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I. 1. Technique et Civilisation, progrès et incidences sociétales

I Chapitre 1 Technique et Civilisation, progrès et incidences sociétales

La technique, comme clef d’interrogation des sociétés contemporaines

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Selon certains auteurs, le progrès technique constitue le rôle principal des ruptures liées au processus de mutation de la ville dans les sociétés du Nord. Historien américain, Lewis Mumford s’est intéressé, dès le milieu du siècle dernier, à placer la technique comme « fondement à partir duquel sont interrogées les sociétés contemporaines

12 ».

Une volonté qualifiée de rare et originale pour l’époque, qui peut faire sens aujourd’hui. Ce chapitre fait office de fondation. Il tente de replacer la question du progrès technique dans le contexte historique que Lewis Mumford (et ensuite de Françoise Choay) a choisit de mettre en évidence.

Traduit tardivement en français en 2016, l’ouvrage de Mumford Technique et civilisation offreunapportcolossalsurl’histoiredestechniques. Onnoteraque l’auteur américain emploie en anglais le terme technique au pluriel dans son titre de 1934 : Technics and Civilization, (Fig. 1)quilaissedéjàentendreuneréflexion terminologique. L’auteur, pionnier en la matière, nous amène à découvrir une relation dynamique du couple éponyme : « Encore plus rares étaient les tentatives de croiser cette histoire avec celle des sociétés et des cultures. Bien avant qu’on parle de ‘‘construction sociale des techniques’’, Mumford avait livré des analyses pénétrantes de la façon dont techniques et sociétés se déterminent mutuellement 13 ». Plus tard, certains auteurs évoqueront un phénomène de co-production, tenant compte d’une « interaction dynamique entre technique et société 14 ».

12 Lewis, Mumford, introduit par Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, Ed. du Seuil, Paris, 2006, p.69. 13 Antoine, Picon, « Préface », in. Lewis, Mumford, Technics and Civilization [1934], Ed. Harcourt, Trad. fr. par N. Cauvin et A. Thomasson, sous le titre Technique et Civilisation, Ed. Paranthèses, 2016, p.5. 14 Andrew, Christenson L., The Co-production of Archaeological Knowledge, in. Revue Complutum (Universidad Complutense de Madrid), 2013, Volume 24, p. 63.

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Fig. 1 : TechnicS and Civilization

Si l’édition originale de l’ouvrage de Lewis Mumford présente la notion avec l’anglophone pluriels: Technics, on peut se demander pourquoi la traduction française propose le dit terme au singulier. De technics à technique, une erreur linguistique ? Ou une négation récente (traduction en 2016)

(gauche) Photographie, [en ligne] https://www.worldofbooks.com. in. ,Lewis, Mumford, Technics and Civilization, Ed. Harcourt, publié en 1934, page de garde. (droite) Numérisation personelle. in. ,Lewis, Mumford, Technique et Civilisation, op. cit., réédition de 2016, page de garde.

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En 2004, Sheila Jasanoff, spécialiste de la notion de

co-production, déclarera dans l’ouvrage collectif States of knowledge (aujourd’hui encore introuvable en français) : «La texture de toute période historique, et peut-être surtout celle de la modernité, ainsi que celle de formations culturelles et politiques particulières, ne peuvent être correctement appréciée que si nous tenons compte de cette coproduction 15 ». Si cette interaction productive nous intéresse, c’est qu’elle semble être source de mutations auxquelles l’architecture peut se référer.

