Art total
n°04
L’opéra mis en scène par des plasticiens Dans l’usine à rêves d’Adel Abdessemed OperaLab.ch, expérience interdisciplinaire pilote
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Emil Frey SA 1227 Genève-Acacias bmw-efsa-geneve.ch 02
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Emil Frey SA 1227 Genève-Acacias bmw-efsa-geneve.ch 1
A new summer exhibition in the City of Geneva
sculpturegarden.ch
Parc des Eaux-Vives Parc La Grange Quai Gustave-Ador
In collaboration with
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With the kind support of
Édito du Cercle du Grand Théâtre de Genève, de Caroline et Éric Freymond, de Monsieur et Madame Claude et Solange Demole et de la Fondation Yves et Inez Oltramare
UN MAGAZINE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN
Paradoxes fertiles Ce magazine paraît à l’heure où une partie des milieux culturels reprend prudemment ses activités publiques hors des écrans, mais où tant d’événements annulés laissent artistes, opérateurs culturels et publics dans une spirale d’incertitudes. Le GTG a aussi dû réduire ses activités à sa nouvelle plateforme GTG digital. Plusieurs paradoxes caractérisent cette situation. 1. Le monde a fonctionné au ralenti, et certaines personnes n’ont jamais autant travaillé. Dans le secteur de la santé, l’engagement a été effectif et efficace. Dans celui de la culture, il a été et reste en partie souterrain, peu public, démultiplié en hypothèses constamment reconfigurées. 2. Cette forme d’arrêt forcé accélère des prises de conscience, stimule des remises en question profondes. 3. L’opéra qui a guidé la thématique du dossier de ce magazine n’aura pas lieu. C’est Saint François d’Assise, cet opéra monumental de plus de quatre heures, composé par Olivier Messiaen en 1983, porté par des centaines de musiciens, choristes et solistes, qui a guidé le choix du thème de l’Art total, puisque sa mise en scène a été conçue par le plasticien Adel Abdessemed. Ce spectacle ne pourra pas être présenté comme prévu, mais une reprogrammation est à l’étude. L’histoire des liens entre opéra et arts plastiques est incroyablement riche. Dans ces pages, elle fait l’objet d’une approche sélective, du Parsifal de Wagner (1882) qui concrétise le principe du Gesamtkunstwerk jusqu’aux propositions de plasticiens contemporains de plus en plus actifs sur les scènes d’opéra. L’exemple de Saint François d’Assise est développé au travers de trois scénographies majeures. Mais l’Art total, où les domaines de l’opéra sont rejoints par les arts visuels, n’est-il pas basé sur un paradoxe ? En effet, l’opéra fonctionne par essence sur la complémentarité de différents corps de métiers – chanteurs, choristes, musiciens, danseurs, metteurs en scène, scénographes, techniciens –, nécessite des technologies lourdes, se développe sur le temps long. L’artiste plasticien, de son côté, peut réaliser une œuvre tout seul en quelques heures, et la transporter dans son bagage. Logiques différentes, mais compétences complémentaires au service de l’Art total. L’Art total est fondamental pour ce magazine, dont l’ADN est de mettre en valeur différentes disciplines artistiques par des approches croisées. Cette logique guidera aussi fortement la saison 20-21 du GTG. Paradoxalement, ce numéro est «hors sol», involontairement détaché de l’expérience multisensorielle d’assister à un opéra «total». Alors, essayons de fertiliser ces paradoxes, suivons l’exemple de saint François, cet humble visionnaire, ce courageux qui embrasse les lépreux, ce proto-écologiste qui parle aux oiseaux. Et, avant de retrouver le chemin des salles de spectacles, laissons-nous rêver sur l’île de Fogo, au large du Canada, qui abrite une des résidences d’artistes les plus incroyables au monde. La fondation qui la gère est aussi très engagée dans d’autres domaines tels que nouvelle éthique de l’océan, géologie de pointe, microcrédit, construction d’embarcations, architecture vernaculaire, géo-tourisme ou partenariats de développement économique. Un état d’esprit inspirant pour les enjeux à venir.
Olivier Kaeser
Olivier Kaeser Olivier Kaeser est historien de l’art, commissaire d’expositions. Il prépare le projet pluridisciplinaire Dance first. Think later. Rencontre entre dance et arts visuels, au Commun (BAC) à Genève (21.08-13.09.2020). Il a codirigé le Centre culturel suisse de Paris, après avoir mené en duo l’espace d’art indépendant attitudes à Genève. Il a coédité de nombreux livres d’artistes et autres publications culturelles.
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www.louismoinet.com 4
Image de couverture
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Dessin d’Adel Abdessemed, pour son projet de mise en scène de Saint François d’Assise au Grand Théâtre, 2020. © Adel Abdessemed
Édito 3 par Olivier Kaeser Mon rapport à l’opéra 6 Christian Lacroix, par Alexandre Lanz Le penseur qui me guide 8 Georges Descombes sur Aldo Van Eyck Ailleurs 10 L’ île de Fogo : un théâtre sans fil, par Chantal Pontbriand Duel 16 L’art peut-il sauver le monde ? par Stephan Müller Reportage littéraire 4/4 18 La Chapelle Notre-Dame de la fraternité, par Max Lobe
Adolphe Appia, « Cour du château de Kareol », dessin pour l’acte III, Tristan et Iseult, Richard Wagner, 1923, La Scala, Milan. Crayon, fusain et craie blanche sur papier, 48.1 x 62.1 cm. Fondation SAPA, Berne. Appia 12 a.
Visite d’atelier 22 Adel Abdessemed. Une usine à rêves, un lieu de combat, par Roxana Azimi Rendez-vous 44 par Olivier Gurtner et Olivier Kaeser Le tour du cercle 46 Rémy Best / Cynthia Odier, par Serge Michel A vos agendas ! 48 par Olivier Gurtner
Ways of Seeing Opera, par Denise Wendel-Poray 24 OperaLab.ch, par Olivier Gurtner 31 Insert, Rideaux de fer, museum in progress / Staatsoper de Vienne, par Olivier Kaeser 34 Visions de Saint François d’Assise, par Stéphane Ghislain Roussel 36 Bertrand Kiefer : saint François, c’est le rappel de notre fragilité, entretien par Serge Michel 39 Sur le fil de l’Art total, par Clara Pons 40
Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Heidi.news
Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Olivier Kaeser Édition Serge Michel, Florence Perret Responsable éditorial Olivier Gurtner Comité de rédaction Aviel Cahn, Olivier Gurtner, Olivier Kaeser, Serge Michel, Stephan Müller, Clara Pons Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim Relecture Patrick Vallon
Promotion GTG Diffusion 38 000 exemplaires dans Le Temps Parution 4 fois par saison Tirage 45 000 exemplaires ISSN 2673-2114
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Propos recueillis par Alexandre Lanz
Fortement marquée par sa vision théâtralisée du monde, la mode de Christian Lacroix l’a rendu mondialement célèbre dans les années 80. Il a tiré sa révérence en quittant sa maison de couture en 2009 mais nous parle… d’opéra.
Christian Lacroix © Bruno Tarrius
Mon rapport
à l’opéra
Alexandre Lanz est né à Bienne en 1972. Passionné dès son enfance par la mode et la culture pop, il se forme au design de mode avant de se diriger vers le journalisme. Il contribue à plusieurs publications en Suisse et France, est rédacteur en chef du magazine Culture Enjeu et journaliste culturel pour Heidi.news
« Les femmes que j’habillais étaient des héroïnes d’opéra ! » Christian Lacroix
Christian Lacroix est né à Arles en France en 1951. Il fait ses premiers pas chez Hermès et devient directeur artistique de la maison Jean Patou pendant six ans avant d’ouvrir sa maison de couture en 1987. Historien de l’art, grand couturier, costumier, designer et illustrateur, il a récemment collaboré avec le couturier belge Dries Van Noten sur sa collection printemps-été 2020.
Deux croquis fournis par le couturier alors qu’il était confiné en Carmargue.
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Vous considérez-vous comme un costumier ou un couturier ?
CL — Costumier. Mon intérêt se porte sur le dessin, la ligne, l’ambiance, le décor, la toile et la technique. Celles et ceux qui les ont vécues s’en souviennent, les années 80 étaient tonitruantes et présomptueuses. L’argent était facile, mais une ombre terrifiante rôdait : le sida. Le paradoxe de ces deux facteurs ont mené à la théâtralité, transformant le monde en une scène sur laquelle se jouait une comédie humaine très extravertie, excentrique, travestissant la réalité en l’hypertrophiant. L’opéra était devenu à la mode, on y redonnait des bals masqués, comme au Privilège, au Palace et aux Bains Douches. On vivait la nuit, lorsque le rideau s’ouvrait. Comment êtes-vous arrivé dans la mode ?
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été fasciné par les « mensonges qui disent la vérité », selon la formule de Jean Cocteau : cinéma, théâtre, opéra, ballet, peinture, décors, costumes, illustration, jouer « à faire semblant ». Après mes études à l’Institut d’art à la Sorbonne, puis à l’École du Louvre, je voulais devenir décorateur. Mais j’ai décroché mes premiers jobs dans la mode. Un metteur en scène, Jean-Luc Tardieu, a remarqué mon travail chez Patou et m’a confié les costumes de son « Chantecler » à Nantes. Depuis, je n’ai cessé de mener de front scène et mode. Qu’est-ce que la mode apporte à vos créations de costumes ?
J’ai toujours considéré la mode comme une façon d’affirmer ses différences. Les tendances ne m’intéressent pas, je recherche le supplément d’âme d’un vêtement, ce qu’il raconte, comme un costume de théâtre. En haute couture, la règle est de ne vendre un modèle qu’une seule fois pour une cliente qui ne le portera parfois qu’en une seule occasion. Ces femmes ne sont pas banales, elles ont des vies tout à fait exceptionnelles dont elles sont des héroïnes. Je me considérais donc déjà comme au théâtre ! Pour moi, elles étaient des versions contemporaines de la Traviata, Butterfly, Ariadne, et d’autres ! À quand remonte cette passion pour les arts vivants ?
C’était la période où s’affrontaient les tenants de la Tebaldi et de la Callas à la radio. Cette voix, celle de Callas, m’a galvanisé très tôt. Sans oublier les corridas auxquelles j’ai assisté tout jeune, les musiques gitanes et le flamenco. La danse classique ne m’est arrivée que plus tard. Enfant, que répondiez-vous à la question : « Quel métier feras-tu quand tu seras grand ? »
À 3 ans, j’aurais répondu « Christian Dior » ! On en parlait beaucoup et j’admirais ses robes du soir dans les pages de magazines. Je devais sans doute être fier de partager le même prénom ! Qu’est-ce qui vous faisait rêver ?
N’importe quel rideau sur le point de se lever me donnait la fièvre : rideau de pubs fluo au cinéma ou de velours rouge au théâtre. Je me souviens comme si c’était hier des grésillements d’avant-projection. Les films historiques ont eu une influence particulièrement forte sur moi, à commencer par Le Guépard de Visconti. J’avais l’impression que c’était la vraie vie. Une fois le rideau retombé, j’inventais des scénarios pour communiquer ces personnages à mes camarades d’école. En vacances, je montais de petites scènes avec les autres enfants. Surtout, je ne cessais de redessiner ce que j’avais vu. Quel est votre premier souvenir de costume sur une scène ?
C’était un spectacle pour enfants au théâtre d’Arles, avec des costumes d’Incroyables et Merveilleuses du Directoire. Je me souviens aussi d’un danseur habillé moitié en smoking, moitié en longue robe du soir, donnant ainsi l’illusion d’un couple de danseurs de tango. Pour quelle raison celui-là plus qu’un autre ?
L’illusion justement, les rêves devenus réels, quelque chose de plus grand que le quotidien, un univers où tout était possible, où l’on admire, on s’enflamme et l’on pleure en couleurs vives. Qu’attendez-vous aujourd’hui lorsque vous allez à l’opéra ?
La chair de poule, la poitrine envahie, une exaltation et une exultation, une jubilation.
À l’enfance, lorsque mon grand-père se déguisait dans le grenier pour nous jouer des charades et des saynètes le dimanche soir, dans les années 50. Nous avions la chance de vivre dans le Midi avec ses nombreux les festivals, Avignon, Orange, Aix-enProvence. Ils avaient une résonance formidable en moi : Mozart, la tragédie, Verdi. J’étais également fasciné par les théâtres ambulants en plein air. 7
Le penseur
qui me guide Aldo Van Eyck. Une proximité impressionnante.
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Par Georges Descombes
Aldo Van Eyck, je l’ai connu à Amsterdam dans les années 80 et nous nous sommes ensuite côtoyés lors des rencontres d’INDESEM (International Design Seminar), à Delft, Urbino, Split, Genève. À Amsterdam, il y avait un petit cercle d’amis autour Aldo Van Eyck (1918-1999) est considéré comme de l’architecte Herman Hertzberger et dont faisait l’architecte hollandais partie le cinéaste Johan van der Keuken. Aldo et Johan nous faisaient le plus important de sa partager cette même inquiétude pour l’entier du monde. Vers le Sud génération. Il a réalisé plus de 700 terrains de jeux / L’œil au-dessus du puits, ces films nous ont changé. Aldo apportait pour enfants à Amsterdam. sa connaissance des cultures autres, sa passion des tissus, des Les quelques bâtiments céramiques, de tous ces objets quotidiens qu’il nous faisait découvrir, qu’il a construits sont emblématiques de sa et déchiffrait devant nous. Avec une vivacité, un émerveillement, une virulente critique des hâte à nous faire adhérer à ses propos. Rebelle à tout académisme, pratiques fonctionnalistes surprenant toujours. Liane Lefèvre et Alexandre Tzonis, dans des années 1950 et 1960. Il s’est aussi distingué Aldo Van Eyck : Humanist Rebel, ont bien révélé cette personnalité par son enseignement rétive, au charme magnifique et périlleux. Mieux valait garder ses universitaire et par ses distances tout en prenant le plus possible des trésors d’intelligence nombreux écrits. et de sensibilité qui irradiaient de cet homme tourbillonnant. À cette inquiétude pour des mondes autres, Aldo superposait le récit de ses rencontres avec l’art de son époque. Dans sa maison de Loenen aan de Vecht, on se trouvait en présence d’une multitude d’objets ethnographiques, poteries Georges Descombes a de Tiahuanaco, animaux esquimaux, masques océaniques, en bonne compagnie enseigné l’architecture avec un Mondrian (sans doute Composition avec plans de couleur), une gravure à Genève, Harvard, de Paul Klee ou de Max Ernst. Ouvrait-il pour nous ses tiroirs, il en ressortait Amsterdam ou Berkeley. Il a réalisé le Parc de Lancy, des manuscrits, des lettres, des dessins, témoignant de sa proximité avec les la Voie suisse, le Bujlmer artistes de son temps. Intarissable, il parlait de ses rencontres avec Brancusi, Memorial à Amsterdam, Giacometti, Arp, Tzara… ou de celle plutôt manquée avec Picasso. la Cour du Maroc à Paris ou la Place nautique Cet homme prolongeait, en la connaissant parfaitement, la tradition de Lyon Confluences, architecturale des Pays-Bas, y ajoutant sa vision élargie du monde. et il travaille sur quatre Francis Strauven a décrit l’apport de Van Eyck à l’architecture de son projets en Belgique. Sa revitalisation de l’Aire dans temps dans un ouvrage exhaustif, Aldo Van Eyck – The Shape la campagne genevoise, of Relativity. menée avec l’Atelier Mais c’est d’un point particulier, une face de cette œuvre, dont je voudrais parler, Descombes Rampini, a été saluée par de car c’est celle qui a été la plus importante pour mon propre travail : le rapport nombreux prix, dont de cet homme aux enfants, ce qu’il a su apporter de manière géniale dans le Prix du paysage du l’architecture, en comprenant l’enfant, ses besoins, l’importance du jeu pour son Conseil de l’Europe 2019. développement créatif. Une œuvre majeure de Van Eyck est son orphelinat d’Amsterdam. Dispositif architectural complexe – « un chaos organisé » – disait Van Eyck, dans lequel se retrouve tout son univers architectural imaginaire. Incroyable virtuosité de l’architecte pour inscrire dans une géométrie subtile toutes les nécessités et les dimensions requises par ce programme particulier. Mais en y superposant aussi les désirs de l’enfant, de cet enfant si particulier, fragilisé sûrement, qu’est un orphelin. Un monde architectural, un ensemble cohérent de « petites maisons » dans une grande maison, une « ville ». Où l’enfant pouvait se cacher ou se retrouver en confiance avec les autres. Dans ce monde créé pour les petits, des touches plus intimes, presque cachées – Georges Descombes Jardin de Lancy, 1982. miroirs ou céramiques – coloraient et adoucissaient le « brutalisme » photo Georges Descombes des structures architecturales.
