a voyagé dans une quarantaine de pays, travaillé comme rédactriceconceptrice web pour la Ville de Genève puis comme administratrice culturelle pour la chorégraphe Cindy Van Acker. Elle a publié Chroniques de l’Occident nomade (Paulette, 2011 ; Zoé, 2011, 2013) qui lui a valu le Prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. En 2012, elle a reçu une bourse culturelle de la Fondation Leenaards pour son deuxième ouvrage, Les Neiges de Damas, paru aux éditions Zoé en 2015. En 2017, elle a bénéficié d’une résidence d’écriture à la Fondation Jan Michalski pour son troisième livre, Une toile large comme le monde. Dès janvier 2018, elle publie la série littéraire Stand-by, écrite avec Daniel Vuataz et Bruno Pellegrino. Deux saisons sont parues aux éditions Zoé et, pour la deuxième, en feuilleton sur le site Heidi.news.
Le documentaire de la RTS s’intitule Mon Ring à moi, le film de Chantal Dans l’ombre du Ring. Elle vient d’en terminer la quatrième version, sur un ordinateur vingtenaire, et son logiciel Final Cut obsolète. Chantal aurait mis trois ans à aimer ce film, mais elle en assume aujourd’hui les défauts, particulièrement fière de l’avoir réalisé autour de Wagner. L’une des scènes clés montre une panne des machines quinze minutes avant le lever de rideau. Chantal et sa caméra courent derrière le chef mécanicien jusqu’au 10e sous-sol : il n’a que dix minutes pour sauver la représentation. « Le chef mécanicien est donc aussi important que le chef d’orchestre ? », s’était exclamée une dame lors d’une projection au Cercle wagnérien. Une réaction dont Chantal se souvient avec émotion. La réalisatrice est en effet très touchée que son film contribue à montrer « le monde qu’il faut pour faire un opéra. » Surtout que la scène revêt pour elle un caractère presque douloureux, car éphémère. La caméra permet de restituer une toute petite part d’éternité à cet art de l’instant. En vingt ans de Grand Théâtre, la comptable a pris plusieurs semestres de congé, le plus souvent pour rejoindre la ville filmique par excellence : Los Angeles. Elle est également membre du comité du festival Les Créatives, qui met en avant les femmes dans les milieux artistiques et culturels. Mais son travail principal demeure la comptabilité, qui donne une structure à son parcours, et lui inspire même des similitudes avec le cinéma. « C’est comme si mes vingt ans de carrière au GTG avaient convergé vers ce film. Nous avons des tableaux de situation financière, des rubriques – préparation de production, construction, maquette, billetterie –, qui correspondent un peu inconsciemment à la structure de mon film. » Chantal préfère les images à l’écrit, mais le montage comme les chiffres lui permettent de raconter une histoire. Lorsque je demande à Chantal ses influences cinématographiques, elle cite Terrence Malick, qui a la réputation de ne jamais se tenir à ses scripts. Le réalisateur préfère se laisser distraire par le passage d’un oiseau ou le bruissement du vent, être réceptif aux conditions qui transforment complètement son intention artistique initiale, au point que le tournage peut devenir invivable pour les acteurs. Peut-être y a-t-il du reste chez Chantal, pourtant si critique sur son propre travail, quelque chose d’un Terrence Malick qui s’ignore, la tyrannie en moins. « Je serai vraiment à maturité quand je cesserai de vouloir faire les choses pour plaire. » Il n’empêche. Dès que son esprit se libère, les projets audiovisuels s’imposent à elle. Un exemple. Quand elle a vu la mise en scène d’Einstein on the Beach au Grand Théâtre en 2019, elle a immédiatement eu envie de mettre des caméras GoPro dans le bocal de la sirène qui trônait au centre de la scène pour y réaliser un clip vidéo. Oui, elle est comme ça, Chantal Chappot.
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Portrait
Tanja Ariane Baumgartner Le rire de l’ensorceleuse
Elle rit beaucoup pendant notre conversation, de l’autre côté de l’écran – de l’autre côté du monde, en fait : elle est à Tokyo, en quarantaine, attendant d’y chanter la 9e Symphonie de Beethoven. Ce n’est pas le rire des certitudes mais celui des accomplissements. Un rire franc, solide : on y entend l’assise nécessaire pour décocher l’aigu le plus redoutable du rôle de Kundry qu’elle chante à Genève après l’avoir inauguré à Anvers, il y a deux ans. Cette note, un « Si » culminant attaqué de front parle aussi d’un rire. Celui que cette ensorceleuse eut devant le Sauveur portant sa croix et dont elle fait maintenant l’aveu devant Parsifal. « Ich lachte », crie Kundry, j’ai ri. Et le rappel si haut perché de cette offense faut sursauter l’auditeur pour peu que la cantatrice sache y mettre le feu de l’épouvante. En ce rire, en cet aigu brûle le souvenir du péché, source de la malédiction qui depuis l’enchaîne, sans autre espoir d’expiation qu’un homme pur et chaste qui saurait la repousser. Ce sera Parsifal. Chez Tanja Ariane Baumgartner, la facilité d’émission de cette note pivotale traduit une technique de chant époustouflante. Kundry est sans doute le rôle le plus complexe que Wagner ait attribué à un personnage féminin. Il requiert un spectre vocal particulièrement raffiné et une projection du mot impeccable, tant le texte ici importe, qui dessine les contours ambigus de cette femme à la fois sorcière et tentatrice. Tanja Baumgartner en maîtrise les arcanes avec un spectre de couleurs et de nuances qui signalent les grandes interprètes. Sa voix est exceptionnellement chaude et claire en même temps. Un métal moelleux. La voulait-elle ainsi ? « Je ne sais pas. Je crois que je commence seulement à chanter comme je le voulais. » Son chant a une puissance et une expressivité de tragédienne, comme l’a confirmé son incarnation ardente de Clytemnestre dans Elektra, l’opéra de Richard Strauss, mis en scène l’été dernier au Festival de Salzbourg par Krzysztof Warlikowski, où elle paradait affolée, en robe rouge de sang et de passion, distillant le venin de ses angoisses. Il faut cette force pour s’autoriser à se perdre dans le théâtre, dans ces rôles dont la panoplie est impressionnante. De ses débuts au Théâtre de Lucerne jusqu’à son entrée en 2010 dans la troupe de l’Opéra de Francfort, Tanja Ariane Baumgartner a chanté pratiquement tous les grands rôles de mezzo-soprano dramatique, y compris chez les compositeurs de la deuxième moitié du XXe siècle (Reimann, Henze) ou plus contemporains encore, dont elle s’est faite la championne. Dans toute force, il y a les racines. Celles de Tanja Ariane Baumgartner sont au bord du Rhin, à Rheinfelden, côté allemand. Fille unique (et sans regret) d’un couple d’enseignants, des souvenirs baignés d’insouciance et de vacances à la montagne, un CV sain comme une prairie d’alpage. Et l’amour du théâtre, très tôt, inexplicable et joyeux : « J’avais un imaginaire incroyable, j’étais toujours à jouer. Avec une copine, on a fait Le Lac des cygnes en rollers, avec tickets, programme… On passait nos journées à inventer des spectacles. » Dans l’ordre des vocations, la scène est donc venue avant la voix même si Tanja Ariane Baumgartner a toujours chanté, « et très fort. » Mais c’est le violon qu’elle étudie, elle s’en félicite aujourd’hui car c’est en musicienne et non en chanteuse qu’elle conçoit son métier. Il faudra une représentation de La Flûte enchantée pour que surgisse l’évidence :
« J’avais un imaginaire incroyable, j’étais toujours à jouer. Avec une copine, on a fait Le Lac des cygnes en rollers, avec tickets, programme… On passait nos journées à inventer des spectacles. »
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Par Jean-Jacques Roth
Parsifal Opera Vlaanderen mise en scène Tatjana Gürbaca
c’est sur scène, là, qu’elle voudrait être. Il faudra encore la rencontre d’une coach décisive, la cantatrice Alexandrina Miltcheva, qui la convainc de changer de registre pour devenir mezzosoprano dramatique et la pousse vers des rôles qu’elle pensait trop lourds pour elle : « J’ai constaté qu’elle avait raison. Je me suis tout de suite sentie à la maison. » Le problème des mezzo-sopranos dramatiques, c’est qu’elles incarnent la plupart du temps des servantes ou des monstres. Au mieux des prophétesses, avec leur voix jaillie des entrailles du monde. Kundry réunit toutes ces dimensions, « démone originelle et rose d’enfer » condamnée à subir la loi du désir qu’elle croit à tort libératrice, jusqu’à ce que Parsifal rompe le sortilège, l’élevant à la conscience éclairée. Kundry met des mots sur des intuitions très profondes, explique Tanja Ariane Baumgartner. On peut passer une vie avec ce personnage tant il contient de dimensions, et les expériences ne peuvent que l’enrichir. » La philosophe française Catherine Clément avait en 1979 écrit L’opéra ou la défaite des femmes, qui jetait un regard féministe sur la place sacrificielle des personnages féminins dans l’opéra. Depuis #Metoo, une réalité amère s’est ajoutée à ce constat, révélant que le monde de l’opéra est, hors scène, tout aussi impitoyable pour elles. Tanja Ariane Baumgartner le confirme : « Dès qu’il y a des concours, de la concurrence, c’est la porte ouverte aux abus. J’ai de la chance, j’y ai échappé. Mais ces choses existent, y compris pour les hommes gays. Par ailleurs, les femmes continuent de gagner moins, en moyenne, que les hommes. Tout cela doit changer. Nous devons apprendre à être plus solidaires, entre chanteuses. » Alors que sa carrière ne cesse de s’étendre à travers le monde, Tanja Ariane Baumgartner a quitté l’an dernier Francfort pour Bienne. Les métropoles excitent rarement ceux qui vivent dans les avions. Elle préfère sa maison au bord du lac, proche de son enseignement au Conservatoire de Berne. Les shutdowns de 2020 ? « Ils m’ont fait un bien fou, avoue-t-elle. Une telle pause ne m’était jamais arrivée, tout s’est reposé en moi. Ça m’a permis d’écouter la musique avec une oreille neuve. On devrait toujours écouter la musique comme ça. » Sage conseil. C’est dans cet esprit qu’on espère pouvoir l’entendre live sur la scène genevoise, où elle fera ses premiers pas.