En ouvrant le propos de Technics and Civilization, Lewis Mumford annonce les problématiques liées à l’interaction entre technique et société: « Depuis un millénaire, les fondements matériels et les formes culturelles de la civilisation occidentaleontétéprofondémentmodifiésparledéveloppementdumachinisme. Commentcelas’est-ilproduit?Oùcelas’est-ilpassé?Quellesfurentlesprincipales causes de cette transformation radicale de l’environnement et de nos habitudes de

vie? [...] Quelles valeurs inattendues sont nées de ce phénomène ? 16 ». L’auteur

place au centre de son récit la question du développement du machinisme comme vecteur des mutations qui nous animent. L’histoire des techniques est proposée à lire chronologiquement par l’utilisation d’une périodisation. Le développement est présenté en trois phases : l’âge éotechnique, que l’auteur invente ici et qui constitue une transition à l’âge paléo-technique, suivit de l’âge néotechnique (dont on attribue la découverte à Patrick Geddes 17 ). L’avènement de chaque période fait émerger des phénomènes de ruptures qui nous sont donnés à lire.

15 Sheila,Jasanoff, States of Knowledge, The co-production of science and social order, Ed. 1st Edition, Ontario, 2004, p.2. « The texture of any historical period, and perhaps modernity most of all, as well as of particular cultural and political formations, can be properly appreciated only if we take this co-production into account. », Trad. de l’anglais par Lénaïck Kunze. 16 Lewis, Mumford, Technique et Civilisation, op. cit. , p.23. 17 Pour de plus amples informations sur les notions définies par Patrick Geddes, on se reportera à l’étude du texte : L’évolution des villes : une introduction au mouvement de l’urbanisme et à l’étude de l’instruction civique (1915), oùl’auteurexplique ce qu’il entendparles termes « eutopie », « paléo-technique » et « néo-technique »

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Fig. 2 : Développement d’une localité

Cette illustration du D r Bauer image le livre De Re Metallica qui fait le portrait de l’industrie de la phase éotechnique, telle que la nomme Mumford. On remarque sur cette image le lien entretenu entre l’habitat, le lieu de travail et le paysage. Il se développe une localité de vie.

Numérisation, Science Source, [en ligne] https://urlz.fr/9Rq7 in. ,Georgius, Agricola, De Re Metallica,1556, illustration du D r Bauer.

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Mise en place de la technique moderne

L’auteur entame son analyse avec la mise en place de la technique moderne. Cette phase, dite pré-machiniste, Mumford la nomme éotechnique (Fig. 2). Il fait le choix de traquer l’histoire des techniques dès le Moyen-Âge, là où des auteurs comme Georges Friedmann « plus focalisé sur le rythme des transformations, les recense surtout à partir du XVI ème siècle 18 ». Bien que l’analyse diverge d’un écrivain àl’autre,tousdeuxsemblentdéfinirl’émergencedecettepériodeversl’anmilleet sa mutation aux alentours du milieu de XVIII ème siècle.

Cette phase est principalement caractérisée par l’utilisation du bois comme matière première, par la maitrise du vent et celle de l’eau comme sources d’énergies. La période éotechnique voit « l’essor des sciences et la naissance du capitalisme 19 » et la « restriction de l’emploi des êtres humains comme source d’énergie 20 ».

L’auteur expose l’accélération du progrès technique par de multiples découvertes révolutionnaires. Ainsi, on assiste à l’optimisation de la gestion de l’énergie avec l’expertise du moulin dont Vitruve s’empare dans son Traité sur l’architecture. L’invention du harnais et du fer-à-cheval permet une accélération de la production agricole et des déplacements, la découverte du compas du navigateur ou du gouvernail permanent contribue également à cette accélération dans le champ maritime. En architecture, l’expertise liée à la fabrication du verre assurait également « un rôle conséquent dans la conception et la réalisation d’une habitation

21 » dès

la fin du XVI eme siècle. La découverte de l’imprimerie par Gutenberg (1440) ou encore celle de l’horloge par Huygens (1657), l’émergence des sciences et de l’école, et tant d’autres soulignées par l’auteur, constitueront des évènements majeurs, signes d’une première accélération le passage à l’âge paléo-technique.

18 19 20 21

Lewis, Mumford, par Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, op. cit. , p.72. Antoine, Picon, « Préface », in. Lewis, Mumford, Technique et Civilisation, op. cit. , p.10. Ibidem. Lewis, Mumford, Technique et Civilisation, op. cit. , p.142.