Georges Descombes Pont-tunnel dans le jardin de Lancy, 1981. photos Jacques Berthet
« Le pont-tunnel, un seuil allongé. Il agit comme une lunette télescopique, dilate et contracte espace et temps, provoque une multitude d’effets optiques sur son parcours. »
Aldo Van Eyck Orphelinat d’Amsterdam, 1960. photo collection Aldo Van Eyck
Aldo Van Eyck
Aldo Van Eyck Orphelinat d’Amsterdam, 1960. photo collection Aldo Van Eyck
Après la guerre, c’est dans les vides laissés dans Amsterdam, traces des violences, plaies restées ouvertes dans la ville, qu’Aldo inscrivit une autre œuvre majeure. En quelques années, il réalisa près de 700 espaces de jeux pour les enfants. Avec un vocabulaire restreint de formes, ces espaces s’adaptèrent à des contextes très différents d’une manière si vive, si drôle presque parfois, qu’on ne peut manquer d’y voir une sorte d’autoportrait de l’architecte en saltimbanque (Aldo était d’ailleurs de par son éducation anglaise et son père poète, un lecteur averti de Joyce). Légères et pourtant très marquantes, ces installations, éphémères dans l’attente d’une reconstruction de la ville, offrirent aux enfants d’Amsterdam un peu de douceur et de joie dans ce monde terrifiant dont ils sortaient. C’est par l’œuvre de Hertzberger, élève de Van Eyck, que j’ai approché et vraiment compris la « mécanique spirituelle » de son travail, et ceci alors que je projetais le jardin de Lancy. L’architecture des jeux de sable d’une école d’Hertzberger, basés sur les principes des écoles Montessori, furent décisifs dans ma manière d’organiser ces espaces à Lancy. Reprenant le vocabulaire « structuraliste » et les matériaux « pauvres » des deux Hollandais, j’y superposai une organisation complexe de références territoriales, que bien plus tard, Elissa Rosenberg nomma une « imagination topographique ». Une composition architecturale où « ce qui avait disparu », effacé par les transformations successives du développement urbain, était « rappelé » par la situation, la géométrie , les matières, des nouvelles installations. Aldo Van Eyck jusqu’à la fin a gardé son regard émerveillé, surpris par le monde, celui des enfants. Comment ne pas se souvenir, en pensant à lui aujourd’hui, de Ronald Winnicott, psychanalyste et pédiatre, lorsqu’il écrit dans Playing and reality : « J’ai donné naissance à 60 000 bébés, mais moi-même je n’ai pas eu d’enfant. Pourtant, à la différence de bien des parents, je n’ai jamais oublié que j’en avais été un ».
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Ailleurs Bridge Studio, Fogo Island, photo Bent René Synnevåg, avec l’autorisation de Fogo Island Arts.
L’ÎLE DE FOGO : un théâtre sans fil
Par Chantal Pontbriand
“In the immensity of creation, a question speaks louder than the answer.” Charles Ives
Chantal Pontbriand est consultante, curateur et critique d’art contemporain. Son travail explore des problématiques de mondialisation et d’hétérogénéité artistique. Elle a été commissaire de nombreux événements internationaux, expositions, festivals et colloques, principalement dans les champs de la photographie, l’installation multimédia, la vidéo, la performance et la danse. Aujourd’hui basée à Montréal, sa ville natale, elle lance et prépare un nouveau type d’événement en art contemporain, SPHERE(S), et écrit un livre intitulé EXIL[E], Esthétique et Migration.
1 Fogo signifie feu en portugais. Sans doute sont-ce les feux allumés par les Beothuks qui ont attiré les pêcheurs portuguais.
Entre Peter Grimes et The Unanswered Question, l’ île de Fogo au nord-est du Canada est le lieu d’un écosystème qui allie les enjeux de la durabilité environnementale et économique, à celle de la création artistique tous azimuts.
Un des plus beaux opéras que j’ai eu la chance de voir et d’entendre est Peter Grimes de Benjamin Britten, donné à l’Opéra Garnier. Je ne me souviens plus quand, mais je me rappelle de l’atmosphère à la fois wagnérienne et contemporaine que l’opéra dégageait et de la voix envoûtante de Jon Vickers. Il y incarne Grimes, habitant d’un village de pêcheurs, troublé par la mort successive de ses deux fils. En repensant à mon séjour en 2018 sur l’île de Fogo, au large de la côte nord-est du Canada, cette expérience est revenue me hanter. L’île de Fogo est fréquentée de longue date ; même les Vikings y sont venus, et avant eux des peuplades propres au Grand Nord, les Béothuks. À partir du XVIe siècle, les pêcheurs de toutes provenances, dont le Portugal1, la Galice, le Pays basque, l’Irlande, l’Écosse et l’Angleterre s’y sont rendus pour pêcher la morue, poisson foisonnant dans la baie Notre-Dame, jusqu’à récemment. Au moment de la conquête du territoire par les Britanniques à la fin du XVIIIe, ces derniers s’y installent durablement. Le caractère irlandais qui subsiste sur l’île date de cette époque. La douzaine de villages qui parsèment Fogo – Seldom, Joe Batt’s Arm, Tilting… – s’inscrivent dans un paysage peu accidenté, très rocailleux, recouvert de mousses et de grandes herbes. Peu d’arbres cependant : des pruches du Canada qui auront néanmoins permis de fournir les matériaux nécessaires à la construction de petites maisons à deux étages pour les familles des pêcheurs. Presque toujours blanches, ce sont les salt boxes, modèle omniprésent de l’architecture vernaculaire. L’océan est visible et accessible de partout, le pourtour de l’île étant ponctué de nombreuses petites baies rocheuses. Jusqu’à récemment, la circulation se faisait en punt, ces bateaux utilisés par les pêcheurs jusqu’à ce que la pêche à la ligne et à la main soit remplacée par la pêche industrielle. C’est elle qui vint à bout des réserves de morues dans ce coin de mer et dès 1992, le gouvernement dut imposer un moratoire sur l’industrie, venant troubler la quiétude économique et le mode de vie de la population. Il fallait inventer autre chose. Autres bâtiments étonnants : ces abris qui ponctuent le bord de l’eau. Des stages, en anglais. Ces cabanes, souvent sur pilotis, servent d’amarrage aux bateaux de pêche et au parage du poisson. Dans leur relative inutilité d’aujourd’hui, ces stages nous apparaissent comme de réels petits théâtres, une interface entre la terre ferme et l’océan, le passé et le présent, l’histoire et le futur du monde. Ces abris rappellent la cabane dans les bois de Henry David Thoreau à Walden Pond. À travers eux, on peut imaginer le monde autrement.
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2 Shorefast y contribue pour réintroduire la pêche à la ligne à main, abandonnée depuis l’industrialisation de la pêche en haute mer. Une collaboration sur le plan technique et commercial est instituée avec la collectivité.
4, 5 Les Fogo Island Dialogues visent à s’interroger sur l’art et ses rapports à la société et ont lieu sur l’ île comme ailleurs. Les deux dernières se sont tenues à Lisbonne (« Atlantic Codes ») et à Chicago (« The Complicated Conversation : Art, Business and Creativity »). Shorefast encadre également des programmes et résidences de chercheurs en sciences et en sciences humaines ayant pour but de creuser les fondements de l’étonnante géologie et de l’histoire humaine des lieux. D’autres activités s’intéressent à la durabilité environnementale en tant que telle et à ses composantes sociales et économiques à travers des think tanks et des rencontres. www.fogoislandarts.ca et www.shorefast.org
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C’est exactement ce qu’il a fallu faire à Fogo Island lorsque le monde ultra-industrialisé du XXe siècle et ses effets dévastateurs ont ruiné l’économie locale. Par économie, entendons-ici mode de vie, sens de la vie, mode d’existence. Pour Zita Cobb, fille de pêcheur née sur l’île, les changements apparus en appelaient d’autres. Elle part à la conquête de la Silicon Valley et, devenue femme d’affaires dans le domaine des nouvelles technologies, retourne à Fogo au début des années 2000. Son espoir : faire de son île un haut lieu dédié à la durabilité environnementale (et artistique). Elle s’entoure de membres de sa famille, de collègues et d’amis et met sur pied Shorefast, une fondation multipartite vouée à la résilience économique et artistique et dotée d’un plan stratégique ambitieux dont l’essentiel repose sur l’idée de communauté, par opposition à celle de l’économie qui domine le monde. Ainsi s’organisent en peu de temps un grand hôtel, Fogo Inn, une entreprise de fabrication de meubles, The Woodshop, et une pêcherie traditionnelle, Fogo Island Fish2. Plusieurs programmes philanthropiques sont mis en place, alimentés par ces diverses entreprises sans but lucratif, que ce soit Fogo Island Arts, New Ocean Ethic, Geology at the Edge, le microcrédit, la construction de bateaux, la restauration et préservation de l’architecture vernaculaire, le géotourisme, ou des partenariats de développement économique. Fogo Island Arts propose des résidences d’artistes, des colloques et rencontres. Chaque année, les résidences accueillent une quinzaine d’artistes de toutes disciplines, ainsi que des théoriciens et curateurs. Les mille candidatures annuelles sont épluchées par un comité présidé par le directeur artistique, l’Allemand Nicolas Schafhausen. Logements et véhicules sont mis à la disposition des résidents pour quelques semaines à quelques mois3. Conférences, performances ou ateliers ont lieu dans le petit auditorium du Fogo Inn, qui programme deux à trois expositions par année, inspirées par la spécificité du lieu4. Toutes ces activités forment les fondements d’un écosystème propre au XXIe siècle, dans un cadre de référence qui tient à la fois de la nature et de l’histoire du lieu et de ses habitants, écosystème à la fois local et global. Peter Grimes… Mythes et réalités donnent lieu ici à une réinvention du monde. Personne ne peut dire ce qu’il en adviendra. Les icebergs passent toujours au large de l’île de Fogo, mais pour combien de temps encore ? The Unanswered Question, pour citer l’œuvre de 1908 du compositeur Charles Ives qui dans l’esprit de Thoreau mit en scène la question endémique du devenir. Dans le drame, ou plutôt le paysage cosmique qui s’y déploie, ce sont les druides qui écoutent à travers les cordes, « silencieusement », dit Ives sachant bien que fondamentalement, il n’y a pas de réponse au pourquoi de cette vie sur terre. Les vents soufflent continuellement sur le paysage boréal de l’île de Fogo depuis des millénaires, peut-être même depuis le Big Bang. Hannah Arendt dit que la pensée est comme le vent, soufflant constamment sur la vie, dans nos corps même. C’est vrai : l’île permet d’en faire une expérience approfondie. Penser la vie, penser le monde, penser le temps. Abbas Akhavan, artiste irano-canadien, a séjourné deux fois à Fogo, en 2013 et en 2016, et y est retourné en 2019 pour réaliser un projet en deux volets intitulé script for an island. En plus d’une installation dans la galerie de Fogo Inn, il mit en forme une autre variante de ce script, de cette partition conçue à partir du lieu qu’il avait eu la chance de bien connaître au fil de ses promenades dans l’île. Cette œuvre bipartite s’adresse à la théâtralité de l’île comme lieu de prospection et d’invention d’un monde différent5. Un monde où l’en-commun et l’enracinement dans le territoire et la vie domineraient. Frappé par les stages, il installa tout au nord de l’île, sur Brown’s Point à Joe Batt’s Arm, une structure semblable à une scène équipée pour déployer un réel rideau de scène récupéré en velours noir
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Bridge Studio, Fogo Island, photo Bent René Synnevåg, avec l’autorisation de Fogo Island Arts.
Hannah Arendt dit que la pensée est comme le vent, soufflant constamment sur la vie, dans nos corps mêmes. C’est vrai : l’île permet d’en faire une expérience approfondie. Penser la vie, penser le monde, penser le temps.
3 Todd Saunders, l’architecte de Fogo Inn, bien que le lieu de sa pratique aujourd’hui soit situé à Bergen, est un Canadien originaire de Terre-Neuve. Il a également dessiné les studios qui font face à l’océan ici et là sur l’ île dont disposent les résidents de Fogo Island Arts. L’hôtel, situé sur un promontoire permettant de voir l’eau et les nuages comme si l’on était soi-même un élément suspendu dans l’atmosphère, adopte les couleurs et les formes des bâtiments locaux, un peu comme une forteresse d’un hameau médiéval adopte les couleurs de la pierre environnante. Les studios, toujours en lien avec les salt boxes, déclinent ces formes en les étirant de différentes façons, allongées par le haut, par le long, simple prisme rectangulaire au-dessus de l’eau ou alors polygone : www.saunders.no
Abbas Akhavan, script for an island, installation en extérieur, rideau de velours, échafaudages, 2019, photo Alexander Ferko, avec l’autorisation de Fogo Island Arts
Zita Cobb, photo Steffen Jagenburg, avec l’autorisation de Shorefast Foundation
Janice Kerbel, Doug, 2015, performance, Tramway, Glasgow, photo Keith Hunter, avec l’autorisation de l’artiste.
