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I. 2. Émergence de la société de l’information

I Chapitre 2 Émergence de la société de l’information

De l’art à la technology : mutation linguistique

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Si la traduction française de l’ouvrage de Lewis Mumford semble avoir fait l’impasse de la pluralité des technics, ce n’est pas sans oublier la tendance actuelle qui, dans le langage courant, aanéanti le terme auprofitde celui de technologie. Ce chapitre explore ce passage linguistique et tente de comprendre, par la pensée dedifférentsauteurs, l’interactionentrelestechniques, devenuestechnologies, et la société émergente au XX ème siècle.

Étymologiquement, les termes de technique et d’ art sont issus de la même origine : techné, en grec, ars en latin, toutes deux renvoient à un savoir-faire. Comme le souligne Françoise Choay, « le terme ‘‘art’’ désignait au départ les savoirs faire et outils grâce à laquelle les humains ont pu pendant des siècles façonner et transformer leur environnement. 33 ». Pour ainsi dire, l’art désignait au départ une activité productive. C’est cette relation à la production et au travail qui fait évoluer le terme en technique au passage de la première révolution industrielle. Comme le souligne Marc Le Bot, professeur à l’université de Paris I : « la séparation pratique des deux domaines et l’opposition des deux concepts sont l’un et l’autre des éléments constitutifs d’une transformation radicale ou révolution des

rapports sociaux : celle dont les historiens de l’économie nomment la « première révolution industrielle », telle qu’elle s’amorce en Europe occidentale au cours du XVIIIe siècle et s’accomplit au siècle suivant. 34 »

33 Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, op. cit. , p.109. 34 Marc, Le Bot, Technique et Art, Date inconnue. in. Encyclopædia Universalis, [En ligne], http://arquetipos.arquia.es/articulo/alison-peter-smithson-play-brubreck/, [consulté le 28 avril 2019].

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Lorsque

la Grande Bretagne est devenue le berceau de la première révolution industrielle, le terme technique aétéabandonnéauprofitde technology. Rappelonsquelesuffixe-logie vient du grec logôs,quisignifie«discours,traité». On le rencontre notamment dans les sciences courantes (sociologie, anthropologie, biologie, ...). Latechnologie se définiraitalors parl’étude critique des techniques, soit théorique et non-pratique, ce qui mène FrançoiseChoayàqualifier technology d’impropre à son usage. Comme nous le rappelle Antoine Picon, déjà Lewis Mumford, en privilégiant technics à technology, « affiche d’emblée l’une des lignes directrices de l’ouvrage qui consiste à ne pas séparer la technique du reste des activités humaines, du geste élémentaire de l’artisan 35 ». L’émergence du terme technologie, serait-il synonyme de mutation ?

Si la pratique courante du langage a substitué la technique à la technologie, c’est peut-être que la relation entre l’Homme et ces technologies a évolué. Comme le soutient Jean-Marc Mandosio, «L’homo faber 36 contemporain est technologiquement dispensé d’être lui-même, en tant qu’individu, technicien 37 ».

Des propos soutenus parPiconlorsqu’il déclare l’altérationde lasignificationdes techniques, voir, la mort de la technique : « le triomphe des techniques est en traind’altérerleursignificationaussiprofondémentqu’àl’époquedelapremière révolution industrielle qui avait vu la fin de l’Ancien Monde des arts et métiers 38 ». Ce à quoi, l’historien et sociologue, James Beniger 39 répond que ce serait la société de l’information qui a rendu ces mutations possibles et non l’inverse.

35 Antoine, Picon, « Préface », in. Lewis, Mumford, Technique et Civilisation, op. cit. , p.10 36 L’auteur cite ici Bergson pour qui Homo faber désigne l’homme maître de la technique, appliquant son intelligence à la «fabrication». 37 Jean-Marc, Mandosio, Après l’effondrement - Notes sur l’utopie néotechnologique, Ed. Encyclopédie Des Nuisances, 2000, Paris, p.124. 38 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, Ed. Armand Colin, Paris, 2016, p.57 39 A ce sujet, nous pourrons consulter, James, Beniger R., The Control Revolution, Harvard University press, Cambridge, 1989.

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Prémisse de la société de l’information

C’est au tournant du XIX ème

et du XX ème siècle que la société accorde une importance de plus en plus capitale à l’information, et à son traitement. Face à l’augmentation de la productivité et une poussée démographique due à la seconde révolution industrielle, il devient difficile de traiter l’information. Pour répondre au besoin du recensement américain de 1890, Hermann Hollerith 40 invente la tabulatrice 41 (Fig.5),définieaujourd’huicommel’ancêtredel’informatique,soit,le traitementautomatiquedel’information.Atitrecomparatif,làoùlerecensementde 1870ademandéseptannéesdetravail,celuid’Holleriths’esteffectuéen seulement quelques mois. Cette accélération technique de traitement de l’information sera au cœur du progrès technologique, en témoigne la Loi de Gordon Moore 42 , encore vérifiableàl’heuredecetterecherche.