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Fig. 3 : L’environnement de « l’ère barbare »

« Pittsburgh. Environnement industriel paléotechnique typique : cheminées d’usines, pollution de l’air, désordre, habitations humaines réduites au minimum de confort et d’esthétique. Groupez ces maisons plus étroitement et vous aurez Philadelphie, Manchester, Preston ou Lille. Intensifiezlacongestion, etvousaurezNewYork, Glasgow, BerlinouBombay». Photographie proposée par Lewis Mumford pour soutenir son développement de pensée.

Numérisation, auteur de la photographie inconnu, in. ,Lewis, Mumford, Technics and Civilization, op. cit. , p. 213

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Si Mumford caractérise l’ère éotechnique comme capable d’unir la technique et la civilisation dans une « harmonie relative 22 »,ilnemanquerapasdequalifierle nouvel âge paléo-technique comme celui d’une ère barbare, en complète rupture avec le passé (Fig. 3). L’auteur s’attachera par ailleurs à l’analyse des différents changements sociétaux, que semble introduire la nouvelle période technicienne.

Là encore, il est difficile de cerner son étendue concrète. On peut situer les prémices au début du XVIII ème siècle avec l’introduction du charbon comme source d’énergie mécanique et son apogée vers 1870 avec la découverte de la machine à vapeur ainsi que l’expansion des moyens de transport (utilisation du fer etpremiermouvementdemasse).LewisMumforddéfinitlafindelaphase paléotechnique au moment de la première exposition mondiale de 1851, au Crystal Palace de Hyde Park.

Selon Mumford, cette première révolution industrielle plonge l’humanité dans une conquête au rendement, ce qu’il nomme le capitalisme carbonifère, soit le sacre de l’énergie du charbon. L’auteur considère que les nouvelles méthodes d’industriepoussentàleurparoxysmeunphénomènedebrisure. Làoùlepaysan de l’ère précédente voguait entre ateliers, église et champs dans une certaine harmonie, la société industrielle induit des schémas de rupture : dégradation de la condition ouvrière et de la vie, pollution de masse, notion de classe, ... qui feront l’objet de maintes critiques 23 . Si humainement, le bilan semble désastreux, cette période a intensifié la recherche et le progrès technique par la mise en place de système aujourd’hui devenu routinier, tel le chemin de fer. Comme le souligne Mumford « le rôle le plus significatif de la phase paléo-technique ne se cependant pas dans ce qu’elle a produit, mais dans ce qu’elle a apporté 24 ». situe

22 Ibidem. p.164 23 Onpense àladoctrine de Kant, oùtoutêtre humaindevraitêtre traité comme une finet non comme un moyen, mais encore Engels et Marx pour les questions de luttes des classes. 24 Ibidem. , p.218.

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Fig. 4 : Associer la ville et la campagne, une vision déjà utopique.

En 1898, Howard publie To-morrow : A Peaceful Path to Real Reform, que l’on peut traduire par Demain, une vraie réforme par une voie pacifique. Son projet apparaît en tant que critique du système capitaliste anglais, aujourd’hui mondialement théorisée, le concept d’Howard ne donnera lieu qu’à deux uniques applications sacralisée par Raymon Unwin : Letchworth Garden City & Welwyn Garden City.

Numérisation, auteur inconnu in. Ebenezer Howard, The Three Magnets. N° 1, 1902, in. Garden Cities of To-morrow.