Jean-Jacques Roth, économiste et musicien de formation, a travaillé pour plusieurs médias (Tribune de Genève, Opera International, Le Nouveau Quotidien, L’Hebdo) avant d’être rédacteur en chef et directeur du Temps puis directeur de l’actualité à la RTS. En 2014, il est revenu au journalisme culturel au sein du Matin Dimanche, en charge du magazine Cultura.
Rendez-vous
Au Grand Théâtre de Genève Parsifal Du 30 mars au 11 avril 2021 gtg.ch/parsifal 15
Visite
d’atelier P.A.R.T.S., une école en mouvement
Vingt-cinq ans après sa création, l’école de danse fondée par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker reste une fontaine de jouvence artistique. Enquête sur une institution pionnière, avant-gardiste et pleine de vitalité. par Salomé Kiner
Anne Teresa De Keersmaeker © Anne Van Aerschot
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11 janvier 2021 : Laetitia Dupertuis fait sa rentrée confinée dans sa chambre bruxelloise, à quelques rues de P.A.R.T.S., son l’école de danse. De l’autre côté de l’écran, la danseuse et chorégraphe Manon Santkin guide une routine d’échauffement méditatif. Les yeux fermés, les élèves visualisent la performance qu’ils aimeraient développer : comment imaginent-t-ils l’audience ? quelle sera la couleur dominante de leur création ? sur quelle musique ? L’école, fondée à Bruxelles en 1995 par la danseuse et chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, soucieuse de combler le manque de structures pédagogiques après le départ de Maurice Béjart pour Lausanne en 1987, rayonne dans le monde entier. Elle propose une formation en deux temps : le Training Cycle, sur trois ans, et le Research Studio, un Master dédié à la recherche artistique. Avant-gardiste et multiforme, comme son instigatrice qui y a imprimé ses valeurs (dont une cantine macrobiotique), P.A.R.T.S. questionne et repense constamment ses programmes pour coller aux évolutions des pratiques artistiques et de la société. L’ADN de l’école est compris dans son titre : au Performing Arts Research and Training Studios, en plus de l'entraînement physique, les danseurs – artistes à part entière et non juste interprètes –, reçoivent une formation théorique pointue, propice à l’éclosion d’un esprit créatif et critique. L’exigence paie : chaque année, les compagnies viennent y repérer les talents de demain. Dans l’annuaire des alumni, on trouve le Belge Sidi Larbi Cherkaoui, la Danoise Mette Ingvartsen ou l’Anglais Akram Khan. Pour Christine De Smedt, ancienne coordinatrice pédagogique du Training Cycle, « P.A.R.T.S. est un laboratoire où chacun explore sa propre personnalité. Les diplômés développent une forme d’engagement, d’ambition et d’endurance artistique. Là est l’empreinte principale d’Anne Teresa De Keersmaeker. Le reste est abordé de manière collégiale, les décisions sont prises en groupe. » Avant d’intégrer P.A.R.T.S., Laetitia Dupertuis, native du Bouveret, ne savait rien de l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker. C’est la doyenne du Conservatoire cantonal du Valais, où elle dansait depuis près de dix ans, qui l’a poussée aux auditions : « Elle rêvait qu’un de ses élèves entre dans cette école de légende. Je me suis pointée sans trop y croire, comme si j’allais à un workshop. » Ce jour-là, le comité de présélection est de passage à Zurich. La plateforme de recrutement tourne dans 27 pays, en Europe mais aussi au Japon, au Chili, ou aux États-Unis. Sur 1200 candidats, seule une quarantaine passera les portes de l’ancienne blanchisserie reconvertie en studios. À sa grande surprise, Laetitia Dupertuis fait partie des élus de la « génération 13 » : « J’ai tout de suite été frappée par la diversité des cultures. Élèves et intervenants viennent de partout. Il y a du chant, du théâtre, du yoga, du shiatsu. Et de la théorie, bien sûr. Je m’attendais à bouger huit heures par jour et rentrer chez moi épuisée, c’était plutôt l’inverse : c’est mon cerveau qui s’agitait. »
Drumming, 2020 © Ingrid Maes
« P.A.R.T.S. est un laboratoire où chacun explore sa propre personnalité. Les diplômés développent une forme d’engagement, d’ambition et d’endurance artistique. »
Désormais basé à Genève, Gabor Varga (« génération 5 ») a vécu la même expérience en 2000. Danseur traditionnel hongrois, il n’avait jamais fait de danse contemporaine. Après quatre jours de sélection finale, « les plus durs de ma vie de danseur, physiquement et mentalement », il intègre P.A.R.T.S. « C’était passionnant. Il y avait tellement d'informations, j’étais à la fois excité et perdu. J’avais l’impression de courir sous la pluie avec un verre vide que j’essayais de remplir. L’école et ses cours théoriques avaient la réputation de former des danseurs cérébraux : socio, philo, histoire de la danse, analyse de la musique. Personne ne faisait de pièce sans se soucier du contexte, chaque mouvement était ancré dans une réflexion. C’était pénible pour certains. Pas pour moi. J’ai appris à casser des règles que je tenais pour sacrées. Aujourd’hui, dans mes spectacles, je déconstruis des éléments de danse traditionnelle. » Parmi les trésors de cet enseignement, Gabor Varga cite David Zambrano. Chaque année depuis 1997 – une longévité rare pour cette école du renouvellement permanent – il initie les étudiants de P.A.R.T.S. aux deux techniques de mouvement spontané qu’il a développées, le « Flying Low » et le « Passing Through », devenues fondamentales pour la danse improvisée. Laetitia Dupertuis confirme cette impression : « Avec David Zambrano, j’avais l’impression de redémarrer à zéro. Qu’il me réapprenait à vivre, à marcher, à respirer. » Contemporain et collaborateur occasionnel d’Anne Teresa De Keersmaeker, il partage avec elle le souci de transmettre avec son propre corps. C’est aussi vrai pour la plupart des intervenants de l’école : chorégraphes, danseurs, chercheurs, producteurs ont en commun d’être au cœur d’une pratique active ou d’un travail en cours qu’ils testent directement sur les élèves, les intégrant au processus de création. Cette démarche, adoptée dès les premières années de l’école, où des artistes confirmés comme William Forsythe, Trisha Brown ou Pina Bausch venaient présenter leurs recherches, a contribué à faire de P.A.R.T.S. une école pilote, croulant sous les propositions, mais renouvelant
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Danseurs avec David Zambrano © Bart Brietens
constamment ses approches. « Notre manière de penser la danse évolue tous les dix ans, raconte David Zambrano depuis le Tictac Art Center, qu’il a ouvert à Bruxelles en 2018, pour mettre fin à trente ans de voyages. De nouvelles théories arrivent. L’école est attentive à ces changements. Je pourrais comparer ça avec une piscine et un océan : l’océan se laisse traverser par les courants, mais la piscine stagne, elle croupit. Chez P.A.R.T.S., les eaux bougent en permanence. » Pour assurer cette circulation et le débat d’idées constant, les équipes de P.A.R.T.S. misent sur la communication avec et entre les étudiants. Jeunes danseurs venus du monde entier, avec leurs histoires personnelles, leur bagage culturel, ils renseignent les équipes pédagogiques sur les manques et les ajustements nécessaires. « Nous leur exposons nos savoirs, mais ce sont eux qui nous éduquent. Ils nous obligent à redéfinir notre travail de manière à pouvoir le transmettre, à sortir de notre bulle, à rester proches des enjeux sociaux du moment », résume Christine De Smedt, coach et responsable des travaux personnels. « Comment faire pour ne pas créer de frustrations ? Comment travailler avec cette richesse, en tenant compte de leurs profils mais aussi en veillant à leur montrer des corps et des pratiques qui ne soient pas eurocentrés ? Nous les encourageons à rester eux-mêmes. » En décembre dernier, Laetitia Dupertuis présentait son premier solo. Vos Noscere (« Enchantée ») est une performance ludique et émancipatrice dansée sur une comptine d’enfant. « En débarquant à Bruxelles de mon Valais natal, j’ai entrepris un grand voyage, une quête identitaire. À travers cet enseignement, mais aussi grâce à la communauté soudée des étudiants, j’ai compris des choses importantes, notamment sur le racisme ou le patriarcat. Et même si les contacts avec Anne Teresa De Keersmaeker sont rares, ses positions humanistes nous imprègnent en profondeur. » Un processus qui s’avère parfois déstabilisant, mais dont tous ressortent grandis : P.A.R.T.S. est une école de vie qui ouvre les perspectives du monde, parfois confiné, de la danse.
Rendez-vous
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Au Grand Théâtre de Genève Drumming Du 18 au 21 mars 2021 gtg.ch/drumming
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© Mike Winkelmann /IG: Beeple-Crap
L’OMBRE DU POUVOIR Par Laurence Kaufmann (Université de Lausanne) Illustrations Mike Winkelmann
Laurence Kaufmann est professeure à l’Université de Lausanne. Ses recherches portent sur la communication de masse, la cognition sociale et l’ontologie des faits sociaux. Elle est l’auteure d’une thèse en 2001 à l’EHESS de Paris et à l’UNIL sur la formation de l’opinion publique. Elle a été enseignantechercheuse dans plusieurs universités américaines de 2000 à 2004.
« La musique commence là où s’arrête le pouvoir des mots. » Richard Wagner
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Mike Winkelmann, ou Beeple-Crap sur Instagram, est un graphiste américain de Charleston, en Caroline du Sud. Ses projets mêlent réalité virtuelle et réalité augmentée ainsi que de l’illustration digitale. Il collabore notamment avec de nombreux artistes pour des visuels de concerts, comme Katy Perry, Nicky Minaj, Eminem, deadmau5. La série d’images accompagnant cet article sont issues de sa série « Everydays », mouvement dont il est l’un des fondateurs. Il produit là une image digitale par jour, en Creative Commons, coûte que coûte, depuis dix ans. Son ton acerbe mêlant science-fiction, surréalisme et détournement d’images populaires lui vaut un grand succès sur les réseaux sociaux.
