15 minute read
After being given a facelift, the Rhône is once again sailing on the waters of Lake Geneva
DEUTSCHER TEXT Seiten 81 à 82
APRÈS S’ÊTRE REFAIT UNE BEAUTÉ, LE RHÔNE NAVIGUE À NOUVEAU SUR LE LÉMAN
Advertisement
Le bateau à vapeur Belle Epoque le Rhône de la Compagnie générale de navigation (CGN), construit à Winterthour par l’entreprise Sulzer Frères en 1927 à l’occasion de la Fête des Vignerons, a été rénové de fond en comble. Après deux ans de travaux colossaux, il accueille sa clientèle à bord depuis le 20 février. Entrez dans les coulisses de la rénovation.
TEXTE MIREILLE JACCARD • PHOTOS MATHIEU ROD ET CLÉMENT GRANDJEAN
Vibration des machines. Nuages de vapeur d’eau le long de la coque fraîchement repeinte. Echanges joyeux entre collègues. En ce matin d’hiver, flotte dans l’air l’effervescence des grands départs. Irwin Gafner, directeur technique du projet, salue les ouvriers un à un, tout en réajustant son casque de sécurité. A la question de ce qu’il considère comme un chantier réussi, tandis que les préparatifs touchent bientôt à leur fin, il répond sans hésiter: «la dimension humaine». Il insiste sur l’importance du bon esprit d’équipe, de la solidarité, de partenaires triés sur le volet, mais aussi de l’engagement conduisant à un objectif commun. «Pour la réalisation d’une restauration de cette ampleur, c’est essentiel. Les échanges et la variété culturelle dont a bénéficié le processus de rénovation ont permis de mener à bien cette noble cause. C’est ce qui fait la beauté de ce projet.» Avec ses 68 mètres de long, le Rhône est aujourd’hui plus sécurisé et moins vorace en énergie. «Si la préservation du patrimoine a guidé l’ensemble de notre travail, l’efficience énergétique ainsi que les questions liées à la durabilité et à la qualité ont été des pans importants de notre réflexion. Ce sont des éléments que nous avons précieusement conciliés dans notre cahier des charges», explique encore avec enthousiasme Irwin Gafner. Le poids global de l’embarcation a été allégé de 17 tonnes grâce à des procédés contemporains. «Les éléments autrefois conçus en acier, comme les tambours, ont été remplacés par de l’aluminium. Avec, comme résultat, une navigabilité plus aisée, mais surtout une consommation d’énergie réduite», précise-t-il encore. Travailler sur un appareil construit il y a un siècle a nécessité la compréhension de systèmes complexes. Alberto Vidosa, chef de projet, précise le propos: «Il a fallu être fidèle à la complexité des plans de l’époque et surtout comprendre les systèmes spécifiques. En particulier, comprendre en détail le fonctionnement du système hydraulique des commandes de soupapes, première mondiale sur cette machine, n’a pas été une mince affaire. Il nous est arrivé de buter sur des choix effectués il y a cent ans. Ce sont des appareils mis au point avant les moteurs diesel. Il a été indispensable de réapprendre et de déconstruire l’évolution de l’hydraulique. Cela a été possible grâce aux plans originaux, que nous avons épluchés page par page durant des mois. Ce bateau, c’est le seul prototype qui existe au monde, et c’est ce qui fait toute sa singularité.»
Page précédente L’emblématique cloche du Rhône est en place et les dernières bâches prêtes à être retirées. Ci-dessus Irwin Gafner, directeur technique, et Alberto Vidosa, chef de projet pour la rénovation du navire.
Previous page The emblematic bell is in place and the last protective sheets ready to be removed. Above Irwin Gafner, technical director, and Alberto Vidosa, project manager for the renovation of the ship.