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En résidence au Squish Studio, Tilting, à Fogo en 2013, l’artiste canadienne Janice Kerbel, basée à Londres, a écrit les paroles de sa performance musicale Doug. Cette oeuvre la mènera à être nominée pour le Turner Prize 2015. Photo Steffen Jagenburg, avec l’autorisation de Fogo Island Arts.
6 Bruno Latour, « Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise », in AOC, 30.03.2020.
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www.aoc.media
et mesurant 6 mètres par 4. Face à l’océan, battant au vent, cette installation envoie le signal d’un événement à venir… Elle nous place dans une posture d’attente propre à irriguer l’imaginaire. Cette partition est ouverture, elle est elle-même. Elle s’adresse aux enjeux actuels de la vie contemporaine et à venir, à chacun de nous, tout autant qu’aux collectivités. Quel en-commun nous attend ? Et comment faire ? Nombre de penseurs analysent la pandémie qui sévit comme étant le résultat d’une endémie, propre à l’économie mondiale actuelle. Jürgen Habermas a été l’un des premiers à aborder cette question en signant Théorie sur l’agir communicationnel. Il y explique que la crise comme endémie est propre à l’État moderne et englobe des questions essentielles de démocratie et de culture. La question qui s’impose aujourd’hui n’est-elle pas plus autrement plus profonde que celle d’un enjeu de santé publique ? Poser des questions, s’interroger et replacer les usages du monde, c’est inventer ces gestes barrières tels que préconisés par Bruno Latour 6. Les gestes barrières peuvent-ils aussi être des gestes d’un nouveau genre qui réinventent notre relation au monde ? Sur l’île de Fogo, tout est prêt pour réexaminer notre relation au temps et à l’espace. Du simple geste du pêcheur qui se remet à la pêche à la ligne à main, en adoptant des pratiques durables, au visiteur qui arpente les sentiers rocailleux dans le périmètre de la côte, aux artistes qui s’autorisent une pause dans cet environnement radicalement différent de celui de leurs villes à ces entrepreneurs qui, comme Zita Cobb, tentent de contribuer au renouvellement de diverses formes d’économie comme le tourisme, l’industrie (meuble, pêche), la culture (en privilégiant des approches autres que le modèle institutionnel du musée ou de l’événement de masse, à revoir en profondeur dans le contexte du XXIe siècle). Voilà l’éthique dont la Fondation Fogo Island Arts peut se réclamer. En 1911, le physicien Guglielmo Marconi installa une de ses premières stations télégraphiques sur l’île. Une centaine d’années plus tard, l’île de Fogo transmet toujours des ondes. Théâtre sans fil, performatif s’il en est, Fogo émet des signaux qui résonnent à l’échelle de la planète, des ondes qui peuvent nous mettre sur la voie d’une réinscription durable de la vie dans le cosmos.
ÎLE DE FOGO • 429 millions d’années d’histoire géologique • Latitude 49 o 39' 58" N • 15 km au nord-est de la province de l’Atlantique Terre-Neuve-et-Labrador • Superficie de 254 km2, largeur 14 km, longueur 25 km • 2244 habitants répartis à travers 11 villages • Caribous, macareux, baleines, phoques, bancs de poissons (morues, saumons) • Icebergs entre avril et juin
• Distance : 1524 km de Montréal en 11 h 11 (avion, route et bateau), 1837 km de New York • Début de la pêche par les Européens vers 1500 • Ainsi nommée par des pêcheurs portugais attirés par la lumière de feux (fogo) allumés au loin • Colonisation par les Britanniques dès 1729 • Fogo Process : initié dans les années 1960 par le programme « Challenge for Change » de l’Office canadien du film, qui a utilisé le documentaire pour promouvoir la collaboration communautaire et le changement social.
• Création de la Fondation Shorefast en 2006 suite à la chute du commerce traditionnel des pêcheries de l’ île • Principales activités de Shorefast : Fogo Island Arts, nouvelle éthique de l’océan, géologie de pointe, résidences académiques, microcrédit, construction d’embarcations, architecture vernaculaire, géotourisme, partenariats de développement économique • Résidences offertes par la Fondation Fogo Island Arts depuis 2010 : 150 résidences, 15 en moyenne par an
www.nfb.ca/playlist/fogo-island
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L’art peut-il sauver le monde ? En 1976, Joseph Beuys, pourtant rarement en colère, déclarait : « Tous les artistes actuels sont des trous du c.., ils ne s’intéressent qu’au marché de l’art 1 ». Beuys, l’artiste du XXe siècle, avait une vision précise de la fonction de l’art. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas l’art, peu significatif, compris comme décoration ou art mural mais bien comme concept élargi. Beuys comprend par là le fait que chaque être humain est un créateur, un artiste, et que la totalité de la créativité humaine est à penser comme de l’art : celle-ci doit être libérée par le concept artistique anthropologique tandis que les vieux principes de liberté, égalité, fraternité doivent enfin être instaurés et la destruction de la nature freinée. Ces déclarations résonnent comme un manifeste qui déclencha une mobilisation politique dans le monde de l’art.
Par Stephan Müller
L’art doit agir politiquement dans le monde Beuys était en tant qu’artiste une star mondiale ; en Allemagne, il était un provocateur politique : d’abord comme professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf (jusqu’à ce qu’on le congédie parce qu’il ne voulait pas limiter le nombre de ses étudiants qui s’élevait à... 300 !) et puis plus tard comme activiste Fluxus et encore plus tard comme cofondateur du parti des Verts. Beuys travailla à un modèle économique alternatif pour remplacer autant les modèles capitalistes que communistes (« L’argent est malade ! »). À l’occasion de la DOCUMENTA 9, il organisa la plantation de 7000 chênes (7000 Eichen – Stadtverwaldung statt Stadtverwaltung, jeu de mots pour forêt urbaine plutôt qu’administration de la ville, ndt). Le credo de Beuys s’énonçait définitivement dans l’inscription politique de l’art dans le monde.
1 Ein Gespräsch – Una discussione, Joseph Beuys, Jannis Kounelllis, Anselm Kiefer, Enzo Cucchi, éd. Parkett, 1986 2 Dégâts de toiture (Dachschaden) est une expression de Beuys : il devenait fou à cause de ses douleurs à la tête et ces douleurs l’ont rendu productif en tant qu’artiste.
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C’est avec raison que j’ai été abattu pendant la guerre Dès 1941, Beuys était opérateur radio de la Luftwaffe. En 1944, son bombardier fut abattu en Crimée. Le pilote mourut sur le coup. Lui survécut, blessé, avec quelques « dégâts de toiture »2, comme il se plaira à le raconter plus tard. Le choc de cette expérience proche de la mort changea radicalement Beuys. Seul un choc personnel de cette ampleur, avec toutes ses conséquences, peut vraiment et durablement nous changer. De cette thèse – l’art peut se développer près un choc –, on pourrait tracer un parallèle avec l’art et les créations contemporaines au temps de la pandémie de coronavirus. Si nous ignorons encore quelles œuvres en résulteront, nous savons déjà que « l’art décoration murale » aura perdu toute sa valeur. L’« embellissement » propre à nombre d’artistes décoratifs aura raté son rendez-vous avec notre temps, tout comme certaines croyances néolibérales qui seront mises dans le tas de déchets de l’histoire. Le meilleur du présent est que tout ou presque doit être mesuré et construit à nouveau, tant le virus a aiguisé une prédisposition à l’innovation. Un retour à la normale est impensable, précisément parce que les gens le désirent. L’exigence envers l’art du futur, l’art post-corona, sera différente qu’il y a 50 ans. Il ne suffira plus de « peindre les navires qui chavirent » (Brecht), l’art devra s’engager plus avant, à l’image de Joseph Beuys ou de Thomas Hirschhorn (Be an outsider !), de celle de Tania Bruguera (The Art of Social Change), de Santiago Sierra (Et les droits humains ?) et des autres, ces artistes qui combinent une compréhension politique avec un processus de transformation artistique : ils métamorphosent la perception politique dans un artefact de provocation.
Stephan Müller est metteur en scène d’opéra et de théâtre. Il a codirigé le Theater am Neumarkt à Zurich, a été metteur en scène et dramaturge au Burgtheater à Vienne et a travaillé ailleurs en Europe, aux États-Unis et en Chine. Il est actuellement conseiller artistique du Grand Théâtre et professeur émérite de la ZHdK (Performing Arts).
Aussi Beuys rassemblait deux tendances dans son travail, d’un côté le factuel (tout ce qui relève des faits) et de l’autre, le fictif (tout ce qui relève de l’imagination). Du dialogue de ces aspects sont nés son enseignement, ses œuvres et ses actions politiques. Dans certaines formes d’art actuel, ce caractère bicéphale des œuvres se dissout dans un kitsch pseudo-factuel. Un exemple : en 2017 à Prague, Ai Weiwei présenta son installation Law of the Journey, un bateau pneumatique long de presque 70 mètres avec plus de 300 passagers, figures elles aussi en caoutchouc, illustrant le drame de la migration. Eh bien, cette réalité, cette crase entre art et monde, prend d’autant leur sens que la pièce où est présentée l’installation était entre 1939 et 1941 le lieu de rassemblement des Juifs pragois avant leur déportation vers le camp de Theresienstadt. Est-ce que la stratégie d’agrémenter un travail artistique avec des ingrédients « réels », et ce avec les meilleures intentions du monde, ne relève-telle pas plus du management que de l’acte créatif en tant que tel ? Il est probable que les dispositifs du marché de l’art et des artistes se transforment après la crise du Coronavirus. Il se peut que l’art reprenne à nouveau le dessus en devenant une force de dressage d’un changement essentiel du monde, au-delà du tohu-bohu des intérêts économiques. Alors, on se retrouverait à nouveau chez Beuys et dans le monde de ses idées, où chaque forme, chaque figure est habitée par un devoir de transformation : transformer ce qui est en une forme d’organisation qui provoquerait moins de dégâts et de souffrances dans le monde. Si les gens font progressivement usage du catalogue de leur créativité, alors le monde qui s’était fané pourra à nouveau se redresser.
Rendez-vous
Au Grand Théâtre de Genève Si l’évolution de la situation le permet, un débat sera organisé en juin gtg.ch 17
Reportage
littéraire 4/4
Par Max Lobe
LA CHAPELLE NOTRE-DAME DE LA FRATERNITÉ
Il était une fois dans une vallée lointaine, un homme qui s’appelait Franz ; et cet homme avait quitté toute sa métairie pour se consacrer entièrement à la chose divine. Avec son épouse Regula, il vivait retiré dans une petite cabane en bois ranci. 18
Max Lobe est né au Cameroun. Il est l’auteur de Loin de Douala (2018) ou de la La Trinité bantoue (2014). La plupart de ses ouvrages sont parus aux éditions Zoé. Cette saison, il explore en quatre épisodes les coulisses du Grand Théâtre. Ce troisième reportage nous conduit au 8, avenuelle Sainte-Clotilde, siège du Père Balthazar, le plus grand costumier que la Seigneurie n’ait jamais connu.
Les ateliers de construction de décors dans le bâtiment Michel-Simon, quasi abandonné pendant deux mois, en raison du semi-confinement.
Un soir de beau printemps, alors que Regula était encore endormie, Franz eut un songe. Dans une vocalise fleurie que seuls les frères ayant fait le choix du dénuement pouvaient décoder, Malaïka la messagère lui dit : « Ô frère Franz Holz ! Le Très-Haut m’envoie te dire qu’Il te fait don du talent de polir le bois. » Le vieil homme dit, les yeux ahuris : « Mais… mais je suis qu’un pauvr’ fermier, moi. Pas un menuisier. » Dans son regard, une lueur de surprise mais aussi la reconnaissance que Le Tout-Puissant l’ait choisi, lui. Malaïka, une mouette rose dressée à délivrer les messages de l’Au-delà lui répondit : « Mon Maître mobilisera toutes Ses plus belles créatures, les ailées, les bipèdes, les quatre-pattes et autres écaillés des eaux et des volcans. Toutes se joindront à toi, dans ton atelier, à l’autre bout de la vallée. Elles t’assisteront. Elles te fortifieront afin que tu puisses réaliser la charpente du transept de notre chapelle. » La mouette battit des ailes pour s’éloigner du songe dans lequel elle était apparue. Puis, elle rebroussa chemin comme si elle avait omis de transmettre une part importante du message. Elle ajouta : « La chapelle s’appellera Notre-Dame de la Fraternité. Là s’élèvera le chœur de tous les vivants dans une opérette à la gloire du Seigneur. » Franz sortit du lit. S’appliquant à faire le moins de bruit possible, il enfila des pantalons taillés dans un tissu épais et une blouse dont le blanc avait perdu son éclat d’antan. Par-dessus tout, il endossa une tunique à cape grise semblable en tout point à une bure de dévot. Avant de fermer derrière lui la porte de la petite cabane en bois ranci, il posa un regard tendre sur sa Regula ; elle avait les mains croisées sur la poitrine à la manière de celle qui espère une fin paisible dans son sommeil. Ce soir-là, Franz marcha sans cesse. Son bâton pastoral à la main, il avançait à la vitesse d’une tortue à trois pattes. La bise soufflait et, de temps en temps, il remettait sa cape en place. Comme les Rois mages aiguillonnés par l’étoile les menant jusqu’à la crèche du Christ, le vieillard suivit la lumière des libellules joyeuses et le grondement silencieux des grillons. Là-haut, sur la partie rocheuse de la vallée, il vit soudain une case semblable à la cabane où il vivait. C’était l’atelier. Une fois à l’intérieur, Franz fut ébloui par la beauté de la machine à bois qui trônait au milieu de la pièce. Il se débarrassa de la corde à trois nœuds qui ceignait sa taille et sans laquelle il ne pouvait plus envisager de sortir, même pas en pleine nuit quand tous les villageois de la vallée sont en train de dorloter sous leur coussin de plumes d’oie, des rêves peuplés de couleurs et de parfums agréables. Son monocle coincé dans le creux de son œil droit, oncle Franz déroula la carte qui se trouvait sur le plan de travail en acier suspendu dans l’espace, à la hauteur de sa taille. La carte montrait le plan d’une chapelle à construire, exactement comme Malaïka le lui avait dit en songe. C’était un édifice avec un axe principal traversant et jouxté d’un angle qui faisait penser à une sorte de baptistère où l’on vient brûler des bâtonnets de cierges afin d’effacer ses péchés et renouveler ses vœux de chasteté. Le dos voûté et auréolé d’une intuition surnaturelle, le vieil homme vérifia toutes les fonctions de sa machine à bois : l’inclinaison du guide de rabotage, le gabarit, la largeur de la surface de travail, les quatre monte-baisse ainsi que l’affût de la lame. Tout était OK. Alors il prit une latte dans le tas de bois qui traînait dans un angle mort de la pièce, là où la lumière des libellules ne parvenait pas.