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La légende du chevalier Parsifal, qui redonne aux chevaliers du Graal la grandeur qui leur a été volée, ou le récit de l’empereur romain Titus, qui résiste aux intrigues de cour et pardonne aux traîtres, puisent dans un imaginaire universel, celui du combat entre les forces du bien et du mal. La reconquête du royaume et la réinstauration de l’ordre reposent sur la volonté mais aussi la bonté d’une figure héroïque, celle du sauveur : la victoire contre le pouvoir de l’ombre, qui condamne les êtres à souffrance et menace la survie même de la communauté, passe par le pardon et la pitié. Pour mettre en scène la réconciliation morale qui permet de mettre fin au combat entre le bien et le mal, l’art lyrique puise dans le registre sensible de la partition musicale, qui est aussi une partition émotionnelle : les intensités et les leitmotivs affectifs rendent préhensibles les personnages et les valeurs qu’ils incarnent : la trahison, la clémence, le pouvoir ou la jalousie. Aujourd’hui comme autrefois, ici comme ailleurs, l’imaginaire manichéen du combat entre le bien et le mal, entre la lumière des justes et la conspiration des ténèbres, hante les différentes arènes fictionnelles, que ce soit l’opéra, le théâtre, le cinéma, la peinture ou la littérature. Mais il se joue également dans d’autres arènes, notamment politiques. En se déplaçant du théâtre fictionnel à la dramaturgie politique, un tel imaginaire a des conséquences pour le moins délétères. L’imaginaire (en) politique D’une certaine manière, l’imagination est au cœur de la politique et de la transformation du « multiple en un » qui est à son principe. C’est par le travail de l’imagination que les individus hétérogènes et séparés les uns des autres peuvent se représenter en tant que membres d’un même collectif. C’est aussi par le travail de l’imagination qu’un collectif peut dépasser l’horizon du ici et maintenant, explorer des possibles encore non réalisés et se représenter autre qu’il n’est. La politique comporte ainsi une dimension fictionnelle car elle est « travaillée » par le processus de totalisation, toujours inachevé, que représente la conversion de la multiplicité en une unité collective, en un groupe, une communauté, une tribu, une nation ou un peuple. Si tout collectif implique une part d’imagination, celle qui permet à des êtres dissemblables d’entretenir l’image de leur communion, les collectifs modernes sont encore plus imaginés que les autres. Contrairement aux collectifs d’interconnaissance qui consistent en des liens personnels et des relations en face à face, ils reposent sur des rassemblements à distance et des relations indirectes que seuls des discours, des récits, des images, des rituels ou des statistiques peuvent constituer et maintenir 1. Sans de telles médiations, les sociétés modernes ne pourraient pas relever le pari, improbable mais nécessaire, qui leur est constitutif : construire un monde commun entre étrangers. Dans l’idéal démocratique, ce monde commun se nourrit de la pluralité des opinions. Chacun doit apprendre à élever son cas particulier au rang d’un problème général, actualiser l’ensemble des opinions possibles qu’il porte potentiellement en lui et se concentrer sur les orientations en commun. Ce processus d’élargissement, qui conduit à privilégier le souci du monde sur le souci de soi, est aussi un processus de décentrement : il ouvre un espace de réciprocité dans lequel des êtres dissemblables peuvent agir ensemble et trouver la juste distance qui, tout à la fois, les lie et les sépare 2. Le peu d’imagination du complotisme Mais l’imagination politique peut se dégrader et se rétrécir au point de perdre son ouverture pluraliste et sa capacité de décentrement. C’est le cas de l’imaginaire complotiste, qui est paradoxalement peu imaginatif. Loin d’être prospectif, l’univers qu’il propose fonctionne sur le mode de la confirmation et de la réitération de la culpabilité de celles et ceux, puissants, pouilleux, étrangers ou traîtres, qui s’attaquent à la survie de la communauté. On le sait, l’horizon de la guerre et la configuration « ami-ennemi » sont
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Devant la gravité du danger, les individus, tout comme les chevaliers du Graal de Parsifal, sont prêts à suspendre leurs dissensions et à réunir leurs forces pour sauver l’intégrité morale et la survie physique du corps collectif auquel ils appartiennent ;
1. Benedict Anderson (1983) Imagined communities, London/ New York, Verso. 2. Hannah Arendt (1972) [1954] La Crise de la culture, Paris, Gallimard. 3. Jean Starobinski (1976) Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard.
des moyens de totalisation redoutablement efficaces. Devant la gravité du danger, les individus, tout comme les chevaliers du Graal de Parsifal, sont prêts à suspendre leurs dissensions et à réunir leurs forces pour sauver l’intégrité morale et la survie physique du corps collectif auquel ils appartiennent ; le Nous prend ainsi forme en s’opposant à un Eux hostile, à un ennemi, intérieur ou extérieur, qui le menace ou le persécute. En rapportant les événements douloureux, injustes ou incompréhensibles qu’ils subissent à une cause intentionnelle, celle de la volonté maléfique des êtres qui travaillent dans l’ombre à leur perte, les individus pensent retrouver leur pouvoir d’action. Celui-ci relève moins, toutefois, d’un « agir-pour » que d’un « agir-contre » que résume fort bien le slogan du mouvement hacktiviste Anonymous : « Remember Who Your Enemies Are. » Universel quand il revêt la forme morale et archétypale du combat entre la lumière et les ténèbres, l’imaginaire complotiste prolifère néanmoins plus aisément dans certains contextes historiques. C’est tout particulièrement le cas du contexte social et politique dans lequel les sociétés démocratiques modernes ont émergé, un contexte marqué d’emblée par la hantise des complots auxquels les édifices encore fragiles de l’ordre nouveau ne sauraient résister. En l’absence d’institutions ou de repères stables, l’idéal de la liberté individuelle et de l’unité nationale ne tient qu’à un fil, celui de la bonne volonté individuelle et collective. Retour aux origines Le régime de la Terreur qui s’impose peu après la Révolution de 1789 est à cet égard révélateur. Le consensus national étant la condition même de la création d’une nouvelle communauté, arrachée à son passé et constituée de part en part grâce à la force de l’imagination, l’expression publique d’une opinion divergente est une menace intolérable. Les voix discordantes qui osent remettre en question l’unanimité forcée dont dépendent les institutions nouvelles sont reléguées au rang des ennemis potentiels de la liberté – des ennemis que les citoyens vertueux doivent impérativement dénoncer. Ce n’est donc pas hasard que, dans le théâtre, les romans ou les journaux du XVIIIe siècle, l’acte de dévoiler les mensonges et de démasquer les traîtres est devenu une obsession. Avec les tâtonnements démocratiques est née, comme le dit Jean Starobinski, une conception paranoïaque du lien social 3.
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La scène primitive de la modernité politique que constitue la Révolution française oscille ainsi entre deux imaginaires : l’un, pleinement politique, est lié à l’action collective et à l’exaltation des possibles ; l’autre, moral et dégradé, relève de la suspicion à l’égard des comploteurs potentiels. Sous l’égide d’une moralité posée en surplomb, l’imaginaire complotiste orchestre ainsi la confusion du pouvoir, du savoir et de la loi que les démocraties modernes rêvent précisément de séparer 4. En misant sur le registre moral du bien et du mal, du vice et de la vertu, il brouille, nie ou écrase les frontières entre le registre politique de la délibération, le registre juridique de l’accusation et le registre épistémique de la connaissance.
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4. Claude Lefort (1978) Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard. 5. Paul Ricœur (1975) La métaphore vive, Paris, Seuil.
La confusion des genres Ces quelques réflexions montrent que l’imaginaire complotiste repose sur la confusion des genres. Il nourrit le pouvoir des gouvernants, hantés par la peur de perdre le contrôle des gouvernés, aussi bien que le soulèvement des dominés, ulcérés par les abus des puissants. Au parcours descendant, « top-down », des rhétoriques conspirationnistes qui jalonnent les discours institutionnels, notamment étatiques, répond en miroir le parcours ascendant, « bottom-up », des accusations complotistes qui envahissent les réseaux de communication informels, et notamment les réseaux sociaux. L’un et l’autre ne manifestent pas la vérité d’un fait mais la vraisemblance d’un rapport social. Vu « d’en-bas », ce rapport social, omniprésent dans la culture populaire, est celui qui oppose le Nous des démunis et des exploités au Eux des nantis, qui multiplient les stratégies occultes pour Nous faire taire. C’est ce rapport social que dénoncent les rumeurs de complot d’enlèvement d’enfants, qui se retrouvent aussi bien dans les émeutes parisiennes du XVIIIe siècle que dans les soulèvements américains des QAnon du XXIe siècle. Les récits de rites sataniques et pédophiles auxquels s’adonneraient l’élite d’Hollywood et les politiciens de Washington, tapis dans les profondeurs de l’État (deep state), rappellent étrangement ceux des bains de sang d’enfants pauvres qu’aurait pratiqué Louis XV. Ruminations complotistes Pour lutter contre ces élites perverties, qui se retournent contre les innocents dont elles ont la charge, QAnon a misé sur une figure messianique, Trump. Le problème est que la figure du sauveur, belle et évocatrice dans l’art lyrique ou poétique, l’est nettement moins en politique. N’est pas Parsifal qui veut ! Devenues littérales, les métaphores vives perdent l’« abstinence ontologique » que leur autorisait la fiction 5. Elles deviennent des métaphores sinon mortes, du moins dégénérées qui sont réduites à leur plus simple expression : la spatialité. C’est en effet dans un espace social géométrique et atemporel, divisé entre le haut et le bas, le dessus et le dessous, l’intérieur et l’extérieur, le centre et la périphérie, l’horizontalité et la verticalité, la proximité et la distance, que les récits complotistes situent leurs personnages. Une telle spatialisation des relations les prive de toute épaisseur temporelle, de toute densité expérientielle : l’histoire n’a qu’un sens, écrit d’avance, celui d’un complot permanent qui se joue et se rejoue dans un espace clos dont les frontières départagent les êtres moraux et immoraux. C’est dire si, déplacé de la scène théâtrale à la scène politiques, l’imaginaire complotiste n’est pas de l’ordre de l’exploration, ni même de la rédemption. Il est de l’ordre de la rumination, les moindres mimiques ou expressions émotionnelles, les plus petits hiéroglyphes devenant la trace d’une appartenance, l’indice d’une intention, le signe d’une réalité cachée. Comme le montre le carnaval sinistre qui a déferlé sur le Capitole le 6 janvier 2020, lorsque le pouvoir des mots s’arrête dans le monde social et politique, ce n’est pas « la musique qui commence », mais ce sont les cris de fureur et de destruction qui se déchaînent. 25
TRANSFERT
D’IDÉOLOG
Monument à Richard Wagner © Nationalarchiv der Richard-WagnerStiftung, Bayreuth. www.wagnermuseum.de
Théories de la conspiration et wagnérisme 26
GIE
Par Sven Friedrich Traduction Christopher Park
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Une crise signifie toujours un emballement de l’irrationalisme. Les phénomènes autrefois attribués à des pouvoirs divins ou démoniaques, qui semblent échapper à la connaissance, à la raison et à l’expérience, sont expliqués avec les Lumières et la sécularisation comme étant les œuvres et les activités de groupes sociaux conspirateurs. Le terme « théorie du complot » s’est imposé pour ces modèles d’interprétation et d’adaptation, bien qu’il ne s’agisse pas réellement de « théories » au sens scientifique du terme, mais plutôt d’idéologies ou de mythes de la conspiration.