Accompagnant le traitement de l’information et comme le souligne Dominique Boullier dans son livre, Sociologie du numérique, « d’autres impératifs étatiques sont directement associés à la naissance de l’informatique, ceux de la sécurité équipée par la cryptographie 43 ». Les travaux de dé-cryptologie d’Alan Turing tenu secret, dans les années 1940, sur la machine Enigma et mis en lumière par le biopic Imitation Game (2014), verront naître le premier ordinateur permettant de répondre à des tâches bien plus complexes que celles de la tabulatrice. Finalement, c’est la capacité de calcul des machines de traitement de l’information qui va réellement nous faire passer dans l’âge informationnel.

40 Hermann Hollerith est un ingénieur américian, inventeur de la tabulatrice et fondateur de l’entreprise, aujourd’hui planétaire, IBM (créée en 1911). 41 La tabulatrice est une machine équipé de 60 cadrans compteurs qui totalisent les informations contenues sur des cartes perforées. C’est le principe du binaire (deux solutions) qui est ici mis en oeuvres, comme dans les ordinateurs aujourd’hui. [En ligne], https://urlz.fr/9GNm, [consulté le 05 mai 2019]. 42 Annoncée en 1965 par le cofondateur de la société Intel (Gordon Moore), la Loi de Moore fixe un cycle de dix-huit mois pourle doublements de nombre de transistors, rendant les ordinateurs rapidement obsolètes. [En ligne], https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/ informatique-loi-moore-2447/, [consulté le 05 mai 2019]. Sources : consulté le 05 Mai 2019. 43 Dominique, Boullier, Sociologie du numérique, Ed. Armand Colin, Paris, 2016, p.34.

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Fig. 5 : La tabulatrice d’Hollerith, à l’origine de la société de l’information

Le procédé de la mécanographie utilisé ici représente aujourd’hui l’ancêtre du système binaire. Cette machine, représente pour beaucoup l’ancêtre de l’ordinateur, pouvanteffectuer150additionsparseconde. Aujourd’hui encore, on trouve les mêmes dispositions de schéma de calcul (lignes et colonnes) dans les fenêtres de codage de nos systèmes informatiques.

Photographie, IBM in. ,Charles et Ray, Eames, A Computer Perspective: Background to the Computer Age, Harvard University Press. First Edition 1973; Second Edition 1990, IBM, 1971.

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Naissance de la société de l’information

Cette transition que rencontrent les pays développés au passage de l’ère industrielle à la société de l’information est au cœur des recherches d’Alvin Toffler 44 . L’auteur définit trois types de sociétés qu’il conceptualise en vagues, chaque vague éloignant les sociétés et les cultures plus anciennes. La première société, agricole et sédentaire, est celle qui a chassé les chasseurs-cueilleurs. La deuxième commence en Europe avec la révolution industrielle et se caractérise par son style d’organisation de bureaucratie. La troisième qu’il caractérise de postindustrielle fait émerger l’ère de l’information. La classification de Toffler n’est pas sans rappeler la périodisation de Lewis Mumford, que nous avons évoqué au chapitre précédent. Dès lors, on peut lire dans l’ère de l’information une suite, comme une nouvelle phase, au récit industriel de Lewis Mumford.

Cette nouvelle phase, en tant que « ère de l’information », est pronostiquée dès 1948 par l’Américain Norbert Wiener, en stipulant que la circulation de l’information allait et devrait devenir une condition nécessaire au bon

fonctionnementdelasociété.Unesociété«dominéeparl’immatériel,oùlesavoir etlaflexibilitésontdesélémentsdéterminants 45 », et qui serait capable d’entraîner des mutations fondamentales et des ruptures sans équivalents historiques, qu’elles soient politiques, économiques ou sociétales. Car si les nouvelles technologies de l’information et de la communication (N.T.I.C.) peuvent, selon Jacques Robin 46 , être utilisées par l’économie capitaliste de marché, et aider à l’émergence d’une économie mondiale à fonctionnement instantané, elle permettrait la mise en place du village planétaire 47 , idéologie sociale à laquelle nous reviendrons.

44 Voir, Alvin,Toffler, The Third Wave [1980], Ed. Bantam Books, Trad. fr. par M. Deutsch, sous le titre La 3ème vague, Ed. Denoël-Gonthier, Paris, 1984. 45 Gaetan, Moreau, Les défis de la société de l’information. Mise à jour le 25 mai 2018. in. Tierney chez, [En ligne], http://tierney.chez.com/chapitre1.html, [consulté le 19 mai 2019]. 46 Jacques, Robin, Les dangers d’une société de l’information planétaire, in. Le Monde diplomatique, Février 1995, p.16. 47 McLuhenyqualifieleseffetsdelamondialisation,desmédiasetdesTechnologiesdel’InformationetdelaCommunication.Selonl’expressiondel’auteur,lemondeestainsiidentifiécomme unifié. Nousyreviendronsplustarddanslasuitedecetterecherche.