Sans plus tarder, il appuya sur un bouton et enclencha la machine. 19
REP O RTAGE LITTÉRAIRE 4/4
Vibrant de tout son corps à cause de l’appareil à couper, frère Holz commença par dégauchir le bois. Le système d’aspiration avalait des bribes de copeaux comme un oisillon de merle qui, le gosier béant, ingurgite des miettes d’insectes. Cui-cui ! Toc-toc ! Il rabota encore et encore. À chaque fois, il prenait le temps de scruter son œuvre, le monocle toujours coincé dans le creux de son œil droit. Il tournait et retournait la latte, la toute première ; celle qui servirait de liteau à sa charpente. Un, deux, trois, quatre… et les barres de liteaux s’accumulèrent, les unes délicatement posées au-dessus des autres. Comme un artisan mû par la seule et noble volonté de bien faire, de toujours mieux faire, même à la perfection, il contrôlait les dimensions des morceaux de bois. Bientôt, une multitude de perles de sueur se mirent à rouler de son crâne chauve. Elles s’infiltrèrent jusque dans les moindres sillons des rides qui témoignaient avec éloquence de son âge avancé. Son menton couvert d’une barbe broussailleuse et tout aussi blanche que sa blouse servait de filtre duquel, goutte après goutte, sa sueur s’échappait pour s’éclater sur son plan de travail. Les liteaux, les échantignolles et autres liens de faîtage prêts, frère Holz trempa une plume de paon dans le petit réservoir d’encre à même la table aérienne et inscrivit sur les côtés : « Charpente Opérette de la Fraternité, 10 pouces, numéro 17, côté cour ». Ou encore : « Charpente Opérette de la Fraternité, 22 pouces, numéro 13, côté coulisse ».
Toujours dans le tas de bois, oncle Franz se servit d’autres lattes. Cette fois-ci, ce devait être les arbalétriers. Oui, c’est ça, des arbalétriers qui donneront l’aspect conique à sa toiture. Mais, lorsqu’il glissa le premier arbalétrier dans la machine, celleci ne produisit d’abord aucun grondement ; comme si elle était soudainement dotée d’un revêtement anti-bruit. Puis, à nouveau du bruit. Toutefois, les vibrations qui la seconde d’avant secouaient le corps du vieillard – en réalité, un tas d’os emballé dans un tissu de peau fripée – se transformèrent en une louange gaie. Les battants de la petite fenêtre-lucarne cédèrent. Des rossignols, des hirondelles, des étourneaux et autre coucous, lestes et fort élégants dans leurs plus beaux apparats de plumes aux reflets azur et émeraude, envahirent l’atelier. Puis, ce fut une apparition du Christ, le bébé, les joues roses, endormi dans sa crèche. Franz s’écria : « Très-Haut, Tout-Puissant et Bon Seigneur, à Toi louange, gloire et honneur ! » Les oiseaux, les anges, les chastes, les dévots et tous les modestes de la vallée rocheuse et d’ailleurs se retrouvèrent là, dansant autour de lui. À mesure que ces créatures du visible et de l’invisible dansaient, une, deux, puis encore une, deux, inlassablement, joyeusement, avec une grâce qu’on ne peut qualifier autrement que de divine, une fine poussière de copeaux s’éleva comme un nuage de bonheur. Le tout formait une si mélodieuse, une si harmonieuse ode que frère Holz redoubla aussitôt d’efforts, ignorant la douleur quelquefois perçante de ses doigts noueux.
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Dans l’antre des ateliers de décors quasi-ababonnés de Michel Simon.
Signora Poveretta, une colombe-cigogne rondouillette et écarlate, connue de tous dans la vallée pour son obéissance indéfectible au Tout-Puissant, vint lui prendre la main. Elle le fit virevolter dans un mouvement doux et rapide, telle une toupie. Oh que cela lui rappela la belle époque où, dans la métairie chauffée aux rondeaux de sapins parfumés, il dansait de douces ballades avec sa Regula blottie contre lui, le nez dans son aisselle. « Le Très-Haut m’envoie… » Ce message lui fit gagner en vigueur. Il n’eut cesse de passer la main sur les bords et rebords de chaque morceau de bois. À l’aide d’un petit rabot rudimentaire, il rectifia les angles, les abouts de ce qui allait lui servir de poinçon pour relier l’entrait et le chevron de la charpente. « Voilà ! » s’écria-t-il. Son ouvrage était prêt. Les êtres invisibles qui l’avaient fortifié dans sa tâche s’éclipsèrent. Il siffla pour appeler Malaïka ; il avait un message pour l’Éternel. Mais, à la place de la mouette messagère divine, apparut sa vieille petite Regula. Elle lui dit : « Oh Franz ! Réveille-toi donc ! Il est temps d’aller nourrir les poules ! ... also Franz ! »
Visite
d’atelier
Par Roxana Azimi
Alors que trois milliards d’humains ont dû expérimenter de nouvelles manières de vivre, jonglant entre la peur du quotidien et l’angoisse du lendemain, il est une population qui connaît l’épreuve – et parfois la vertu – du confinement : les artistes.
UNE USINE À RÊVES, UN LIEU DE COMBAT
ADEL ABDESSEMED Portrait de l’artiste dans son atelier. Photo G. Bensimon © Adel Abdessemed
Journaliste, Roxana Azimi collabore au Monde et à M, le magazine. Après avoir co-fondé en 2011 Le Quotidien de l’Art, elle en a conçu en 2018 son nouvel Hebdo dont elle est désormais la conseillère éditoriale. Elle est l’auteure du Guide Hazan de l’Art contemporain, paru en 2018, et de La Folie de l’Art brut (éditions Séguier, 2014).
Vue de l’atelier d’Adel Abdessemed à Paris © Adel Abdessemed
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Le quotidien d’Adel Abdessemed, 49 ans, qui a conçu la mise en scène de l’opéra Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen pour le Grand Théâtre de Genève, n’a guère changé depuis que les Français ont eu l’obligation de rester chez eux. L’isolement forcé n’a pas davantage altéré le tempérament de l’artiste français d’origine berbère, toujours alerte, inquiet et combatif. Il reste le sismographe des tensions du monde, dont il aime pointer la violence et les paradoxes dans des dessins, installations et sculptures parfois choc, qui ne laissent jamais indifférent. Habitué à la controverse comme à la censure, le plasticien aimé des écrivains a toujours joué avec les balles et les bombes, ciblant puissants et autocrates, qu’ils soient politiques, religieux ou médiatiques.
Saint François d’Assise, 2019 Fusain sur papier, 184 x 130 cm © Adel Abdessemed
S’il a le verbe haut, c’est pourtant d’une voix douce qu’Adel Abdessemed s’exprime aujourd’hui depuis l’atelier parisien où il s’est établi avec femme et enfants voilà dix ans, à un jet de pierre du canal Saint-Martin. « Mon atelier, ce n’est pas celui de Giacometti, une chaise et son modèle », prévient le maître des lieux. Au rez-de-chaussée, c’est le capharnaüm – un « fatras organisé », rectifiet-il. Partout des maquettes, des esquisses, dessins et des photos. Abdessemed mène plusieurs chantiers à la fois, qu’il abandonne, reprend et achève selon ses humeurs ou priorités du moment. Certaines œuvres sont déjà connues, comme ce grand dessin du Christ en croix d’Issenheim qui a servi de matrice à Décor, un ensemble de quatre Christ en barbelés exposé à Colmar en 2012. D’autres sont inédites, tel cet immense Cocorico painting, façonné par les artisans de son atelier de Fès à partir de boîtes de conserve alimentaire et de boîtes de produits toxiques. Dans le bureau tapissé de livres, qui jouxte l’espace de travail, l’artiste a l’habitude de se lover dans un canapé pour méditer, écouter de la musique, lire. Entre les livres et les dossiers, on découvre une croix et çà et là une collection d’émaux de Limoges. « Je ne suis pas croyant, je collectionne les choses en tant qu’images et non comme des talismans », précise-t-il. C’est dans ce bureau aussi qu’il reçoit ses invités, régalés généralement d’une assiette de pata negra et de rasades de grands vins. L’imaginaire d’Abdessemed a besoin de la vie, des petits détails du quotidien, de sa femme Julie, du joyeux bazar de leurs cinq enfants. Aussi les espaces de travail et de vie s’interpénètrent-ils toujours ici, comme c’était déjà le cas autrefois dans l’atelier de la rue Lemercier, dans le 17e arrondissement. « C’est essentiel, insiste-t-il. J’aime la liberté de passer d’un monde à l’autre, de mêler les deux, d’ouvrir une bouteille ou de me faire un café, d’écouter la radio, de faire le petit-déjeuner des enfants et de dessiner. » Cette connexion au réel est si capitale qu’il préféra, alors en résidence à New York, abandonner le grand atelier mis à sa disposition près du New Museum, pour œuvrer depuis la table de sa cuisine. « Je n’aime pas trop perdre mon temps, prendre un scooter pour aller travailler comme d’autres pointent à l’usine », justifie-t-il. Son atelier, Abdessemed le décrit comme une « grotte et une usine à rêve ». C’est là où il se retrouve et se ressource, où il se replie et se déploie dès son réveil à 4 heures du matin. C’est aussi le ring où se cognent ses doutes et certitudes. « L’atelier, c’est un lieu de combat, où je m’acharne, c’est une obsession positive », insiste-t-il, rappelant qu’il ne travaille pas sur commande ou invitation, mais en continu. Ainsi a-t-il réalisé plus de 300 œuvres corrélées à aucune exposition de toute exposition et qu’il n’a pas encore montrées. Chez Abdessemed, tout commence par un rêve persistant ou une pensée fugace, une note punaisée au mur ou une citation surlignée dans un livre. « Je voyage dans l’art, dans la vie des hommes et quelque chose me frappe », explique-t-il. Deux échelles et deux rythmes se confondent dès lors dans son travail. Celle de l’intime et du spontané, comme lorsqu’il réalise une performance en bas de chez lui, ou qu’il dessine d’un trait de fusain aussi rapide que précis. Et celle de la gestation longue. Comme l’opéra en trois actes Saint François d’Assise, dont on découvre au mur des simulations de costumes imaginés à partir de djellabas marocaines. « J’ai hésité avant d’accepter cette mise en scène, je ne connaissais rien à la théâtralité de l’opéra », confie-t-il. Il écoute une première fois l’opéra de quatre heures d’une traite : « Je n’ai rien compris ». Mais Abdessemed ne s’avoue pas vaincu. Il a depuis réécouté l’opéra à plusieurs reprises, s’est imprégné de la partition de Messiaen. Et on le devine, il s’est finalement senti en fraternité avec ce saint, aussi radical qu’orgueilleux.
« L’atelier, c’est un lieu de combat, où je m’acharne, c’est une obsession positive »
Vue de l’atelier d’Adel Abdessemed © Adel Abdessemed
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DOS
SI ER ART TOTA L
Ways of Seeing Opera Par Denise Wendel-Poray
Adolphe Appia, « Cour du château de Kareol », dessin pour l’acte III, Tristan et Iseult, Richard Wagner, 1923, La Scala, Milan. Crayon, fusain et craie blanche sur papier, 48.1 x 62.1 cm. Fondation SAPA, Berne. Appia 12 a. (fragment) 24
En résonance avec le Gesamtkunstwerk, art total wagnérien, de nombreux plasticiens tels que David Hockney, Robert Indiana, Marina Abramovic, Jannis Kounellis, et des plus jeunes comme Clément Cogitore ou Adel Abdessemed, ont signé des mises en scènes et des décors pour l’opéra. L’écrivaine, journaliste et commissaire d’exposition Denise Wendel-Poray trace une chronologie de 60 ans de productions et explore comment ces artistes ont bouleversé la scène opératique tout en y trouvant un nouveau terrain d’expérimentation pour l’art contemporain.
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ov a, 19 63 Un Os ba ka llo r K in ok ma os s ch che ka ra ,M G ag . V gi erd o M i, us 19 ic 6 al Th 6 e, Flo Ro e M o re b Pe er th nc e e M lléa t Ind r o ag s f gi et iana Us A o M , l M us élis Min l V. T ic an ne h al e, de C apo oms Flo on li . , re De s nc bu e ss y, Pr 19 im 6 Le 7 o Co Do Rin nt g n i, La Gi R. Flû ov W te an agn en ni e ch W.A r, Fr it an . té Mo z W o e, z W art trub .A ,H . M en a, S 19 oz ry taa ar Mo ts Th 75 t, e M ore ope Da R ar r vid ake c C , Sp Be Ho ’s P ha olet rlin r ck og ga o ne re ll, M y, ss et Gl ,N yn I. St r ew de av bo in Yo ur sky rk ne ,
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Adolphe Appia, « Forêt près de la salle du Graal », dessin d’un projet non réalisé pour l’acte I, scène 1, Parsifal, Richard Wagner, 1896. Crayon, fusain et craie blanche sur papier, 47.7 x 62.3 cm. Fondation SAPA, Berne. Appia 6 a.