Né en 1963 à Göttingen et docteur ès lettres de la Ludwig-MaximiliansUniversität de Munich, Sven Friedrich est depuis 1993 directeur du Richard-WagnerMuseum de Bayreuth et des archives nationales et centre de recherche de la Richard-WagnerStiftung de la Villa Wahnfried. Depuis 2011, il est le conférencier attitré des introductions aux productions du Festival de Bayreuth dans l’auditorium du Festspielhaus.
Les idéologies divisent le monde, qui doit finalement être expliqué en généralisant et en opposant le bien et le mal. En conséquence, l’histoire se déroule comme une causalité linéaire, téléologique, de cause à effet. Les mythes fonctionnent comme des récits autonomes et symboliques, qui sont à la fois ambigus, numineux et donc ouverts à l’interprétation : « Ce qui est incomparable dans le mythe, c’est qu’il est vrai à tout moment et que son contenu, bien que très dense, est inépuisable pour toujours », a écrit Richard Wagner dans son principal ouvrage théorique, Opéra et Drame. Qu’il s’agisse de fiction esthétique ou de réalité fictive, selon le schéma de base des mythes de conspiration, une minorité de « rebelles » inébranlables et moralement intègres incarnant la soi-disant vraie et bonne « volonté du peuple », s’oppose toujours à la puissance supérieure d’un « empire intergalactique malfaisant », au « mainstream », à « l’establishment », à « la politique » ou aux « élites. » Cela vaut pour La Guerre des étoiles, Le Seigneur des anneaux, L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner ou ce petit village irréductible de Gaule où habitent Astérix et Obélix tout autant que pour le monde des « alternative facts » de Donald Trump, les « réfractaires » de la crise de la COVID-19 ou le mouvement völkisch dirigé contre la République de Weimar. Le transfert de l’idéologie de la fiction esthétique à la réalité politique et sociale se fait principalement par l’effet « métapolitique » de l’art. Constantin Frantz (1817-1891), qui était proche de Richard Wagner, avait déjà décrit cela par une analogie : la métapolitique se rapporte à la politique comme la métaphysique se rapporte à la physique. L’art et l’esthétique forment ainsi une sorte de superstructure idéologique de la politique. Les théories du complot apparaissent donc aussi comme des modèles esthétiques d’explication et de rédemption du monde. L’un des exemples les plus durables et les plus performants est le mythe de la « conspiration juive mondiale », que l’on retrouve dans presque toutes les idéologies du complot, comme musique de fond en crescendo, et pas seulement au XIXe siècle. L’antisémite notoire qu’était Richard Wagner a cependant transformé ce mythe en une véritable idéologie culturelle et donc en un motif fondamental de l’identité allemande. Il a également créé pour lui un modèle esthétique de représentation : ses drames musicaux comme évangile, lui-même comme « maître », son esthétique comme catéchisme, le Festspielhaus de Bayreuth comme temple et le public comme congrégation.
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L’« œuvre d’art totale » de Wagner englobe donc non seulement l’unification des arts individuels et l’union simultanée des créateurs et des spectateurs dans la communauté sociale égalitaire-élitiste de l’œuvre d’art théâtrale, mais aussi la suspension des discours sociaux de « politique » et de « religion » dans une structure esthétique globale, dont les modèles dramaturgiques sont surtout L’Anneau du Nibelung et Parsifal. Ainsi, avec ses Écrits de la régénération sur le renouvellement de la société à partir de ses « forces naturelles » en toile de fond, le mythe métapolitique de l’art de Wagner émerge comme un modèle politique extrêmement aisé à adopter. Le transfert idéologique de l’esthétisme métapolitique du wagnérisme vers une vision politique du monde a été réalisé de manière décisive par le « Cercle de Bayreuth » avec son idéologue en chef, le gendre de Wagner, Houston Stewart Chamberlain (1855-1927). Né en Angleterre, Chamberlain avait grandi en France et était un véritable cosmopolite qui, pendant ses années d’études à Vienne, était passé de naturaliste à partisan fanatique du germanisme. Avec son best-seller La Genèse du XIXe siècle, il est devenu l’un des propagandistes les plus influents de l’Empire allemand. Sa biographie de Wagner est restée canonique jusque dans les années 1950, et ses écrits sur Kant et Goethe ont longtemps fait autorité sur le plan académique. Chamberlain était à la fois un savant et un dilettante qui, contrairement à l’érudition académique conventionnelle inévitablement enlisée dans le détail de questions et de considérations, pensait être le seul à avoir une vue d’ensemble des contextes historico-culturels. Il a ainsi fusionné l’esthétique métapolitique de Wagner avec une histoire culturelle germanisante dont le telos était la « lutte raciale » entre Aryens et Sémites en tant que véritable agent et moteur historique, ainsi qu’avec le mythe antisémite de la « conspiration juive mondiale », efficacement complété après 1918 par la légende du « coup de poignard dans le dos. » La « pensée de Bayreuth » ainsi esquissée trouve son organe central dans les Bayreuther Blätter publiées par Hans von Wolzogen de 1878 jusqu’à sa mort en 1938, qui restèrent relativement inoffensives en dehors des cercles wagnériens, mais qui n’eurent cesse de solidifier l’idéologie du wagnérisme. Déjà, le 30 septembre 1923, le fervent wagnérien Adolf Hitler rendait visite à Bayreuth à son idole Chamberlain, gravement malade. C’était la veille d’un « Deutscher Tag », ces rassemblements annuels majeurs tenus de 1920 à 1922 sous la République de Weimar, principalement organisés par le Deutschvölkischer Schutz- und Trutzbund, une organisation politique antisémite et völkisch. La veille aussi de la première visite de Hitler à Wahnfried, la villa du compositeur, qui marqua le début de son amitié avec Winifred Wagner, la belle-fille de Richard. Une semaine plus tard, Chamberlain écrivait à Hitler : « Vous n’êtes pas du tout, comme on me l’a décrit, un fanatique [...]. Le fanatique chauffe les têtes, vous réchauffez les cœurs. Le fanatique veut persuader, vous voulez convaincre, seulement convaincre [...]. Que l’Allemagne donne naissance à un Hitler à l’heure de sa plus grande nécessité, cela témoigne de sa vitalité [...]. » Après l’échec du putsch de Munich, Hitler écrivit à Siegfried Wagner, depuis sa prison de Landsberg, que « c’est d’abord par le Maître, puis par Chamberlain, qu’a été forgée l’épée spirituelle avec laquelle nous allons croiser le fer aujourd’hui. » Le transfert d’idéologie de Wagner à Hitler ne s’est donc pas fait par influence directe ou par l’adoption du contenu et des intentions explicites de l’œuvre et de l’esthétique de Wagner, mais par ses effets et ses modèles métapolitiques implicites. Par conséquent, il ne peut être question d’usurpation ou d’exploitation propagandiste de Wagner
Bibliographie Bermbach, Udo : Richard Wagners Weg zur Lebensreform. Zur Wirkungsgeschichte Bayreuths. Wagner in der Diskussion Bd. 17, Würzburg : Königshausen & Neumann 2018. Bermbach, Udo : Houston Stewart Chamberlain. Wagners Schwiegersohn – Hitlers Vordenker. Stuttgart, Weimar : Metzler 2015. Borchmeyer, Dieter : Was ist deutsch ? – Die Suche einer Nation nach sich selbst. Berlin : Rowohlt 2017. Friedrich, Sven : “Der „Prophet seines Volkes“. Der WagnerMythos um 1900”, in : Musik und Mythos. Mythos Musik um 1900. Zürcher FestspielSymposium 2008, hg. v. Laurenz Lütteken, Kassel u.a. : Bärenreiter 2009, S. 14-71. Mösch, Stephan : Weihe, Werkstatt, Wirklichkeit. Wagners „Parsifal“ in Bayreuth 1882-1933. Kassel : Bärenreiter 2009. Ross, Alex : Wagnerism. Farrar, Straus & Giroux : New York 2020. Vaget, Hans : „Wehvolles Erbe“. Richard Wagner in Deutschland. Hitler, Knappertsbusch, Mann. Frankfurt a.M. : Fischer 2017. Houston S. Chamberlain. © Nationalarchiv der Richard-Wagner-Stiftung, Bayreuth. www.wagnermuseum.de
et de son art. Wagner n’a fait que fournir l’esquisse de l’esthétique hitlérienne, coagulée en politique, et qui n’est nulle part plus authentiquement évidente que dans les innombrables commémorations rituelles des morts, les célébrations héroïques, les congrès du parti du Reich et autres « méta-arts » de l’autoreprésentation du « Führer », faisant passer l’« ornement de la masse » de la fiction mythique à la réalité – jusqu’à la véritable apocalypse de la guerre et de l’Holocauste en tant que « sculpture sociale » la plus monstrueuse qui puisse être imaginée.