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Émergence de la société industrielle

La phase néotechnique est amorcée par Mumford comme une mutation. « Elle diffèredelaphasepaléo-techniquecommeleblancdiffèredunoir 25 » incarnant la concrétisation de plusieurs siècles de progrès technique et de recherche. L’auteur a cependant du mal à définir l’étendue de cette période puisqu’à la parution du livre en 1934, celle-ci n’est pas encore révolue. Bien plus tard, Françoise Choay, affirmeraque nous sommes aujourd’hui encore engagés dans cetâge « caractérisé par l’utilisation de l’énergie électrique 26 ». De son côté, Georges Friedmann, y lira une phase transitoire, celle d’une deuxième révolution industrielle « précédant la troisième révolution industrielle, celle de l’énergie atomique et de l’électronique 27 ».

L’époque est marquée par des découvertes scientifiques majeures

dans l’ensemble des domaines (sciences, matériaux, ...) et notamment celui de la mobilité (l’accumulateur, la dynamo, le moteur, ...). L’émergence de ces machines couplée à l’invention de nouveaux moyens de communication entraînent une transformation radicale dans l’aménagement des villes et l’utilisation de l’environnement en général «d’abordletélégraphe,puisletéléphone,latélégraphiesansfil,letéléphonesansfil etfinalementlatélévision 28 »(Fig. 4). Dès le début du XIX e siècle, se fait ressentir les prémisses des principaux changements de rapport à l’espace, au temps et au monde que l’on peut observer aujourd’hui. On constate surtout une opposition radicale à l’âge paléo-technique, qu’explique Lewis Mumford du fait de la caractéristique majeure de l’électricité, qui, contrairement au charbon, peut provenir de multiples sources d’énergie possibles. L’arrivée du néotechnique laisse percevoir le portrait d’une nouvelle civilisation basée sur le développement des télécommunications, l’évolution des mobilités, la conquête de l’espace et de nouveaux rapports possibles entre Homme, technique et société.

25 26 27 28

Ibidem, p.221 Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, op. cit. , p.72. Ibid, p.72 Lewis, Mumford, Technique et Civilisation, op. cit. , p.246.

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Mutation technique et transformation des sociétés

La progressive mise au point de nouveaux matériaux (verre, acier, béton),

les équipements électriques, la société industrielle,

l’ensemble des moyens de télécommunication « ont directement multiplié les échanges d’informations des citadins, étendu leur champ d’action, transformé leur expérience de l’espace, du temps, et, par la même, la structure de leur comportement 29 ». L’historienne Françoise Choay nous semble définir un lien de cause à effet avec la structuration urbaine, notamment en attribuant au progrès technique l’émergence des mouvements de masse (ville/campagne) dans la société occidentale dès 1850, la standardisation du bâtioumêmel’étalement« diffus duterritoireentierparlaconstruction 30 ». Selon l’auteure, les transformations opérées sur les moyens de production et le transport, l’émergence de nouveaux modes de consommation, de nouvelles fonctions, contribuent à faire imploser le schéma de la ville médiévale et de la ville baroque 31 . « Ce processus d’éclatement des structures anciennes se retrouve tout au long de l’histoire, à mesure des transformations économiques des sociétés 32 ».

À travers le livre de Choay, Pour une anthropologie de l’espace, la mise en discussions des pensées de Mumford et Friedmann laisse place à une réelle co-production du couple technique/société. Cette dualité semble induire à chaque époque de l’histoire une rupture avec les schémas établis et une mutation des modes de faire la ville, le territoire, l’Habité. Si le progrès scientifique et technique a pu contribuerfortementàdesmodificationsprofondesdelasociété,lacompréhension de l’environnement technologique contemporain apparaît comme une entrée logique à la lecture de la période de l’InstaWorld.

29 Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, op. cit. , p.173. 30 Ibidem. 31 Par ville médiévale et ville baroque, Françoise Choay fait ici référence aux schémas urbains de la période du Moyen-Âge. Ces villes sont régies par le système urbain de l’époque, en s’organisantprincipalementautourd’uncentrehistoriquemunitd’édificesreligieux,commec’est le cas avec la ville de Reims en France par exemple. L’essor des révolutions industrielles va contribuer à bouleverser leur organisation urbaine. 32 Ibidem, Note de bas de page.

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