Le principe du Gesamtkunstwerk de Richard Wagner est souvent perçu comme une injonction aux artistes plasticiens de s’impliquer dans la mise en scène de l’opéra. En effet, dans L’Art et la révolution et dans L’Œuvre d’art du futur (1849), le compositeur évoquait une œuvre musicale, poétique et visuelle idéale qui unifierait toutes les formes d’art au travers du théâtre. Très déçu du résultat scénique du cycle du Ring des Nibelungen qui inaugura son Festspielhaus à Bayreuth en 1876, Wagner jura de ne présenter son nouvel opéra Parsifal qu’en version concertante tant qu’il n’aurait pas trouvé un « véritable artiste » comme scénographe. Il approcha le peintre suisse Arnold Böcklin ainsi que le peintre viennois Hans Makart, sans succès. Enfin, en janvier 1880, il fit la connaissance du jeune peintre russe Paul von Joukowsky et l’engagea aussitôt pour créer la scénographie de Parsifal, dont la première eut lieu en juillet 1882. Wagner, qui contrôla chaque détail du décor et de la mise en scène à partir des dessins de Joukovsky, aura enfin vu son œuvre représentée, sinon selon son idéal du Gesamtkunstwerk, au moins avec une approche visuelle ambitieuse. Il mourra un an plus tard. Cependant, le paradigme du Gesamtkunstwerk trouvera rapidement des détracteurs acharnés, à commencer par le théoricien du théâtre Adolphe Appia, qui à l’âge de 20 ans assista à la première de Parsifal à Bayreuth. Sa déception fut grande devant une mise en scène qui selon lui n’était rien d’autre qu’une « série de mauvais tableaux et décors en carton-pâte ». Fortement désabusé, il initia une vaste réforme de l’art de la mise en scène, où la lumière, l’espace et le corps humain étaient les seuls composants vraiment essentiels. Appia deviendra une référence pour ses contemporains, tels que Alfred Roller, Mariano Fortuny et Edward Gordon Craig, ainsi que pour les générations à venir, de Wieland Wagner à Robert Wilson. Appia écrira en 1922 que le terme Gesamtkunstwerk avait été « un aphorisme très risqué, qui nous a conduit à l’erreur et continue de le faire ». Également dans les années 20, Bertolt Brecht s’insurgea contre l’idée du Gesamtkunstwerk avec son principe de Verfremdungseffekt (effet de distanciation), où le public ne doit pas entrer dans un monde illusoire, mais au contraire être constamment lucide afin d’aiguiser sa capacité de jugement. Pour autant, la radicalité et la modernité de Wagner ne se limitaient pas à ses idées sur la mise en scène et son pouvoir illusoire sur le spectateur. En réalité, sa conviction profonde était que l’expérience du Gesamtkunstwerk ne devait procurer à l’individu rien de moins qu’une expérience transformatrice et transcendante — l’art ayant de ce fait le pouvoir de changer le sort de l’humanité. Le célèbre commissaire suisse Harald Szeemann a également souligné cet aspect utopique du Gesamtkunstwerk wagnérien. Dans une vaste exposition, Der Hang zum Gesamtkunstwerk, qui ouvrit ses portes à Zurich le 13 février 1983, jour du centenaire de la mort de Wagner, il proposa une exploration des utopies européennes, du Phalanstère de Charles Fourier au Vittoriale degli Italiani de Gabriele D’Annunzio, en passant par le Théâtre des Orgies et des Mystères de Hermann Nitsch.
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DO SSIER ART TOTAL
Denise Wendel-Poray est écrivain, journaliste et commissaire d’exposition canadienne. Diplômée des universités de McGill et de Yale, elle est l’auteur d’essais et livres sur les relations entre art, théâtre et musique, dont Painting The Stage : Artists as Stage Designers, Skira, 2019). En tant que commissaire, elle a collaboré avec des artistes tels que Howard Hodgkin, William Kentridge ou Hermann Nitsch. Elle écrit pour Opera Canada Magazine, ArtPress, Le Quotidien de l’Art et le Wiener Kurier.
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Daniel Kramer met en scène Turandot au GTG en septembre 2020.
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War Requiem de Benjamin Britten, mise en scène Daniel Kramer, décors Wolfgang Tillmans, English National Opera, Londres, 2018. photo © Richard Hubert Smith
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Les Synesthètes Sans que leur but ultime soit de créer un Gesamtkunstwerk au sens wagnérien du terme, les artistes peuvent intervenir comme scénographes, en abordant l’œuvre lyrique de différentes manières par le moyen de leurs techniques et pratiques artistiques. Membre fondateur de l’actionnisme viennois, Hermann Nitsch mettra plusieurs opéras en scène, à commencer par Hérodiade de Jules Massenet en 1995 au Staatsoper de Vienne. Sa scénographie semble répéter une liturgie sacrée prédéfinie, impliquant des processions en robe avec les participants brandissant des emblèmes maçonniques ; nous assistons à des crucifixions symboliques, des sacrifices d’animaux et à de la consommation de sang. Comme dans son Théâtre des Orgies et des Mystères, la scène devient une vaste fête rituelle dépendant du réel, sensorielle et corporelle, pour atteindre la catharsis. Ainsi, selon Frank Grassner, le Gesamtkunstwerk selon Nitsch est destiné à perturber les réponses conditionnées du public, à briser leurs manières habituelles de savourer, sentir, voir et entendre. Nitsch les amène à la frontière d’une expérience « synesthésique » — une perception sensorielle (ouïe, odorat) accompagnée d’une perception relevant d’une autre modalité (vision, toucher). Également synesthètes, Neo Rauch, peintre figuratif de la Nouvelle école de Leipzig, et Rosa Loy, peintre et illustratrice, ont travaillé six ans à la préparation de leur décor pour Lohengrin au Festival de Bayreuth en 2018. Pendant cette période, ils ont constamment écouté les enregistrements de Lohengrin, dont la tonalité principale (La majeur) a provoqué chez eux la vision de la couleur bleue – d’ailleurs, Friedrich Nietzsche ne trouvait-il pas aussi que le bleu était la couleur de Lohengrin, tandis que Kandinsky le voyait en jaune ? Le bleu est alors devenu la couleur dominante de leur décor peint réaliste et de leurs paysages nocturnes.
Les Illustrateurs
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Lohengrin de Richard Wagner, mise en scène Yuval Sharon, décors et costumes Neo Rauch et Rosa Loy, Bayreuther Festspiele, 2018. photo © Enrico Nawrath / Bildarchiv Bayreuther Festspiele
Les décors de Rauch et Loy rappellent ceux des artistes scénographes du début du XXe siècle, principalement des peintres, qui produisirent des paysages et décors réalistes, dont la qualité picturale était très supérieure à la norme des décorateurs de théâtre de l’époque. Dans les années 20, Ludwig Sievert créa des décors expressionnistes pour des opéras tels que Die tote Stadt de Korngold (1921) et Mörder, Hoffnung der Frauen (1921) de Hindemith. Emil Preetorius, spécialiste des miniatures persanes, principal scénographe du Festival de Bayreuth pendant la période nazie, illustra fidèlement et avec minutie le narratif officiel des drames wagnériens. Avec sa scénographie du War Requiem de Benjamin Britten en novembre 2018 au English National Opera de Londres, le photographe Wolfgang Tillmans parvint à un tout autre niveau d’illustration. En ouverture du mouvement Requiem Aeternam, la projection des images horrifiantes
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des blessés, des mutilés, des exécutions, de la misère et des affiches de propagande, tirées du livre d’Ernst Friedrich, Guerre à la Guerre (1925), dénonce l’atrocité de La Grande Guerre. Pendant que l’oratorio d’une heure trente se déroule, le décor de Tillmans évolue vers l’abstraction : un cloudscape qui dure 6 minutes, puis à la fin un objet métallique massif et des morceaux de débris remplissent le centre de la scène. Le public passe au fur et à mesure du rôle de spectateur choqué par une réalité historique insupportable, à une réflexion sur le pouvoir de l’image dans nos vies contemporaines.
Fosse – un opéra dans un parking, de Christian Boltanski, Jean Kalman, Franck Krawczyk, œuvre pour soprano, violoncelle solo, chœur, 12 violoncelles, 6 pianos, percussions et guitares électriques, commande de l’Opéra Comique, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2020. photo DR Stefan Brion
Les Iconoclastes
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Les petits-fils de Wagner, Wieland et Wolfgang, reprirent les rênes du Festival de leur mère Winifred, nazie impénitente, et ouvrirent une nouvelle ère dès sa réouverture en 1951 avec le Parsifal « laïque » de Wieland. Metteur en scène et artiste de génie, il sera traité d’iconoclaste par les uns, d’homme de théâtre visionnaire du XXe siècle par les autres. Après sa mort précoce en 1966, Wolfgang se chargea de toutes les mises en scène de Parsifal au Festival jusqu’en 2001, à l’exception de la version marxiste du régisseur est-allemand Götz Friedrich pour marquer le centenaire de Parsifal en 1982. C’est dans cette lignée presque ininterrompue de productions conventionnelles que l’artiste et cinéaste Christoph Schlingensief fit irruption au Festival de Bayreuth en 2004. Son Parsifal, qui mettait l’accent sur les cultures musulmane et namibienne, mobilisant des objets et des créatures totémiques empruntés aux rituels vaudous, pousseront le public jusqu’à l’émeute. À la différence de Friedrich, Schlingensief n’avait aucun programme politique particulier, ni ne voulait-il proférer une morale. Au contraire, il était comme dit Alexander Kluge « intéressé par le développement d’images complexes en palimpseste qui incitent le public à penser par lui-même et à aborder le sujet sous des angles multiples ». Schlingensief a décrit ce rôle actif du public comme un mode d’engagement exploratoire voire une « provocation de soi ». Le plasticien et régisseur Romeo Castellucci interpelle également son public, mais avec d’autres procédés tels que la déconstruction d’œuvres lyriques bien connues par l’irruption de scènes importées. Par exemple, dans sa Flûte enchantée à la Monnaie de Bruxelles en 2018, la seconde partie s’ouvre sur la salle commune d’un asile, où cinq femmes aveugles et cinq hommes aux corps brûlés témoignent de leur expérience tragique, vraie, vécue, créant ainsi une empathie extrême avec le public ; l’épreuve du feu de Tamino, qui suivra l’intervention des victimes, prend une intensité inhabituelle.
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La Flûte enchantée, Acte I, de W.A. Mozart, mise en scène Romeo Castellucci, Théâtre de La Monnaie, Bruxelles, 2018. photo © B.Uhlig / De Munt La Monnaie
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Parsifal de Richard Wagner, décor et mise en scène Christoph Schlingensief, Bayreuther Festspiele, 2005. photo © Jochen Quast / Bildarchiv Bayreuther Festspiele
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L’irruption du réel dans les spectacles de Castellucci rajoute de l’imprévisible et de l’anxiété. Comme avec Artaud, tout doit être risqué, sur le fil du couteau ; sinon, comme le dit Artaud, ce n’est pas du théâtre.
Les Réinventeurs Après des productions d’opéras classiques acclamées mondialement (La Flûte enchantée (2005), Le Nez (2010), Lulu (2015), Wozzeck (2017) ), William Kentridge créa des œuvres qui enfreignent toutes les règles conventionnelles de l’opéra, avec des œuvres multimédias combinant ses dessins animés inimitables avec les textes, le chant, la danse et des instruments non conventionnels. Ces œuvres, Refuse the Hour (2013), Paper Music (2014) et The Head and the Load (2018), célèbrent la désobéissance de par leur forme et leur contenu et portent un message politique fort. Avec l’éclairagiste Jean Kalman et le compositeur Franck Krawczyk, Christian Boltanski créa en janvier 2020 le spectacle/opéra Fosse pour l’Opéra Comique « hors les murs ». Il eut lieu dans un parking du Centre Pompidou, et ne répond à aucune des règles de l’opéra, avec seulement trois principes : « L’espace donné constitue la base du livret ; le spectacle n’a ni début ni fin (on peut entrer et sortir à n’importe quel moment) ; le spectateur n’est pas placé devant mais déambule au cœur même de l’espace scénique. » L’artiste se réclame d’avoir créé une œuvre d’art totale. Preuve que la notion de Wagner a suscité de multiples réponses et est en mutation constante. Ce qui apparaît clairement, c’est que l’intérêt des artistes pour l’opéra a profondément bouleversé, et de manière positive, le genre de l’opéra en y ouvrant largement le champ visuel, et en y suscitant de nouvelles possibilités dramaturgiques. En insistant sur l’importance du visuel dans le théâtre, sur notre acuité sensible et notre faculté de « vision », Romeo Castellucci conclut : « Le théâtre est l’occasion de penser à voir, de voir à voir, de prendre conscience de la signification profonde de ce que signifie [...] être spectateur aujourd’hui ».
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William Kentridge, dessin pour Lulu, 2013, encre de Chine sur pages trouvées du Shorter Oxford English Dictionary, 49 x 34 cm, © William Kentridge
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OperaLab.ch Hypothèse, expérience, observation, test… le Grand Théâtre s’essaie à la pratique de laboratoire, avec OperaLab.ch, un projet inédit, interdisciplinaire et interinstitutionnel avec un même objectif : réinventer l’opéra. Théâtre, danse, chant, mise en scène, design sont les composants d’une formule artistique encore à trouver. Protocole d’introduction de ce projet de recherche fondamentale.
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Par Olivier Gurtner
Les représentants des institutions partenaires et les tuteurs du projet, au moment de son lancement en octobre 2019.
À l’hémisphère gauche, la rigueur, le calcul, les schémas, la logique. À l’hémisphère droit, les émotions, les ressentis, les tripes. Et pourtant, entre la science et l’art, un point commun : l’expérimentation, le risque, la tentative, source(s) d’échec et de succès. Avec OperaLab.ch, un projet inédit en Suisse romande recrute une nouvelle équipe de scientifiques artistiques. Einstein n’a-t-il pas écrit : « Je suis suffisamment artiste pour me servir librement de mon imagination… Les connaissances sont limitées. L’imagination, elle, peut entourer le monde entier. » Quinze artistes investissent le Flux Laboratory avec la création scénique d’un opéra pour projet d’expérience et ont 8 mois pour y parvenir. L’équipe de recherche réunit des anciens des institutions romandes qui sont chanteurs (Anthony Rivera, Iga Caban, Marie Hamard, Raphaël Hardmeyer), danseurs (Élie Autin, Marius Barthaux, Mélissa Guex), performeurs (Estelle Bridet, Lara Khabatti), auteur (Pablo Jakob), metteur en scène (François Renou), compositeur (Leonardo Marino), scénographe (Claire Van Lubeek), designer d’interaction (Yann Longchamp) et de mode (Clémentine Küng). Rendez-vous à la rentrée 2020 pour découvrir dans les 1200 m2 du CUBE de la Haute École d’art et de design (HEAD) leurs conclusions : trois soirées de représentation.