Rendez-vous
Au Grand Théâtre de Genève Parsifal Du 30 mars au 11 avril 2021 gtg.ch/parsifal
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MILO RAU Encensé en Europe, l’artiste bernois s’attaque avec La Clémence de Titus à son premier opéra. Ancrés dans l’histoire récente, ses spectacles sous haute tension ont la puissance des grands procès. Par Alexandre Demidoff
Empire © IIPM / Marc Stephan
The Last Days of the Ceauşescus © Karl-Bernd Karwasz
Brume d’aube sur Genève. Au téléphone, Milo Rau disperse l’hiver glacé. L’artiste bernois est déjà sur le pied de guerre, aux aurores comme tous les jours à Gand, où il dirige depuis 2018 le prestigieux NT Gent. Vous écoutez sa voix, elle dégivre en flammèches, c’est celle de Papageno, l’oiseleur de La Flûte enchantée. Le metteur en scène, cinéaste, journaliste, sociologue de formation, a débarqué place de Neuve pour s’attaquer à son premier spectacle lyrique. Pas La Flûte, non, mais La Clémence de Titus, autre pic mozartien, l’ultime œuvre d’un génie pressé. On glisse alors à Milo Rau que l’histoire de Titus amoureux de Bérénice et trahi par ses proches touche à tout ce qui le passionne : le crime, la justice, la possibilité d’une rédemption. Milo Rau, 43 ans, est l’homme des tribunaux. C’est chez lui une obsession. Une signature aussi. La tension dramatique de chacune de ses créations, leur force d’ébranlement, cette capacité à happer aussitôt tiennent à cela : sur son siège, le spectateur est électrisé comme dans une cour d’assise. Nos plaies, rien que nos plaies, celles d’une nuit antédiluvienne comme celles de la veille. Il sonde cette peau-là, couturée mille fois, avec l’obstination d’un enquêteur et les semelles indécrottables d’un messager antique qui a vu les charognards reluquer les cadavres sur le champ de bataille.
Justicier des scènes
Après Le Nouveau Quotidien et le Journal de Genève, Alexandre Demidoff rejoint Le Temps à son lancement en 1998. Chef de la rubrique Culture de 2008 à 2015, il écrit principalement sur le théâtre, la danse, la littérature. Il a étudié la mise en scène à l'Institut national des arts du spectacle à Bruxelles, avant d'obtenir un master en Lettres à l'Université de Genève. Sa passion des scènes est inextinguible.
Se pencher sur la géographie de cet arpenteur de terres brûlées, émule de Joseph Kessel et de Jean Ziegler, c’est s’arrêter à Bucarest où il reconstituait, en 2009, à la minute près, le procès du dictateur Nicolae Ceauşescu – The last Days of The Ceauşescus. C’est se souvenir aussi qu’en 2012, il faisait entendre la plaidoirie d’Anders Breivik, cet illuminé qui a assassiné 77 altermondialistes sur l’île norvégienne d’Utoya. L’objectif de ce Breivik’s Statement était de montrer comment des extrémistes de droite pouvaient instrumentaliser une critique de gauche à l’égard de la mondialisation, à des fins meurtrières. Paroles de prétoire, paroles de théâtre. Cette articulation fonde le travail de celui qui a été le disciple du sociologue Pierre Bourdieu. Elle signifie pour lui que la scène est, depuis Sophocle, cet espace sacré d’un dévoilement, d’une abjection ramenée à la surface des consciences. Documentaire, ce sillon ? Oui, mais à la façon d’un lanceur d’alerte. Marqué très jeune par Léon Trotski, ce fils d’un médecin de campagne et d’une chimiste ne rumine pas nos cauchemars, il cherche la clarté sous les ruines. L’exemple le plus emblématique de cette quête, c’est ce tribunal sur le Congo qu’il parvient à constituer sur place à Bukavu en 2015, histoire de mettre un nom sur des années de guerres infernales ayant entraîné la mort de quatre à six millions de personnes au cœur de la République démocratique du Congo. Il constitue un jury international, invite deux juges du Tribunal pénal international de La Haye et orchestre avec son équipe une succession d’audiences où défilent tortionnaires et victimes.
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C’est ce qui s’appelle ouvrir la boîte de Pandore, à ciel ouvert et devant des caméras – il en résultera un film, Das Kongo Tribunal. « Nous avons réalisé que les gens voulaient témoigner, raconte le réalisateur. Ils ont compris qu’un tribunal était possible alors même que cette guerre était niée. Nous avons démontré que ces tueries en chaîne n’avaient pas pu se produire sans qu’il y ait des responsabilités. Deux ministres ont perdu leur job, suite à notre procès. » Quand il ne dresse pas un tribunal à Bukavu, à Bucarest ou à Moscou, Milo Rau en adopte l’économie. C’était le cas dans l’extraordinaire Empire, au Théâtre de Vidy en 2016. Autour d’une table de cuisine, dans ce qui ressemblait à une roulotte, les acteurs Maia Morgenstern, Ramo Ali, Rami Khalaf et Akilas Karazissis détricotaient un malheur intime. Il fallait entendre Ramo Ali, les mots de braise de ce Syrien d’origine kurde. Film à l’appui, il retraçait son retour au pays, sept ans après, sa traversée du Tigre et son errance au milieu des tombes. Sur un écran, on le voyait alors vomir devant la sépulture paternelle, dévasté par un chagrin infini. Il fallait aussi respirer avec la magnifique Maia Morgenstern, comédienne roumaine juive, l’air de la joie quand tombe Ceauşescu avant de boire le calice de la désillusion. À travers elle, c’était la gueule de bois d’une génération que l’on dévisageait. Le théâtre de Milo Rau est celui du témoin. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Il faut beaucoup de métier, c’est-à-dire de montage et de cadrage, de jeu surtout, pour que le témoignage individuel se fasse récit collectif. Les quatre exilés d’Empire sont d’abord des interprètes de première force. Théâtre de nos blessures ? Oui, mais jamais donneur de leçons, souligne l’historien de la scène Georges Banu. « Milo Rau se distingue parce qu’il ne porte pas un discours. Ce qui est politique, chez lui, c’est l’intransigeance face au mal. Il ne plie pas devant lui, il le dénonce, ici et maintenant, sans jamais être manichéen. Le bien est absent et chacun de nous dans la salle est responsable, pas coupable, mais responsable du malheur dont il prend connaissance. » Le baroudeur justicier et ses tribunaux mobilisent davantage qu’ils ne condamnent, poussent à agir plus qu’à se flageller. Là réside l’éthique d’un art qui ne s’apitoie jamais. « Il s’agit bien de troquer le sentiment de culpabilité, sclérosant, contre celui de responsabilité, confirme l’intéressé. Les Allemands par exemple ont raison d’entretenir la mémoire de l’Holocauste, mais il ne faudrait pas que cette culpabilité les empêche de se sentir responsables devant les catastrophes actuelles. » Sous les projecteurs, il met à nu l’obscène que nos sociétés nanties refoulent. « Sophocle ou Eschyle avaient cette même préoccupation : exposer l’obscénité de la communauté. Il y a une part de l’humanité qui est inguérissable, il s’agit de la mettre en lumière, comme dans un procès. » Aristote parlait de catharsis pour désigner l’effet libérateur de ces représentations. Il est indissociable d’un plaisir chez Milo Rau, celui que procure un spectacle accompli où les masques finissent toujours par tomber. Appelons cela la beauté du geste, sa vérité aussi. Au téléphone, sa voix, fraternelle n’est plus celle de Papageno. C’est celle, solaire, d’Antigone, cette héroïne éprise de justice, justice qui n’est pas celle des hommes, faillible, mais des dieux.
« Milo Rau se distingue parce qu’il ne porte pas un discours. Ce qui est politique, chez lui, c’est l’intransigeance face au mal. Il ne plie pas devant lui, il le dénonce, ici et maintenant, sans jamais être manichéen. Le bien est absent et chacun de nous dans la salle est responsable, pas coupable, mais responsable du malheur dont il prend connaissance. »
Antigone in Amazonie, image de travail. © IIPM/Armin Smailovic
Rendez-vous
Au Grand Théâtre de Genève La Clémence de Titus Du 1er au 3 mars 2021 Diffusion LIVE sur MEZZO live HD et gtg digital le 19 février à 20h gtg.ch/la-clemence-de-titus
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QUAND LE THÉÂTRE
Milo Rau prononçant son discours d’ouverture de The Berlin Hearings. © Fruitmarket, Langfilm & IIPM 2015 / Daniel Seifert
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Par Pierre Hazan
« Mesdames et Messieurs, silence s’il vous plaît. Le tournage commence. Action ! », commande le dramaturge et
cinéaste suisse Milo Rau. Dans la salle surchauffée de Bukavu, à l’est de la République démocratique du Congo (RDC), le public se tait aussitôt. Puis, sur la scène, le président du vrai-faux tribunal frappe avec son marteau et dit : « Je déclare ouverts les travaux du tribunal sur le Congo. » Pendant des jours à Bukavu, puis lors d’audiences à Berlin, de véritables juges, des historiens, des économistes se sont penchés sur le drame qui se joue depuis vingt-cinq ans au Kivu. Des témoins racontent le pillage des ressources, l’exploitation des hommes, la violence des milices et leur cortège de crimes. Des experts établissent les liens de cette mondialisation sauvage entre l’orpailleur artisanal, le commerce international et la production de nos objets connectés. Comment en un quart de siècle, l’une des régions les plus riches au monde par son sous-sol est devenue un lieu ravagé par d’innombrables conflits ponctués eux-mêmes d’effroyables massacres et de milliers de viols ? À qui profite cette politique du chaos et de prédation qui a fait plus de cinq millions de morts dans les combats, les maladies et la faim ?
SE FAIT PROCUREUR Pierre Hazan, ancien journaliste pour Le Temps et Libération, est conseiller senior auprès du Centre pour le dialogue humanitaire. Il travaille dans la médiation des conflits armés, et est l’auteur de nombreux ouvrages sur la justice internationale.