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Fig. 6 : À la conquête de la planète.

En 1948, lors des élections présidentielles américaines, les machines de l’UNIVAC se sont révélées presqueaussiprécisesqueledépouillagefinal, parpronostique. (Prévision de la machine : 438 à 93, dépouillage : 442 à 89).

Nous remarquons sur l’affiche, la volonté de conquête du globe déjà présente dans les années 1950, et notamment le rapport à la vitesse avec cette légende «Doubling Univac’s Speed !»

Numérisation, Fortune magazine, Publicité pour l’UNIVAC, in. Fortune Magazine, 1954

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Lamiseenplacedel’«èredel’information»amèneavecelledesréflexions et des théorisations de l’utilisation des machines de l’information émergentes. La rencontre du mathématicien Norbert Wiener, des techniciens Bush, Bigelow ainsi que les physiologistes Cannon et Mac Culloch, donne naissance, dans les années 40, à la cybernétique (du grec kubernêtês « gouverner »). Cette dernière se présente comme une science de la commande et de la transmission des messages chez l’homme et chez la machine. Une théorie de la commande visant à « lutter

contre la perte ou l’altération de l’information lors des échanges 48 ».

Cette « ère de l’information » est au cœur de l’ouvrage Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings, paru en 1950, traduit en français sous le nom Cybernétique et société. « La thèse de ce livre est que la société peut être comprise seulement à travers une étude des messages et des «facilités» de communication dont elle dispose et que, dans le développement futur de ces messages et de ces «facilités» de communication, les messages entre l’Homme et les machines, entre les machines et l’Homme, et entre la machine et la machine sont appelés à jouer un rôle sans cesse croissant 49 ». Si le roman utopique de Samuel Butler, Erewhon ou de l’autre côté des montagnes, paru en 1870, laissait entrevoir une société machiniste et tirait une sonnette d’alarme sur le jour où les machines seraient rendues autonomes, la science de la cybernétique pourrait bien faire passer la vision d’utopie à la réalité. À ce sujet, Raymon Ruyer, déclarera dès 1954, que le jourestvenu où les machines seraientcapable de s’exécuterpar« la délicatesse de leur propre organisation 50 ». Au-delà du progrès technique, les technologies de l’information et de la communication ouvrent un débat sur la nature de l’Homme

dans la société naissante (Fig. 6).

48 Gaspard, Vivien, Les Castors dans le village global, Mémoire de recherche de master, sous la direction de Jean-Christophe Gérard et de Frank Vermandel, Lille, ENSAPL, 2015, p.23. 49 Norbert, Wiener, The Human Use of Human Beings [1950], Trad. fr. par Pierre-Yves Mistoulon, sous le titre Cybernétique et société, Ed. UGE 10/18, Paris, 1954, chapitre 1. 50 Raymond, Ruyer, La Cybernétique et l’origine de l’information, Ed. Flammarion, Paris, 1954, p.9.

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Processus de technicisation

Aujourd’hui, ces technologies font partie intégrante de notre environnement. On pense au Royaume-Uni et à son réseau de plus de 4 millions de caméras de surveillance, aux détecteurs de lumière et de portes automatiques, auxquels on ne porte plus la moindre attention, ou plus simplement au téléphone portable qu’on ne quitte plus aujourd’hui. Dans le recueil de discours, Interctive Cities 51 , Dominique Rouillardmet l’accent sur les équipements wireless (enfrançais«sansfil»,concerne les équipements qui utilisent des signaux d’onde pour échanger des informations) qui reconfigurent nos modes de vie. Ironie du sort de se rendre compte que l’on passe plus de temps à recharger nos batteries portables qu’à les utiliser.

Ces prothèses du quotidien, Françoise Choay les décrit comme un des principal facteur de ce qu’elle nomme un « processus de technicisation » des sociétés contemporaines.Sil’auteurn’yapporteaucunedéfinitionprécise,oncaractérisera ce processus comme une application de la technicisation, soit de la technologie, sur les réalisations pratiques, les productions industrielles, économiques et les modes de vie de la société 52 . De ce fait, le progrès technique et la forme de société émergente laissent entrevoir une réelle corrélation entre la société et la technique, entre l’Homme et la machine. La mutation linguistique et lexicale des notions art, technique puis technologie, semble soutenir le propos de cette recherche selon lequel les techniques émergentes seraient intimement liée au conditionnement de la société contemporaine, voir pourraient être signe de mutations sociétales, comme s’en emparent les récits de fiction lors de l’émergence de la société de l’information.

51 Dominique, Rouillard, in., Valérie, Châtelet, (sous la direction de.), Anomalie digital arts, n°6: Interactive cities, Ed. HYX, Paris, 2006, p.15. 52 Définition donnée à partir de celle du CNRTL (Technicisation. (s.d.). Dictionnaire en ligne du CNRTL, [En ligne], https://www.cnrtl.fr/technicisation).

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