Contribution locale et internationale
La CGN a coopéré avec le savoir-faire de différentes entreprises locales, mais aussi internationales. En sublimant les échanges, Irwin Gafner et son équipe ont réussi à élever la valeur immatérielle et inestimable de ceux capables de dompter des techniques spécifiques. En allant à la recherche du meilleur grâce à ce décrochage subtil, ils ont ramené à la surface des corps de métier à l’expertise de haut vol. Si les sanitaires, la plomberie, les peintures ou encore l’ébénisterie ont été confiés à des entreprises locales, le propulseur d’étrave de dernière génération Voith provient d’une maison allemande. Pour ce qui est de la construction de la nouvelle chaudière qui alimente l’imposante machine à vapeur d’origine avec graissage automatique et de sa commande hydraulique de soupapes, c’est une firme autrichienne qui s’en est chargée, tandis que la timonerie s’est faite avec l’expertise d’une manufacture espagnole. Autrefois, le pont supérieur était ouvert. L’air s’engouffrait sous les redingotes avec l’imposant mécanisme en fond sonore. «Cela apportait un certain charme, mais aujourd’hui notre clientèle a d’autres attentes, notamment en matière de confort», explique Irwin Gafner. Aussi, afin que le bateau puisse être exploité lors de la saison froide, un jardin d’hiver avec un vitrage coulissant Sky-Frame a été installé. Il permet de conserver la silhouette de l’embarcation tout en maintenant l’excellence énergétique d’isolation. Le pont principal est en bois massif d’iroko d’une épaisseur de 18 millimètres. Sa durée de vie est estimée à une trentaine d’années, avec la possibilité de poncer
A gauche
Les travaux de restauration se font dans le bassin de radoub de la CGN.
Ci-dessous
Parmi les nombreux corps de métier nécessaires à cette rénovation, les ébénistes ont permis de redonner leur éclat aux riches décors des salons.
On the le ft The restauration is being conducted in the dry dock of the CGN. Below Among the many trades involved in the renovation, the woodworkers restored the rich decorations in the salons to their former glory.
pour avoir un pont entièrement neuf. Chaque parcelle du pont a été numérisée et scannée par une entreprise allemande afin d’avoir le plan en entier. «Si une section s’abîme et nécessite qu’on la refasse, on peut ainsi l’identifier en quelques clics et la remplacer», développe Irwin Gafner.
Traverser un siècle d’histoire
En embrassant d’un regard le navire, qui a transporté jadis la haute aristocratie européenne lors de l’avènement du tourisme de luxe de l’entredeux-guerres en Suisse, on ne peut qu’être sensible à la beauté environnante qui se découpe au travers des fenêtres, rappelant les toiles de Ferdinand Hodler. Mais ce qui rend le Rhône aussi émouvant, c’est sans doute la sensation de frôler le galbe d’un bateau associant préservation de
Quelques chiffres en un coup d’œil
La restauration du dernier bateau à vapeur avec roues à aubes a débuté en avril 2019 au chantier naval de la CGN. Pour venir à bout des travaux sur ce patrimoine unique, il a fallu une soixantaine de corps de métier, des entreprises locales et internationales, l’engagement de 200 ouvriers et environ 200 000 heures de travail.
Les trois cantons de Vaud, Genève et Valais ainsi que la Confédération et l’Association des amis des bateaux à vapeur du Léman (ABVL) ont alloué 16 millions de francs pour la restauration générale du vapeur.
A gauche
Du transmetteur d’ordres aux moindres détails des machines, le Rhône refait à neuf livre tous ses secrets aux passagers.
On the left From the order transmitter to the smallest details of the machines, the refurbished Rhône reveals all its secrets to the passengers.