L’histoire n’est plus le tribunal du monde : elle a désormais des comptes à rendre, nous dit Milo Rau. La justice étant inerte au Kivu, il l’a convoquée en organisant ce procès fictif où des centaines de spectateurs se sont pressés dans cette salle de Bukavu pour entendre et faire récit de la prédation et des crimes, dont ils sont les témoins et parfois les victimes. Le théâtre s’est fait procureur. Milo Rau en a tiré un documentaire saisissant disponible sur internet : Le Tribunal sur le Congo. Qui est donc coupable de cette ivresse de violence qui sévit depuis si longtemps dans l’est de la RDC et de cette politique de prédation qui lui est intimement liée ? Les chefs de guerre et leurs milices impitoyables qui exploitent des travailleurs artisanaux pour extraire de précieux minerais ? Des hommes politiques qui ferment les yeux sur les trafics tout en prélevant leur part ? Les multinationales qui extraient l’or, l’argent, la cassitérite, les diamants, le cobalt, le coltan, l’aluminium, le manganèse et tous les autres métaux rares, qui permettent de fabriquer en Malaisie et en Chine des microprocesseurs et mille autres objets industriels ? Les consommateurs avides que nous sommes de téléphones cellulaires et d’ordinateurs ? Les grandes et petites puissances dont l’économie repose sur les richesses du sous-sol africain ? Comment faire la part de toutes ces responsabilités, chacune fondamentalement distincte, mais toutes liées malgré tout ?
De g à d : 1. Le Tribunal sur le Congo, théâtre du collège Alfajiri, Bukavu, est de la RDC, mai 2015. 2. Extrait du film Le Tribunal sur le Congo. 3. Le gouverneur du Kivu sud Marcellin Cishambo, extrait du film Le Tribunal sur le Congo. © Fruitmarket, Langfilm & IIPM 2015
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Le juré Séverin Mugangu interroge un témoin anonyme, The Bukavu Hearings. © Fruitmarket, Langfilm & IIPM 2015
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Faire récit pour faire sens de la violence En sollicitant de vrais juges pour participer à un procès fictif, Milo Rau s’inscrit dans la filiation d’Eschyle dans l’Orestie : faire récit pour faire sens de la violence. Avec le fol espoir qu’un jour, les Érinyes se transforment enfin en Euménides et que cessent ces conflits enchevêtrés les uns aux autres qui ensanglantent le Kivu. Mais pour que le drame se termine, il faut déchirer le voile des apparences pour nommer les responsabilités par-delà les conflits ethniques. C’est la part d’utopie contenue dans le droit qui se trouve au cœur du travail de Milo Rau : une fois l’énigme du mal reconstituée, rejouée et finalement dénouée, permettre le surgissement d’une parole libératrice. Cette parole libératrice ne peut cependant surgir dans l’entre-soi. Il faut que la justice se fasse spectacle. Qu’il y ait du rituel, des paroles codifiées, un langage expert, le marteau du président et des toges d’avocats, et que sous ce cérémonial, on pressente le sacré venu du fond des âges. Il faut surtout et avant tout que le public soit là pour qu’une parole performative puisse circuler. Sans circulation de la parole, il ne peut y avoir de justice. Justice must not only be done, but also seen to be done, dit l’adage. Le récit des crimes et de la prédation doit être entendu, puis répété, décliné, réinventé. Seulement lorsque le public se sera réapproprié le récit au point de le faire sien, cette parole pourra alors devenir émancipatrice, participant à ce que la loi juive nomme le tikkun olam, c’est-à-dire littéralement l’acte d’œuvrer à la réparation du monde.
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C’est la part d’utopie contenue dans le droit qui se trouve au cœur du travail de Milo Rau : une fois l’énigme du mal reconstituée, rejouée et finalement dénouée, permettre le surgissement d’une parole libératrice.
Christine Schuler-Deschryver, fondatrice de l’organisation V-Day, prononce son discours d’ouverture de The Bukavu Hearings. © Fruitmarket, Langfilm & IIPM 2015
C’est sans doute là que ce procès fictif de Milo Rau prend tout son sens. Il invite à réfléchir à un monde fracturé dont nous faisons pourtant tous partie et où les violences d’aujourd’hui puisent aussi leur source dans celles d’hier. Certains ont parlé de « la malédiction des matières premières » en évoquant le pillage des richesses congolaises. Or il n’y a nulle malédiction, nul deus ex machina malveillant qui s’en est pris au Congo, juste des politiques et des volontés qui s’exercent souvent brutalement et depuis longtemps sur son sol et son sous-sol. Comment oublier que le Congo fut la propriété personnelle du roi Léopold II et que les crimes de la colonisation y furent parmi les plus terribles jamais commis ? Comment faire fi du fait que des grands esprits libéraux au XIXe siècle ont considéré que les lois de la guerre ne pouvaient s’appliquer à « des sauvages », sous prétexte qu’ils n’avaient ni drapeau, ni uniforme et que, dès lors, seules les « nations civilisées » pouvaient bénéficier de la protection du droit humanitaire ? Comment s’étonner que les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki aient été produites avec de l’uranium extrait de la mine de Shinkolobwe dans le Katanga ? Tournez manège : d’autres après les Européens et les Américains, aujourd’hui venus de Chine, de Russie et d’Afrique continuent l’exploitation des hommes et des entrailles de la terre. La question, in fine, que pose Milo Rau est celle de la responsabilité citoyenne qui va au-delà du droit : que faire de cet héritage de violence ? Quelles normes voulons-nous donner à notre monde ? Comment organiser le vivre ensemble dans une planète qui s’est rétrécie par les technologies et dont les ressources sont désormais limitées ? Avec difficulté et souvent marquées par de tragiques rechutes, des sociétés se sont néanmoins organisées au cours des siècles pour que le droit puisse dans le cadre national brider les déchaînements de violence. Ce fut le produit de longues et difficiles luttes politiques dont le fragile résultat démocratique reste inlassablement à conquérir. C’est aujourd’hui l’aspiration de la justice internationale d’étendre le droit par-delà les frontières, même si le chemin reste infiniment long. Au XVIIe siècle déjà, Blaise Pascal faisait remarquer ceci dans ses Pensées : « La justice sans la force est impuissance ; la force sans la justice est tyrannique. »
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Insert,
Jonathan Meese
Par Clara Pons
Hey, Dr., Parsifalisiert mi on, hopp froggy, 2014 huile et acrylique sur toile 210,5 x 140,3 x 3,3 cm
Le travail visuel de Jonathan Meese s’inscrit dans la tradition du Gesamtkunstwerk (l’œuvre d’art totale, ndlr) et englobe la peinture, la sculpture, l’installation, la performance, le dessin, le collage et le travail théâtral. L’artiste allemand né à Tokyo en 1970 partage toujours sa maison avec sa mère, qu’il met au centre de son œuvre aux côtés des héros et des anti-héros de l’histoire du monde, de la mythologie, du cinéma et de la culture populaire. L’idée du Gesamtkunstwerk, l’aspect prononcé pour le performatif, ainsi que le concept de l’art comme constituant d’un contre-monde, relient dès le début le travail de Meese au théâtre. 38
Im goldenen Zaubergarten wagnert der Bär, wie Sau…, 2014 acrylique sur toile 210,5 x 140,3 x 3,3 cm
Jonathan Meese est entré en contact pour la première fois avec Parsifal de Richard Wagner en 2005, sur invitation de l’opéra de Berlin Unter den Linden, où il se met lui-même en scène dans les ateliers de l’opéra pour une performance parallèle à la production ON qui a lieu au même moment sur les planches de la grande scène. Après une invitation annulée par Bayreuth en 2016, il se confrontera finalement au Parsifal qui deviendra en 2017 Mondparsifal, d’abord à Vienne avec Mondparsifal Alpha 1-8 (Wiener Festwochen) et puis à Berlin, Mondparsifal Beta 9-23 (Berliner Festspiele), un spectacle grotesque et comique entre performance artistique et Père Ubu lyrique mis en musique par le compositeur Bernhard Lang. Un coup de couteau dans le cœur du père Wagner. 39
LES NOCES SULFUREUSES DE L'OPÃ&#x2030;RA ET DU COMPLOT Par Christopher Park
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Né en 1966 à Toronto, Christopher Park est titulaire d’une maîtrise ès lettres en littérature comparée de l’université McGill de Montréal. Il travaille depuis 2006 au Grand Théâtre de Genève, d’abord comme responsable du programme pédagogique et, depuis 2009, rédacteur, traducteur, éditeur, médiateur culturel et conférencier. Depuis 2019, il exerce ses activités dans le cadre du service de dramaturgie/La Plage.
À moins d’avoir pratiqué une retraite silencieuse depuis un an, vous avez certainement entendu les rumeurs selon lesquelles la Covid-19 est un complot sophistiqué, que le virus a été créé comme arme biologique par la Chine ou que de dangereuses élites utilisent la 5G pour se débarrasser des personnes âgées et établir un nouvel ordre mondial. D’innombrables médias sociaux (et même certains « pas sociaux ») répandent leurs alternative facts. Qu’il n’y aurait pas d’urgence majeure, qu’il s’agirait d’un mauvais diagnostic ou d’une hystérie mondiale, dont toutes les puissances nationales et leurs organismes universitaires et médicaux seraient inexplicablement et simultanément les victimes. Amateurs et amatrices d’opéra, vous ne connaissez que trop bien ces discours et leur vertigineuse capacité à « s’introduire adroitement dans les oreilles des gens pour étourdir et faire gonfler têtes et cerveaux », comme Basilio nous le rappelle cyniquement dans l’air célèbre du Barbier de Séville. Calomnies, complots et machinations sont le pain quotidien de l’art lyrique qui s’en nourrit depuis sa naissance dans les cours ducales de l’Italie du XVIIe siècle (connues pour leur probité et leur rectitude exemplaires). Devenu divertissement public, l’opéra se devait de proposer des thèmes rassembleurs et c’est donc tout naturellement que les plus sordides histoires de conspirations ont alimenté les livrets de l’art lyrique adolescent.