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« Dès le départ, on a voulu mettre toutes les disciplines au même niveau, et sans préséance entre créateurs et interprètes » À égalité, sans hiérarchie
Images des premiers moments de préparation
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Le schéma d’opéra est souvent implacable : une belle histoire, un compositeur qui s’y intéresse, un librettiste qui l’accompagne. Le tout écrit, on passe au metteur en scène, désormais flanqué de son dramaturge qui distillent leur science aux chanteurs, choristes et parfois chef d’orchestre. Rien de tel dans OperaLab.ch : « Dès le départ, on a voulu mettre toutes les disciplines au même niveau, et sans préséance entre créateurs et interprètes, explique Tania Rutigliani, coordinatrice, ce qui donne une réelle originalité au projet. » Une équipe de scientifiques comme de joyeux drilles ? « Ils se sont trouvés assez vite sur la même longueur d’onde, dans une sorte de consensus instinctif », se réjouit l’accompagnatrice du projet, qui insiste également sur la rencontre humaine, les échanges rapidement installés par des ateliers concrets et corporels plutôt que d’interminables brainstormings. En guise de comité scientifique, quatre tuteurs accompagnent les créateurs : le conseiller artistique et dramaturge Stephan Müller (notamment passé par le Burgtheater de Vienne), le compositeur suisse Beat Furrer, la dramaturge de La Comédie Arielle Meyer McLeod et le metteur en scène David Herman. Ils ont été rassemblés par les institutions partenaires du projet, à savoir la Manufacture, la Haute école d’art et de design (HEAD), la Haute École de Musique (HEM), le Grand Théâtre (GTG), l’institut littéraire de Bienne et La Comédie, qui ont reçu l’appui de la Fondation Nestlé pour l’art, Pro Helvetia, la Fondation Leenaards, Madame Floriel-Destezet, le réseau HES-SO et la Loterie Romande. Essais cliniques et plaisirs artistiques « Dans le monde de l’opéra on connaît souvent peu le métier de l’autre, on allait à tâtons » détaille Tania Rutigliani. Les jeunes créateurs cherchent donc, tentent, essaient pour dire comment ils voient l’avenir de la scène et exprimer les idées de la nouvelle génération. Leurs outils aussi : « Nous avons développé très tôt les outils à distance, donc ça nous a sauvé la mise au moment du coronavirus et du semi-confinement, notamment pour les lectures de scène et les sessions de télétravail » se réjouit la coordinatrice. L’œuvre lyrique contemporaine en création évoque le soleil, et sa disparition annoncée. Et l’impérieuse nécessité d’une cérémonie pour lui dire adieu. Dans cette cérémonie entre requiem et oratorio, la ronde des créateurs fera résonner cette disparition avec les cinq étapes du deuil (selon Élisabeth Kübler-Ross).
Questions au compositeur Leonardo Marino Alors qu’il était justement en train de terminer ses études à la HEM, Leonardo Marino a eu vent d’OperaLab.ch et s’y est tout de suite lancé. Pourquoi OperaLab.ch ?
LM — Je suis très intéressé par le monde de l’art lyrique puisque j’avais créé un opéra de chambre pour la Biennale de Venise de 2017 (APNEA). Je l’aime à plus forte raison que je suis originaire de l’Italie du Sud ! Un autre aspect qui me fascine est son côté interdisciplinaire. Quelle est l’originalité du projet ?
Réaliser un opéra de manière verticale, en donnant au metteur en scène une partition finie, c’est facile. Travailler tous ensemble en même temps, c’est plus compliqué mais tellement plus intéressant. Avec l’auteur Pablo Jakob, on a beaucoup réfléchi ensemble, sur la dramaturgie, mais aussi sur les envies et les univers des autres artistes.
Rendez-vous Les représetentations sont prévues du 3 au 5 septembre, sous réserve des conditions sanitaires de la Confédération.
Co-fondateur du magazine culturel Go Out !, Olivier Gurtner est investi dans la vie institutionnelle, au Conseil municipal de la Ville de Genève et différentes associations, comme festival LGBT de cinéma Everybody’s Perfect. Fan d’opéra, d’art contemporain et d’architecture, ayant notamment présidé les jeunes amis de l’Orchestre de la Suisse Romande (OSR). Au Grand Théâtre, il est en charge des relations publiques et de la presse.
Comment ça se passe concrètement ?
La base, ça reste évidemment la partition, dont trente minutes de musique sont déjà écrites ! Pour le reste, on développe ce matériel avec les chanteurs et le designer d’interaction, Yann Longchamp. Globalement, la musique et la dramaturgie veulent intégrer toutes les envies de l’équipe afin de créer spectacle d’art total. Leonardo Marino
Les créateurs et interprètes d’OperaLab.ch, en résidence au FLUX Laboraory
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De haut en bas et de gauche à droite : John Baldessari, Graduation, 2017/2018, © John Baldessari. Courtesy of the artist and Marian Goodman Gallery. — Rosemarie Trockel, 2008/2009 — Tauba Auerbach, A Flexible Fabric of Inflexible Parts III, 2016/2017 — Michael Elmgreen & Ingar Dragset, Looking Back, Komische Oper Berlin, 2002/2003 — Rirkrit Tiravanija, Fear Eats the Soul, 2006/2007 — Tacita Dean, Play as Cast, 2004/2005 — Richard Hamilton, Retard en fer – Delay in Iron, 2001/2002 — Kara Walker, 1998/1999. Pour toutes les photos sauf la première : © museum in progress (www.mip.at)
Insert, Rideaux de fer, museum in progress / Staatsoper de Vienne Par Olivier Kaeser
Le rideau de scène, dernier voile avant la découverte d’un spectacle scénique, est aussi une des plus grandes et somptueuse toiles à laquelle un artiste plasticien peut rêver. Dans les théâtres autrichiens, le rideau de fer est obligatoire depuis l’incendie du Ringtheater en 1881. Au Staatsoper de Vienne, il est devenu, depuis 1998, le support pour de grandes compositions (176 m2) conçues spécialement par des artistes, et visibles pendant une saison complète, soit par 600 000 visiteurs. Ces œuvres grand format dissimulent non seulement un pare-feu, mais aussi un tableau peint dans les années 1950 par R.H. Eisenmenger, problématique tant du point de vue politique (il avait adhéré au parti nazi) qu’artistique (style conservateur). Cette initiative a ainsi un rôle socio-politique d’aiguiser le regard et d’alimenter les débats, aux confins des arts visuels, des arts vivants et de l’histoire. Elle est organisée par « museum in progress », association fondée à Vienne en 1990 par Kathrin Messmer et Joseph Ortner, qui produit par ailleurs des œuvres d’artistes dans des contextes tels que pages de journaux ou de magazines, panneaux d’affichage, façades d’immeubles, salles de concerts ou écrans de télévision.
Visions de
Saint François d’Assise Par Stéphane Ghislain Roussel
Créé en 1983 au Palais Garnier après huit années de composition, Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen est pensé comme une série de « scènes qui montrent les différents aspects de la Grâce dans l’âme de saint François » 1. Vaste fresque synesthésique basée sur un livret du compositeur, l’opéra, durablement rentré au répertoire, a donné lieu à plusieurs productions menées par des artistes. Trois visions contrastées montrent ici ce désir d’un art total.
Saint François d’Assise, scénographie Daniel Libeskind, Deutsche Oper Berlin, 2002, photo © Bernd Uhlig
Violoniste et musicologue de formation, Stéphane Ghislain Roussel mène une carrière freelance de metteur en scène, dramaturge et commissaire d’exposition. Il est directeur artistique du bureau de création pluridisciplinaire PROJETEN, basé à Luxembourg. Il a été récemment commissaire de l’exposition « Opéra Monde, la quête d’un art total » au Centre Pompidou Metz.
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En 2002, le Deutsche Oper de Berlin invite l’architecte américain Daniel Libeskind à offrir son interprétation de l’oratorio. Né en 1946 à Lód’z en Pologne, Libeskind se fait connaître mondialement lorsqu’il remporte le concours international pour le Jüdisches Museum de Berlin (1999), conçu comme une tentative conceptuelle d’achèvement architectural du troisième acte de l’opéra Moses und Aron d’Arnold Schönberg. Ainsi, la musique joue un rôle central dans le parcours de l’architecte, qui se vouait initialement à une carrière d’accordéoniste. Pour Saint François d’Assise, il développe un impressionnant système de quarante-neuf cubes reprenant de manière démultipliée le projet Machines architecturales d’écriture réalisé pour la Biennale de Venise en 1985. La rotation, tantôt lente, tantôt très dynamique, de cet ensemble d’hexaèdres montre différentes faces, parsemées de noir, de plans de ville, annotées du nom des Saints ou de signes cryptés. La mise en scène coordonnée par Antje Kaiser selon les instructions de l’architecte, suit une cartographie très précise de déplacements à la physicalité hiératique, par ailleurs visibles dans un marquage au sol, et comme en expansion dans le lignage des costumes, également imaginés par Libeskind. Au caractère coloré de la musique de Messiaen, l’architecte oppose une restitution mathématique en chiffres et en proportions, qui émanent directement de la partition. Le nombre faisant office de symbole transcendant.
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Saint François d’Assise, mise en scène de Giuseppe Frigeni, scénographie d’Ilya et Emilia Kabakov, Ruhrtriennale, 2003 (reprise à la Madrid Arena, 2011) © photos Michael Kneffel
1 Olivier Messiaen, programme de salle de la création mondiale, Opéra de Paris, 1983, p.18. 2 Idem, p. 24.
De manière très différente, le couple d’artistes ex-soviétiques Ilya et Emilia Kabakov (1933 & 1945) s’emparent eux aussi de la partition de Messiaen et créent un dispositif immersif au pouvoir optique plus impressionnant encore. Brassant tous les médiums, au sein de formes tantôt minimalistes ou de grands environnements, les artistes mènent depuis plusieurs décennies une recherche artistique qui interroge la condition humaine et met en relief – entre humour et gravité – une poétique du quotidien. Emilia Kabakov ayant initialement suivi une formation de pianiste de haut rang, la sensibilité musicale sert ici aussi de contrepoint. Répondant littéralement au souhait de Messiaen de créer une « musique qui doit donner avant toute chose une audition-vision, basée sur la sensation colorée »2, les Kabakov proposent un seul élément scénique focalisant toute l’attention, et qui souligne la propension spatiale et quasi tridimensionnelle des mouvements sonores de la partition. La structure gigantesque de 14,5 mètres de diamètre sur 14 mètres de longueur se présente comme un cône, sorte de coupole, faite de grands panneaux transparents. Suivant les courbes de la musique, la teinte de ces vitraux évolue en passant par tout le spectre chromatique. Comme aspiré par la couleur et la lumière, le public est plongé dans un état contemplatif en phase avec la mystique du saint. Cette sculpture n’est pas considérée par les deux artistes comme une scénographie mais bien comme une installation et donc une œuvre d’art à part entière. Leur mise en scène très épurée fonctionnant comme des tableaux vivants de la vie franciscaine entre en contraste avec la démesure envoûtante, elle-même sublimée par les lieux de représentations : la Jahrhunderthalle de Bochum en 2003 puis l’Arena Madrid en 2011. La capacité visionnaire et fédératrice de Gerard Mortier, initiateur de la Ruhrtriennale où sera créée la production (reprise toujours sous son intendance en Espagne) est pour beaucoup dans le succès remporté par le spectacle. Comme le résument les artistes, il s’agit ici de révéler à travers ce module sensoriel, une croyance portée par la découverte de l’illumination, et qui mène finalement à l’épiphanie.
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Saint François d’Assise, mise en scène, scénographie, décors et costumes de Hermann Nitsch, 2011 © Bayerische Staatsoper, Munich / Wilfried Hösl
Enfin, en 2011, Hermann Nitsch s’empare du chef-d’œuvre et en donne au Bayerische Staatsoper de Munich, une interprétation qui reflète de bout en bout les aspirations synesthésiques du compositeur. Co-fondateur de l’Actionnisme viennois, l’artiste autrichien (né en 1938) développe un geste artistique des plus radicaux aux XXe et XXIe siècles. Touchant à toutes les disciplines, magnifiées autour du « Théâtre des Orgies et Mystères », sa quête se formalise par des Actions, rituels à la fois extatiques et dionysiaques, qui convoquent le pouvoir ancestral de la catharsis, au sens entendu par les Antiques. Nitsch, qui n’en est pas à sa première réalisation pour une scène lyrique, fait de l’opéra de Messiaen une plateforme d’expression de ses propres obsessions pour le religieux et pour la peinture comme acte fédérateur. À la différence de Libeskind ou des Kabakov, il met à niveau équivalent tous les paramètres du spectacle, opérant à travers l’Action, une véritable incise dans le réel. L’emploi récurrent des instruments liturgiques et la place fondamentale de la couleur à travers des échelles chromatiques – répercutées notamment sur les très nombreux costumes – forment un champ lexical en concordance directe avec le caractère polysensoriel de l’univers de Messiaen. À noter que Nitsch actionniste et plasticien, est également compositeur et organiste et a développé une théorie participant d’un système très détaillé d’équivalences avec les sons, interpolant entre autres les teintes et les saveurs. Les notions de traversée et d’élévation qui structurent d’une part la progression dramaturgique de l’opéra et qui innervent d’autre part toute la cosmogonie « nitschienne » fusionnent ici dans un rituel de l’image et de la dévotion. À l’encontre de la conception très classique voir conservatrice d’Olivier Messiaen, qui exigeait une mise en scène des plus réalistes de son unique opéra, ces trois interprétations montrent au contraire la richesse du spectre esthétique que Saint François d’Assise convoque.
Saint François d’Assise et Adel Abdessemed : colère ou acceptation ? Adel Abdessemed s’approprie à son tour le geste d'humilité de saint François en déclinant les motifs qu’il a adoptés tout au long de sa carrière d’artiste polémique. Les christs et les croix reviennent hanter l’imaginaire synesthésique de Messiaen, quelquefois avec colère – une colère vibrante de lumières et de couleurs vives et agressives –, quelquefois acceptation et de la finitude humaine. Ainsi l’âne qui, tout petit devant l’immensité de ce qui nous dépasse, traîne indifférent un globe terrestre, tel un Atlas déchu de la pyramide anthropomorphique. Quelle aurait été la place de l’ange qui descend l’échelle de Jacob pour venir panser les blessures humaines avec la musique de Dieu et de Messiaen ? Il aurait fallu pour cela un vrai miracle, mais il faudra attendre une prochaine saison… et prier ? Clara Pons
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L’entretien
Propos recueillis par Serge Michel
« Saint François, c’est le rappel de notre fragilité »
DO SSIER ART TOTAL
Bertrand Kiefer a fait successivement de la médecine, de la théologie et du journalisme. Il est resté tout cela à la fois. Ordonné prêtre, il a vécu quatre ans au Vatican. C’est Saint François d’Assise qui l’a conduit vers d’autres chemins. Au temps du coronavirus, il en parle comme d’un frère. Entretien. Peut-on considérer saint François comme le premier militant écolo ?
Oui mais c’est bien plus que ça. Saint François surgit d’une manière étrange, sans aucun antécédent durant le Moyen Âge, où la nature est vue de façon très manichéenne : forces du mal, manifestations diaboliques, créatures bizarres. C’est un monde habité de mythes maléfiques et de peurs. Lui apporte un immense apaisement : il parle aux oiseaux, il converse avec un loup. Sa vision entraîne un vaste renouveau spirituel, unique en Occident, ayant des analogies avec le bouddhisme mais très chrétien quand même. Et cela peut éclairer notre époque, qui a un rapport pathologique à la nature, de domination, d’arrogance. On cherche à vaincre le virus de la pandémie, comme s’il s’agissait d’une simple guerre. Mais le problème est beaucoup trop complexe pour être approché avec cette attitude.
Comment liez-vous cela à son autre dimension, la pauvreté ?
Si l’on veut un rapport apaisé à la nature, il faut un certain détachement, une démarche de dénuement. Une forme d’humilité est nécessaire pour s’ouvrir aux autres, au monde, à ce qui vibre dans la poésie, l’art ou simplement la réalité. François, c’est la pauvreté comme enrichissement. Que dit son destin ?