l’excellence d’un patrimoine et d’une technologie de pointe, qui relie le passé au présent et qui offre une expérience d’immersion accessible à tous. Une impression vive qui se poursuit à l’intérieur du navire. D’emblée, une succession d’images qui se superposent les unes aux autres. Les portes à double battant vitrées. Les banquettes en velours jaune moutarde refaites à neuf. L’entrée centrale du salon Belle Epoque totalement reconstruite. Les artisans à l’ouvrage. Leur nuque inclinée et l’air concentré pour les dernières finitions. Dans le fumoir et côté salon, les cafés se mettent à couler. Un coup d’œil à l’ensemble de la pièce suffit à être séduit: marqueteries d’origine lustrées, boules en cristal brillantes, tapis confortables sous les mocassins, contremarches et hublots d’origine. Dès le printemps, il sera possible de dîner dans la salle à manger aux boiseries délicates et aux tables recouvertes de nappes immaculées, où seul le cliquetis discret des couverts interrompra l’ambiance tamisée. Personne ne pourra imaginer ce qui se trame un étage au-dessous. Dans les cales aménagées, ce sera l’effervescence, comme dans un dessin animé joyeux, fourmillant de personnages en tablier ou salopette de coton bleu marine, un tournevis calé dans la poche du pantalon. Les huit cloisons et l’isolation phonique atténueront le bruit des machines en mouvement. L’Helvétie et le Simplon sont les prochains navires de la flotte Belle Epoque de la CGN à être en tête de liste pour une restauration. Les travaux sont prévus au cours de la prochaine décennie. ✵
L’odyssée d’une figure de proue
L’histoire est digne d’un roman d’aventure: sculptée par le statuaire et peintre Maurice Sarkissoff, coulée à la réputée fonderie genevoise de Mario Pastori, la figure de proue du Rhône rend hommage au dieu du même nom. Mais le destin ne lui sourira pas: quelques semaines à peine après son lancement, le vapeur entre en collision avec le Genève devant Pully, provoquant la mort d’une passagère et… la disparition de la figure de proue. Le Rhône naviguera ainsi pendant près d’un siècle sans porter de décor sculpté. On tente bien de combler le vide en peignant une paire d’écussons, puis en installant deux paires de blasons en fonte, mais il faudra toute la ténacité de Didier Zuchuat, spécialiste de la flotte historique et responsable du Centre de documentation du Musée du Léman, pour redonner au navire son visage. Pour toute source, une seule et unique photographie d’époque et quelques témoignages. L’historien parcourt la Suisse et la France, écume les archives et les musées, jusqu’à parvenir à racheter un bronze rarissime qui lui servira de modèle pour refondre une figure de proue digne de ce nom. Fraîchement couronné d’une guirlande, elle aussi reconstituée d’après des photographies, le dieu fleuve règne à nouveau sur les flots.
After being given a facelift, the Rhône is once again sailing on the waters of Lake Geneva
Built in Winterthur by the company Sulzer Brothers in 1927 to mark the Fête des Vignerons, the Belle Epoque steamer Rhône, of the Compagnie générale de navigation (CGN), has undergone a complete renovation. After two years of extensive work, it is once again preparing to welcome travellers aboard from 20th February.
Engine vibration. Clouds of steam along the freshly repainted hull. Cheerful discussions between colleagues. On this winter morning, the effervescence of a special departure is in the air. Irwin Gafner, Technical Director of the project, greets the workers one by one while adjusting his safety helmet. When asked what he feels is a job well done, with the preparations soon at end, he answers without hesitation: “The human dimension”. He emphasises the importance of a good team spirit, solidarity, carefully selected partners and the commitment to a common goal. “To undertake a restoration project of this magnitude, it is essential. The discussions and cultural diversity from which the renovation process benefited really made it possible to complete this noble cause. That is the beauty of this project.”
Measuring 68 metres in length, the Rhône is now safer and consumes less energy. “While the overriding goal of our work was to preserve this heritage, energy efficiency as well as sustainability and quality issues were key elements in our thought process. We carefully reconciled all these elements in our specifications,” Irwin Gafner eagerly explains. The overall weight of the vessel has been reduced by some 17 tonnes, thanks to modern-day procedures. “Elements that were previously made from steel, such as the drums, have been replaced by aluminium ones. The result is easier navigability and, more importantly, reduced energy consumption,” he adds.
Working on a boat built a century ago required a good understanding of the complex systems involved. Alberto Vidosa, Project Leader, explains further: “We had to remain faithful to the complexity of the original plans and, in particular, understand the specific systems. Understanding the
En haut
Détail d’une colonnade dans le salon de 1re classe.
En bas
Situé sur le pont supérieur, le fumoir a lui aussi été totalement rénové.
Above Detail of a colonnade in the 1st class lounge. Below Located on the upper deck, the «fumoir» has also been completely renovated.
details of how the hydraulic system of the valve actuators worked – a world’s first on this vessel – was no mean feat. We sometimes came up against the choices made a hundred years ago. These vessels were developed before the advent of diesel engines. We had to re-learn and de-construct the development of the hydraulics. This was possible thanks to the original plans which we pored over, page by page, for months on end. This boat is the only prototype of its kind in the world, and that is what makes it so special.”