Nixon in China (John Adams), San Francisco Opera, 2012.
Le Couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi, Grand Théâtre de Genève, septembre 2006.
Prenez, par exemple, Le Couronnement de Poppée de Monteverdi. Le public vénitien ou napolitain chic du milieu du XVIIe connaissait suffisamment bien son histoire ancienne pour savoir qu’un opéra sur la plus célèbre arriviste de la Rome impériale allait leur proposer amoralité, tromperie et cabales à gogo. Giovanni Busenello, qui en écrivit le livret, condensa les événements mentionnés par Suétone et Tacite d’une période de sept ans (de 58 à 65 après J.-C.) en une seule journée d’action, adaptant l’histoire à ses propres fins et mêlant politique et sentiments, selon la recette inratable des meilleurs complots. La cruauté historique de Néron est minimisée ; Octavie, épouse lésée et impératrice légitime, devient une conspiratrice meurtrière ; Sénèque, dont le célèbre suicide n’avait en réalité rien à voir avec les amours adultérines de Néron, apparaît plus noble et vertueux que l’hypocrite philosophe « stoïque » bourré de sesterces décrié par ses contemporains. Et l’ascension dévastatrice de Poppée y est motivée autant par l’amour véritable (voire divin !) que par la soif de gloire et de pouvoir.
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Il barbiere di Siviglia, Grand Théâtre de Genève, septembre 2012.
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Les théories de complot ont bien des affinités avec l’opéra : elles simplifient l’appréhension d’une réalité compliquée (ça, c’est Wagner) ; elles divisent le monde entre les forces de la lumière et celles des ténèbres (ça, c’est La Flûte) et elles dérivent leur prestige d’être réservées à un monde de connaisseurs et d’initiés (ça, ce n’est personne mais suivez mon regard…).
Les Huguenots Mise en scène Jossi Wieler et Sergio Morabito au Grand Théâtre de Genève, 2020. © Magali Dougados
On notera que Busenello faisait partie de l’Accademia degli Incogniti, « L’Académie des Inconnus », une société savante vénitienne composée d’aristocrates libertins qui avait une influence considérable sur la culture et la politique mais qui, comme l’indique son nom, œuvrait en coulisse. Souvent, ses membres écrivaient en langage codé ou publiaient leurs travaux de manière anonyme. Ces promoteurs masqués d’une (im)moralité toute vénitienne n’allaient pas longtemps conspirer contre la doxa triomphante de la Contre-Réforme catholique. Mais, avec l’avènement des Lumières, l’ambiance de complot à l’opéra allait s’épaissir. The plot, pour ainsi dire, thickens (le mystère s’épaissit...). La première œuvre historique où se développe une théorie du complot parut en 1798 : les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de l’abbé Augustin Barruel. Il y démontra, dans un discours d’apparence rigoureusement objective, que la Révolution française était le résultat d’une conspiration fomentée par les philosophes athées, les francs-maçons et certains protestants contre l’Église et la monarchie. Selon Barruel, la franc-maçonnerie et d’autres sociétés secrètes comme les Rosicruciens avaient été noyautés par une frange radicale, les Illuminati, les « Illuminés de Bavière », fondés en 1776 par Adam Weishaupt, afin de renverser les pouvoirs politiques et religieux en place et d’asservir l’humanité. Weishaupt, de son côté, prétendait « illuminer l’entendement par le soleil de la raison et dissiper les nuées de la superstition et des préjugés. » Ou comme le dit Sarastro, à la toute fin de La Flûte enchantée : « Les rayons du soleil chassent la nuit et détruisent le pouvoir sournois de l’hypocrite. » Le personnage de Sarastro semble avoir été inspiré par Ignaz von Born, le savant franc-maçon qui initia Mozart dans la loge « Bienveillance » et qui, sous le sobriquet de Furius Camillus, dirigeait les Illuminati à Vienne. Tout comme les Incogniti, les Illuminati ne firent pas de vieux os. En 1785, Weishaupt fut destitué de sa chaire universitaire à Ingolstadt et banni de Bavière. Un an après, Ernst August von Göchhausen dénonça l’infiltration de la franc-maçonnerie par les Illuminati (manipulés, évidemment, par les jésuites) et prédit, trois ans avant la prise de la Bastille, d’« inévitables révolutions mondiales. » Qui cherche à lever le voile sur la nature réelle des relations que l’opéra entretient avec les complots de tout acabit pourrait bien être étourdi par ce qui se révèle. Les théories de complot ont bien des affinités avec l’opéra : elles simplifient l’appréhension d’une réalité compliquée (ça, c’est Wagner) ; elles divisent le monde entre les forces de la lumière et celles des ténèbres (ça, c’est La Flûte) et elles dérivent leur prestige d’être réservées à un monde de connaisseurs et d’initiés (ça, ce n’est personne mais suivez mon regard…). Il ne s’agit pas juste des manigances de Susanne et de la Comtesse pour surprendre le Comte in flagrante. Ou de la conjuration des poignards d’un warm-up party pour la nuit de la Saint-Barthélémy, aperçue l’an dernier sur scène à Genève avant qu’une immense conspiration anti-opéra nous oblige à fermer boutique. Ou du fox-trot diplomatique sur fond de ping-pong et de pandas qui inspira le Nixon in China de John Adams, à notre époque. Ce ne sont là que des intrigues. Parce que derrière tout grand opéra, Mesdames, Messieurs, cher Public, il y a forcément une grande intrigue.
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5 • Lumière sur Donizetti
3 • À la frontière du sacré
8 • Chambre avec vue
7 • Arrêt sur rayons
4 • L’abstraction, autrement
Le Temps vous donne
1 • Solitudes
6 • Espace obsessionnel
2 • Into the Wild
Rendez
-vous
EXPO
EXPO
ART CONTEMPORAIN
SOLITUDES • 1 La solitude que tant d’entre nous ont connue dernièrement fait peut-être de « La solitude de l’âme » une exposition particulièrement opportune et poignante à visiter. Tracey Emin a sélectionné dix-huit huiles et aquarelles d’Edvard Munch, provenant de la riche collection des archives du peintre expressionniste à Oslo, en Norvège. Les tableaux de Munch dialoguent ainsi avec ceux de l’artiste contemporaine, qui présente également des néons et des sculptures.
L’ABSTRACTION, AUTREMENT • 4 « Elles font l’abstraction » ambitionne d’écrire l’histoire des apports des artistes femmes à l’abstraction à travers cent six artistes et plus de cinq cents œuvres datées des années 1860 aux années 1980. L’exposition donne l’occasion de découvrir des artistes qui constituent des découvertes tant pour les spécialistes que pour le grand public, en passant aussi à travers la danse, les arts décoratifs, la photographie et la vidéo. Elles font l’abstraction. Une autre histoire
ESPACE OBSESSIONNEL • 6 Le Tate Modern accueille Infinity Rooms avec deux installations immersives de salles de miroir créées par la célèbre artiste japonais Yayoi Kusama. Ces installations lumineuses et monumentales seront exposées aux côtés de photos et séquences des premières performances en studio. Une façon d’approcher l’œuvre de l’artiste, née en 1929 à Matsumoto, qui se développe également à travers la peinture, l’écriture et la mode depuis un demi-siècle.
The Loneliness of the Soul
de l’abstraction au XXe siècle,
Yayoi Kusama : Infinity Rooms,
Royal Academy of Arts, Londres,
du 5 mai au 28 août 2021
Tate Modern, du 29 mars 2021 au 27 mars 2022
jusqu’au 28 février 2021
au Centre Pompidou à Paris,
tate.org.uk
royalacademy.org.uk
puis du 8 octobre 2021 au 30 janvier 2022 au Guggenheim Bilbao. centrepompidou.fr > elles font l’abstraction
FOOD
INTO THE WILD • 2 Après le succès du Neptune et du Tablar qu’il a lancé à Genève, le chef Nicolas Darnauguilhem, activiste de la cuisine vivante, reprend les rênes de la Pinte des Mossettes, au milieu de la campagne gruérienne. Il succède ainsi à Romain Paillereau, élu « révélation suisse romande » par le guide GaultMillau 2017. La cuisine qui sera proposée sera résolument végétale, durable et inventive. Pinte des Mossettes, route des Échelettes 8, 1654 Cerniat, 026 927 20 97, ouverture le 5 mars 2020
EXPO
À LA FRONTIÈRE DU SACRÉ • 3 Émancipées, avant-gardistes, visionnaires, l’Institut du monde arabe rend honneur à ces femmes légendaires qui furent la voix et le visage de l’âge d’or de la musique et du cinéma arabe entre 1920 et 1970, du Caire à Beyrouth en passant par le Maghreb et la France. À travers cette exposition, le président de l’institut entend ainsi dépasser les raccourcis et les amalgames dont les questions de liberté de la femme dans le monde arabe font souvent l’objet.
OPÉRA
LUMIÈRE SUR DONIZETTI • 5 Basé à Londres, Opera Rara s’emploie depuis cinquante ans à redécouvrir, restaurer, enregistrer et interpréter les opéras oubliés du XIXe et du début du XXe siècles. Le label vient de signer la production de Il Paria, un des opéras préférés de Gaetano Donizetti – a première dans laquelle il expérimentait une ambiance « exotique » et la première avec une fin tragique – qui pourtant ne reçut pas le succès escompté. On retrouve Sir Mark Elder à la direction artistique ainsi que Albina Shagimuratova et Misha Kiria en tant qu’interprètes.