Il faut espérer que l’approche écologique large, que l’on devrait développer maintenant, n’aura pas le même destin que lui. François aurait pu tout changer. Il amène une révolution spirituelle et une nouvelle vision du monde, mais ce qui va suivre est plutôt triste : l’Inquisition, le puritanisme, la lettre plutôt que l’esprit. Il inaugure aussi la Renaissance, mais elle ne va l’écouter que partiellement. Car la Renaissance c’est aussi le début de la fascination de la raison humaine pour elle-même, perdant de vue ses propres limites.
Il rompt aussi avec le Moyen Âge…
L’épisode où il part en Terre sainte voir le sultan al-Kâmil contre lequel se battent les croisés m’a toujours fasciné. Il veut convertir le sultan. Tout le monde lui dit qu’il va se faire zigouiller mais il discute pendant une semaine, et à la fin, le sultan et lui sont potes. Il repart en toute liberté et très admiré. Le sultan a compris que c’était un grand saint, dont le discours d’amour et de réconciliation n’avait rien à voir avec les croisades. Comment l’avez-vous rencontré ?
Je suis tombé sur lui à un moment précis. Jusque-là, cela me semblait un peu gnangnan, Saint François. Une chose m’a énormément plu dans sa biographie, c’est qu’il est à la fois d’emblée considéré par tout le monde comme un saint, et rapidement éjecté par l’Église. Il pose les bases de son ordre, mais il est considéré comme un illuminé, un inutile. Son propre ordre va l’écarter. Il finira comme un paria. Ma rencontre avec lui a coïncidé avec un moment de crise, qui allait me conduire à quitter ma vie de prêtre. Je me suis rendu compte que, pour moi, le seul moyen de vivre dans l’Église, c’était la pauvreté. Et je ne m’en suis pas senti capable. Vous pensez à lui en ce moment ?
Oui, en particulier parce que, comme lui en son temps, nous sommes peut-être en train d’assister à l’avènement d’une autre époque. Cette crise sanitaire est une redécouverte de notre fragilité. Elle nous dépouille de nos fausses certitudes. La high-tech, l’intelligence artificielle, le solutionnisme technologique, tout ça, tout d’un coup, n’offre plus de réponse. Saint François, c’est le rappel de notre vulnérabilité, de notre finitude qui fait aussi la beauté de notre existence. L’humain est extrêmement puissant, capable de choses extraordinaires mais il ne doit pas oublier qu’il est soumis aux lois de la nature, du monde biologique en particulier, dont il fait partie. Les transhumanistes qui nous proposent la vie éternelle… elle sera de toute façon dépendante d’un aléa électrique, d’un bug dans des ordinateurs, voire de l’explosion du soleil, de la disparition de la terre. On était en train de vivre dans une bulle – une inflation intellectuelle et utopique – autour de nos pouvoirs, technologiques ou médicaux. C’est bien que cette bulle éclate, parce qu’on peut repartir avec le réel.
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Sur le fil
de l’Art total Comment présenter la saison 20-21 ? Soyons sincères : nous avons déjà du mal à définir la réalité, ce qu’elle est et quelles sont ses frontières, ses limites. Alors comment voudrions-nous définir la réalité augmentée ? Nous ne ferions qu’augmenter les questions. Ou serait-ce donc une manière de les annuler, comme moins et moins font plus ?
Aventures et Nouvelles Aventures
Candide
Didon & Énée
Pelléas et Mélisande, mise en scène et chorégraphie Sidi Larbi Charkaoui et Damien Jalet, scénographie Marina Abramovic, création à l’Opera Vlaanderen, 2018 © Rahi Rezvani 2018
Le Soldat de plomb
DO SSIER ART TOTAL
Par Clara Pons Pelléas et Mélisande
La réalité réelle ? RA, RM, RV, RR ? Vous dites ? Réalité augmentée, mais aussi réalité mixte, virtuelle ou réelle ? Peut-on décalquer de ces nouvelles techniques ce pléonasme allitéré ? On peut tout simplement, pour ne pas refaire dans ces pages l’histoire de la philosophie, ce qui en embêterait plus d’un, décrire le réel (ou ce qui est réel) par tout ce qui est objectivement là tandis que la réalité se définit elle comme notre expérience du réel et donc implique notre subjectivité, l’existence de notre « je » percevant. Ceci n’explique bien évidemment pas tout mais au moins pourquoi on ne parle pas de réel augmenté. Ou en tout cas pas encore… Nous sommes nous déjà égarés ? Peut-être devrions nous réincorporer notre fil à la trame générale car la question est la Clara Pons est metteuse en suivante : pourquoi baptiser la saison 20-21 du GTG « réalité scène et réalisatrice. Elle travaille augmentée » ? Peut-être par ironie par rapport à la réalité que nous à l’intersection entre texte, musique et image. Parmi ses projets récents, vivons pour le moment au quotidien. Mais au-delà de la blague un film sur le cycle Harawi d’Olivier périssable, notre contexte est celui de la scène du (grand) théâtre, Messiaen (2017) ou Lebenslicht un milieu protégé où on peut expérimenter et où on peut observer (2019) avec la musique de J.S. Bach portée par Philippe Herreweghe les frictions sans sortir de sa grotte. Ce lieu de la représentation du et le Collegium Vocale Gent. Elle monde, où le réel n’est toujours que réalité et qui peut se dédoubler est actuellement dramaturge au à l’infini. Un lieu d’abstraction finalement, l’abstraction du regard, Grand Théâtre. sans tomber toutefois dans l’illusion du point de vue objectif. Deux aspects sont dans notre ligne de mire : le regard en tant qu’expérience à la fois subjective et collective, à la fois camera obscura et chambre claire, et le média comme filtre du réel et représentation unique absolue ou au contraire comme espace critique. Si le premier aspect est évident et nous manque à tous pour le moment au point qu’on tente de le retrouver maladroitement dans le digital même s’il suppose intrinsèquement la salle de cinéma, de concert, de théâtre, de ballet ou d’opéra, le second est toujours moins transparent : il est en effet difficile de dissocier le message du massage, comme on le sait bien. À l’opéra nous sommes en terrain sûr : la fiction ne fait ici pas de doute, du moins pour tout ce qui se passe sur scène, et pour tout ce qui est chanté, si réel mais néanmoins loin des sphères du nominalisme réaliste.
La Clémence de Titus
Turandot
ART TOTAL= RÉALITÉ AUGMENTÉE ? Parsifal
Messie
La Traviata
L’Affaire Makropoulos
Visuels conçus par John Armleder pour le programme GTG 20-21
Une dernière question se pose : est-ce en superposant les arts qu’on obtient l’Art total ? Dans son article en début du dossier du magazine, Denise Wendel-Poray semble définir l’Art total en amplifiant l’importance du visuel dans le théâtre. Elle cite en guise de conclusion Romeo Castellucci qui revient sur notre faculté de « vision » : « Le théâtre est l’occasion de penser à voir, de voir à voir, de prendre conscience de la signification profonde de ce que signifie [...] être spectateur aujourd’hui ». Interroger la vision du spectateur est essentielle au projet artistique de l’Art total. Ce n’est donc pas la superposition des arts en tant que telle qui définit un art comme complet et total mais bien son imbrication à la réalité du spectateur. La vue est le sens dominant, par delà-même l'ouïe et le toucher. À quand l’immersion de l’homme spéculaire dans une réalité théâtrale qui active tous les sens ? En tout cas voici la vision synoptique de la saison, une vision fictive de survol car à part pour Google, la perspective de l’œil de Dieu n’est pas la réalité.
Parsifal
SIMULATION PRISON
Turandot
Projection algorithmique Turandot représente un bel exemple métaphorique de la déformation du factuel en fictif. Les possibles n’y sont finalement relégués qu’au jugement d’une personne et de ses critères, filtres presque algorithmiques (Turandot, princesse de Chine ;-). L’empreinte de cette vision castratrice sur le réel laisse bien des places vides parmi les citoyens de ce royaume maudit. Seul l’amour défait cet enchantement en resetant (oui oui, de reset) le logarithme vers une nouvelle réalité. Dès lors, quel hasard bienvenu de retrouver à la scénographie immersive de cet opéra le collectif international d’art digital teamLab. On sait les Japonais spécialistes de ce genre de dystopies cruelles, on pense bien sûr au fameux Battle Royale mais aussi au plus subtil La Femme des sables (Suna no onna). Deux portes qui nous mènent soit :
Chez Wagner et son Parsifal, une dystopie collective digne des meilleurs Star Wars (euh oui c’est peut-être l’inverse), où le bien triomphe du mal, temporairement en tout cas. Une œuvre immersive, englobante : on connaît la mainmise de Wagner sur l’ensemble des aspects de son œuvre, des paroles et du livret, sans parler de la narration jusqu’aux décors, l’éclairage ou les costumes. Un empire décadent, la fin d’un monde, raconter une histoire qui s’achève, n’est-ce pas la meilleure manière de garder la main ? La métaphysique, réalité rêvée ne sauve finalement que peu de temps, juste le temps de l’espace sonore. « Zum Raum wird hier die Zeit », dit le doyen Gurnemanz au premier acte de Parsifal : et le temps devint espace. Wagner est encore une fois précurseur en transformant la musique en lieu de l’expérience – un précurseur de ce qu’on nomme aujourd’hui Mediaspaces – ou espaces virtuels.
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Didon & Énée
DESCENTE VR Dans l’intimité de Didon, où Purcell oscille entre les sauts de perspectives collectifs et individuels. Dans cette première mise en scène de la compagnie de danse-théâtre belge Peeping Tom, c’est comme si on enfilait un oculus (un type de lunettes VR) pour plonger dans la réalité perçue par cette femme sur le fil, sur le point de basculer. Entre pouvoir et vie personnelle en débâcle, nous devenons presque les esprits, les voix intérieures de cette femme qui nous chante l’inoubliable Remember me.
Aventures et nouvelles aventures
IMMERSION ANALOGUE Retour sur la Terre avec un parcours aux origines du son. Si l’œil domine dans Pelléas et Mélisande, le jeu réside dans le non-vu dans cette installation où l’on circule librement autour et pendant les deux pièces scéniques de Ligeti. L’invisible devient lieu des sensations et non plus du non-dit. Le son raconte l’absurde et s’émancipe des sentiments pour revenir au monde de la sensation purement physique, dénué de la causalité narrative du sens.
DO SSIER ART TOTAL
Pelléas et Mélisande
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360° FULLDOME On continue la percée dans l’inconscient avec Pelléas et Mélisande, cette fois-ci avec un saut orbital qui nous emmène dans les arcanes à la fois du plus fin de la psychologie humaine et de l’immensité de l’espace, un voyage dans le le micro- et le macroscopique comme dans le court-métrage d’anthologie Powers of Ten de 1977. Le royaume symboliste étrange et sombre de Maeterlinck et Debussy se retrouve propulsé dans les images de la NASA (Marco Brambilla). Un triangle intergalactique signé Marina Abramovič, Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui où le regard devient 3e œil, peeping tom omniscient et mystérieux. Qui disait qu’il n’avait rien à cacher ?
L’Affaire Makropoulos
ANOMALIE SYSTÉMIQUE Si Wagner est bien précurseur d’une réalité ou d’un type d’œuvre qui fait exploser la perception de la réalité, on assiste avec L’Affaire Makropoulos à un thriller cinématographique de l’ordre du surnaturel Under the Skin ou d’un des meilleurs épisodes de Black Mirror. Une femme lutte à la fois pour garder son secret (une éternelle jeunesse) et pour sa survie (elle en est à sa 337e année de vie). Inconnue derrière son apparence par les personnages qui l’entourent sur la scène, elle renonce finalement à tous les deux. Parabole féminine et moderniste de Faust à l’ère de la sciencefiction, Janaček a adapté une des pièces du grand Karel Čapek, l’inventeur du mot « robot ». Il mourut, lui, en 1938 et bien que nominé sept fois au prix Nobel, il ne le reçut jamais. Sa vision politique critique est sans doute une des explications. Son frère Josef, à qui Karel attribuait le fameux mot en R, fut arrêté le premier jour de l’occupation de la la Tchécoslovaquie par les nazis en 1939 et mourut six ans plus tard, sans doute lors d’une des marches de la mort qui précéda la libération du camp de Belsen-Bergen.
La traviata
MIROIR DÉFORMANT
AVATAR POLITIQUE Parsifal est l’opus ultime de Wagner. La Constance de Titus est celui de Mozart. Est-ce pour autant son testament ? (Il composa en même temps La Flûte enchantée.) Dans cet opéra, le collectif n’est pas une communauté messianique. Ou bien si ? Alors le messianisme incarné dans une élite politique idéaliste et séparée du monde réel. Entre les deux, l’image et le discours propagandistes de l’idée évidée, si ce n’est de l’intention. Du déjà-vu ?
Candide
ANAMORPHOSES Exercice de style entre tous les genres, Candide se joue d’un individu pour exposer une vision du monde aux antipodes du héros politique, philosophique ou messianique. L’ecce homo de Voltaire se voit voltaïsé par un Bernstein qui connaît tout des codes, de la tradition musicale européenne à l’entertainment de Broadway, évitant les gouffres du maccarthysme et des lourdeurs métaphysiques leibniziennes, il compose un monde plein de réjouissances sarcastiques en trompe-l’oeil où même l’idiot est bienvenu. Quand la stupidité est transformée en intelligence vive et l’apparence attrape du relief.
Le soldat de plomb
ÉLOGE DES OMBRES La scène est un des lieux privilégiés de la représentation (vue et non cachée) mais heureusement aussi de l’imagination. Dans cette création mondiale, celle d’un enfant et de ses sortilèges, entre rêves et cauchemars, le conte d’Andersen revisité par Jérémie Rhorer, Jan Sobrie et l’ex-danseuse de Troubleyn, la compagnie de Jan Fabre, Fabienne Vegt.
Le messie
LUMIÈRE MÉTAPHYSIQUE En 1741, Haendel n’attendait pas le Messie, il le composait. Une réalité ajoutée à la nôtre, mise en image par le très pragmatique Robert Wilson, un de ceux qui libérèrent la mise en scène du monde de la représentation du réel, entre abstraction pure et paysage de lumières.
de l’Art total
La Constance de Titus
Encore une femme comme point de départ. Une femme échouée dans une société décadente. Mais n’est-ce pas la société qui échoue à sauver la femme de sa chute ? Et peut-être que si les deux tombent, il n’y a pas de chute mais un point fixe commun. N’est-ce pas encore le regard, cette fois-ci le regard des autres, notre regard aussi, qui établit le monde tel qu’il est perçu ? Et sa relativité ? Et si ce sacrifice amoureux ne servait-il pas pour une fois à renverser la perception et donc à changer cette réalité ? Tout du moins sur scène ? S’agirait-il dans ce cas-ci du female gaze ?