Local and international contribution
The CGN called on the know-how of a number of different local and international companies. By transcending the discussions, Irwin Gafner and his team succeeded in garnering the inestimable and immaterial value of those capable of mastering specific techniques. Searching for the very best by means of this subtle disengagement, they succeeded in unearthing trades displaying a very high level of expertise. While the sanitary facilities, plumbing, paintwork and cabinetwork were entrusted to local companies, the very latest Voith bow thruster was provided by a German company. An Austrian company handled the construction of the new boiler supplying the imposing original steam engine, with automatic lubrication and its hydrau-
A few figures at a glance
The renovation of the last paddle steamer began in April 2019 at the CGN shipyard. Completing the work on this unique heritage required some sixty trades, local and international companies, the commitment of 200 workers and about 200,000 hours of work.
The three cantons Vaud, Geneva and Valais, as well as the Confederation and the Association des amis des bateaux à vapeur du Léman (ABVL), allocated 16 millions francs for the complete restauration of the steamer.
lically controlled valves, while the wheelhouse called on the expertise of a Spanish firm. In the past, the upper deck was open. The air would whistle under the passengers’ frock coats to the acoustic backdrop of the impressive machinery. “That had its own charm, but today’s guests have other expectations, in particular when it comes to comfort,” explains Irwin Gafner. So to allow the boat to be operated during the winter, a conservatory with Sky-Frame sliding windows has now been installed. This allows the outline of the boat to be retained while maintaining excellence in energy efficiency through insulation. The main deck is made from 18-millimetre-thick solid iroko wood. Its service life is estimated at thirty years, with the possibility of sanding it to obtain a brand new deck. Each piece of the deck has been digitised and scanned by a German company to create an overall plan. “If one section is damaged and needs to be replaced, we can identify it in just a few clicks and replace it,” continues Irwin Gafner.
A journey through a century of history
Looking at this vessel which previously carried the European aristocracy in the fledgling days of luxury tourism in Switzerland between the wars, we cannot help but admire the surrounding beauty visible through the windows – reminiscent of paintings by Ferdinand Hodler. But what makes the Rhône so moving is doubtless the feeling of brushing against the contours of a boat that brings together the preservation of a stunning heritage and cutting-edge technology, that links past and present, offering an immersive experience open to all. It is a vivid impression that continues inside the boat. From the outset, a succession of images overlap one another. The glazed double swing doors. The fully refurbished velvet bench seats in mustard yellow. The entirely rebuilt central entrance to the Belle Epoque lounge. The craftsmen at work. Their bent necks and the air of concentration as they put the finishing touches to their work. In the smoking room and the lounge, the coffee begins to flow. A simple glance at the room as a whole is enough to be completely beguiled: polished original marquetry, shining crystal balls, comfortable carpets underfoot, original risers and portholes. Once spring arrives, it will be possible to enjoy a meal in the dining room, with its delicate panelling and tables covered with pristine tablecloths, where only the discreet clinking of cutlery will disturb the cosy atmosphere. There will be no hint of what is going on one deck below. In the converted hold, it will be all go, like in a cheerful cartoon teeming with characters in aprons or navy blue cotton overalls, a screwdriver lodged in their trouser pocket. The eight bulkheads and the sound insulation will minimise the noise of the machinery in motion. The Helvétie and the Simplon are the next vessels in the CGN Belle Epoque fleet in line for renovation. The work is scheduled to be carried out over the next decade. ✵
Ci-dessus
Derniers essais avant la cérémonie d’inauguration. Above Final tests before the inauguration ceremony.
The odyssey of a figurehead
The story is worthy of an adventure novel: created by the sculptor and painter, Maurice Sarkissoff, and cast at the famous foundry of Mario Pastori in Geneva, the figurehead of the Rhône pays tribute to the eponymous god. Fate, however, was far from benevolent: only a few weeks after its launch, the steamer collided with the Genève near Pully, causing the death of a passenger… and the disappearance of the figurehead. The Rhône would thus spend almost an entire century plying the waters without its sculpted decoration. Attempts were made to fill the void, first by painting a pair of crests then by installing two pairs of cast iron coats-of-arms, but it took all the determination of Didier Zuchuat, a specialist in the historic fleet and Head of the Musée du Léman documentation centre, to give the vessel its true face. His only source was a single photograph from that bygone era and a few testimonies. The historian roamed Switzerland and France, scouring archives and museums until he succeeded in acquiring a rare bronze which would serve as a model to recreate a figurehead worthy of the name. Freshly crowned with a wreath, also reconstituted from old photographs, the river god once again rules the waves.