ART CONTEMPORAIN/SHOPPING
ARRÊT SUR RAYONS • 7 Après d’autres grands noms de la scène contemporaine internationale, c’est à Prune Nourry d’investir les espaces et les vitrines du Bon Marché Rive Gauche. L’artiste française a placé une volée de flèches monumentale sous la verrière du grand magasin parisien pour évoquer les rayons de la chimiothérapie dans la lutte contre le cancer du sein. L’œuvre convoque aussi la légende de l’Amazone, guerrière mythologique antique qui se mutilait un sein pour manier plus librement l’arc ou le javelot. L’Amazone érogène, Bon Marché Rive Gauche, 24 Rue de Sèvres, 75007 Paris, jusqu’au 21 février 2021 prunenourry.lebonmarche.com
Il Paria de Donizetti, Mark Elder & Britten Sinfonia, Opera Rara ORC60, livret ita./angl.,
MUSIQUE
Institut du Monde Arabe,
CHAMBRE AVEC VUE • 8 Il est chanteur, romancier, peintre ainsi que dessinateur. Le prolifique Fabio Viscogliosi a annoncé au 26 février la sortie de son quatrième album. Grâce à ses phrasés langoureux, la musicalité de l’italien est mise en valeur dans cet album, forcément intimiste, qui s’appelle Camera, chambre en italien. On pense donc à son atelier-chambre-studioespace de projection où il réalise l’écriture et l’enregistrement de ses chansons.
du 27 janvier au 25 juillet 2021
Camera, Fabio Viscogliosi,
imarabe.org/fr/expositions/divas-arabes
label Objet Disque
Divas arabes, d’Oum Kalthoum à Dalida,
synopsis quadrilingue, notice en anglais, distr. Warner Classics
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Le tour
du cercle
Dans chaque numéro de ce magazine, deux portraits de membres du Cercle du Grand Théâtre Texte Serge Michel
Vera Michalski Les premiers opéras ne furent pas évidents. Ce devait être un Aida aux arènes d’Orange, ou un Mozart au festival d’Aix-en-Provence. Il faut dire que le mistral emportait les voix et que la jeune Vera Hoffmann grandissait dans la station de recherche créée en Camargue par son père ornithologue et co-fondateur du WWF, avec le chant des rossignols plutôt que celui des divas. « Un opéra naturel », dit-elle. Le déclic viendra à Vienne où, jeune adulte, elle entend Luciano Pavarotti en paysan charmant dans L’elisir d’amore de Donizetti et son air principal, « Una furtiva lagrima. » La voilà arrimée à l’opéra, sans prétention. « Je ne suis pas une grande connaisseuse, dit-elle, je n’ai pas d’avis péremptoire sur telle ou telle voix. » Mais elle suit, elle apprécie ces heures dans les opéras de Suisse et d’Europe, « je ne boude pas mon plaisir », sourit-elle. Un plaisir, mais aussi une mission. Pour une personne aussi impliquée dans la littérature et l’édition, Vera Michalski consacre une partie considérable de son temps à la musique et aux arts de la scène. Elle rencontre son mari, Jan Michalski, au début des années 1980 à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève. Il est polonais, issu d’une famille victime de la Terreur stalinienne. Ensemble, ils vont créer en 1986 les éditions Noir sur Blanc à Montricher et publier des écrivains issus du monde slave. Dès la chute du mur de Berlin, le couple se fait passeur de culture dans les deux sens : des écrivains occidentaux majeurs seront aussi traduits en polonais. Avec l’acquisition des éditions Buchet/Chastel en 2000, c’est un groupe qui naît, Libella. Vera Michalski continuera de le développer après le décès prématuré de son mari, en 2002. Le groupe comprend désormais une dizaine de maisons d’éditions en France, en Suisse et en Pologne. Cela donne des centaines de titres chaque année et des prix pour ses auteures comme Olga Tokarczuk (Nobel 2018) ou Marie-Hélène Lafon (Renaudot 2020). « Le livre se porte bien, il traverse la pandémie sans trop de dégâts, dit Vera Michalski. Il profite du vide culturel. » Car il en va autrement du théâtre et de la musique, domaines dans lesquels elle est aussi très investie, notamment au théâtre de Vidy. Dernière péripétie : les sommets musicaux de Gstaad, dont elle préside le comité, a dû se tenir en streaming. Renaud Capuçon et Martha Argerich étaient dans la très belle église de Saanen, et tous leurs spectateurs derrière leur écran. « Il ne faut pas refuser ce qui se passe en ligne, estime Vera Michalski. Ce serait réactionnaire. Il en va de la
survie des artistes et des institutions. On peut bien faire cela pour la culture ! »
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Serge Michel est journaliste, lauréat du prix Albert-Londres de reportage en 2001 pour son travail en Iran. Il a notamment travaillé pour Le Temps, Le Figaro et Le Monde, dont il a été directeur adjoint. Il est co-fondateur du nouveau média suisse Heidi.news.
Olivier Vodoz Il y a chez Olivier Vodoz davantage de paradoxes que l’on pourrait en attendre chez un homme ayant pratiqué, dans l’ordre, le droit, la politique, les organisations internationales et la banque. D’abord, il incarne Genève à la perfection alors qu’il est vaudois, ayant vécu à La Tour-de-Peilz ses seize premières années. Ensuite, aux finances, il a sans doute été le plus social des conseillers d’État libéraux. Occidental jusqu’au bout des ongles, il s’est passionné pour l’Europe de l’Est dont il a arpenté davantage de républiques et de territoires que la Suisse ne compte de cantons. Enfin, fils de pasteur, il voue un amour sans limite à l’opéra, ses décors, ses costumes, ses dorures : rien de très compatible avec l’austérité protestante qui lui servit de modèle. Il faut dire que la musique, aussi, l’a imprégné, et de la meilleure manière. Adolescent, il ne rate pas un seul concert de Clara Haskil à Vevey, où elle était domiciliée depuis la guerre ; il quitte cette ville pour Genève l’année de la mort de l’immense pianiste d’origine roumaine. Peut-être est née là l’envie de se glisser sous le rideau de fer. Toujours est-il qu’à la chute du mur de Berlin, son premier voyage fut pour le Semperoper de Dresde, le second pour le Bolchoï de Moscou. Avec les voyages et la musique, les livres. Il veut voir les terres de Sándor Márai et de Gyula Krúdy, leurs ouvrages en main. Pareil pour Bohumil Hrabal, Józef Czapski, Petru Dimitriu, Gregor von Rezzori ou Paolo Rumiz. Le hasard faisant bien les choses, une bonne partie des auteurs qui passionnent Olivier Vodoz sont publiés par Vera Michalski (voir ci-contre), qu’il qualifie de «passionnée, riche d’idées et de génie. » Paradoxe aussi que les efforts d’Olivier Vodoz pour éviter de figurer dans cette rubrique “Le tour du Cercle”. Personne n’y est plus légitime : il est l’un des membres à l’origine du Cercle ! « C’était à l’époque de Hugues Gall, dit-il. Nous voulions fournir au Grand Théâtre des
ressources supplémentaires, mais surtout créer de nouveaux abonnements, car c’était une denrée rare. Il fallait faire la queue avant l’aube pour en acheter, ou attendre d’en hériter. Le Cercle a permis d’intégrer à Genève de nouvelles personnes, de nouveaux arrivants, d’où son côté cosmopolite. » Pour terminer, un hasard plutôt qu’un paradoxe. À la fin des années 1990, Olivier Vodoz voulait absolument lire Le Maître d’armes, d’Alexandre Dumas, sur l’insurrection décembriste russe de 1825. Le livre, pas encore republié, était introuvable. Sauf à la vénérable Société de Lecture, en vieille ville de Genève, où le bibliothécaire lui fit remarquer, en lui remettant l’ouvrage ancien, qu’il en était le 2e lecteur, selon la fiche. Le premier étant… Lénine.
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À vos agendas Ne faites pas semblant : de toute façon, il est presque vide, votre agenda. Alors prenez votre stylo et retenez bien ces dates, car les événements y figurant risquent bien d’être annulés, ou digitalisés. Par Olivier Gurtner
La Clémence de Titus Opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
LA CLÉMENCE À TOUT PRIX Ça fera une question en moins, ou presque. Production événement de la saison 2020-21, toute première fois pour le célèbre metteur en scène Milo Rau à l’opéra, La Clémence de Titus pour sûr se tiendra. Sa lecture offre un regard acerbe et critique sur les élites qui causent la perte du plus grand nombre à coups d’inégalité, d’apocalypse, le tout recyclé en oeuvres d’art. En direct sur MEZZO live HD et gtg digital, en différé sur RTS, SRF, RSI et TV5 Monde.
RTS play > concerts
La Clémence de Titus Du 1er au 3 mars 2021
Parsifal
À voir en direct sur MEZZO live HD,
Festival scénique sacré de Richard Wagner
le 19 février à 20h
DRUMMING CALLING Après l’immense succès des Six Brandenburg Concertos, l’iconique ATDK revient au BFM à l’invitation du Grand Théâtre. ATDK ? Anne Teresa De Keersmaeker et sa compagnie Rosas, cette fois pour un hymne à la rythmique de Steve Reich. La musique minimale continue au Grand Théâtre, après l’Einstein on the Beach revu par Daniele Finzi Pasca et salué par la critique internationale. En mars, la cadence inspirée du Ghana fera osciller les danseurs habillés par Dries Van Noten. Vous avez dit Empire des Sens ? Drumming
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PELLÉAS ET MÉLISANDE DE RETOUR SUR ÉCRAN Après le succès en streaming début janvier, la production emblématique de Pelléas et Mélisande sublimée par Marina Abramović, Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet revient sur les écrans. La captation signée par la référence Andy Sommer est à découvrir chez soi sur RTS Un dans RAM DAM le 22 avril dès 22h45 et sur Espace 2 le 27 mars dès 20h.
Du 18 au 21 mars
ŒUVRE D’ART TOTAL, PARSIFAL Besoin de méditer, d’être transcendé ou même transfiguré, cet opéra est pour vous. Bien plus sérieux que Monty Python and the Holy Grail, Parsifal de Wagner est un véritable « provider d’expérience », selon l’expression figurant au panthéon des horreurs comme « impacter. » Ici c’est l’esprit et la spiritualité qui sont invités dans la mise en scène de l’énergique Michael Thalheimer. En fosse, Jonathan Nott marchera sur les pas d’un fameux chef de l’Orchestre de la Suisse Romande, Armin Jordan. Ça se jouera le week-end du Vendredi saint, évidemment. Une œuvre qui confine au sacré, donc impossible qu’elle soit annulée, évidemment. Parsifal Du 30 mars au 11 avril
THE 8
Emil Frey SA 1227 Genève-Acacias bmw-efsa-geneve.ch
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