Sur le fil
au musées, la HeK
6 • Des écrans
4 • Les consultations poétiques et scientifiques par téléphone, Théâtre de la Ville Paris
2 • Shall you dance?
5 • 5e Étage, Centre d’Art Contemporain Genève
3 • Trombi Choral
1 • Secret Garden
Rendez
-vous
EXPO
SECRET GARDEN • 1 Il faut cultiver son jardin, et artgenève clairement a la main verte. Sa biennale en plein air Sculpture Garden sauve son édition de la fourche Covid-19, avec en prime un beau programme, entre nouvelles productions et vivaces reprises. Parmi les artistes réunis sous les auspices du curateur Balthazar Lovay, on peut citer Timothée Calame, Yona Friedman ou encore un certain Adel Abdessemed, qui fera un joli pied de nez avec son «projet spécial». Après sa présentation en majesté au MAMCO, le travail d’Olivier Mosset (photo) participe également à cette édition 2020. Dès mi-juin, il faudra gravir les collines des jardins à l’anglaise du parc des Eaux-Vives et La Grange pour apprécier – gratuitement – la deuxième édition de ce potager artistique créé en collaboration avec la Ville de Genève et le MAMCO. Sculpture Garden
CONCERT
TROMBI CHORAL • 3 Il a marqué le public parisien avec ses Indes galantes mêlant baroque et danse Krump. Le réalisateur et plasticien Clément Cogitore continue d’explorer et d’exploser l’art lyrique, cette fois avec Monteverdi. Face à la distanciation sociale exigée par la pandémie, il donne un nouveau visage au chant choral baroque. Avec le célèbre maestro Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion, ils testent, essaient et présentent un format inédit sur « Balliamo che l’onde » de Monteverdi. Visages rapprochés par incrustation, montage sonore, musiciens en clair-obscur, tout concourt à mettre en lumière l’harmonie. « Balliamo che l’onde » par Clément Cogitore et Raphaël Pichon arte.tv > concerts sans public > Balliamo che l’onde
THÉÂTRE
Re:Rosas tutorial
LES CONSULTATIONS POÉTIQUES ET SCIENTIFIQUES PAR TÉLÉPHONE, THÉÂTRE DE LA VILLE PARIS • 4 La consultation débute par « Où êtesvous ? », puis « Comment allez-vous ? ». Une discussion s’ensuit, au cours de laquelle un.e comédien.ne lit un poème à la personne inscrite. Les mots de Baudelaire, Emily Dickinson, Jim Morrison, Neruda, Darwich, Piaf ou du Mahabharata emmènent chacun.e dans une exploration d’idées et de sensibilités pendant une vingtaine de minutes. Initié dans des cafés, des bibliothèques ou dans l’espace public, ce projet emblématique de la formule «one to one», imaginé par Emmanuel Demarcy-Motta et Fabrice Melquiot avec les comédien.nes, s’est développé par téléphone au temps du confinement et se poursuit avec d’autres propositions dans un « programme solidaire pour le temps présent » intitulé Tenir parole.
rosas.be
Inscriptions : theatredelaville-paris.com
Du 12 juin au 30 septembre parcs des Eaux-Vives et La Grange sculpturegarden.ch
DANSE
SHALL YOU DANCE? • 2 Votre corps, un écran et une chaise. C’est tout ce qu’il vous faut pour tenter Rosas danst Rosas. En confinement ou semi-confinement, la compagnie fondée par Anne Teresa De Keersmaeker a lancé son projet Dance in time of isolation, avec « Re:Rosas tutorial ». L’expérience permet de danser, seul, avec ses enfants, son partenaire, en suivant pas à pas les instructions en vidéo d’un numéro créé en 1983 et connu mondialement. Danseur amateur ou confirmé, il suffit de suivre les tutos et de répéter aussi rapidement que possible et lentement que nécessaire. Pas le moment de pratiquer la politique de la chaise vide!
DIGITAL
5E ÉTAGE, CENTRE D’ART CONTEMPORAIN GENÈVE • 5 Le 5e étage virtuel du Centre d’art contemporain de Genève a ouvert en 2019. Le site dédié 5e.centre.ch offre trois entrées: Radio qui permet de découvrir des œuvres sonores inédites, Words qui propose des médiations (sur l’exposition Scrivere Disegnando – Quand la langue cherche son autre, visible jusqu’au 23 août), et surtout Works, qui offre une programmation autonome d’œuvres vidéo. On y trouve notamment des moyens métrages de l’actrice et réalisatrice Mati Diop, une vidéo où le légendaire cinéaste expérimental Jonas Mekas parle de l’avenir des images en mouvement, un délire inspiré de Second Life de la star du numérique Jon Rafman, ou encore une œuvre commandée à l’artiste, écrivaine et curatrice Aria Dean, où une plante parasite modélisée en 3D s’anime dans une danse macabre sortie de l’imagerie post-apocalyptique. 5e.centre.ch
EXPO
DES ÉCRANS AU MUSÉE, LA HEK • 6 La culture numérique se découvre aussi dans des expositions. En Suisse, l’institution de référence est la HeK (Haus der elektronischen Künste) à Bâle, fondée en 2011. Interdisciplinaire, la HeK explore les technologies médiatiques dans les arts plastiques, la musique, le théâtre, la danse, la performance et le design. L’exposition Schweizer Medienkunst dévoile notamment les installations de knowbotiq (Yvonne Wilhelm, Christian Hübler) qui se réfèrent à la violence post-coloniale, à la gouvernementalité algorithmique et aux questions techno-écologiques, dont Swiss Psychotropic Gold, the Molecular Refinery (2020), œuvre multimédia qui explore l’origine, l’affinage et la vente de l’or. Schweizer Medienkunst: knowbotiq, Alan Bogana, Félicien Goguey Du 27 mai au 2 août 2020 HeK, Bâle hek.ch
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Le tour
du cercle
Dans chaque numéro de ce magazine, deux portraits de membres du Cercle du Grand Théâtre Par Serge Michel
Rémy Best Sa vie, Rémy Best la déroule en une phrase. « Né en 1967 à Genève, études de droit, brevet d’avocat, business school à l’étranger, McKinsey à Zurich et New York, retour à Genève et entrée chez Pictet ». Banque dont il est associé-gérant depuis 2003. Passons donc maintenant au Grand Théâtre et au don, au sens du don, pourquoi donner et quand donner. La réponse à cette dernière question ? Plus que jamais maintenant ! « L’opéra et la danse font intimement partie de la culture humaine. Ils sont l’expression profonde de notre humanité. Si l’on monte des spectacles avec des budgets importants, c’est pour représenter l’être humain dans toute sa complexité et sa richesse. Si l’on veut continuer à être humain, surtout DR en période de coronavirus et de confinement, si l’on veut montrer ce qui nous anime, nous émeut, nous anoblit, ce qui nous dérange aussi, alors il faut que les salles de spectacles, et le Grand Théâtre en particulier, puissent être réouvertes. C’est donc maintenant qu’il faut donner et soutenir : quand tout va bien, donner est remarquable. Quand la situation est plus précaire, plus fragile, c’est là que le don déploie tout son impact. » Un don qui n’a de sens que s’il est décorrélé de sa contre-partie. « Sinon, ce n’est pas de la générosité, c’est du troc, c’est donner pour recevoir », ajoute Rémy Best. Sa passion pour l’opéra, il la tient en partie de son stage d’avocat auprès de Jean-Flavien Lalive, qui fut président de la Fondation du Grand Théâtre de 1965 à 1990 et amateur lyrique jusqu’à assister à chaque représentation de chaque spectacle. Féru de piano, Rémy Best songe un instant à une carrière musicale, mais bifurque vers les affaires. De cette hésitation, il garde une fascination pour le monde du spectacle, la mise en scène de la comédie humaine, les costumes et autres artifices de scène et, avant tout, un attachement indéfectible au Grand Théâtre, dont il préside le comité du Cercle depuis une année. « Chaque spectacle est une représentation du monde, dit-il. C’est l’assemblage, pendant quelques heures, d’une partition, d’une mise en scène, de costumes, de voix et de musiciens, de décors et de chorégraphes pour nous charmer mais aussi nous questionner sur notre vision du monde. Et si l’on ne sort pas d’un opéra un tant soit peu interpellé, c’est qu’il ne nous a pas suffisamment provoqué. » Désormais, Rémy Best ne rêve que d’une chose : que la saison puisse débuter en septembre 2020 et se dérouler jusqu’à la fin. « Le programme est brillant, varié et profond. Pourvu que nous
puissions vivre à nouveau ces moments d’émotion uniques, tous ensemble. »
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Serge Michel est journaliste, lauréat du prix Albert-Londres de reportage en 2001 pour son travail en Iran. Il a notamment travaillé pour Le Temps, Le Figaro et Le Monde, dont il a été directeur adjoint. Il est co-fondateur du nouveau média suisse Heidi.news
Cynthia Odier « Danser sa vie ». Cette expression a peut-être été inventée par le Centre Pompidou pour une exposition en 2011, elle sied comme un chausson de ballerine à Cynthia Odier. Qui, pourtant, n’a pas dansé toute sa vie. Elle commence en Égypte, où elle est née. Son grand-père y était venu de Grèce construire un chemin de fer. « Je dansais tout le temps », se souvient-elle. Dans les années 1960, la famille se réfugie à Genève. Cynthia, « petite Orientale », force son intégration à l’école en partageant son goûter et poursuit la danse au Conservatoire. Le directeur du Grand Théâtre de l’époque, Herbert Graf, assiste au spectacle final. Il lui propose d’intégrer le ballet, dirigé à l’époque par le grand danseur et chorégraphe Serge Golovine. « Après trois ans, j’ai largué les chaussons, DR quitté le ballet », dit-elle, marquée par cette école de discipline, de dépassement de soi. Cynthia épouse un médecin qu’elle suit à Chicago, donne naissance et élève ses enfants, organise des cours d’aérobic sur le campus. De retour à Genève en 1983, elle enseigne la rythmique dans les écoles, se forme à la communication, travaille dans la pub. « Puis je me suis remariée [avec le banquier Patrick Odier], je me suis retrouvée dans la société genevoise, avec d’autres repères mais aussi d’autres moyens. » Commence alors sa troisième vie. « Ce qu’il faut, dans toutes les vies, c’est rebondir », dit-elle. Voilà bien une parole de danseuse. Elle fait alors dialoguer les arts et se rencontrer les institutions. En 1999, elle propose au ballet du Grand Théâtre de monter La Bayadère dans le Bâtiment des forces motrices – un grand succès. En 2000, elle lance une collaboration avec le musée d’Art et d’Histoire, le Grand Théâtre et l’Ensemble Contrechamps pour recréer le ballet La Création du Monde et faire entrer la danse dans l’espace muséal. Dès 2001, les projets suivants et cette « vision artistique totale » seront portés par une fondation, Fluxum. « Je voulais faire passer ce message : le corps est une forme de communication première. » Message qui, dans son Flux Laboratory à Carouge, passera par la danse, mais aussi la photo et la vidéo puis les sciences, la réalité virtuelle, les robots. Cynthia Odier prend des risques, donne le rythme à force de joie et d’enthousiasme, offre toute liberté à plus de 800 artistes. Aujourd’hui le Flux Laboratory est le partenaire principal d’OpéraLab.ch, un projet proposé par Aviel Cahn : quinze jeunes artistes pour réinventer l’opéra (lire en page 31). « Nous sommes tous créateurs », sourit Cynthia Odier qui, avec son équipe, poursuit ses projets en continu en Suisse et en Grèce.
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À vos agendas Un dossier sur l’art total, une production mammouth annulée, le Covid continue de marquer. Et pourtant il y aura bien la rentrée ! En voici l’agenda, si tout va bien ! Par Olivier Gurtner
Turandot
Opéra de Giacomo Puccini
Journée portes ouvertes Samedi 13 septembre De 10h à 18h – entrée libre
« MOI JE VEUX MOURIR SUR SCÈNE » Artiste wonderdiva et collectif supernova, l’équipe artistique autour de Turandot promet un voyage stellaire dans la galaxie opéra. Avec Daniel Kramer et teamLab à l’équipage, on prépare sa navette Challenger pour un départ pulsé vers l’œuvre de Puccini, terminée et augmentée par le final signé Luciano Berio. En fosse, la baguette agile déjà experte avec Aida à Genève fera décoller la partition tant attendue et plus entendue depuis… 1996. Alors en 2020, c’est du 15 au 26 septembre. Turandot Du 15 au 26 septembre gtg.ch/saison-20-21/turandot
OPÉRA DE LABORATOIRE Aventure collective, processus horizontal, création mondiale, farandole de jeunes talents, Sacre du soleil, OperaLab.ch a de l’ambition et avec raison. Début septembre, le groupe interdisciplinaire du projet interinstitutionnel invite le public à un opéra contemporain dans les 1200 m2 du CUBE de la HEAD, un lieu inspirant avec carte blanche. Alors on range sa fourrure, on sort son perfecto et on réserve son billet illico presto. OperaLab Du 3 au 5 septembre (sous réserve) HEAD-Genève
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SÉSAME OUVRE-TOI ! Après le triomphe de l’édition 2019 – 8000 personnes – on vous redonne le code pour ouvrir les portes du Grand Théâtre. Samedi 13 septembre, venez découvrir comment fonctionne un immense écran LED, qui est aux manettes des coulisses, comment on transforme les artistes à coups de baguette magique maquillant les visages, à quoi ressemblent les lieux cachés du GTG.
COURS PUBLICS Vous avez raté le coche des portes ouvertes ? Shame ! Quand on n’a pas de tête, on a des jambes. Alors il faudra les employer pour tenter sa chance aux Ateliers publics. Le concept ? On vous emmène un samedi matin pratiquer dans un atelier vocal, scénique ou même corporel, aux côtés de professionnels. Premier épisode de ce nouveau format made in La Plage : le 19 septembre, avec Turandot. Atelier public #1 Turandot Le 19 septembre à 11 heures gtg.ch/la-plage/ateliers-publics
NEWBIE FOR F&B L’opéra ça se mange, car oui c’est aussi un dessert. Au Grand Théâtre, on compte bien compléter le menu. À la rentrée, une nouvelle offre pour les papilles sera affichée dans un lieu augmenté : le bar de la Plage. La brigade emmenée par Benjamin Luzuy s’invite à la place de Neuve pour faire table rase et peau neuve. Produits locaux, cocktails stylés, plat du jour signé, aux produits du marché et bon marché, les propositions seront légion. Alors on se met en rang aussi rapidement que possible et on attend aussi lentement que nécessaire. N’est-ce pas Alain ?
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